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Les Deux Consciences

Les Deux Consciences

de Camille Lemonnier

I

Les trois Bergers, sous leur bisquain gras,étaient frustes et doux. Ils avaient les pieds énormes et, pour marcher, s’appuyaient à de longs cornouillers noueux. La marne et la poussière squamaient leurs jambes rousses, sèches comme des écorces. Ils arrivaient des matins religieux du monde. L’Étoile leur avait apparu comme ils gardaient les moutons pour le boucher.Elle les avait conduits vers un pauvre bourg de Flandre. Ils avaient vu dans l’étable, à côté du bœuf, une humble femme qui tenait un enfant sur ses genoux. Et une voix, venue d’en haut, leur avait annoncé que c’était la Vierge avec l’enfant Jésus. Comme ils regagnaient leurs moutons, la voix encore une fois s’était fait entendre et leur avait dit : « À présent, suivez l’Étoile. Après mille et mille ans, elle vous mènera à Éden. »Et, ayant levé la tête, ils l’avaient aperçue comme un grand chardon d’or dans le ciel. L’aubergiste des Trois-Rois les avait régalés de riz au lait, et ensuite ils étaient partis. Quand la lassitude les prenait, ils s’asseyaient derrière une haie et ils jouaient de la cornemuse. Le soir, ils dormaient sous le toit d’une bergerie. L’Étoile aussi s’arrêtait près de la cheminée.

Ainsi marchant, ils avaient vu, dans un autre bourg de Flandre, crucifier un homme. Le boulanger, le brasseur, le marchand de lin, le maltôtier étaient là, avec toutes les petites gens des villages. Il était venu des soldats de la ville. Et ils avaient reconnu au pied de la croix la Vierge avec une autre femmequ’on appelait la Madeleine. Tous les moutons et tous les bœufs pleuraient dans la campagne. Les cloches sonnaient dans les paroisses. « Celui-là, se dirent-ils entre eux, nous l’avons vu, étant petit, dans l’étable, près de sa mère. Quel mal a-t-il pu faire pour mériter la mort ? » Et le marchand de lin leur dit : « Il a soutenu les pauvres contre nous, les riches. » Ils n’avaient pas compris.

Les Bergers allaient par les chemins couverts,sous l’aubépine et les cerisiers fleuris. Ils allaient le long despetites bordes, entre les champs d’orge et d’avoine. Le dimanche,dans les hameaux, on dansait au son du violon en se piffrant dekoekebakken et lampant la bière fraîche de mars. Ce jour-là ils sereposaient, et l’Étoile là-haut fumait une bonne pipe. C’étaitcomme une journée en paradis. Mais, le lendemain, ils reprenaientleurs cornouillers noueux. Selon que cela tombait, ils mangeaientdes sauterelles, des navets, de beaux fruits d’or et des poissonscrus. L’Étoile, toujours au bon moment, s’arrêtait par-dessus unverger, un vivier ou la mer.

Sous leurs os en pointe de clou, leur foid’anciens hommes était demeurée farouche et naïve. Ils croyaientvoir se lever Dieu dans le matin. En frappant la terre du plat deleurs paumes, ils disaient des mots bas qui faisaient sortir lesbelettes, les hérissons et les lapins. Ils causaient avec lesmoutons, les bœufs et les fauvettes. Personne ne leur avait dit cequ’était Éden, et seulement ils savaient que c’était vers Éden queles menait l’Étoile. Dans leurs grands visages, rongés par le selet le vent, le point clair des prunelles toujours regardait du côtéde l’Orient. Une chaleur d’éternité gonflait leur peau à l’endroitoù battait leur cœur. Et ils ne s’étaient plus arrêtés.

Ils avaient vu fuir, le long des petits fossésherbus, d’étranges créatures mi-hommes, mi-bêtes. Avec des voixd’accordéon, elles gémissaient d’avoir été des divinités. C’étaitlà une surprise nouvelle pour les Bergers. Ils se grattaient lanuque et regardaient rôder en déroute la horde écloppée des nympheset des égipans velus comme des bisons. Ils connurent alors quec’étaient les antiques symboles et les formes périssables du divinqui déménageaient. Ensemble, ils avaient été la joie, la grâce etles règnes. Courbés à présent vers la terre, avec des dodelinementsde tête séniles, ils se parlaient d’un Olympe dont même le maîtred’école ne parlait plus.

Un d’eux, avec une vieille barbe, par momentss’asseyait sur un débris de trône qui plutôt ressemblait à unechaise percée. Comme il était le plus âgé, il s’interrompait deradoter pour vagir comme un enfant. Il fallait alors l’amuser enremuant devant lui un tonnerre suranné qui éclatait avec un bruitléger de pois écrasés.

Les Bergers riaient de l’entendre appeler lemaître des Dieux. Rien ne forme l’esprit comme les voyages ;ils n’ignorèrent bientôt plus la légende qui avait été chantée surles lyres. Ils surent que ces anciens locataires d’en haut un matinavaient été brutalement expulsés, laissant au magasin d’accessoiresla plupart de leurs attributs. Pour gagner leur vie, maintenant ilsdevaient danser sur la corde raide d’un arc-en-ciel décoloré. Ilsexhibaient une ménagerie de bêtes rogneuses, lions, tigres,panthères, pégases pareils aux chevaux de bois des carrousels surles foirails, les jours de liesse. Ils montraient aussi fièrementun aigle qui n’avait pu survivre à sa déchéance et que l’épouse dumaître des dieux avait fait empailler. Dans les bourgs, les rustresles prenaient pour des bateleurs à cause de leurs nudités d’un rosedéteint et plissé comme des maillots. Les vaches par-dessus leshaies, quand ils passaient, meuglaient, la corne oblique, et leschiens tiraient sur leur chaîne. Quelquefois, de froid, de faim, ilmourait une petite karite ou une muse au bord d’une mare.

Or, il était venu d’Orient de sombres dieuxlivides. C’étaient, ceux-là, les dieux de la fièvre, des vertigeset de la mort : l’Adonaï de Syrie, farouche et pleureur ;Sabas qui, en Phrygie, s’était appelé Sabaoth, roi des Sept Ciels.Et Bacchus, à lui seul, fut Attis, Adonaï et Sabas. Gras, efféminé,lubrique comme l’âne, sa monture, il déchaînait les démences,l’amour et les larmes. Le sang de la terre aux vendanges coulait,enflammait de fureurs les femmes et les hommes. La douleur, la soifivre de souffrir après l’immense joie sereine d’Ionie ameutait lesamantes sanglantes autour de la passion de Zagreus, du Jésusd’Asie, au sexe transpercé et lamenté par les saintes femmes. Lalyre était morte, la flûte aigre et saccadée rythmait les ritesfunèbres, le râle ardent des corybantes, les cris gutturaux despsylles, des jongleurs, des pythonisses et des courtisanes. Enécoutant hurler l’orgie sacrée, les vieux petits dieux harmoniquesd’autrefois se jetaient la face contre terre. Les trois Bergersriaient et par jeu leur tiraient ce qui leur restait de barbe.

Wildman en était là de ses écritures. Depuisun mois, à travers la ponctualité d’un labeur quotidien, iltravaillait à son nouveau livre. Et il l’avait appelé :Épiphanie. C’était là une parabole comme toutes sesdernières œuvres ; elle déroulait la courbe d’une humanitéqui, partie des confuses et mortelles théodicées, aboutissait à lajoie, à l’amour, à la beauté. Les Bergers, hommes de simple foi,pèlerinaient à travers les âges. Ils symbolisaient la caravanehumaine en marche pour mériter les destinées heureuses. Après deslaps millénaires, l’Étoile les menait au seuil des réalisations.Éden s’ouvrait, et l’homme qui avait fait les dieux à son tours’attestait divin et accompli.

Wildman ainsi exprimait que la souffrancen’est qu’une des formes en décours de la graduelle élaboration desâmes : toute la vie, par la connaissance de soi et du monde,est dévolue au définitif bonheur. Le thème, avec ampleur, ondulaitentre ses tempes. Il avait rêvé d’en faire une page touffue etvivante. Son art, d’une couleur sensuelle, violente et riche,évoquait Breughel et Jordaens. C’étaient les maîtres savoureux enqui naturellement se prolongeaient ses fibres flamandes. Ilsemblait s’en être assimilé la bonhomie narquoise et la truculence.Le tranquille et somptueux émail de cette peinture équivalait pourlui à un bouquet de sensations fécondes et toniques. Wildman sespécialisait par une tendance à penser optiquement : samodalité cérébrale s’exprimait en mosaïques verbales, rutilantes etfleuries comme l’art des peintres.

Ce matin-là, comme tous les autres de l’hiver,il s’était levé à la lampe pendant que Bethannie, sa femme, dormaitencore. La maison était petite, trois pièces en haut, trois piècesen bas, avec une vérandah qui s’ajourait sur la perspective larged’un lac bordé de cottages. Deux marches au bout du corridormenaient au jardin, une pente légère plantée d’arbustes et ferméed’une grille vers la levée qui longeait la pièce d’eau. C’était lademeure décente et modeste d’un honnête homme d’écrivain. Leschambres, le meuble, les aises suffisantes étaient comme desespoirs laborieux et réalisés.

Wildman, en descendant, avait trouvé sur leguéridon, dans la vérandah, le plateau où fumait son café. Un jourde givre au dehors se violetait d’aurore tardive. Il avait tiré lesrideaux épais ; et, sans cesser d’empiler sur ses beurrées deslanguettes de viande fumée, il avait regardé à mesure par-dessus lelac monter la boule rouge, fumante du soleil. Ce déjeuner matinalétait une fonction grave et joyeuse dans sa vie d’homme de travail.Il appréciait la sensualité des nourritures. C’était aussi l’heureoù, dans une sorte de distillation intérieure, se décantait l’idée.La vitalité intellectuelle l’intégrait à la faveur de l’animalitérenouvelée. D’un bref raccourci il tenait ramassée la ductilesubstance qu’il allait couler au gaufrier des mots. Wildman dansson art était un instinctif furieux et sensible. Sa mentalité luiproposait une fête constante de formes et de couleurs à l’égal desplus intimes délectations voluptueuses. Il vivait la matérialitésomptueuse et dense de son œuvre comme son propre organismeextériorisé. Elle condensait sa spiritualité, ses gourmandises, lecours large de sa sève mâle.

Wildman ensuite avait allumé sa pipette, lecœur chaud, les tempes sonores. Les petites nuées améthystederrière les verrières floconnaient à la dérive. Une mincepellicule de glace étamait le lac. Les arbustes du jardin et, surles berges, les tamaris et les saules se peluchaient de frimas. Legel des rainures se filigrana d’une féerie d’argenteries et decristaux. Une filée d’or soudain glissa, prismatisa les airsamollis, irradia en rose dans les vitres. Et, en même temps quedehors la fanfare rauque d’une flottille de canards sillait parmiles légers glaçons, une intime vie frémissait dans la températurehaute de la vérandah, chauffée d’un poêle à combustion continue. Lecanari en sautillant jetait ses battements de notes suraiguës.Toute la volière aux perruches, avec ses sautes de pelotesélastiques, jabotait dans l’ambre, l’or et l’émeraude. Un frissondétendit le sommeil sacré du palmier, immobile comme un bonze danssa caisse laquée ; le terreau crépita sous le petit jardin desessences, dans les corbeilles.

Wildman alors avait senti venir l’affluxnerveux. Il aimait travailler dans la lumière légère et cristallinede la vérandah, au cœur de la vie verte, parmi le chamaillis et lesbattements d’ailes de la volière. D’un geste qui lui étaitfamilier, il avait ramassé au creux de sa main sa barbe couleurbière de mars et en avait humé l’odeur chaude. Puis, la plume aulong des feuillets avait couru.

Et à présent il était près de midi ; lesoleil écornait d’une dernière flamme en biais l’angle du vitrage.Les givres comme du sel fondaient. Wildman du pouce enfonça unepincée de tabac dans sa pipe, debout, les nerfs frémissants sous lemolleton blanc de son veston, les regards vagues, noyés de rêve etde vision. Il était content de son travail : d’une forcesouple et bandée, il avait abattu ses quatre pages de grosseécriture lourde d’encre et barrée de ratures. C’était sa moyennedes bons jours.

Ah ! son carnaval des petits dieuxvieillis, ombres falotes s’effaçant dans le crépuscule des âges,claudiquants et titubants sous leurs penaillons de pourpre etd’azur ! Ils emplissaient la parodie de leurs mines effaréeset blettes, de leurs gestes fourbus d’histrions tombés aux paradesde banlieue. Wildman, avec une verve paroxyste, en avait fait unefarce macabre et bouffonne. C’était la dégringolade des antiquesidoles sous les cieux renversés, le grand Olympe errant et bafouéaprès les ivresses cuvées, comme une mascarade de chie-en-lit dansl’aube blafarde. Tout le morceau, gras, tumultueux, outré,concertait une symphonie verbale, sonore de rires et de huées, oùd’abord les sanglots des dieux ressemblaient au hoquet des derniersfestins, où tout de même à la longue leur grande plainte continue,à travers la violence bourrue de la satire, finissait par remuercomme l’agonie d’un monde.

Maintenant, en tirant sur sa pipe, il relisaitl’écriture toute fraîche, et soi-même se prenait à la grosse gaîtébruyante du morceau. Une puissance d’endosmose l’intégrait ;il s’incarnait la surprise amusée des Bergers, leur hilaritéfarouche d’humanité en marche devant ces spectres cocasses etfunèbres, tout saignants de gloire humiliée et plus ridiculesd’avoir été les maîtres des destinées. Sa barbe d’or s’agita sousla secousse intérieure : il eut le rire fort des hommessimples devant la joie des images. Mais bientôt leur lamentation legagnait ; il cessait de rire et, avec des hochements de tête,à son tour s’apitoyait sur leur tragique aventure.

– Ah ! mes clairs dieuxd’Ionie ! regretta-t-il d’une tristesse sincère qui tout àcoup embrassait le cycle entier des adorables mythologies.

Par-dessus le pataugement de la cohue desgrands et des petits dieux dans la boue des désastres, domina lagrâce blessée des Vénus. Elles avaient été, celles-là, l’éterniténuptiale et heureuse ; leurs flancs, dédiés aux races,n’avaient pas cessé de palpiter au vent lascif des origines. Lerire extasié des âges les avait suivies le long des fontaines sousles myrtes et les oliviers. Tout l’antique Olympe demeurait éblouide leur clarté jeune et fraîche. Les roses naissaient sous leurspas ; les monts se modelaient sur la courbe de leursseins ; l’éclat pourpré de leurs épaules, en se reflétant auxmiroirs du ciel, faisait naître l’aurore. C’étaient les mythessacrés de l’amour, de la beauté et de la joie. Et voilà que lagrande nuit, pêle-mêle avec les dieux abolis, les balayait sur lespentes du monde. Une irrémissible flétrissure ratatinait leuressence d’anciennes petites belles. Comme une horde de bichesmalades, elles trottaient frileuses, pleurantes, mi-évanouiesd’affres, râlant une petite toux de phtisiques, sur les pas enfuite de leurs livides compagnons. Wildman à la volée éparpilla sesfeuillets sur la table.

– Ah ! dit-il, plus rien àfaire ! Dodo les grâces et les ris ! Deprofundis, les Karites, les Muses et les Vénus, petiteéternité finie ! Voici venir les vertus théologales.

Son âme sensuelle et panthéiste gémit. Il eutfroid au cœur de sa riche vie nerveuse, sentant approcher la grandeombre. De l’autre côté des arbres, justement des clochess’ébranlaient. C’était sa colère, cette église qu’un jour on luiavait plantée droit dans l’axe de sa maison avec ses briques rougesd’abattoir et de caserne, et là-haut, derrière les abat-sons duclocher, les fracas noirs, bourrus des cloches comme les roulementsd’un jeu de boules dans le ciel. Ça lui cassait son paysage, sonsoleil, ses silences d’eau d’un bruit bête, monotone de gongs etd’os choqués, comme de funèbres mélopées, comme une litanie de mortet de ténèbres.

Les volées se gonflèrent, tournoyèrent sur lavision agonisante du vieux Pan. Tout croula, les symboles, lesmythes, l’anthropomorphe universel. Aux dieux humains, à l’hommedivinisé des fables allait succéder une métaphysique barbare, lesang et les épines d’une loi d’immolation.

Wildman voulut échapper à la sensationdéprimante. Il s’approcha de la verrière pour regarder au dehors lavie. La vue d’un passant lui eût fait du bien. Mais l’hiversolitaire régnait, le lac se glaçait sous les matités ternes d’unmidi plombé. Le soleil, derrière les nues gelées, avaitsombré ; des flocons, de légers cristaux de neige commençaientà flotter. Et il demeurait près des vitres, sous la volée descloches, un pli épais au front.

Tout à coup sur la chaussée, de l’autre côtéde la grille, un jeune homme s’arrêtait, le saluait d’un coup dechapeau respectueux. Il reconnut Robartz, le reporter duClairon qui, à chaque livre nouveau, arrivait lui demanderune interview. Tout de suite il songea : « Robartzsûrement vient me proposer un article sur mon Épiphanie.Non, non, cette fois je ne dirai rien. »

La substance du livre, complexe, largementnourrie d’humanité, sorte d’épopée de la vie en lutte contre lespuissances noires, eût perdu à se résumer dans une brève exégèse.Déjà les revues çà et là en avaient altéré le sens dans des échosindiscrets.

Le journaliste à présent, en riant, tirait samontre. Wildman, à ce signe, comprit qu’il attendait la trêveconvenue pour se présenter dans la maison. Tout le monde savaitque, pendant la matinée, l’écrivain se vouait à son œuvre et nerecevait pas. À son tour il se prit à rire, cordial, bienveillant,et d’un geste l’invita à pousser la grille.

À petits coups pressés il l’entendit secouerses semelles sur le paillasson du vestibule. Et, tout en bourrantsa pipe, il traversait la salle à manger, allait au-devant duvisiteur.

II

– Ah ! bien pour vous, mon cherRobartz.

Le journaliste le regardait avec ses yeux finset clairs sous la haute coupole d’un front déjà dégarni.

– Oui, oui, je sais, monsieur Wildman,vous êtes toujours très bon pour moi, et je ne l’oublie pas. Ilfallait, du reste, cette circonstance pour me décider à vous…

Il parut ému, ses paupières battirent et ilajoutait d’une voix peinée et basse :

– Qui aurait jamais cru, maître, qu’ilsauraient osé s’attaquer à un homme comme vous ?

Wildman, qui le considérait, bonhomme, un plide malice au bord de ses yeux marrons, brillants comme deslentilles, eut un mouvement.

Robartz, voyant qu’il ne savait rien, uneseconde hésita. Il se courba, suivit du bout de sa canne le dessind’une rosace sur la carpette. Mais Wildman lui appuyait la main àl’épaule.

– Voyons, de quoi s’agit-il ?

Robartz aspira fortement l’odeur du tabac quichargeait l’air, et soudain résolu, les yeux curieux et droits,avec la petite joie professionnelle d’être l’annonciateur d’un faitsensationnel :

– Après tout, fit-il, il faut bien quequelqu’un parle le premier. Eh bien, voilà. Il paraît qu’il y alà-bas, près de la mer, à Portmonde, un parquet qui va vouspoursuivre à cause de votre livre : Terre libre. Oui,monsieur Wildman, c’est comme je vous dis. Demain tous les journauxen parleront.

Wildman, sous la sensation matérielle d’uneroue qui le broyait dans sa puissante vie mentale, brusquementfléchit la nuque. Mais, presque aussitôt, un sang violent gonflaitses carotides ; son masque rond et camus s’écrasait d’hilaritéhardie, colère, méprisante.

– Terre libre ! cria-t-il,mais il y a quatre ans déjà de cela ! Un livre que tout lemonde a lu ! Six éditions parues !

Son rire sous les vitres sonnait haut, dans lagaîté des volières, dans l’atmosphère sensible et frémissante,toute électrisée encore du magnétisme de sa pensée. Il marcha à paspesants, louvoyant parmi les larges verdures, avivant de sa vienerveuse, dans cette minute de fureur alerte, l’aigre crissementdes perruches et les vocalises en verre filé du canari. Le dosbombé, ramassé dans sa force trapue, il passait et repassait devantla petite table aux écritures fraîches, trempées de larmes etd’ironie. Ses dieux errants et méprisés, ses pâles ombressanglotantes de petites nymphes, autrefois la grâce et le rire dumonde, il n’y pensait plus, arraché, lui aussi, au rêve et à lafiction, retombé lourdement aux réalités humaines. Robartz avaittiré de sa poche un carnet et, à la pointe du crayon, prenait desnotes.

Wildman sembla avoir oublié qu’il était là.D’un afflux soudain, toute sa vie de travail et de pensée luiremonta à la tête. Trente livres où inépuisablement avait coulé sasève intellectuelle, gonflèrent ses lobes, chargèrent de lasensation d’un monde son front court et busqué. Les tempesbrûlantes, raides de congestion, il s’écria dans une révolted’orgueil :

– Moi ! Moi !

– Oui, vous, monsieur Wildman, disaitRobartz sans cesser d’écrire, vous, le probe et solitaire écrivain,le précurseur des vérités de demain, l’apôtre enflammé de lanature ! C’est bien ainsi, toute la meute va se ruer, on vavous dépecer vivant. Allez, on les connaît !

– Mais qu’est-ce qu’ils lui reprochent, àmon livre ? L’ont-ils seulement lu ? Sont-ils capables deme lire, hein, dites, Robartz ?

Maintenant il se carrait, les bras croisés,les pieds distants dans ses épaisses pantoufles de feutre. Lejournaliste levait sur lui la clarté amusée de ses yeux.

– Ce qu’ils vous reprochent ? Oui,ce serait là une chose curieuse à connaître. Il y aura une enquête,il faudra bien qu’ils s’expliquent. Tout ce qu’on sait dès àprésent, c’est que, je vous en demande bien pardon, ils incriminentle livre comme attentatoire aux bonnes mœurs.

Wildman saisit le petit homme au collet. Entreses poings noueux, une longue minute, dans une reprise de son grandrire, il le secouait, les dents nues sous les poils de sabarbe.

– Ah ! mais ! c’est le derniermot de la stupidité humaine ! Il n’y a pas une ligne de monlivre qui ne soit un hymne à la vie et à la nature. Thérion, dansson dernier article sur les écrivains de ce temps, m’appelait unpoète sacerdotal. Et voyez donc cela, Robartz, il insistaitprécisément sur Terre libre, un livre sacré, disait-il, laBible de l’avenir !

Robartz péniblement soufflait sous l’attaquecordiale et brusque de Wildman.

– Maître, si vous ne me serriez pas sifort, je pourrais prendre note de cela, fit-il doucement en sedégageant. Et puis, je voulais vous dire ceci : s’ils s’enprennent à ce livre-là, ce n’est qu’un moyen, un prétexte pour vousatteindre à travers votre œuvre entier. Il y a si longtemps quevous les gênez et qu’ils vous guettent du fond de leur ombre !Ils attendaient une défaillance. Un grand homme même peut tombersur le chemin. Mais ce n’est pas votre cas, monsieur Wildman. Alorsils ont profité d’une basse délation. Il paraît que quelqu’un s’estplaint. Un juge d’instruction est allé saisir un exemplaire dulivre chez un libraire dans une petite station balnéaire où ilvient des séminaristes, des vicaires, tout heureux de se mettre encaleçon de bain.

Wildman soufflait, songeait, les yeuxlointains, fixés sur le paysage étamé d’hiver. Son rire étaittombé, il n’éprouvait plus qu’une pitié méprisante d’honnêtehomme.

La péripétie, tout de suite, avec lucidité seprécisa. Derrière la loi, l’appareil judiciaire, il vit lesrancunes, les hypocrisies, les âmes aveugles, à jamais fermées auxclaires évidences, et les autres, les âmes cauteleuses etpolitiques qui érigent en code la cécité volontaire. C’était lagrande misère des esprits libres de les sentir, à chaqueannonciation d’une vérité, obscurément aboyer derrière eux d’uneférocité apeurée de hyènes. Il pensa à sa femme, à sa famille.Jusque chez les siens des résistances, d’étroits et misérablesscrupules avaient cherché à peser sur le graduel développement desa conscience d’écrivain. Aux limites de sa pensée, dans sa largeconception d’une humanité s’égalant à la notion du divin, il avaiteu la sensation d’un monde hostile resserrant autour de lui sescercles, tâchant de l’enfermer aux barrières de ses moralitésroutinières.

– Voyez-vous, Robartz, dit-iltranquillement, c’est la peur de la vie qui les rend tous fous etméchants.

Il alluma une pipe, s’assit, froissant sans lesavoir ses feuillets d’écriture, et il demeurait perdu dans sonidée, sans acrimonie. Il sembla porter comme un poids nécessaire lafatalité des haines liguées contre l’homme qui va seul en avant desautres.

Le journaliste s’arrêta de gratter son papier,le considéra avec une attention attendrie, comme si vraiment àcette heure il se sentait, lui aussi, à travers la mesquinerie desbesognes journalières, son disciple. Toute la pièce, sous les hautsvitrages, faisait silence. La vie par un charme mortel parut liée,comme au dehors, les arbres et l’eau.

Doucement la porte battit dans larainure ; un pas traîna dans la pénombre de la salle à manger.Wildman alors tout à coup tressaillait, faisait signe à Robartz dese taire, et il avait perdu la sérénité de sa conscience. Le regardfurtif et épiant, il appela timidement :

– Est-ce toi, Bethannie ?

Une forme d’enfant déboucha dans la lumière,un joli être pâle à chevelure mousseuse et longue, d’une grâcefrêle de fille. Mais voyant là un visage inconnu, il s’arrêtait etbaissait les yeux.

– Oh ! c’est mon Jorg… Mais viensdonc : Robartz est un ami.

Et Wildman l’attirait. De ses poings solidesil le haussa, le tint suspendu dans un grand baiser violent qui luiécrasait les joues. La petite voix de l’enfant disait :

– C’est maman qui m’envoie dire que ledéjeuner est sur la table.

– Eh bien, va, j’arrive dans uninstant.

Tendrement il le poussait, le regardaits’éloigner en souriant, attendri dans cette vie délicieuse sortiede lui.

L’ombre du fond enveloppa Jorg, et à présentWildman très vite le rappelait.

– Jorg ! Jorg ! Écoute, ne dispas qu’il y avait quelqu’un avec moi. Oui, cela vaut mieux, monchéri.

La voix pâle encore une fois monta. Machinalecomme une leçon, elle disait :

– Maman m’a défendu de mentir.

Le père riait, gêné comme s’il se sentait prisen faute.

– Ta mère a toujours raison.

Robartz, son chapeau à la main, s’avança.

– Maître, excusez-moi.

Il avait rentré son carnet, boutonnait sonpaletot avec un sourire humble. Wildman passa la main sur sonfront.

– Mon bon Robartz, il ne faut pastoujours juger d’après les apparences. On a parfois des raisonspour faire ce qui n’est pas bien et alors un enfant vous rappelleau sentiment de la vérité.

Lui, si franc dans sa robuste carrured’écrivain, apparut soudain touché en un point vulnérable de savie. Le journaliste déjà avait entendu dire que son ménage n’étaitpas heureux. Il leva doucement les épaules, évitant de regarderWildman, et en même temps il reculait du côté de la porte. Sanscause, toute la vie des volières soudain éclata, la joie des aileset des gosiers comme dans une floride. L’air ondula, la vaguesonore s’étendit aux grandes palmes vertes, frémissantes.

– La vie ! fit Wildman à mi-voix enhochant la tête.

Il sembla que le vent léger des plumes du mêmecoup eût fait vibrer ses ondes profondes. Le rêve l’envahit.Peut-être, par une courbe mystérieuse, son cri pensif se rattachaità une chose triste dans son existence.

Ils furent ensemble sur le seuil blanc, dansla neige tourbillonnante.

– Maître, encore une fois disait Robartzen lui touchant le bras.

Wildman tressaillit, sourit.

– Surtout dites bien que cela nem’atteint pas. Et envoyez-moi le journal, n’est-ce pas,Robartz ?

III

Le poêle de faïence blanche ronflait sous leplafond bas, dans le petit sous-sol où entre eux, l’hiver, ilsprenaient leurs repas. Un jour mou, tamisé par la danse desflocons, glissait à travers le tulle des vitrages et assourdissaitles bouquets fleuris du chemin de table. Ils étaient là au chaud dela houille, séparés de la cuisine par une porte vitrée, tendue decretonne claire. Un air de logis hollandais s’animait aux surfaceslisses et brillantes des carreaux de Delft bleu tendre qui, avecdes moulins, des ponts et des scènes de patinage, à mi-hauteur,recouvraient les murs. Le bahut aux vaisselles dans l’anglereluisait, ciré d’un vernis de vieux tableau. Bethannie aimait lescuivres : toute une famille de cafetières, de grands et petitspots à lait entouraient le samovar rose sur l’étagère. La pièce,avec ses gros paillassons torsés, ses chaises à fond de feurre, soncadran d’horloge à rais de soleil dans sa gaine brune, était tiède,intime, familiale. Wildman, après le travail, y goûtait des aisesde repos et de sieste.

Il poussa la porte, vit sa femme assise à latable, son fils près d’elle. Tous deux immobiles, la main sur lanappe, attendaient.

– Je vous demande pardon, dit-elle, je nevous aurais pas envoyé l’enfant si j’avais su que vous aviez dumonde.

Il prit sa place habituelle, le dos au feu,passa sa serviette dans le col de son veston.

– C’était Robartz, le journaliste, dit-ilnégligemment.

La cuisine s’entr’ouvrit. Dans une chaleur defourneaux, un plat aux mains, passait Rita, la servante, une bellefille des Flandres, les bras nus, d’une vie active et silencieuse.Il y avait cinq ans qu’elle les servait. Wildman comme une imagepeinte savourait sa chair saine et rouge.

Un haricot de mouton roux fuma sur la table.C’était toujours Wildman qui, bourgeoisement, en chef de ménage,servait. Il plongea la cuiller, emplit à demi une assiette qu’ilpassa à Bethannie. La vapeur blonde spiralait jusqu’à la lampe encuivre fixée par des chaînettes au plafond. À travers lefloconnement, il sentit qu’elle appuyait sur lui son regard. Elleattendit que Rita fût rentrée dans sa cuisine et puis elledisait :

– Qu’est-ce qu’il venait faire,Robartz ?

Il se défia, déterminé à lui cacher levéritable motif de la visite du reporter.

– Oh ! rien, dit-il en choisissantun morceau sans graisse pour l’estomac débile de Jorg.

Bethannie piqua une bouchée, et, la voixlégèrement frémissante, elle insistait :

– Vous n’auriez pas dit cette chose àl’enfant s’il n’y avait pas eu un motif.

Comme il ne répondait pas tout de suite, sabouche mince se plissa, ironique et méprisante.

– Robartz sans doute est venu vousdemander un article pour un de ces mauvais journaux comme il n’envient que trop dans cette maison ?

Alors il disait doucement, courbé sur sonassiette, mangeant à grands coups de fourchette, selon sonhabitude :

– Tu sais bien, femme, que je n’écris pasd’articles.

Il évitait de la regarder. Après tout,pensait-il, Robartz a peut-être exagéré. Il sera toujours tempsd’avertir Bethannie quand la nouvelle sera confirmée.

Elle lui vit au front un pli lourd, dans lenuage chaud du haricot.

– Mon Dieu, fit-elle en riant et sereprenant à le tutoyer, ce que je t’en dis, c’est pour ton bien. Ilne faut pas qu’un homme comme toi se risque à des rapports tropsuivis avec le monde taré des journaux.

Il secoua la tête.

– C’est avec les journaux que l’on remueaujourd’hui les couches profondes de la société. Un journaliste,tout comme l’écrivain de livres, est un semeur.

– Oui, oui, je sais, mais tous ensemblevous semez plus d’ivraie que de bon grain.

Il ne sut si elle plaisantait ou si elleparlait sérieusement. Même plus jeune, dans l’abandon de leur vied’amour, elle l’avait toujours dérouté par une nuance dedédoublement où elle se gardait secrète.

Il s’éprouva diminué pour avoir manqué defranchise. Une animosité vague le travailla, un ferment de rancunecontre la sottise du monde et sa propre lâcheté. Lui-même n’étaitplus qu’un dieu déchu, parmi la débâcle pitoyable des dieuxd’Épiphanie. Il se vit à la merci de l’événement, dansl’aventure du reflux.

Sa maussaderie s’étendit, retomba dans levide ; et il ne parlait pas, il n’éprouvait le besoin de riendire. Devant lui, Bethannie, en pinçant les lèvres, l’observait.Elle n’avait jamais été belle, le nez mince et long, la bouchegrande, d’une ardeur sèche de brune. Ses narines palpitantes etnerveuses exprimaient la violence et la sensualité. Ses yeuxbrûlaient d’or et de fièvre, différents d’expression, asymétriques,l’un presque fixe, d’éclat minéral, l’autre moite, plus pâle etenveloppant.

Un être lascif, un joli instrument de plaisir,au temps nuptial, avait tressailli dans ce corps souple, chauffé desang et de bile. Leurs noces avaient été ardentes, candides,joyeuses, dans le vieux jardin aux ombres profondes comme un boismythologique. Wildman, de tout son cœur sauvage, l’avait aiméecomme la sœur des faunes humaines qui passaient dans ses livres. Ilavait eu près d’elle l’illusion d’une jeunesse éternisée dans unebeauté de vie un peu primitive.

Et puis le désir passionné de l’enfant petit àpetit aigrissait cette sève qui n’avait pu être maternelle. Quandenfin, au bout de six années d’attente, ils avaient eu leur petitJorg, la nature, trop longtemps inexaucée, l’avait changée. Ellefut fuyante, dissimulée, d’une volonté sournoise qui patiemmentrâpait la sienne. Elle était tombée à une dévotion étroite. Ellen’eut plus que la passivité charnelle, dans la mort de sa grâceaduste et mousseuse. Il vint un moment où avec effroi il s’aperçutqu’elle lui disputait la tendresse de l’enfant. Il dut lutter,redouta de la sentir la plus forte dans sa passion jalouse. Et, aurebours de sa nature, elle ne cessait de se montrer soumise, d’unefroideur jouée et correcte.

Une gêne, l’ennui des situations fausses pesasur la fin du déjeuner. Il se vit déjoué dans sa petite comédie dedissimulation. D’énervement il renversa la carafe.

– Voyons, ce n’est pas une raison s’ilt’arrive quelque contrariété, fit-elle sévèrement.

L’enfant, entre eux, pâle, sans une parole lesregardait. Sa croissance, sevrée de jeux et de grand air,languissait. C’était une de leurs querelles : il eût voulul’élever virilement, dans une poussée franche de nature. Son rêveeût été de se réaliser en lui, d’en faire un homme libre et fort,dans la beauté unie du sang et de l’intelligence. Elle, aucontraire, d’une maternité farouche, le couvait dans sa chaleursèche de vie, comme une fille. Elle l’avait mis à l’école chez lesprêtres, confiante seulement dans une discipline strictementreligieuse. Il récitait des pages entières du catéchisme, leslèvres blanches, d’un souffle de voix léger. Sitôt qu’il essayaitde courir, il tombait, les jarrets fauchés, et il était trop joli,d’une délicatesse frileuse, avec des yeux malades de vieilhomme.

Bethannie, depuis quelque temps surtout,réprouvait avec violence les idées de Wildman, les jugeanthérétiques et damnables. Elle avait pris en horreur ses livres.Elle n’admettait pas qu’il en parlât devant Jorg.

Deux fois le mois, des amis arrivaientdîner : c’était une tradition de compagnonnage batailleur etcordial. On était une dizaine, poètes, peintres, démocrates, àremuer des idées. Le vieil et doux Raban, le terrible polémiste,avec ses regards mouillés d’enfant, parlait d’envoyer tous lesconservateurs à la guillotine. Le peintre idéaliste Efferts,diffus, congestionné de théories, la barbe et les yeux d’un apôtre,promulguait un art austère, liturgique, solennel. Le poète Ardens,effréné, candide, exprimait son rêve d’aller finir sa vie dans unesavane, avec un rifle et un cheval rouge. Mirmon, le socialiste,les étonnait par son âme coupante et glacée. L’agape étaitabondante avec simplicité, d’une gaîté flamande qui parfois sonnaitcomme une kermesse d’esprits. Bethannie, ces jours-là, serenfermait avec Jorg dans sa chambre. Mais d’en bas le bruitquelquefois montait jusqu’à eux. Elle prit le parti del’emmener ; ils eurent, chez des amis qu’elle ne nommait pas,un refuge. Wildman, dans sa bonté d’homme faible, aimant la paix etle silence autour de son travail, souffrait, pardonnait. « Ilme suffira de vouloir quand le moment sera venu, » pensait-il.

Rita alluma le réchaud, mit sur la table lapetite bouilloire et la théière. Wildman généralement prenait deuxpetites tasses de thé abondamment sucrées. Un silence lourd pesaitdans l’air chaud. Au dehors la neige ouatait les bruits, les voixsemblaient monter du fond d’un puits. Il pensa à Robartz, toutrepassa. Une sensation étrange, dans la maison morte, soudain lerecroquevilla. C’était, à une grande profondeur en lui, vaguementcomme le mal d’une souillure sur sa vie. Il était pauvre et nu dansune misère de délaissement, sous l’injurieux stigmate qui ne s’enallait plus. La petite pièce aux joyeuses plaques de Delft et auxcuivres clairs, les visages autour de la table familiale sereculèrent, il fut enveloppé d’ombre.

Sur un signe de la mère l’enfant ensuite selevait, avançait son front. Et à la tiédeur de cette petite chairpâle près de la sienne, il tressaillait.

– Qu’y a-t-il ? Où vas-tu ?

– Mais à l’école, je suppose. C’estl’heure. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? fitBethannie.

– Ah ! oui, l’école, c’est vrai.

Il eut soudain besoin de chaleur et de vieaprès le froid de l’abandon et la solitude. Son cœur dégela, ilbaisa longuement son fils. Et, en souriant, les yeux humides,humblement il demandait à sa femme :

– Je t’en prie, laisse-le-moi cetteaprès-midi ; la maison est si vide quand il n’est plus là.Dis, mon chéri, nous irions jouer ensemble au jardin, nous ferionsun bel homme de neige !

À l’évocation de la statue de neige, l’œil del’enfant une seconde vivait.

– Oh ! oui ! l’hommeblanc !

– Tu l’entends, Annie ! disaitWildman avec une voix de prière. Je t’assure, cela me fera du bien.Il y a des moments dans la vie…

Il abdiqua la force mâle. La femmesouverainement régna par-dessus la passion souffrante du père, lapetite âme comprimée de l’enfant.

– C’est tout à fait déraisonnable,dit-elle, il ne faut jamais mettre un enfant entre un caprice et ledevoir.

Encore une fois il fléchit, hocha mollement latête. Il n’était plus le même homme qui, devant sa table detravail, osait être un humain libre. La bonne maintenant passait àJorg son manteau et ses mitaines.

– Écoute, femme, dit-il. Accorde-moi aumoins que j’aille le prendre moi-même après la classe. Rita luimettra ses petites bottes fourrées. Je le mènerai jouer dans laneige au bois.

– Si tu le veux ainsi, répondit-elle d’unair de soumission, je ne puis te le refuser. Rita, faites comme sonpère le demande : mettez-lui ses petites bottes.

Wildman était heureux.

– Tout à l’heure tu me trouveras à laporte ; je mettrai de gros gants pour faire des boules…

Les petits talons remontèrent l’escalier, laporte de la rue battit.

– C’est que, vois-tu, Bethannie…

Un besoin d’expansion le gagnait. Il fut surle point de lui révéler le motif de la visite de Robartz comme unechose plaisante et qui ne le touchait pas. Mais le tabac avait malpris dans sa pipe : il fit craquer une allumette, tira degrosses bouffées. La bonne sensation passa.

La chute muette, continue des flocons semblabloquer la maison très loin des autres, dans un désert de plumes.Le silence intérieur bourdonnait comme un grand coquillage.Bethannie sentit se gonfler sa force. Elle fit le tour de la table,vint lentement à lui, avec son œil fixe et brûlant, la fissuremince de sa grande bouche sensuelle.

– Si tu as quelque chose à me dire,fit-elle, pourquoi me le cacher ? Je le saurai tout demême.

Wildman à présent riait dans sa barbe couleurbière de mars.

– Voilà, dit-il, il se prépare une grosseaffaire, oui, une affaire qui pourrait bien faire monter mestirages : on m’a demandé le secret.

Tous deux s’aperçurent hostiles etclandestins, dans leur mutuelle duplicité. Wildman eut hâte de seretrouver dans sa vie d’idées, près de ses oiseaux. Il grimpal’escalier, vit ses papiers épars sur sa table, fut remué d’unegrosse peine :

– Tout de même, murmura-t-il, ce seraitaffreux !

IV

Le courrier du lendemain lui apporta l’articlede Robartz. Deux colonnes, en première page, encadraient sonportrait d’après un cliché un peu usé.

Son cœur d’auteur battit, comme au temps desdébuts ; ses yeux, le long des lignes, rebondissaient,allaient instinctivement aux signes typographiques quireprésentaient la louange, la sympathie, la protestation. Robartzavait écrit un véritable réquisitoire contre les juges, avec denombreux points d’exclamation. Après tout, c’était là pour Wildmanun plaisir vierge, l’inédit d’une sensation. Le journalistesemblait parler au nom de la clientèle entière du Clairon,exprimer les sentiments de tous les esprits libres. Wildman enavait vraiment chaud au cœur.

Il relut une seconde fois l’article, pluslentement. Robartz avait fidèlement noté le glissement mou de sespantoufles de feutre, ses coups d’épaules bourrus, sa barberamassée dans la paume de la main, la violence joviale etméprisante de ses reparties. Il goûta la description de son cabinetde travail en pleine vie verte, parmi l’éventement lourd desplantes à grandes feuilles et le bruit des volières.

– C’est cela, c’est bien cela, disait-il,amusé de la netteté de l’observation. Étonnant ceRobartz !

De tout l’article résultait l’image d’un hommeà large carrure intellectuelle, incarnation supérieure d’une racefranche. « Wildman, écrivait le reporter, est l’apôtre dunouvel évangile, du véritable évangile humain promulguant lasainteté de tout l’être et dénonçant le bonheur comme fin suprêmede la vie. »

– Ah ! Ah ! voilà une idéejuste, c’est bien cela, répéta-t-il, en pesant sur les mots. Ilfaudra bien que les juges s’en rendent compte.

Parfois le panégyrique déviait : il étaitcomparé à un héros, à un fleuve, à une tonne de bière, àUylenspiegel. Il en éprouvait un malaise léger et faisait claquersa langue. Malgré ces défaillances, l’article avait de l’ardeur etde la foi ; il exprimait les idées génératrices de son œuvre,disait la probité constante de son labeur. La suprématie que seslivres lui avaient conquise le mettait au-dessus des attaques d’unparquet.

Wildman eut là un bon moment, allégé, quiet,intime. Il vit la confusion des magistrats, savoura leur défaitedans une joie humaine de force et de triomphe. Et puis ce sentimenttrop personnel s’élargissait ; il songea à l’éternel conflitentre les hommes cristallisés dans l’application des véritésimmuables, en dehors de l’évolution de la conscience, et ceux quitiennent la notion du mal et du bien pour relative, soumise à laloi générale des transformations. La justice, en sa fin la plushaute, ne devrait-elle pas être la forme vivante de cettesensibilité morale, mouvante et toujours plus déliée selonl’avancement des sociétés ? Les religions, le rapport de lacréature à l’ensemble de l’univers, la structure des cerveaux, lapsychologie de la vie incessamment se modifient. Dans un état desubtil affinement, l’esprit, travaillé de pressentiments,transporté par un sens prophétique en dehors des contingencesimmédiates, finit par vivre d’une vie ultérieure en une exaltationde rêve et d’hypnose qui le soustrait aux morales courantes. Seslivres à lui, dans leur libre idéal de vie plénière, devançaient letemps où les antinomies de l’être double, physique et psychique,seraient ramenées à l’unité des lois organiques. « Oui,songeait-il, toute la vie incessamment marche vers une expansiontotale du type humain s’égalant finalement aux conceptionssuccessives du divin. La chair, l’instinct, dans la beautéreligieuse du monde, s’apparaîtront sacrés, inductifs de toutebonté, de toute pureté et de tout amour. » C’était lefondement de ses fables, la substance solide que, depuis huit ans,il mêlait à la grâce et au rire de ses fictions.

L’orgueil monta : il fut le navigateurperdu aux déserts de glace et qui voit au loin surgir une riveverte. Il tendit le poing vers l’église, sur la berge opposée,cria, en un rappel du titre de son livre :

– Terre libre ! Terrelibre !

Ce fut comme le cri même de sa vie, la fièrerevendication de toute l’humanité qui, à son exemple, réclamaitl’autonomie de la conscience individuelle.

Sa pensée courut ; il fut au centre de sacréation. Ah oui ! Fini de rire, les beaux seigneurs et lesdemoiselles de l’Empyrée ! L’ombre de la Croix les signait auxépaules, comme de la chair d’abattoir. Les Bergers avaient vupasser les dernières faunesses. Ils les avaient touchées du bout dudoigt et ensuite, à petites fois, ils avaient léché le goût de mielresté à leurs papilles. Un très vieux sylvain parfois, pour allégerleur peine, jouait sur son galoubet un air heureux du temps desidylles. Celui-là les avait follement aimées toutes, les petitesnymphes du bord des eaux aussi bien que celles des dessous de bois.De son sabot fourchu il avait rebondi aux rondes qu’elles nouaientsous la lune rose, dans les clairières. Et à présent, devenuaveugle et mené par la charité d’un toutou qui avait été leterrible Cerbère, il mouillait d’une économie de salive d’agilesmodulations qui rendaient leur tristesse voluptueuse. Le petitgaloubet, frêle et aigre, gémissait, vibrait, palpitait, comme lerire et le sanglot des âges. Et puis, il n’était plus qu’unsouffle, le vent léger d’une flûte d’aveugle sifflant la follechanson. Dans les silences du vieux monde on entendait un peu detemps encore ce filet de musique, mais de minute en minute ilfaiblissait, perdait ses notes comme si, un à un, les doigts quialternaient aux trous se glaçaient. Plus diaphanes et lointaines,effacées dans du crépuscule, les nymphes plus mollement mouraientvers les derniers sons.

Cependant, Attis-Adonaï, dans l’orage mou,saccadé des sistres et des tambourins, mourait, renaissait, adorédes mères et des amantes. La volupté du périssable donnait le goûtdu sang, des supplices et des larmes. La plupart des vieux dieuxétaient morts d’usure, de tristesse et d’abandon, comme desreliques démodées. Quelques-uns toutefois s’étaient enrôlés dansles métiers. Vulcain, farouche et tirant la jambe, incapable de lessuivre en leur exode, depuis longtemps s’utilisait chez un forgeronde village. Mercure, aux pèlerinages, de longs rubans de chapeletspendant à son éventaire, débitait des articles de piété. Mars, ledieu terrible, coiffé d’un shako à pompon, commandait à Gerpinnes,gros bourg de Wallonie, les milices qui, en l’honneur de sainteYolande, tiraient des bombardes. Junon, paraît-il, s’était établiesage-femme dans une petite ville qui s’appelait Dendermonde.D’anciennes petites femmes des bois, des nymphes renégates, ledélice des silènes, pour vivre s’étaient laissé béatifier :les mains doucement croisées, elles étaient entrées dans laconfrérie des petites saintes de la légende dorée. Thémis seule àpeu près proprement vivait d’un viager que lui avait assuré lacession de ses balances.

Le petit vertige encore une fois monta :Wildman, sa barbe dans sa main, riait. Il imagina que, dans lesclartés de l’aube, un petit enfant en jouant soudain brisait lesfameuses balances d’or qui avaient pesé la vie et la mort du monde.Toute la terre tressaillait de rire : on s’apercevait qu’ellesavaient été faites d’un alliage frauduleux, si lourdes du côté oùse pesait le mal que le bien, dans l’autre plateau, ne pesait pasle poids d’une plume d’oiseau. C’était la vieille loi du châtimentet du péché qui s’en allait avec cet attribut des antiquesjuridictions, trempé du sang de Prométhée et de Jésus. Aussitôt,dans le vent furieux des robes, comme un battement d’ailesnocturnes, se dispersait la déroute du peuple noir, hommes de loi,procureurs, juges, toute la tourbe pharisaïque et routinière quiavait vécu du bénéfice des faux poids, dans la crédulité stupidedes âges.

L’idée se présenta, véhémente, caricaturale,avec l’outrance qui enflait le génie de Wildman. Joyeusement il lafixait en marge d’un feuillet. Ah ! ah ! il en ferait unjoli massacre de ces suppôts de parquets, de ces pourvoyeurs degeôles, entraînés avec le mensonge des dieux dans la bousculade duvieux monde ! La vie, comme aux heures libres, remua sa barbe.« Ce n’est pas pour rien que je m’appelle Wildman, l’hommesauvage », se dit-il.

Il essaya de se mettre au travail pendant quela création battait entre ses tempes. Il jetait des mots, tiraitsur sa pipette. Mais le rythme boitait ; des intervalless’interposèrent entre la petite secousse cérébrale et l’écriture.Il dut reconnaître que le fluide lui manquait, il pensait toujoursà l’article de Robartz.

Wildman s’irrita, finit par abandonner laplume. Son front brûlait. Il alla s’appuyer au froid des vitres,dans le reflet dur du grand paysage blanc. Les frimas, comme deslilas, fleurissaient les rameaux lourds. Des tamaris sefiligranaient de coulures de verre filé. Les saules ressemblaient àde gros moutons laineux. Autour des minces glaçons, gondolaient lessoufflures courtes de l’eau noire.

D’une courbe sa sensation franchit l’espace,rejoignit une date du passé. Il se rappela un pareil matin d’hiverdans la mort blanche de Portmonde. Sous des chutes de plumes decygnes se duvetaient les petits toits du Béguinage comme lesBethléem des images gothiques. Une solitude virginale emparadisaitle Lac d’amour, diaphanisé de cristaux, orfévré de bijoux d’argent.C’était le rêve délicat d’un printemps théologique, gelé au borddes Fontaines de grâce, avec des capes errantes de petites béguinespâles autant que la toison de l’Agneau mystique.

Il y avait de cela vingt ans ; il étaitparti pour quelques jours seulement ; et un enchantementl’avait retenu là tout un mois. Ce fut une crise dans sa vieviolente et saine : il eut la nostalgie des cloîtres, dusonge, de la vieille foi à mains jointes. L’énormité des églises,le silence des rues, l’eau dormante des canaux pesèrent : ilse sentit mourir mollement de cette vie qui, goutte à goutte,tarissait, lente de pus, lourde de sanies, comme aux plaies ducorps divin, sous les porches, bruinait la rosée suprême del’Immolation. Fauché dans sa force, il avait dû faire un effortpour fuir.

Ironies de la destinée ! La ferveurfiliale de son culte pour la ville martyre n’avait rienempêché ; c’était de Portmonde même, de l’antique cité quicommandait à la mer, qu’étaient parties les poursuites. Wildmantout à coup souffrit d’amertume, de colère et d’orgueil.

Après tout, cet attentat à sa foi libred’écrivain ne pouvait venir que de la cité léthargique, pourrie detombes et de cryptes, renfoncée à l’ombre de ses basiliques et deses couvents. Portmonde-la-Morte, ah oui ! Dans aucun autrecoin du monde on n’eût trouvé un parquet pour incriminer le largeesprit de ses livres ! Et de nouveau l’événement luiapparaissait d’une bouffonnerie énorme. D’ailleurs, attendons, sedit-il. Peut-être ce n’est là qu’un simple ragot de couloirs.

Il revint à sa table, voulut se relire. Il seretrouva étranger et froid devant ces parcelles chaudes de sacérébralité. Il écrivit dix lignes à Robartz pour le remercier,répondit à un de ses traducteurs qui lui soumettait une difficultéde transcription, informa son éditeur.

Et ensuite il demeurait sans idées, à regardertournoyer contre les vitres les freloches de la petite neigeclaire, légère qui depuis un instant recommençait à tomber.

Le babillage des perruches bientôt accrut sonénervement ; le poêle, trop chargé de cendre, crépitait, d’unecombustion dormante. Il sentit monter le froid, se détermina àfourgonner lui-même le creuset. Il s’accroupit, tapa du tisonnierdans la houille dense ; une poche d’air creva à travers un volde paillettes.

Quand il releva la tête, Wildman vit sa femme,droite devant sa table, dépliant le Clairon. Il fit unpas, avança la main.

– Laisse cela, dit-il.

Mais déjà elle lisait la nouvelle en tête dujournal. Elle fut soudain très pâle, les yeux ardents, et dans sonpoing crispé elle serrait la feuille contre sa poitrine.

– Je veux tout savoir…

– Eh bien ! je te dirai, maisrends-moi ce journal.

Elle recula, lui faisant face, le corps raidi.D’une voix sourde, machinale, elle répétait :

– Poursuites contre l’écrivain Wildman…contre l’écrivain Wildman…

Il fut sur le point de se jeter sur elle. Maistout à coup elle poussait un cri, se lançait vers la porte et encourant montait l’escalier. Wildman frappa son poing dans le vide,fit très vite deux tours de la chambre et ensuite il s’arrêtaitdevant le portrait de son fils. L’image aux joues pâles, au fronttrop lourd, sembla la destinée mélancolique de la maison. Une ombrela voilait comme descendue des limbes, flottante autour de sa fleurde vie frêle. Le grave génie d’Efferts avait passé là, l’âmeapitoyée d’un maître sensible et rude.

– Enfant ! mon enfant !appela-t-il dans une détresse.

Sa voix en ondes molles frissonna dans lachambre familiale. Elle parut intercéder auprès des puissances dela nature, invoquer le faible cœur muet de ce fils qui luiéchappait. Un silence de solitude et d’hiver glaçait la maison. Ilprêta l’oreille, crut ouïr un bruit pesant à l’étage. Il alla versl’escalier, cria :

– Bethannie !

Elle se taisait. Une chaleur soudainremonta : il voulut la disputer à elle-même, à son espritétroit et révolté. Il atteignit le palier, fit jouer despoignées : elle s’était enfermée. De nouveau à mi-voix, appuyéau chambranle, il l’appelait. Son cœur battait d’attente, d’espoir.Mais la chambre restait close, sans un signe de vie, dans le froidde la maison. Alors il espéra pouvoir entrer par le cabinet detoilette. La porte cette fois ne résistait pas ; il pénétraitet la voyait, tombée de son long, en travers du tapis, le journaldans la main.

– Annie !

Il s’était agenouillé et lui soulevait latête. Une raideur de catalepsie durcissait ses membres. La mortpassa, fut au cœur de Wildman. Il lui arracha des doigts lejournal, le jeta en boule sous le lit. Et toujours l’appelant dusein des ombres, il la baisait sur les cheveux.

Un frémissement à la longue courut ; ellefut secouée de détentes brusques, rapides ; et il soufflaitsur ses yeux à petites fois.

– Quoi ? qu’y a-t-il ?

Elle se chercha, les regards lents, encoreévanouis ; puis le sens, irréel, lointain se précisa.

– Poursuites contre l’écrivainWildman ! Ah ! Ah ! c’était donc cela !

Il la prit dans ses bras.

– Je t’en supplie ! Ne sois pas pluscruelle que mes pires ennemis.

Les nerfs mous, elle alla rouler sur le lit.Elle sanglotait dans les oreillers :

– Mon pauvre Jorg ! Mon pauvreJorg !

Lui aussi avait pensé à son fils, comme à unrecours pour lui-même. Le cri de la mère fut bien plusprofond : elle s’oublia pour ne pleurer que sur l’enfant.

– Écoute, femme, dit-il, il arrivera unjour où notre fils apprendra l’outrage qui fut fait à son père.C’est moi-même qui le lui dirai. Il pourra juger alors à son tourentre le monde et moi. Il aura lu mes livres.

Elle se redressa. Appuyée sur ses poings, ellele défia.

– Je les brûlerai plutôt page par page,j’en enterrerai la cendre. Quand il me demandera quel homme étaitson père, je lui ferai croiser les mains et nous prierons.

L’affreuse parole l’écorcha vif. Il se sentitpoussé vers l’ombre, avec le mépris de la beauté de son œuvre entrel’enfant et lui. Il fut mort soudain : la cendre de ce quiavait été son cœur, son haut cœur de poète et d’apôtre,l’ensevelissait dans sa propre maison.

– Annie ! Annie !

Une dernière fois, il l’appelait comme du fondd’un naufrage.

Elle eut la brûlure de ses deux mains à lanuque. Avec une violence passionnée il l’attirait. Elle ne put sedéfendre contre le grand baiser dont il lui mangeait la bouche. Unvertige triste d’amour et de haine passa.

– Va-t’en, cria-t-elle. Rien que desentir ton baiser, c’est comme si je trompais Dieu !

– Dieu, fit-il, c’est l’amour, c’est lavie. Écoute-le doucement nous parler de réconciliation, après nousêtre détachés de nous-mêmes.

Elle le repoussa.

– Non, non, taisez-vous. Dieu, c’est lacrainte du péché. Allez-vous-en, j’ai horreur de moi comme de vous.Je n’ai plus que mon fils. Je le sauverai, je le défendrai contreson père.

Des siècles de servage, de foi étroite etfurieuse les séparèrent. Ils furent aux pôles opposés, dans lefroid d’un désert. Il se trouva sans forces pour lutter contre ledieu de la mort.

– Femme ! Femme ! gémit-il, ilst’ont prise à moi ! Me reviendras-tu un jour ?

– Oui, le jour où l’écrivain Wildman sesera repenti.

Il descendit, l’hiver l’emprisonna derrière lavitre. Il s’était jeté dans un fauteuil, rallumait des pipes coupsur coup. Toute force de vie était morte, son cœur grelottaitd’ennui, de fièvre. Un grand silence s’était fait dans la maison.Il sut par Rita que Bethannie était partie chercher Jorg à l’école,qu’ils ne rentreraient pas dîner. Mais l’après-midi des coups detimbre retentirent : l’Indépendant,l’Observateur, le Matin lui envoyaient desreporters. Un mouvement anima la rue, des voitures stationnèrent.Il condamna sa porte, goûtant une joie amère à se trouver seul.Vers le soir seulement, il endossa son manteau, partit vers lebois : il avait besoin de solitude et de nature. Les arbres,la grande neige vierge lui donnèrent un apaisement. Un merle à lalisière d’une futaie, en rebondissant comme une pelote d’étoupe,grasseyait. Sa grosse voix roulante et mouillée, déjà égouttait duprintemps dans le soir gelé. Wildman sentit revenir la vie, laconfiance à travers la légère âme prophétique de l’oiseau. Ilaspira à la joie et à la force.

V

La nouvelle tout d’une fois ricochait,ronflait comme un palet à travers l’opinion publique. Les grandesfeuilles aussi bien que les petites s’accordaient à blâmerl’ingérence du parquet dans une question de moralitélittéraire.

Wildman, par son talent, son caractère, ladignité de sa vie, domina ; il sembla n’avoir jamais été siintact dans la beauté de son œuvre. Les jeunes revues surtoutconspuaient les juges. On apprit ainsi l’existence d’unM. Moinet, le juge d’instruction, qui, sans tout ce bruit, sefût éteint de néant et d’oubli dans les silences d’un chef-lieu. Ilse propagea que ce personnage, ridiculisé par d’antérieuresprocédures vexatoires, avait pris l’initiative des poursuites. Unbillet de Robartz informa Wildman qu’il préparait une révélationsensationnelle. Il y eut des caricatures ; la plus suggestivefut l’image d’un satyre coiffé d’une barrette et affublé d’unesoutane. On vit par là la main des prêtres dans l’affaire, etl’érotisme fut du côté des juges comme une infirmitéprofessionnelle. Wildman s’amusa de l’allégorie, il la garda sur satable deux jours et puis elle disparut. Il se douta que Bethanniel’avait jetée au feu.

La combattivité, la violence, la tristesseluttèrent en lui. Il eut la fierté de la grande clameur qui levengeait, il trembla pour cette chose délicate et suprême, laconscience d’un honnête écrivain. Sa vie en restait blessée, avecl’impression indéfinissable d’une plaie sourde. La solitudeintérieurement l’enveloppa, tandis qu’au dehors le cri public luifaisait cortège. Bethannie l’évitait, les yeux froids. D’affreuxsilences accablaient leurs repas. Il n’osait plus embrasser sonfils devant elle. Il redoutait la dispute ; il n’espérait plusque dans le temps qui apporterait une détente. Cependant il nedoutait pas qu’elle ne sût tout, et elle se taisait. Un jour lascène éclata.

Ils étaient seuls dans la petite chambre auxDelft ; Jorg déjà était reparti pour l’école.

– Quelle honte, Wildman !s’écria-t-elle, votre nom est à présent dans tous les journaux,avec le signe d’infamie. Les gens de la rue lisent cela pour unsou. Allez ! ils savent bien ce qu’ils font, vos amis lesjournalistes ; chaque article est un clou qu’ils vousenfoncent dans la chair vive.

Il haussa les épaules.

– Auparavant, c’était une autre chanson.Il n’y avait jamais assez d’éloges autour de mes livres et, alors,c’était l’envie qui en était cause.

– J’étais encore dans l’état de péché,répondit-elle. J’étais la femme que vous aviez faite à votre image.Je ne croyais pas que c’était outrager Dieu que de mal parler del’amour des créatures. Je n’ai vu clair que le jour où il m’estvenu un enfant. J’ai compris, à ma peur de le perdre, que Dieum’imposait le devoir de l’élever pour l’expiation de mes erreurs etdes vôtres.

– Démence ! s’écria Wildman. Vousavez tué la vraie religion dans Jorg ! Et maintenant vous tuezen lui la vie !

La fureur, l’esprit barbare des théologiesdéborda.

– Dites plutôt que je voudrais étoufferen Jorg le sang mauvais ! fit-elle impérieusement.

Une angoisse mortelle le raidit. Il laissatomber le mot qu’elle retenait.

– Tuer en lui son père, avouez-ledonc !

– Je veux son salut et notre salut à toustrois.

De nouveau il sentit se lever les forcesinconnues. Les ombres conspirèrent ; elle fut devant la mainsecrète qui la poussait. Nettement, il eut l’impression del’ancienne société se levant contre la conscience nouvelle. Laquerelle intestine continuait la grande bataille du livre, de latribune, de toutes les formes de l’esprit libre. Il sentit sereculer la vision délivrée des âges.

– Vois-tu, Bethannie, dit-il sans colère,tu oublies trop que je dois être ici un maître pour toi et pourl’enfant. Cependant je te dirai simplement ceci, c’est que le salutde notre fils viendra de moi ; ma volonté est qu’il devienneun homme.

– Eh bien ! fit-elle en riant, lavie en décidera.

Son assurance plana comme une menace. Il lavit repliée d’opiniâtreté, de silence contre lui qui pensait sa vieau grand jour : elle en était bien plus terrible. Tout lemystère de la maison, l’intimité si redoutable de la famille luiappartinrent. Elle ne cessait pas d’être l’empire sournois et rusédu féminin s’affrontant à la sagesse mâle. C’était la revanche delongs siècles de condition avilie, cette révolte de la créature auxpoils touffus d’animal, dans le principe vital, le flux des racessorti d’elle. L’enfant, elle le réclamait comme un bien, comme unepropriété que lui octroyaient la souffrance, le don de sa vie dansles noces fructifiées. Elle qui à peine avait droit à sa chair,marchandée et conquise par un maître barbare, s’arrogeaitl’incarnation filiale comme la continuité de sa substance. Auxrégions de l’élémentaire ainsi régnait l’âme inférieure.

La personnalité de Wildman était confiante,heureuse, impulsive. Il avait la faiblesse des hommes qui viventdans le rêve et l’avenir. Son esprit au-dessus de lui faisait de lajoie et de la lumière, quand sa vie encore était dans l’ombre.« Après tout, pourquoi m’inquiéter à l’avance ?pensa-t-il pour la centième fois. Quand je voudrai, je casserai lesrésistances. Ce n’est pas pour rien que je suis l’Homme sauvage dema race. Qu’il s’agisse de Bethannie ou des juges, je seraitoujours le plus fort, puisque je porte en moi l’Idée. »

La date du dîner de quinzaine approchait. Ellel’avertit qu’elle fermerait sa maison plutôt que de recevoir encoreses amis. Elle se défiait surtout de Raban, d’Ardens et de Mirmon,tous trois païens et libres-penseurs. Il plia, leur écrivit à tous.Raban tout de suite répondit ; il regrettait que le dîner fûtremis et bénissait les poursuites. Son âme de barricadierexultait : la lettre, bourrue, violente, juvénile, sonnaitcomme un tambour de guerre. « Bravo, mon vieux ! il étaittemps que les écrivains fussent un peu secoués : ons’aurifiait dans la sécurité, comme des dents gâtées. Je délire quece soit toi, un fort, par qui l’on ait décidé de commencer. Laliberté de l’esprit humain n’est fructueuse qu’à travers un peu demartyre. Je suis pour les bûchers et les cachots de l’inquisition.C’est ça qui avance l’heure de la grande humanité ! Donc,debout ! Un vieux récidiviste comme moi ne désespère pas det’avoir quelque jour pour voisin de geôle si, comme j’en fais levœu cordial, leur fameuse morale outragée te vaut les loisirsféconds de la captivité. En attendant, brave ami, j’exécute en tonhonneur, par-dessus les cadavres des vieilles idoles, une dansed’Apache ivre. »

Wildman ne partageait pas ce goût dusacrifice. « Raban, songeait-il, boit à plein verre unhéroïsme rouge qui lui tourne la tête. » Peut-être, s’iln’avait pas été directement en cause, il aurait aussi dansé sadanse d’Apache. Au contraire, le poète Ardens rugissait de colère,de douleur, il fut bien plus près de son cœur. Efferts eutd’obscures paroles d’illuminé, comme un moine dans son cloître. Ilévoqua l’être suprême, les retours de conscience, la beautéefficace du rachat par la pénitence. « Celui-là, se dit enriant Wildman, n’a rien compris : il n’y a qu’un peu plusd’ombre sur lui ; et sans doute le songe déjà l’arepris : il ne pense plus même à moi. »

Mirmon, le socialiste, un ami sûr pourtant,mais dénué d’art, à peu près seul se montra froid. Il professait lanécessité pour l’artiste de se conformer à la moralité courante.Son idéal de régénération sociale était cérébral, austère,abstrait, excluait toute sensualité. À cinquante ans, Mirmonpassait pour n’avoir jamais connu la femme et il était très pauvre,vivait du produit des petites brochures à un sou qu’il écrivaitpour le parti. Son mysticisme sec, intolérant, précis, brûlait sanschaleur à côté du spiritualisme enflammé, vague, sacerdotal deEfferts, officiant ses messes d’art avec des paroles de diacre.Wildman, large et débridé comme Pan, avec le battement sonore detoute la vie dans ses tempes, les rabrouait tous deux d’unhaussement d’épaules jovial.

L’ennui, l’attente, l’angoisse l’accablèrent,la régularité de sa vie méthodique, soumise à des retours ponctuelsd’habitudes, fut rompue. Sa journée toujours s’achevait comme elleavait commencé, dans la joie active du travail, avec la trêve brèvedes repas, une promenade à grands pas, à la tombée du jour, dans labanlieue, le long des lisières du bois. Il aimait entrer chez lespaysans, lamper une chopine de bière dure dans un vieux cabaretfleurant le lait de chaux et le jambon fumé. Sa vie simple,fraîche, rurale, était celle d’un homme de la nature.

Tout fut bouleversé comme si la hersejusqu’aux racines avait passé dans son champ intellectuel. Sescahiers, avec leur flux arrêté de pensées, ressemblèrent à descarotides tranchées en pleine vie. Il détesta la maison, sessilences cassés de coups de timbre, méprisa l’inutilité de touteffort. Le cerveau congelé, sans rythme intérieur, il se résigna àtraîner ses caoutchoucs glacés dans la neige boueuse des rues. Despassants se retournaient, avertis par ses portraits dans lesjournaux ; une rumeur courait : « Voilà l’écrivainWildman ». Il était étonné que des jeunes gens inconnus sedécouvraient avec respect.

Il visita des rédactions de journaux. AuClairon, on l’acclama. Robartz fit monter de l’imprimerieune épreuve ; et assis près de la grande table maculéed’encre, sa grosse canne à nœuds entre ses gants fourrés, Wildmanenfin lisait le fameux article, la « révélationsensationnelle ». C’était l’histoire d’une instruction du jugeMoinet au début de sa carrière. Il n’était pas encore marié, vivaitdans un célibat exemplaire. L’affaire, par malheur, exigeait unecertaine expérience sexuelle. Un homme niait avoir commis unviol ; la fille n’était plus vierge, l’enquête tâtonnait.Moinet pensa à s’inspirer des lumières d’un carme, son confesseur.Celui-ci, perplexe, avoua son ignorance, finit par le déférer auxgrâces d’une Vierge de Bon Secours, célèbre dans la contrée. Et unmatin, le petit juge se mettait en marche, abattait, tête nue, lesdeux heures de route qui menaient à la chapelle miraculeuse. Onl’avait vu intercéder auprès de la sainte image, symbole despuretés, pour être initié au mystère de l’amour impudique. Il enrésulta une si abondante clairvoyance que le tribunal, àl’audience, dut modérer les commentaires impétueux del’instruction. Moinet, dans le détail circonstancié du viol, avaitdépassé l’imagination la plus libertine : il fut érotiquejusqu’au cynisme, avec un égarement vertueux.

Wildman, sa barbe jaune dans la main, étaitsecoué par le rire. Une large joie, pour la folie vierge du juge,lui moussait aux narines. Il frappa du poing la table : il sesentit triomphant dans son beau panthéisme innocent et candide.Autour de lui, les visages brillaient, une gaîté combattiveronflait. Robartz, de sa voix de crécelle, criait :

– Et voilà, maître, les hommes qui osentvous juger !

Il fut debout, râblé et trapu. Son brastourna ; il sembla la force tranquille, sûre d’elle-même.

– Eh bien ! qu’ils mecondamnent ! Ils n’empêcheront pas mes livres d’être de lavérité selon la vie !

L’âme farouche et héroïque de Raban parutl’avoir envahi. Il eut une beauté d’ardeur et de lutte : onl’admira. Wildman avec sincérité goûta le vertige léger de sesentir maître de sa destinée.

La porte battit : le rédacteurjudiciaire, un jeune avocat, entrait, jetait sa serviette sur latable.

– Wenkler, arrive donc, maître Wildmanest là, fit Robartz.

Wildman, avec sa rondeur cordiale, tendit lamain. Justement c’était Wenkler qui avait eu l’idée du satyre enbarrette et en soutane : il l’avait passée à Krakti, ledessinateur, qui en avait fait sa caricature

– Ah ! monsieur Wenkler, puisquec’est vous, laissez-moi vous dire : vous m’avez joyeusementremué. Votre satyre est une parodie digne des vieux imagiers descathédrales.

Wenkler alors disait qu’ils étaient furieuxlà-bas, Moinet surtout qui se plaignait d’avoir toute la pressecontre lui. Depuis huit jours il s’enfermait dans son cabinet, nes’en allait qu’à la nuit, d’un pas furtif. Il se refusait àcommuniquer avec personne.

– Allez ! le coup leur a été rude,ajouta le rédacteur judiciaire. Ils ne s’attendaient pas à cetteréprobation générale. Vous savez, tout est possible ; il sepeut qu’ils abandonnent l’affaire. On ne s’attaque pas à un Wildmancomme à un camelot qui propose aux passants des cartestransparentes.

Wildman, brusquement, releva la tête. Sesnarines battaient.

– Vraiment, vous croyez ?

Robartz, très haut, riait.

– Non ! non ! pas de ça !À présent qu’on nous a menacés d’un procès, il nous le fautéclatant, écrasant pour les juges ! L’opinion publiquel’exige. De la lumière, toute la lumière, n’est-il pas vrai, maîtreWildman ?

– Hé, oui ! toute la lumière, sansdoute, s’exaltait l’écrivain. Il y va de la dignité des lettres. Laconscience humaine est en jeu. C’est moi, Wildman, qui ledis !

Son cœur libre hennissait après labataille ; il redevint l’Homme sauvage de son nom. Il débitaitavec éclat des lieux communs qui, en un autre moment, lui auraientdonné la nausée. Son courage monta dans l’illusion trouble d’êtreau-dessus des juges. Et, le cou ramassé dans son collet d’astrakan,très rouge, agressif, il tapait sa canne sur le plancher, en sedandinant. Wildman de nouveau croyait à sa force, à latoute-puissance de l’Idée. Il était bien, dans son orgueil, lenavigateur débarqué dans une île inhabitée et qui va devant soi,les pas sonores, comme un roi. Il aurait pu crier encore une fois,en levant ses poings vers le ciel : – Terrelibre !

La rédaction fut unanime à déclarer que, pourl’honneur même de son œuvre, le Clairon réclamerait avecénergie les poursuites, si le parquet fléchissait.

Soudain il se vit acculé, pris à sa propreduperie d’orgueil. Tout changea, son assurance et son règne. Il futentre les gendarmes, devant les robes rouges, comme un simple hommede mauvaise conscience.

Il fit un effort, se livra.

– Soit, je vous appartiens… Faites commeil vous plaira.

À la rue, la tête chaude, l’âme molle, ensuiteil errait. Des parts de son être restaient vibrantes, électriséesde combat. N’avait-il pas avec lui la jeunesse, les générationsnouvelles, tous les esprits libres ? « Eh bien ! sedit-il, puisque c’est la lutte, nous irons jusqu’au bout. » Ilsembla que ce fût lui qui, à présent, menait le combat. La victoirepassa de son côté : il marchait à la défaite de la vieillesociété, précédé de ses trophées. Sa gloire le charma ; sesfibres palpitèrent, et il jouissait de ses nerfs en équilibre.

La ville s’alluma ; des franges de gazondulèrent. La neige sous les globes électriques fut livide.Wildman aimait le crépuscule des rues, les noirs de fusain descoins d’ombre piqués d’un papillon de feu, les miroitements delumière ricochant aux vitres. Le goût de la matière grasse l’arrêtaaux étalages devant les beaux massacres, les ventres dodus desgallinacés, les gemmes lourdes des sangs coagulés. Il subodora, enpassant, le relent des truffes, la fumure des jambons, l’effluvefaisandé des grands gibiers. Toute cette vie de la mort l’amusa.Son art coloriste, sa gourmandise réfléchirent d’ardentes etcopieuses natures mortes.

Cependant, dans le froid et l’ombre, peinaitla dense faune urbaine. De mornes visages anonymes se pressaient,faisaient des remous aux carrefours. Un labeur mystérieux lesprécipitait comme s’ils transportaient des matériaux pour descathédrales. Toutes les puissances humaines furent déchaînées, lafaim, l’orgueil, l’amour, la révolte. La ménagerie des instincts,lâchée dans la nuit, traça des ellipses subtiles et cauteleuses.Wildman croisa des vieillesses harassées, des fronts haineux, lagrâce furieuse, vénale des filles. C’était l’heure des dernierscombats avant la victoire, la défaite, le sommeil et la mort. Ilaspira l’ozone des foules, la vie s’offrit comme une mêlée héroïqueet triviale. Des fluides alors l’envahirent, orageux,sensibles ; tout le rêve remonta, sa foi dans les délivrances,le règne heureux de la nature. Le mal venait du mensonge social, dela loi de vie déviée. Les morales, les codes, les cultes enrestaient pervertis. Et à présent de nouveau il était là au cœur deson œuvre, dans la jeunesse d’un monde vierge, levé de la débâcledes vieux dieux. Ses artères battaient de fièvre, d’espoir,d’angoisse.

VI

Dehors, l’hiver se fondait aux pluies d’ouest.Les maillures noires des marronniers cloisonnèrent des ciels hauts,lavés de clarté jeune. Les peupliers en fuseau, la chevelure bassedes saules, les berges d’herbe usée pompèrent la nue molle. Laperspective blondit ; le frisson bleu, frisquet de mars,courait, grenait l’eau jusqu’aux rives, comme une chair nue. Etsous les plaques de neige, comme par des écorchures, apparut laterre grasse, spongieuse, drainée par le dégel.

Wildman, allégé, perçut les affinitésprintanières : il subissait puissamment les ambiances,impulsif, spontané, uni aux forces. Ses frimas intérieurs serompirent, tépides, frémissants comme les durs gazons et les glacesdu lac. Un vent neuf fit jouer la vie. Tout parut oublié,l’outrage, les défaillances, la misère domestique.

L’œuvre, à bouillons rouges, à longs jets desève, moussa, déborda, brassée d’une peine féconde. Au clair desvitres, parmi la joie verte des essences et la musique desvolières, lui-même bruissait d’images et de sons, dans uneplénitude violente. La chambre de verre, les fines cloisonsbrillantes l’entourèrent d’air, de ciel et de nature. Au matin,l’ombre froide de l’église stagnait, faisait un promontoire àtravers les clartés limpides du lac où trempait la plume blanchedes cygnes. Mais vers midi, dans la lumière plus large, le cônelourd se diffusait, l’ombre remontait comme un reste de crépusculedispersé. Ah ! comme il la détestait, cette masse trapue etmorte avec ses gongs de cloches qui cassaient les toits. Ellebouchait les âmes et l’espace, pesait sur le paysage comme unsymbole. Quelle ironie d’avoir élu là sa petite maison d’écrivainlibre ! Mais, en ce temps, la banlieue n’avait pas forcéencore les primitives enceintes. La campagne verte jusqu’au lacs’étendait, pâturée par les moutons.

Les pages coulèrent, vives, lumineuses. Ilsembla que, pendant la trêve, les sensations et les rythmes sefussent accumulés comme l’eau d’un bief derrière les vannes. Lafiction s’amplifia : des protagonistes nouveaux comblèrent laparodie. Ce fut l’entrée en scène des moines, des illuminés, dessaints ; elle correspondit avec l’évanouissement des anciensmythes. Tous les dieux semblaient morts : il n’en restait plusqu’un qui avait péri sur une croix comme un homme. Les Bergers auxgrands pieds, les marcheurs venus du fond des âges, s’informaientdans les hameaux si on n’avait pas vu passer des espècesd’hommes-chèvres pêle-mêle avec de petites histrionnes fardées,laissant voir des trous de ciel rose sous leurs haillons. Ils nepouvaient oublier que, pour avoir touché celles-ci, leurs doigtsétaient restés parfumés de miel. Les gens hochaient la tête et nesavaient ce qu’ils voulaient dire. Ils ne doutèrent plus que lamort ne les eût fauchées. Cependant depuis un peu de temps, lesforêts et les rocs s’étaient peuplés d’indolents, doux et rusésanachorètes, habitant de petits ermitages et vivant de la charitépublique plutôt que des fruits de la terre, qu’ils n’auraient pu seprocurer qu’en travaillant.

Or, un jour, longeant une futaie, ilsaperçurent une cabane surmontée d’une croix et, tout près, unhumain qui, les bras étendus, marmottait des oraisons.

– C’est bien étrange, se dirent-ils entreeux : on lui voit des oreilles en pointe et des flots de poilscomme ce sylvain boiteux qui dansait au clair de lune en sifflantdans sa flûte.

Ils l’appelèrent et aussitôt le bon apôtre setournait vers eux et leur demandait la charité. Ils ne doutèrentplus l’avoir aperçu autrefois ; lui, de son côté, lesreconnut.

– Eh oui, c’est moi sous ce travesti,confessa-t-il. La mythologie n’allait plus : il fallait bienfaire une fin. Plutôt que de mourir, j’ai fait peau neuve. Noussommes comme cela, à travers les pays, quelques centaines de lamême confrérie qui nous muâmes en ermites et petits saints desbois, après avoir été la tribu des faunes, des égipans et dessatyres qui, au bon temps, rôdaient par les clairières etreluquaient les nymphes libertines à la peau d’aurore. Allez !tout le monde y a bien perdu, les hommes aussi bien que nousautres. C’était la vie joyeuse, la claire idylle au soleil, père dumonde. On avait le mariage libre ; Pan régnait, primordial,énorme, comme la terre et le ciel et toutes les pléiades d’astres.Nous n’étions, nous, les grands et les petits dieux et tous lesquarts de dieu, que les visages des forces éternelles. N’en fautplus, de la vie et du rêve. Le siècle en est au remords : lachair hurle, la pénitence râle. Il fait noir dans les âmes, noirdans le ciel. L’arbre de la Croix fleurit des roses de sang et deténèbres. Et voilà : nous rongeons les os des vieux festins,misère !

Les Bergers alors demandèrent ce qu’il étaitadvenu d’une ancienne jolie fille, déjà un peu tapée, qu’ilsavaient rencontrée autrefois et qui s’appelait du nom de l’étoileVénus. L’ermite d’abord dévotement se signa, puis se mit àrire.

– Ah ! celle-là, c’était vraimentpour le plaisir, on peut le dire. Elle était la joie du monde. Elleétait le grand symbole d’éternité. Ses flancs, sa gorge, seslèvres, tout le menu détail délectable de son corps chantait unhymne éperdu à la vie. Et quelle bonne fille ! Les baisersqu’elle jetait du bout des doigts étaient de la semence lactée, dela matière vivante, le flux ininterrompu des espèces et des races.Eh bien ! elle aussi un beau jour fut touchée par lagrâce ! Ah ! il ne fallait plus lui parler du joli péchéd’amour. Elle devint une sainte petite personne : il luirepoussa une virginité délicieuse : sa beauté, un peu rossetout de même, ondoya aux piscines de lait, aux fontaines de candeuret de pureté. Elle se nomme aujourd’hui la Madeleine. Chut !N’allez pas le dire. Elle avait fini par s’éprendre d’amour pour lefils à Marie et le suivait de bourgade en bourgade, partout où ilfaisait des miracles et tenait ses meetings. En vérité, mes frères,celle-là fut vraiment alors la grande amoureuse selon l’âmenouvelle ; elle pleura son amour par seaux, par fleuves, partorrents. Elle fut à elle seule toute la douleur des temps quiallaient venir. Naturellement ils l’ont fait entrer dans leurparadis. Nous y serons bien un jour, nous qui avons tant ri. Sesyeux ruisselants versèrent l’eau baptismale sur l’élégiaque déliredes catéchumènes. Elle devint l’une des grandes dames patronnessesdes œuvres de miséricorde et de pénitence. C’est de sesintarissables larmes, perles de verre filé, que naquirent lesmystiques, les illuminées et toutes les petites femmes à bon Dieudont pullulent les moutiers et les béguinages. Ce qu’il y en a, parPan ! de mignonnes créatures à soufflettes et à fossettes dansles parcs-aux-cerfs des Huit Béatitudes ! La chair de pouleque, dans les tendres crépuscules érotiques, en les baisant auxlèvres, nous communiquions aux petites âmes sœurs, les oréades, lesdryades, les naïades, c’est devenu pour elles les affres de lasainte Prière, de la sainte Douleur et du Saint-Sacrifice. Fini lesfêtes galantes ! Fini les savoureuses petites nymphes du clairde lune aux gorges roses et pointues comme des fraises ! Ellesont dépouillé le royal manteau de leurs chevelures pour vêtir lecilice et la haire. Elles qui palpitaient de rêve et d’espace, lesvoilà devenues les sanglotantes épouses de la mort ; toutn’est plus que cloches, cendres, besace et suaire ! La vies’en va, choppant aux rugueux calvaires, boitillant, un bourdondans les poings. La vie a pris le masque camus de la mort.Brrr ! Ce qu’il fait froid gagner sa part de paradis !C’est l’hiver dans le sang et les âmes. Les larmes de cettegnangnan de Madeleine ont fini par se congeler en pendeloques degivre aux pentes du Ciel. Là, vrai ! cette fille avait trop desentiment !

Les Bergers tout à coup s’aperçurent que sonoreille avait encore grandi. Pan lui-même n’en avait pas de pluslongues ; et à présent, d’une pesée lente de la main, il sefrictionnait son rhumatisme à l’endroit où, autrefois, s’étaitgreffé son pied corné de bouc.

Le saint homme loucha finement dans sa facecrevassée comme une écorce : il avait l’âme d’un vraiphilosophe.

– Au fond, dit-il, c’est toujours la mêmechose, à cela près que tout paraît changé. Ils ont reprissimplement notre fonds en reprenant la succession. Vieuxneuf ! Vieux neuf ! Mais oui, voyons, est-ce que çan’existait pas déjà, Iacchos, Zagreus, la Passion, la Madeleine etles saintes femmes, etc. Faut être juste pourtant. Il y a unparadis là où il y avait un olympe ; les ribambelles d’amoursà cul nu sont devenus des anges emplumés de petites ailes. Et,comme par devant, c’est toujours la femme qui règne, parthénope etpanagie, elle qui fut paphique et cythérée ! Quant à nous, lesfils originels de la terre, les primates aux cuisses pileuses etaux aines rigides, vous savez à présent notre histoire. Nous vivonsdans les silves, aux confins de la dense humanité des hameaux etdes villes. Nous sommes la banlieue sacrée de l’hagiographie,demi-faunes et demi-saints, lavés d’aurore chaque matin, toutfumants des sueurs de notre mère la Glèbe, nous signant aux quatreendroits selon le dessin de la croix comme jadis aux quatre ventsnous jetions joyeusement la graine de vie ! Oremus !Oremus !

Le ciel rougit, le soir tombait. Il lescongédia d’un signe de bénédiction. C’était l’heure où, dans lesermitages, tintait la campane des angélus.

– Le premier sentier à gauche, dit-il enles mettant sur la voie, et puis tout droit. Avant qu’il soit toutà fait nuit, vous arriverez au village où vit un de ces petitssaints de bonnes gens qui parlent aux oiseaux, changent le grain enpain, guérissent les moutons du tournis, les chevaux de la peladeet les hommes du diable.

De loin, en arpentant à grandes enjambéesl’ombre, ils entendaient encore grelotter son rire comme une petitecloche fêlée.

Wildman, à ce point de son récit, s’arrêtapour flamber joyeusement une pipette. C’était une bonne pagebouffonne, hilare, sentant la ramée et le terroir à plein nez. Levieux faune rural et narquois, dans sa licence naïve et goguenarde,l’avait prodigieusement amusé. Il était l’âme antique de la terre,le rire de la source sous bois, la sève verte des silves, lepuissant rut animal sous la courbe des météores. Le site, lafeuillée, le mol éther autour avaient une intimité de vie flamandedans un émail frais et reluisant. Wildman s’était retrouvé là aucœur même de son art sensuel, tendre, violent et parodiste.

VII

Il y avait un mois qu’il travaillait. Sesmatins dans le cabinet de verre se doraient de jeune lumière. Lajoie des volières bruissait amoureuse, ardente comme un printempsdans le bois. Le rythme, la vie naissaient de cette fêtequotidienne. Wildman régulièrement abattait sa moyenne, ses quatrefeuillets d’écriture nerveuse. Il écrivait jusqu’à midi,quelquefois ajoutait un dernier feuillet dans l’après-midi.

Sa matière cérébrale était chaude, subtile,débordante : elle lui chargeait les tempes, coulait à sesdoigts, d’un flux sans lassitude. Encore une fois c’était lemiracle d’une volonté présente à elle-même et qui n’entendait plusêtre détournée de la forte vie de l’œuvre. La maison s’abaissacomme à mesure d’une montée ; il vivait solitaire dans savision, l’âme comble et féconde.

Wildman, si faible dans les conflits duménage, avait au travail les énergies d’un héros. Le songe, lacréation l’électrisèrent comme pendant une crise d’action. Ilsembla dans l’état d’esprit d’un homme qui se défend de souffrir dece qui l’entoure. D’ailleurs, un apaisement montait de la maison,la détente après des périodes fiévreuses et saccadées. Il putcroire que l’ancienne Bethannie allait revenir, la Bethannie quiétait entrée avec lui dans le doux paradis flamand. Elle se montraréservée, tiède, distante. Elle mit son soin à exagérer sacorrection. Il ne vit pas qu’elle régnait plus que jamais sur lapetite âme craintive de l’enfant. Par là, elle était maîtresse deleurs destinées à tous trois. Elle présente, Jorg à peine osaitlever les yeux sur son père : celui-ci attendait d’être seulavec lui et l’embrassait dans les coins.

Cependant Bethannie ne désarmait pas :elle suivait sa volonté au secret de son âme ; à côté de luiqui était le rêve, elle s’attesta l’action sourde, tenace, violenteavec dissimulation. Sa dévotion avait encore augmenté : elleentendait tous les matins la messe ; elle assistait ausalut ; elle ne quittait l’église qu’après le catéchisme, où,de loin, elle surveillait son fils. Bientôt il allait communierpour la première fois : elle ne cessait de le préparer à ladivine présence. Elle-même, à mesure que le temps approchait, euttoutes les ardeurs d’une catéchumène. Wildman vit dépérir Jorg etil en ignorait la cause : elle lui cachait les fureurs de sonzèle.

La contradiction encore une fois ledomina : son culte de l’omnivie parut s’accommoder del’incarnation du symbole de la mort. Il connut que Jorg chaque soirallait chez le prêtre et il ne lui défendit pas le mystèreeucharistique. Il accepta ainsi d’être suppléé dans sa paternitépar la discipline ecclésiastique. « Bah ! songeait-ilcomme autrefois, il sera toujours temps quand l’enfant sera plusgrand. »

Tant d’autres avant lui l’avaient ditaussi.

Un soir à table, Jorg eut une syncope. Il dutle tenir dans ses bras, d’une longue étreinte passionnée. Soudain,le soupçon le déchira ; il pressentit que l’aveugle amourmaternel torturait cette âme débile. Il appuyait à la bouche del’enfant son souffle chaud et, à la fois, il regardait Bethanniemuette, impassible, l’œil comme minéralisé.

– Bethannie, je t’en prie, dit-il, necrois-tu pas qu’il eût mieux valu attendre une année encore ?C’est là une épreuve presque cruelle pour une nature délicate commela sienne.

L’Église plana, l’ardente et froide mystique,bien qu’il eût éludé l’allusion directe à la communion. Bethannie,d’un élan farouche, s’immola :

– L’épreuve lui sera comptée là-haut.Dieu a pour agréable même le sacrifice d’un enfant. Il ne faut paschanger les lois éternelles.

« C’est atroce, pensa-t-il ;autrefois elle l’eût disputé à la mort, d’une fureur detigresse ; son propre sang la tourmentait en lui. Tout celaest fini, elle-même en ses entrailles est morte. »

L’enfant soupira, rouvrit les yeux, et, toutde suite, de sa petite voix comme un souffle, il disait :

– Dis, maman, n’est-ce pas que j’irai enparadis ?

Elle le prit des bras de Wildman, l’assit entravers de ses genoux, et elle lui caressait le front.

– Oui, mon chéri, avec les anges.

Elle regarda Wildman de son œil fixe, commepour le rendre juge de son triomphe. Tous deux ensuite se turent,tandis que l’enfant renaissait des ombres. Mais la vie ne revenaitpas entièrement ; la mort encore était dans son regard livide.Wildman aurait bien voulu dire comme auparavant qu’il seraittoujours temps plus tard : il ne le pouvait plus. Son âmeprofondément trembla : il sentit peser une main. Et ilsoufflait doucement sur les yeux de l’enfant. Il ne faisait rienpour le reprendre.

Rita, la bonne servante, à quelque temps de làfut remerciée. Wildman aimait sa beauté forte, sa sève saine depaysanne. Sa démarche était un rythme ; son sang la parcouraitcomme un rire. Il voulut connaître la raison de son renvoi. Ill’interrogea ; elle ne put que pleurer, et Bethannie, de soncôté, simplement déclara que Rita avait cessé de lui plaire. Enréalité, elle s’était aperçue de l’attachement que Rita portait àl’enfant, elle en fut blessée dans sa jalousie. Wildman, avec cettefille loyale, sentit s’en aller l’âme simple et fidèle de lamaison.

Une quadragénaire au teint de cierge, aux yeuxbas et sournois, le pas glissant et furtif, la remplaça. Bethannien’avoua pas qu’elle la devait à une congrégation dont elle-mêmefaisait partie. Une vieille dame, très dévote, utilisait son zèle àplacer des sujets selon les intérêts de l’Église. Elle la visita,lui vanta la piété, la sagesse rigoureuse de cette vierge gardéepure à l’ombre des sacristies. Mme Duret, emmitouflée defourrures, grasse, malpropre, des bandeaux chavirés en travers dufront, l’air d’une marchande à la toilette, ne cessa plus, dès cemoment, de fréquenter dans la maison. Elle arrivait aux heures oùelle ne pouvait rencontrer Wildman, se coulait avec mystère par laporte que Prudence, le dos en boule, refermait sans bruit sur sesépaules. Le pas assourdi par ses socques, elle montait chezBethannie. Toutes deux, en parlant, étouffaient le bruit de leursvoix.

– Eh bien, disait Mme Duret, commentallez-vous, ma chère sœur ? Vous savez quelle part nousprenons à vos épreuves : nous sommes avec vous dans votrepeine. Il n’est jour que nous ne priions Dieu pour qu’il ramènel’impie dans les voies de la vérité !

L’une et l’autre ainsi semblaient continuer unentretien qui avait pour objet la conversion spirituelle de Wildmanet ce qu’il en devait résulter d’allégement pour les âmesentourantes. Bethannie avait une entière confiance dans lavisiteuse. Celle-ci onctueusement, en un double jeu, la huilait depatience, de résignation et, à la fois, mûrissait son aversion pourl’endurcissement du mari. En la quittant, elle lui serrait lesmains avec effusion, la plaignant de vivre dans l’odeur d’hérésiequi infestait la maison.

– Allez, il suffit d’entrer, on la sent àplein nez. Mais Dieu voit au fond des consciences : il liravos bonnes intentions ; il ne vous abandonnera pas. Quand vouséprouvez en vous des mouvements, soyez sûre que c’est lui qui sefait entendre. Dieu lui-même vous exhorte à ne rien ménager pour lesalut du pécheur. Une femme, ma chère dame, possède des ressourcesadmirables qu’il n’est point besoin de lui enseigner. Et, voussavez, la sainteté de la cause légitime les moyens.

Les paroles couraient sourdes, évangéliques,la secrète allusion à d’intimes devoirs renoncés, à de salutaireset passives insoumissions. Ensuite la porte mollement se refermait.Une forme noire, lourde, un paquet de poils gras fuyait dans unglissement de socques. La poule, dans de la ouate et des épines,avait pondu son œuf de haine et maintenant détalait, secrète,bénigne, laissant couver le germe empoisonné. Une ombre derrièreelle restait dans la maison. Bethannie se rappelait toujours cetteparole, la première fois que Mme Duret était venue envisite :

– Avec moi vous pouvez avoirconfiance ; il ne vous arrivera jamais d’ennui.

Elle apportait dans son art de racoleused’âmes la persuasion chuchoteuse et discrète des proxénètes.

Wildman, en contact forcé avec la servantemuette et rôdeuse, se sentit épié, menacé dans les intimités de lavie. Il la détesta d’être laide et redoutable ; il en vint àse surveiller devant elle. Cependant, dominé par son goût desilence et de paix, repris à la joie âcre de l’œuvre, il évitait dese plaindre, il n’eût su quelle raison donner à ses plaintes. Laconnivence autour de lui sévit, émoussa les apparences sans qu’ils’en aperçût. Prudence traîna son ombre dans la maison, semblal’ombre de Mme Duret. Bethannie et elle, d’une ententecommune, créèrent l’illusion d’une vie sans dessous, égale et nuedans la fausse sécurité du ménage. Il ignora les assiduités de lavieille dame : il put s’imaginer que rien au fond n’avaitchangé.

Cependant cette fille négligente, tatillonne,désheurée, ne tarda pas à troubler la statique domestique. L’ordrequi symétrisait leur existence au temps de Rita, devint précaire.Bethannie, qui avec celle-ci s’était montrée vétilleuse etdifficile, eut pour l’autre d’inhabituelles tolérances. Elles’accommoda de sa négligence, consentit à la doubler dansl’insuffisance de ses offices. Elle avait toujours été active etponctuelle, surveillant de près la maison, aimant s’occuper auxbesognes légères qui n’altèrent pas la grâce des mains. Wildman futsurpris de lui voir une âme ancillaire : elle aidait Prudenceà faire les chambres, elle nettoyait avec elle la cuisine et ellene récriminait pas. Il fut loin de se douter qu’une saintehypocrisie les unissait dans les soins secrets de son salut et desa bonne conscience.

Certaines vies d’écrivains sont toutesrepliées aux plénitudes de l’être intérieur. La sienne, dans sesignorances de l’en-dehors, fut intime, profonde, d’une sensibilitétendue. Elle eut l’humilité et la simplicité d’une existence desaint. Il avait fermé sa porte aux visites, aux sollicitations desreporters, s’était condamné à l’isolement absolu. À pleine cognéeil taillait dans le bois touffu des fictions. Il marchait devantlui d’une âme brandie. C’est maintenant, en retroussant sa barbe,qu’il pouvait dire : « Je suis Wildman, le frère desboschkerels et des hommes sauvages de ma race. » Et lesapologues naissaient, les ingénieuses paraboles, les fablesfolles.

Un livre de Wildman toujours dépassait leslimites qu’il s’était assignées. La vie des images, l’abondance dessensations le grisaient comme un matin en forêt, comme un départpour l’inconnu du monde. Il se défendait de suivre aucune méthode.Il arrivait qu’à la révision, il était obligé de revenir à l’unitéen sacrifiant des chapitres entiers. De moites nébulosités, unsonge lourd et tiède de grosse bière cuvée parfois embuaient sesenluminures. Son art d’homme du Nord, gras, épais, se soûlait desève rouge. À travers les avenues compliquées de l’œuvre, ilcommença à entrevoir la péripétie finale.

Les journaux avec insistance maintenantparlaient de ce nouveau livre. L’étonnement, la réprobation àpropos des poursuites, s’étaient apaisés. Elles semblaient ne pointdevoir aboutir. La Fronde et la Voix du peupleinsinuaient que ce résultat était dû à l’opinion publique,catégorique dès le début. L’Éveil loua les magistratsd’avoir enfin reconnu leur erreur. Mais tout à coup laDépêche, un grand journal qui ne s’aventurait pas àl’étourdie, prétendit que rien n’était décidé, que le dossiern’avait pas quitté la table du juge. Le Clairon, de soncôté, à intervalles brefs, publiait des entrefilets, blasonnait leparquet qui à présent reculait devant l’énormité de sa bévue. Ilréédita à plusieurs reprises que Wildman exigeait la lumière desassises, qu’il voulait être lavé publiquement de l’injure qui luiavait été faite. « Mais ce n’est pas vrai, ce n’est là qu’unpropos en l’air, se disait Wildman. Qu’on me laisse tranquillementtravailler. Je ne demande pas autre chose. »

Il songea à écrire à Robartz pour modérer sonzèle, et puis il jugea sa lettre inutile. Sa confiance étaithaute : il avait foi dans les forces, dans l’idée, dans lavie. Sa probité émina, s’attesta l’essence même de tout son grandlabeur. Sa pensée toujours avait baigné dans la joie, la bonté, lalouange des choses éternelles, vraiment divines. Toute combativités’en alla, comme la nuit s’en va de la présence inéluctable dujour. Et il se disait avec sincérité, d’un haussement légerd’épaules :

– Bah ! ils n’oseront pas !

VIII

Un matin Wildman était à sa table, le frontdans les mains. La terre ivre et fraîche, dans une clarté légère deprintemps, tournait. Les feuilles ouvraient des petites mainsvertes aux branches des marronniers. Un brouillard d’or pâleembrumait les saules. La plume des cygnes amoureusement gondolait.Dans le large paysage d’arbres et de maisons, la vie courait enarômes, en chaleurs, en molles ondes aériennes. Sous le jeunesoleil, seul le cône lourd du chevet d’église demeurait de la nuit,parmi toute l’ombre remontée.

Wildman sentit peser sa tête à ses poings. Ilsortait d’ennuis graves, la vie courbait ses épaules. Depuis prèsde trois semaines, il n’écrivait plus, les moelles froides, sansenthousiasme. Et il songeait à la fatalité qui, en pleines Pâques,dans la joie des sèves montantes, avait touché d’agonie la maison.Son fils, l’âme frêle de Jorg là-haut languissait, brisée par lagrande épreuve, les foudroyantes blandices de la sainte Table.

Les événements coururent ; il se revitsans force, fuyant devant l’inévitable. Le roi de la douleur et dela mort à travers la femme avait triomphé. Coïncidenceinouïe ! Dans son livre, dans Épiphanie, à la mêmeheure, triomphait le vertige furieux du Calvaire. Il avait préférélui laisser la victoire. Il était parti passer huit jours à la mer.Quand enfin il rentrait, il avait trouvé Jorg mourant entre lesmédecins. Le mystère eucharistique comme un vent enflammé avaitpassé ; Bethannie avait dû l’emporter en ses bras jusqu’à lavoiture. Elle-même était demeurée glacée, comme à l’agonie près dela petite mort de l’enfant. Depuis quinze jours elle jeûnait,épuisant la pénitence et les macérations, voulant d’une démencesauvage s’égaler à la passion de son fils. Ah ! l’austère etlucide génie d’Efferts avait lu comme en des prophéties. Le petitportrait aux tempes lourdes de destinée s’irrécusa devinatoire,ombre déjà frôlée par les ombres.

Wildman avait été bouleversé : sa douleursanglota saccadée ; il s’éprouva expirer de la vie légère qui,près de lui, s’en allait. Bethannie froidement l’avait tué d’unmot : c’était l’expiation ; l’enfant, l’agneau sanstache, était la victime s’offrant en holocauste pour le rachat dupécheur. Et des jours, d’horribles semaines d’angoisse s’étaientécoulés. La vie à petites fois, comme goutte à goutte stille uneeau dans la vasque, ensuite était revenue. Un jour, Bethannie etlui, amollis de la grande détresse, enfin avaient pu pleurer prèsdu fils ressuscité. Elle fut dans sa poitrine : il la sentitfrémissante d’espoir, d’amour. Lui-même espéra.

– Annie ! Annie ! Je t’ai doncretrouvée ! dit-il très bas comme si elle aussi eût été morteet revenait à la vie.

– Dieu nous le rend ! fit-elle enlevant la main.

Il vit qu’il s’était mépris. À traversl’excitation nerveuse des larmes, son âme se gardait aride, sanseffusion. La chair encore une fois fut dépouillée, l’intime etsensuelle vibration des fibres. Dans son infirmité, elle ne goûtaitplus qu’une joie morose et sèche qu’en actions de grâces ellerapportait au principe divin de toute souffrance.

Ce fut vers ce temps seulement que Wildman, àdes chuchotements derrière les portes, fut averti des visites quesecrètement elle recevait. Il épia, vit sortir des ombres ; ilsut par Bethannie elle-même que Mme Duret venait tous lesjours et que le prêtre, de son côté, chaque semaine arrivaitconfesser l’enfant, le maintenant ainsi dans un état desainteté.

Les ombres semblèrent s’être détachées de lanuit d’en face, parcelles de l’ombre immense que l’église faisaitpeser sur la maison. Il fut épouvanté. Il avait été d’aborddépossédé de la maison spirituelle, des grâces de l’affectionfiliale et, à présent, on le dépossédait de la matérialité même dela maison. Les portes étaient huilées pour des présencesclandestines : elles se refermaient sur du mystère. De louchesconnivences, des actions subreptices derrière les vitres aveuglesconsommaient l’irréparable. Il perçut le travail d’actifs etsecrets dissolvants, le râpement sourd d’invisibles tarets limantsans relâche.

Wildman en pensée, ce matin-là, repassait cesheures lourdes. Il était triste, inquiet. Un marasme plombait sesénergies. Il se sentait affreusement seul et vide, avec un trou aucentre de sa vie, comme si son cœur avait été arraché. Le médecinavait prescrit les bromes toniques de la Campine, le voisinage desgrandes sapinières sitôt que les forces reviendraient à l’enfant.Bethannie déjà s’était assuré une installation :Mme Duret lui avait trouvé un couvent de Sœurs qui hébergeaitdes pensionnaires. Et de nouveau il se voyait séparé d’elle, deJorg, ses racines comme coupées à ras de la vie.

– C’est la série noire, songea-t-il,découragé. Et rien faire ! J’ai la conscience de ma lâcheté etje m’appelle Wildman !

Comme il rallumait une pipe, le teint dechandelle, la face grasse et jaune de Prudence s’avança ;d’une voix d’effroi, de mystère, elle lui annonça que lecommissaire de police du quartier demandait à le voir. Iltressaillit, eut froid dans sa vie. Cependant il voulut paraîtrecalme et fit entrer. L’homme, cordial, bourru, l’air fin, poussaitun gros ventre devant lui. Il referma discrètement la porte, saluad’un coup de tête. Et, tirant de sa poche un papier, ilgrasseyait :

– Monsieur Wildman, j’ai pensé qu’ilvalait mieux venir moi-même. Vous savez, c’est pour l’affaire.

Il cligna de l’œil, bon enfant, frondeur,familiarisé de longue date avec les bévues des juges d’instruction.Wildman, de son côté, prenait sa barbe à pleine main,riait :

– Ah oui ! je sais…

Il se mit à lire.

– Le sieur Wildman, Dolf Joris…

C’était la formule banale, laconique,froissante de l’invitation à comparaître : on lui fixait lemardi de la semaine suivante. Au bas, une signature griffue,longue, mince, en laquelle, à travers un parafe en signe de croix,il reconnaissait le nom de Moinet.

– Oui, je vois, fit-il en tournant lesyeux vers le commissaire. Eh ! bien, puisqu’ils veulent laguerre, ils l’auront.

Il était très rouge, la bouche gonflée,méprisante. Il signa la déclaration que le gros homme avançait surla table, le vit plier ce papier dans son portefeuille. Et ensuiteil ne trouvait plus rien à dire, planté droit devant lecommissaire, les mains dans les poches.

– Allons, bien le bonjour,M. Wildman ! disait celui-ci. Et bonne chance !

Il avait l’air goguenard et bienveillant. Ilne lui eût pas dit autrement : « Va, va, mon gaillard, jelis sous ta peau ; je ne suis pas dupe de ta fausseassurance. »

Il avança sa lourde main aux doigts courts.Wildman y laissa tomber la sienne ; et puis la portetourna : un talonnement de bottes décrut dans le vestibule. Lecommissaire d’un geste s’était refusé à se laisser accompagner.

Bonne chance ! Wildman toujours entendaitces deux mots ironiques et familiers. Pour la première fois il sesentait réellement un prévenu. Il se vit une des pièces del’échiquier où allait se jouer, entre la justice et la conscienced’un écrivain libre, la partie redoutable. Il devenait l’homme quicourt un risque, amende, cachot, perte des droits civils, le marinqui sur un radeau s’aventure contre les flots. Ce commissaire depolice, en outre, avec sa rondeur narquoise, c’était déjà, entre legendarme, le guichetier et le juge, une des mailles de l’appareiljudiciaire contre lequel il allait avoir à se débattre. Bonnechance ! « C’est-à-dire, pensait-il en complétant l’idée,tâche de t’en dépêtrer, ce n’est pas facile. »

Son sang courut ; il lança son poing dansle vide. D’un grand pas, ensuite, il arpentait le carreau. Lesperruches, dans le coup de vent de ses gesticulations, aigrementcrissaient. C’était un état entre la fureur, le dédain, l’orgueildu triomphe final. Des mots, des éclats de discours comme degrosses fèves éclatèrent : « Attentat aux droits de lapensée… Pouvez tuer l’homme, ne tuerez pas ses livres… L’idée plusforte que tout… Le sort des précurseurs… Deux morales, deuxéglises. »

Il ralluma une pipe, fut plus tranquille à lapensée que Bethannie était partie faire un tour de voiture avecl’enfant. Il y avait bien la fille jaune ; mais il ladémentirait. Il sembla que tout danger fût conjuré. Il descendit aujardin regarder battre les lilas dans le vent léger. Une chaleur desoleil lui coula au dos ; il se sentit mêlé aux forces vertesde la terre. « Après l’hiver et le gel, la petite herberepousse, songea-t-il, on n’étouffe pas plus la vie que laconscience. »

La confiance monta, il eut le front délivré ethaut. Il prit une bêche, travailla un peu de temps à briser lesmottes autour des pousses tendres, naissantes. Mais tout à coup iléprouvait jusqu’à la souffrance le besoin de relire l’imprimé. Ilrentrait. « Le sieur Wildman, Dolf Joris… »

Ses doigts se crispèrent, froissèrent lepapier. Il pensa à l’ignominie des assises, à toute sa vie d’hommeet d’écrivain traînée à la rue, à son fils sur qui se reporteraitla honte paternelle, s’il était condamné pour un délit infâme. Unspasme rauque se cassa dans sa gorge.

– Ah ! les cochons qui voientpartout le mal qu’ils ont en eux ! cria-t-il.

Il entendit un pas, précipitamment glissal’assignation dans son veston.

IX

Des jours s’écoulèrent. Il se contraignit àécrire, péniblement aligna quelques feuillets qu’ensuite ildéchira. Un vent funeste saccageait sa vie, l’âme haineuse deBethannie, le détachement filial, l’hostilité tenace, sournoise dupetit juge. Il eut besoin d’amitié et passa une après-midi dansl’atelier d’Efferts. Si celui-ci avait fait une allusion auxpoursuites, il se fût soulagé le cœur. Mais le peintre,farouchement, en lui montrant ses peintures, s’obstina dans sesthéories nébuleuses. Le froid des solitudes, près de ces ardeursglacées, le gagna ; il se vit abandonné de l’ami fraternel,lui-même s’abandonna.

En rentrant il trouvait un mot de Robartz.« Bravo, maître ! Nous l’emportons ! Ils n’osentplus reculer ; Moinet enfin saute le pas. On vous devait biencela, après l’injure inqualifiable de vous avoir soupçonné. Vousallez donc pouvoir leur rejeter à la face la boue dont on avaitespéré vous couvrir ! »

– L’imbécile ! s’écria Wildman. Etle pire, c’est qu’à travers ses grands mots, il paraîtsincère !

Il lut les découpures que lui envoyait sonagence. Les journaux se montraient durs pour le parquet. Son cascessa de l’intéresser, la beauté de la cause, la lutte pour l’idée.Il n’eut plus que des sensations lourdes, passives. Il ne pouvaitse détacher de la pensée de Moinet. C’était comme une autre vie quimaintenant se parallélisait à la sienne. Cette obscure et muettefigure de juge tout à coup sortait de l’ombre. Il s’inquiéta de luiattribuer une physionomie. Il eût voulu savoir comment il marchait.Il l’aperçut selon les heures trivial, puéril, terrible, d’unelaideur glabre et caricaturale. Et le petit homme ne s’en allaitplus, prenait possession, circulait dans la mort de sa pensée.

Il ne lui resta plus que trois jours.

Il prit brusquement un parti. Il écrivit aujuge qu’il était souffrant et réclama un délai. Mais, en serelisant, il trouva qu’il avait manqué de dignité. Il déchira lalettre, en écrivit une autre, brève, résolue, où, cette fois, il sedéclarait retenu par son travail. Il fixait lui-même une date aubout de la quinzaine. Il eut l’air de traiter de puissance àpuissance.

La lettre partie, il regretta de l’avoirécrite. C’était encore là reconnaître le pouvoir du juge. Sonorgueil d’homme libre se cabra : il eut l’horreur del’arbitraire, soupçonna chez Moinet une rancune personnelle. Est-cequ’un Wildman pouvait accepter d’être à la merci d’un robin ?D’un élan, il courut aux résolutions extrêmes. Il n’irait pas, ilpartirait plutôt, gagnerait un pays lointain. On verrait bien qu’ilse mettait au-dessus des commandements d’un parquet.

À la réflexion, cela lui parut friser la peur,la défaite et l’évasion. La race, le sang des vieux hommes deFlandre aussitôt gronda. Il songea : l’acte héroïque eût étéla résistance et l’attente sur place. Oui, ne céder qu’à la force,être entraîné les menottes aux mains comme un réfractaire. Il secomplut un instant dans cette parade théâtrale. Il fut dans lerêve, séjourna dans l’outrance, aux prises avec une justice féroce.Tout l’appareil des lois se mouvait ; il était traqué comme unmeurtrier dans son maquis. Et puis la pensée de Bethannie, de sonfils remonta. Ses fureurs soudain fléchirent.

Il rentra dans la vérité : il acceptarésolument son rôle d’inculpé. Il se rendrait chez le juge pour sedéfendre, pour le mettre en garde contre ses propres faiblesses. Lepoète se ferait lui-même l’exégète de son œuvre et de la substanced’éternité qui l’instituait morale et rituelle. Les meilleures âmessont inclairvoyantes et paresseuses : la misère des partispris les entraîne comme un poids mort. Il illuminerait ce Moinet desa foi et de sa sincérité. Et si celui-ci se refusait à ouvrir lesyeux, qu’avait-il à redouter, lui, le maître Wildman ? Unhonnête artiste met ses recours dans l’intégrité de sa pensée.

La bonne résolution l’exalta : il reniases intimes défaillances, les fausses attitudes, l’orgueil funeste.Il voulut faire son examen de conscience.

D’une ellipse brève, sa vie courut. Il serevit à l’âge des belles témérités, encore méconnu, mais déjàenivré de passion, de force et d’héroïsme, mouvant en son livre dedébut de puissants blocs charnels en qui circulait la sève deschamps et des forêts. Ah ! ces rustres sanguins et râblés, cesbelles brutes de la lignée des modèles de Jordaens et de Rubens,comme il les campait dans leur sauvagerie de créatures encoreélémentaires, violentant les filles de la même ardeur farouche dontils fendaient avec le soc les entrailles de la terre ! Parmiles ribotes et les tueries, au son des cloches et des violons, devillage en village bramait leur rut de bête humaine. Unefermentation montait des terreaux bouillants, des fumiers gras, del’animalité éparse, et se continuait à travers leur ivressepanique.

Pour la première fois, un écrivain ramenait àl’unité de l’énorme vie organique la créature et la portiond’univers qu’elle occupait. La glèbe sembla avoir pris corps dansles membres noueux d’une humanité taillée au cœur des chênes etarrosée des efflux verts qui gonflaient les essences. Ensemble laterre, les faunes et le rural vivaient le drame éternisé de lagenèse.

Le livre avait fait, sur les cerveauxanémiques, débilités par la vie machinale et factice, l’effet d’uneloque rouge agitée devant les dindons d’une basse-cour. D’aigrespolémiques, au nom de la décence, essayèrent d’enrayer cetteclameur puissante de vie, ce retour à la sincérité de la nature. Etnon seulement on blâmait le sujet dans le tour forcené del’observation, mais jusque dans la couleur émaillée et sensuelle dustyle, la sonore et turbulente polyphonie des vocables comme lefracas d’une kermesse.

Wildman, ainsi, dès les commencements, avaitconnu la bataille. Il avait vingt-cinq ans, il vivait à la lisièred’un taillis ; il manifestait une dilection pour les pâtres,les bûcherons, les ouvriers des fermes, les sentant plus près de lanature. Il participait aux frairies, goûtait les ruses desmargoulins affriolant la pratique et, la nuit, suivait sous bois unbraconnier dont il avait capté la confiance. Cette vie sauvagefortifia son indépendance native et l’inclina à délaisser laconformité, dans une jouissance aiguë de se sentir solitaire etpersonnel.

Les livres se succédèrent, tragiques,véhéments, alternés de rires et de larmes rouges. L’amour, lesrixes, la messe, les semailles déchaînaient ou mataient ces cœursde pacants mystiques, simples, jaloux et furieux. Les arbres, lesrivières, les buissons, les étables s’accordaient aux aubesclaires, aux amers couchants, aux moûts de la sève selon le coursdes saisons.

Wildman, à cette jeunesse de son œuvre, toutinfusée de nature, écrite sous la nuée pluvieuse d’octobre ou lessoleils roux de juin, sentit lui remonter la terre au cœur.« Ah ! oui, songea-t-il, c’était bien le cri d’un hommelibre. J’écrivais comme on joue du couteau, comme on fait l’amour,comme on va à la sainte Table. Les limons chauds fermentaientâcrement autour de moi et en moi. Ma race grondait, l’âme humble,tendre, effrénée des paysans, mes ancêtres. C’est alors que j’étaisvraiment l’Homme sauvage de mon nom ! »

Chaque livre le grandissait. L’ancien coureurdes bois, le compagnon des braconniers et des bûcherons, à présent,d’un orgueil candide d’artiste demeuré enfant, savourait comme unfruit de vie sa jeune renommée. Quelquefois il allait vivre un peude temps dans les villes, étourdi du bruit qui lui revenait d’avoirmué en voyelles et en consonnes des parcelles du grand organismeanimal. Ces milieux fiévreux bientôt le laissaient désabusé, lesfibres molles et détendues, comme en un exil. Ouvrier ponctuel, ilaimait œuvrer et détestait la controverse, les parades verbales etles théories. Doucement la chanson du vent se remettait à luisiffler aux oreilles. Il ne pouvait résister plus longtemps àl’appel de la contrée natale. Le goût de la terre le ramenait avecune dévotion filiale vers la lande, les noires sapinières, leschaumières au toit de glui, perdues dans la solitude des labours.Son être aussitôt, tonifié de saturations cordiales, seravigourait. Il revivait, aux racines mêmes de la vie, les odeurs,les sèves, le végétal géant, la petite herbe fleurie, le cielsonore et frais. Comme par le passé, il emportait au matin sesfeuillets et, assis à l’ombre d’une haie, dans le vrombissement desmouches, il écrivait un nouveau livre. Son œuvre ainsis’allongeait, ingénue et héroïque, d’une sève rouge, à pleinsbords.

Puis il se mariait ; sa vie, près desgrâces amoureuses de la femme, se stabilisait égale, féconde,silencieuse. Ils vivaient tout un temps à la campagne. Un jardintouffu, la maison spacieuse et fraîche, aux fenêtres basses ouvrantsur la plaine verte, l’induisirent en des images graves etapaisées. Sa force se sensibilisa : il sembla vouloiréterniser son jeune amour dans l’évocation d’une humanitéharmonieuse, elle-même éternisée au délice d’Éden. Tout soudainchangea, le paysage, les êtres, les destinées. À l’animalitétrouble, impulsive, tragique, passant des fumiers au pourrissoir,succédèrent des fictions poétisées d’irréel. Les sitess’illimitèrent, revêtirent les aspects d’un décor fabuleux, dansdes contrées que ne visitait pas la douleur. De lumineusescréatures, soustraites aux contingences, dégagées de l’époqueméticuleuse et triviale, y avaient un sens subtil de symbole,Wildman étonna son temps par une philosophie que ses livresantérieurs n’avaient pas fait prévoir. Il exaltait la joie, lapureté de l’instinct, la vie de nature dans des contes, quelui-même appelait des mythes. C’étaient comme des prophéties, desroyaumes d’illusion et de bon secours proposés à la détresse deshommes, dans leur évolution lente vers un avenir délivré. Une âmebienveillante et extasiée y célébrait, dans des idylles et despastorales, les mœurs simples des fils de la terre revenus à lavérité, à l’innocence, à la beauté de la vie fraternelle etréalisant ainsi les annonciations de l’âge d’or.

Jorg avait cinq ans quand Wildman termina sonlivre Terre libre qui marqua l’apogée de sa vie d’idéenouvelle. Il l’avait écrit en pensant à son enfant : l’œuvrese modela sur une conception d’humanité à laquelle il eût vouluconformer, dès l’âge adulte, cette jeune existence.

Terre libre se déroulait sur un modede trilogie. Dieu, au matin du monde, créait la virginité etl’amour. Il appelait devant sa face le couple adamique et luiapprenait l’usage des sens, les sources infinies de bonheur cachéesaux organes de la vie. Il disait :

– Votre nudité est divine comme toutechose dans la création, comme la source, les astres et les arbres.Elle est un symbole qui vous rappellera de n’avoir rien de cachél’un pour l’autre, car si une fois vous avez fui la lumière etrecherché l’ombre, vous serez tombés dans le péché et l’innocence àjamais aura vécu. Que votre nudité, que j’ai faite pleine de grâce,soit pour chacun de vous le miroir clair où vous vous apercevrezl’un devant l’autre d’une âme candide et extasiée. Et je vous aidonné pour compagnons, dans ce jardin aux fruits suaves, le lion,l’agneau, l’écureuil, le roitelet et toutes les autres bêtes de laCréation, afin qu’elles vous soient une leçon de tendresse et debonne harmonie.

Ainsi parla le dieu primordial et éternel.Adam et Ève se regardaient charmés, avec leurs yeuxd’étoiles ; et à présent ils n’ignoraient plus que la beautéde leur corps, avec ses papilles frémissantes dont chacune est déjàun minuscule organisme sensible et friand, leur avait été donnéepour leur plaisir. Le désir de leur chair venait au bout de leursdoigts, gonflait leur ventre comme une onde lourde. Cependant ilsne savaient comment s’y prendre pour se communiquer l’amour, carils n’avaient point encore observé la leçon des bêtes de lacréation. Le rire de Dieu alors ébranla la voûte verte du verger,et toutes les constellations palpitaient dans sa barbe.

– Les plus humbles des petites bêtessorties de mes mains tout de suite écoutent l’instinct divin,dit-il. Et ceux-ci sont encore à se demander par quel bout ilsallumeront la chandelle.

Dieu donc commanda aux bêtes de leur montrerl’exemple et, en même temps, il leur soufflait à tous deux sonhaleine sur les prunelles. Un couple de colombes aussitôt d’un volléger se posa et dit à l’homme :

– Prends-lui la bouche dans la tienne,comme nous faisons avec notre bec, et tu goûteras un déliceineffable.

Et Adam tendrement donna à Ève le premierbaiser.

Un petit singe avec sa guenon ensuitedégringola de la cime d’un arbre et à son tour dit àAdam :

– Vois comme je prends dans mes mains lespetites mamelles de celle-ci. Quand tu l’auras fait comme moi, tusauras ce qu’il te reste à connaître.

C’était le temps où les animaux parlaient unlangage que la créature comprenait. L’un après l’autre, ilsquittaient les pelouses fleuries, les eaux murmurantes, lesprofonds taillis, et chacun à mesure les initiait, le liondoucement rugissant, le mouton au bêlement de petit enfant, le belétalon lascif. Et puis le Père Éternel prenait un pépin et lemettait en terre, et aussitôt un arbre naissait et, à l’extrémitéde ses branches, des pommes comme les petites mamelles d’Èveétaient rondes. Il dit :

– Voici. J’ai planté la vie. Comme j’aifait pour la terre, l’homme fécondera le flanc de la femme. Etvotre race sera pareille à ce pommier à travers les âges.

Alors Adam et Ève connurent pourquoi l’uneaprès l’autre les bêtes étaient venues, et ils se tenaientétroitement embrassés. Le jour jusqu’à ce moment n’était pasné ; un crépuscule léger pâlissait seul les fluides espaces.Mais une clarté, une subtile rougeur monta de leur chair enfinnuptiale et se refléta à travers l’immensité des cieux. Etmaintenant l’aurore naissait du frisson rose de leur vie.

Wildman, selon son franc caprice d’hommelibre, ainsi avait transformé la version sacrée. Un dieu humain,centre de la vie et des éternités, promulguait le baiser, l’amourfécond, les races. Il traversait le Paradis terrestre comme unjardinier qui, ayant bêché les terreaux et semé la graine, présideaux fructifications. Un panthéisme ingénu ramenait toutes chosesvivantes à une loi commune, assimilait les espèces et les essences,dans une conformité d’origines, d’attirances et de finalités. Lavie s’engendrait d’une pensée d’amour, et à l’infini l’amour, lemystère double et un des sexes la propageait, universelle,coexistant à Dieu lui-même, et Dieu était l’éternelle substance. Uncœur de pomme ne diffère pas des entrailles de l’épouse, et le sangramifié dans les fibres imite le cours des sèves sous l’écorce.

C’était l’ordre fondamental : toute lagenèse s’accordait à ce plan immuable. Un flux prodigieux de viesans trêve jaillissait, s’épandait à travers les divins pourpris.La création était fraîche, jeune, sensible. Et l’homme et la femmeétaient blonds comme la chaleur du jour. Ils allaient, enlacés etnus, modelés de terre et de soleil, et l’arabesque de leurs corpsrésumait les aspects de l’univers. Dieu même leur avait donné pournourriture les pêches d’or et le miel des abeilles, et ils buvaientle suc froid du houblon, car Wildman avait mis le paradis enFlandre. Un délice gourmand et tendre chargeait leur sève. Toutesles parcelles de leur substance se fondaient de volupté, dans lafête éternelle des lumières, des sucs et des formes. Ilsconnaissaient ainsi que, selon la volonté divine, leur corps etchacune des parties de leur corps leur avaient été donnés comme unrafraîchissement et une jouissance. C’était le cantique à la joiedu monde, origine et fin des êtres. La Flandre sensuelle et grave,mystique et gourmande, eut là ses Védas chauds du limon natal. Lasomptueuse et tendre charnalité d’un Rubens, les blondes béatitudesdes paradis de Breughel palpitèrent dans le mol et vital réalismede la race.

Cependant la lignée sortie d’Adam à son tourproliférait et quittait le verger sacré. Dans le désert vierge dumonde ils bâtissaient des villes, édifiaient des temples etinventaient la guerre. À flots épais, les marées humaines d’un pôleà l’autre roulèrent. Négateurs du plan divin, les hommes de plus enplus oubliaient la loi et s’écartaient des origines. Chaque peupleeut ses idoles, et toutes avaient leur culte. Le prêtre et leguerrier dominaient, vindicatifs, sanglants, plus hauts que tousles baals ensemble. Personne ne se rappelait plus la leçon qu’aumatin des temps le dieu unique et primordial avait promulguée.D’homicides sorcelleries présidèrent aux communions de la créatureavec le principe de la vie. Celle-ci fut tablée sur le mensonge,l’orgueil, les fureurs. Le simple amour, le délice de la chairdoucement animale, les grâces de la sensualité firent place auxnoires et savantes luxures. Et maintenant l’humanité demeuraitdéchirée pour avoir méconnu la tendre nature, l’instinct originelet la beauté ingénue. Le monde, en proie aux sycophantes, setourmentait d’affreux schismes : des scolastiques barbarespervertissaient le sens éternel et sacré de l’être.

C’était la seconde partie du livre : ellecorrespondait aux destinées enchaînées ; elle était austère,tragique et dure : le rugissement des damnations laremplissait et elle aboutissait à la révolte, au blasphème desmesses noires.

Une fresque de vie luxuriante achevait latrilogie. Elle se déroulait dans une île : elle suggérait leretour à la nature avec des formes belles et simples, avec desgestes qui tenaient du rite grave des liturgies et de l’ardeurenflammée des priapées. Dans un air de genèse fluide, baignait lavolupté des amants. C’étaient des bouviers, des pâtres, deslaboureurs ; mais divinisés, tournés à la mythologie dessilènes et des nymphes. Le rire, la santé, la force faisaient lescorps massifs et les sangs impétueux. La force, l’entrain deskermesses enflaient l’idylle. Une sorte de démence panique,candide, triviale, épique, outrait les assomptions de lasensualité.

Un jeune héros abordait dans l’île et elles’appelait Terre libre. Il avait connu le tourment obscur de lachair à travers les défenses dont le décalogue, la famille et lesbarbacoles entourent l’ardente nubilité. Un jour, une créatureastucieuse et violente l’avait initié aux rites pervers. Toutbrûlant de sombre luxure, il était demeuré supplicié par le mauvaisamour. L’excès même de sa déchéance l’avait ramené à la vérité. Enfuyant la cause de son mal, il s’était fui lui-même. Et à présent,parmi les hommes simples, dans la méditation et le silence, ilexpiait les erreurs de sa vie. Il finissait par appeler à lui leshumains qui comme lui avaient souffert, leur enseignait la libre,graduelle et intégrale connaissance des lois de la nature, le cultede l’héroïsme et de la pureté. Une église fraîche, délicieuse,belle comme la nature qui la sanctifiait s’opposa à l’autre, àl’église du dogme, des morales inhumaines, des barbaresscolastiques. Des rites innocents et solennels célébraient l’amourfécond, le miracle permanent des forces-mères, l’éternité desespèces. D’ingénus et ardents néophytes, après les épreuves del’aride virginité, aspiraient aux mûrs accomplissements. Ilssavaient que leurs fibres sensuelles prolongeaient en eux lemagnétisme du monde. Les gloires nuptiales leur étaient dévoluescomme une fête, un devoir, un état d’humanité supérieur par lequelils s’égalaient à la vie. La vie seule est divine, étant sonprincipe et sa fin dans un mystère formidable et tendre. Et à labase de la vie, songe, prie, palpite, implore et gronde l’instinctsacré, mathématique et loi de l’univers. Seul l’être instinctif,fondamental, le tendre, sauvage, héroïque et subtil animal humain,sous les variations des âges, subsistait simple, homogène etédénique.

Wildman, à travers l’œuvre entier, dans laplénitude de sa cérébralité riche et mûre, s’était senti vivre ungrand rêve d’humanité, le passé des races, le cri délivré de la viefuture. Cependant d’obscurs robins s’avisaient de passer au philtred’un texte du code le large flot substantiel de sa pensée. Il lesvit décantant, avec une application méticuleuse de chimistes, lesparcelles vitales pour en retenir les limons, comme si toute grandeonde intellectuelle ne charriait pas, avec du ciel fluide, desîlots d’humus et de gravier. La matière animale et le magnétismespirituel se transpénètrent dans l’être humain, et toute œuvre, ense transfigurant en ses parties hautes, garde la fatalité de nepouvoir se détacher de la terre.

Comme les créateurs solitaires, le cerveauinjecté de couleurs et d’images, Wildman écrivait dans une sorte decongestion de sa personnalité. Sa mentalité à mesure s’épanchaitabondante, large, spontanée, comme des gouttes de substance. Uneivresse paroxyste était l’état naturel de son esprit au travail. Ilavait l’ébriété de Noé dans sa vigne ; elle le mêlait à laterre, aux forces, au rut sacré des espèces, dans une communion oùlui-même n’était plus qu’un atome inconscient emporté au tourbillonde la vie universelle.

La notion de la convenance, le scrupulemédiocre des contingences, éléments négatifs de la haute création,se dissolvaient dans le mouvement général de sa pensée. L’Hommesauvage, enflammé de lyrisme et d’idées, versait dansl’intempérance et ne le savait pas. Toujours l’effarouchement de lacritique devant ses hardiesses d’écriture lui avait laissé unecandeur étonnée. Il croyait ne jamais exprimer avec assez de forceet d’intensité, dans sa mouvance infinie, le principe attractif desorganismes, l’énorme magnétisme érotique qui sensibilisait lemonde. L’afflux lascif qui, au centre de l’être, perpétue la soifdes races gonflait aussi son œuvre ardente, sensible, ingénue. Sesardeurs cérébrales s’égalaient à l’élan de la vie physique ;il n’avait pas le sentiment qu’il faut rougir de la nature ;et au contraire, il magnifiait l’instinct comme le témoignage mêmedu divin dans l’homme.

Ah ! c’était bon, la vie réflexe desrythmes et des images, comme le spasme de l’amour ! Elle avaitruisselé dans ses livres, montée des racines de l’être, exprimantson adoration émerveillée de l’acte magnifique qui était simplementvivre. Un homme du temps présent avait vécu là l’ellipse de toutela prédestination humaine. Un homme s’était senti devenir un dieuen écrivant de telles pages. Et rien ne pouvait arrêter la part dedurée qu’il leur avait conférée : elles demeureraient aprèslui comme une prise de possession du mystère de la vie, del’inconnu des destinées.

Le courrier tout à coup lui apportait unejoie. Hoorn, une des lumières de la jurisprudence, le maître dubarreau de Portmonde, spontanément lui offrait ses services.Wildman, une après-midi, chez le poète Ardens, s’était rencontréavec lui. Hoorn avec simplicité s’était confessé son disciple,nourri de sa sève intellectuelle, de sa foi aux destinées del’homme. Il demeurait étonné que l’écrivain ne lui eût point apparuavec le visage d’un patriarche aux traits d’immortalité.

Un frisson fraternel passa aux mains deWildman, tandis qu’il relisait la lettre de l’avocat. Elles’ajoutait à toutes celles que chaque jour il recevait et quiréprouvaient l’abominable attentat à la dignité de sa vie. C’étaitcomme autant de présences spirituelles lui faisant un rempart,l’armant de leurs vaillances. Hoorn se suscita le foyer où venaientse confondre ces hautes flammes tendres et vengeresses. Il eut lasensation violente du triomphe. Ah ! la vérité, par la bouched’un tel orateur, éclaterait terrible ! Il lui répondit surl’heure, tout vibrant de courage et de force.

La bonne émotion soudain lui fut féconde. Lesrythmes se renouèrent, les images affluèrent. Il écrivit ce jour-làdeux chapitres. Wildman enfin sentait lui revenir la force ;la lutte le posséda. « Je leur montrerai ce qu’est uneconscience d’écrivain, se dit-il. Est-ce qu’on arrête l’Idée ?Est-ce qu’il existe une force humaine contre la pluie, le vent, lerire de l’aube ? Les ondes spirituelles de la vie exprimées’élargissent comme les cercles du son et de la lumière à traversl’espace et font corps avec les molécules animées tourbillonnantjusqu’aux astres ! »

X

Il arriva à Portmonde vers le soir. Il avaitpris avec lui une valise, lourde de linge et de papiers. Tout desuite il se mit en quête d’un logis. Il sembla venu là pour unséjour prolongé : il ne se rendait pas compte de ce qui sepassait en lui. Il se sentait mené par une force qu’il neraisonnait pas.

L’hôtellerie qu’il se choisit, tranquille etvieille, au détour d’une rue étroite, s’imprégnait de silence, desolitude près d’un canal. De sa fenêtre il apercevait le légerbrouillard vert des platanes qui bordaient le quai. Les voyageursétaient rares ; on lui servit son souper à une vaste tabledéserte, dans une salle à manger odorant la desserte, le vin, lelinge humide.

Le petit juge lui avait répondu ; ill’attendait pour le lendemain à deux heures de l’après-midi.Wildman était calme, l’esprit frais, comme pour une communion, unelutte spirituelle. Depuis deux jours, Bethannie était partie avecJorg pour le couvent des Sœurs. Les adieux avaient été froids,rapides et corrects. Lui seul s’était attendri ; les ondesintérieures avaient jailli dans l’embrassement dont il pressacontre lui le visage pâle et triste de son fils. Bethannie, en lequittant, sembla tenir un secret scellé entre ses lèvres.

Une fin de jour molle vaporisait les ruesquand, après avoir pris son repas, il se dirigea vers la place.L’avocat Hoorn habitait à une petite distance, dans un quartierqu’il connaissait. Il savait qu’il eût été le bienvenu s’il s’étaitprésenté, même à cette heure familiale. Il préféra rester isolédans sa pensée jusqu’après sa visite au juge. Il portaitprécieusement sa force entre ses mains, léger, tranquille,confiant. Il se sentait la pureté résolue et claire d’unapôtre ; il avait la fermeté reposée d’un soldat des saintesmilices de la conscience pendant une veillée d’armes. Ses tempesdoucement battaient.

La place s’enveloppa d’une ombre humide,bleuâtre, comme les silences transparents des soirs près de la mer.Elle fut, sous l’immensité brumeuse du Beffroi, comme la cuve oùavaient bouillonné les énergies d’un grand peuple. La tour,spectrale, invisible à sa cime, dardait de la force sauvage d’unmont. Et l’arène à ses pieds était vide, comme une grève après lestorrents passés. Une mort lente, quiète, continue, la faiblechaleur des derniers sangs d’une race coulait des toits, baignaitla ville. « Voilà donc ce port du monde comme elle s’appelleencore, songeait-il, et qui n’est plus que l’agonie d’un monde.Moi, Wildman, je monterai à la tour et je tiendrai cette ville sousmes pieds. » Il fut soudain plein d’orgueil et de mépris. Ilétait étonné de ne plus reconnaître son âme ancienne quand il étaitvenu là il y a vingt ans.

Des blocs épais de maçonneries, une escadreimmobile de proues en pierre émergèrent des diaphanes ténèbres. Illongea un trottoir et après quelques pas se trouva sur un vasteterre-plein, au bout d’une rue, Tout semblait démesuré, lesmoellons, l’histoire et les ombres même, à la mesure de la petitehumanité subsistée qui faisait la mort plus grande encore. Wildmanfut convaincu que la mort ici était seule vivante dans lapalpitation sourde des cendres.

Il traversa le terre-plein, marcha droitdevant lui, les sourcils raides, comme subissant un magnétisme. Leporche du palais de justice soudain s’érigea. Ses fibres sepincèrent, un tumulte d’images passa, le mortel dogme gothique, ladouleur agenouillée des âges, les files tragiques des pénitents enmarche vers d’innombrables morts. Sa paix intérieure avaitdisparu.

Wildman fit un pas ; la porte étaitentr’ouverte ; il poussa le vantail : l’ombre des lieuxrenfermés lui froidit le visage. C’était tout autour un rectanglede bâtiments plats, mornes, livides comme les parois d’un puits.Une clarté de lampe, dans la mort des façades, tombait de deuxfenêtres à l’étage et s’égouttait sur le pavé. Il se rappela lesveillées laborieuses que le juge prolongeait dans son cabinet, lesentit présent. Son cœur battit de fièvre et d’inconnu.

Aucun bruit : l’ombre au ras des murspesait, lourde, dangereuse comme au détour d’un coupe-gorge.Wildman, immobile, sans souffle, toujours regardait la petitelumière claire, égale, tranquille. Un être vivant était là, unecréature comme lui, tapie entre des bibliothèques, du bond ramasséd’une hyène. Il eût voulu trouver une échelle pour monter le longdu mur, coller ses regards aux vitres.

L’obsession de son visage de nouveau leharcela, sa ressemblance avec les louches, simiesques et hargneuxprofils qui tour à tour l’avaient visité. Un tel homme pouvait-ilavoir une conscience comme la sienne ? Il se lança vers lesdegrés d’un péristyle, passa sous l’ondée lumineuse des deuxfenêtres : il n’avait pas le sens exact de ses gestes. Dans lesilence mort de l’édifice, au-dessus de sa tête, tout à coup un pasglissa. Il eut peur d’être surpris, se rejeta vers le porche :et une seconde, de là il apercevait se casser sur les vitres uneombre. Presque aussitôt la lampe s’éteignit. Il gagnaprécipitamment la place.

Dans la molle nuit bleue battirent lestimbres, coururent les volées métalliques du carillon sonnantl’heure. Elles l’enveloppèrent de rêve, de mélancolie, desiècles.

Ensuite il errait. Des eaux, entre des quaiseffrités, fuyaient, laiteuses, sillées de lentes blancheurs decygnes. L’arche des ponts faisait l’ombre d’un haut sourcilrecourbé. Wildman se pencha ; d’héraldiques pignons, desbretêches à rinceaux, de jeunes feuillages centenaires tremblaientaux moires claires et lourdes. Un air subtil, de fluides soiesd’argent flottaient, immatérialisaient les formes. D’entre lestoits, des pans de nuit infinie pendaient, étoilés, doucementlumineux, comme lavés encore de crépuscule. Et un vent légerpassait, avec toute l’odeur de la mer. Toujours, aux quarts,l’éclat de rire mouillé comme un sanglot, la mesure lente,mélancolique et folle d’un refrain tombaient des hautes volières ducarillon. L’heure ensuite, longue, agile, était comme un jongleurjouant avec des boules de verre et des plats d’or.

XI

Il attendit exactement que la grande aiguilleau cadran du beffroi marquât deux heures. Le préau était vide etnu, dans une coulée de soleil terne, coupée d’une dure ombreoblique. Il monta des marches, s’égara dans un couloir. Ses ondesvitales couraient chaudes, actives, son souffle était rapide etcourt. Il éprouvait la sensation bienfaisante, légèrement exaltée,d’un acte décisif dans sa vie. Toute la nuit il avait été hanté parune image qu’il était toujours sur le point de reconnaître et quiensuite se dérobait. C’était Moinet qui, un doigt sur les lèvres,se tenait au chevet de son lit, un Moinet triste, pâle, défait, etqui tout à coup grimaçait épouvantablement.

Un silence lourd pesait sous les voûtes ;il eut l’étonnement que personne ne fût là pour le diriger. Latragique vision de la veille, les files de pénitents, les ombresrôdeuses sombraient entre des murs blafards, muets et bonaces. Iltourna, se lança vers un escalier. Des portes aux paliersbâillaient sur des greffes, des antichambres. Une odeur poudreusede vieux papiers se volatilisait dans la chauffe des vitresensoleillées. Mais surtout un relent d’humanité croupie, le fumetaigre et fermenté d’un incessant passage de longues misères, malgréle chlore, adhérait aux banquettes et aux cloisons. Vides,d’ailleurs, les escaliers, comme en bas étaient vides les couloirset le préau. Wildman encore une fois sentit l’arrêt de la vie, legrand coma qui plombait la ville. La mort, une toque de jugechavirée aux tempes, un bancal de gendarme en travers des genoux,semblait pesamment dormir au recul des salles d’audience.

Il redescendit et, à présent, dans la vacuitéet la torpeur de l’édifice, il avait besoin d’entendre du bruit. Ilappela très haut. De loin, après un temps, une voix répondit. Iltraversa les pièces d’un logis de concierge et vit un homme assisdans un fauteuil et qui se réveillait.

– Le juge Moinet ?

L’homme le considéra, bourru.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ?Vous savez bien que tout est fini à midi, ici.

Wildman s’expliqua. Mais le concierge nesavait rien. Moinet était parti comme tout le monde, sans rien luidire. Son dépit moussa ; il fut froissé, lui, l’écrivainWildman, d’être traité comme un vulgaire délinquant.

– M. Moinet est toujours à l’heurepourtant, fit l’homme. Il vient le premier et il part ledernier.

Un pas saccadé sauta les marches. Wildman vitpasser à terre, dans la flaque de soleil traînant sur la dalle,l’ombre d’une silhouette. L’homme disait :

– C’est lui, montez à son cabinet.Deuxième porte au fond, à gauche du couloir.

Wildman précipitamment gagna l’escalier. Dansla pénombre du tournant, une forme mince, agile, sanglée dans uneredingote longue, grimpait. Wildman, sa main au chapeau, leregardait ardemment.

– Monsieur Moinet ?

Une seconde le juge s’arrêtait, tourné verslui, de profil, maigre, furtif, la barbe jaune, les yeux grisderrière l’or d’un pince-nez.

– C’est moi, disait-il, la voixfluette.

Et très vite à son tour il l’observait, perchésur les hautes marches, sans le saluer.

Wildman soudain le méprisa.

– C’est que voilà dix minutes quej’attends. Je suis Joris Wildman, fit l’écrivain, la têtehaute.

– Bien… bien. Tout à l’heure.

Et, sans une excuse, Moinet aussitôt seremettait à sautiller de marche en marche. Wildman l’entendits’enfoncer dans le couloir, fermer brusquement une porte. Il eutune honte. Ce n’est pas ainsi qu’il avait arrangé la rencontre danssa pensée. Il se sentit subitement déclassé, déjà un déchetd’humanité. Toute la justice pesa, il détesta le juge, arrogant etabsolu. Il restait surpris que ce fût ce petit homme sans carrure,la mine administrative et subalterne, qui osât s’attaquer à lui,dans un tel conflit d’idées. Visiblement Moinet sembla vouloirignorer qu’il y avait là une créature humaine plus grande que luide toute la tête.

Un timbre grelotta ; le conciergel’avertit de monter. Et maintenant, il se trouvait dans une piècevaste, sous le jour tamis de deux hautes fenêtres aux storesabaissés. Assis devant une table à tapis vert, exhaussée d’unpupitre, le juge, les épaules en sifflet sous l’ampleur desplafonds, d’une main maigre aux métacarpes saillants feuilletaitdes papiers. À sa droite, devant un pupitre plus large, legreffier, un homme gras, aux yeux chauds de lézard, préparait sesplumes.

La voix de Wildman trembla un peu.

– Vous m’avez demandé, monsieur, mevoici. Je désire que nous puissions nous parler d’égal à égal.

Moinet, d’un déclic bref, levait la tête,étonné, mécontent. Il n’aimait pas qu’un prévenu parlât le premier.Son regard, une seconde, derrière le pince-nez miroita, dans unbattement de cils. Deux roses légèrement teintèrent les pommettes.Et l’œil, inquiet, couleur d’eau brouillée, rapidementl’envisageait sans se fixer. Wildman, appuyé à la table du poingqui tenait son chapeau, les bajoues pleines et écrasées dans sapoitrine bombante, laissait tomber ses prunelles comme des poidsd’or. La petite tête conique, entre des oreilles longues etpointues, soudain replongea dans les papiers.

– Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise,fit le juge presque humblement en hachant les mots, les coupantd’intervalles. Je vous avertis que… que nous en aurons pour… pourun peu de temps.

Il avait une voix de bois, creuse, saccadée,sans salive ; elle correspondait à ses reins étroits, à lapelure mince de sa peau, à ses cheveux plats et maigres.

Wildman lâcha son chapeau, tira de ses pochesun exemplaire de Terre libre et s’assit. Les sourcilsrabattus, il le considérait à présent avec une curiosité âpre,jouissait de l’avoir enfin devant lui comme une pièce d’anatomierare. Et il n’avait point de haine ; ses regards chauds,scrutateurs, le pelaient, d’un intérêt tendu de découverte, commel’os d’une humanité à part. Cependant rien d’anormal n’évoquait laparodie, comme il l’avait cru. Moinet ne pouvait être classé parmiles espèces caricaturales ; sa structure, ses plans, son gestele conformaient au type général. De son aspect correct, propre,banal, à première vue se dégageait l’idée d’adéquation avec toutêtre vivant portant un col droit, des manchettes et une redingote.Wildman toutefois s’émerveillait de son crâne dolichocéphale,étroit, dur, pointu, taillé dans un silex.

Moinet finit de ranger ses feuillets. Sesmouvements avaient une minutie inquiète et mécanique ; ilsemblait toujours avec la main découper du papier à la machine. Ilenleva d’un tas à côté de son pupitre un exemplaire, soigneusementenveloppé d’une couverture de papier vert.

– Monsieur, dit-il enfin d’un air terne,vous êtes l’auteur de plusieurs livres qui ont paru au parquet,comme vous le savez, tomber sous… sous l’application des articles383 et 384 du code pénal.

Les roses vives des pommettes s’étaienteffacées ; le visage émacié, ascétique, s’unifiait dans unematité d’ivoire jauni, sans graisse ni rides. La peau pincée, tropétroite, collait aux joues, bridait la bouche aux lèvres sèches.Quelquefois très vite il les mouillait du bout de la langue. Il netrouvait pas tout de suite les mots, se reprenait, hésitait auxfins de phrases. Wildman, dans la minute, le jugea timide, rusé,sournois.

– J’aurai donc à vous poser un assezgrand nombre de questions, continuait le juge. J’ai souligné lespassages… hem ! les passages… dangereux… bonnes mœurs.

Il toussait souvent d’une petite toux brèvederrière sa main, les doigts appuyés contre la bouche, d’un gesteréservé et puéril. La toux à peine sonnait, sèche et creuse, dansla maigreur du thorax.

Il reprit :

– Mais, avant tout, je dois vous dire queje représente ici le parquet, que… que c’est en son nom que jeparle. Je n’ai donc pas à exprimer d’idées… d’idéespersonnelles.

Le regard, jusqu’alors clignotant, tout d’unefois se fixa. L’énigmatique visage fut troué d’une lumière aiguë.Comme Wildman aussi le regardait, leurs prunelles s’emboîtèrent,impatientes de se connaître. Wildman à présent le jugeait buté,vétilleux et secret.

– Monsieur, dit-il, je vous répondraiselon ma conscience. J’espère qu’après m’avoir écouté, vousreconnaîtrez qu’il y a eu erreur. C’est l’opinion générale.

Déjà le haut front étroit et lisse s’étaitabaissé. Wildman n’aperçut plus les yeux retombés ; une lueurcomme un éclat de cristal se cassa au ras des joues, sous lesverres.

– Bien… bien, c’est entendu, dit le jugedoucement, mais, s’il vous plaît, ne parlons pas de cela. L’opiniongénérale n’a rien à voir ici. Un magistrat n’a de conseil à prendreque de soi-même.

Wildman souffla avec force.

– Eh bien ! dit-il, ce sera donc uneconscience qui parlera devant une autre conscience.

– Bien… bien, soit, comme vousvoudrez.

Moinet portait la main à sa bouche et toussaitdeux petites fois. Une seconde pesa ; le greffier à demifermait ses yeux jaunes de lézard, d’une béatitude de digestion. Lejuge ensuite appuyait le poing sur le tas, à côté du pupitre.

– J’ai là vos livres, j’ai dû en prendrelecture. Ils ne serviront toutefois, dans l’instruction, qu’à… oui,qu’à préciser certaines tendances qui vous sont familières.

– Des tendances, non ; mais la viemême de mon âme et toute ma vie.

Moinet, à la pointe de la langue, s’humecta labouche, tranquille, assuré.

– Bien, bien, vous le reconnaissez,fit-il. C’est donc là, si j’ai bien compris, toute votre pensée. Ilen résulte que nous nous trouvons en présence, non plus d’un casfortuit, mais d’un… je dis d’un système.

Il regarda rapidement le gros homme.

– Actez cela… Nous rédigerons plustard.

Puis se retournant vers Wildman :

– D’un système, n’est-ce pas ? C’estbien ainsi que vous l’entendez ?

L’écrivain ne soupçonna pas tout de suite latactique. Il haussa les épaules, répondit :

– Je ne veux pas ergoter sur les mots… Ily a ici autre chose en jeu, il y a la vérité selon ma conscience etla vôtre.

– Soit, bien qu’au fond il n’y ait qu’unevérité, absolue et éternelle. D’ailleurs, encore une fois, mesidées à moi ne sont pas en cause. Je suis simplement ici pour vousentendre… Vos tendances donc, ou votre système, hem !hem ! nous les retrouvons dans le livre qui nous a été signalécomme outrageant pour… pour les bonnes mœurs… et que… que nousavons dû examiner. Personne ne met en doute vos puissanceslittéraires.

– Passons, fit Wildman froidement.

– Pardon… si j’y fais allusion, c’estparce que le talent justement, oui justement, rend certains livresplus dangereux. Sous des dehors spécieux, attirants, l’immoralité abien plus de chance d’exercer ses ravages.

Wildman, qui balançait la tête, les yeuxobliques et durs, tout à coup le regarda en face.

– Il n’y a d’immoraux que les livres sanstalent, détacha-t-il avec force. Pour les autres, qui peut dire lebien et le mal ? Tout se fond dans une œuvre qui prétend àêtre un aspect de l’univers, comme dans l’univers même touts’unifie en harmonies et aboutit à l’équilibre.

– Prenez garde, dit Moinet, qui leregardait à son tour, il pourrait être mauvais pour votre cause desystématiquement… je dis systématiquement, écarter la notion dubien et du mal. J’aime mieux vous avertir, bien qu’après tout cesoit là une de vos tendances.

Il ne toussait plus, la parole lui venait,facile, rapide, sans hésitation.

Wildman, avec étonnement, le sentitbienveillant, dans un élan de charité froide.

– Je n’écris rien que je ne pense, dit-ilavec simplicité, et je pense en homme libre. Le titre seul de monlivre est déjà comme le cri même de ma conscience, Terrelibre ! c’est-à-dire l’intime et profonde région del’être pensant où, face à face, l’esprit regarde le mystère etDieu. J’ai droit à la pensée comme à la vie même. Ma vie est autantentre l’arc de mes sourcils que dans mes autres organes. Et je vousdis à vous, monsieur le juge, en ce moment : « Terrelibre ! » exprimant par là que si loin qu’aille mapensée, je suis sur un sol élu où personne ne commande que moi.Prenez que c’est une profession de foi.

Moinet dissimula ses yeux, sa bouche eut unpli équivoque d’ironie, de tristesse, de pitié. Et de nouveau lanuance du bégaiement reparut.

– Bien ! Bien !… C’est… c’estentendu, puisque vous le voulez. Je n’ai donc plus qu’à vousinterroger sur les passages visés… quoique… certainement tout lelivre… oui, la tendance générale…

La phrase se cassa dans la petite toux creuse,derrière les phalanges osseuses de la main.

La lutte aussitôt afflua chez Wildman. Aprèsles préparations lentes, entortillées, byzantines, il vit venirl’attaque, la défense également chaudes et périlleuses. Il voulutsavoir le nombre des passages incriminés. Moinet s’amincit encore àson pupitre : ses paupières précipitamment battirent. Ilexpira d’un bruit de lèvres délicat :

– Cent quatre-vingt-dix.

Wildman abattit à plat ses mains sur la table,fonçant de la tête dans le vide. L’espace entre eux diminua ;Moinet, effaré, imperceptiblement reculait. Et tout d’une fois,comme devant une farce énorme, tonnait la gaîté franche duFlamand.

– Cent quatre-vingt-dix ! Et à peineil y a trois cents pages ! Je sais à présent, monsieur lejuge, le secret de vos lenteurs.

Moinet laissa tomber ce tapage. Sans quitterdes yeux le livre ouvert devant lui, il tira de son gilet unepetite boîte d’écaille, y prit une pastille qu’il se mit à suçoter.Wildman fut étonné que son rire s’étouffât sans écho sous les hautsplafonds.

– Il y a chez vous, monsieur, fit Moineten assurant son pince-nez, une sorte d’insistance à parler deschoses… des choses vitales, sexuelles. Dès les premières pages,page 4, ligne 8…

Il se prenait soudain à hacher vigoureusementdu papier, se rétractait la tête d’un mouvement de tortue. Et ilsemblait reculer devant l’énormité de ce qu’il avait à dire.

– … Je vois un éloge exalté du… dubaiser… reprit-il enfin. Vous semblez vouloir insister surcertaines particularités… papilles rigides, efflux de sève,aspiration génésiaque, etc. Il doit y avoir là un sens caché.Voulez-vous préciser… hem ! hem ! ce que… ce que vousentendez par le baiser ?

La voix, grise et plate au début, s’acidulacomme un flûtet. Tout le silence des couloirs et des salles audehors bourdonnait. Et maintenant Moinet l’enveloppait duclignotement de ses yeux comme un vol de mouches. On l’entendaitsiroter sa pastille, la bouche humide, savonneuse. Une seconde, legreffier, jusqu’alors indifférent, à son tour pointait son petitœil jaune. Le soleil doucement glissait le long des stores.

Wildman sursauta, leva la main ; elleresta suspendue et, dans un coup de stupeur, il hésitait, ne savaitd’abord que répondre. Un sang noir lui chargeait les tempes.

– Je croyais avoir un homme devant moi,s’écria-t-il. Mais regardez-moi donc, monsieur : j’ai lesjoues empourprées de toute la pudeur dont un homme de mon âge estcapable. Vos insinuantes questions offensent en moi la dignitéhumaine. Parlez, monsieur, répondez-moi, n’avez-vous jamais connul’amour ?

Il fut tout à coup le vrai Wildman, l’hommesauvage de ses livres. Moinet, lui, d’un effarement humble semblaavoir été surpris dans un état de péché. Les roses de ses pommettesse ravivèrent écarlates.

– C’est à moi seul à vous interroger,dit-il sans colère.

Et il ajouta, d’un visage bas,souriant :

– Je ne puis tout savoir, mais je doistout écouter.

L’humanité ne s’apaisait pas aussitôt chezWildman. Le flot lourdement redescendait vers le cœur. Il dit d’unetristesse sincère :

– Oh ! c’est donc bien iciPortmonde-la-Morte, comme on a nommé cette ville ?

Un silence s’étendit. Moinet avait croisé lesmains par-dessus son pupitre, et il fermait les yeux comme s’ilregardait en lui-même profondément.

– Je ne crois pas vous avoir manqué,dit-il au bout d’un instant. Si toutefois il en était autrement, sij’avais outrepassé les limites dans lesquelles un magistrat parleau nom de Dieu et des hommes, pardonnez-moi.

Son haut front aride légèrement s’inclinaquand il évoqua la divinité. La minute plana, religieuse,solennelle. Wildman lui attribua une conscience : il espéra.Et il faisait le geste d’écarter les résistances de l’orgueil.

– Nous sommes tous deux des hommes,fit-il, nous nous affrontons dans l’obscurité. Cependant unelumière peut-être à la longue nous viendra à tous deux.

Leurs paroles étaient graves : elles lesrapprochèrent ; Wildman put croire qu’ils allaient s’estimer.Mais un conflit bientôt les divisa.

Il demanda à être interrogé sur tous lespassages retenus. Le juge aussitôt lui répondit un peu nerveusementqu’il était le maître de diriger l’instruction comme ill’entendait.

– Parfaitement, dit Wildman. Mais il n’enest pas moins vrai que je suis, vis-à-vis de l’instruction, autantde fois délinquant qu’il y a d’incriminations contre moi. Je doisdonc pouvoir discuter pied à pied chacune de celles-ci.

– Mais non, ce n’est pas cela, fitMoinet, d’un claquement de langue. Je ne suis pas ici pour meprêter à une discussion, mais simplement pour entendre vosexplications.

– La contradiction forcément naîtra de ladivergence de nos points de vue. Nous représentons, vous et moi,deux aspects du monde si opposés que rien que de nous trouver enprésence devant cette table, c’est déjà la forme matérielle d’undébat.

– Oh ! ne nous égarons pas en dessubtilités, interrompit Moinet légèrement ironique.

Mais Wildman insistait.

– J’ai le droit de me défendre, dit-ilavec hauteur, puisque l’éventualité du procès doit dépendre de ceque j’aurai à vous dire. Je vous avertis donc que je parlerai, dûtnotre entretien se prolonger plusieurs jours. Je suis venu avec lapensée de vous ouvrir toute mon âme.

Moinet, les yeux fermés, parut prendre recoursauprès des intimes et secrètes puissances qui le régissaient.

– Je vous écouterai, monsieur, dit-il aubout d’un instant.

Les feuillets commencèrent à tourner. Wildman,par-dessus le pupitre, les apercevait rayés, chargés de signes quise croisaient comme des barreaux. La main aux os longs avait taillélà comme dans une forêt, abattant des pans entiers de phrases,coupant à travers la sève vive. Une tristesse lourde passa ;Wildman se sentit saigner, dans le massacre compact de sonœuvre.

Dès les premières questions, il comprit qu’ilétait attiré dans un monde aride, inhumain. L’âge pétré des dogmesle circonvint : il erra dans les ténèbres. Tout lessépara : les apparences, la réalité, le sens de la vie et sesrépercussions dans des modes d’art mobiles métaphoriques etrelatifs. Ils se virent aux pôles opposés, séparés par le temps, lamasse en suspens des idées, une éternité gelée. Ils furent l’un enface de l’autre deux humanités inconnues et qui se parlaient dansdes fracas sourds avec des voix muettes. Moinet s’attestal’élémentaire social, la conformité avec les forces denses,aveugles, originelles. Il marchait en avant du moutonnement épaisdes foules, parmi les fausses élites et les cauteleux bergers. Tousensemble représentaient les choses inamovibles, l’arrêt, la mort,tandis qu’au tourbillon vertigineux des genèses, Dieu lui-même,éternellement mobile et nouveau, tournait comme une roue.

Cependant les desseins du juge n’éclatèrentpas tout de suite. La feinte, la réserve régnèrent comme si, avantl’engagement décisif, il tâtait le patient et ses forces derésistance.

Moinet témoigna d’une rouerie infatigable pourdécouvrir le délit jusque dans les mots. Il reportait tout à l’idéed’une morale intolérante et canonique. Son esprit indigent etstrict n’admettait que la révélation comme l’unique source desvérités. Sous ses mansuétudes froides, brûlait la fureur d’undominicain. Et il s’appelle Moinet, quelle prédestination !songeait Wildman. Des correspondances subtiles le blessèrent. Ilvit qu’il était venu retrouver là la même querelle qui déchiraitson ménage. Des deux côtés, la foi sèche et anguleuse limait lavie, la nature, l’élan libre de la conscience.

– C’est encore chez vous, insinua Moinet,un abus des mots voluptueux, libertins, hem ! hem !contraires aux… aux bienséances : mamelles, sexe, mâle, rut,etc. N’est-ce pas là visiblement une tendance qui confirmel’autre ?

Wildman vivement répondait :

– Prenez garde que ce ne soit bien plutôtun effet de vos propres suggestions. Qu’en puis-je si les plusnaturelles allusions s’impriment sur votre cerveau en imageslascives, en saillies impétueuses ?

Tous les membres du corps humain, sesfonctions même les plus secrètes apparaissent également sacrés,créés pour des fins divines. Il évoqua les respects dont les hommesconstamment avaient entouré l’art, la représentation des formesnues et parfaites dans le marbre et la couleur.

Le juge faisait son geste machinal, du biseaude la main hachait du papier. Il l’interrompit : les fonds deson âme se découvrirent.

– C’est là une idolâtrie funeste,s’écria-t-il sans bégayer ; toute œuvre qui n’a en vue que lerythme plastique outrage la divinité et offense la morale. Christest mort sur la croix pour nous laver du péché païen,l’oubliez-vous ?

La controverse aussitôt monta ardente, de lapart de Wildman. Et la Renaissance, les grands papes, l’hommephysique haussé aux assomptions célestes, la légende païennevoisinant avec la légende catholique !

– Avouez donc alors, dit Moinet,qu’Éleusis prime Jérusalem et que les mystères orgiaquesl’emportent sur le sacrifice de la messe !

Ils s’aperçurent face à face, rusant.

– C’est un piège que vous me tendez, fitWildman.

– Eh bien, passons, dit Moinet timidementen suçotant une nouvelle pastille.

Il mouilla son doigt, fit voler les feuillets.Après de nouveaux débats, il fut visible qu’ils ne dépasseraientpas les trente premières pages du livre. Quelquefois le juge setournait vers le greffier et dictait. Il demandait àWildman :

– Est-ce bien cela ? Il faut que cesoit exactement votre pensée.

Manifestement il visait à faire apprécier sonimpartialité. Wildman affirmait, d’un signe de tête machinal. Sesforces avaient décliné : celles de Moinet étaient fraîches etinlassables.

Dehors, la lumière froidissait oblique,déclinante, le soleil avait glissé du pignon. Dans le silence,pendant que courait la plume de l’homme à l’œil de lézard, septcoups partirent du beffroi, d’un poids de nuit s’abattirent sur latable.

Moinet eut un sourire.

– Nous reprendrons demain, dit-il. Maisvous me rendrez cette justice que je n’ai pas cessé un instantd’avoir en vue la vérité.

Ses yeux se remirent à clignoterfurieusement ; sa bouche se pinça.

– Dites-le bien à vos amis de la presse,monsieur, afin qu’on ne se méprenne plus sur la sincérité de… mesintentions.

Wildman, debout, gravement luirépondait :

– Je ne sais pas de quels amis vousparlez. Je suis seul ici devant vous.

Le sourire de Moinet remonta humble,évangélique.

– Non, monsieur, ne dites rien, fit-il.Il est bon que chacun souffre pour ce qu’il croit juste et vrai.J’offre à celui qui voit dans les consciences mes humiliations.

Ils se séparèrent.

Wildman, à l’air tiède de la rue, crut avoiréchappé aux catacombes. Le soir blond l’enveloppa : il rentradans la vie légère, tendre, apaisée. Il était sans violence.

Cet homme, pensait-il, est juste dans lamesure de sa conscience. Il ne peut être rendu responsable desombres où il tâtonne. Il est le prisonnier d’une conception de lajustice infirme, surannée, absolue et morne. Il n’a pour se guiderdans cette ténèbre que la faible clarté qui lui vient de sa foidans l’immuable comme si la vraie justice n’était pas libre,volontaire, personnelle, en raison de la personnalité desconsciences.

Wildman eut besoin de nourritures fortes commeaprès une dépense d’énergies physiques. Il s’attabla, commanda desviandes et des bières. Tout en se réconfortant, il repassaitl’interrogatoire. Il se trouva faible à côté de l’âme sèche,repliée du juge. Il sentit qu’il ne s’était pas avancé d’un pasdans ses intimes évidences.

Dans la nuit de la ville, ensuite, comme laveille il errait. Il passa devant la maison de Hoorn, silencieuse,déjà endormie, sans une lumière. D’une effusion chaude il salual’ami droit, le cœur vaillant et dévotieux. Et puis une force leramenait vers la place, devant le porche du Palais de la loi. Ilpoussa le vantail : dans les façades pâles, la lampe s’étaitrallumée ; un haut carré de lumière se reflétait sur les pavésdu préau. Hoorn et les siens dorment d’un sommeil confiant,songea-t-il, pendant que celui-ci âprement veille et me torture àtravers mon livre.

Pour la première fois il frissonna, lesoupçonna terrible dans le sentiment de sa mission. Le front platet long comme un cierge, le geste sénile, cassé, minutieux, la voixéteinte en un bredouillement d’oraisons, toute cette trivialité nefut plus qu’une apparence. L’âme foncière apparut, violente,gothique, monacale. Il l’éprouva dépouillée d’humanité, rigidecomme la théologie. Et une église à travers ce petit homme d’un jetdardait, farouche, tonnante, s’opposait à l’autre, la tendre etbonne église dédiée à l’âme universelle, bâtie sur la tolérance, lapitié et la nature.

Dans l’ombre molle, sous les claires étoiles,il reprit confiance. La nuit comme une mamelle palpitait dans unbrouillard laiteux. Un vent doux semait des aromes verts, despétales d’arbres en fleurs. Il sembla avoir neigé sur les petitsjardins, au bord des canaux. Et un souffle, la respiration lente,profonde des lieux anciens montait, mêlée au frisson germinal.C’était comme si une âme venait aux siècles enterrés sous lespierres, le réveil lourd, infini des renaissances.

Wildman vit passer d’ardents et mélancoliquesamants : ils recherchaient le mystère des porches et lesilence des arbres. L’ombre autour d’eux tremblait.« Épiphanie, Épiphanie ! songeait-il, le cœur gonfléd’annonciation et de printemps, rien n’est mort et tout estvivant ! Les cendres vont tressaillir de germes, degenèse ; les briques, la crête ruinée des murs, les vieuxlogis comme de la chair sexuelle entreront en amour. »

Les venelles autour des églisess’entortillaient comme des signes de croix ; d’épaissesbâtisses rectangulaires, des blocs d’ascétisme et de prièress’amarraient comme des proues à des chevets de chapelles. Descalvaires en rocailles, derrière des ifs et des barreaux, avaientun aspect de funèbres jardins mystiques. « Épiphanie !toujours songeait Wildman. Les poussières elles-mêmes roulent de lasève, et les os sont de la vie qui attend de recommencer. Lavie ! Elle montera, submergera tout comme une mer d’un bondfranchit les estacades. Tous les Moinet ameutés n’empêchent pasqu’une petite semence germe quand l’heure estvenue ! »

La ville théologale et féodale, le Portmondedes ombres, sous la neige tiède, aromatique des floraisons, sefondit. Il habita une vision de joie, de jeunesse et de foi. Sonœuvre au centre de sa vie battait comme un pouls d’éternité. Il lasentit tressaillir comme la parole des messies. Ainsi conjecturant,il revint vers la place. Aux lucarnes du beffroi, dans l’altitudelimpide, brillait la tranquille lumière des veilleurs. Elle fut,par-dessus la nuit, les âges et les périls, le fanal secourable,l’antique feu clair brûlant aux hauts lieux. Moinet, à côté, aufond de son puits humide, sous le cercle resserré de sa lampe,apparut l’ouvrier des basses ténèbres creusant ses galeries auxrégions de la mort. Toutes les petites lumières une à unes’éteignirent. Celle-là là-haut demeura seule vivante. Elle penchadans l’espace la courbe d’un météore. Elle fut une étoile frêle,énorme, arrêtée sur la ville. Épiphanie ! encore une foisdisait Wildman en pensant à l’étoile qui avait apparu aux Bergers.De cristallines et aériennes musiques churent de la tour comme unfirmament mélodieux.

Et puis sonnait minuit.

XII

Le petit juge disait :

– Vous vous prétendez un moraliste etvous apportez une morale nouvelle. Celle du Christ, des apôtres,des grands sages, des simples hommes pieux, ne vous suffisait doncpas ? La vôtre, hem ! hem ! nie la chasteté, lacontinence, la discipline de soi-même et tout ce que les chrétiensont accoutumé d’appeler la vertu. En revanche, je dis en revanche,elle exalte la chair, les instincts physiques, l’amour sexuel. Celane vous paraît-il pas dangereux quand, comme c’est le cas pourvotre livre, il s’y mêle une façon… façon d’enseignement et deprosélytisme ?

C’était l’après-midi du second jour, avec lemême soleil clair dans les stores, au fond des silences humides dupréau. Moinet toujours évitait de le regarder, correct, dissimulé,anguleux, avec sa petite toux contre la main et son geste mécaniquequi hachait du papier.

Il aimait déconcerter son adversaire par desquestions brusques, ou tâchait de l’induire en contradiction aveclui-même. L’attaque était prompte, coulée en douceur, d’autant plusimprévue que généralement elle suivait des détentes sournoises. Cepetit homme médiocre étalait alors toute l’adresse d’un vrai juged’instruction. Son regard très vite remontait, se collait comme uneventouse. Mais, presque aussitôt après, l’œil glissait, sebrouillait, le petit éclair des verres seul miroitait par delà lespommettes roses. Moinet une seconde à sa mesure connaissait la joiedes hauts tacticiens. Sa vanité était basse, ardente,secrète ; elle se renfonçait sous un air obséquieux et poli.Il eût joui de la déroute de l’écrivain comme d’un plaisir d’amour.Et sans doute, dans un scrupule de conscience, il l’eût rapportée àDieu.

Wildman manqua de prudence. Il parla en hommelibre de la chair et de l’amour. Il exalta le sage, sublime etimmortel instinct : tout le mal du siècle, les mœurshypocrites et dissolues, l’avilissement du sentiment de l’amourprovenaient d’une éducation où les notions de la vie physique sontméconnues, où une fausse moralité, basée sur un sens erroné de ladécence et le mépris du corps humain, rend la secrète licencedésirable.

Moinet, sans lever les yeux, les mains jointespar-dessus le livre, attendit qu’il eût fini de parler ; etpuis, toussant derrière ses doigts, doucereusement ildisait :

– Il faudra donc conclure que, parexemple, l’amour de soi, les pratiques solitaires, hem !hem ! enfin ce qui touche à l’instinct animal est autorisépar… par l’éducation que vous préconisez et la morale que vousvoudriez voir s’établir ?

Son regard pointa, satisfait ; sesoreilles avaient rougi, et il lui souriait avec bienveillance commepour l’encourager à l’aveu.

– Mais je ne dis pas un mot de cela,s’écria Wildman avec une indignation sincère. Je constatesimplement que le jeune homme devrait être initié religieusement àla beauté de son corps.

– Bien, bien, c’est entendu, disaitMoinet. C’est du moins là votre explication. Cela me permet,hon ! hon ! de vous faire remarquer que presque toujoursvos phrases ont un double sens.

Et il détachait un alinéa qui, isolé, perdantsa valeur de juxtaposition, sembla obscène.

– Ah ! je connais le procédé et jeproteste ! s’écria Wildman. Mais, à ce compte, il suffiraitd’isoler le sexe divin de la Vénus, ou de mutiler tel corps nu deMichel-Ange pour les déclarer passibles de la Cour d’assises.

Il eut la face furieuse de l’honnête hommedevant un sacrilège. Et tout à coup sa voix montaitencore :

– Ah ! monsieur, prenez garde à ladéformation professionnelle. C’est elle qui dénature aux yeux dujuge les plus pures évidences et lui fait renifler comme un fumetde péché les manifestations les plus sacrées de la vie.

Moinet toussa, se mit à rire sans bruit.

– Oh ! allez, allez ! C’est uncliché, nous y sommes habitués. Cependant nierez-vous que telspassages de votre livre ne soient de nature à laisser croire quecette déformation… je dis déformation professionnelle, existe aussichez les écrivains ?

Il modifia sa tactique, sembla triompher ensériant à présent des passages. C’étaient des hymnes ingénus etviolents à la vie, la louange tendre, emportée des mouvementsprofonds de l’être. De jeunes amants apprenaient à se connaîtredans la nature. Un univers chargeait leurs âmes, gonflées debeauté, de secret et d’innocence. Leurs corps étaient des lianes debaisers dont ils demeuraient éperdus, des grappes de fruits quicomblaient leurs soifs. Wildman disait la naïve humanité desorigines et le recommencement en chaque créature du délicieuxanimal primordial et éternel, ivre de substance, d’hymen et de toutl’inconnu des mondes.

De nouveau la lutte les anima, l’âme subtiledes dialectiques. Wildman avec chaleur reprit sa théorie del’instinct, argumenta sur la sensualité, la dénonça comme lacomplémentaire de l’homme intégral. Moinet l’écoutait, attentif,d’une curiosité friande et passionnée. Ses yeux clignotaient,fiévreux et bas. Les petites roses brûlaient ses pommettes :visiblement, de toutes ses fibres il s’intéressait à cesrévélations de la vie que sa conscience réprouvait. Parfois il lesstimulait d’un mouvement léger de la tête. Sa bienveillance étaitfraîche, cauteleuse, souriante. Il s’aperçut que la voix de Wildmanse voilait ; il sonna pour faire monter un verre d’eau.

Wildman se méprit à ces signes, il crutl’avoir éclairé. Sa foi en soi-même, son orgueil soudainculminèrent. Mais, sitôt qu’il eut cessé de parler, Moinet setourna vers le greffier.

– Nous acterons cela, fit-il en toussantderrière sa main. Et il se mettait à dicter, résumant avec unemémoire précise, sans passion.

Sept heures encore une fois tombèrent. Moinetreplia le livre, frappa un coup léger sur la couverture.

– Eh bien, à demain ! J’espère quenous pourrons en finir.

Son activité, ses nerfs étaient vifs, légers,sans défaillance. D’un salut cordial il congédia Wildman. Celui-ci,au contraire, après ces quatre heures lourdes de débats, se sentaitle crâne déprimé, martelé comme par des pilons.

Dehors, la solitude pesa ; il souffritd’humanité, de fraternité trahies, aux limites glacées d’un désert.Pour avoir été en ses cordiales paraboles, en ses naïves, rudes etsimples idylles, un annonciateur, il était traqué comme un attiseurde torches pourpres. Épiphanie ! Épiphanie ! criait, parmille voix claires, son œuvre. Mais eux, les soutiens de lasociété, les sacerdotes porteurs de reliques et de bannières,n’avaient pas voulu voir l’Étoile.

Cependant il n’aurait eu que quelques pas àfaire : la maison fraternelle, le cœur courageux de sondisciple se seraient ouverts. D’un pénible effort il voulut êtreseul une dernière fois, âprement seul, dans sa conscience et sonorgueil. L’homme de Judée, lui aussi, toute une nuit, loin desapôtres, avait regardé son âme face à face dans les ténèbres dujardin des Oliviers.

Il erra, concentré dans sa foi, comme unsaint. Comme il passait devant le palais, il aperçut le conciergequi, en fumant sa pipe, promenait sa chienne sur la place. L’hommel’aborda familier, bienveillant, lui dit :

– Il vient d’allumer sa lampe. Il m’a ditqu’il en aurait bien cette fois jusqu’à passé minuit.

Wildman, le voyant rire, riait aussi, comme sitous deux s’entendaient pour ridiculiser cette manie du juge.

XIII

Le troisième jour, il fut pris d’une grandetristesse. Depuis la veille il attendait des nouvelles de Jorg. Ilétait allé deux fois à la poste. Il y retourna sitôt qu’il futlevé. C’était Ardens, le poète, qui s’était chargé de lui faireparvenir ses courriers. Wildman passa la tête au guichet, se nomma,et le buraliste lui remit ses lettres. Il les faisait sauter entreses doigts, il n’en eût voulu retenir qu’une, et celle-là ne venaitpas. Sa solitude redoubla, il fut près de la mort, dans le mensongede cette jeune vie du printemps qui réchauffait les pierres etn’allait pas jusqu’aux âmes. Ah ! son Jorg ! Comme ils lelui avaient pris ! comme à coups de crucifix on avait tapé surles clous de la bière où à présent il était mort pour sonfils ! Une force victorieuse de destruction les armait :leurs puissances secrètes d’action travaillaient au vif des âmes etrâpaient jusqu’aux résistances de la nature.

Dans l’angle d’une place, un porche d’églisetrouait d’ombre la clarté matinale. Une curiosité, un goût d’artpour la dévotion fastueuse des Flandres le poussa ; les hautesogives gothiques comme des mitres s’aiguisèrent. C’était l’heuredes offices pour les pauvres et les gens des petits métiers. Desvisages pâles de femmes émergeaient du capuchon ample desmantes ; des dos courbés d’hommes s’éboulaient d’ans etd’immuables détresses. Au ras des dalles, sous les pas, des reliefssculptés d’ossements et de croix évoquaient d’immémoriales ethéraldiques sépultures.

Wildman contourna les oratoires latéraux, lelong des nefs. Sous l’arc-en-ciel des verrières, des supplicesécarlates, des béatifications fleuries contractaient ses rétines.Il dépassa ainsi le transept et s’engagea dans l’abside. Comme, àmi-hauteur du chœur, il arrivait devant une chapelle en retrait, ilaperçut entre les hautes ferronneries du grillage d’entrée, àgenoux sur la marche de marbre, une forme d’homme implorante, lesbras ouverts. La nuque, mince et longue, supportait un haut crâneascétique, renflé d’oreilles en pointe. De côté il vit la bordured’or d’un pince-nez. Il eut un saisissement à la pensée que ce fûtMoinet. Pour s’en assurer, il fit un pas, pénétra dans la chapelle.Il n’eut plus ensuite qu’à se retourner pour se trouver devantl’homme qui priait. Le petit juge, les bras toujours éployés, dansson attitude de suppliant, d’un clignotement de l’œil le regardaitet tout de suite après abattait ses paupières, dans une reprise desa ferveur concentrée, sans un signe qui marquât qu’il l’eûtreconnu. L’ombre, le froid des hautes plaques tombales enchâsséessous la verrière l’enveloppaient lui-même comme une ombre, sous salongue redingote qui avait les plis d’une soutane.

Wildman se rappela d’anciens propos, leslégendes autour de ce Moinet si longtemps obscur pour lui. Ondisait que, tous les matins, il entrait faire ses dévotions à saintAntoine avant de gagner le palais. C’était à la fois son patron etle secourable conciliateur par qui, dans les espoirs de réussite,s’acquéraient les grâces et les munificences d’en haut. Moinet sansnul doute, en sa posture humiliée, intercédait afin d’être visitépar les saintes lumières dans sa lutte contre les anges noirs.L’hérésie, le ciel, les providences l’exaltaient, le chargeaientd’amour, de haine et de certitude.

En haussant les yeux, Wildman vit à lacorniche de l’autel, volant sous la nuée, un grand archange qui,les joues enflées, furieusement soufflait l’extermination dans satrompette de cuivre. Toute l’église s’emplit de cette clameurguerrière ; elle domina la douleur suppliciée, le cri desplaies, les pardons. Le Dieu sauvage des Écritures comme un molochhurla, dans la damnation universelle. Il sembla s’en remettre deses vengeances aux mains du juge inexorable.

L’image de l’enfant immolé passa. Wildmanfrissonna, songeant que c’était au nom du maître terrible qu’on lelui avait arraché sanglant du cœur. L’angoisse s’étendit : ilen vint à se demander si lui-même, sous la coalition humaine etdivine, ne sombrerait pas un jour. Son sang fut glacé, l’énormitédes voûtes pantela. Il méprisa Moinet dans son humanité basse, sonministère servile de tourmenteur et de policier ; et à la foisil le sentait tout à coup très grand, investi des foudres, prolongésous les colonnes par le geste démesuré de l’archange. Il eutbesoin d’air et gagna la rue.

Quand, quelques heures après, il arriva aupalais, Moinet finissait de déjeuner d’un petit pain et d’un verred’eau que le concierge lui avait montés. Wildman poussa la porte,se vit attendu : Moinet était assis devant son pupitre ;le gros greffier à l’œil de lézard près de lui, comme les autresfois, préparait ses plumes. La minute fut équivoque, tous deuxs’observaient et gardaient leur secret. Moinet avait repris sa faceinexpressive et terne. Wildman ne reconnaissait plus le visage defoi rigide sous la trompette forcenée de l’ange.

Le juge frappa sur le livre le même petit coupqu’il avait frappé la veille, en le refermant.

– Nous en étions restés… fit-il.

Et de mémoire il citait la page. Il semblaqu’entre les deux gestes le monde n’eût pas tourné sur son axe. Lanuit, la prière, le souffle ardent de la trompette avaient passésur cette âme et n’y avaient rien changé. Wildman l’eût préférévéhément, lui jetant à la face son dieu outragé. De nouveau ildouta de sa conscience ; il fut plus seul de n’avoir devantlui que le fonctionnaire préposé aux œuvres de justice, passif,subalterne et routinier.

La tristesse du matin, l’abandon des siens, savie en morceaux repassèrent. Il se vit, derrière la table, séparédu reste de l’humanité, sans autre secours que ses faibles etvacillantes énergies. Son front, qui avait levé le poids d’unmonde, pencha vers l’ombre. Il sembla que le grand Pan, pèremystique et païen de son œuvre, l’eût, en fuyant, d’une ruade deson pied corné, frappé au creux des sourcils. Il s’humilia, poussale cri des détresses.

– Vous voyez bien que je souffre. Jevoudrais vous demander de m’écouter un instant, dit-il. Vous êtescause que moi, qui me croyais la force et la vie, je me traîne etje saigne sur ce calvaire. Je vous assure que je souffre une vraieagonie. Voilà, je vais vous dire. Vous m’avez fait beaucoup de mal,monsieur le juge, vous avez brisé ma sécurité, mon repos. Oh !il ne s’agit pas seulement du livre qui est là. C’est bien pis, ils’agit de mon être même, de l’homme en chair et en os, votre frère,que vous avez devant vous. La guerre est entrée chez moi avec cesabominables poursuites : ma maison en est restée dévastée.Oui, c’est bien cela que je voulais vous dire ; par votrefaute, j’ai pour jamais perdu ma femme et mon enfant. Oh !c’est une histoire, une histoire tragique puisque j’en suis atteintdans ma vitalité et que me voici, moi, l’écrivain Wildman, avec monlibre esprit d’honnête homme, vous demandant d’avoir à la fin pitiéde moi. Oh ! comprenez combien c’est là une choseaffreuse.

Le cri, sous les hautes solives, seperdit ; tant d’autres cris déjà avaient monté vers lesplâtres blancs. L’échaudeur ensuite les diluait sous ses couchesfraîches, toujours plus épaisses, comme il faisait dans lescouloirs des prisons, dans les casernes, dans les couvents, partoutoù crie l’humanité.

Le greffier, dans ses joues en saindoux,dilata le petit point clair des pupilles. Moinet, de son côté, lesyeux clignotants, assurait du doigt son pince-nez pour mieux leregarder. Il n’y eut plus de rouge dans la lividité du visage quele tremblement des deux petites roses aux pommettes. Ses mainsfébrilement fripèrent à ras du papier d’innombrables menus gestesinutiles. Il allongeait et rentrait successivement la nuque avec unmouvement d’accordéon.

– Je ne saisis pas, je ne comprends pas,dit-il enfin. Je vous en prie, monsieur, remettez-vous… Vous êtesdevant la justice. Cela n’est pas convenable.

Sa carrière devant lui balança. Déjà, dans lepassé, son zèle l’avait induit en des abus d’autoritécompromettants. Mentalement il repassa les préliminaires del’affaire, craignit d’avoir cette fois encore cédé à un espritvétilleux et précipité. Et sa bouche, tiraillée d’un tic, faisaitdanser sa barbe, molle comme une soie grège.

Wildman avait espéré un élan ; il vit quele juge simplement le croyait malade. Il regretta l’humiliationinutile de l’aveu et baissa la tête : Moinet eut consciencequ’il était à bout de résistance et triompha. L’assurance,l’infaillibilité s’indurèrent ; le principe supérieur de lajustice entre eux fut haut comme une tour.

– Voyons, monsieur… hem ! hem !fit-il d’une voix endurcie comme pour le rappeler au respect de ladécence. Il n’était plus éloigné de croire que l’écrivain, leprofessionnel imaginatif et fertile, avait essayé, pour ledésarmer, d’une péripétie sentimentale. Par habitude il mesura lahaute humanité souffrante d’un Wildman aux ruses grossières desgoujats, ses clients accoutumés. Il ne fut pas attendri par labeauté de sa défaillance. Il voulut tout au moins paraître en gardecontre l’éventualité d’une supercherie.

– Quoi qu’il en soit… dit-il.

Il toussa derrière sa main, répéta avecinsistance :

– Quoi qu’il en soit, vous reconnaîtrezque j’ai apporté dans… dans l’accomplissement de ma mission toutel’impartialité… hou ! hou ! dont j’étais capable.

Wildman ne répondant pas, il fut froissé,redouta son silence. Sa nervosité dévia vers le paisible greffierqui avec le buvard épongeait une tache d’encre sur les grandesfeuilles du procès-verbal.

– Fâcheux… Faudra gratter…Sandaraque…

Et il ne cessait pas de bornoyer rapidement ducôté de Wildman. Le petit feu des pommettes avait remonté à sesoreilles.

– Ne m’avez-vous pas compris ?reprit-il au bout d’un instant.

Wildman seulement alors relevait la tête ettous deux par-dessus le livre une seconde se regardaient. Puis ilramassait sa barbe dans sa main et disait amèrement :

– Je vous rends cette justice que vousavez tout fait pour me perdre jusque dans mon propre esprit. Mapensée, vous l’avez mise à la question comme si c’eût été de lachair vive. Autrefois on torturait le corps avec le chevalet et lebrodequin ; on arrachait la peau des os comme on écorche uneanguille. Aujourd’hui on essaie de tuer les livres en les dépeçant.Au fond c’est toujours l’esprit, l’âme irréductible des races quiest la grande ennemie.

Tout fut changé : il sembla que le jugeeût passé de l’autre côté de la table. D’un souffle entrecoupé etbas, Wildman par à-coups brusques comme des sanglots vidait sapeine. Elle roula, gonflée de révolte et de haine.

– Ah çà ! s’écria-t-il, êtes-vous leSeigneur Dieu pour prétendre lire au fond de ma conscience ?De quel droit vous, un simple homme, osez-vous juger un autrehomme ? Qui peut dire de quel côté est le mensonge ? Etd’où vous viennent vos lumières ? Les prenez-vous dans l’abîmed’en haut ou dans l’abîme d’en bas ?

Il s’était levé ; il frappait sur latable avec son poing. Moinet, chaque fois, un peu effrayé, étaitobligé d’assurer l’encrier dont le liquide oscillait. Ildissimulait son visage, courbé sur son pupitre, parfois lui jetaittrès vite un étrange regard de crainte, de défi et de triomphe.

Wildman tout à coup s’étonna d’avoir parléavec cette violence. Il se rassit : le sang gonflait sonvisage. Sans se presser, Moinet glissa une pastille sur sa langueet, suçotant ses mots à travers le sucre qui fondait, il ditdoucement :

– J’aurais pu vous interrompre… Vousoubliez un peu trop devant qui… hem ! hem ! Mon cabinet,après tout, n’est pas un endroit de controverse. Je représente icila loi, la justice, la conscience des hommes. Hem ! Je suisvotre propre conscience devant vous-même. Lors même que je metromperais, j’aurais encore l’assurance d’être plus avancé que vousdans les voies de votre amendement moral. Dieu n’abandonne pas lejuge.

– Mais nous ne sommes pas auconfessionnal, s’écria Wildman.

Moinet se pinça les lèvres.

– Je veux dire, reprit-il, que vous nepouvez douter des intentions du juge qui s’en rapporte au contrôledes vérités révélées, celles qui sont à la base même de lajustice.

– La justice est à elle-même une religionet devant celle-là il n’y a plus que des hommes.

– Bien, bien, c’est entendu, je neprétends pas autre chose… Une religion en conformité avec leshautes aspirations de la société actuelle, avec le sentiment dudivin en nous… Une religion devant laquelle il faut résigner toutorgueil, monsieur, devant laquelle les âmes les plus rudes ont ledevoir de s’humilier si…

Il s’arrêtait une seconde, puis sa voixmontait âpre, coupante :

– Si elles ne veulent être brisées. J’aidit.

Le dieu autoritaire et irrité, le dieuthéologique sembla avoir fait, du fond de l’ombre, un signe et latrompette de l’ange maintenant par-dessus eux déchirait lesairs.

– Voici, dit l’écrivain, je m’appelleWildman, je suis bien l’homme sauvage de mon nom. Tout jeune, uneforce de vie bouillonna en moi, je puis dire que j’ai vécu dans monsang mes premiers livres. Je ne faisais là qu’exprimer l’humanitéqui m’avait été transmise par les miens. Je demeurais fidèle à marace, au coin de terre où avant moi avait battu le cœur des hommessauvages de mon ascendance. Aucune force n’est égale à celle-làdans les directions d’un esprit : le talent, l’art, la penséesont nourris des mêmes sèves profondes qui font l’individu. Meslivres furent donc véhéments, passionnés, orageux et rudes commeles êtres et le sol qui déterminèrent les mouvements de ma vie. Jefus le jeune homme franc et spontané qui s’écoutait à travers sescontes, ivre de toutes les soifs de la nature, sanguin et violentcomme le taurin adulte, doux et ingénu comme le mouton. L’âmeforcenée, sensuelle, bouffonne, religieuse et simple de mes plainesnatales me gonfla. Une ardente et noire volupté, un goût defrairies, de massacres et d’amour, des sensibilités naïves ettendres alternèrent dans mes drames, mes idylles et mes farces. Jefus ainsi plus près qu’aucun autre de mes origines et de madestinée. La vie, le sang, la terre grondèrent. Je fis des hommes àma mesure et cette mesure-là, elle fut assez grande pour que touteune Flandre y tînt à l’aise sans avoir à baisser la tête. Mais levent qui soulève les flots de la mer souffle plus doucement enpassant sur la prairie, derrière la dune. Mon été s’égalisa ;mon âme fut transportée dans des régions plus tranquilles, et jecommençai à voir devant moi les routes qui mènent vers Éden.Chacun, selon ses forces, travaille à l’accomplissement del’univers ; mais la force la plus haute est encore l’art,puisque l’art est l’âme sensible des humanités. Toute la viefrémissante qui va de l’être à la nature, le prodige des organes oùse prolonge le rythme des mondes, la beauté de l’homme et de lafemme devant le ciel, les eaux et les arbres, le triomphe del’amour, de la sensualité, de la joie sur la douleur et la mort, jeles ai exaltés avec l’emportement et la foi de mon cœur vierge.

Eh bien ! un homme qui, comme je l’aifait, toute sa vie s’est conformé à sa nature profonde, qui aexprimé ses forces, ses tendresses, ses rêves pour les condenser envérités essentielles et leur assurer après soi une part de ladurée, un tel homme a droit à vos respects et ne peut être jugécomme celui qui s’est détourné du sens de sa vie et qui a menti àsoi-même et aux autres.

La Justice, monsieur, celle qui est de l’autrecôté des prétoires, je vais vous dire comment elle parlerait àl’un : « Tu es un imposteur, lui dirait-elle, tu asdénaturé la beauté qui était en toi ; tu as corrompu lessources de vérité humaine où ton devoir était de te regarder avecinnocence et simplicité. Moi, la Justice, je te frappe pour n’avoirété qu’un suborneur vil des âmes. »

Et à l’autre, à celui qui décida d’être unhomme, la même Justice dirait : « Si loin que tu es allé,tu n’as pas excédé les limites de ta personnalité et celle-ci, quifut ta loi, demeure aussi la loi supérieure qui t’absout. Ton œuvrete fut coexistante au même titre que tes organes et elle parle parta bouche aussi impérieusement que ta bouche te servit à te nourriret à donner le baiser. Ton œuvre palpita avec ta chair, mourut avectes agonies, se rythma au martellement de ton cœur. Tu es restédans la vérité de l’art et de la vie : et, de même qu’on nejuge pas un homme d’après le pli d’un de ses cheveux ou la croqured’un de ses doigts, toi non plus, dans les activités immenses deton grand labeur, tu ne peux être jugé sur de simples morceaux deta mentalité, sur des bouillons de ta sève et des éclats dispersésde ta cervelle, mais seulement d’après tes puissances et le sensgénéral de ta création. Tu fus de toutes pièces un organisme enmouvement, aux cellules infiniment ramifiées et pensantes. Pour tepunir, si le châtiment pouvait t’atteindre, il faudrait poursuivrela cause originelle de tes erreurs en chaque lobe de ton cerveau,en chaque fibre de ta vie nerveuse et sensible. Tout homme qui vità la lumière la beauté nue de son âme, de ses origines et de sapensée est sacré pour tous les autres hommes, car il a réalisé unedes formes de la moralité supérieure des êtres. C’est pourquoi moi,qui suis la Justice, c’est-à-dire la condensation de toutes lesparts de vérité en une, globale et universelle, non point absoluetoutefois, mais évoluante selon la conscience, les temps et leshommes, je te dis : « Va sans crainte, la tête hautedevant les plus hautes. »

Wildman avait parlé tout d’un trait, et il neregardait plus Moinet ; il semblait regarder par-dessus sonpetit crâne en pointe venir là-bas une justice belle comme la vie.Le juge, livide, les oreilles en feu, semblait accablé comme sousla ruine d’un monde.

– Non ! non ! C’est unehérésie, dit-il enfin, il ne peut y avoir deux justices, il n’y ena qu’une, égale pour tous les hommes, et absolue comme lavérité.

Il frappait maintenant, lui aussi, sur latable.

Wildman haussa les épaules.

– Eh bien, laissons cela, dit-il, puisqueaussi bien tout est inutile. Interrogez-moi plutôt.

Moinet toussait, hachait nerveusement dupapier, les yeux bas, comme gêné de se sentir jugé par cet hommeaux yeux clairs. Wildman cependant, maintenant à peine répondait.Une défaillance le brisait, la certitude qu’il aurait beau frapperdu tranchant de l’épée, la pierre de cet esprit ne se fendrait pas.Les ombres l’envahirent ; il pencha la tête. Moinet aussitôtrévéla une réelle sollicitude : il n’eût pas agi pluscordialement pour un ami.

– Voulez-vous prendre quelquerepos ? dit-il. Un peu d’air peut-être…

Il leva un des stores, ouvrit toute large lafenêtre.

– Oui, de l’air, fit Wildman.

Sans avoir rien concerté, ils se retrouvèrentensemble, l’un près de l’autre, dans l’escalier. Il sembla queMoinet fît les honneurs de la maison. Il glissait sur les dalles,aux plis raides de sa redingote longue comme une lévite. Il ouvraitles portes, expliquait… ici le tribunal de commerce… là le tribunalde première instance… la chambre des avoués…

Wildman avait laissé son chapeau sur latable : il aspirait fortement la fraîcheur des couloirs, leursenteur de chaux et de chlore. Le petit juge, frileux sous sa peaumince comme une écaflotte d’oignon, avait remonté son colletd’habit. Et il était là à présent empressé, souriant, par momentbaissant la voix comme pendant les audiences. Moinet, errant desalle en salle, tournant au dédale des corridors, semant partout depetits pas rapides, apparut le chat rôdeur, l’âme secrète etvivante du vieux palais.

Il conta que, tout enfant, il subissait déjàl’attrait mystérieux de ce lieu d’effrois où plaidait son père.Celui-ci recevait des visites de clients inquiets, sournois,dissimulant leur voix derrière les portes. Il arrivait aussi qu’àtable on s’entretenait d’actions scélérates et tragiques comme deslégendes d’ogres. Quelqu’un une fois entrait dire qu’il avait vutrancher la tête de l’homme. La mère alors faisait un signe decroix : on aurait entendu passer un cheval à l’autre bout dela ville. Ainsi lui était venu le goût d’être juge.

Moinet sans bruit se mit à rire derrière sesdoigts. Sa voix étrangement gloussa.

– Un jour, dans mon horreur pour lescriminels, j’imaginai de clouer dans le banc des accusés despointes de clous. Je me laissai enfermer, j’avais avec moi unmarteau ; j’en recouvris la tête avec mon mouchoir de peur dubruit et alors, à petites fois, longtemps je frappai. Enfin lapointe perça le bois juste assez pour n’être pas remarquée. J’enclouai une douzaine. Le banc devint ainsi une vraie herse. Pendantun peu de temps on ignora la cause des contorsions auxquelles selivrait l’homme qui venait s’asseoir sur le banc. Et puis tout futdécouvert : le président d’alors s’amusa beaucoup del’histoire. Il répétait quelquefois : « Ce jeune homme ala vocation. »

Il avait parlé d’élan, sans se reprendre nibégayer, comme dans une ardeur de foi.

Wildman frémit ; son mépris pour letourmenteur fut immense et en même temps il était touché de saconfiance. Il ne songea pas à se demander si ce n’était pas là unetactique nouvelle pour l’intimider. Il l’aperçut devant lui doux,souriant de férocité benoîte, avec le frottement lent, continu deses mains l’une sur l’autre. Il riait à sontour : – Oui, dit-il, c’était bien la vocation.

Le juge poussa une porte ; sa voix tomba.Et au-dessus d’eux, comme les barreaux d’un gril couraient lestravées d’un haut plafond gothique.

– La Cour d’assises ! soufflaMoinet.

Là comme dans le cabinet du juge, comme danstoutes les autres salles, les stores retombaient. L’ombre,par-dessus les sièges et les tables, eut des plis lourds de suaire.Une barrière, comme dans une ménagerie, coupait les fonds.

Wildman aussitôt s’intéressa. Là-bas, par delàla barrière, les jours de grandes audiences, était parqué lepopulaire. La travée moyenne s’emplissait d’une petite fouleprivilégiée, gens de bon ton, dames, amis des juges venus là commeà un spectacle. Sous les fenêtres s’exhaussait l’estrade oùsiégeait la Cour. Rien n’avait changé, c’était toujours, comme autemps des anciennes cours de justice, la division des classes,gentilshommes, bourgeois et manants, avec les hommes de loi enhaut.

Moinet, d’un geste de la main,disait : – C’est ici le banc des accusés.

– Ah oui, le banc avec les pointes declous.

Moinet, avec un sourire ambigu,reprit :

– Soyez tranquille : vous aurez unfauteuil.

Ils traversèrent la salle. Le juge sautillait,onduleux, ecclésiastique, avec de petites secousses de la nuqueentre les pointes rouges de ses oreilles. Il fit jouer uneserrure ; une porte lourdement céda.

– La salle des délibérations dujury !

Des voûtes basses, féodales, pesèrent. Ilsfurent dans la pierre des âges. Une fenêtre, croisillée de barreauxde fer, s’ajourait sur un préau aux murs épais, rongés par leshumidités du canal qui coulait au bas. Tous deux se turent. Moinetfixement regardait à terre. Il eut un battement vague de lamain.

– C’est ici que… que… on amenait lepatient.

Sa voix s’enroua, les mots de nouveautremblaient à ses lèvres. Wildman maintenant à son tour secourbait, regardait sous lui le pavement cavé d’usure.

– La chambre de torture, n’est-cepas ? fit-il, tout à coup remué.

– Hé ! Hé ! c’est cela même. Ilentrait par cette porte… Et puis on le ligottait, on lui brûlait laplante des pieds. La torture au bout d’un peu de temps luiarrachait l’aveu.

Moinet fit un pas, frappa contre le mur. Ettoujours il semblait parler de quelqu’un que tous deuxconnaissaient.

– C’était déjà comme la tombe ; sescris s’écorchaient là comme ses mains.

Son regard s’alluma. Les langues ardentes desréchauds se reflétèrent aux verres du pince-nez. Wildman aussiavait quelque chose de violent dans les yeux. Ils se regardèrent,s’aperçurent tous deux sous la chair ; leurs âmes à nus’affrontèrent et mesurèrent leurs puissances. Les dents du jugeclaquaient. Et ils étaient seuls, très loin des hommes, dans lessiècles et la mort. Un silence de crypte et d’in pace montait dusous-sol gras de sang bu, pourri d’anciennes ordures humaines. Lepetit juge, avec son éternel frottement de mains machinal, soudaingrandit. Wildman songeait aux sinistres tortionnaires qui, muets,sans un tressaut des fibres, avaient écouté là griller la chair ethurler les âmes. Lui aussi, d’une humanité fraternelle, eût voulucrier.

– Allons-nous-en, on étouffe ici,murmura-t-il, glacé aux os, dans une mort d’angoisseintolérable.

Moinet riait doucement. Il sentit sa force etdans la victoire garda l’humilité. Ses yeux redevinrent fébriles etbrouillés, d’une couleur d’eau saumâtre ; et, encore une fois,il était tout petit, les épaules effacées, devant le gros, haut etfaible Wildman. Du bout de la langue, il mouillait sa bouche,bénin, inoffensif.

La porte sourdement retomba : ilsrepassèrent par la salle des assises et seulement alors, luitouchant le bras avec le doigt, Moinet disait :

– Il faut voir les choses comme ellessont. C’était pour l’ordre social, pour le bien de l’Église et deshommes que les juges travaillaient… Sans doute, sans doute… Maisc’était aussi pour le bien du patient, pour… hem ! hem !lui faciliter l’amendement et l’expiation. La rémission finale, lesalut était au bout de l’aveu que lui arrachait l’épreuve physique.Voilà comment il faut envisager les choses.

Il avait toujours son même sourire, maisaffiné encore de férocité et de mansuétude. Les roses de sespommettes brûlaient, évangéliques.

– C’est-à-dire que moi, par exemple…disait Wildman, sans achever sa pensée.

– Je ne dis pas cela, dit vivementMoinet. D’ailleurs, finissons-en, n’est-ce pas ?

Sa voix maintenant montait dure, autoritaire.D’un geste bref, il désigna l’escalier. La confiance, les charitéssemblèrent être demeurées de l’autre côté des murs, sous les voûtesmortelles. Mais Wildman traînait après lui la vision horrible. Ileut soif de clarté, d’espace.

– Si vous vouliez remettre à demain…

– Bien, bien, c’est entendu, dit Moineten se reprenant à rire ; je vous écouterai demain une dernièrefois. Et j’espère, nous n’aurons pas besoin de recourir aux grandsmoyens pour… hem ! hem ! Je veux dire que vousreconnaîtrez vos torts.

Il n’eût pas osé me parler ainsi le premierjour, s’avoua l’écrivain. Il fut bien obligé de rapporter cetteattitude décidée à ses propres défaillances. Cette fois encore, ilavait pâti d’une dangereuse impressionnabilité. Moinet, en comédienrusé, graduant ses effets, s’était joué de lui.

Une lettre de sa femme, dans cette crise,l’eût sauvé. Il courut à la poste ; toujours rien. Il souffritla détresse des abandons ; il maudit le juge, cause de tout lemal. Il aspira à une chaleur d’humanité, ne modéra plus l’élan quil’emportait vers Hoorn. À quoi bon d’ailleurs ? Il n’étaitplus le même homme qui voulait garder sa force intacte dansl’attente et la méditation.

Il sonna, donna son nom à la domestique. Unpas bientôt se précipita.

– Monsieur Wildman ! Maître !disait un homme d’aspect énergique et brusque à forte tête léonine,en s’avançant les mains tendues.

Wildman sentit se gonfler son cœur sauvage ettendre.

– Non ! non ! pas ainsi… Dansmes bras ! frère ! ami !

Leurs poitrines s’étreignirent : ilsrestaient un moment serrés l’un contre l’autre, tous deuxsanglotant d’une passion souffrante, heureuse. Et puis, l’écrivaindisait : – Il y a déjà trois jours… Pardonnez-moi den’être pas venu.

– Je savais tout. J’ai compris que vousne vouliez voir personne. J’ai voulu, de mon côté, respecter votresolitude. Un signe et je serais accouru.

– Personne jamais ne saura ce que j’ai dûendurer. Cet horrible robin littéralement m’a retourné sur le gril.Je l’ai senti aveugle et sourd, au fond de son puits. Il m’a apparuterrible comme la vieille société. Le plus drôle, c’est qu’en mêmetemps, avec ses gestes cassés et tatillons, avec sa manie de hacherde la main mon livre, il me figurait une marionnette dontquelqu’un, que je ne voyais pas, tirait les fils.

– Oui, interrompait l’avocat, quelqu’unen effet, que peut-être, selon son habitude, il était alléconsulter le matin même et qui, du fond de son confessionnal,l’inspirait. Bien deviné, monsieur Wildman !

– Eh bien ! je puis bien vous ledire à vous : il y a eu des moments où, devant cet homme qui,en souriant, me parlait de l’efficacité des supplices, j’ai comprisque le moyen âge n’était pas fini. Moi, Wildman, avec les quarantebouquins de mon œuvre, je tremblais, tout petit devant ce Moinetqui grandissait jusqu’à toucher de la tête les pieds de sonDieu.

Cette fois Hoorn riait franchement.

– Ah ! maître, vous le refondez àvotre creuset. Moinet, au fond, n’est qu’un juge d’instructionassez médiocre, un rond-de-cuir de parquet, piocheur et têtu.Avez-vous remarqué son crâne étroit d’anthropoïde et ses longuesoreilles en pointe comme dans la caricature de Krakti ? Iltient du carme et du satyre. Il a le fanatisme obtus des attiseursd’autodafés et peut-être son aptitude à renifler partout le péchéatteste la frénésie secrète de sa libidinosité. C’est, dans sonensemble, un être élémentaire et atavique dont la mentalité a subiun arrêt. Il fallait votre don puissant de création, maître, pouren faire autre chose.

– Alors, la tare professionnelle chez moiaussi ! s’exclamait Wildman en riant à son tour.

Il eût voulu connaître la pensée de Hoornquant aux éventualités du procès. L’avocat se montra évasif.C’était moins, dans l’espèce, un procès de moralité publique qu’unprocès de tendances. Il fallait tenir compte de l’âpreté, descalculs d’un juge ambitieux, fanatique comme l’était Moinet. Il yavait aussi, pour le ministère public, l’espoir d’un réquisitoireéclatant. En province, les grandes causes sont rares : lesjuges d’instruction, les procureurs en attendent de l’avancement.Hoorn laissa soupçonner une puissance occulte travaillant dansl’ombre. Il en parlait avec réserve et mystère, et encore une foisWildman sentait se lever cette force sociale, faite de défenses,d’abus, de vieux cultes homicides, et qui, du fond des âges, enhaine du péché de vivre et de penser, continuait à opprimer leshommes libres. D’ailleurs, Hoorn le reconnaissait, c’était Moinetqui avait tout fait. Il avait été l’âme du procès, le taretvrillant dans le silence, la taupe creusant les galeries.

– Sa lampe hier encore brûlait dans leminuit de la ville, dit l’écrivain. Sans doute je suis pour lui ungrand criminel.

– Oh ! n’en doutez pas. S’il pouvaitvous torturer, il le ferait avec la plus inflexible bénignité. Il ala férocité sucrée des dévots. Mais on ne torture pas l’âme libred’un Wildman. C’est elle le bûcher des hautes flammes claires où ànotre tour nous les mettrons rôtir.

Hoorn voulut le retenir à souper. Les heures,près de la femme, grande, douce, silencieuse, et des enfants,chairs blondes et fraîches comme une allégorie de Rubens, coulèrentconfiantes et familiales. Wildman parla de son fils en pèreattendri qui ne sait plus qu’il a souffert. La maison l’enveloppade sécurité, de joie, d’espoir. Après le repas ils descendirent aujardin ; par delà les vieux murs bas, une eau comme une huilestagnait. Toute la ville était sillonnée de canaux, et on ne savaitpas d’où venaient leurs ondes.

La domestique apporta sous la tonnelle de labière d’orge. Ils la buvaient à larges gorgées en fumant un tabacfort dans de longues pipes de Hollande. À temps égaux les volées ducarillon se cassaient aux angles des toits et retombaient en fuséesmélodieuses. Les voix au dehors s’étaient tues, un rat en plongeantquelquefois faisait un bruit d’eau léger. Longtemps, sous la nuitd’étoiles, leurs âmes en effusions fraternelles secommuniquèrent.

– J’ai retrouvé chez vous mes dieux, ditWildman en s’en allant.

XIV

Wildman encore une fois pénétrait dansl’église. C’était l’heure de la messe matinale. Il rasa lespiliers, remonta vers l’abside et comme la veille, à genoux sur ladalle, il aperçut Moinet en prières. Sa ferveur, sous la trompettede l’archange, brûlait, mystique, détachée de la terre. Il nedétourna pas la tête aux pas qui dans le silence frais s’arrêtaientderrière lui. Une double rose enflammait ses pommettes, dans levisage rigide et glacé. Et il était là, très bas, avec son âme d’unautre âge, devant le dieu terrible. Des volutes d’encens,volatilisées de la chapelle où officiait un vicaire, floconnaient àses tempes. Wildman, au bout d’un instant, le vit toucher du frontla pierre, et puis il se relevait.

C’était le dernier jour. Wildman était alléretirer ses lettres à la poste. Aucune ne lui parlait de Jorg ni desa femme. Une force âpre, combattive cependant le soutenait. Luiaussi, levé au petit jour, la fenêtre de sa chambre d’hôtel ouvertesur les touffes de lilas en fleurs et la rumeur d’oisellerie desvieux jardins, avait pris conseil de Dieu, du dieu de la vie quilui dictait ses livres. L’air haut tintait d’alleluias dans l’éveilléger des cloches. Leurs grelots d’argent doucement tremblaientdans les rameaux fleuris. À pas d’or, la lumière descendit sous lesarbres. C’était le matin spirituel des petites âmes frileuses etadorantes battant de l’aile comme dans les nuées d’un tableaud’anges. « Humanité ! vieille humanité !songeait-il, te laisseras-tu toujours mener au son des cloches etdes cantiques, dans le petit nuage d’encens ? » Ah !les pauvres âmes qui ne connaîtraient jamais que le jardin glacédes vertus théologales et le jet d’eau en verre filé élancé de lavasque mystique ! Les essences du jardin profond de l’être,les fleurs du sang et de l’amour, toutes les grâces de la vie leurdemeureraient à jamais ignorées. Celles-là vivaient aux margellesdes puits gonflés de leurs larmes. La douleur du vieux monde lesmurait dans les ombres. Lui-même depuis trois jours avait senticelles-ci rôdant partout sur son passage, sortant des tours, descryptes, des calvaires, larves, stryges, lémures qu’auxgargouilles, aux porches, aux contreforts, configuraient degrimaçantes sculptures. En foule, elles étaient venues s’ameutersous les voûtes, derrière le pupitre où siégeait Moinet, lui-mêmeune ombre déléguée par leurs funèbres et séculaires milices. Quandla porte s’était ouverte sur la chambre rouge, visionnée despectres et de tortionnaires, un vent glacé sembla monter d’un inpace. Et il revoyait le petit juge lui montrant les dalles commedans une écorcherie, jouissant de lui enfoncer sous la peaul’horreur et l’effroi, comme, enfant, il perçait de pointes declous le banc des accusés.

Les cloches cessèrent de tinter, leurssonneries se fondirent derrière les portes d’or du jour. Un matinde paradis comme dans les légendes de Wildman lustrait les arbreset les gazons, ruisselait en ondes plénières de vent, de lumière etd’odeurs. Les vannes de l’espace furent hautes : du flot d’unemer il coula de la jeune éternité. Wildman écoutait garruler lespies et siffler les merles. La vie était fraîche, amoureuse,musicale. Il regarda s’aimer des colombes dans la flamme rose d’untoit au soleil. Les fleurs faisaient leur action de grâces commedes cœurs. Et il pleuvait de petites plumes d’oiseau d’uneblancheur de lait.

La tendre et furieuse sensualité du mondealors l’exalta, l’univers le pénétra de joie, de gloire et devérité. Il sentit que son Dieu, le dieu coexistant à la substance,le dieu du brin d’herbe et des astres tourbillonnants, luidisait : « Va devant toi sans crainte par delà la mort,jusqu’où va la vision de tes yeux. »

Quand Wildman entra chez le juge, il lui vitun visage tranquille qui n’avait plus rien de l’austérité et de lasombre ferveur du matin.

– Eh bien, dit Moinet en suçotant unepastille, avez-vous réfléchi ? Comprenez-vous enfin que c’estpour le bien des hommes que travaille la Justice ?

– Comme autrefois, comme là-bas, n’est-cepas ? disait l’écrivain en faisant un geste vague par-dessusson épaule.

Moinet remuait benoîtement la tête :

– Vous auriez bien tort si c’était là, devotre part, une allusion malveillante.

– L’idée est toujours la plus forte, fitWildman d’une voix haute.

– L’action est aussi une idée, une idéeréalisée : elle porte plus loin que la chose écrite.

– Si vous voulez dire qu’en obtenant unecondamnation contre moi, vous aurez plus fait que moi-même enécrivant mes livres, c’est faux.

Moinet, sans le regarder, se mit à hacher dupapier.

– Prenez garde ; un procès laissetoujours quelque chose qui ne s’en va jamais tout à fait et qui tuesûrement, dit-il.

Cela, Wildman y avait songé déjà. Là où apassé la justice, l’herbe est brûlée et il y a un petit tas decendres blanches. Toute l’âme du vieux monde sembla descendue auxlèvres froides du juge.

Sa basse humanité vindicative révolta Wildman.Il le revit à genoux dans l’encens, la fumée du sacrifice divin.Au-dessus de lui, le courroux de l’archange se déchaînait dans lefracas des trompettes.

– Ah ! monsieur, dit-il,qu’avez-vous fait de la Croix ? Et faut-il que ce soit moi, unpaïen comme vous m’appelez, qui vous rappelle au respect de votrereligion de tolérance et de charité ?

Moinet aussitôt frappait sur le livre et,baissant les yeux, disait sèchement :

– Bien… bien… C’est entendu. Mais je n’aipas à me prêter à des controverses. Nous en étions restés…

Wildman accepta avec calme cette suprêmeépreuve. Il fut endurant, brave, attentif. Les ombres avaientdisparu, il se retrouva dans le siècle et la vie, défendant sa foi.Toute une humanité fut là avec eux, sensible et spontanée du côtéde l’écrivain, repliée, patiente, oblique, encline aux casuistiquesdu côté du juge ; et tous deux croyaient n’écouter que leurconscience. L’éternel malentendu les rendit l’un à l’autre obscurs,de tout l’intervalle des pôles. Wildman, avec son âme brandie etnette, parut plus redoutable au juge l’écoutant du fond de sa nuit,buté dans ses préventions, l’idée du mal universel. Il expliquaqu’une œuvre logique, harmonieuse et claire, échappe à toutecensure. Le danger n’est que dans l’effet calculé pour violenterles âmes et les détourner de la beauté. Lui, Wildman, avait exaltéla vie, l’amour, l’héroïsme, l’instinct primordial et divin,l’homme libéré des servitudes sociales et vivant de ses puissancespersonnelles, sans l’aide des codes, des religions, des moralesprofessées. C’était cela, l’évangile nouveau.

– Ainsi donc, fit Moinet, vous persistezdans l’idée que vos écrits dégagent une morale plus haute que cellequi régit la société ?

– Je dis qu’il y a une morale théologiqueet restrictive et qu’il en est une autre, philosophique etextensive. Celle-ci veut l’expansion de tout l’homme, physique,passionnel, mental, en vue de la joie, principe et fin de sesdestinées.

Moinet un peu de temps toussait derrière samain.

– Il ne faut pas que les âmes voient tropclair, dit-il enfin. Il y a une moyenne de clarté et d’intelligencequi convient à la majorité des hommes et assure, je dis, assurel’équilibre social.

Moinet déploya une férocité eucharistique pourle mettre dans son tort et lui ouvrir les voies de l’amendement. Unfeu de fièvre, d’orgueil et de foi tremblait à ses pommettes, sousle clignement humble des paupières. Mais quelquefois il lesrelevait rapidement ; leur éclat fixe une seconde brûlaitderrière les verres, et secrètement, d’une duplicité sournoise etcruelle, il jouissait de le voir lui-même se livrer.

Un air de confiance à la fin mollit leur étatd’esprit. Ils se parlèrent comme des hommes, qui, avec des âmesdifférentes, ne sont pas éloignés de se comprendre. Wildman espéras’être justifié ; il entrevit le triomphe de l’Idée. Moinet,de son côté, savoura son adresse, ses ruses, rapporta à Dieu lesuccès final de ses entreprises. La nervosité de ses gestes avaitredoublé et démentait l’égalité de son sourire. Ses mainsmultipliaient l’activité d’une araignée au centre de sa toile. Çàet là, avec son étonnante précision de mémoire, il dictait augreffier. Ils arrivèrent ainsi à la fin de l’interrogatoire.L’homme à l’œil de lézard ensuite ânonna la lecture du plumitif. Lanuit tombait quand il eut fini. Wildman, à présent, était presquedétaché de la grande lutte. Il écouta distraitement, déclaral’écriture véridique et sincère, signa. Les roses reparurent auxtempes de Moinet quand il regarda courir sa main sur le papier.

Un silence lourd du poids d’une destinées’abattit, l’arrêt dans la durée après les choses accomplies. Ettous deux un instant étaient l’un devant l’autre, séparés par latable, debout et se regardant. Un élan humain emporta l’écrivain,la secousse fraternelle après un assaut courtois. Sans réfléchir,il avança la main par-dessus le pupitre. L’œil de Moinetglissa ; son visage était monotone, dénué d’expression. Ilsembla ignorer la main qui se tendait. Wildman vit qu’il n’avaitpas cessé d’être le prévenu. Il retira sa main : un monde lessépara ; ils furent de nouveau des humanités aux antipodes.Très haut, le juge domina, morne, glacé, comme le code même. EtMoinet sèchement disait :

– Bien… bien… c’est entendu. Vous pouvezvous retirer.

Il se vit brutalement congédié.

Dehors seulement, Wildman perçut ladélivrance, s’éprouva rendu à la vie. Hoorn lui avait faitpromettre de passer chez lui un dernier soir : il avaitaccepté de ne repartir que le lendemain matin. Ils soupèrent :la marée fit le fonds du repas ; un vin blond arrosa des solesgrasses, charnues, un turbot et le homard. Wildman, homme du Nord,aimait le poisson ; la pièce basse, intime, aux parois et auplafond de sapin, donnait l’illusion de la mer. Hoorn l’avaitconçue d’après le plan d’un rouf de yacht : les deux fenêtres,cerclées de cuivre et rondes, simulaient les hublots. Ilssemblèrent, par une nuit égale, sous la lampe à chaînettes,mollement fendre les eaux. La mer fut l’horizon du songe, de lavie : les peaux nacrées du garçon et des deux fillettes, lamousse d’argent de leurs chevelures, leurs yeux d’aigues-marinessemblèrent sortis de ses écumes.

Hoorn, d’un geste large, évoqua le passé,augura l’avenir. La houle qui venait jusqu’à Portmonde et pendantdes siècles s’était retirée, bientôt gronderait sous les portes defer des écluses. On allait voir revenir, dansant sur les vagues,avec leurs proues d’or où caracolent des sirènes nues, lescaravelles du monde. Alors la Flandre redeviendrait la grandemamelle grasse et nourricière, tétée par les Amériques. Toute lavie, du flot d’un océan, rebondirait entre les quais de sesports.

Wildman frissonnait, comme si déjà battait enlui le cœur régénéré de la grande cité marine. Les races, les eaux,les ciels coururent, orageux, héroïques, enflés du vent despavillons.

– Oui, dit-il comme en songe,Venise, Damme, Anvers fondus et ressuscités… Les galions ramenantla fortune des sombres et ardents aventuriers… Les hautes mâtureset les cheminées tourbillonnantes s’enchevêtrant aux pignons encols de cygne et en proues de navire… Et les tours d’églises avecleurs cadrans de soleil comme des lanternes de phares haut surl’horizon… Qui donc a dit que Portmonde était morte ?

Les ombres encore une fois furent refoulées.Il oublia les spectres rôdeurs, la dalle horrible où avait saignéun bétail humain. D’une vision passionnée, il vécut devant lui lesâges, dans la force et la joie. Un silence prolongeait lesâmes ; la chambre aux parois de bois sembla, elle aussi,voguer vers les eldorados. Et puis tout à coup Wildman sentaits’appuyer à la sienne la chaleur d’une main amie.

– Maître, maître, disait Hoorn, que c’estbeau à vous, qu’ils ont outragé, d’exprimer en une telle parole lafoi de tous ceux qui se tournent ici vers la vie !

Wildman dit simplement :

– Cela déjà est loin… Je leurpardonne.

– Mais eux jamais ne vous pardonnerontd’être la force, la beauté et la lumière ; car ils vont avecla mort comme le corbeau avec la charrue. Ils sont les vampires quivoudraient sucer les derniers sangs de la race. De leurs mainsmortes ils tirent aux quatre coins de la ville le suaire souslequel la vie s’est remise à tressaillir. Ils écartèleraient, s’ilspouvaient, l’âme de Portmonde.

– On ne tue pas la pensée. On n’a jamaisraison de la vie, fit Wildman.

Le vin, les alcools, les cigares leurversaient une excitation légère. Ils désirèrent goûter la nuitfraîche de la ville. Le silence, le rêve, le passé lesenveloppèrent. Des canaux, sous l’argent des saules, se gonflaientde nymphéas.

– N’est-ce pas le symbole de la vie, ditWildman, cette longue tige dardée de la nuit bourbeuse etépanouissant ses calices par-dessus la mort des eaux ?Hoorn ! Hoorn ! ah ! je le sens comme vous, la mortn’est ici qu’une apparence. Portmonde vit ! Son silencepalpite, lourd de germes et de printemps ! Un vent souffle surses cendres. Bientôt une âme sortira de ses vieilles pierres !Jouissons, en attendant, d’être les derniers à savourer lamélancolie délicieuse de la minute où elle n’est presque déjà plus,où elle va être !

L’avocat regarda profondément la nuit, puis dela main il traça une courbe dans l’espace.

– Ici la solitude, le sommeil des eauxmortes où agonisent les reflets d’une ancienne ville… Là-bas, legrondement des machines, la cité neuve qui s’édifie, les entrepôts,les ponts, les sas, la tranchée énorme par laquelle viendra lamer !

Comme de nouveau ils se taisaient, ilsentendirent des voix lentes, lointaines, glisser sur l’eau. Hoornl’entraîna : ils arrivèrent devant un haut édifice aux vitreséclairées et que bordait le canal. Des pilastres de pourpre et d’orplongeaient au fond de la nappe moirée, vacillaient aux refletsbrisés des lampes comme un palais renversé. Les accords traînèrentsolennels, liturgiques, la voix légère des femmes, la basseprofonde des hommes, alternées ou fondues, prolongées comme l’orgueet le plain-chant. Une hymne plana, un choral religieux, mystiqueet doux. Ils saisirent des paroles : elles se rapportaient àla vie.

« Portmonde, fleur des âges, tu dormais, tu n’étais pasmorte.

« Voici que, par le chemin des eaux, ta force va revenir.

« Portmonde, reine et sainte, ville des âmes, cité des hommeslibres et forts,

« Debout sur tes tours, toujours plus haut, jusqu’oùs’aperçoit

« Toute la circonférence de la mer, vois-la, par bondsénormes,

« Comme une multitude d’étalons lâchés, du fond des golfesaccourir.

« Dans les écumes vertes roulent les flottes du monde.

« Comme des îles d’or et d’ébène, elles fendent les aurores,en route vers ton port.

« Allume tes phares ; dans le rire des carillons faischanter

« L’âme sacrée des ancêtres. Par les portes de fer de tesécluses,

« Avec un fracas de vent et de voiles, jusqu’au cœur de tavie,

« Toute la mer est entrée. Gloire à toi,

« Gloire à toi, Portmonde, fille aînée desFlandres ! »

Le chant sembla monter des âges, desentrailles vives du sol. Avec ses larges ondes humaines, il futlui-même le balancement d’une mer gonflée de voiles et de vent.Wildman et Hoorn le sentirent couler du flot d’une éternité sousdes ponts élargis à la mesure des transatlantiques. La vie, àtravers ses molles, lentes et onduleuses cadences, était belle,ardente, rythmique comme les Pâques d’un peuple. L’héroïque visionles reprit, la Flandre redevenue la grande mamelle grasse etnourricière, les hautes mâtures pareilles aux cordes d’une lyregigantesque où chantait la joie de Portmonde, un grand port tonnantcomme une des enclumes du monde.

Et, comme soudain, de toutes ses cloches, lecarillon là-haut sonnait, clair, aérien, enflé d’un vent de voileset d’appareillage, il sembla que la tour chantait l’hosanna, lesenveloppait de vols d’âmes, d’eaux grondantes et de clameurs. Leurspoitrines levèrent, des larmes roulaient dans leurs yeux.

– Épiphanie ! Épiphanie !murmura Wildman.

Et tous deux ensuite un peu de tempsdemeuraient là, s’étreignant les mains dans le silence retombé dela ville.

XV

La maison vide lui pesa : il sentit lasurveillance sournoise de la servante. Elle le soignait avec zèle,mais dans chacun de ses gestes perçait la main de Bethannie. Àdistance, ainsi, grâce à cette fille, elle l’eut sous sa garde.Wildman manqua d’air respirable pour son travail ; il eut soifd’espace, de grands arbres après son séjour chez les ombres.Ardemment il aspira à l’ancienne vie, à la famille ; ilécrivit à sa femme, lui dit sa foi dans la justice, dans la vérité.Il croyait sincèrement avoir triomphé du juge ; il voulutcroire que le temps, une mutuelle confiance entre eux souderaientla brisure. Sa sensibilité était vive, tendre, implorante ; ils’humilia pour les ravoir tous deux.

Cependant les journaux continuaient labataille. Le Clairon pompeusement annonça que son calvaireallait se changer en assomption. Krakti publia un dessin où, sousles traits d’un saint Georges, il transperçait du glaive une petiteblatte, vulgairement dénommée cafard, blottie sous une toque dejuge. On ébruitait les roueries et finalement la défaite del’instruction. Moinet sembla ne pouvoir jamais se relever de tantde ridicule.

Ce fut un ennui pour Wildman : ilcraignit que le petit juge ne lui attribuât une part de toutes cesparodies. Il fut blessé dans la sympathie inexplicable qu’il luivouait. Il s’imagina que Moinet, de son côté, dût souffrir dansl’estime qu’ils avaient gardée l’un de l’autre. Quand Robartz, dansson journal, subitement émit le vœu d’une manifestation publiquepour exalter la liberté de conscience, il s’y refusa par une lettregénéreuse et noble qui fit le tour de la presse. En substance il ydéclarait que cette liberté devait être garantie aussi bien au jugequ’à l’écrivain. Hoorn l’admira et lui donna tort. Ardens etEfferts, au contraire, d’une âme tolérante et large, le louèrentd’avoir mis une vérité générale au-dessus du soin de sa propredéfense.

La tradition des agapes fraternelles, avec lessûres intimités de la maison, s’était rompue : les amis ne seréunissaient plus chez Wildman. D’une pudeur d’homme il leur avaittu le secret de sa vie déchirée, mais leurs cœurs, à leur propreblessure, l’avaient senti malheureux. Et à présent quelquefois, enpetite bande, on gagnait une auberge des banlieues.

Bethannie, elle, là-bas s’obstinait dans sessilences. Wildman sut qu’elle écrivait secrètement à la bonne. Ildécida un matin de partir, il fit lui-même sa malle, il la préparapour une longue absence. Il entassa au fond le manuscrit de sonÉpiphanie. D’autres besognes depuis son retour l’avaientrequis, il avait dû mettre au courant une correspondance attardée.Des écrivains, des jeunes hommes, des amis inconnus luitémoignaient leur ferveur, au nom de l’Évangile humain qu’ilproclamait. En quelques mois les éditions de Terre libreavaient triplé. Cependant il restait simple, puissant et doux,sentant au-dessus de lui une force qui le menait. « Celui-làs’appelle le roi, pensait-il, celui-là le prêtre ou le juge, et moije suis Wildman l’homme sauvage. Il y a une destinée dans lesnoms. »

Wildman une après-midi débarqua à l’auberge,une vieille petite hôtellerie au pignon festonné de pampres. Lecouvent des Sœurs était peu distant ; des avenues de chênes yaccédaient ; une ceinture de bois de conifères lui faisait unesolitude. Il n’avait pas averti Bethannie de son arrivée.

Il se présenta le lendemain. La Sœur tourièrelui dit que l’enfant était à la chapelle avec sa mère. Il dutattendre assez longtemps au parloir et puis des pas glissèrent dansle vestibule ; il aperçut Bethannie qui poussait Jorg verslui.

– Va, dit-elle, tu peux embrasser tonpère.

Elle ne montra ni surprise ni sensibilité. Ilsembla que son âme fût habillée de noir comme elle-même sous larobe aux plis droits qui, dans cette maison, l’égalait presque auxreligieuses. Il voulut l’embrasser à son tour et elle se détourna,elle lui abandonna seulement sa main. Jorg, de son côté, n’eutpoint d’élan ; il offrit son front et il ne souriait pas,regardait toujours sa mère.

Wildman l’avait attiré violemment contre sapoitrine, et ses larmes coulaient.

– Femme, dit-il, tu n’as pas répondu àmes lettres et je suis venu. Je n’aurais pu vivre ainsi pluslongtemps. Je vais achever mon livre près de vous deux. J’ai méritépar de longues souffrances la paix, l’oubli, et, s’il se peutencore, la joie de nous retrouver ensemble.

Elle lui répondit froidement qu’ellecontinuerait à habiter chez les Sœurs ; celles-ci d’ailleurss’étaient attachées à Jorg pour sa sagesse, sa piété d’enfant.Peut-être ils passeraient au couvent l’arrière-saison entière. Ilsentit tomber sa force, son cœur horriblement saignait.

– Annie, Annie, je t’en prie. Si tu medétestes, laisse-moi au moins aimer mon fils comme je veux l’aimer,comme je veux qu’il m’aime aussi.

– Oh ! fit-elle, pas de scènes. LeSeigneur défend les sentiments excessifs. C’est ici la maisonsainte où les cœurs s’apaisent. Jorg, en y arrivant, a retrouvé lavie.

– Eh bien, vous le garderez près de vousmais, chaque jour, il m’appartiendra pendant quelques heures.

– Je vous l’amènerai moi-même, je vous lepromets, dit-elle.

Ils n’avaient parlé ni l’un ni l’autre desjours qui les avaient séparés : ceux-ci semblèrent à jamaispour tous deux devoir rester un mystère. Wildman, en s’en allant,emporta une joie triste.

La beauté grave du pays lui fut une douceurfortifiante. Sous des ciels immenses s’étendait la plaine cendreuseet violâtre, coupée de bois et de bouleaux, de sapins et de chênesbas. Les petits métiers, un commerce précaire s’étaient groupésautour de la place : c’était le cœur vivant de ces campagnesarides. Des chaumines ensuite, des toits de glui, sous l’ourlet desvignes, s’espaçaient, humbles foyers où, aux limites du désert dessables, brûlait une suprême chaleur d’humanité. Le dur épeautre, unchamp maigre de pommes de terre joignaient la maison. Et puis,pendant des lieues courait la noue avec ses mares, ses ornières,ses bruyères, la bosse pelée de ses dunes. Le berger seul parfoispassait, poussant devant lui le moutonnement violet du troupeau.Même au soleil, sous les flammes claires de l’été, le vent fraisdes solitudes doucement sifflotait sa chanson. Les couchantstombaient silencieux et lourds.

Wildman goûta la paix, le silence desplénitudes intérieures. Les hommes moururent au recul descités : il n’eut plus présente que l’humanité simple etprimitive qui peinait dans la garigue. Celle-là lui futfraternelle, comme une race d’élection en laquelle se prolongeaientses propres racines. C’était d’elle à travers les âges qu’étaientsortis les Bergers d’Épiphanie. Osseux et longs, lespaysans, comme des pèlerins de vitrail, aussi marchaient par lesroutes d’un grand pas qui semblait venir des lointains dumonde.

Il quittait l’auberge dès la première chauffedu soleil. Il gagnait un bois d’essences ombreuses et légères, àune petite distance du couvent. De là il voyait arriver Bethannieet son fils : ils dépassaient le grand porche armorié,traversaient la vieille arche incurvée sur la douve. Le piedpuissant d’un chêne renflait le sol : il se carrait entre sesnervures et, son cahier de papier sur les genoux, écrivait, abritépar l’écran doré des feuillages. La terre, d’une longue palpitationse communiquait ; il la sentait passer au battement lourd deson cœur. Et les grosses mouches bleues bourdonnaient ; lesabeilles, à l’odeur sucrée du verger, en ronflant arrivaient dularge. Le vent doucement secouait sur ses mains et son papier unefleur d’ombre. Il ne s’arrêtait d’écrire que pour flamber unepipe : son regard alors une seconde embrassait les jardins,les viviers et le potager du couvent derrière les haies. Ceux-cis’étendaient à la gauche des étables, du fournil et des resserresqui bordaient la cour d’entrée. La maison était féodale, trapue,arc-boutée d’un donjon, avec une tourelle d’angle qui s’effilait enpoivrière, par-dessus les fenêtres lancéolées de la chapelle. Onl’appelait le Refuge, et elle était la résidence où autrefois lesabbés des monastères, à vingt lieues de pays, passaient le temps deleurs retraites.

– Jorg ! Enfant !

Il jetait là le cahier, le crayon. C’étaittoujours la même passion de l’enfoncer au chaud de sa poitrine,toute une longue minute heureuse. Il le tenait près du battement desa vie, là où si profondément aussi battait le cœur de la terre, etil croyait embrasser à la fois la terre et son fils. Jorg d’unepousse frêle et maigre avait grandi. Son col fluet, la limpidité deses yeux lui gardaient toujours son air de fille, cette gaucherieambiguë des garçons trop jalousement couvés par la mère. Mais lehâle avait durci son visage ; sa peau n’avait plus sa minceurdiaphane et bleuâtre de porcelaine. Bethannie s’était résignée àlui couper les longues boucles de ses cheveux.

– Mon cher enfant ! je suis siheureux quand tu es là, disait Wildman en le caressant.

Elle s’asseyait auprès d’eux et travaillait.Elle confectionnait des robes, cousait des chemises pour les petitspauvres d’une école de religieuses dans un village proche. Elleparlait peu, quelquefois souriait à Jorg quand il laregardait ; un pli dur, aux deux côtés de la bouche, ensuiteretombait. Sa présence, son silence gênaient Wildman, bien qu’elleparût à peine prendre attention à lui. Il ne s’expliquait paspourquoi il repliait son cahier et le glissait dans la poche de sonveston quand il entraînait Jorg un peu loin. Il lui disait lesessences, le sol, les cailloux, ou bien ensemble ils jouaient à lacourse. Jorg alors s’abandonnait : il avait un léger crisauvage, une folie de nature où sa jeunesse remontait.

– À la bonne heure, je te reconnais. Toiaussi, tu t’appelleras l’Homme sauvage, disait le père en riantjoyeusement.

Et, avant de le ramener, il prenait garde àessuyer la sueur qui, tout de suite, pour ce pauvre effort, luimouillait le cou. Il craignait les remontrances de Bethannie.Cependant le vent salubre, les bromes résineux des pinèdescommencèrent de tonifier l’enfant. Quand Wildman s’en réjouissait,elle lui répondait qu’en effet Dieu avait eu pitié d’elle et exaucéses ardentes prières. À midi, un tintement de cloche prolongésonnait pour le repas. Jorg aussitôt retombait à son ennui, à safroideur. Il avançait son front ; et ensuite ils se quittaientjusqu’au lendemain. Wildman tout de même en gardait du bonheur pourtout un jour. À son tour il regagnait l’auberge ; la soupe aulait ou la garbure fumait sur la table. Il faisait un somme léger àl’ombre d’une meule, dans la chaleur de l’après-midi, et puis ilrallumait sa pipe, partait devant lui à travers la campagne où déjàmontaient les vapeurs. Il croyait sentir son cahier tout à coupbattre dans sa poitrine. Le dos au soleil, son chapeau de paillerabattu dans la nuque, il laissait couler la vie aux feuillets.

Il sembla pour jamais évadé du cycle funeste.Les ombres, le vieux monde s’étaient effacés. D’une frénésieheureuse, il s’abandonnait à ses dieux personnels. Il vécut jusqu’àl’ivresse la rusticité bouffonne, épique de ses paraboles. Unefaune énorme se débrida dans des kermesses de sainteté fermentéesde rut, de rapt et de paradis. Le large rire des Flandres enflaitles bedaines et les rates, dégorgeait en bâfres et en soûleries,ameutait pacants, pèlerins à coquilles et à bourdons, truands,claque-patins et ribaudes. Cloches, flûtes, bombardes et violonsentraient en danse, menés par le grand ménétrier des frairies,Uylenspiegel lui-même.

Dispersés les petits dieux d’Asie, les hordesde flagellants et les petits cucufats de campagne ! Aprèsavoir pleuré des siècles au pied des calvaires, l’humanité tout àcoup avait soif de rire et de vivre. Une palingénésie ressuscita laprimitive église, la chapelle rôdeuse des hilares satyres. Le piedfourchu du sylvain s’emboîta à la sandale des bons moines auxaguets des nonnettes, comme à l’âge du vieux Pan. Et de dessousl’empois des cornettes, il sortait des nudités de nymphes couleurd’aurore et de pêche mûre. De grands papes eux-mêmes sous la tiaredansaient le rigodon devant les sacro-saintes images où demerveilleux artistes, sous couleur de piété, célébraient d’ardentesmesses paphiques. Un air de renaissance refarda l’émail craquelédes mythologies : elles devinrent la banlieue del’hagiographie. On ne sut plus lesquelles étaient les saintes etlesquelles avaient été les déesses. On était d’autant mieux avecles dieux qu’ils avaient cessé d’être des symboles et n’étaientplus que des métaphores.

Cependant les Bergers allaient, les yeux fixéssur l’Étoile. Elle les mena à la cour du grand prince de Bourgogne.On y festoyait de l’aube à la nuit. Sur les tables de monstrueuxpâtés tout à coup dégorgeaient des allégories païennes et sacréessous la forme de belles filles nues ; et il y avait destournois, des concours de grimaces, des jeux de beaupré et descourses dans les sacs. Le populaire s’abreuvait de cervoise. Euxquelquefois parlaient d’un homme qui était mort sur une croix. Onne savait ce qu’ils voulaient dire. À peine çà et là un très vieuxcuré du temps des apôtres se rappelait de cela comme d’une légende,tout avait bien changé. Christ était mort pour les humbles, lesdénués et les miséreux ; lui-même était un très pauvrehomme ; et à présent ses ministres vivaient dans l’or et lapourpre, magnifiques comme le roi Hérode. D’ailleurs, c’était unesi ancienne histoire : elle s’était passée dans un petit bourgde Flandre. On n’en avait pas beaucoup parlé dans les villagesvoisins.

Wildman, en narrant ces paraboles, redevenaitvraiment l’homme sauvage de sa race. Une impétueuse force de vie lepoussait. Ses sensations couraient fortes, soudaines,irrésistibles ; elles embrassaient les âges, la terre ;elles se fondaient dans un état de subconscience héroïque etviolent comme l’ivresse bue aux vignes du chemin. Il fut une espèced’homme-humanité : il s’attesta vraiment l’artiste d’unpeuple. C’était le cas ou jamais de dire que l’idée était plusforte que tout. Elle avait eu raison, du moins Wildman le croyait,des scrupules du juge. Et à présent, par toutes ses secrètes etirrésistibles puissances, elle le menait comme un étalon dompté,crinière au vent, à travers fondrières et halliers. Les grandsimpulsifs cèdent à la prédestination d’extérioriser le courant devie profonde qui les traverse. C’est leur beauté et leur misèrepuisque ainsi ils sont plus près des forces du monde et plus loinde la symétrie sociale. Personne n’était moins capable de seraisonner que Wildman : il écoutait la nature ; et mêmeavant d’être absous ou condamné, déjà il avait récidivé.

Sa vie fut toute enveloppée de solitude ;elle toucha terre, elle baigna dans l’émouvante splendeur desheures. L’éternité vive de l’air, chaque matin, renouvelait sonâme. Hors sa femme et son fils, il ne voyait personne. L’humanités’arrêta aux simples et aux humbles qui eux-mêmes étaient moins desformes de vie humaine accomplie que de la terre animée et des êtresdemeurés élémentaires. Ils étaient bons, courageux, serviables,taciturnes avec des visages de grands bœufs ou de moutons dociles.Wildman quelquefois s’asseyait à leur foyer, dans la lande muettecomme eux. Ils ne desserraient la bouche que pour parler deslabours, des semailles, des récoltes précaires et ils ne seplaignaient pas, comme si la terre et eux n’étaient encore qu’unemême substance. Il les aima pour leur force tranquille et continue,pour le rude instinct de vie qui les conformait à la contrée etdans un état rudimentaire, leur donnait une beauté pathétique decolons et de pasteurs. Ils touchaient par là à son propre rêved’une humanité revenue à la nature ; ils étaient la basevivante de la trajectoire humaine qui, partie des origines, parl’autre bout s’accomplissait dans les hautes joies d’une vienaturelle et sensible.

Wildman vit venir ainsi la fin de son livre.Le portant partout avec lui, l’écrivant à mesure dans la sensationfraîche et jeune de la terre, il le trempa d’aromes, de sèves, devent et d’espace. Il ne pensait plus à Moinet. Il fut étonné quand,au bout du mois, Hoorn lui apprit que rien encore n’était décidé.« Je ne sais rien, écrivait-il, personne ne sait rien. Le jugeest toujours enfermé, il travaille une partie de la nuit. »Wildman haussa les épaules. Ces délais lui paraissaient plutôtrassurants. Il se fortifia dans sa confiance, la certitude qu’onn’oserait pas toucher à lui. Devant la réprobation des journaux, ilparaissait bien difficile que le parquet s’obstinât. D’ailleurs n’yavait-il pas un parquet général, des ministres, l’irrésistiblepoussée de l’opinion publique ?

L’ouest humide et venteux, à la lune nouvelle,souffla. Des ciels bas et nébuleux plusieurs fois le jour crevaienten averses. Les sables rapidement buvaient l’ondée ; des coupsde soleil ensuite séchaient la mouillure des arbres. Cependantl’air, entre les bourrasques, demeurait refroidi. Bethannie d’abordlui envoya des messagers pour l’avertir que Jorg ne pouvait sortir.Pendant toute une semaine, il cessa de le voir. La contrée pesa latristesse lourde des étendues noyées. Il partait par le bois,écrivait sous un large feuillage. Mais la pluie le trempait :il gagnait alors un toit de hangar, le porche ouvert d’une grangeou l’abri d’un fournil. Il n’avait plus la même ardeur au travail.Ses pressions étaient lourdes, orageuses comme la nue. Il traînaitsur la route, regardant de loin les épaisses maçonneries ducouvent ; là vivait la vie recluse de l’enfant.

Le vent tourna ; des jours apaiséssuccédèrent. Un matin, ils se retrouvèrent ensemble sous le chênedans la chaleur molle de la terre. Wildman sentit se fondre soncœur, il eut des effusions passionnées comme pour une renaissancede la vie. Il pleurait en embrassant Jorg, il lui baisait le cou etles cheveux, dans un transport de joie tendre. Jorg, de son côté,timidement s’abandonnait. Mais tout à coup Bethannie, qui avaittiré ses coutures de son panier, l’envoya cueillir une touffe debruyères. Ils demeurèrent seuls, Wildman et elle.

– Ce sont là des excitations dangereusespour Jorg, dit-elle aussitôt. Je vous prie de les lui épargnerdorénavant. Il en demeure assombri, sensibilisé jusqu’auxlarmes.

– Mais que voulez-vous donc faire de soncœur, s’écria Wildman, s’il lui est interdit de ressentir de siadorables mouvements ? Ah ! Annie, vous ne parliez pasainsi quand il s’agissait de sa première communion. Vous n’avez pascraint de le torturer alors et il a failli en mourir.

– Son âme du moins eût été sauvée.C’était sa vie chrétienne qui était en jeu. Jorg n’est pas unenfant comme les autres. Il ne doit pas connaître les sentimentstrop exclusivement terrestres. Sa foi, ses aspirations leprédestinent à de plus pures exaltations.

Autrefois, il lui avait dit sa ferme volontéd’en faire un homme. Il marchait alors dans sa force : ilcroyait avoir bâti le royaume de l’Idée nouvelle. Ses dieuxgrondaient en lui sauvagement. Le vieux monde, depuis, avait liméses énergies. Il n’osa plus être le père et le maître. Safaiblesse, devant cette maternité aveugle et sourde qui, elle dumoins, savait ce qu’elle voulait, se découragea. Encore une foisl’action prévalut sur le rêve : il sentit les puissanceshostiles se refermer sur l’enfant et sur lui. Il désespéra de lesauver, redouta de le perdre à jamais s’il ne cédait.

– Jorg est à nous deux, dit-il doucement.Défendons-le ensemble contre les peines dont nous souffrons de peurqu’il en souffre lui-même.

– Jorg ! Jorg ! appela-t-ellesans lui répondre.

L’enfant accourut ; et ils cessèrent dese parler. Mais le lendemain ce fut lui qui, à son tour, imagina unprétexte pour écarter Jorg.

– Va devant toi par ce chemin, luidit-il : il y a dans ce champ des cailloux. Tu m’en apporterasdeux : ils me serviront de briquet pour allumer ma pipe.

Jorg parti, il prit la main de sa femme etelle le regardait droit dans les yeux, un peu frémissante, avec sonsingulier regard.

– Nous n’avons pas tout dit hier, fit-il.Il y a autre chose encore que je voudrais te dire.

– Si c’est de votre salut que vous voulezparler, s’écria-t-elle, je vous écouterai avec bonheur.

Il secoua la tête.

– Vois-tu, femme, dit-il, je ne suis pasl’homme que tu crois. Toi aussi, tu t’es tournée contre moi, parceque la vérité que je porte en moi n’était pas celle que tu avaisapprise en ton enfance. Eh bien, c’est de cela qu’il s’agit en cemoment. Nous reparlerons du reste un autre jour. Je suis un hommesur le compte duquel on a pu se méprendre, mais qui a droit aurespect des autres hommes. J’espère qu’il n’y a plus de doute à cetégard depuis que je suis allé chez le juge, je puis bien te le direà présent. Là-bas aussi ils avaient incriminé ma pensée, ilstenaient mes livres pour immoraux et hérétiques.

Elle retira sa main et avec des yeux videselle regardait du côté du couvent.

– Je vois, fit-elle, que cette foisencore, nous ne nous sommes pas compris. Nous ne nous comprendronsjamais plus.

– Bethannie, pourquoi serais-tu plusinexorable que le juge, puisque lui, du moins, ne s’est pas refuséà m’entendre ? Le juge m’a compris et toi, tu ne veux pas,Annie, redevenir pour moi la femme que tu étais. Il y a eu un tempsoù tu vivais les livres que moi j’écrivais.

Elle l’interrompit vivement :

– Non, non, ne reparlons jamais du passé.Moi, du moins, j’ai expié.

– Voilà le malheur. C’est que toi aussitu crois que la vie est le péché. Je me suis expliqué là-dessusavec le juge. Et… et c’est cela encore que je voulais te dire,Bethannie : je puis maintenant lever la tête puisque le juge abaissé la sienne devant moi.

Elle jetait tout à coup son ouvrage ets’écriait :

– Ce n’est pas vrai, c’est là uneillusion de votre orgueil. Ce que vous ne savez pas, moi je lesais, et voici la vérité. Joris Wildman, en parlant comme vousl’avez fait au juge, vous vous êtes condamné vous-même. On lira leprocès-verbal à l’audience. Ce sera un scandale pour tous leshonnêtes gens. Oui, cela, je le sais, je n’ai jamais cessé d’êtreau courant de tout ce qui se passait. Il y a des âmes charitablesdans le monde, Wildman. Celles-là ont eu pitié de mes douleurs etm’avertissaient. À présent, rien ne peut plus conjurer ce qui doitêtre. Votre nom, le nom de votre fils sera traîné à la rue.Comprenez-vous maintenant pourquoi tout est bien mort entre nousjusqu’au jour où vous serez revenu à l’humilité ?

Elle avait des mots comme le prêtre auconfessionnal : il crut entendre à travers la sienne l’autrevoix déjà ouïe, secrète, chuchoteuse. Et de nouveau les ombresrôdèrent, les louches et sournoises présences derrière les portes.D’infatigables connivences s’agitèrent, creusèrent sous ses faussessécurités. Il se mit à rire amèrement.

– Il y a donc une femme qui jouissait deme voir à terre et vaincu dans le moment où, de toute maconscience, je croyais à ma force ! Et cette femme, c’étaittoi, Bethannie ! Ah ! le vieux monde sait bien quellesmains il faut armer pour porter les bons coups. Ce sont les femmeset les enfants qui se chargent de ses vengeances.

Aussitôt elle se mit à diredurement :

– Humiliez-vous, écrivain Wildman, etvous serez pardonné.

Moinet aussi avait dit comme elle.

Une colère le prit contre cette sociétéhypocrite qui tenait la vie, l’orgueil, la beauté pour une offenseet constamment prêchait l’abaissement des âmes.

– Tais-toi, misérable femme, cria-t-il.Ne vois-tu pas que j’ai besoin de me croire le plus fort pourachever mon œuvre, pour faire jusqu’au bout ce qu’il m’a étécommandé de faire ici-bas ? Je m’appelle Wildman, je suisl’homme sauvage. L’as-tu oublié ?

Jorg revint avec ses petits cailloux. Elleramassa son ouvrage et entraîna l’enfant.

– Allons-nous-en, Jorg ; il souffleici un vent mauvais. Nous prierons Dieu pour qu’il ait pitié denous.

Il erra dans la dune. Son âme était combattiveet violente ; il eût voulu partir tout de suite pourPortmonde. Il fût allé directement au juge ; il l’eûtcontraint à parler. Le soir tomba ; il regagna l’auberge. Degraves visages autour de la chandelle se pacifiaient de bonneconscience après le labeur journalier saintement accompli.Qu’auraient-ils dit si quelqu’un était venu et leur avait annoncéque l’homme simple qu’ils respectaient et qui tout le jour écrivaitsur ses genoux, était un être dangereux à l’égal des voleurs et desfaussaires ? La nuit, avec l’arôme des sèves, les frissonspâles du ciel, entrait par les fenêtres. Il goûta un apaisementauprès de cette humanité humble et courageuse.

L’âme avec les jours afflua : il eut enécrivant le rythme, l’abondance et la joie. Ses feuillets rapides,serrés, se comblaient de substance cérébrale. Ce fut comme la hâted’en finir avec une destinée inquiète, le désir de s’assurer unlong repos mérité par tant d’agitations. Il n’avait point encoreéprouvé ce sentiment. Ses livres généralement s’accomplissaientdans un état d’activité calme, comme pousse le blé, comme après leprintemps vient l’été. Son pouls brûla d’orage, de fièvre ; ilversa la vie comme à travers un spasme. Et l’œuvre toujours plusavant marchait du pas des grands Bergers légendaires.

Les patries, les âges s’enfoncèrent derrièreeux. Entre chacune de leurs enjambées, tenait une humanité. Lesdieux à présent étaient bien morts : leurs poussières avaientété criblées aux tamis de l’espace. De son côté, le vieux paradisgothique, avec ses petits anges jouant de la viole et dupsaltérion, monotonement chômait. Une nuit que saint Pierre avaitlaissé tomber sa clef, les Bergers la ramassèrent et s’en vinrentfaire un tour par delà les portes éternelles. Ils furent étonnés del’air de désuétude qui régnait dans la boutique à petits saints. Labonne Vierge, devenue un peu sénile, dodelinait la tête et pleuraitdans ses mains en disant que là-haut, depuis des ans et des ans, onétait sans nouvelles de son fils. Les croix tombaient enpoudre ; le commerce des reliques n’allait plus.

Depuis longtemps la Sainte Face s’étaiteffacée sur le mouchoir de Véronique. Madeleine alors, un matin, serappelant qu’elle avait été la grande amoureuse, quittait lecéleste pourpris et descendait sur la terre, à la recherche deJésus.

C’était curieux comme les petites gens desmétiers à présent juraient par leur conscience : ilssemblaient vraiment à leur tour être devenus des hommes. Le moindrelaboureur savait qu’en rayant ses sillons, il faisait une choseutile à l’univers. Les pâtres étaient des rois d’idylle. Il y avaitun peu de temps qu’on avait pendu à la dernière potence le dernierogre. Chacun avait son champ comme un empire. Et Christ quelquepart s’était fait maître d’école dans un hameau. Or, un jour,Madeleine passant par là, vit de petits enfants qui dansaient surla place avec un homme qu’ils appelaient du nom de Christ. Elle lereconnut à son visage d’éternité et lui ondoya les pieds de sachevelure. Mais lui doucement la repoussait, disant :

– Femme, votre démence et vos larmes ontfait de moi un Dieu alors que simplement je voulais être un hommeparmi les autres hommes. Ni mes disciples ni vous ne m’avezcompris. Mais voici venir enfin mon règne. Des roses vont fleurir àmes plaies. Depuis qu’on a changé de gouvernement j’enseigne lajoie, la vie et l’amour. Je suis redevenu le Jésus des petitesgens.

C’était tous les jours kermesse en Flandreavec les boudins et les crêpes rissolant à la poêle, les futaillescrevant à pleines bondes, les grasses matrones donnant à téter àleurs nourrissons des mamelles si gonflées de lait qu’il en restaitencore pour le chat. Les gouges blondes et gorgiases partout sousles tonnelles battaient leurs entrechats au son de la flûte et desviolons. Une vraie image de paradis régnait : les houblonsétaient hauts comme des mâts, les brassins dilataient la fressure,on ne finissait pas de miraculeusement s’entonner et de copuler,comme si l’âge d’or était enfin venu. Wildman, avec son génied’enluminures claires à l’égal d’un vitrail d’église, encore unefois avait exalté l’énorme vie sensuelle. À lui seul, il étaittoute une folie d’humanité, vivant au soleil son large rêve denature, brandissant sa chair et son orgueil parmi des paysages desymboles.

– Monsieur Wildman, appela une voix prèsde lui.

C’était le bourgmestre du village, un pauvrehomme de longue vie qui, sous le chêne où il écrivait, arrivait letrouver pour lui transmettre un pli apporté par le piéton. Wildmanse mit à lire. Le commissaire de police de son quartier luinotifiait la réception d’un rapport d’experts communiqué par lejuge Moinet.

Ses tempes se gonflèrent : il sentitrefluer les ombres. Il détesta sa femme, toute sa haine d’une foisremonta contre Moinet. Et, comme l’autre jour, c’était le coupdroit entre les sourcils, la main invisible abattant le mailletdans la haute vie pensive du front, à la minute de l’amour et de lacréation. Ses moelles froidirent : l’œuvre eut sa brisurenouvelle, cassée net comme l’os d’une humanité.

Wildman repartait le soir même.

XVI

Dans son cabinet de verre, sous la lumièrehaute du matin, il relisait le rapport des deux médecins commis parle juge à l’étude de son livre. « Nous soussignés,Ange-Bartholomé Fressart, professeur de médecine mentale, et Rondu,Désiré, médecin en chef de l’asile d’aliénés… chargés parM. le juge d’instruction Moinet… après avoir prêté serment etpris connaissance des principaux ouvrages se rapportant à lamatière… etc. »

Dès le début, la collaboration de ces deuxpathologues, sérieux, honnêtes et obtus, cantonnés dans leurspécialité, se précisa bouffonne, d’un ridicule âpre etinconscient. Le grand rire des farces les enveloppa. D’ailleursleur méthode s’égalait à celle du petit juge : ils dépeçaientl’œuvre, la coupaient en minces lanières comme au cours d’unevivisection. Leur ignorance de toute littérature était brave,absurde, illimitée. L’âme du livre ne fut plus qu’un précipitéd’urée qu’ils analysaient au fond d’un vase de nuit.

Tout de suite la parodie dilata Wildman.Quelle scène d’hilarité véhémente s’il pouvait l’adapter ! Letribunal était réuni, de vieux inquisiteurs à visages blets,couturés et onctueux, comme dans les Contes drolatiques,du grand Balzac. Un Moinet caricatural faisait approcher lesdocteurs, l’un replet, gras, souriant, d’une chair rose de porcfrais, l’autre étripé et sec, avec une petite tête de pouletdéplumé. Leurs hauts bonnets pointus s’abaissaient sur le patient,un pauvre diable de faiseur d’almanachs. Et ils lui faisaient tirerla langue, l’auscultaient douillettement ; ils tâtaient lepouls à son âme, échangeaient entre eux des mots de basselatinité.

D’une humeur vive, pétulante, Wildman ensuitese pénétrait de ces lignes : « Ceux qui sont capables dechasteté psychique peuvent garder la continence sans avoir àcraindre pour leurs… » Et le mot, l’allusion génitale,revenait insistante, d’une impudeur sereine. À l’appui de la thèse,les experts sagement citaient les saints.

– Quels cuistres ! pensait-il. Ilsn’ont rien compris à mon livre. Ils n’ont pas vu qu’en célébrant lanature, l’instinct, la sainteté des organes, c’est encore leur Dieuque j’exaltais. Toujours la haine de la vie, même chez ceux quiprésident à la vie, aux races ! Du côté de Moinet, du moins,c’est une tactique habile : sans prises sur l’artiste, ilespère me battre sur le terrain de la science !

La tendre vie végétale, le rêve des largesfeuilles immobiles palpita à la lumière des vitres. La verrièreétait entr’ouverte : l’odeur des roses en grappe sur un cepqui serpentait le long du mur extérieur, poivrait doucement le ventchaud. À cause des chats rôdeurs, la bonne, chaque matin, ajustaitdans le châssis un treillis léger. La soie bleue du ciel, lefrisson vert des arbres coulaient par les mailles fines jusqu’à lavolière.

Wildman en rentrant avait trouvé sur sa tabledes piles de lettres, de journaux et de livres. Depuis deux mois ilne lisait plus, s’interdisait toute correspondance pour seconcentrer dans son œuvre. Il alluma sa pipette : le rapport,risible, bénin, négligeable l’allégeait. À présent aussi la paixfraîche de la maison, les meubles amis, le confus magnétismevibrant aux lieux de travail, lui étaient une diversion. Il ouvritdes enveloppes, défit des bandes : c’étaient toujours les voixfraternelles, les sympathies proches, lointaines, des demandes defemmes qui voulaient traduire ses livres. Cette chaleur d’humanitédoucement l’exalta : ses idées comme des semences sepropageaient, volaient au large pour des floraisons encoreinconnues. Il sentit en larges ondes spirituelles frémir lesaffinités. Sa sensibilité s’activait, haute, mobile, heureuse.

La bienveillance encore une foisl’emporta : ses préventions contre Moinet tout à couptombèrent. Il le dissocia de l’imbécillité du rapport, fut ramené àlui prêter les sentiments d’un homme qui se défie de ses jugements.Peut-être, en se confiant à l’autorité des deux experts, il avaitcédé à un tourment personnel. Il restait bien le ridicule d’un telrecours pour un livre d’art, de vie et de nature. Mais enfin Moinetn’était pas un intellectuel au sens moderne : il ne dépassaitpas l’honnête moyenne des esprits.

La conjecture momentanément le satisfit :elle lui laissait son estime pour l’homme qui, de si près, avaittouché à sa vie ; elle donna du champ à sa sécurité. Ausurplus, le rapport ne concluait pas rigoureusement, admettait mêmeque « la thèse de l’auteur en ses rapports avec l’éducation sepouvait discuter ».

L’après-midi courut tiède, légère, ventilée deciel lilas. Les pinceaux effilés des peupliers aux rives du lacmollement balançaient. Une ombre violetait le duvet candide descygnes. L’église elle-même, le lourd chevet de briques sediaphanisa dans les fluides irisés de l’air. Il goûta la confiance,la lumière. Il n’eut plus que la mélancolie de sonÉpiphanie brutalement arrêtée.

Mais le lendemain, au réveil, des nuagespassèrent : le ciel aussi, au dehors, s’ardoisait de nuéesgrises. Il s’irrita contre cette justice aveugle et tâtonnante quine savait où frapper et le faisait palper comme un malade par cesdeux cliniciens épais. Et des aliénistes encore bien ! Desspécialistes de la tare cérébrale, alors que la tare ici s’avéraitde leur côté et du côté du juge !

La connivence bientôt fut manifeste. Moinetn’avait voulu que se chercher latéralement des armes, un sûrterrain d’attaque. Le vieil orgueil sauvage alors gronda ; ilécrivit au juge une lettre fière, véhémente, qui visait les expertset le visait à travers eux.

Il espéra une réponse, mais des jourss’écoulèrent. L’attente, l’énervement encore une fois avaient briséson rythme : il se sentit loin de la paix d’Éden, du rêve etde lui-même. Il se surprit à se mentir dans sa correspondance qu’ilmettait à jour. « Moi, Wildman », écrivait-il volontiers.Il affectait la certitude. Il hâtait de ses vœux la grande joutesolennelle où l’idée, avec l’épée d’or et de diamant, allait faireéclater les armes émoussées de la vieille société. « Mais cesont là des mots, se disait-il ensuite. Qu’il est difficile d’êtresimplement l’homme qu’on est ! »

Un matin il céda à une poussée brusque,irréfléchie, et, sans avoir averti personne, prit un coupon pourPortmonde. Il débarqua dans l’affairement méticuleux d’un samedi deprovince faisant sa toilette pour le saint jour dominical. L’ouestsoufflait de la mer, bourru, rebroussant les voiles et les nuées,plaquant d’éclats indigo l’eau des seaux. Il alla droit au palais.Le concierge s’étonna, familier, bienveillant.

– Comment, vous ?

Wildman s’aperçut qu’il n’avait pas de nompour cet homme.

– Je voudrais voir le juge, dit-il.

– Oh ! il a travaillé hier encorejusqu’à la nuit ! On ne sait jamais à quoi il travaille. Mais,ce matin, il n’est pas venu. Il a dû travailler chez lui.

– Viendra-t-il ?

– Apparemment vers deux heures, c’est sonheure. Il ne reste jamais un jour sans venir.

Wildman sortit, rasant les murs, évitantd’être vu. D’ailleurs le palais, bien qu’il fût seulement midi,déjà retombait au silence, à la mort.

Il revint dans l’après-midi, se glissa sous leporche avec mystère, inquiet surtout à l’idée que Hoorn connût sonarrivée. C’était un sentiment qu’il n’aurait pu expliquer, commes’il venait là pour une chose secrète et anormale que tout le mondedût ignorer. Il monta très vite l’escalier, frappa à la porte deMoinet légèrement, puis plus fort. Les murailles pesèrent d’unaccablement d’abandon ; il n’entendit que le souffle rude,intermittent de l’ouest dans les couloirs, sous les portes. Ilredescendit, appela le concierge ; le bonhomme enfin arrivait,le menton écumant de savonnée, un rasoir entre les doigts. Celui-làaussi était une ombre qui ne se réveillait que le samedi pour fairesa barbe du dimanche. Non, Moinet n’était pas encore venu ;mais il ne tarderait pas. Et il l’interrogeait : quelle étaitson affaire ?

Un pas sautilla, une porte battit sur lepalier. Wildman, jusque-là résolu, les nerfs hauts, tressaillit, ilsembla que la porte de tout son poids retombait sur lui. Son cœur,tandis qu’il se lançait à travers les marches, montait plus vite,d’un spasme court comme au bain, sous la pression de l’eau.

Il cogna.

– Entrez !

Et il était là maintenant dans le carré clairdu chambranle, droit, les yeux francs, tenant son chapeau à lamain.

– C’est moi, monsieur le juge, fit-ilsimplement.

Moinet s’arrêta de feuilleter des dossiers.Stupéfait, très pâle, les yeux clignotants d’un oiseau nocturnetombé de son nid dans le matin, il le regardait. Sa petite têteconique, sous la percée de soleil qui soudain entrait par la porte,se tonsura d’un disque clair.

– Je ne vous ai pas fait appeler… je nepuis vous recevoir.

Wildman avait été poussé par une force. Sonâme n’était pas combattive. Il avait espéré qu’ensemble ilsauraient pu causer comme deux hommes. C’était pour apporter au jugede nouvelles lumières qu’il était parti.

– Mon Dieu, voilà la vérité, monsieur. Jevous ai écrit, j’attendais une réponse qui n’est pas venue.J’aurais voulu savoir…

Moinet vivement lui coupait la parole, irrité,les petites roses rouges flambantes à ses pommettes.

– Je n’ai pas à vous répondre, je n’airien à vous dire. Écartez-vous, lui criait-il, un doigt levé versl’escalier.

Les distances d’une fois s’illimitèrent :de nouveau ils furent aux pôles extrêmes de l’humanité. Wildman lesentit, dans sa morgue, protégé par des siècles d’investiture. Unechaleur de sang lui sauta au visage, il le regarda fixement, et latête haute, il disait :
– J’étais venu pour cela librement, de mon plein gré. Jecomprenais qu’il vous eût été difficile de vous défendre contre leridicule du rapport. Maintenant c’est moi qui vous juge. Eh !bien, sachez-le, mes livres vivront après vous et quand moi-même jen’y serai plus. Les jeunes hommes de plus tard les liront avecreconnaissance, car ils sont la vérité et la vie.

– C’est vous qui le dites ! fitdoucement Moinet.

Et il se leva, alla refermer sans bruit laporte.

Wildman était content : il avait parlédans l’orgueil de son nom et de son œuvre ; une fois encore,il avait fait sentir au juge que l’Idée était la plus forte,au-dessus de l’atteinte des hommes. Entre lui et ce Moinet, il n’yavait plus à présent de rapports sociaux ou simplement humainspossibles. Un monde pourri, les derniers soulèvements d’une sociétéà terme les séparaient. Il le méprisa.

XVII

Après mille et mille ans, un jour, l’Étoilequi menait les Bergers s’arrêtait au-dessus d’Éden. L’allégorieétait tendre, fleurie, nuptiale ; il sembla que, pour lapeindre, Wildman eût retrouvé l’art diaphane des vieux psautiers.On était dans le ravissement rien qu’à ouïr tinteler la musique desmots, délicieuse comme les plus jolis carillons de Flandre. C’étaitla contre-partie du paradis initial, du jardin sacré de la légendeoù le créateur avait laissé tomber de ses mains la grained’éternité vivante.

Comme au matin du monde, Dieu, à pas énormeset subtils, avec son visage barbu de vieux jardinier, venait verseux et leur ouvrait la barrière.

Aussitôt une lumière surnaturelle dilataitleurs prunelles, ils s’apercevaient qu’ils n’avaient rien vujusqu’à ce moment. Des béatitudes comme du miel et des laits depoule leur coulèrent aux membres. Un air d’éternité lestransfigurait.

Alors ils assistèrent à ce prodige : Dieutout à coup grandissait par delà les plus hautes montagnes. Sonfront devint l’immensité du firmament avec ses soleils et sesétoiles. Sa bouche était l’abîme illimité des mers. Dans ses gestesse mouvaient en tourbillon rythmique les forêts, les monts,l’espace, toute la substance éternelle et eux-mêmes. Il ne cessaitpas de grandir, il s’élevait toujours plus haut à travers l’étendueet la durée ; et maintenant il était devant eux commel’univers. Et une voix terrible et douce leur dit :

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Jesuis tous les dieux en un, le seul, unique et éternel. J’étais aucommencement dans le paradis terrestre, et rien ne finit, toutrecommence. Je suis Pan, je suis la Vie.

Les profondeurs d’en bas amoureusementgrondèrent, les gouffres d’en haut flamboyèrent d’aurore. Des êtresmerveilleux, légers comme la lumière, en tous sens avaient la grâceonduleuse et flottante de grandes fleurs. Plus rien en eux nerappelait la vie des âges ; la leur était fluide, diaphane,impondérable, égale à toutes les autres. Le brin d’herbe n’étaitpas moins qu’eux, et eux-mêmes n’étaient pas moins que la splendeurdes astres. Rien ne se séparant de rien, ils étaient tout dansl’énormité de Pan. Leurs âmes leur étaient visibles comme le jour,et dans chacune tenait le monde. Et ils goûtaient d’infiniessensualités, car leurs sens s’étaient multipliés à la mesure deleurs pensées ; et ils étaient eux-mêmes des penséesréalisées. Ils étaient des dieux dans l’éternité divine.

Une force délicieuse se communiqua auxBergers. Ils n’éprouvaient plus de lassitude : leurs piedsimmenses frôlaient avec douceur des duvets légers sur les cimes.Les forces les ondoyaient, soumises. Chacun de leurs gestesretentissait à travers les planètes, et toutes les planètesensemble battaient dans le plus petit battement de leur sang. Etils voyaient lucidement devant eux leur vie et toute la vie. Ilsconnurent qu’ils avaient été choisis parmi les simples afin detémoigner des stades de la vie des êtres. C’est pourquoi, venus desmatins du monde, ils n’avaient cessé d’être les pèlerins des âges.Et Pan leur dit :

– Le mystère enfin va vous être révélé,et les destinées, et la loi. Or voici…

Wildman, à ce point de ses écritures, futinterrompu par l’entrée de la servante qui lui annonça la visite del’officier ministériel. Celui-ci parut, poli, discret, lui notifial’arrêt de la chambre des mises en accusation qui le renvoyaitdevant les assises.

Le grand effort de sa vie se dénonça vain. Ilavait inutilement frappé le roc, l’onde vive n’avait pas jailli. Ilse vit joué par l’être auquel il avait prêté une conscience, par lejuge inquisitorial et retors. Bethannie avait dit vrai :Moinet, en ses oreilles longues de faune, avec minutie avaitrecueilli sa défense et la retournait contre lui. Sa haine futbrusque, violente pour s’être mollement de soi-même enferré.

Toute assurance sombra dans l’épreuve. Ils’aperçut nu, désarmé devant les rancunes de la vieille société.Quelle ironie ! Le coup l’atteignait dans la minute où ilacheminait vers les délivrances la nomade souffrance humaine, oùÉden, à travers une conjecture vertigineuse, s’ouvrait à l’hommemaître de ses destinées. Il n’avait pas été le maître seulement dedétourner la sienne.

Le monde pantela, béant et vide, avec cettegrande voix de Pan qui n’avait pu s’achever. La vie illimitée desêtres, dans cette mort soudaine de sa pensée, fut morte. Wildman sesentit incapable d’ajouter une page à son livre, et cette pagejustement eût été la dernière et l’essentielle. Sur l’œuvre, ainsitronçonnée, pesa tout le redoublement du mystère qui allait êtredélié.

Une stupeur lui resta, plus grande en ce quel’objet en monta de plus bas pour le frapper entre les tempes. Ilvit sa conscience menacée, son repos et jusqu’à son existence.Depuis longtemps les journaux signalaient la tactique artificieusequi remettait aux mains d’un parquet ultramontain le salut et lesreprésailles de la réaction. Portmonde, avec ses jurés de campagne,abêtis d’ignorance et de basse dévotion, apparaissait la dernièrebastille pour une telle partie. Tout dès lors était possible.Condamné, Wildman pour un temps pouvait même être retranché de lavie. Il avait suffi du travail de la petite taupe obscure à petitscoups d’ongle grattant la terre et creusant ses galeries. Toute sonœuvre menaçait d’y crouler. Il sembla que l’opinion, le siècle necomptaient plus pour rien. Moinet, dans sa taupinière, put se riredes vitupérations de la presse. Elles éclataient de partout avecunanimité, et il avait triomphé, il n’en était plus atteint.

Les rouages se mirent en mouvement. Lespapiers, les formalités de procédure se multiplièrent. L’odieusemachine judiciaire, avec son appareil, ses suppôts, la menace de laforce armée, toujours fonctionnait comme à l’âge féodal.

Wildman s’énerva, tressautant à chaque coup desonnette. Il prit sa maison en horreur ; l’air des chambresfrémissait, sensibilisé d’un magnétisme de vie pensive. Il éprouvale besoin de fuir ses livres, de s’évader de lui-même. Il allapasser chez Ardens et Raban des jours entiers. Hoorn, d’ailleurs,fraternel, actif, intrépide, avait déclaré vouloir tout assumer.Régulièrement il lui écrivait, disait les probabilités, les chanceset les dangers. Il lui annonça son arrivée pour les suprêmesdispositions.

Et précipitamment ce fut Wildman qui partit.Peut-être il espéra mieux échapper aux obsessions de l’hypothèse enprenant pied sur un terrain ferme, au cœur de la réalité. Il futbien plus attiré par le mystère de la ville et l’ensorcellement desombres. Les dangereuses cités de la mort, selon les circonstances,ont des philtres et des baumes qui, avec une égale force, agissentsur les âmes blessées. Déjà Wildman, à l’âge du rêve et du sang,avait été pris par le sortilège. Il avait connu les nostalgiesfunèbres, le goût de mollement s’en aller d’un mal délicieux quiétait l’inutilité de vivre. Il sembla dès lors qu’un desinnombrables squelettes symboliques qui partout dans les églises dePortmonde décoraient les mausolées, l’eût, d’un bras écharné quisortait de dessous la dalle, accroché au passage.

Hoorn ne l’attendait pas. Il fut frappé de sonexaltation.

– Je suis venu, dit-il, une force mepoussait.

Il levait la main et, comme le jour où ilétait venu pour la première fois, il ajoutait :

– Je monterai au Beffroi, j’irai à latour m’emplir le cœur de vérité et d’espace. Je veux tenir cetteville de Portmonde sous mes pieds.

Wildman avait ses gros yeux de lumière et devie ; mais des plis durs hersaient le front, sa courbeflexible et imaginative.

– Eh bien, tant mieux ! fitjoyeusement Hoorn. Ceux qui vous regarderont d’en bas vousapercevront là-haut comme un roi.

Il parlait avec confiance, d’une gaîtéemportée. En vrai orateur de Flandre, il aimait les phrasesroulantes comme les tambours.

– Ah ! ah ! riait-il, c’estqu’elle fait du bruit, l’affaire ! Tout le pays en est secoué,et les capucinières s’agitent. Le confessionnal complote avec lesécoles. On cherche à gagner la conscience des jurés par les moyenslatéraux. Oui, la femme et les petits enfants…

– Je ne suis pourtant qu’un écrivain, ditWildman en secouant mélancoliquement la tête.

– Un écrivain, monsieur Wildman !Mais c’est justement là le danger. Ils se rappellent la grandeparole : Ceci tuera cela. Et si forts qu’ils soient,ils tremblent à l’idée de cette petite chose, un livre.Allez ! c’est bien là l’ennemi qui sapera les dogmes, lesscolastiques, les fausses morales et toute la vieille société.

Wildman le regarda profondément.

– Oui, n’est-ce pas, Hoorn, c’est biencela qu’il faut aujourd’hui, saper la vieille société et ouvrirtoutes larges les voies à l’avenir ? Quel orgueil de penserque moi aussi, j’ai fait quelque chose d’utile et de bienfaisantpour les hommes !

Sa voix baissa :

– Cependant ils m’ont arraché la plumedes doigts quand j’allais dire enfin le grand secret de la vie.

Hoorn le sentit touché aux fibres ; illui serra la main.

– Maître ! pensez à ceci, c’estqu’ils auraient pu s’attaquer à un moins fort que vous ; etalors encore une fois le mensonge triomphait. Quel recul pourl’idée en marche ! Mais vous êtes Wildman ! La vérité, àtravers votre cause, va faire un pas de géant.

– C’est cela, oui, dites-moi cela, j’aibesoin de le croire, Hoorn. Et si l’art, les droits de la pensée,la vérité doivent sortir plus hauts de cette épreuve, qu’importeque moi, Wildman, j’en souffre !

Un besoin d’isolement le fit renoncer àl’hôtellerie où il était descendu la première fois. Il élut, dansun quartier plus reculé, une chambre d’auberge qui le mit à l’abrides indiscrétions. Dès la tombée du jour, le silence montait desséminaires et des couvents aux hautes murailles closes, de lasolitude des grands jardins muets qui bordaient la rue. L’ombretombait là plus vite que dans les autres rues de la ville. Uneherbe humide végétait au pied des murs et duvetait les pavés. Dansle soir surtout, un souffle froid passait comme une sensation depetite mort ; et des sonneries, des tintements de cloches, àlégers coups pressés, tout le jour semaient de la sainteté etredoublaient le silence. Wildman, au frôlement des rares ombresrôdeuses, s’éprouva plus seul : il ne pensait plus, commedétaché de la vie.

À Hoorn qui s’étonnait, il réponditétrangement, un doigt levé, comme au prône :

– Pascal l’a dit :Abêtissons-nous !

Chaque jour, dans l’après-midi il arrivaitvoir son ami. Tout de suite, il s’informait :

– Pas vu Moinet ? Riendit ?

Le ministère public produisait pour témoins lejuge et les deux experts. Hoorn décida de n’évoquer que le seultémoignage de la pensée de Wildman, son œuvre vive, toutefrémissante d’honneur et de beauté, les quarante tomes ouverts aubanc de la défense, comme un cœur à nu.

L’orgueil, la personnalité, la lutteculminèrent. Il était encore une fois l’homme qui croyait l’idéeplus forte que tout et disait : « Moi, Wildman… »C’était le même Wildman pourtant qui, trois ou quatre fois le jour,se glissait sous le crépuscule léger des arbres, devant le palaisde justice.

Une chose trouble l’y attirait, l’angoisse del’heure prochaine où toute sa vie tiendrait aux mains de quelqueshommes. Le porche était ouvert, il apercevait en passant le préau,les façades mornes. Quelquefois il pleuvait ; l’air gras deseptembre pourrissait les feuillages ; d’une chute d’or lente,les feuilles tombaient. Et la place, les maisons, le porche trèsbas sous l’énorme tour noire du beffroi, comme au fond d’un puits,s’embuaient d’eau et de fumées. Il eût souhaité voir Moinet :il ne savait pas ce qui serait arrivé. Peut-être il lui auraitparlé. Après tout il lui eût été agréable d’échanger avec lui sansrancune un coup de chapeau.

L’après-midi surtout, un ennui lourds’abattait. Wildman sentait rôder la mort lente, continue sur lespas d’une humanité misérable, petites vieilles en capuchon, petitsvieux râpés et toussotants. Tous cassaient à ras du pavé des gestesmonotones et menus comme s’ils jetaient de la cendre. Il passaitaussi des enfants pâles, rongés d’anémie, avec les yeux de vieilhomme qui l’affligeaient chez son Jorg. Son âme alors était basse,étroite et sombre comme le labyrinthe des ruelles à petitesboutiques où il tournait. Jorg ! Jorg ! que faisait-illà-bas dans la lande battue par les rafales, au fond de la maisonreligieuse peuplée de fantômes ? Pensait-il seulement à sonpère ? Il le vit derrière les hautes fenêtres, délicieux etpitoyable visage aux longs yeux de fièvre, regardant tourbillonnerpar-dessus les sapinières les nuées livides.

Et puis c’était la mélancolie de l’heuremouillée sonnant au carillon le retour si triste d’un même air àpetits coups de marteau, comme une prière montée du fond d’uneprison des âmes. Les jeunes filles, assises dans les petits jardinsde buis, immémorialement l’avaient entendu, assoupissant,inévitable, égouttant sa fine pluie d’éternité. Et d’autres doucesvierges blondes à l’infini toujours l’écouteraient monotonementtinter contre la vitre de leur cœur, dans le silence de la maisonoù l’on n’entend que le cliquetis des bobines qu’elles font sauterpar-dessus un coussin de dentelles !

Wildman rêvait, sensibilisé de passé, d’imagestendres, incertaines. Ses fibres se prenaient au charme voluptueuxet funèbre. La mort, l’amour nouaient leurs rondes etl’entraînaient. Et il ne savait pas se dérober au dangereuxprestige. Il aima s’attrister d’illusions solitaires. Il pleura sursa propre peine en ne croyant s’éplorer que sur le mal dont s’enallait l’âme antique de Portmonde. Et il souffrait, il étaitheureux de souffrir : sa force mâle coulait au flux des larmesintérieures. Il ne pensait plus à monter à la tour.

XVIII

Un soir pluvieux, dans le noir des dix heures,il voyait Moinet sortir du palais. Le juge ouvrait son parapluieet, à petits pas saccadés, rapides, se mettait à marcher. Wildman,à dix mètres, son parapluie baissé, suivait. « Qui jamaisreconnaîtrait là le juge dont la tête, dans la salle de torture,m’avait paru toucher aux voûtes ? » songeait-il.

Le juge tourna plusieurs rues. À mesure ellesse dépeuplaient ; leurs extrémités plongeaient dans un silencehumide et bas. Wildman dut écraser son pas dans le vide sonore.Avec étonnement bientôt il remarqua que Moinet le menait dans lequartier que lui-même habitait. Les grandes bâtisses aveuglescoururent, les hauts murs enclosant de mystérieux jardins. Et l’uneaprès l’autre, des cloches grêles, fêlées, aériennes, des clochesde couvents maintenant tintaient.

À l’angle d’une rue, Moinet salua une petiteVierge à l’enfant qu’un faible luminaire derrière la vitre d’uneniche éclairait. Il s’arrêta ensuite devant une maison spacieuse.Cette fois Wildman pressait le pas. Il dépassa le juge, relevavivement son parapluie au moment où la clef entrait dans laserrure. Leurs regards une seconde se croisèrent. Moinet eut unsursaut léger ; machinalement il inclina à demi la tête, unsourire énigmatique dans sa barbe jaune ; tout de suite après,la porte sans bruit retombait.

Wildman, de l’autre trottoir, un peu de tempsregardait la maison tranquille et blanche aux fenêtres drapées declaires mousselines. Dans la paix sourde du quartier, une joie depetites voix monta. Son cœur aussitôt jalousement se serrait. Ildétesta cet homme à cause de qui on lui avait pris son Jorg et quigoûtait les caresses d’heureux enfants. Une main à l’étage soulevaun rideau : il s’éloigna.

Partout sonnaient les angélus. Les hautesondes vespérales frissonnèrent de petits battements d’ailesmouillées. C’était la fin de la journée théologale. Au chœur desoratoires, dans la ténèbre mystique, la lampe, l’huile éternelleseule continuait à brûler, comme la divine présence au fond desâmes. Wildman étrangement envia la paix léthifère du croyant. Si denouveau il s’était retrouvé en face de Moinet, il lui eût parlécomme un chrétien à un chrétien. Son cœur déborda ; il serépéta à lui-même les paroles qu’il lui eût dites :

– Vous qui vous croyez une émanation dela justice divine, m’abandonnerez-vous dans ma détresse ?

Le lendemain, il conta à Hoorn sa rencontre.Il railla l’ironique hasard qui lui avait fait chercher un logis àquelques pas de l’habitation du juge. Comme autrefois il ramassaitdans ses doigts sa barbe rouge. Sa foi d’homme libre à la pointe deses dents sonnait :

– N’est-ce pas, Hoorn, on peut bien tuerun homme, mais on ne tue pas un livre, on ne tue pas lapensée ? Ils auront beau faire, ils ne ressusciteront pas lemoyen âge de ses cendres.

Ce jour-là, Wildman tout à coup se décidait àmonter à la tour du Beffroi. Le nord sec et venteux avait étanchéla pluie. De brusques rafales s’engouffraient, tournoyaient dans laspirale énorme. Il goûta une ivresse de force et de lutte. Bientôtil domina la ville, les toits s’enfoncèrent, le palais de justicene fut plus, dans la profondeur, qu’un cube lourd d’où dardaitl’effilement d’une ancienne tourelle près de l’eau.

Ce fut en lui-même comme la sensation d’unedélivrance. À chaque marche, il grandissait, échappait aux ombres,entrait un peu plus dans la lumière. Elle arrivait de là-haut avecun bruit d’ouragan. Quelquefois le carillon sonnant les quartssemblait de tous ses marteaux la reforger aux enclumes du ciel.

Wildman vécut là une assomption d’humanité. Latour comme un cœur battait, et il ne cessait pas de monter. Ildépassa la logette des veilleurs par delà les quatre cadrans d’or,déboucha sur un palier. Il crut qu’une porte, en s’ouvrant, avaittroué l’éternité. Il s’accrocha des mains, dans un vertigedélicieux ; sa poitrine se gonflait d’espace, de vent et declarté. Il eut devant lui toute la terre, jusqu’à la ligne grise dela mer, à l’horizon. Il fut dans la tourmente immense dujour ; les nuées comme des voiles claquaient à ses épaules.Portmonde maintenant, du fond de la cuve, n’était plus qu’unpaysage brouillé parmi une symétrie d’eaux, de toits et defeuillages. Il plongea par-dessus le vide, aperçut la pointe desclochers comme arrêtés à mi-hauteur dans leur élan vers le ciellibre. La tour laïque, le donjon des hommes de Flandre commanda àl’étendue plus haut que les cathédrales. En tous sens, comme lesrayons de la rose des vents, couraient les fleuves et les routes.Des arènes, des bassins, des darses creusaient les limons blonds.Par là allaient revenir la mer et le vent, roulant les flottesinnombrables ; là un monde se lèverait, refoulant les ombres.La mort encore une fois était vaincue. Des forces jeunes, ardentes,l’héroïsme des hommes nouveaux avaient eu raison de la vieillesociété. Ceux-là aussi, l’Idée les poussait, le souffle immense destemps qui allaient tout réaliser.

Wildman eut une minute d’orgueil infini, commesi à présent, avec la terre et tout le passé sous ses pieds, ilavait vraiment le droit de dire :

– Moi, Wildman…

XIX

Cette exaltation fut courte. Sa force tout desuite retomba, sembla retomber de la hauteur même de la tour. Hoornl’avait averti que l’ennemi serrait son jeu. On ne cessait deprêcher contre les mauvais livres. Une passion noire troublait lesconsciences. La foi de l’avocat, avec le péril, grandit. L’idée, lanature, l’âme même de Terre libre furent en lui etl’enflammaient quand déjà elles froidissaient en Wildman. Lastatique, l’équilibre entre la substance dense, sanguine et lasensibilité nerveuse parut rompue chez celui-ci. La colère, laconfiance, l’accablement constamment alternaient. Ses réactionsétaient molles et sans durée. Son âme fléchissait sous un poids desilence et de peines inexprimées.

Hoorn soupçonna une douleur plus profonde quel’humiliation et l’injure. Wildman lui cacha que sa femme, quiavait cessé de lui écrire, à présent lui écrivait presque chaquejour. Son fanatisme aveugle le harcelait d’aigres et évangéliquesmansuétudes. Elle l’exhortait à se tourner vers Dieu, dans cetteépreuve où allait se jouer leur vie à tous trois. Elle disait quechaque jour ses mains avec celles de Jorg se joignaient pourobtenir du ciel son amendement. Elle alla jusqu’à attribuer aucourroux d’un Dieu offensé le dépérissement qui de nouveau s’étaitemparé de l’enfant. Le mal soudain empira : elle eut le crides mères furieuses, l’accabla sous la responsabilité du châtimentqui les frappait dans leur fils.

Sa solitude morale s’étendit : la viedurement pesa du poids de toute la terre. Sa dépression s’aggravaavec les jours. Ceux-ci s’abrégeaient : on touchait à la datedes assises. Il y aspira, il eût voulu tout fini, même avec la mortau bout. Et puis, ce reste de volonté se plombait ; sespassivités stagnèrent comme des eaux mortes. Quand Hoorn luiparlait de ses livres, il levait les épaules :

– À quoi bon écrire puisque les hommes necomprennent pas ?

– Mais l’Idée, maître Wildman !Pensez donc que l’Idée à jamais vit là, immatérielle,insaisissable. Vos livres seraient brûlés sur le bûcher qu’ellerenaîtrait des flammes mêmes !

– Ah, oui, l’Idée… l’Idée…

Il relevait sa barbe dans sa main, commeautrefois ; il ouvrait la bouche comme si encore une fois ilallait crier dans sa force : Terre libre ! Etpuis il finissait par secouer mollement la tête.

– Non, pas l’Idée, Hoorn, mais l’actioncomme ce Moinet, comme tous ceux qui, depuis des mois, travaillentcontre mon œuvre, leur christ dans les poings. Allez, ils m’ontligotté, ils m’ont saigné aux quatre veines. Ils ont fait del’homme que j’étais l’homme que je suis devenu. L’action, Hoorn,l’action ! Voilà ce qui rend vraiment fort.

Hoorn alors le défendait contre lui-même.

– Ne dites pas cela, maître. Il fautqu’aux yeux de tous ceux qui vous aiment et vous suivent,l’écrivain Wildman apparaisse toujours le plus fort, lui qui est laVie et l’Idée. Attendez seulement que vous soyez sorti de ceprocès, la tête haute, en roi libre de la pensée moderne !Vous aurez à vos pieds jusqu’à vos détracteurs !

– Comme du haut de la tour, j’avais laville et toutes les autres tours sous mes pieds. C’est bien celaque vous voulez dire, n’est-ce pas, Hoorn ? Voilà une paroleque je n’oublierai pas.

Et il lui serrait les mains avec effusion.Mais, sitôt qu’il retombait à son isolement, la bonne impulsiondéfaillait : les ombres refaisaient le cercle ; ilappartenait au rêve.

Il aima la mort de la ville ;silencieuse, tombale, elle fut bien plus près de lui que l’autre,la ville nouvelle que, du sommet de la tour, il avait vue s’avancerjusqu’à la mer. Il séjourna aux cryptes, aux nefs basses desvieilles chapelles. La nuit des vitraux glissant jusqu’aux funèbresdalles le rafraîchissait. L’odeur de l’encens remuait en lui unechose profonde, montée de sa petite enfance. D’une lâcheté soumise,il se sentit glisser vers l’abdication ; il eût voulu tomber àgenoux, s’humilier auprès des pauvres gens qui, du front,heurtaient la pierre des sépultures. Tous adoraient un dieuterrible, le dieu de Moinet, le dieu aussi que, du sein desépouvantes, révéraient Bethannie et Jorg. N’était-ce pas lui quidonnait la force et ruait les hommes à l’action ? La colère del’archange avec sa trompette prophétique le proclamait à traversles nuées, dans un vent de batailles.

Une endosmose singulière bientôt lepersécuta : la ville, Moinet, les ombres setransmuèrent : il les porta dans ses os comme une vie seconde.Moinet fut bien l’âme de cette vieille cité théologique qui, àpointe d’aube, avec ses sonneries de cloches, rappelait lescréatures à la pénitence et à la mort. Il circula en lui, il leposséda d’une hallucination continue. Wildman se surprenait à faireavec la main le geste qui toujours hachait du papier. En riant, ils’efforçait de bégueter comme lui avec le petit grelottement detoux où se perdaient les mots. D’autres fois il n’avait pasconscience qu’il imitait ses tics, le pli qui tiraillait sa boucheet remontait ses oreilles pointues.

Il en vint ainsi à douter de lui-même, perditla foi dans son œuvre. Ce fut la crise suprême. La terre vacillasur son axe : les limbes profondément s’agitèrent. Ildésespéra de la lumière, s’éternisa dans une longue ténèbre. Sipourtant Moinet avait raison, pensait-il, si mon détestable orgueilm’avait obturé les yeux au point de me rendre aveugle aux seulesclartés vivantes !

Un soir, il entra dans une église, demanda unprêtre. Ses genoux ployèrent ; il entrevit à travers legrillage un visage grave, doux, ascétique. Et il s’abandonna ;il livra sa vie, ses pensées nues, avec une fureur de sincérité. Leprêtre l’enveloppa de la clarté pensive de ses prunelles, il semblareconnaître dans le pénitent qui venait à lui l’homme qu’on allaitjuger dans trois jours. Il l’écouta, lui dit enfin :

– Vous êtes un grand coupable, mon fils,mais Dieu vous tiendra compte du mouvement qui vous a amenéici.

Comme le juge, celui-ci aussi se refusait àdiscuter et se retranchait derrière le dogme. Une éternité de foivétilleuse et routinière pesait à leurs épaules.

– Mon fils, dit encore le prêtre,humiliez votre orgueil si vous voulez que vos fautes vous soientremises.

Le juge aussi avait parlé comme cela.Ensemble, ils étaient la pierre angulaire d’une société basée surle sentiment de la peccabilité des êtres, le châtiment etl’expiation. Il secoua la tête et dit tristement :

– Je suis un homme venu vers un autrehomme revêtu d’un caractère sacré. J’espérais que la lumière seraitdescendue sur moi. Vous ne m’avez pas dit la parole que je venaischercher, mon père.

Il se releva, quitta l’église, et il allaitdevant lui, faisant des gestes, parlant haut dans la rue.« Mais ce prêtre est stupide et aveugle autant que lejuge », disait-il.

Une pluie douce lentement noyait la ville. Deseffilures de charpie, à travers les hachures pâles, semblaientperpétuellement descendre. L’air était sourd, s’éteignait sansreflets sous l’étamure des canaux. Wildman longtemps erra. Ilécoutait crépiter sous la brouée la fine lamelle cuivrée desfeuillages. Les toits pleuraient ; les chéneaux égouttaient depetits hoquets sanglotants. Et ce bruit continu, comme d’une vieruisselée aux dalles des abattoirs, mollement l’énervait. C’étaitbien là la mort mystique de cette ancienne reine, le silence etl’esseulement d’une pauvre cité provinciale saignée aux quatreveines. Sa pensée se cassa menue, sans horizons : il semblaqu’il ne fût jamais monté à la tour. Il oublia les enceintesélargies, les machines grondant et forant le sol, toute la villeneuve qui, là-bas, se haussait pour voir arriver la mer. Dans lesoir brumeux des rues, à la file s’allumèrent les réverbères commedes cierges processionnaires.

Ses pas l’ayant mené vers les enceintes, ilfut plus seul, perdu aux limites de sa vie consciente. Un porches’ouvrit sur des gazons, de hauts peupliers et des maisons bassesaux rideaux de guipure. Il reconnut le béguinage où il était venusi souvent autrefois, égrenant là des heures dolentes et monotonescomme les grains d’un rosaire d’amour, de naïves légendes et deregrets. Il eût souhaité en ce temps vivre près d’un des humbleslogis dont les fenêtres à petits croisillons, avec un pot degéranium sur l’appui, regardent par-dessus les clôtures effritées.Une jeune béguine à coiffe blanche, glissant dans un tintement dechapelets, quelquefois eût levé les yeux du côté de sesvitres : il lui eût voué un simple et spirituel amour.

À présent le préau, jonché de feuillespourries, les petits couvents moisissants, l’humide pignon de lachapelle lui semblaient horriblement froids et mornes. Il songea àsa propre maison vide là-bas, à l’ancienne maison de paix et detravail avant que la colère, le deuil eût passé. Il avait apprispar Ardens que trois de ses perruches aimées, les compagnonnesmusiciennes de son labeur d’écrivain, avaient péri. Il en avaitconçu un vif chagrin, comme d’un intime malheur ajouté à toutecette dispersion de sa vie heureuse.

Wildman gagna les remparts.

C’était l’heure des cloches, toutes sonnaientla mort du jour. Il y en avait qui bêlaient comme des brebisperdues dans la dune. Une toujours évoquait une petite touxgrelottante. D’un peu loin, de la berme des fossés, c’était trèsdoux et nocturne, comme des âmes qui s’éteignaient, comme desprières au chevet des agonisants. Wildman souffrit, songea à toutesles misères anciennes qui pleuraient dans le chœur des tintenelleset des campanes. Des femmes à longues mantes passaient, pressées etcourbées comme des ensevelisseuses. N’était-ce pas elles qui,chaque soir, déployaient les plis du suaire par-dessus le mort dePortmonde et devant les Saintes Vierges du coin des rues,allumaient les petites chandelles comme d’humbles cierges pour lesveillées ?

Les ombres remontèrent, l’entourèrent ;il revit, dans la maison des Sœurs, son fils au pied de la Croix,de ses faibles mains soulevant sa propre croix d’enfant. Son Jorg àqui on apprenait le mépris et la pitié pour son père ! sonJorg qui peut-être à cette heure même le jugeait comme l’avaientjugé le prêtre et Moinet !

XX

Sous la lumière automnale des hautes verrièresversant un jour bas et mouillé, le président, toque galonnée d’or,robe écarlate fourrée d’hermine, entre ses deux assesseurs, robeset toques noires. À la droite de la Cour le procureur royal, toqueà galons d’argent, une tête pâle et pincée, le regard flottant, lescheveux et la barbe corrects. À gauche, longitudinalement, lestrois bancs en gradins du jury, faisant face à l’accusé, assisdevant le banc la défense. Dans la travée, un siège pour lestémoins.

Tout de suite la lutte se précisa. Hoorn, net,calme, frémissant, fit voir que l’Idée était là sous les traits del’homme incriminé. Le ministère public, froid, minutieusementpolissait ses ongles à la lime, d’un dédain et d’une assurancehéraldiques. Une petite noblesse de chef-lieu, aux placesréservées, se pressait. Depuis une semaine, les salonsdisaient : « Nous allons entendre notre grandhomme. » Il avait publié des petits vers dans des revuesecclésiastiques. Les douairières goûtaient ses laus à la Vierge,galants et caramélés. On le disait lui-même, grâce à une particulepéniblement acquise, un peu de leur monde.

Wildman, dès l’ouverture de l’audience, avaitdécouragé l’attente publique. Il parut las, indifférent, le frontbas, comme en dehors de la cause. Il n’eut qu’un mot, maispathétique et fier, en désignant d’un geste les livres étalésdevant Hoorn :

– Voilà mes trophées et mes armes. Mêmebrisés, ils tiendront encore debout !

Et ensuite, il s’était tu. Les minutes, dèslors, furent longues et ternes. Hoorn et la Cour agitèrent de lajurisprudence. Les voix, dans l’atmosphère basse, mouraientsourdement sous les voûtes. Wildman quelquefois regardait l’énormeChrist livide, écartelé sur le mur, devant lui. Il regardait aussiles douze hommes qui étaient là, têtes rurales, bourrues, froncéesde silence.

Un remous soudain palpita. Le président, unhomme grave, simple, bienveillant, se tournait vers les jurés, leurannonçait que ses assesseurs et lui allaient lire alternativementle livre déféré à leur conscience. Comme le dit aussitôt Hoorn,c’était en apparence une petite chose, mais qui seule était à lamesure de la vérité et de la justice. Wildman songea que Moinetaussi, en l’écoutant pendant quatre jours, avait fait une chosegrande selon la vraie justice.

Un silence vivant enveloppa la lecture. Ellereprit l’après-midi, se prolongea sous les lampes. Les fronts, auvent des paroles, se courbaient, lourds. Là-haut le grand Christ,transpercé de feux roses, avec le trou d’ombre de la croix derrièreses épaules, pantelait en un spasme suprême. Il sembla, dans laténèbre du monde, faire le geste de tous ceux qui souffrent pourune religion ou une idée. La terre par delà les hautes vitres étaittriste.

Wildman maintenant, à travers le bourdonnementdes voix, écouta lui revenir sa propre pensée. La volupté, lanature d’abord palpitèrent aux grâces de la fable. Les allégoriescoururent nues dans les matins du paradis terrestre. Un dieuhumain, centre de la vie et des éternités, promulguait le baiser,l’amour fécond, les races. C’était le cantique à la joie dumonde.

Soudain les poix et les soufres rugissaient,comme aux pages furieuses d’une bible. Il sembla qu’à ténèbres,sous les ombres gothiques d’une salle capitulaire, le prieur lût lamenace des châtiments éternels. L’âme simple des jurés frissonnait,souffrait. Quelques-uns visiblement restaient épouvantés dans leurvieille foi aux dogmes d’enfance. Hoorn d’un souffle lesdésigna.

– Celles-ci sont des âmes mortes… Nousn’avons rien à en attendre.

Wildman haussa les épaules. Ses tempes segonflèrent ; il prit sa barbe à pleines mains et la leva versle Christ. Celui-là aussi avait renoncé à l’estime des fauxmoralistes de son temps ; il avait accepté les outrages, leshumiliations, la mort, afin qu’après lui, nourrie de son agonie, lalégende fît triompher l’Idée. Wildman encore une fois pouvaitdire : « Moi, Wildman… »

Et puis c’était la lecture de la troisièmepartie, le recommencement du conte heureux des âges. L’apologue,émaillé et fleuri, apparut le livre d’heures des grâces du monde. Àprésent l’œuvre, dans son ensemble, se dénonçait le large flot d’unfleuve charriant des nuées, des aurores, des limons et de la vie.Il passait d’un poids d’éternité et courait se fondre dans lagrande mer sacrée du Râmayana et des Védas. Hoorn le sentitfrémissant, reconquis à ses destins ; il conjectura lavictoire.

– Maître, nous les tiendrons sous nospieds.

– Oui, sous nos pieds… Comme de là-haut,je tenais aussi la ville.

Et il levait sa main au bout de ses bras,aussi haut qu’il pouvait, vers le sommet de la tour.

Le second jour les ombres reparurent :Bethannie lui écrivait que Jorg et elle ne cessaient pas de prierpour qu’il fût rendu à la vérité éternelle. Elle finissait par luiannoncer la grande nouvelle : Dieu s’était révélé à l’enfantpendant la nuit et lui avait marqué sa vocation. Jorg se vouerait àla prêtrise.

Wildman sentit rouler son cœur sur la dalle.La mort d’une fois lui glaça tout l’être ; et un sanglot muetdans sa barbe, avec stupeur il se répétait à lui-même :

– Prêtre… Prêtre…

Il relut cent fois la lettre. Prêtre… prêtre,ce Jorg dont il aurait voulu faire un homme libre. C’était bien lafin : Dieu le lui volait comme sa mère le lui avait volé.

Il vit, en marge du dernier feuillet, uneligne d’écriture tremblotée, puérile, qu’il n’avait pas encoreremarquée. « Papa, disait l’enfant, demande bien pardon à Dieuet aux hommes. »

Il se sentit jugé par son fils : unegrande honte l’accabla, comme si pour la première fois il se sentîtvraiment coupable. Déjà Jorg parlait comme Bethannie, comme toutesles autres âmes mortes. Et puis il douta que l’enfant eût pu écrirecette affreuse ligne, sèche et morne : il implora de ce filspâle et charmant son pardon pour l’avoir cru capable d’un telendurcissement. Il pleurait en embrassant à chaudes lèvres lepapier ; il eût voulu par ses larmes en effacer l’encredétestée.

– Jorg, mon Jorg ! toi, unprêtre !

Le coup le vida comme par une large blessure.Son sang, ses énergies tarirent. Il défaillit à l’idée que c’étaitlà comme la lettre de la famille au condamné, la lettre exhortant àbien mourir.

Il entra à l’audience faible, abattu…

Les mêmes silhouettes, sous le jour d’eaubrouillée des fenêtres, firent le même geste dans le vent desgrandes manches, et la Cour, le ministère public tournaient le dosau Christ livide, comme si celui-ci n’était pas mort pour eux, maisseulement pour les pauvres diables assis sur le banc d’infamie. Ilsn’auraient pu mieux exprimer que les douleurs du divin supplicié neles concernaient pas.

Wildman soudain entendit appeler Moinet. Iltressaillit, ses nerfs se tendirent. Et la porte de la salle destémoins s’ouvrit, toute l’ombre une seconde encadra la petite têteen pointe du juge qui, en sautillant aux basques longues de saredingote, s’avançait.

– Veuillez nous dire, en votre qualité dejuge d’instruction… faisait le Président.

Moinet, souriant, ses petites roses tremblantà ses pommettes, de mémoire repassa toute l’instruction. Il étaitassis sur le bord de sa chaise, les pieds rentrés sous lui ;il avait croisé les mains sur ses genoux et à petits coups rapidesquelquefois mouillait ses lèvres.

Il eut le tort de trop laisser percer saforce, son assurance. Le Président à deux reprises dut le prierd’abréger. Avec modestie, avec tout l’orgueil d’avoirvolontairement dépassé les limites de sa mission de juge, il fitobserver que le prévenu, lui, avait eu quatre jours pours’expliquer. Il parut se résigner à la défaite, il était sûr de lavictoire. Il eut peur de laisser paraître son triomphe à l’éclateffrayant de ses petites prunelles aiguës derrière le pince-nez etabaissa les yeux. Un frisson courut, il sembla, si humble au bordde sa chaise, grandir jusqu’aux pieds du Christ.

Le Président, cette fois, rendit hommage à sonzèle et à ses scrupules. Wildman, de son côté, fut forcé d’admirercet être subalterne et qui avait le génie de l’Inquisition.

Moinet librement parla. Il se borna à exprimerles faits, comme il disait. Selon sa méthode il groupa ou isola despassages, dénaturant leur sens, les retournant contre l’auteur, endégageant l’idée consciente du mal et du péché. Sa déposition sedénonça accablante pour Wildman. Lui-même avec complaisance avaitaggravé par des commentaires l’immoralité de son œuvre. Elleapparut flagrante. Moinet évitait d’en parler : elle résultabien plus terriblement des précautions qu’il prenait pour laisserles jurés conclure eux-mêmes. Il n’eût pas parlé autrement troissiècles plus tôt, s’il avait dû instruire un procès d’hérésie. Sapetite voix aigre, grelottée, alla remuer les vieux échos de lasalle de torture.

Hoorn, très calme, d’abord prit desnotes ; et puis, comme Moinet parlait toujours, il se croisales bras. Le petit juge, carapacé d’astuce, de fureur, de justice,étonnait l’assistance : il sembla s’être révélé pour lapremière fois. Le Président, amusé comme d’une joute, le mentondans la main, du coin de l’œil souriait.

Malheureusement Moinet voulut tout dire ;à force de conscience, il compromit son effet. Il fut, à un moment,à lui seul l’instruction, le réquisitoire et déjà le verdict.Wildman l’admira, frémit, l’eut en horreur. « Lemisérable ! pensait-il, il me tue en ayant l’air de me sauveret, chose horrible ! il me tue avec les armes que je lui aifournies. » Hoorn, bourru, fiévreux, maintenant haussait lesépaules, le coupait, tâchait de le décourager par sesinterruptions. Tout bas il dit à Wildman :
– Celui-là serait plus fort que tous si l’Idée n’était encoreplus forte que lui. Le procureur le sent bien. Voyez comme il leregarde : il voudrait le foudroyer ; il sent que sonréquisitoire est perdu. Et il le méprise autant qu’il l’envie.

Mais Wildman était retombé à sa destinée. Ilpensait à Jorg, à l’âme morne du prêtre qu’un jour il porteraitsous sa soutane. Il se vit condamné par lui, au nom du Christ,comme il l’était par le juge, au nom de la société ; et tousdeux étaient les ministres de la conscience humaine. Ses fibres sedéchirèrent ; il ne pouvait plus chasser l’idée des clous queMoinet enfonçait dans le banc des accusés. Son sang s’épaissit.

– J’étouffe ! cria-t-il, sous unreflux soudain de congestion.

La salle s’agita, Moinet fut assuré qu’iltriomphait. Hoorn rapidement, en le soutenant, entraînait Wildmanvers la porte.

Toute cette longue journée, il fut avec lesombres. À peine il prêta attention aux péripéties de la reprised’audience. L’intermède bouffon des deux experts médicaux qui toutà coup écrasait sous le ridicule le parquet, ne le dérida pas.Moinet, assis derrière la Cour, sous le grand Christ, vit rire lesjurés, comprit sa bévue et jugea tout compromis. Et puis c’était,avec le geste pathétique des manches rejetées comme un défi, leréquisitoire de l’homme aux yeux pâles, débité d’une voixpersiflante, acide et flûtée. La petite noblesse provinciale, quienfin entendait parler son grand homme, tenta de manifester. Sesfrémissements furent énergiquement réprimés par le président,toujours souriant, grave et correct. Wildman, fléchi, ne paraissaitrien entendre. On remarqua qu’à chaque instant il passait sa mainsur la nuque. Hoorn lui demanda s’il souffrait.

– Oui, répondit-il, c’est comme lasensation en moi qu’ils ont cassé ma vie.

La nuit tomba : l’audience fut levée.Hoorn craignit pour lui la solitude et voulut le garder. Le repass’allongea. Wildman lui-même, en riant, disait que c’était leurveillée d’armes. Son humeur sans cesse variait, brusque, cordiale,aigre, apathique. La fièvre, la passion, les plus noirs soucis luidonnèrent un air farouche et secret. Il eut soudain de vraieslarmes en regardant la beauté rieuse des enfants de Hoorn : ilne cessait pas de les contempler. Il dit à la femme del’avocat :

– J’avais aussi une femme, j’avais unfils…

Il fut sur le point d’ajouter qu’il les avaitperdus et s’arrêta. Il laissa deviner qu’une chose affreuse s’étaitaccomplie et qu’il en restait pour jamais frappé. Il reprit ensouriant tristement :

– N’est-ce pas curieux que moi quitoujours célébrai la joie et la vie, je n’aie pu êtreheureux ?

Le contraste de son âme attristée avec laphilosophie claire et bienveillante de ses livres les accabla.Hoorn, dans cette minute de sympathie et de souffrance, sentitfrémir l’âme profonde de sa plaidoirie. Il serra la main deWildman.

– Maître, n’êtes-vous pas assuré del’admiration et de la reconnaissance des hommes ?

– Les hommes… les hommes… valent-ilsseulement la peine qu’on leur sacrifie sa vie ? Et voilà, oui,Hoorn, je leur ai tout sacrifié. C’est une histoire que vous saurezun jour.

– Mais, fit l’avocat, ne suffit-il pasque vous soyez l’écrivain Wildman pour vous sentir vengéd’eux ? Est-ce que vous ne tenez pas sous vos pieds l’humanitéinférieure, vous qui du front avez touché à la haute humanitéfuture ?

Le visage de Wildman s’éclaira : il eutaux tempes un reflet d’aube, comme si un jour nouveau naissait. Et,comme l’autre fois, il levait très haut la main, indiquait unechose au-dessus de tous, en pleine nuée.

– Oui, ami, vous avez raison. Il fautqu’on sache que Wildman est monté à la tour et que de là-haut ildominait le monde. Et il n’a pas fini d’y monter, il y monteraencore, Hoorn, pour confondre ses ennemis et afin que tout le mondesache bien qu’un homme a osé monter par delà la chambre descloches, se tenir seul là-haut, en plein ciel.

L’orgueil lui faisait un souffle à l’égal duvent qui grondait dans la tour ; il regardait très loin avecdes yeux de songe.

Ils sortirent. Hoorn voulut l’accompagnerjusqu’à son logis. La nue était basse, livide, suintante. Ilstraversèrent la place au pied du beffroi, les flaquess’éclaboussaient de jets rouges aux gaz filtrés par la vitre descafés. Des formes indistinctes rôdaient ; les réverbèresespaçaient les cierges d’une procession de pénitents, dans une nuitde supplice. Et Wildman frissonnait, en proie à la visionhallucinante. Il se baissa, frappa de son talon les pavés.

– Peut-être ils auraient ici dressé monbûcher, dit-il.

Sa sensibilité était ardente et morbide. Dessueurs d’angoisse le gagnèrent ; les hautes parties de sonêtre entrèrent dans la mort. Hoorn rapidement l’entraîna ;mais le rêve horrible ne le quittait pas ; les ombres de toutleur poids pesaient sur son âme. Et l’avocatdisait : – Moi aussi, maître Wildman, j’étais commecela autrefois. Voyez-vous, il faut avoir raison des villes commecelle-ci, ou ce sont elles qui vous dévorent. Elles sont les goulesmangeuses d’hommes et d’énergies. Il y a ici tout un peuple miné defièvre et de misère : il meurt à chaque heure du jour et n’apas même la force de regarder là-bas par où la mer va venir.

– Non, non, s’écria Wildman, ce n’est pasla ville, c’est la vieille société qui se referme sur moi pourm’étouffer.

Il cessa de parler. Ils tournèrent l’angled’une rue ; Wildman tira la sonnette de l’hôtel. Un instantils demeurèrent sous la pluie, la main dans la main. Et puis d’uneeffusion fraternelle, soudain l’écrivain l’attirait, le pressaitcontre lui.

– Hoorn, je voudrais vous dire une chose.Si, pour une cause quelconque, je ne pouvais achever mon livre,dites bien que ce que j’ai écrit, je l’ai écrit pour le bien deshommes. Pan allait révéler aux Bergers la destinée humaine quandils m’ont fait tomber la plume des doigts. Il n’y a que lui et moiqui sachions à cette heure ce qu’il voulait dire ; et il nel’a pas dit, Hoorn. Qui peut affirmer qu’il le dirajamais ?

– Je suis votre fils, je suis votredisciple, profondément, dit Hoorn. Toute parole de vous à jamaisrestera inscrite là, afin que, le jour venu, j’en puissetémoigner.

La minute les enveloppa triste, solennelle,affectueuse ; et ensuite ils se quittèrent.

Ce furent les suprêmes paroles de Wildman. Dèslors son âme s’entoura de silence, et sa destinée soudain futobscure. On ne sut jamais la cause de sa mort : elle demeuraeffrayante dans son mystère, soit qu’elle fût volontaire, soitqu’il eût été victime d’une brève démence, d’un vertige, ousimplement d’un accident.

Wildman, pendant la suspension d’audience, lelendemain, traversa la place. Il alla frapper au guichet dubeffroi : le gardien le connaissait et lui ouvrit.Vraisemblablement, comme il l’avait dit à Hoorn, l’écrivain unedernière fois voulut monter à la tour, afin qu’on connût qu’unhomme avait osé se tenir seul là-haut, en plein ciel. Nul doute quece ne fût, dans sa pensée, le symbole même de sa vie. Et il étaitmonté : il avait dépassé les quatre cadrans del’horloge ; le vent, dans l’énorme spirale, comme un poumonsoufflait tandis que toujours plus bas descendait la ville. Onconjectura qu’il avait trouvé ouverte la chambre des cloches ;il s’était engagé sur la mince passerelle d’où les sonneurs selançaient pour ébranler l’énorme battant du bourdon. La cavités’était déployée, immense, un gouffre d’ombre plongeante, l’horreurillimitée des séculaires ténèbres.

Hoorn cependant, après une assez longueattente, se décidait à plaider. Quand il évoqua l’écrivain deboutsur la dernière plate-forme et avec la lucidité du génie regardantvenir la mer, tout le monde fut convaincu qu’il avait voulu parlerde la vérité qui, elle aussi, par les chemins de la terre et duciel, arriverait un jour pour les hommes. Son âme libre de Flamandgronda comme le poumon de la tour : il fit tressaillir lapatrie, les origines chez les rudes jurés, eux-mêmes fils desbeffrois de Flandre. Moinet, lui, trembla comme à l’église, sousles trompettes exterminatrices de l’archange.

Le Président ensuite remettait au commandantdes gendarmes la clef de la chambre des délibérations. La terribleporte se referma sur la mort. Après une heure, elle se rouvrit surla vie, l’Idée triomphait.

Dans la demi-ténèbre rougeoyée par les lampes,le chef du jury levait la main :

– Par huit voix contre quatre,non !

Une rumeur, des cris retentirent. On vit Hoorntout à coup se renverser en sanglotant, sa tête dans ses poings. Unde ses stagiaires venait de lui communiquer l’affreusenouvelle.

Le gardien de la tour, inquiet que le visiteurne descendît pas, s’était décidé à monter. Il avait appelé lesveilleurs : ils avaient trouvé la chambre des cloches béante.Elles semblèrent avoir été investies des puissances de la vieillesociété pour empêcher Wildman de monter plus haut. Cent pieds plusbas, celui-ci gisait, le crâne éclaté, vide de ses moelles.

Hoorn fit un effort, se dressa, les brasdéployés :

– La vieille société s’est chargée d’uncrime nouveau, s’écria-t-il. Messieurs les jurés, c’est un mort quevous venez d’acquitter !

Personne ainsi jamais ne sut ce que Pan avaitvoulu dire. Lui seul, l’écrivain Wildman l’avait su, et il étaitmort avec ce secret.

Février-avril 1901.

FIN

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