Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome I

V. – CHANSON BRETONNE.

On eût dit que ce nom de l’aîné de la famille,jeté ainsi à l’improviste, avait évoqué un fantôme. Un voile detristesse était sur tous les visages, et durant une grande minuteun silence presque lugubre régna dans le salon de Penhoël.

Cet intérieur, tout à l’heure si calme et aubonheur duquel on ne pouvait supposer d’autre ennemi que l’ennuimonotone de la vie campagnarde, se montrait tout à coup sous unautre aspect.

Il y avait un secret dans cette maison.Naguère encore, avant que le nom de l’aîné eût été prononcé, rienn’expliquait dans la physionomie du manoir les demi-mots et lesmélancoliques réticences du père Géraud, l’honnête aubergiste deRedon.

C’était une famille paisible : deuxépoux, jeunes encore, qui s’aimaient de la tendresse un peu tropcalme du mariage.

Maintenant, les paroles de l’aubergisteprenaient un sens. Sous cette paix, on découvrait une sourdesouffrance, et le mystère d’un drame de famille se montrait à demiderrière le rideau soulevé.

Madame était devenue pâle comme une statued’albâtre, et ses yeux baissés ne regardaient plus l’Ange quidormait toujours.

Le maître de Penhoël, qui avait jeté d’abordsur l’oncle Jean un coup d’œil de reproche, examinait maintenant safemme avec une attention sournoise. Ses sourcils se fronçaient, etdes rides se creusaient sous ses cheveux.

L’oncle Jean appuyait sa tête blanche sur samain. Le passé l’absorbait ; il semblait se perdre dans delointains souvenirs, où il y avait de la joie et des larmes.

Cyprienne et Diane, vaguement effrayées,avaient perdu leurs jolis sourires. Elles regardaient, à ladérobée, tantôt le sombre visage du maître, tantôt la pâle figurede Madame, et leur cœur se serrait.

Le reste de l’assemblée était immobile etmuet. Personne n’osait rompre le glacial silence.

Au dehors, il y avait tempête. Le vent hurlaitdans les fentes des croisées et la grêle battait contre lescarreaux.

Deux personnes dans le salon restaient àl’abri du malaise général ; c’était Blanche qui était gardéepar son sommeil, et c’était Vincent de Penhoël qui, perdu dans lacontemplation de Blanche, n’entendait ni ne voyait rien.

Tandis que ses deux sœurs et Roger de Lannoysubissaient de plus en plus l’effet de cette tristesse morne quioppressait les hôtes du manoir, Vincent se prit à sourire parce quel’Ange souriait à son rêve.

Durant quelques secondes, la pure beauté del’enfant s’éclaira d’un rayon de joie. Une teinte rose vint colorersa joue, et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour murmurer decaressantes paroles…

Vincent avait les mains jointes et retenaitson souffle.

Puis le sourire de Blanche se voila peu àpeu ; un nuage douloureux descendit sur son front. Elles’agita faiblement contre le sein de sa mère.

Puis encore, éveillée par le silence,peut-être autant que par son rêve, elle se dressa, effrayée, enpoussant un faible cri.

En voyant s’ouvrir ses yeux bleus, doux commel’amour d’un enfant, on eût compris pourquoi la poésie des bonnesgens de Bretagne l’avait surnommée l’Ange.

Elle jeta tout autour d’elle un regard où il yavait un reste de crainte ; puis elle étendit ses jolis brasdemi-nus pour se pendre au cou de sa mère.

– Oh !… dit-elle tout bas, commecela m’a fait peur !… je l’ai vu ! je l’ai vu !

Dans le silence contraint qui pesait sur lasalle, sa voix arrivait aux oreilles de chacun.

– Sais-tu de qui je parle ?…reprit-elle voyant que sa mère ne l’interrogeait pas ; tu m’asdit souvent combien il était beau et bon !… oh ! je l’aibien reconnu tout de suite !…

La pâleur de Madame devint plus mate. Sapaupière n’osait point se relever.

Il y avait dans les yeux du maître de Penhoëlun feu étrange et sombre.

La bouche pincée de l’homme de loi remuait etdisait malgré lui toutes les pensées d’ironie méchante quitraversaient son étroite cervelle.

Les jeunes gens écoutaient, curieux. Cyprienneet Diane s’étaient rapprochées de Madame pour caresser les petitesmains de Blanche.

– Tu ne veux pas me dire que tudevines ? reprit cette dernière avec un reprocheenfantin ; et pourtant tu sais bien de qui je parle, toi quime fais prier le bon Dieu tous les soirs pour mon oncleLouis !…

La respiration du maître de Penhoëls’embarrassa dans sa poitrine. Il passa le revers de sa main surson front que mouillaient quelques gouttes de sueur.

Madame restait immobile et froide enapparence.

– Je l’ai vu, reprit Blanche, et j’ai étébien heureuse, car il m’a prise dans ses bras en me disant :« Conduis-moi vers ta mère !… » Oh !mère ! s’interrompit-elle, comme il avait l’air de nous aimertoutes les deux !…

René de Penhoël se leva d’un mouvement violentet se prit à parcourir la chambre à grands pas.

Au bruit de sa marche, les yeux baissés deMadame s’ouvrirent, chargés d’une tristesse profonde, mais fiers etcalmes.

L’Ange ne prenait point garde etcontinuait : – Comme j’allais le mener vers toi, mère, le beausoleil qui brillait s’est caché derrière la montagne. Il a faitnuit tout à coup. Mon oncle Louis est devenu pâle… son corpss’allongeait, s’allongeait !… il avait de grands bras maigres…Il s’est couché sur la terre, et j’ai vu qu’il était couvert d’undrap blanc…

Penhoël venait de s’arrêter en face de safemme, les sourcils contractés et les bras croisés sur sa poitrine.Ses lèvres tremblaient comme s’il eût retenu des paroles prêtes às’élancer.

Blanche se taisait, pressée contre sa mère. Onentendit la voix de l’oncle Jean étouffée et lente quidisait :

– Qu’as-tu vu encore, ma fille ?…Dieu parle parfois dans les rêves des enfants…

Blanche eut un frisson de peur.

– Oh ! je ne voudrais pas revoircela ! murmura-t-elle. Comme il était étendu par terre, je mesuis penchée au-dessus de lui… Où donc était son beausourire ? Ses yeux ne remuaient plus… je l’ai touché… il étaitfroid comme du marbre…

La voix de l’oncle Jean rompit encore lesilence.

– Dans tes prières du soir, ma fille,prononça-t-il lentement, tu diras désormais : « MonDieu ! prenez pitié de l’âme de mon pauvre oncleLouis… »

Depuis que le jeu de boston avait étéinterrompu, pas une parole n’était tombée de la bouche du maître dePenhoël. Ses traits, dont la régularité lourde n’exprimait,d’ordinaire, que l’apathie et la paresse de l’intelligence,reflétaient maintenant d’énergiques émotions.

On eût suivi sur sa physionomie violemmentagitée les traces successives de la colère, de la jalousie, de ladouleur poignante, et peut-être aussi du remords.

Il avait bu la moitié du flacon d’eau-de-vie.L’alcool se joignait à la passion excitée pour fouetter lapesanteur épaisse de son sang.

Un instant, son regard allumé enveloppa safemme et sa fille dans une menace muette, mais terrible.

Ce ne fut qu’un instant. À la voix de l’oncleJean, ses traits se détendirent, et sa paupière se baissa commepour contenir une larme.

Durant deux ou trois secondes, il lutta contrelui-même ; puis il cacha son visage entre ses deux mains.

– Mensonge !… mensonge !…murmura-t-il. Je suis le maître ici, et je défends à qui que cesoit de dire que mon frère Louis est mort !…

Personne ne répliqua. Un sanglot souleva laforte poitrine de Penhoël.

– Louis !… mon frère Louis !…reprit-il à voix basse ; tout le monde sait combien jel’aimais !… Non, non, il n’est pas mort !… Dieu m’auraitenvoyé des songes à moi aussi… Je suis son frère… Qui donc a ledroit ici de l’aimer plus que moi ?

À ces derniers mots, son œil eut encore unéclair farouche, et son regard fit le tour de la chambre comme pourchercher un contradicteur. Il ne rencontra que des visages morneset dociles, sa colère tomba.

Il s’approcha de sa femme et lui baisa la maind’un air qui demandait pardon ; puis il prit Blanche entre sesbras et la pressa passionnément contre son cœur, tandis que leregard jaloux de Vincent suivait tous ses mouvements.

On eût découvert dans les yeux de Madame unsentiment analogue à celui de Vincent. Elle aussi semblaitinquiète, comme si l’enfant n’eût pas été en sûreté dans les brasde son père.

Tout cela eût paru bien bizarre à l’étrangerqu’on aurait introduit pour la première fois dans la maison dePenhoël. Il y avait dans la conduite du maître une énigmeinexplicable. L’élan de tendresse qui l’entraînait maintenants’adressait à sa femme autant qu’à sa fille, et contredisaiténergiquement ce sombre regard dans lequel il les enveloppaitnaguère.

Une chose non moins étrange, c’était lafroideur égale avec laquelle Madame accueillait les colères, puisle repentir de son mari.

Il y avait pourtant sur la noble et bellefigure de Marthe tous les indices d’un cœur dévoué…

Chacun cependant restait silencieux. Roger deLaunoy, Cyprienne et Diane détournaient leurs regards avec unesorte de respectueuse pudeur. L’oncle rêvait toujours. Le bonmaître d’école battait machinalement les cartes pour se donner unecontenance, et l’homme de loi, lorgnant à la dérobée le flacond’eau-de-vie à moitié vide, y trouvait évidemment l’explication del’incohérente conduite de Penhoël. Un seul être parmi les hôtes dumanoir aurait pu l’expliquer autrement et mieux ; mais c’étaitune âme discrète et loyale, dans laquelle mouraient les secretsconfiés.

Penhoël s’était assis auprès de sa femme etcaressait les cheveux blonds de l’Ange qui lui souriaitdoucement.

– Marthe, disait-il d’une voix basse ettremblante d’émotion, je suis un fou !… j’ai trop debonheur !… et Dieu me punira, car je suis ingrat envers samiséricorde.

Il pressait la main de Madame contre seslèvres, et son regard voilé par un reste d’égarement la parcouraitavec adoration.

– Sais-je pourquoi je souffre tant ?reprit-il. Oh ! Marthe !

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