Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome I

IV. – BOSTON DE FONTAINEBLEAU.

À trois lieues et demie de Redon, ce qui faitdeux bonnes petites lieues de pays, tout au plus, un peu à droitede la route de Vannes, la rivière d’Oust coupe en deux une hautecolline pour arriver dans les marais de Glénac. Entre les deuxmoitiés de la colline il n’y a d’autre vallée que le cours étroitde la rivière ; cela semble tranché de main d’homme.

À l’orient de la double rampe, le pays estmontueux et présente un aspect sauvage. Vers le nord-ouest, aucontraire, la vallée s’élargit brusquement, au sortir même de lagorge creusée par le courant de l’Oust, et forme une assez vasteplaine. Cette plaine s’étend à perte de vue, entre deux rangées depetites montagnes parallèlement alignées.

En été, c’est un immense tapis de verdure, oùl’œil suit au loin les courants de l’Oust et de deux ou troisautres petites rivières qui se rapprochent, qui s’éloignent, quis’enroulent, semblables à de minces filets d’argent. L’hiver, c’estun grand lac qui a ses vagues comme la mer, et où le pêcheur denacre poursuit son butin chanceux.

L’été, aussi loin que le regard peuts’étendre, on voit, paissant le gazon vert, des troupeaux de petitschevaux poilus, de génisses folles qui secouent en frémissant leurgarde-vue de bois, et de moutons nains dont la chair est forttendrement appréciée par les gourmets d’Ille-et-Vilaine.

Tous les bourgs et les hameaux environnantsenvoient leurs bestiaux à ce pacage commun. Le pays estpauvre ; chacun profite de l’aubaine, et il y a tel mois del’année où l’innombrable troupeau s’étend sans interruption depuisla gorge de l’Oust, qui a nom Port-Corbeau, jusqu’aux environs dela Vilaine. Les marais de Glénac et de Saint-Vincent, transformésen riantes prairies, présentent alors l’aspect d’une Arcadiefortunée. On ne voit que bergers couchés sur l’herbe et bergèresfilant la blonde quenouille. Il y a de longs flageolets qui valentpresque des pipeaux, et, d’une rivière à l’autre, les coupletsalternés de quelque rustique chanson bien souvent vont etviennent…

L’hiver, les chalands glissent où paissaientles troupeaux. C’est à peine si quelques îlots de verdure tachent àde longs intervalles la plate uniformité du grand lac, où lesoiseaux d’eau, rassemblés par troupes innombrables, remplacent lesbestiaux affamés.

Au lieu de cette vie sereine qui animait lavallée, c’est une solitude silencieuse et morne, au centre delaquelle, par les froides matinées, se dresse le fantôme colossalde la femme blanche[2].

La configuration même des lieux fait que cechangement se produit presque toujours avec une surprenanterapidité. Il suffit de quelques heures parfois pour transformercomplétement le paysage, et jamais il ne faut plus d’une nuit.

C’est par la tranchée du Port-Corbeauqu’arrivent les principaux affluents de cette petite mer :l’Oust et la Verne réunies.

L’Oust est une tranquille rivière, dont lecours se déroule en anneaux de serpent et qui semble copier lesméandres de la Seine ; mais la Verne, qui descend du hautpays, s’enfle à la moindre pluie et change son mince filet d’eau,chaque automne, en torrent redoutable.

À partir de l’étang où elle prend sa source, àquelques lieues de là, jusqu’au Port-Corbeau, la naturemontueuse du terrain défie l’inondation ; mais, une foispassée la double colline, toute défense cesse et l’eau victorieusene trouve plus un seul obstacle. L’Oust et la Verne franchissent enbouillonnant la gorge trop étroite et s’élancent dans la plaine, oùles troupeaux fuient devant elles.

À l’heure de ces crues périodiques et sirapides, un messager à cheval part des sources de la Verne etdevance au grand galop la marche de l’inondation. Il court le longdes rives de la petite rivière et arrive jusqu’à la porte dumarais, où sa trompe lugubre annonce de loin l’eau menaçante.

Une demi-heure après que la trompe a sonné, ungrand bruit se fait dans la gorge et une nappe d’écume s’élance surla route de Redon, qui disparaît sous l’eau la première.

Du haut de la colline, coupée en deux par lePort-Corbeau, le paysage est toujours admirable, soit que l’Oust etla Verne coulent endormies dans leurs lits sinueux, soit que ledéris étende à perte de vue sa nappe bleuâtre. Du côté dumarais, c’est un encadrement de collines boisées, sur la croupedesquelles s’étagent au loin les maisons de quelques bons bourgs,dominées par le clocher aigu et gris de la paroisse. Dans ladirection de Vannes, on aperçoit la ligne noire de l’antique forêtde Penhoël, au-devant de laquelle se dresse le beau château quiportait autrefois le même nom, et qui, à l’époque où se passe notrehistoire, appartenait à M. de Pontalès.

De l’autre côté des deux collines, vers lenord et l’orient, c’est une lande énorme, rase comme velours, etqui va rejoindre à trois lieues de là les bourgs de Renac et deSaint-Jean. On l’appelle la lande Triste. Aussi loin que le regardpeut se porter, on aperçoit le rose mélancolique de ses bruyères,où tranche çà et là la voile blanche d’un moulin à vent.

Au bord même de l’Oust et sur la rive opposéeà la route de Redon, se trouve une petite cabane couverte enchaume, à demi cachée par les plants de châtaigniers qui tapissentla montée. C’est la cabane du passeur de Port-Corbeau, dont le bacest amarré à la sortie de la gorge.

Au-dessus de cette cabane et le long de lagorge même, court une massive muraille en maçonnerie, vieille commeles plus vieilles traditions du pays. La muraille descend en biais,robuste encore et sans lézardes sous son vêtement de lierre,jusqu’à une vingtaine de pieds de l’eau. À son extrémité orientales’élève un petit donjon à demi ruiné que les paysans connaissentsous le nom de la Tour-du-Cadet.

C’est là tout ce qui reste d’un château fortappartenant aux sires de Penhoël, et qui servait sans doute àgarder le passage de l’Oust.

La massive muraille soutenait autrefois uneligne de fortifications dont la Tour-du-Cadet faisait partie et quidominait toute la contrée.

En 1817, ces formidables fondements n’avaientplus déjà leur couronne de remparts crénelés, et ne supportaientplus qu’un petit manoir moderne, construit vers la fin du règne deLouis XV.

C’était là qu’avaient habité jusqu’à larévolution les cadets de la riche famille de Penhoël, tandis queles aînés demeuraient au grand château possédé maintenant par lesPontalès.

Le manoir était en parfait état deconservation et bâti dans un style assez gracieux ; mais, posécomme il l’était au-dessus d’un véritable précipice et surl’extrême rebord d’une plate-forme nue, il prenait un air detristesse et d’abandon.

Sa façade, composée d’un petit corps de logiset de deux ailes en retour, était tournée vers le marais etsemblait regarder mélancoliquement, par delà les verts coteaux deGlénac, le château antique où résidait jadis l’aîné des Penhoël.Malgré la distance, on pouvait distinguer encore la fièrearchitecture du château qui se dressait, superbe, au sommet de laplus haute colline des environs et entouré d’une magnifiqueceinture de futaies.

……  … . .

La nuit était tombée depuis quelque tempsdéjà ; c’était environ deux heures après que M. Robert deBlois et son domestique avaient quitté l’auberge du Moutoncouronné, sur le port de Redon.

L’Oust coulait, silencieuse, entre les deuxrampes de la gorge, et malgré l’obscurité croissante on voyaitencore les divers cours d’eau, disséminés dans l’étendue du marais,trancher en blanc sur le gazon noir.

La partie de la route de Redon qui descendaitau Port-Corbeau était parfaitement sèche, et les petits flotstranquilles qui clapotaient doucement à l’arrivoir éloignaientjusqu’à l’idée du danger.

Cependant, une personne du pays même etconnaissant les coutumes des alentours aurait senti d’instinctl’approche d’une crise imminente.

Le marais restait, en effet, bien plussilencieux que d’habitude à cette heure. Les bestiaux étaientévidemment rentrés et Dieu sait que d’ordinaire les petits chevauxbretons ne craignent point de passer les nuits d’automne à la belleétoile. Ce soir, le marais était une solitude.

Un autre symptôme d’alarme non moinssignificatif se présentait sous l’espèce d’une petite lueur,brillant, parmi les châtaigniers, devant la cabane du passeur.

Ce n’était pas Benoît Haligan, batelier dePort-Corbeau, qui eût allumé ainsi sans nécessité une lanterne à saporte.

À part cette lueur, on n’apercevait absolumentrien dans la campagne, et pour rencontrer une autre lumière, ilfallait que le regard s’élevât jusqu’au faîte de la colline, oùbrillaient faiblement les fenêtres du manoir…

Au manoir, la famille de Penhoël étaitrassemblée dans un salon d’assez vaste étendue, dont les ornementsmodestes accusaient néanmoins le style fleuri du XVIIIesiècle. Au fond de la grande cheminée en marbre brun brûlait un bonfeu de souches, dont la flamme vive éclairait la chambre presqueautant que la terne lumière des chandelles.

Nous eussions trouvé là, réunis et tuant lesheures lentes qui précèdent le souper, tous les personnagesmentionnés par maître Géraud dans le précédent chapitre.

À l’un des angles du foyer, autour d’unepetite table carrée, se tenaient le maître de Penhoël, l’oncle Jeanet deux hôtes du manoir, engagés dans une partie de cartes.

René de Penhoël était un homme de trente-cinqans à peu près, robuste de corps et pouvant prétendre au titre debeau cavalier. Ses traits réguliers se chargeaient seulement d’unpeu trop d’embonpoint, et les boucles de ses cheveux châtainstombaient sur un front où manquait l’énergie. L’aspect général deson visage peignait une humeur paresseuse et lourde.

L’oncle Jean était un vieillard. Impossible devoir une figure plus vénérable et plus digne. La bonté sans bornesse peignait dans ses grands yeux bleus, baissés presque toujourstimidement. Son front large et un peu fuyant avait une couronne decheveux blancs, légers et fins.

Son sourire était rêveur et beau comme lesourire d’une femme.

Il parlait peu ; quand il parlait, ons’étonnait d’ouïr la voix douce et musicale qui tombait de cettebouche sexagénaire.

Il portait la veste de futaine des paysans duMorbihan, et sa chaussure consistait en gros sabots, bourrés depeau de mouton.

Les deux autres joueurs n’étaient rien moinsque le père Chauvette, maître d’école au bourg de Glénac, et maîtreProtais le Hivain, jurisconsulte rustique, chargé de cultiver legoût des procès à cinq ou six lieues à la ronde.

La Bretagne aime les procès presque autant quela basse Normandie : il y a des bourgades trop pauvres pourentretenir un médecin et qui jouissent de leur homme de loi.

Cela ressemble à ces petits arbres indigents,maigres, étiolés, où se prélasse quelque grosse et laidechenille…

Le père Chauvette était un petit homme gras,simple d’esprit, paisible de mœurs et content de tout le monde,excepté de M. le Hivain, son ennemi naturel. L’homme de loiavait une figure étroite, sèche, bilieuse, qui essayaitperpétuellement de sourire. Malgré sa gaieté humble et grimaçante,on devinait en lui l’esprit envieux et méchant. Sa longue têteosseuse, couronnée de cheveux noirs et plats, lui avait fait donnerpar le père Chauvette le sobriquet scientifique de Macrocéphale, etchaque fois que le bon maître d’école se livrait à cetteplaisanterie, il ajoutait en manière de note : « Genred’insectes coléoptères, dont le nom est tiré du grec et qui ont latête longue comme M. le Hivain… »

La table, dressée entre les quatre joueurs,supportait, outre les cartes et les chandelles de suif, cinq petitspaniers remplis de fiches et une pancarte imprimée contenant lesrègles du boston de Fontainebleau.

L’autre angle de la cheminée était occupé parun groupe plus nombreux où dominait l’élément féminin. Tout auprèsdu foyer, une femme, jeune encore, et dont le visage régulièrementbeau avait un caractère de douce dignité, s’asseyait renversée dansune immense bergère à ramages. Elle tenait entre ses bras une jeunefille de douze ans, dont la tête blonde s’appuyait sur sonsein.

C’étaient la vicomtesse Marthe de Penhoël etsa fille Blanche, que les bonnes gens du pays entre Carentoir etRedon avaient surnommée l’Ange.

Les hommes de la campagne sont poëtes. Ondisait que l’Ange de Penhoël était trop bonne et trop jolie pourcette terre, et que Dieu la voudrait bientôt dans son paradis…

Comme pour confirmer cette croyance, il yavait souvent une maladive pâleur sur le front de Blanche, et dansson idéale beauté on devinait la faiblesse et la mélancolie.

En ce moment, elle semblait reposer. On nevoyait point l’azur céleste de ses grands yeux, et ses longs cilsretombaient sur sa joue. Les formes enfantines mais toutesgracieuses de son corps s’affaissaient sur les genoux de sa mère,qui la tenait entre ses bras, et dont le regard abaissé étaitempreint d’une tendresse passionnée.

La mère et la fille formaient ainsi un tableaucharmant, tout plein d’abandon et d’amour.

De temps à autre, le maître de Penhoëlquittait des yeux la partie engagée, et jetait vers elles uneœillade rapide. C’était comme à la dérobée qu’il les contemplaitainsi, et l’on eût difficilement défini le vague sentiment demalaise qui assombrissait alors son visage.

Son sourire, ébauché dans la joie, se teignaitd’amertume. Il posait son jeu sur la table et versait une rasaded’eau-de-vie dans un petit gobelet d’argent placé auprès de lui surun guéridon.

Il y avait dans la salle une autre personnequi regardait l’Ange bien plus souvent encore : c’était unjeune homme de dix-huit ans, portant une veste en drap grossier etdes culottes de toile écrue. D’énormes cheveux d’un brun fauve seséparaient au sommet de son front et retombaient jusque sur sesépaules. Ses traits étaient taillés fièrement, et son teint, brunipar le soleil, annonçait la vigueur précoce. Il était beau, malgréle feu sombre et presque sauvage qui brûlait au fond de sonœil.

C’était Vincent, le fils du pauvre oncle Jean,et le seul héritier mâle du nom de Penhoël.

Sa prunelle, large et ardente, semblait fixéesur sa cousine par une force qui ne dépendait point de lui.Blanche, enfant qu’elle était, avait inspiré déjà un amour fougueuxet poussé jusqu’à l’enthousiasme.

Dans cet amour, il y avait de l’admiration, durespect, de l’extase. C’était un culte.

Et il y avait de la douleur aussi, car larobuste nature du jeune homme semblait plier parfois sous denavrantes pensées.

Il se tenait un peu à l’écart, entre les deuxgroupes, la tête appuyée sur sa main qui se perdait dans les massesincultes de sa grande chevelure. Il gardait le silence. Sonimmobilité complète eût pu faire croire au sommeil, sans le brûlantéclat dont rayonnait toujours sa prunelle.

Derrière la vicomtesse, que nous appelleronsMadame, pour nous conformer aux mœurs du manoir, unepetite société, composée d’un jeune garçon et de deux jeunesfilles, chuchotait et riait tout bas.

Le garçon, qui se nommait Roger de Launoy,était de l’âge de Vincent à peu près : un joli cavalier auvisage étourdi, à la tournure leste et dégagée, un vrai page, prisà la veille du jour fatal où l’amour rend les pages langoureux.

Ses deux compagnes, qui pouvaient avoirquatorze ou quinze ans, étaient bien les deux créatures les plusmignonnes que l’imagination d’un peintre puisse rêver.

Elles étaient habillées toutes deux enpaysannes, suivant la volonté de l’oncle Jean, leur père ;mais il y avait dans leurs costumes une si délicieuse coquetterie,que plus d’une belle dame eût porté envie à leur toilette. Leurslongs cheveux d’une nuance pareille, tenant le milieu entre lechâtain sombre et le brun, s’échappaient en boucles abondantes desbords étroitement serrés de leurs bonnets collants. À chaquemouvement qu’elles faisaient, on voyait ces riches cheveluresondoyer et se jouer autour de leur cou blanc, où tranchait unepetite ganse noire, supportant une croix d’or. Leurs tailles,souples et fines, étaient emprisonnées dans des corsages de lainebrune, autour desquels s’attachaient de courtes jupes rayées. Il neleur manquait ni le tablier bleu ni les souliers à boucles d’étainde la paysanne.

Elles étaient grandes toutes les deux, et detaille à peu près égale. Là s’arrêtait la parité.

Vous avez vu souvent deux jeunes filles, dontles traits diffèrent essentiellement et que rapprochent néanmoinsde mystérieux rapports ; elles ont, comme on dit, un air defamille ; elles ressemblent toutes deux à leur mère commune,et ne se ressemblent point entre elles.

Ainsi étaient Diane et Cyprienne de Penhoël.Seulement le terme commun auquel on eût pu comparer leurs gracieuxvisages manquait ; leur mère était morte depuis bien desannées, et rien en elles ne rappelait la grave et douce physionomiede l’oncle Jean, leur père.

Ceux qui se souvenaient du frère aîné deMonsieur, absent du pays depuis quinze ans, prétendaient que leurssourires rappelaient son sourire ; mais la mémoire de Louis dePenhoël était adorée dans le pays, et quand on songe aux absentsaimés, on se fait, comme cela, bien souvent des idées.

Cyprienne et Diane étaient venues au mondealors que Louis de Penhoël avait quitté déjà le manoir de sespères.

Cyprienne avait de grands yeux noirs, destraits d’une finesse extrême dont l’ensemble indiquait une gaietémutine. Les yeux de Diane étaient d’un bleu obscur. Il y avait surson jeune visage quelque chose de pensif et à la fois d’intrépide.Quand sa physionomie, plus sérieuse que celle de sa sœur,s’éclairait tout à coup par le sourire, c’était comme le cielouvert…

On ne voyait jamais l’une des sœurs sans quel’autre fût bien près. L’amour des bonnes gens de la contrée ne lesséparait point, et il semblait à tous que la rencontre des deuxjeunes filles présageait du bonheur. Leurs caractères différaientet se ressemblaient comme leurs visages, mais elles n’avaient, àdeux, qu’un seul cœur.

Elles étaient la gaieté de la maison dePenhoël. Leurs innocentes et vives joies combattaient la monotonetristesse du manoir.

Ce qu’elles aimaient le plus au monde avecleur père le bon oncle Jean, c’était Madame ; pour Madametoute seule, elles domptaient la pétulance de leur nature. Ellesauraient passé leur vie heureuse à servir Madame et à l’adorer.

Marthe de Penhoël, si bonne pour tout lemonde, était, chose étrange, sévère et froide vis-à-vis des deuxsœurs, à genoux devant elle. On eût dit souvent qu’elles’impatientait de leur caressante tendresse. D’autres fois, il estvrai, mais bien rarement, son œil s’attendrissait à les contemplersi jolies, et une mystérieuse émotion semblait monter de son cœur àson visage. Diane et Cyprienne comptaient chèrement ces heures, oùle baiser de Madame s’appuyait sur leurs fronts, long et doux,presque maternel…

Hélas ! ces heures étaient lentes àrevenir ! Madame semblait regretter ses caresses, comme si onlui eût dérobé par surprise une part de l’amour passionné qu’elleportait à sa fille.

Diane et Cyprienne, loin d’être jalouses,étendaient à Blanche, leur cousine, le tendre dévouement qu’ellesportaient à Madame…

Tout en causant et en riant, le petit groupecomposé des deux sœurs et de Roger de Launoy prenait grand soin dene pas faire de bruit et respectait le sommeil de l’Ange. De tempsen temps Roger se penchait pour baiser la main de Madame, dont ilétait le favori. Un peu de mélancolie venait attrister le souriredes deux jeunes filles, qui se sentaient moins aimées et quin’osaient pas demander la même faveur…

Autour du tapis vert, le boston deFontainebleau allait son train paisible et ne nuisait en rien à laconversation.

– Prussiens !… Prussiens !disait maître le Hivain, l’homme de loi, pourquoi seraient-ilsPrussiens ?

– Leur nom de uhlans…, commençale père Chauvette.

– Leur nom de uhlans ne prouverien !… J’ai vu les Prussiens à Rennes, et c’étaient de bravesmilitaires, malgré leur accent… Il ne manque pas d’anciens soldatsde Bonaparte…

– Prussiens ou soldats de Bonaparte,interrompit le maître d’école, ils ont brûlé la belle ferme dePontalès, là-bas, de l’autre côté de Glénac…

– C’est bien fait ! dit rudementRené de Penhoël ; si le diable brûlait Pontalès comme lesuhlans ont brûlé sa ferme, ce serait mieux fait encore !… Jedemande six levées…

L’oncle Jean ne parlait point ; ilsuivait le jeu avec distraction et semblait combattre une penséepénible.

L’oncle Jean était bien pauvre ; personnene faisait grande attention à lui.

– Petite misère ! dit le pèreChauvette.

– Huit levées ! répliquaM. de Penhoël ; ces coquins de Pontalès sont-ils auchâteau, M. le Hivain ?

– Ils sont revenus à cause de la fermebrûlée… et le vieux Pontalès a dit qu’il ferait la garde lui-mêmeavec son fusil autour de ses métairies, puisque les gendarmes nesont bons à rien !…

Penhoël eut un sourire sec et dédaigneux.

– Si les uhlans n’ont que lui à craindre,dit-il, ils engraisseront cet hiver… Pontalès est un lâche !…comme son père !… comme son grand-père !… comme tout cequi est de son sang et de son nom !

Le maître d’école baissa les yeux, et l’hommede loi approuva du bonnet.

L’oncle en sabots n’avait pas entendu.

Penhoël but un grand verre d’eau-de-vie.

– On prétend là-bas, du côté de Rennes,murmura le Hivain d’un ton doucereux, que le petit M. Alain dePontalès est un gentil garçon tout de même !… Vous me devezquatre fiches, M. de Penhoël.

Celui-ci avait du sang dans les yeux. Depuisqu’on avait prononcé le nom de Pontalès, une sourde colèrecontractait sa lèvre et pâlissait sa joue. Le bon maître d’école secreusait la tête pour trouver un moyen de changer la conversation,mais c’était en vain.

L’homme de loi, au contraire, éprouvait unméchant plaisir à chauffer le courroux de son hôte.

L’oncle Jean se taisait toujours. Son œilbleu, d’une douceur presque féminine, regardait à peine ses carteset se perdait à chaque instant dans le vide. Quand son regardtombait sur ses deux filles, par hasard, il se baissait tout à coupchargé d’une mystérieuse tristesse.

– Vous aviez un jeu à nous faire bostonsur table, M. Jean, reprit le Hivain mais du diable si vousn’avez pas martel en tête !… Quant à Pontalès, on dit qu’il afait le voyage de Paris… Il a rapporté la décoration du Lis, et ilaura l’an prochain la croix de Saint-Louis…

– Ce n’est pas vrai, gronda Penhoël, dontla joue devint écarlate ; le roi ne peut pas donner la croixde Saint-Louis à un voleur !

– Je répète ce qui se dit dans le bourg…Une chose certaine, c’est qu’il est noble, maintenant…

Penhoël posa ses cartes sur la table, et sessourcils se froncèrent violemment.

– Coquin de Macrocéphale !… pensa lemaître d’école.

Il fit signe à l’homme de loi de setaire ; celui-ci ne voulut point comprendre etpoursuivit :

– Noble comme Rieux ou Rohan, par mafoi !… Il nous faudra l’appeler désormais M. le marquisde Pontalès.

– Et il prendra pour écusson, grommelaMonsieur entre ses dents serrées, un pichet de cidre et un bouchonde buis en souvenir de son grand-père qui était cabaretier àCarentoir !… J’enlève votre piccolo, papa Chauvette…Grande misère d’écart !

Ces dernières paroles furent prononcées d’unton qui ferma péremptoirement la bouche à maître le Hivain. Le jeuse poursuivit en silence durant quelques minutes.

Mais René buvait à chaque instant del’eau-de-vie, ce qui est un mauvais moyen pour recouvrer le calmeperdu. L’impression produite par les paroles de l’homme de loi nes’effaçait point, et il y avait toujours un nuage sombre sur lefront du maître de Penhoël.

Cependant, la distraction de l’oncle Jeandevenait un fait remarquable. Depuis plus d’une demi-heure, iln’avait pas prononcé une parole, et son jeu allait à la grâce deDieu.

Penhoël était dans cette situation d’esprit oùl’on cherche instinctivement une victime sur qui décharger sacolère. Il avait accueilli les premières fautes de l’oncle engrondant sourdement.

Maître le Hivain, dit Macrocéphale, sechargea, comme toujours, de mettre le feu à la mine.

– Voilà trois fois que vous mettez ducœur sur du carreau, M. Jean, dit-il de sa voix sèchementdoucereuse ; c’est signe d’orage !

René de Penhoël jeta ses cartes sur la tableet se croisa les bras.

– Il paraît que l’oncle est décidémenttrop grand seigneur pour faire la partie de pauvres gens commenous ! prononça-t-il avec amertume.

La raillerie était d’autant plus rude que lepauvre vieillard, cadet de famille sans héritage et sanspatrimoine, vivait à peu près à la charge de son neveu.

Il tressaillit et leva vers ce dernier unregard tout plein de tristesse, où se peignait la douce patience deson âme.

– Je vous prie de m’excuser, Penhoël,dit-il.

René haussa les épaules. Il eût vouluquelqu’un pour lui tenir tête.

– Vous avez donc des pensées bienintéressantes ? reprit-il sans rien perdre de sa mauvaisehumeur.

L’oncle Jean ne répondit point et sa paupièrese baissa.

– Nous ferez-vous la grâce de nous dire,poursuivit René de Penhoël, quel est le sujet de vos attachantesméditations ?

L’oncle releva les yeux avec lenteur. Sapaupière était humide.

– C’est que je me souviens, moi !…dit-il d’une voix basse et presque solennelle.

– Et de quoi voussouvenez-vous ?

L’oncle Jean croisa ses bras sur sapoitrine.

– Il y a aujourd’hui quinze ans, monneveu, murmura-t-il, que Louis de Penhoël a quitté la maison de sonpère pour n’y plus revenir…

Ce nom tomba au milieu du silence.

Le maître de Penhoël tressaillit et devintpâle.

Tous les hôtes du manoir étaient muets.

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