Béatrix

Béatrix

d’ Honoré de Balzac

A SARAH,

Par un temps pur, aux rives de la Méditerranée où s’étendait jadis l’élégant empire de votre nom, parfois la mer laisse voir sous la gaze de ses eaux une fleur marine, chef-d’œuvre de la nature : la dentelle de ses filets teints de pourpre, de bistre, de rose, de violet ou d’or, la fraîcheur de ses filigranes vivants, le velours du tissu, tout se flétrit dès que la curiosité l’attire et l’expose sur la grève. De même le soleil de la publicité offenserait votre pieuse modestie. Aussi dois-je, en vous dédiant cette œuvre, taire un nom qui certes en serait l’orgueil ;mais, à la faveur de ce demi-silence, vos magnifiques mains pourront la bénir, votre front sublime pourra s’y pencher en rêvant, vos yeux pleins d’amour maternel, pourront lui sourire, car vous serez ici tout à la fois présente et voilée. Comme cette perle de la Flore marine, vous resterez sur le sable uni, fin et blanc où s’épanouit votre belle vie, cachée par une onde, diaphane seulement pour quelques yeux amis et discrets.

J’aurais voulu mettre à vos pieds une œuvre en harmonie avec vos perfections ; mais si c’était chose impossible, je savais,comme consolation, répondre à l’un de vos instincts en vous offrant quelque chose à protéger .

DE BALZAC.

Partie 1
Les Personnages

La France, et la Bretagne particulièrement, possède encoreaujourd’hui quelques villes complètement en dehors du mouvementsocial qui donne au dix-neuvième siècle sa physionomie. Faute decommunications vives et soutenues avec Paris, à peine liées par unmauvais chemin avec la sous-préfecture ou le chef-lieu dont ellesdépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisationnouvelle comme un spectacle, elles s’en étonnent sans yapplaudir&|160;; et, soit qu’elles la craignent ou s’en moquent,elles sont fidèles aux vieilles mœurs dont l’empreinte leur estrestée. Qui voudrait voyager en archéologue moral et observer leshommes au lieu d’observer les pierres, pourrait retrouver une imagedu siècle de Louis XV dans quelque village de la Provence, celle dusiècle de Louis XIV au fond du Poitou, celle de siècles encore plusanciens au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sontdéchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens,plus occupés des faits et des dates que des mœurs, mais dont lesouvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où lecaractère national admet peu l’oubli de ce qui touche au pays.Beaucoup de ces villes ont été les capitales d’un petit étatféodal, comté, duché conquis par la Couronne ou partagés par deshéritiers faute d’une lignée masculine. Déshéritées de leuractivité, ces têtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privéd’aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans,ces portraits des anciens âges commencent à s’effacer et deviennentrares. En travaillant pour les masses, l’Industrie moderne vadétruisant les créations de l’Art antique dont les travaux étaienttout personnels au consommateur comme à l’artisan. Nous avons desproduits nous n’avons plus d’ œuvres . Les monuments sont pour lamoitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or pour l’Industrie,les monuments sont des carrières de moellons, des mines à salpêtreou des magasins à coton. Encore quelques années, ces citésoriginales seront transformées et ne se verront plus que dans cetteiconographie littéraire.

Une des villes où se retrouve le plus correctement laphysionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seulréveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, desartistes, des penseurs qui peuvent être allés jusqu’à la côte oùgît ce magnifique joyau de féodalité, si fièrement posé pourcommander les relais de la mer et les dunes, et qui est comme lesommet d’un triangle aux coins duquel se trouvent deux autresbijoux non moins curieux, le Croisic et le bourg de Batz. AprèsGuérande, il n’est plus que Vitré situé au centre de la Bretagne,Avignon dans le midi qui conservent au milieu de notre époque leurintacte configuration du moyen âge. Encore aujourd’hui, Guérandeest enceinte de ses puissantes murailles : ses larges douves sontpleines d’eau, ses créneaux sont entiers, ses meurtrières ne sontpas encombrées d’arbustes, le lierre n’a pas jeté de manteau surses tours carrées ou rondes. Elle a trois portes où se voient lesanneaux des herses, vous n’y entrez qu’en passant sur un pont-levisde bois ferré qui ne se relève plus, mais qui pourrait encore selever. La Mairie a été blâmée d’avoir, en 1820, planté despeupliers le long des douves pour y ombrager la promenade. Elle arépondu que, depuis cent ans, du côté des dunes, la longue et belleesplanade des fortifications qui semblent achevées d’hier avait étéconvertie en un mail, ombragé d’ormes sous lesquels se plaisent leshabitants. Là, les maisons n’ont point subi de changement, ellesn’ont ni augmenté ni diminué. Nulle d’elles n’a senti sur sa façadele marteau de l’architecte, le pinceau du badigeonneur, ni faiblisous le poids d’un étage ajouté. Toutes ont leur caractèreprimitif. Quelques-unes reposent sur des piliers de bois quiforment des galeries sous lesquelles les passants circulent, etdont les planchers plient sans rompre. Les maisons des marchandssont petites et basses, à façades couvertes en ardoises clouées.Les bois maintenant pourris sont entrés pour beaucoup dans lesmatériaux sculptés aux fenêtres&|160;; et aux appuis, ilss’avancent au-dessus des piliers en visages grotesques, ilss’allongent en forme de bêtes fantastiques aux angles, animés parla grande pensée de l’art, qui, dans ce temps, donnait la vie à lanature morte. Ces vieilleries, qui résistent à tout, présentent auxpeintres les tons bruns et les figures effacées que leur brosseaffectionne. Les rues sont ce qu’elles étaient il y a quatre centsans. Seulement, comme la population n’y abonde plus, comme lemouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d’examinercette ville, aussi belle qu’une antique armure complète, pourrasuivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croiséesde pierre sont bouchées en pisé pour éviter l’impôt. Cette rueaboutit à une poterne condamnée par un mur en maçonnerie, etau-dessus de laquelle croît un bouquet d’arbustes élégamment posépar les mains de la nature bretonne, l’une des plus luxuriantes,des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, unpoète resteront assis occupés à savourer le silence profond quirègne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie decette cité paisible n’envoie aucun bruit, où la riche campagneapparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrièresoccupées jadis par les archers, les arbalétriers, et quiressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelquebelvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaquepas aux usages, aux mœurs des temps passés&|160;; toutes lespierres vous en parlent, enfin les idées du moyen-âge y sont encoreà l’état de superstition. Si, par hasard, il passe un gendarme àchapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votrepensée proteste&|160;; mais rien n’est plus rare que d’y rencontrerun être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose duvêtement actuel : ce que les habitants en admettent s’approprie enquelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomiestationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons queviennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. Lablancheur des toiles que portent les Paludiers , nom des gens quicultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusementavec les couleurs bleues et brunes des Paysans , avec les paruresoriginales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes etcelle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sontaussi distinctes entre elles que les castes de l’Inde, etreconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, lanoblesse et le clergé. Là tout est encore tranché&|160;; là leniveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et tropdures pour y passer : il s’y serait ébréché, sinon brisé. Lecaractère d’immuabilité que la nature a donné à ses espèceszoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après larévolution de 1830, Guérande est encore une ville à part,essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse,recueillie, où les idées nouvelles ont peu d’accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie citécommande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute laBretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuentla bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à laFrance moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay,l’arrondissement dont elle dépend, et qui passe àSaint-Nazaire&|160;; celui qui mène à Vannes et qui la rattache auMorbihan. Le chemin de l’arrondissement établit la communicationpar terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes.Le chemin par terre n’est fréquenté que par l’administration. Lavoie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint-Nazaire. Or,entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d’au moinssix lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n’y apas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparéde Paimbœuf par l’embouchure de la Loire, qui a quatre lieues delargeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigationdes bateaux à vapeur&|160;; mais pour surcroît d’empêchements, iln’existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint-Nazaire,et cet endroit était orné des roches gluantes, des rescifsgranitiques, des pierres colossales qui servent de fortificationsnaturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs àse jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer étaitagitée, ou quand il faisait beau d’aller à travers les écueilsjusqu’à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles,peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore.D’abord, l’administration est lente dans ses œuvres&|160;; puis,les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme unedent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, lebourg de Batz et le Croisic, s’accommodent assez de ces difficultésqui défendent l’approche de leur pays aux étrangers. Jetée au boutdu continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient àelle. Heureuse d’être ignorée, elle ne se soucie que d’elle-même.Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui nepaient pas moins d’un million au fisc, est au Croisic, villepéninsulaire dont les communications avec Guérande sont établiessur des sables mouvants où s’efface pendant la nuit le chemin tracéle jour, et par des barques indispensables pour traverser le brasde mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans lessables. Cette charmante petite ville est donc l’Herculanum de laFéodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre,elle n’a point d’autres raisons d’être que de n’avoir pas étédémolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoirtraversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une viveémotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve.Le pittoresque de sa position et les grâces naïves de ses environsquand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. Al’entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs,de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vousdiriez d’un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cetteriche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d’unbouquet de violettes et de muguet dans un fourré de forêt, a pourcadre un désert d’Afrique bordé par l’océan, mais un désert sans unarbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil,les paludiers, vêtus de blanc et clairsemés dans les tristesmarécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couvertsde leurs beurnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terreferme, avec son désert, borné à droite par le Croisic, à gauche parle bourg de Batz, ne ressemble-t-elle à rien de ce que lesvoyageurs voient en France. Ces deux natures si opposées, unies parla dernière image de la vie féodale, ont je ne sais quoi desaisissant. La ville produit sur l’âme l’effet que produit uncalmant sur le corps, elle est silencieuse autant que Venise. Iln’y a pas d’autre voiture publique que celle d’un messager quiconduit dans une patache les voyageurs, les marchandises etpeut-être les lettres de Saint-Nazaire à Guérande, etréciproquement. Bernus le voiturier était, en 1829, le factotum decette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays leconnaît, il fait les commissions de chacun. L’arrivée d’unevoiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie deterre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vontprendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cettepresqu’île ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne, de Dieppeet des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent àcheval, la plupart apportent les denrées dans des sacs. Ils y sontconduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d’yacheter les bijoux particuliers à leur caste, et qui se donnent àtoutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou ledrap de leurs costumes. A dix lieues à la ronde, Guérande esttoujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameuxdans l’histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins quele bourg de Batz, une splendeur aujourd’hui perdue dans la nuit destemps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux sefont ailleurs&|160;; mais ils sont de Guérande pour tous lesconsommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même, qui passent àGuérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désirbientôt oublié d’y finir leurs jours dans la paix, dans le silence,en se promenant par les beaux temps sur le mail qui enveloppe laville du côté de la mer, d’une porte à l’autre. Parfois l’image decette ville revient frapper au temple du souvenir : elle entrecoiffée de ses tours, parée de sa ceinture&|160;; elle déploie sarobe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d’or de sesdunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineuxet pleins de bouquets noués au hasard&|160;; elle vous occupe etvous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans unpays étrange et qui s’est logée dans un coin du cœur.

Auprès de l’église de Guérande se voit une maison qui est dansla ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte dupassé, le symbole d’une grande chose détruite, une poésie. Cettemaison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic,qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs enfortune et en antiquité que les Troyens l’étaient aux Romains. LesGuaisqlain (également orthographié jadis du Glaicquin ), dont on afait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de laBretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sontBretons, ou, pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis êtredruides, avoir cueilli le qui des forêts sacrées et sacrifié deshommes sur les dolmen. Il est inutile de dire ce qu’ils furent.Aujourd’hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faireprincière, qui existait puissante avant qu’il ne fût question desancêtres de Hugues-Capet, cette famille, pure de tout alliage,possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérandeet son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent dela baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées auxfermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgrél’imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d’ailleurstoujours propriétaires de leurs terres&|160;; mais, comme ils n’enpeuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entreleurs mains par les tenanciers actuels, ils n’en touchent point lesrevenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avecses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront-ils lemillion que leurs fermiers leur ont remis&|160;? Avant 1789 lamouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur unecolline, valait encore cinquante mille livres&|160;; mais en unvote l’Assemblée nationale supprima l’impôt des lods et ventesperçu par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, quin’est plus rien pour personne en France, serait un sujet demoquerie à Paris : elle est toute la Bretagne à Guérande. AGuérande, le baron du Guaisnic est un des grands barons de France,un des hommes au-dessus desquels il n’est qu’un seul homme, le roide France, jadis élu pour chef. Aujourd’hui le nom de du Guaisnic,plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d’ailleursexpliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1800, a subil’altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur descontributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d’une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée parles murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintred’une porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d’uncavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu’au temps où cetteconstruction fut terminée les voitures n’existaient pas. Ce cintre,supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chênefendillé comme l’écorce des arbres qui fournirent le bois, estpleine de clous énormes, lesquels dessinent des figuresgéométriques. Le cintre est creux. Il offre l’écusson des duGuaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait del’achever. Cet écu ravirait un amateur de l’art héraldique par unesimplicité qui prouve la fierté, l’antiquité de la famille. Il estcomme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent cessymboles pour se reconnaître, les Guaisnic ne l’ont jamaisécartelé, il est toujours semblable à lui-même, comme celui de lamaison de France&|160;; que les connaisseurs retrouvent en abîme ouécartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voicitel que vous pouvez encore le voir à Guérande : de gueules à lamain au naturel gonfalonnée d’hermine, à l’épée d’argent en pal ,avec ce terrible mot pour devise : Fac&|160;! N’est-ce pas unegrande et belle chose&|160;? Le tortil de la couronne baronialesurmonte ce simple écu dont les lignes verticales, employées ensculpture pour représenter les gueules, brillent encore. L’artistea donné je ne sais quelle tournure fière et chevaleresque à lamain. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s’est encore serviehier, la famille&|160;! En vérité, si vous alliez à Guérande aprèsavoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pastressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absoluserait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeurcachées au fond de cette ruelle. Les du Guaisnic ont bien faithier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot dela chevalerie. – Tu as bien fait à la bataille, disait toujours leconnétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour untemps l’Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture,préservée de toute intempérie par la forte marge que produit lasaillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur moralede la devise dans l’âme de cette famille. Pour qui connaît les duGuaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouvertelaisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont lesécuries, à gauche la cuisine. L’hôtel est en pierre de tailledepuis les caves jusqu’au grenier. La façade sur la cour est ornéed’un perron à double rampe dont la tribune est couverte de vestigesde sculptures effacées par le temps, mais où l’oeil de l’antiquairedistinguerait encore au centre les masses principales de la maintenant l’épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervurescassées en quelques endroits et comme vernie par l’usage à quelquesplaces, est une petite loge autrefois occupée par un chien degarde. Les rampes en pierre sont disjointes : il y pousse desherbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, commedans les marches de l’escalier, que les siècles ont déplacées sansleur ôter de la solidité. La porte dut être d’un joli caractère.Autant que le reste des dessins permet d’en juger, elle futtravaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne dutreizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantinet du moresque. Elle est couronnée par une saillie circulairechargée de végétation, un bouquet rose, jeune, brun ou bleu, selonles saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vastesalle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perronpareil qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse deconservation. Ses boiseries à hauteur d’appui sont en châtaignier.Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais oùles dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafondest composé de planches artistement jointes, peintes et dorées.L’or s’y voit à peine&|160;; il est dans le même état que celui ducuir de Cordoue&|160;; mais on peut encore apercevoir quelquesfleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu’unnettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles quidécorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et quiprouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous lerègne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée,munie de chenets gigantesques en fer forgé d’un travail précieux.Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sonttous en bois de chêne et portent au-dessus de leurs dossiersl’écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bonspour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, lesustensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

A côté se trouve une salle à manger qui communique avec lacuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d’angle. Cettetourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à uneautre collée à l’autre angle et où se trouve un escalier encolimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à mangerest tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, lestyle et l’orthographe des inscriptions écrites dans les banderolessous chaque personnage en font foi&|160;; mais, comme elles sontdans le langage naïf des fabliaux, il est impossible de lestranscrire aujourd’hui. Ces tapisseries, bien conservées dans lesendroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes enchêne sculpté, devenu noir comme l’ébène. Le plafond est à solivessaillantes enrichies de feuillages différents à chaquesolive&|160;; les entre-deux sont couverts d’une planche peinte oùcourt une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieuxdressoirs à buffets sont en face l’un de l’autre. Sur leursplanches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, lacuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient toutaussi pauvres en 1200, que les du Guaisnic en 1830, quatre vieuxgobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières enargent&|160;; puis force assiettes d’étain, force pots en grès bleuet gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic,recouverts d’un couvercle à charnières en étain. La cheminée a étémodernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cettepièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans legoût du siècle de Louis XV, ornée d’une glace encadrée dans untrumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse,indifférente à la famille, chagrinerait un poète. Sur la tablette,couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écailleincrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d’argent d’unmodèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe lemilieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies detapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep devigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voitune lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verrecommun, un peu moins gros qu’un œuf d’autruche, fixé dans unchandelier par une queue de verre. Il sort d’un trou supérieur unemèche plate maintenue dans une espèce d’anche en cuivre, et dont latrame, pliée comme un taenia dans un bocal, boit l’huile de noixque contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, commecelle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, estcroisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapéede rideaux à baldaquins et à gros glands en une vieille étoffe desoie rouge à reflets jaunes, nommée jadis brocatelle ou petitbrocart.

A chaque étage de la maison, qui en a deux, il ne se trouve queces deux pièces. Le premier sert d’habitation au chef de lafamille.

Le second était destiné jadis aux enfants. Les hôtes logeaientdans les chambres sous le toit. Les domestiques habitaientau-dessus des cuisines et des écuries. Le toit pointu, garni deplomb à ses angles, est percé sur la cour et sur le jardin d’unemagnifique croisée en ogive, qui se lève presque aussi haut que lefaîte, à consoles minces et fines dont les sculptures sont rongéespar les vapeurs salines de l’atmosphère. Au-dessus du tympan brodéde cette croisée à quatre croisillons en pierre, grince encore lagirouette du noble.

N’oublions pas un détail précieux et plein de naïveté qui n’estpas sans mérite aux yeux des archéologues. La tourelle, où tournel’escalier, orne l’angle d’un grand mur à pignon dans lequel iln’existe aucune croisée. L’escalier descend par une petite porte enogive jusque sur un terrain sablé qui sépare la maison du mur declôture auquel sont adossées les écuries. Cette tourelle estrépétée vers le jardin par une autre à cinq pans, terminée encul-de-four, et qui supporte un clocheton, au lieu d’être coiffée,comme sa sœur, d’une poivrière. Voilà comment ces gracieuxarchitectes savaient varier leur symétrie. A la hauteur du premierétage seulement, ces deux tourelles sont réunies par une galerie enpierre que soutiennent des espèces de proues à visages humains.Cette galerie extérieure est ornée d’une balustrade travaillée avecune élégance, avec une finesse merveilleuse. Puis, du haut dupignon, sous lequel il existe un seul croisillon oblong, pend unornement en pierre représentant un dais semblable à ceux quicouronnent les statues des saints dans les portails d’église. Lesdeux tourelles sont percées d’une jolie porte à cintre aigu donnantsur cette terrasse. Tel est le parti que l’architecture dutreizième siècle tirait de la muraille nue et froide que présenteaujourd’hui le pan coupé d’une maison. Voyez-vous une femme sepromenant au matin sur cette galerie et regardant par-dessusGuérande le soleil illuminer l’or des sables et miroiter la nappede l’Océan&|160;? N’admirez-vous pas cette muraille à pointefleuretée, meublée à ses deux angles de deux tourellesquasi-cannelées, dont l’une est brusquement arrondie en nidd’hirondelle, et dont l’autre offre sa jolie porte à cintregothique et décoré de la main tenant une épée&|160;? L’autre pignonde l’hôtel du Guaisnic tient à la maison voisine. L’harmonie quecherchaient si soigneusement les Maîtres de ce temps est conservéedans la façade de la cour par la tourelle semblable à celle oùmonte la vis , tel est le nom donné jadis à un escalier, et quisert de communication entre la salle à manger et la cuisine&|160;;mais elle s’arrête au premier étage, et son couronnement est unpetit dôme à jour sous lequel s’élève une noire statue de saintCalyste.

Le jardin est luxueux dans une vieille enceinte, il a undemi-arpent environ, ses murs sont garnis d’espaliers&|160;; il estdivisé en carrés de légumes, bordés de quenouilles que cultive undomestique mâle nommé Gasselin, lequel panse les chevaux. Au boutde ce jardin est une tonnelle sous laquelle est un banc. Au milieus’élève un cadran solaire. Les allées sont sablées. Sur le jardin,la façade n’a pas de tourelle pour correspondre à celle qui montele long du pignon. Elle rachète ce défaut par une colonnettetournée en vis depuis le bas jusqu’en haut, et qui devait jadissupporter la bannière de la famille, car elle est terminée par uneespèce de grosse crapaudine en fer rouillé, d’où il s’élève demaigres herbes. Ce détail, en harmonie avec les vestiges desculpture, prouve que ce logis fut construit par un architectevénitien. Cette hampe élégante est comme une signature qui trahitVenise, la chevalerie, la finesse du treizième siècle. S’il restaitdes doutes à cet égard, la nature des ornements les dissiperait.Les trèfles de l’hôtel du Guaisnic ont quatre feuilles, au lieu detrois. Cette différence indique l’école vénitienne adultérée parson commerce avec l’orient où les architectes à demi moresques, peusoucieux de la grande pensée catholique, donnaient quatre feuillesau trèfle, tandis que les architectes chrétiens demeuraient fidèlesà la Trinité. Sous ce rapport, la fantaisie vénitienne étaithérétique. Si ce logis surprend votre imagination, vous vousdemanderez peut-être pourquoi l’époque actuelle ne renouvelle plusces miracles d’art. Aujourd’hui les beaux hôtels se vendent, sontabattus et font place à des rues. Personne ne sait si sa générationgardera le logis patrimonial, où chacun passe comme dans uneauberge&|160;; tandis qu’autrefois en bâtissant une demeure, ontravaillait, on croyait du moins travailler pour une familleéternelle. De là, la beauté des hôtels. La foi en soi faisait desprodiges autant que la foi en Dieu. Quant aux dispositions et aumobilier des étages supérieurs, ils ne peuvent que se présumerd’après la description de ce rez-de-chaussée, d’après laphysionomie et les mœurs de la famille. Depuis cinquante ans, lesdu Guaisnic n’ont jamais reçu personne ailleurs que dans les deuxpièces où respiraient, comme dans cette cour et dans lesaccessoires extérieurs de ce logis, l’esprit, la grâce, la naïvetéde la vieille et noble Bretagne. Sans la topographie et ladescription de la ville, sans la peinture minutieuse de cet hôtel,les surprenantes figures de cette famille eussent été peut-êtremoins comprises. Aussi les cadres devaient-ils passer avant lesportraits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Ilest des monuments dont l’influence est visible sur les personnesqui vivent à l’entour. Il est difficile d’être irréligieux àl’ombre d’une cathédrale comme celle de Bourges. Quand partoutl’âme est rappelée à sa destinée par des images, il est moinsfacile d’y faillir. Telle était l’opinion de nos aïeux, abandonnéepar une génération qui n’a plus ni signes ni distinctions, et dontles mœurs changent tous les dix ans. Ne vous attendez-vous pas àtrouver le baron du Guaisnic une épée au poing, ou tout ici seraitmensonge&|160;?

En 1836, au moment où s’ouvre cette scène, dans les premiersjours du mois d’août, la famille du Guénic était encore composée demonsieur et de madame du Guénic, de mademoiselle du Guénic, sœuraînée du baron, et d’un fils unique âgé de vingt-un ans, nomméGaudebert-Calyste-Louis, suivant un vieil usage de la famille. Lepère se nommait Gaudebert-Calyste-Charles. On ne variait que ledernier patron. Saint Gaudebert et saint Calyste devaient toujoursprotéger les Guénic. Le baron du Guénic avait quitté Guérande dèsque la Vendée et la Bretagne prirent les armes, et il avait faitGuerre avec Charette, avec Catelineau, La Rochejacquelein, d’Elbée,Bonchamps et le prince de Talmont. Avant de partir, il avait vendutous ses biens à sa sœur aînée, mademoiselle Zéphirine du Guénic,par un trait de prudence unique dans les annales révolutionnaires.Après la mort de tous les héros de l’ouest, le baron, qu’un miracleseul avait préservé de finir comme eux, ne s’était pas soumis àNapoléon. Il avait guerroyé jusqu’en 1802, année où, après avoirfailli se laisser prendre, il revint à Guérande, et de Guérande auCroisic, d’où il gagna l’Irlande, fidèle à la vieille haine desBretons pour l’Angleterre. Les gens de Guérande feignirentd’ignorer l’existence du baron : il n’y eut pas en vingt ans uneseule indiscrétion. Mademoiselle du Guénic touchait les revenus etles faisait passer à son frère par des pêcheurs. Monsieur du Guénicrevint en 1813 à Guérande, aussi simplement que s’il était allépasser une saison à Nantes. Pendant son séjour à Dublin, le vieuxBreton s’était épris, malgré ses cinquante ans, d’une charmanteIrlandaise, fille d’une des plus nobles et des plus pauvres maisonsde ce malheureux royaume. Miss Fanny O’Brien avait alors vingt-unans. Le baron du Guénic vint chercher les papiers nécessaires à sonmariage, retourna se marier, et revint dix mois après, aucommencement de 1814, avec sa femme, qui lui donna Calyste le jourmême de l’entrée de Louis XVIII à Calais, circonstance qui expliqueson prénom de Louis. Le vieux et loyal Breton avait en ce momentsoixante-treize ans&|160;; mais la guerre de partisan faite à larépublique, mais ses souffrances pendant cinq traversées sur deschasse-marées, mais sa vie à Dublin avaient pesé sur sa tête : ilparaissait avoir plus d’un siècle. Aussi jamais à aucune époqueaucun Guénic ne fut-il plus en harmonie avec la vétusté de celogis, bâti dans le temps où il y avait une cour à Guérande.

Monsieur du Guénic était un vieillard de haute taille, droit,sec, nerveux et maigre. Son visage ovale était ridé par desmilliers de plis qui formaient des franges arquées au-dessus despommettes, au-dessus des sourcils, et donnaient à sa figure uneressemblance avec les vieillards que le pinceau de Van Ostade, deRembrandt, de Miéris, de Gérard Dow a tant caressés, et qui veulentune loupe pour être admirés. Sa physionomie était comme enfouiesous ces nombreux sillons, produits par sa vie en plein air, parl’habitude d’observer la campagne sous le soleil, au lever comme audéclin du jour. Néanmoins il restait à l’observateur les formesimpérissables de la figure humaine et qui disent encore quelquechose à l’âme, même quand l’oeil n’y voit plus qu’une tête morte.Les fermes contours de la face, le dessin du front, le sérieux deslignes, la roideur du nez, les linéaments de la charpente que lesblessures seules peuvent altérer, annonçaient une intrépidité sanscalcul, une foi sans bornes, une obéissance sans discussion, unefidélité sans transaction, un amour sans inconstance. En lui, legranit breton s’était fait homme. Le baron n’avait plus de dents.Ses lèvres, jadis rouges, mais alors violacées, n’étant plussoutenues que par les dures gencives sur lesquelles il mangeait dupain que sa femme avait soin d’amollir en le mettant dans uneserviette humide, rentraient dans la bouche en dessinant toutefoisun rictus menaçant et fier. Son menton voulait rejoindre le nez,mais on voyait, dans le caractère de ce nez bossué au milieu, lessignes de son énergie et de sa résistance bretonne. Sa peau,marbrée de taches rouges qui paraissaient à travers ses rides,annonçait un tempérament sanguin, violent, fait pour les fatiguesqui sans doute avaient préservé le baron de mainte apoplexie. Cettetête était couronnée d’une chevelure blanche comme de l’argent, quiretombait en boucles sur les épaules. La figure, alors éteinte enpartie, vivait par l’éclat de deux yeux noirs qui brillaient aufond de leurs orbites brunes et jetaient les dernières flammesd’une âme généreuse et loyale. Les sourcils et les cils étaienttombés. La peau, devenue rude, ne pouvait se déplisser. Ladifficulté de se raser obligeait le vieillard à laisser pousser sabarbe en éventail. Un peintre eût admiré par-dessus tout, dans cevieux lion de Bretagne aux larges épaules, à la nerveuse poitrine,d’admirables mains de soldat, des mains comme devaient être cellesde du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues&|160;; desmains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter,comme fit Jeanne d’Arc, qu’au jour où l’étendard royal flotteraitdans la cathédrale de Reims&|160;; des mains qui souvent avaientété mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, quiavaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre lesBleus, ou en pleine mer pour favoriser l’arrivée de Georges&|160;;les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, duchef&|160;; des mains alors blanches quoique les Bourbons de labranche aînée fussent en exil&|160;; mais en y regardant bien on yaurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que lebaron avait naguère rejoint Madame dans la Vendée. Aujourd’hui cefait peut s’avouer. Ces mains étaient le vivant commentaire de labelle devise à laquelle aucun Guénic n’avait failli : Fac&|160;! Lefront attirait l’attention par des teintes dorées aux tempes, quicontrastaient avec le ton brun de ce petit front dur et serré quela chute des cheveux avait assez agrandi pour donner encore plus demajesté à cette belle ruine. Cette physionomie, un peu matérielled’ailleurs, et comment eût-elle pu être autrement&|160;! offrait,comme toutes les figures bretonnes groupées autour du baron, desapparences sauvages, un calme brut qui ressemblait àl’impassibilité des Hurons, je ne sais quoi de stupide, dûpeut-être au repos absolu qui suit les fatigues excessives et quilaisse alors reparaître l’animal tout seul. La pensée y était rare.Elle semblait y être un effort, elle avait son siége plus au cœurque dans la tête, elle aboutissait plus au fait qu’à l’idée. Mais,en examinant ce beau vieillard avec une attention soutenue, vousdeviniez les mystères de cette opposition réelle à l’esprit de sonsiècle. Il avait des religions, des sentiments pour ainsi direinnés qui le dispensaient de méditer. Ses devoirs, il les avaitappris avec la vie. Les Institutions, la Religion pensaient pourlui. Il devait donc réserver son esprit, lui et les siens, pouragir, sans le dissiper sur aucune des choses jugées inutiles, maisdont s’occupaient les autres. Il sortait sa pensée de son cœur,comme son épée du fourreau, éblouissante de candeur, comme étaitdans son écusson la main gonfalonnée d’hermine. Une fois ce secretdeviné, tout s’expliquait. On comprenait la profondeur desrésolutions dues à des pensées nettes, distinctes, franches,immaculées comme l’hermine. On comprenait cette vente faite à sasœur avant la guerre, et qui répondait à tout, à la mort, à laconfiscation, à l’exil. La beauté du caractère des deux vieillards,car la sœur ne vivait que pour et par le frère, ne peut plus mêmeêtre comprise dans son étendue par les mœurs égoïstes que nous fontl’incertitude et l’inconstance de notre époque. Un archange chargéde lire dans leurs cœurs, n’y aurait pas découvert une seule penséeempreinte de personnalité. En 1814, quand le curé de Guérandeinsinua au baron du Guénic d’aller à Paris et d’y réclamer sarécompense, la vieille sœur, si avare pour la maison, s’écria : -Fi donc&|160;! mon frère a-t-il besoin d’aller tendre la main commeun gueux&|160;?

– On croirait que j’ai servi le roi par intérêt, dit levieillard. D’ailleurs, c’est à lui de se souvenir. Et puis, cepauvre roi, il est bien embarrassé avec tous ceux qui leharcellent. Donnât-il la France par morceaux, on lui demanderaitencore quelque chose.

Ce loyal serviteur, qui portait tant d’intérêt à Louis XVIII,eut le grade de colonel, la croix de Saint-Louis et une retraite dedeux mille francs.

– Le roi s’est souvenu&|160;! dit-il en recevant sesbrevets.

Personne ne dissipa son erreur. Le travail avait été fait par leduc de Feltre, d’après les états des armées vendéennes, où il avaittrouvé le nom de du Guénic avec quelques autres noms bretons en ic. Aussi, comme pour remercier le roi de France, le baron soutint-ilen 1815 un siége à Guérande contre les bataillons du généralTravot, il ne voulut jamais rendre cette forteresse&|160;; et quandil fallut l’évacuer, il se sauva dans les bois avec une bande dechouans qui restèrent armés jusqu’au second retour des Bourbons.Guérande garde encore la mémoire de ce dernier siége. Si lesvieilles bandes bretonnes étaient venues, la guerre éveillée parcette résistance héroïque eût embrasé la Vendée. Nous devons avouerque le baron du Guénic était entièrement illettré, mais illettrécomme un paysan : il savait lire, écrire et quelque peucompter&|160;; il connaissait l’art militaire et le blason&|160;;mais, hormis son livre de prières, il n’avait pas lu trois volumesdans sa vie. Le costume, qui ne saurait être indifférent, étaitinvariable, et consistait en gros souliers, en bas drapés, en uneculotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une redingote àcollet à laquelle était attachée une croix de Saint-Louis. Uneadmirable sérénité siégeait sur ce visage, que depuis un an unsommeil, avant-coureur de la mort, semblait préparer au reposéternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour enjour, n’inquiétaient ni sa femme, ni sa sœur aveugle, ni ses amis,dont les connaissances médicales n’étaient pas grandes. Pour eux,ces pauses sublimes d’une âme sans reproche, mais fatiguée,s’expliquaient naturellement : le baron avait fait son devoir. Toutétait dans ce mot.

Dans cet hôtel, les intérêts majeurs étaient les destinées de labranche dépossédée. L’avenir des Bourbons exilés et celui de lareligion catholique, l’influence des nouveautés politiques sur laBretagne occupaient exclusivement la famille du baron. Il n’y avaitd’autre intérêt mêlé à ceux-là que l’attachement de tous pour lefils unique, pour Calyste, l’héritier, le seul espoir du grand nomdes du Guénic. Le vieux Vendéen, le vieux Chouan avait eu quelquesannées auparavant comme un retour de jeunesse pour habituer ce filsaux exercices violents qui conviennent à un gentilhomme appelé d’unmoment à l’autre à guerroyer. Dès que Calyste eut seize ans, sonpère l’avait accompagné dans les marais et dans les bois, luimontrant dans les plaisirs de la chasse les rudiments de la guerre,prêchant d’exemple, dur à la fatigue, inébranlable sur sa selle,sûr de son coup, quel que fût le gibier, à courre, au vol,intrépide à franchir les obstacles, conviant son fils au dangercomme s’il avait eu dix enfants à risquer. Aussi, quand la duchessede Berry vint en France pour conquérir le royaume, le pèreemmena-t-il son fils afin de lui faire pratiquer la devise de sesarmes. Le baron partit pendant une nuit, sans prévenir sa femme quil’eût peut-être attendri, menant son unique enfant au feu comme àune fête, et suivi de Gasselin, son seul vassal, qui détalajoyeusement. Les trois hommes de la famille furent absents pendantsix mois, sans donner de leurs nouvelles à la baronne, qui nelisait jamais la Quotidienne sans trembler de ligne en ligne&|160;;ni à sa vieille belle-sœur, héroïquement droite, et dont le frontne sourcillait pas en écoutant le journal. Les trois fusilsaccrochés dans la grande salle avaient donc récemment servi. Lebaron, qui jugea cette prise d’armes inutile, avait quitté lacampagne avant l’affaire de la Penissière, sans quoi peut-être lamaison du Guénic eût-elle été finie. Quand, par une nuit affreuse,le père, le fils et le serviteur arrivèrent chez eux après avoirpris congé de Madame , et surprirent leurs amis, la baronne et lavieille mademoiselle du Guénic qui reconnut, par l’exercice d’unsens dont sont doués tous les aveugles, le pas des trois hommesdans la ruelle, le baron regarda le cercle formé par ses amisinquiets autour de la petite table éclairée par cette lampeantique, et dit d’une voix chevrotante, pendant que Gasselinremettait les trois fusils et les sabres à leurs places, ce mot denaïveté féodale : – Tous les barons n’ont pas fait leur devoir.Puis après avoir embrassé sa femme et sa sœur, il s’assit dans sonvieux fauteuil, et commanda de faire à souper pour son fils, pourGasselin et pour lui. Gasselin, qui s’était mis au-devant deCalyste, avait reçu dans l’épaule un coup de sabre&|160;; chose sisimple, que les femmes le remercièrent à peine. Le baron ni seshôtes ne proférèrent ni malédictions ni injures contre lesvainqueurs. Ce silence est un des traits du caractère breton. Enquarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur leslèvres du baron contre ses adversaires. A eux de faire leur métiercomme il faisait son devoir. Ce silence profond est l’indice desvolontés immuables. Ce dernier effort, ces lueurs d’une énergie àbout avaient causé l’affaiblissement dans lequel était en ce momentle baron. Ce nouvel exil de la famille de Bourbon, aussimiraculeusement chassée que miraculeusement rétablie, lui causaitune mélancolie amère.

Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, lebaron, qui, selon sa vieille l’habitude, avait fini de dîner àquatre heures, venait de s’endormir en entendant lire laQuotidienne . Sa tête s’était posée sur le dossier de son fauteuilau coin de la cheminée, du côté du jardin.

Auprès de ce tronc noueux de l’arbre antique et devant lacheminée, la baronne, assise sur une des vieilles chaises, offraitle type de ces adorables créatures qui n’existent qu’en Angleterre,en Ecosse ou en Irlande. Là seulement naissent ces filles pétriesde lait, à chevelure dorée, dont les boucles sont tournées par lamain des anges, car la lumière du ciel semble ruisseler dans leursspirales avec l’air qui s’y joue. Fanny O’Brien était une de cessylphides, forte de tendresse, invincible dans le malheur, doucecomme la musique de sa voix, pure comme était le bleu de ses yeux,d’une beauté fine, élégante, jolie et douce de cette chair soyeuseà la main, caressante au regard, que ni le pinceau ni la parole nepeuvent peindre. Belle encore à quarante-deux ans, bien des hommeseussent regardé comme un bonheur de l’épouser, à l’aspect dessplendeurs de cet août chaudement coloré, plein de fleurs et defruits, rafraîchi par de célestes rosées. La baronne tenait lejournal d’une main frappée de fossettes, à doigts retroussés etdont les ongles étaient taillés carrément comme dans les statuesantiques. Etendue à demi, sans mauvaise grâce ni affectation, sursa chaise, les pieds en avant pour les chauffer, elle était vêtued’une robe de velours noir, car le vent avait fraîchi depuisquelques jours. Le corsage montant moulait des épaules d’un contourmagnifique, et une riche poitrine que la nourriture d’un filsunique n’avait pu déformer. Elle était coiffée de cheveux quidescendaient en ringlets le long de ses joues, et lesaccompagnaient suivant la mode anglaise. Tordue simplementau-dessus de sa tête et retenue par un peigne d’écaille, cettechevelure, au lieu d’avoir une couleur indécise, scintillait aujour comme des filigranes d’or bruni. La baronne faisait tresserles cheveux follets qui se jouaient sur sa nuque et qui sont unsigne de race. Cette natte mignonne, perdue dans la masse de sescheveux soigneusement relevés, permettait à l’oeil de suivre avecplaisir la ligne onduleuse par laquelle son col se rattachait à sesbelles épaules. Ce petit détail prouvait le soin qu’elle apportaittoujours à sa toilette. Elle tenait à réjouir les regards de cevieillard. Quelle charmante et délicieuse attention&|160;! Quandvous verrez une femme déployant dans la vie intérieure lacoquetterie que les autres femmes puisent dans un seul sentiment,croyez-le, elle est aussi noble mère que noble épouse, elle est lajoie et la fleur du ménage, elle a compris ses obligations defemme, elle a dans l’âme et dans la tendresse les élégances de sonextérieur, elle fait le bien en secret, elle sait adorer sanscalcul, elle aime ses proches, comme elle aime Dieu, poureux-mêmes. Aussi semblait-il que la Vierge du paradis, sous lagarde de laquelle elle vivait, eût récompensé la chaste jeunesse,la vie sainte de cette femme auprès de ce noble vieillard enl’entourant d’une sorte d’auréole qui la préservait des outrages dutemps. Les altérations de sa beauté, Platon les eût célébréespeut-être comme autant de grâces nouvelles. Son teint si blancjadis avait pris ces tons chauds et nacrés que les peintresadorent. Sou front large et bien taillé recevait avec amour lalumière qui s’y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d’unbleu de turquoise, brillait, sous un sourcil pâle et velouté, d’uneextrême douceur. Ses paupières molles et ses tempes attendriesinvitaient à je ne sais quelle muette mélancolie. Au-dessous, letour des yeux était d’un blanc pâle, semé de fibrilles bleuâtrescomme à la naissance du nez. Ce nez, d’un contour aquilin, mince,avait je ne sais quoi de royal qui rappelait l’origine de cettenoble fille. Sa bouche, pure et bien coupée, était embellie par unsourire aisé que dictait une inépuisable aménité. Ses dents étaientblanches et petites. Elle avait pris un léger embonpoint, mais seshanches délicates, sa taille svelte n’en souffraient point.L’automne de sa beauté présentait donc quelques vives fleurs deprintemps oubliées et les ardentes richesses de l’été. Ses brasnoblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plusfin&|160;; les contours avaient acquis leur plénitude. Enfin saphysionomie ouverte, sereine et faiblement rosée, la pureté de sesyeux bleus qu’un regard trop vif eût blessés, exprimaientl’inaltérable douceur, la tendresse infinie des anges.

A l’autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieillesœur octogénaire, semblable en tout point, sauf le costume, à sonfrère, écoutait la lecture du journal en tricotant des bas, travailpour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux couverts d’unetaie, et se refusait obstinément à subir l’opération, malgré lesinstances de sa belle-sœur. Le secret de son obstination, elleseule le savait : elle se rejetait sur un défaut de courage, maiselle ne voulait pas qu’il se dépensât vingt-cinq louis pour elle.Cette somme eût été de moins dans la maison. Cependant elle auraitbien voulu voir son frère. Ces deux vieillards faisaientadmirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle femme n’eûtsemblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa sœur&|160;?Mademoiselle Zéphirine, privée de la vue, ignorait les changementsque ses quatre-vingts ans avaient apportés dans sa physionomie. Sonvisage pâle et creusé, que l’immobilité des yeux blancs et sansregard faisait ressembler à celui d’une morte, que trois ou quatredents saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde orbitedes yeux était cerclée de teintes rouges où quelques signes devirilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux environs dela bouche&|160;; ce froid mais calme visage était encadré par unpetit béguin d’indienne brune, piqué comme une courte-pointe, garnid’une ruche en percale et noué sous le menton par des cordonstoujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur unejupe de piqué, vrai matelas qui recelait des doubles louis, et despoches cousues à une ceinture qu’elle détachait tous les soirs etremettait tous les matins comme un vêtement. Son corsage étaitserré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil àcelui du cotillon, orné d’une collerette à mille plis dont leblanchissage était l’objet de la seule dispute qu’elle eût avec sabelle-sœur, elle ne voulait la changer que tous les huit jours. Desgrosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux brasdesséchés mais nerveux, au bout desquels s’agitaient ses deuxmains, dont la couleur un peu rousse faisait paraître les brasblancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite dela contraction que l’habitude de tricoter leur avait fait prendre,étaient comme un métier à bas incessamment monté : le phénomène eûtété de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénicprenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour lapasser entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanchechevelure. Un étranger eût ri de voir l’insouciance avec laquelleelle repiquait l’aiguille sans la moindre crainte de se blesser.Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvaitpasser pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent quel’orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait lesourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.

Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecturedu journal. Un rayon de soleil allait d’une fenêtres à l’autre etpartageait en deux, par une bande d’or, l’atmosphère de cettevieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs.La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans lesbahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayaitcet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dansl’âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussigaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent cescouleurs rougeâtres qui, par d’insensibles gradations, arrivent auxtons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans uneméditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieillebelle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant àse les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à labaronne&|160;; mais elle n’en étudiait pas moins les causes decette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dansun livre noir où les lettres sont blanches, et dans l’âme desquelstout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieilleaveugle, sur qui l’heure noire n’avait plus de prise, continuait àtricoter, et le silence devint si profond que l’on put entendre lebruit des aiguilles d’acier.

– Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependantvous ne dormez pas, dit la vieille d’un air fin.

La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaçasur une table carrée devant le feu&|160;; puis elle alla cherchersa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mitdans l’embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée àfiler comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans lescommuns, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyaitsi tout allait bien dans l’écurie, il donnait aux deux beaux chiensde chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtesfurent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans lesmurailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et lesdeux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de lachevalerie. Un homme d’imagination assis sur une des marches duperron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encorevivantes dans ce logis, eût tressailli peut-être en entendant leschiens et les coups de pied des chevaux hennissants.

Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, àchevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus commedes mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée.Il avait quarante-deux ans, il était depuis vingt-cinq ans dans lamaison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenantle mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur seconsidérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avecCalyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leurparlait et les caressait comme s’ils lui eussent appartenu. Ilportait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottantsur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutesles saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand ilfaisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peaude bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait égalementpassé quarante ans, était en femme ce qu’était Gasselin en homme.Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint, même taille,mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas commentMariotte et Gasselin ne s’étaient pas mariés&|160;; peut-être yaurait-il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur.Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres&|160;;mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitterla maison de Guénic. Tous deux étaient sous les ordres de lavieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu’au retourde son frère, avait eu l’habitude de gouverner la maison. Aussi,quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis,avait-elle été très-émue en croyant qu’il lui faudrait abandonnerle sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic,de laquelle elle serait la première sujette.

Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise entrouvant dans miss Fanny O’Brien une fille née pour un haut rang, àqui les soins minutieux d’un ménage pauvre répugnaientexcessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eûtpréféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu’elle eût étéobligée de préparer&|160;; capable d’accomplir les devoirs les pluspénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire,mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baronpria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, lavieille fille baisa la baronne comme une sœur&|160;; elle en fit safille, elle l’adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veillerau gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et descoutumes d’économie incroyables, desquelles elle ne se relâchaitque dans les grandes occasions, telles que les couches, lanourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste,l’enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiquesfussent habitués à ce régime sévère et qu’il n’y eût rien à leurdire, qu’ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus desoin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours àtout. Son attention n’étant pas distraite, elle était fille àsavoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier,et ce qu’il restait d’avoine dans le coffre de l’écurie sans yplonger son bras nerveux. Elle avait au bout d’un cordon attaché àla ceinture de son casaquin un sifflet de contre-maître avec lequelelle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grandbonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y fairevenir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d’ouvrageque, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait panséses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait lesdeux pièces du rez-de-chaussée&|160;; il avait peu de chose à faireaprès ses maîtres . Aussi n’eussiez-vous pas vu dans le jardin unemauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois onsurprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant unmulot ou la terrible larve du hanneton&|160;; puis il accouraitavec la joie d’un enfant montrer à ses maîtres l’animal qui l’avaitoccupé pendant une semaine. C’était un plaisir pour lui d’aller,les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payaitmoins cher qu’à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie,mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille.Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour lesautres. Depuis vingt-cinq ans il n’y avait eu ni troubles nidiscordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions del’enfant, et les seules terreurs furent causées par les événementsde 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s’y faisaientinvariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à larégularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de lanature, que varient les alternatives d’ombre, de pluie et desoleil, était soutenue par l’affection qui régnait dans tous lescœurs, et d’autant plus féconde et bienfaisante qu’elle émanait deslois naturelles.

Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle etdemanda respectueusement à son maître si l’on avait besoin delui.

– Tu peux sortir ou t’aller coucher après la prière, dit lebaron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur…

Les deux femmes firent un signe d’acquiescement. Gasselin se mità genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s’agenouiller surleurs siéges. Mariotte se mit également en prières sur sonescabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à hautevoix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de laruelle. Gasselin alla ouvrir.

– Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujoursle premier, dit Mariotte.

En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de sespas sur les marches sonores du perron. Le curé saluarespectueusement les trois personnages, en adressant au baron etaux deux dames de ces phrases pleines d’onctueuse aménité quesavent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit lamaîtresse du logis il répondit par un regard d’inquisitionecclésiastique.

– Seriez-vous inquiète ou indisposée, madame la baronne&|160;?demanda-t-il.

– Merci, non, dit-elle.

Monsieur Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille,enseveli dans sa soutane, d’où sortaient deux gros souliers àboucles d’argent, offrait au-dessus de son rabat un visagegrassouillet, d’une teinte généralement blanche, mais dorée. Ilavait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois dubourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons dela chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par lavivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum dusacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscienceest calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n’avait riend’inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dontl’existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, etqui, au lieu d’être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefsmoraux de la population, et des juges de paix naturels, sonttraités en ennemis. A voir monsieur Grimont marchant dans Guérande,le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cetteville catholique&|160;; mais ce souverain abaissait sa supérioritéspirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il étaitdans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. A l’église,en donnant la bénédiction, sa main s’étendait toujours en premiersur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée,leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.

– Je croyais mademoiselle de Pen-Hoël arrivée, dit le curé quis’assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle sedérange. Est-ce que la mode de la dissipation se gagnerait&|160;?Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir auxTouches.

– Ne dites rien de ses visites devant mademoiselle de Pen-Hoël,s’écria doucement la vieille fille.

– Ah&|160;! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez-vousempêcher toute la ville de jaser&|160;?

– Et que dit on&|160;? demanda la baronne.

– Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croitamoureux de mademoiselle des Touches.

– Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisantaimer, dit le baron.

– Voici mademoiselle de Pen-Hoël, dit Mariotte.

Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets decette personne, qu’accompagnait un petit domestique armé d’unelanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta sonétablissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueurde la chandelle de résine qu’elle brûlait aux dépens de la riche etavare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.

Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme leparchemin olim , ridée comme un lac froncé par le vent, à yeuxgris, à grandes dents saillantes, à mains d’homme, assez petite, unpeu déjetée et peut-être bossue&|160;; mais personne n’avait étécurieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtuedans le goût de mademoiselle du Guénic, elle mouvait une énormequantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l’une desdeux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches. Leplus étrange cliquetis de clefs et de monnaie retentissait alorssous ces étoffes. Elle avait toujours d’un côté toute la ferrailledes bonnes ménagères, et de l’autre sa tabatière d’argent, son dé,son tricot, autres ustensiles sonores. Au lieu du béguin matelasséde mademoiselle du Guénic, elle portait un chapeau vert avec lequelelle devait aller visiter ses melons&|160;; il avait passé, commeeux, du vert au blond&|160;; et, quant à sa forme, après vingt ans,la mode l’a ramenée à Paris sous le nom de bibi . Ce chapeau seconfectionnait sous ses yeux par les mains de ses nièces, avec duflorence vert acheté à Guérande, avec une carcasse qu’ellerenouvelait tous les cinq ans à Nantes, car elle lui accordait ladurée d’une législature. Ses nièces lui faisaient :également sesrobes, taillées sur des patrons immuables. Cette vieille filleavait encore la canne à petit bec de laquelle les femmes seservaient au commencement du règne de Marie-Antoinette. Elle étaitde la plus haute noblesse de Bretagne. Ses armes portaient leshermines des anciens ducs. En elle et sa sœur finissait l’illustremaison bretonne des Pen-Hoël. Sa sœur cadette avait épousé unKergarouët, qui malgré la désapprobation du pays joignait le nom dePen-Hoël au sien et se faisait appeler le vicomte deKergarouët-Pen-Hoël. – Le ciel l’a puni, disait la vieilledemoiselle, il n’a que des filles, et le nom de Kergarouët-Pen-Hoëls’éteindra. Mademoiselle de Pen-Hoël possédait environ sept millelivres de rentes en fonds de terre. Majeure depuis trente-six ans,elle administrait elle-même ses biens, allait les inspecter àcheval et déployait en toute chose le caractère ferme qui seremarque chez la plupart des bossus. Elle était d’une avariceadmirée à dix lieues à la ronde, et qui n’y rencontrait aucunedésapprobation. Elle avait avec elle une seule femme et ce petitdomestique. Toute sa dépense, non compris les impôts, ne montaitpas à plus de mille francs par an. Aussi était-elle l’objet descajoleries des Kergarouët-Pen-Hoël, qui passaient leurs hivers àNantes et les étés à leur terre située au bord de la Loire,au-dessous d’Indret. Ou la savait disposée à donner sa fortune etses économies à celle de ses nièces qui lui plairait. Tous lestrois mois, une des quatre demoiselles de Kergarouët, dont la plusjeune avait douze et l’aînée vingt ans, venait passer quelquesjours chez elle. Amie de Zéphirine du Guénic, Jacqueline dePen-Hoël, élevée dans l’adoration des grandeurs bretonnes des duGuénic, avait, dès la naissance de Calyste, formé le projet detransmettre ses biens au chevalier en le mariant à l’une des niècesque devait lui donner la vicomtesse de Kergarouët-Pen-Hoël. Ellepensait à racheter quelques-unes des meilleures terres des duGuénic en remboursant les fermiers engagistes . Quand l’avarice sepropose un but, elle cesse d’être un vice, elle est le moyen d’unevertu, ses privations excessives deviennent de continuellesoffrandes, elle a enfin la grandeur de l’intention cachée sous sespetitesses. Peut-être Zéphirine était-elle dans le secret deJacqueline. Peut-être la baronne, dont tout l’esprit était employédans son amour pour son fils et dans sa tendresse pour le père,avait-elle deviné quelque chose en voyant avec quelle malicieusepersévérance mademoiselle de Pen-Hoël amenait avec elle chaque.jour Charlotte de Kergarouët, sa favorite, âgée de quinze ans. Lecuré Grimont était certes dans la confidence, il aidait la vieillefille à bien placer son argent. Mais mademoiselle de Pen-Hoëlaurait-elle eu trois cent mille francs en or, somme à laquelleétaient évaluées ses économies&|160;; eût-elle eu dix fois plus deterres qu’elle n’en possédait, les du Guénic ne se seraient paspermis une attention qui put faire croire à la vieille fille qu’onpensât à sa fortune. Par un sentiment de fierté bretonne admirable,Jacqueline de Pen-Hoël, heureuse de la suprématie affectée par savieille amie Zéphirine et par les du Guénic, se montrait toujourshonorée de la visite que daignaient lui faire la fille des roisd’Irlande et Zéphirine. Elle allait jusqu’à cacher avec soinl’espèce de sacrifice auquel elle consentait tous les soirs enlaissant son petit domestique brûler chez les du Guénic un oribus ,nom de cette chandelle couleur de pain d’épice qui se consomme danscertaines parties de l’Ouest. Ainsi cette vieille et riche filleétait la noblesse, la fierté, la grandeur en personne. Au moment oùvous lisez son portrait, une indiscrétion de l’abbé Grimont a faitsavoir que dans la soirée où le vieux baron, le jeune chevalier etGasselin décampèrent munis de leurs sabres et de leurs canardièrespour rejoindre Madame en Vendée, à la grande terreur de Fanny, à lagrande joie des Bretons, mademoiselle de Pen-Hoël avait remis aubaron une somme de dix mille livres en or, immense sacrificecorroboré de dix mille autres livres, produit d’une dîme récoltéepar le curé, que le vieux partisan fut chargé d’offrir à la mère deHenri V, au nom des Pen-Hoël et de la paroisse de Guérande.Cependant elle traitait Calyste en femme qui se croyait des droitssur lui&|160;; ses projets l’autorisaient à le surveiller&|160;;non qu’elle apportât des idées étroites en matière de galanterie,elle avait l’indulgence des vieilles femmes de l’ancienrégime&|160;; mais elle avait en horreur les mœursrévolutionnaires. Calyste, qui peut-être aurait gagné dans sonesprit par des aventures avec des Bretonnes, eût perduconsidérablement s’il eût donné dans ce qu’elle appelait lesnouveautés. Mademoiselle de Pen-Hoël, qui eût déterré quelqueargent pour apaiser une fille séduite, aurait cru Calyste undissipateur en lui voyant mener un tilbury, en l’entendant parlerd’aller à Paris. Si elle l’avait surpris lisant des revues ou desjournaux impies, on ne sait ce dont elle aurait été capable. Pourelle, les idées nouvelles, c’était les assolements de terrerenversés, la ruine sous le nom d’améliorations et de méthodes,enfin les biens hypothéqués tôt ou tard par suite d’essais. Pourelle, la sagesse et le vrai moyen de faire fortune, enfin la belleadministration consistait à amasser dans ses greniers ses blésnoirs, ses seigles, ses chanvres&|160;; à attendre la hausse aurisque de passer pour accapareuse, à se coucher sur ses sacs avecobstination. Par un singulier hasard, elle avait souvent rencontrédes marchés heureux qui confirmaient ses principes. Elle passaitpour malicieuse, elle était néanmoins sans esprit&|160;; mais elleavait un ordre de Hollandais, une prudence de chatte, unepersistance de prêtre qui dans un pays si routinier équivalait à lapensée la plus profonde.

– Aurons-nous ce soir monsieur du Halga, demanda la vieillefille en ôtant ses mitaines de laine tricotée après l’échange descompliments habituels.

– Oui, mademoiselle, je l’ai vu promenant sa chienne sur lemail, répondit le curé.

– Ah&|160;! notre mouche sera donc animée ce soir&|160;?répondit-elle. Hier nous n’étions que quatre.

A ce mot de mouche, le curé se leva pour aller prendre dans letiroir d’un des bahuts un petit panier rond en fin osier, desjetons d’ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage devingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui desdouaniers de Saint-Nazaire qui n’en changent que tous les quinzejours. L’abbé revint disposer lui-même sur la table les jetonsnécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe aumilieu de la table avec un empressement enfantin et les manièresd’un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappéfortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurssilencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique demademoiselle de Pen-Hoël alla gravement ouvrir la porte. Bientôt lelong corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalierdu Halga, ancien capitaine de pavillon de l’amiral Kergarouët, sedessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur leperron.

– Arrivez, chevalier&|160;? cria mademoiselle de Pen-Hoël.

– L’autel est dressé, dit le curé.

Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de laflanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noir pourpréserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir sonprécieux buste des vents soudains qui fraîchissent l’atmosphère deGuérande. Il allait toujours armé d’un jonc à pomme d’or pourchasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sachienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite-maîtresse,se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pourménager un reste de voix, avait été l’un des plus intrépides et desplus savants hommes de l’ancienne marine. Il avait été honoré del’estime du bailli de Suffren, de l’amitié du comte de Portenduère.Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l’amiral deKergarouët était écrite en caractères visibles sur son visagecouturé de blessures. A le voir, personne n’eût reconnu la voix quidominait la tempête, l’oeil qui planait sur la mer, le courageindompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne juraitpas&|160;; il avait la douceur, la tranquillité d’une fille, ets’occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec lasollicitude d’une vieille femme. Il donnait ainsi la plus hauteidée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actessurprenants qui avaient étonné le comte d’Estaing. Quoiqu’il eûtune attitude d’invalide et marchât comme s’il eût craint à chaquepas d’écraser des œufs, qu’il se plaignît de la fraîcheur de labrise, de l’ardeur du soleil, de l’humidité du brouillard, ilmontrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges quirassuraient sur sa maladie, un peu coûteuse d’ailleurs, car elleconsistait à faire quatre repas d’une ampleur monastique. Sacharpente, comme celle du baron, était osseuse et d’une forceindestructible, couverte d’un parchemin collé sur ses os comme lapeau d’un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire ausoleil. Son teint avait gardé une couleur de bistre, due à sesvoyages aux Indes, desquels il n’avait rapporté ni une idée ni unehistoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvéla croix de Saint-Louis et une pension de deux mille francslégitimement due à ses services, et payée par la caisse desInvalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisaitinventer mille maux imaginaires s’expliquait facilement par sessouffrances pendant l’émigration. Il avait servi dans la marinerusse jusqu’au jour où l’empereur Alexandre voulut l’employercontre la France&|160;; il donna sa démission et alla vivre àOdessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fitliquider la pension due à ce débris glorieux de l’ancienne marinebretonne. A la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint àGuérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé,le chevalier, mademoiselle de Pen-Hoël, avaient depuis quinze ansl’habitude de passer leurs soirées à l’hôtel du Guénic, où venaientégalement quelques personnages nobles de la ville et de la contrée.Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petitfaubourg Saint-Germain de l’arrondissement, où ne pénétrait aucundes membres de l’administration envoyée par le nouveaugouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l’endroit critiquedu Domine, salvum fac regem . La politique en était toujours làdans Guérande.

La mouche est un jeu qui se joue avec cinq cartes et avec uneretourne. La retourne détermine l’atout. A chaque coup, le joueurest libre d’en courir les chances ou de s’abstenir. En s’abstenant,il ne perd que son enjeu, car, tant qu’il n’y a pas de remises aupanier, chaque joueur mise une faible somme. En jouant, le joueurest tenu de faire une levée qui se paye au prorata de la mise. S’ily a cinq sous au panier, la levée vaut un sou. Le joueur qui nefait pas de levée est mis à la mouche : il doit alors tout l’enjeu,qui grossit le panier au coup suivant. On inscrit les mouchesdues&|160;; elles se mettent l’une après l’autre au panier parordre de capital, le plus gros passant avant le plus faible. Ceuxqui renoncent à jouer donnent leurs cartes pendant le coup, maisils sont considérés comme nuls. Les cartes du talon s’échangent,comme à l’écarté mais par ordre de primauté. Chacun prend autant decartes qu’il en veut, en sorte que le premier en cartes et lesecond peuvent absorber le talon à eux deux. La retourne appartientà celui qui distribue les cartes, qui est alors le dernier, etauquel appartient la retourne&|160;; il a le droit de l’échangercontre une des cartes de son jeu. Une carte terrible emporte toutesles autres, elle se nomme Mistigris. Mistigris est le valet detrèfle. Ce jeu, d’une excessive simplicité, ne manque pasd’intérêt. La cupidité naturelle à l’homme s’y développe aussi bienque les finesses diplomatiques et les jeux de physionomie. Al’hôtel du Guénic, chacun des joueurs prenait vingt jetons etrépondait de cinq sous, ce qui portait la somme totale de l’enjeu àcinq liards par coup, somme majeure aux yeux de ces personnes. Ensupposant beaucoup de bonheur, on pouvait gagner cinquante sous,capital que personne à Guérande ne dépensait dans sa journée. Aussimademoiselle de Pen-Hoël apportait-elle à ce jeu, dont l’innocencen’est surpassée dans la nomenclature de l’Académie que par celui dela Bataille, une passion égale à celle des chasseurs dans unegrande partie de chasse. Mademoiselle Zéphirine, qui était demoitié dans le jeu de la baronne, n’attachait pas une importancemoindre à la mouche. Avancer un liard pour risquer d’en avoir cinq,de coup en coup, constituait pour la vieille thésauriseuse uneopération financière immense, à laquelle elle mettait autantd’action intérieure que le plus avide spéculateur en met pendant latenue de la Bourse à la hausse et à la baisse des rentes. Par uneconvention diplomatique, en date de septembre 1825, après unesoirée où mademoiselle de Pen-Hoël perdit trente-sept sous, le jeucessait dès qu’une personne en manifestait le désir après avoirdissipé dix sous. La politesse ne permettait pas de causer à unjoueur le petit chagrin de voir jouer la mouche sans qu’il y prîtpart. Mais toutes les passions ont leur jésuitisme. Le chevalier etle baron, ces deux vieux politiques, avaient trouvé moyen d’éluderla charte. Quand tous les joueurs désiraient vivement de prolongerune émouvante partie, le hardi chevalier du Halga, l’un de cesgarçons prodigues et riches des dépenses qu’ils ne font pas,offrait toujours dix jetons à mademoiselle de Pen-Hoël ou àZéphirine quand l’une d’elles ou toutes deux avaient perdu leurscinq sous, à condition de les lui restituer en cas de gain. Unvieux garçon pouvait se permettre cette galanterie envers desdemoiselles. Le baron offrait aussi dix jetons aux deux vieillesfilles, sous prétexte de continuer la partie. Les deux avaresacceptaient toujours, non sans se faire prier, selon les us etcoutumes des filles. Pour s’abandonner à cette prodigalité, lebaron et le chevalier devaient avoir gagné, sans quoi cette offreeût pris le caractère d’une offense. La mouche était brillantequand une demoiselle de Kergarouët tout court était en transit chezsa tante, car là les Kergarouët n’avaient jamais pu se faire nommerKergarouët-Pen-Hoël par personne, pas même par les domestiques,lesquels avaient à cet égard des ordres formels. La tante montraità sa nièce la mouche à faire chez les du Guénic, comme un plaisirinsigne. La petite avait ordre d’être aimable, chose assez facilequand elle voyait le beau Calyste, de qui raffolaient les quatredemoiselles de Kergarouët. Ces jeunes personnes, élevées en pleinecivilisation moderne, tenaient peu à cinq sous et faisaient mouchesur mouche. Il y avait alors des mouches inscrites dont le totals’élevait quelquefois à cent sous, et qui étaient échelonnéesdepuis deux sous et demi jusqu’à dix sous. C’était des soirées degrandes émotions pour la vieille aveugle. Les levées s’appellentdes mains à Guérande. La baronne faisait sur le pied de sabelle-sœur un nombre de pressions égal au nombre de mains qui,d’après son jeu, étaient sûres. Jouer ou ne pas jouer, selon lesoccasions où le panier était plein, entraînait des discussionsintérieures où la cupidité luttait avec la peur On se demandaitl’un à l’autre : Irez-vous&|160;? en manifestant des sentimentsd’envie contre ceux qui avaient assez beau jeu pour tenter le sort,et des sentiments de désespoir quand il fallait s’abstenir. SiCharlotte de Kergarouët, généralement taxée de folie, étaitheureuse dans ses hardiesses, en revenant, sa tante, quand ellen’avait rien gagné, lui marquait de la froideur et lui faisaitquelques leçons : elle avait trop de décision dans le caractère,une jeune personne ne devait pas rompre en visière à des gensrespectables, elle avait une manière insolente de prendre le panierou d’aller au jeu&|160;; les mœurs d’une jeune personne exigeaientun peu plus de réserve et de modestie&|160;; on ne riait pas dumalheur des autres, etc. Les plaisanteries éternelles et qui sedisaient mille fois par an, mais toujours nouvelles, roulaient surl’attelage à donner au panier quand il était trop chargé. Onparlait d’atteler des bœufs, des éléphants, des chevaux, des ânes,des chiens. Après vingt ans, personne ne s’apercevait de cesredites. La proposition excitait toujours le même sourire. Il enétait de même des mots que le chagrin de voir prendre un panierplein dictait à ceux qui l’avaient engraissé sans en rien prendre.Les cartes se donnaient avec une lenteur automatique. On causait enpoitrinant. Ces dignes et nobles personnes avaient l’adorablepetitesse de se défier les unes des autres au jeu. Mademoiselle dePen-Hoël accusait presque toujours le curé de tricherie quand ilprenait un panier. – Il est singulier, disait alors le curé, que jene triche jamais quand je suis à la mouche. Personne ne lâchait sacarte sur le tapis sans des calculs profonds, sans des regards finset des mots plus ou moins astucieux, sans des remarques ingénieuseset fines. Les coups étaient, pensez-le bien, entrecoupés denarrations sur les événements arrivés en ville, ou par lesdiscussions sur les affaires politiques. Souvent les joueursrestaient un grand quart d’heure, les cartes appuyées en éventailsur leur estomac, occupés à causer. Si, par suite de cesinterruptions, il se trouvait un jeton de moins au panier, tout lemonde prétendait avoir mis son jeton. Presque toujours le chevaliercomplétait l’enjeu, accusé par tous de penser à ses cloches auxoreilles, à sa tête, à ses farfadets, et d’oublier sa mise. Quandle chevalier avait remis un jeton, la vieille Zéphirine ou lamalicieuse bossue étaient prises de remords : elles imaginaientalors que peut-être elles n’avaient pas mis, elles croyaient, ellesdoutaient, mais enfin le chevalier était bien assez riche poursupporter ce petit malheur. Souvent le baron ne savait plus où ilen était quand on parlait des infortunes de la maison royale.Quelquefois il arrivait un résultat toujours surprenant pour cespersonnes, qui toutes comptaient sur le même gain. Après un certainnombre de parties, chacun avait regagné ses jetons et s’en allait,l’heure étant trop avancée, sans perte ni gain, mais non sansémotion. Dans ces cruelles soirées, il s’élevait des plaintes surla mouche : la mouche n’avait pas été piquante&|160;; les joueursaccusaient la mouche comme les nègres battent la lune dans l’eauquand le temps est contraire. La soirée passait pour avoir étépâle. On avait bien travaillé pour pas grand’chose. Quand, à sapremière visite, le vicomte et la vicomtesse de Kergarouëtparlèrent de whist et de boston comme de jeux plus intéressants quela mouche, et furent encouragés à les montrer par la baronne que lamouche ennuyait excessivement, la société de l’hôtel du Guénic s’yprêta, non sans se récrier sur ces innovations&|160;; mais il futimpossible de faire comprendre ces jeux, qui, les Kergarouëtpartis, furent traités de casse-têtes, de travaux algébriques, dedifficultés inouïes. Chacun préférait sa chère mouche, sa petite etagréable mouche. La mouche triompha des jeux modernes commetriomphaient partout les choses anciennes sur les nouvelles enBretagne.

Pendant que le curé donnait les cartes, la baronne faisait auchevalier du Halga des questions pareilles à celles de la veillesur sa santé. Le chevalier tenait à honneur d’avoir des mauxnouveaux. Si les demandes se ressemblaient, le capitaine depavillon avait un avantage singulier dans ses réponses. Aujourd’huiles fausses côtes l’avaient inquiété. Chose remarquable, ce dignechevalier ne se plaignait jamais de ses blessures. Tout ce quiétait sérieux, il s’y attendait, il le connaissait&|160;; mais leschoses fantastiques, les douleurs de tête, les chiens qui luimangeaient l’estomac, les cloches qui bourdonnaient à ses oreilles,et mille autres farfadets l’inquiétaient horriblement&|160;; il seposait comme incurable avec d’autant plus de raison que lesmédecins ne connaissent aucun remède contre les maux qui n’existentpas.

– Hier il me semble que vous aviez des inquiétudes dans lesjambes, dit le curé d’un air grave.

– Ça saute, répondit le chevalier.

Des jambes aux fosses côtes&|160;? demanda mademoiselleZéphirine.

– Ca ne s’est pas arrêté en chemin, dit mademoiselle de Pen-Hoëlen souriant.

Le chevalier s’inclina gravement en faisant un geste négatifpassablement drôle qui eut prouvé à un observateur que, dans sajeunesse, le marin avait été spirituel, aimant, aimé. Peut-être savie fossile à Guérande cachait-elle bien des souvenirs. Quand ilétait stupidement planté sur ses deux jambes de héron au soleil, aumail, regardant la mer ou les ébats de sa chienne, peut-êtrerevivait-il dans le paradis terrestre d’un passé fertile ensouvenirs.

– Voilà le vieux duc de Lenoncourt mort, dit le baron en serappelant le passage où sa femme en était restée de la Quotidienne. Allons, le premier gentilhomme de la chambre du roi n’a pas tardéde rejoindre son maître. J’irai bientôt aussi…

– Mon ami, mon ami&|160;! lui dit sa femme en frappant doucementsur la main osseuse et calleuse de son mari.

– Laissez-le dire, ma sœur, dit Zéphirine, tant que je seraidessus il ne sera pas dessous : il est mon cadet.

Un gai sourire erra sur les lèvres de la vieille fille. Quand lebaron avait laissé échapper une réflexion de ce genre, les joueurset les gens en visite se regardaient avec émotion, inquiets de latristesse du roi de Guérande. Les personnages venus pour le voir sedisaient en s’en allant : – Monsieur du Guénic était triste.Avez-vous vu comme il dort&|160;? Et le lendemain tout Guérandecausait de cet événement. – Le baron du Guénic baisse&|160;! Cettephrase ouvrait les conversations dans tous les ménages.

– Thisbé va bien, demanda mademoiselle de Pen-Hoël au chevalierdès que les cartes furent données.

– Cette pauvre petite est comme moi, répondit le chevalier, ellea des maux de nerfs, elle relève constamment une de ses pattes encourant. Tenez, comme ça&|160;!

Pour imiter sa chienne et crisper un de ses bras en le levant,le chevalier laissa voir son jeu à sa voisine la bossue, quivoulait savoir s’il avait de l’atout ou le Mistigris. C’était unepremière finesse à laquelle il succomba.

– Oh&|160;! dit la baronne, le bout du nez de monsieur le curéblanchit, il a Mistigris.

Le plaisir d’avoir Mistigris était si vif chez le curé, commechez les autres joueurs, que le pauvre prêtre ne savait pas lecacher. Il est dans toute figure humaine une place où les secretsmouvements du cœur se trahissent, et ces personnes habituées às’observer avaient fini, après quelques années, par découvrirl’endroit faible chez le curé : quand il avait le Mistigris le boutde son nez blanchissait. On se gardait bien alors d’aller aujeu.

– Vous avez eu du monde aujourd’hui chez vous&|160;? dit lechevalier à mademoiselle de Pen-Hoël.

– Oui, l’un des cousins de mon beau-frère. Il m’a surprise enm’annonçant le mariage de madame la comtesse de Kergarouët, unedemoiselle de Fontaine…

– Une fille à Grand-Jacques , s’écria le chevalier qui pendantson séjour à Paris n’avait jamais quitté son amiral.

– La comtesse est son héritière, elle a épousé un ancienambassadeur. Il m’a raconté les plus singulières choses sur notrevoisine, mademoiselle des Touches, mais si singulières que je neveux pas les croire. Calyste ne serait pas si assidu chez elle, ila bien assez de bon sens pour s’apercevoir de pareillesmonstruosités.

– Monstruosités&|160;?… dit le baron réveillé par ce mot.

La baronne et le curé se jetèrent un regard d’intelligence. Lescartes étaient données, la vieille fille avait Mistigris, elle nevoulut pas continuer cette conversation, heureuse de cacher sa joieà la faveur de la stupéfaction générale causée par son mot.

– A vous de jeter une carte, monsieur le baron, dit-elle enpoitrinant.

– Mon neveu n’est pas de ces jeunes gens qui aiment lesmonstruosités, dit Zéphirine en fourgonnant sa tête.

– Mistigris, s’écria mademoiselle de Pen-Hoël qui ne réponditpas à son amie.

Le curé, qui paraissait instruit de toute l’affaire de Calysteet de mademoiselle des Touches, n’entra pas en lice.

– Que fait-elle donc d’extraordinaire, mademoiselle des Touches,demanda le baron.

– Elle fume, dit mademoiselle de Pen-Hoël.

– C’est très-sain, dit le chevalier.

– Ses terres&|160;?… demanda le baron.

– Ses terres, reprit la vieille fille, elle les mange.

– Tout le monde y est allé, tout le monde est à la mouche, j’aile roi, la dame, le valet d’atout, Mistigris et un roi, dit labaronne. A nous le panier, ma sœur.

Ce coup, gagné sans qu’on jouât, attéra mademoiselle dePen-Hoël, qui cessa de s’occuper de Calyste et de mademoiselle desTouches. A neuf heures il ne resta plus dans la salle que labaronne et le curé. Les quatre vieillards étaient allés se coucher.Le chevalier accompagna, selon son habitude, mademoiselle dePen-Hoël jusqu’à sa maison, située sur la place de Guérande, enfaisant des réflexions sur la finesse du dernier coup, sur leurplus ou moins de bonheur, ou sur le plaisir toujours nouveau aveclequel mademoiselle Zéphirine engouffrait son gain dans sa poche,car la vieille aveugle ne réprimait plus sur son visagel’expression de ses sentiments. La préoccupation de madame duGuénic fit les frais de cette conversation. Le chevalier avaitremarqué les distractions de sa charmante Irlandaise. Sur le pas desa porte, quand son petit domestique fut monté, la vieille fillerépondit confidentiellement, aux suppositions faites par lechevalier du Halga sur l’air extraordinaire de la baronne, ce motgros d’intérêt : – J’en sais la cause. Calyste est perdu si nous nele marions promptement. Il aime mademoiselle des Touches, unecomédienne.

– En ce cas, faites venir Charlotte.

– Ma sœur aura ma lettre demain, dit mademoiselle de Pen-Hoël ensaluant le chevalier.

Jugez d’après cette soirée normale du vacarme que devaientproduire dans les intérieurs de Guérande l’arrivée, le séjour, ledépart ou seulement le passage d’un étranger.

Quand aucun bruit ne retentit plus ni dans la chambre du baronni dans celle de sa sœur, madame du Guénic regarda le curé quijouait pensivement avec des jetons.

– J’ai deviné que vous avez enfin partagé mes inquiétudes surCalyste, lui dit-elle.

– Avez-vous vu l’air pincé qu’avait mademoiselle de Pen-Hoël cesoir, demanda le curé.

– Oui, répondit la baronne.

– Elle a, je le sais, reprit le curé, les meilleures intentionspour notre cher Calyste, elle le chérit comme s’il était sonfils&|160;; et sa conduite en Vendée aux côtés de son père, leslouanges que Madame a faites de son dévouement ont augmentél’affection que mademoiselle de Pen-Hoël lui porte. Elle assurerapar donation entre vifs toute sa fortune à celle de ses nièces queCalyste épousera. Je sais que vous avez en Irlande un partibeaucoup plus riche pour votre cher Calyste&|160;; mais il vautmieux avoir deux cordes à son arc. Au cas où votre famille ne sechargerait pas de l’établissement de Calyste, la fortune demademoiselle de Pen-Hoël n’est pas à dédaigner. Vous trouvereztoujours pour ce cher enfant un parti de sept mille livres derente&|160;; mais vous ne trouverez pas les économies de quaranteans ni des terres administrées, bâties, réparées comme le sontcelles de mademoiselle de Pen-Hoël. Cette femme impie, mademoiselledes Touches, est venue gâter bien des choses&|160;! On a fini paravoir de ses nouvelles.

– Hé&|160;! bien&|160;? dit la mère.

– Oh&|160;! une gaupe, une gourgandine, s’écria le curé, unefemme de mœurs équivoques, occupée de théâtre, hantant lescomédiens et les comédiennes, mangeant sa fortune avec desfolliculaires, des peintres, des musiciens, la société du diable,enfin&|160;! Elle prend, pour écrire ses livres, un faux nom souslequel elle est, dit-on, plus connue que sous celui de Félicité desTouches. Une vraie baladine qui, depuis sa première communion,n’est entrée dans une église que pour y voir des statues ou destableaux. Elle a dépensé sa fortune à décorer les Touches de laplus inconvenante façon, pour en faire un paradis de Mahomet où leshouris ne sont pas femmes. Il s’y boit pendant son séjour plus devins fins que dans tout Guérande durant une année. Les demoisellesBougniol ont logé l’année dernière des hommes à barbe de bouc,soupçonnés d’être des Bleus, qui venaient chez elle et quichantaient des chansons impies à faire rougir et pleurer cesvertueuses filles. Voilà la femme qu’adore en ce moment monsieur lechevalier. Elle voudrait avoir ce soir un de ces infâmes livres oùles athées d’aujourd’hui se moquent de tout, le chevalier viendraitseller son cheval lui-même et partirait au grand galop le luichercher à Nantes. Je ne sais si Calyste en ferait autant pourl’Eglise. Enfin elle n’est pas royaliste. Il faudrait aller fairele coup de fusil pour la bonne cause, si mademoiselle des Touchesou le sieur Camille Maupin, tel est son nom, je me le rappellemaintenant, voulait garder Calyste près de lui, le chevalierlaisserait aller son vieux père tout seul.

– Non, dit la baronne.

– Je ne voudrais pas le mettre à l’épreuve, vous pourriez tropen souffrir, répondit le curé. Tout Guérande est cen dessus dessousde la passion du chevalier pour cet être amphibie qui n’est nihomme ni femme, qui fume comme un housard, écrit comme unjournaliste, et dans ce moment loge chez elle le plus vénéneux detous les écrivains, selon le directeur de la poste, ce juste-milieuqui lit les journaux. Il en est question à Nantes. Ce matin, cecousin des Kergarouët qui voudrait faire épouser à Charlotte unhomme de soixante mille livres de rentes, est venu voirmademoiselle de Pen-Hoël et lui a tourné l’esprit avec des narréssur mademoiselle des Touches qui ont duré sept heures. Voici dixheures quart moins qui sonnent au clocher, et Calyste ne rentrepas, il est aux Touches, peut-être n’en reviendra-t-il qu’aumatin.

La baronne écoutait le curé, qui substituait le monologue audialogue sans s’en apercevoir&|160;; il regardait son ouaille surla figure de laquelle se lisaient des sentiments inquiets. Labaronne rougissait et tremblait. Quand l’abbé Grimont vit roulerdes larmes dans les beaux yeux de cette mère atterrée, il futattendri.

– Je verrai demain Mademoiselle de Pen-Hoël, rassurez-vous,dit-il d’une voix consolante. Le mal n’est peut-être pas aussigrand qu’on le dit, je saurai la vérité. D’ailleurs mademoiselleJacqueline a confiance en moi. Puis Calyste est notre élève et nese laissera pas ensorceler par le démon. Il ne voudra pas troublerla paix dont jouit sa famille ni déranger les plans que nousformons pour son avenir. Ainsi, ne pleurez pas, tout n’est pasperdu, madame : une faute n’est pas le vice.

– Vous ne m’apprenez que des détails, dit la baronne. N’ai-jepas été la première à m’apercevoir du changement de Calyste. Unemère sent bien vivement la douleur ne n’être plus qu’en second dansle cœur de son fils, ou le chagrin de ne pas y être seule. Cettephase de la vie de l’homme est un des maux de la maternité&|160;;mais, tout en m’y attendant, je ne croyais pas que ce fût sitôt.Enfin j’aurais voulu qu’au moins il mît dans son cœur une noble etbelle créature et non une histrionne, une baladine, une femme dethéâtre, un auteur habitué à feindre des sentiments, une mauvaisefemme qui le trompera et le rendra malheureux. Elle a eu desaventures…

– Avec plusieurs hommes, dit l’abbé Grimont. Cette impie estpourtant née en Bretagne&|160;! Elle déshonore son pays. Je feraidimanche un prône à son sujet.

– Gardez-vous-en bien, dit la baronne. Les paludiers, lespaysans seraient capables de se porter aux Touches. Calyste estdigne de son nom, il est Breton, il pourrait arriver quelquemalheur s’il y était, car il la défendrait comme s’il s’agissait dela sainte Vierge.

– Voici dix heures, je vous souhaite une bonne nuit, dit l’abbéGrimont en allumant l’oribus de son falot dont les vitres étaientclaires et le métal étincelant, ce qui révélait les soins minutieuxde sa gouvernante pour toutes les choses aux logis. Qui m’eût dit,madame, reprit-il, qu’un jeune homme nourri par vous, élevé par moidans les idées chrétiennes, un fervent catholique, un enfant quivivait comme un agneau sans tache, irait se plonger dans un pareilbourbier&|160;?

– Est-ce donc bien sûr&|160;? dit la mère. Mais comment unefemme n’aimerait-elle pas Calyste&|160;?

– Il n’en faut pas d’autres preuves que le séjour de cettesorcière aux Touches. Voilà depuis vingt-quatre ans qu’elle estmajeure, le temps le plus long qu’elle y reste. Ses apparitions,heureusement pour nous, duraient peu.

– Une femme de quarante ans, dit la baronne. J’ai entendu direen Irlande qu’une femme de ce genre est la maîtresse la plusdangereuse pour un jeune homme.

– En ceci je suis un ignorant, répondit le curé. Je mourrai mêmedans mon ignorance.

– Hélas&|160;! et moi aussi, dit naïvement la baronne. Jevoudrais maintenant avoir aimé d’amour, pour observer, conseiller,consoler Calyste.

Le curé ne traversa pas seul la petite cour proprette, labaronne l’accompagna jusqu’à la porte en espérant entendre le pasde Calyste dans Guérande&|160;; mais elle n’entendit que le bruitlourd de la prudente démarche du curé qui finit par s’affaiblirdans le lointain, et qui cessa lorsque, dans le silence de laville, la porte du presbytère retentit en se fermant. La pauvremère rentra désolée en apprenant que la ville était au fait de cequ’elle croyait être seule à savoir. Elle s’assit, raviva la mèchede la lampe en la coupant avec de vieux ciseaux, et reprit latapisserie à la main qu’elle faisait en attendant Calyste. Labaronne se flattait ainsi de forcer son fils à revenir plus tôt, àpasser moins de temps chez mademoiselle des Touches. Ce calcul dela jalousie maternelle était inutile. De jour en jour les visitesde Calyste aux Touches devenaient plus fréquentes, et chaque soiril revenait plus tard&|160;; enfin la veille le chevalier n’étaitrentré qu’à minuit. La baronne, perdue dans sa méditationmaternelle, tirait ses points avec l’activité des personnes quipensent en faisant quelque ouvrage manuel. Qui l’eût vue ainsipenchée à la lueur de cette lampe, sous les lambris quatre foiscentenaire de cette salle, aurait admiré ce sublime portrait. Fannyavait une telle transparence de chair qu’on aurait pu lire sespensées sur son front. Tantôt piquée des curiosités qui viennentaux femmes pures, elle se demandait quels secrets diaboliquespossédaient ces filles de Baal pour autant charmer les hommes, etleur faire oublier mère, famille, pays, intérêt. Tantôt elle allaitjusqu’à vouloir rencontrer cette femme, afin de la juger sainement.Elle mesurait l’étendue des ravages que l’esprit novateur dusiècle, peint comme si dangereux pour les jeunes âmes par le curé,devait faire sur son unique enfant, jusqu’alors aussi candide,aussi pur qu’une jeune fille innocente, dont la beauté n’eût pasété plus fraîche que la sienne.

Calyste, ce magnifique rejeton de la plus vieille race bretonneet du sang irlandais le plus noble, avait été soigneusement élevépar sa mère. Jusqu’au moment où la baronne le remit au curé deGuérande, elle était certaine qu’aucun mot impur, qu’aucune idéemauvaise n’avaient souillé les oreilles ni l’entendement de sonfils. La mère, après l’avoir nourri de son lait, après lui avoirainsi donné deux fois son sang, put le présenter dans une candeurde vierge au pasteur, qui, par vénération pour cette famille, avaitpromis de lui donner une éducation complète et chrétienne. Calysteeut l’enseignement du séminaire où l’abbé Grimont avait fait sesétudes. La baronne lui apprit l’anglais. On trouva, non sans peine,un maître de mathématiques parmi les employés de Saint-Nazaire.Calyste ignorait nécessairement la littérature moderne, la marcheet les progrès actuels des sciences. Son instruction avait étébornée à la géographie et à l’histoire circonspectes despensionnats de demoiselles, au latin et au grec des séminaires, àla littérature des langues mortes et à un choix restreint d’auteursfrançais. Quand, à seize ans, il commença ce que l’abbé Grimontnommait sa philosophie, il n’était pas moins pur qu’au moment oùFanny l’avait remis au curé. L’église fut aussi maternelle que lamère. Sans être dévot ni ridicule, l’adoré jeune homme était unfervent catholique. A ce fils si beau, si candide, la baronnevoulait arranger une vie heureuse obscure. Elle attendait quelquebien, deux ou trois mille livres sterling d’une vieille tante.Cette somme, jointe à la fortune actuelle des Guénic, pourrait luipermettre de trouver pour Calyste une femme qui lui apporteraitdouze ou quinze mille livres de revenu. Charlotte de Kergarouët,avec la fortune de sa tante, une riche Irlandaise ou toute autrehéritière semblait indifférente à la baronne : elle ignoraitl’amour, elle voyait comme toutes les personnes groupées autourd’elles un moyen de fortune dans le mariage. La passion étaitinconnue à ces âmes catholiques, à ces vieilles gens exclusivementoccupés de leur salut, de Dieu, du roi, de leur fortune. Personnene s’étonnera donc de la gravité des pensées qui servaientd’accompagnement aux sentiments blessés dans le cœur de cette mère,qui vivait autant par les intérêts que par la tendresse de sonfils. Si le jeune ménage pouvait écouter la sagesse, à la secondegénération les du Guénic, en vivant de privations, en économisantcomme on sait économiser en province, pouvaient racheter leursterres et reconquérir le lustre de la richesse. La baronnesouhaitait une longue vieillesse pour voir poindre l’aurore dubien-être. Mademoiselle du Guénic avait compris et adopté ce plan,que menaçait alors mademoiselle des Touches. La baronne entenditsonner minuit avec effroi&|160;; elle conçut des terreurs affreusespendant une heure, car le coup d’une heure retentit encore auclocher sans que Calyste fût venu.

– Y resterait-il&|160;? se dit-elle. Ce serait la première fois.Pauvre enfant&|160;!

En ce moment le pas de Calyste anima la ruelle. La pauvre mère,dans le cœur de laquelle la joie succédait à l’inquiétude, vola dela salle à la porte et ouvrit à son fils.

– Oh&|160;! s’écria Calyste d’un air chagrin, ma mère chérie,pourquoi m’attendre&|160;? J’ai le passe-partout et un briquet.

– Tu sais bien, mon enfant, qu’il m’est impossible de dormirquand tu es dehors, dit-elle en l’embrassant.

Quand la baronne fut dans la salle, elle regarda son fils pourdeviner, d’après l’expression de son visage, les événements de lasoirée&|160;; mais il lui causa, comme toujours, cette émotion quel’habitude n’affaiblit pas, que ressentent toutes les mèresaimantes à la vue du chef-d’œuvre humain qu’elles ont fait et quileur trouble toujours la vue pour un moment.

Hormis les yeux noirs pleins d’énergie et de soleil qu’il tenaitde son père, Calyste avait les beaux cheveux blonds, le nezaquilin, la bouche adorable, les doigts retroussés, le teint suave,la délicatesse, la blancheur de sa mère. Quoiqu’il ressemblât assezà une fille déguisée en homme, il était d’une force herculéenne.Ses nerfs avaient la souplesse et la vigueur de ressorts en acier,et la singularité de ses yeux noirs n’était pas sans charme. Sabarbe n’avait pas encore poussé. Ce retard annonce, dit-on, unegrande longévité. Le chevalier, vêtu d’une redingote courte envelours noir pareil à la robe de sa mère, et garnie de boutonsd’argent, avait un foulard bleu, de jolies guêtres et un pantalonde coutil grisâtre. Son front de neige semblait porter les tracesd’une grande fatigue, et n’accusait cependant que le poids depensées tristes. Incapable de soupçonner les peines qui dévoraientle cœur de Calyste, la mère attribuait au bonheur cette altérationpassagère. Néanmoins Calyste était beau comme un dieu grec, maisbeau sans fatuité : d’abord il était habitué à voir sa mère, puisil se souciait fort peu d’une beauté qu’il savait inutile.

– Ces belles joues si pures, pensa-t-elle, où le sang jeune etriche rayonne en mille réseaux, sont donc à une autre femme,maîtresse également de ce front de jeune fille. La passion yamènera mille désordres et ternira ces beaux yeux, humides commeceux des enfants&|160;!

Cette amère pensée serra le cœur de la baronne et troubla sonplaisir. Il doit paraître extraordinaire à ceux qui savent calculerque, dans une famille de six personnes obligées de vivre avec troismille livres de rente, le fils eût une redingote et la mère unerobe de velours&|160;; mais Fanny O’Brien avait des tantes et desparents riches à Londres qui se rappelaient aux souvenirs de laBretonne par des présents. Plusieurs de ses sœurs, richementmariées, s’intéressaient assez vivement à Calyste pour penser à luitrouver une héritière, en le sachant beau et noble, autant queFanny, leur favorite exilée, était belle et noble.

– Vous êtes resté plus tard qu’hier aux Touches, mon bien-aimé,dit enfin la mère d’une voix émue.

– Oui, chère mère, répondit-il sans donner d’explication.

La sécheresse de cette réponse attira des nuages sur le front dela baronne, qui remit l’explication au lendemain. Quand les mèresconçoivent les inquiétudes que ressentait en ce moment la baronne,elles tremblent presque devant leurs fils, elles sententinstinctivement les effets de la grande émancipation de l’amour,elles comprennent tout ce que ce sentiment va leur emporter&|160;;mais elles ont en même temps quelque joie de savoir leurs filsheureux : il y a comme une bataille dans leur cœur. Quoique lerésultat soit leur fils grandi, devenu supérieur, les véritablesmères n’aiment pas cette tacite abdication, elles aiment mieuxleurs enfants petits et protégés. Peut-être est-ce là le secret dela prédilection des mères pour leurs enfants faibles, disgraciés oumalheureux.

– Tu es fatigué, cher enfant, couche-toi, dit-elle en retenantses larmes.

Une mère qui ne sait pas tout ce que fait son fils croit toutperdu, quand une mère aime autant et est aussi aimée que Fanny.Peut-être toute autre mère aurait-elle tremblé d’ailleurs autantque madame du Guénic. La patience de vingt années pouvait êtrerendue inutile. Ce chef-d’œuvre humain de l’éducation noble, sageet religieuse, Calyste, pouvait être détruit&|160;; le bonheur desa vie, si bien préparé, pouvait être à jamais ruiné par unefemme.

Le lendemain, Calyste dormit jusqu’à midi&|160;; car sa mèredéfendit de l’éveiller, et Mariotte servit à l’enfant gâté sondéjeuner au lit. Les règles inflexibles et quasi conventuelles quirégissaient les heures des repas cédaient aux caprices duchevalier. Aussi, quand on voulait arracher à mademoiselle duGuénic son trousseau de clefs pour donner en dehors des repasquelque chose qui eût nécessité des explications interminables, n’yavait-il pas d’autre moyen que de prétexter une fantaisie deCalyste. Vers une heure, le baron, sa femme et mademoiselle étaientréunis dans la salle, car ils dînaient à trois heures. La baronneavait repris la Quotidienne et l’achevait à son mari, toujours unpeu plus éveillé avant ses repas. Au moment où madame du Guénicallait terminer sa lecture, elle entendit au second étage le bruitdes pas de son fils, et laissa tomber le journal en disant : -Calyste va sans doute encore dîner aux Touches, il vient des’habiller.

– S’il s’amuse, cet enfant, dit la vieille en prenant un siffletd’argent dans sa poche et sifflant.

Mariotte passa par la tourelle et déboucha par la porte decommunication que cachait une portière en étoffe de soie pareille àcelle des rideaux.

– Plaît-il, dit-elle, avez-vous besoin de quelquechose&|160;?

– Le chevalier dîne aux Touches, supprimez la lubine .

– Mais nous n’en savons rien encore, dit l’Irlandaise.

– Vous en paraissez fâchée, ma sœur&|160;; je le devine à votreaccent, dit l’aveugle.

– Monsieur Grimont a fini par apprendre des choses graves surmademoiselle des Touches, qui, depuis un an, a bien changé notrecher Calyste.

– En quoi, demanda le baron.

– Mais il lit toutes sortes de livres.

– Ah&|160;! ah&|160;! fit le baron, voilà donc pourquoi ilnéglige la chasse et son cheval.

– Elle a des mœurs répréhensibles et porte un nom d’homme,reprit madame du Guénic.

– Un nom de guerre dit le vieillard. Je me nommais l’Intimé, lecomte de Fontaine Grand-Jacques , le marquis de Montauran le Gars .J’étais l’ami de Ferdinand , qui ne s’est pas plus soumis que moi.C’était le bon temps&|160;! on se tirait des coups de fusil, etl’on s’amusait tout de même par-ci par là.

Ce souvenir de guerre qui remplaçait l’inquiétude paternelle,attrista pour un moment Fanny. La confidence du curé, le manque deconfiance chez son fils l’avaient empêchée de dormir, elle.

– Quand monsieur le chevalier aimerait mademoiselle des Touches,où serait le malheur&|160;? dit Mariotte. Elle a trente mille écusde rentes, et elle est belle.

Que dis-tu donc là, Mariotte&|160;! s’écria le vieillard. Un duGuénic épouser une des Touches&|160;! Les des Touches n’étaient pasencore nos écuyers au temps où Duguesclin regardait notre alliancecomme un insigne honneur.

– Une fille qui porte un nom d’homme, Camille Maupin&|160;! ditla baronne.

– Les Maupin sont anciens, dit le vieillard, ils sont deNormandie, et portent de gueule à trois&|160;… . Il s’arrêta. Maiselle ne peut pas être à la fois des Touches et Maupin.

– Elle se nomme Maupin au théâtre.

– Une des Touches ne saurait être comédienne, dit le vieillard.Si vous ne m’étiez pas connue, Fanny, je vous croirais folle.

– Elle écrit des pièces, des livres, dit encore la baronne.

– Des livres&|160;? dit le vieillard en regardant sa femme d’unair aussi surpris que si on lui eût parlé d’un miracle. J’ai ouïdire que mademoiselle Scudéry et madame de Sévigné avaient écrit,ce n’est pas ce qu’elles ont fait de mieux&|160;; mais il a fallu,pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour.

– Vous dînerez aux Touches, n’est-ce pas, monsieur&|160;? ditMariotte à Calyste qui se montra.

– Probablement, répondit le jeune homme.

Mariotte n’était pas curieuse, elle faisait partie de lafamille, elle sortit sans chercher à entendre la question quemadame du Guénic allait adresser à Calyste.

– Vous allez encore aux Touches, mon Calyste&|160;? Elle appuyasur ce mot, mon Calyste. Et les Touches ne sont pas une honnête etdécente maison. La maîtresse mène une folle vie, elle corrompranotre Calyste. Camille Maupin lui a fait lire bien des volumes,elle a eu bien des aventures&|160;! Et vous saviez tout cela,méchant enfant, et nous n’en avons rien dit à nos vieuxamis&|160;!

– Le chevalier est discret, répondit le père, une vertu du vieuxtemps.

– Trop discret, dit la jalouse Irlandaise en voyant la rougeurqui couvrait le front de son fils.

– Ma chère mère, dit Calyste en se mettant aux genoux de labaronne, je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire de publier mesdéfaites. Mademoiselle des Touches, ou, si vous voulez, CamilleMaupin a rejeté mon amour, il y a dix-huit mois, à son dernierséjour ici. Elle s’est alors doucement moquée de moi : ellepourrait être ma mère, disait-elle&|160;; une femme de quarante ansqui aimait un mineur commettait une espèce d’inceste, elle étaitincapable d’une pareille dépravation. Elle m’a fait enfin milleplaisanteries qui m’ont accablé, car elle a de l’esprit comme unange. Aussi, quand elle m’a vu pleurant à chaudes larmes,m’a-t-elle consolé en m’offrant son amitié de la manière la plusnoble. Elle a plus de cœur encore que de talent&|160;; elle estgénéreuse autant que vous. Je suis maintenant comme son enfant.Puis. à son retour, en apprenant qu’elle en aimait un autre, je mesuis résigné. Ne répétez pas les calomnies qui courent sur elle :Camille est artiste, elle a du génie et mène une de ces existencesexceptionnelles que l’on ne saurait juger comme les existencesordinaires.

– Mon enfant, dit la religieuse Fanny, rien ne peut dispenserune femme de se conduire comme le veut l’Eglise. Elle manque à sesdevoirs envers Dieu, envers la société en abjurant les doucesreligions de son sexe. Une femme commet déjà des péchés en allantau théâtre&|160;; mais écrire les impiétés que répètent lesacteurs, courir le monde, tantôt avec un ennemi du pape, tantôtavec un musicien, ah&|160;! vous aurez de la peine, Calyste, à mepersuader que ces actions soient des actes de foi, d’espérance oude charité. Sa fortune lui a été donnée par Dieu pour faire lebien, à quoi lui sert la sienne&|160;?

Calyste se releva soudain, il regarda sa mère et lui dit : – Mamère, Camille est mon amie&|160;; je ne saurais entendre parlerd’elle ainsi, car je donnerais ma vie pour elle.

– Ta vie&|160;? dit la baronne en regardant son fils d’un aireffrayé, ta vie est notre vie à tous.

– Mon beau neveu a dit là bien des mots que je ne comprends pas,s’écria doucement la vieille aveugle en se tournant vers lui.

-Où les a-t-il appris&|160;? dit la mère, aux Touches.

– Mais, ma mère chérie, elle m’a trouvé ignorant comme unecarpe.

– Tu savais les choses essentielles en connaissant bien lesdevoirs que nous enseigne la religion, répondit la baronne.Ah&|160;! cette femme détruira tes nobles et saintes croyances.

La vieille fille se leva, étendit solennellement les mains versson frère, qui sommeillait.

– Calyste, dit-elle d’une voix qui partait du cœur, ton père n’ajamais ouvert de livres, il parle breton, il a combattu dans ledanger pour le roi et pour Dieu. Les gens instruits avaient fait lemal, et les gentilshommes savants avaient quitté leur patrie.Apprends si tu veux&|160;!

Elle se rassit et se remit à tricoter avec l’activité que luiprêtait son émotion intérieure. Calyste fut frappé de ce discours àla Phocion.

– Enfin, mon ange, j’ai le pressentiment de quelque malheur pourtoi dans cette maison, dit la mère d’une voix altérée et en roulantdes larmes.

– Qui fait pleurer Fanny&|160;? s’écria le vieillard réveillé ensursaut par le son de voix de sa femme. Il regarda sa sœur, sonfils et la baronne. – Qu’y a-t-il&|160;?

– Rien, mon ami, répondit la baronne.

– Maman, répondit Calyste à l’oreille de sa mère et à voixbasse, il m’est impossible de m’expliquer en ce moment, mais cesoir nous causerons. Quand vous saurez tout, vous bénirezmademoiselle des Touches.

– Les mères n’aiment pas à maudire, répondit la baronne, et jene maudirais pas la femme qui aimerait bien mon Calyste.

Le jeune homme dit adieu à son vieux père et sortit. Le baron etsa femme se levèrent pour le regarder passer dans la cour, ouvrirla porte et disparaître. La baronne ne reprit pas le journal, elleétait émue. Dans cette vie si tranquille, si unie, la courtediscussion qui venait d’avoir lieu équivalait à une querelle chezune autre famille. Quoique calmée, l’inquiétude de la mère n’étaitd’ailleurs pas dissipée où cette amitié, qui pouvait réclamer lavie de Calyste et la mettre en péril, l’allait-elle mener&|160;?Comment la baronne aurait-elle à bénir mademoiselle desTouches&|160;? Ces deux questions étaient aussi graves pour cetteâme simple que pour des diplomates la révolution la plus furieuse.Camille Maupin était une révolution dans cet intérieur doux etcalme.

– J’ai bien peur que cette femme ne nous le gâte, dit-elle enreprenant le journal.

– Ma chère Fanny, dit le vieux baron d’un air égrillard, vousêtes trop ange pour concevoir ces choses-là. Mademoiselle desTouches est, dit-on, noire comme un corbeau, forte comme un Turc,elle a quarante ans, notre cher Calyste devait s’adresser à elle.Il fera quelques petits mensonges bien honorables pour cacher sonbonheur. Laissez-le s’amuser à sa première tromperie d’amour.

– Si c’était une autre femme…

– Mais, chère Fanny, si cette femme était une sainte, ellen’accueillerait pas votre fils. La baronne reprit le journal. -J’irai la voir, moi, dit le vieillard, je vous en rendrai boncompte.

Ce mot ne peut avoir de saveur que par souvenir. Après labiographie de Camille Maupin, figurez-vous le vieux baron auxprises avec cette femme illustre&|160;?

La ville de Guérande, qui depuis deux mois voyait Calyste, safleur et son orgueil, allant tous les jours, le soir ou le matin,souvent soir et matin, aux Touches, pensait que mademoiselleFélicité des Touches était passionnément éprise de ce bel enfant,et qu’elle pratiquait sur lui des sortilèges. Plus d’une jeunefille et d’une jeune femme se demandaient quels priviléges étaientceux des vieilles femmes pour exercer sur un ange un empire siabsolu. Aussi, quand Calyste traversa la Grand’Rue pour sortir parla porte du Croisic, plus d’un regard s’attacha-t-il sur lui.

Il devient maintenant nécessaire d’expliquer les rumeurs quiplanaient sur le personnage que Calyste allait voir. Ces bruits,grossis par les commérages bretons, envenimés par l’ignorancepublique, étaient arrivés jusqu’au curé. Le receveur descontributions, le juge de paix, le chef de la douane deSaint-Nazaire et autres gens lettrés du canton n’avaient pasrassuré l’abbé Grimont en lui racontant la vie bizarre de la femmeartiste cachée sous le nom de Camille Maupin. Elle ne mangeait pasencore des petits enfants, elle ne tuait pas des esclaves commeCléopâtre, elle ne faisait pas jeter un homme à la rivière comme onen accuse faussement l’héroïne de la Tour de Nesle&|160;; mais pourl’abbé Grimont, cette monstrueuse créature, qui tenait de la sirèneet de l’athée, formait une combinaison immorale de la femme et duphilosophe, et manquait à toutes les lois sociales inventées pourcontenir ou utiliser les infirmités du beau sexe.

De même que Clara Gazul est le pseudonyme femelle d’un hommed’esprit, George Sand le pseudonyme masculin d’une femme de génie,Camille Maupin fut le masque sous lequel se cacha pendantlong-temps une charmante fille, très-bien née, une Bretonne, nomméeFélicité des Touches, la femme qui causait de si vives inquiétudesà la baronne du Guénic et au bon curé de Guérande. Cette famillen’a rien de commun avec les des Touches de Touraine, auxquelsappartient l’ambassadeur du Régent, encore plus fameux aujourd’huipar son nom littéraire que par ses talents diplomatiques. CamilleMaupin, l’une des quelques femmes célèbres du dix-neuvième siècle,passa long-temps pour un auteur réel à cause de la virilité de sondébut. Tout le monde connaît aujourd’hui les deux volumes de piècesnon susceptibles de représentation, écrites à la manière deShakspeare ou de Lopez de Véga publiées en 1822, et qui firent unesorte de révolution littéraire quand la grande question desromantiques et des classiques palpitait dans les journaux, dans lescercles, à l’Académie. Depuis, Camille Maupin a donné plusieurspièces de théâtre et un roman qui n’ont point démenti le succèsobtenu par sa première publication, maintenant un peu trop oubliée.Expliquer par quel enchaînement de circonstances s’est accompliel’incarnation masculine d’une jeune fille, comment Félicité desTouches s’est faite homme et auteur&|160;; pourquoi, plus heureuseque madame de Staël, elle est restée libre et se trouve ainsi plusexcusable de sa célébrité, ne sera-ce pas satisfaire beaucoup decuriosités et justifier l’une de ces monstruosités qui s’élèventdans l’humanité comme des monuments, et dont la gloire estfavorisée par la rareté&|160;? car, en vingt siècles, à peinecompte-t-on vingt grandes femmes. Aussi, quoiqu’elle ne soit iciqu’un personnage secondaire, comme elle eut une grande influencesur Calyste et qu’elle joue un rôle dans l’histoire littéraire denotre époque, personne ne regrettera de s’être arrêté devant cettefigure un peu plus de temps que ne le veut la poétique moderne.

Mademoiselle Félicité des Touches s’est trouvée orpheline en1793. Ses biens échappèrent ainsi aux confiscations qu’auraientsans doute encourues son père et son frère. Le premier mourut au 10août, tué sur le seuil du palais, parmi les défenseurs du roi,auprès de qui l’appelait son grade de major aux gardes de la porte.Son frère, jeune garde du corps, fut massacré aux Carmes.Mademoiselle des Touches avait deux ans quand sa mère mourut tuéepar le chagrin, quelques jours après cette seconde catastrophe. Enmourant, madame des Touches confia sa fille à sa sœur, unereligieuse de Chelles. Madame de Faucombe, la religieuse, emmenaprudemment l’orpheline à Faucombe, terre considérable située prèsde Nantes, appartenant à madame des Touches, et où la religieuses’établit avec trois sœurs de son couvent. La populace de Nantesvint pendant les derniers jours de la terreur démolir le château,saisir les religieuses et mademoiselle des Touches, furent jetéesen prison, accusées par une rumeur calomnieuse d’avoir reçu desémissaires de Pitt et Cobourg. Le 9 thermidor les délivra. La tantede Félicité mourut de frayeur. Deux des sœurs quittèrent la France,la troisième confia la petite des Touches à son plus proche parent,à monsieur de Faucombe, son grand-oncle maternel, qui habitaitNantes, et rejoignit ses compagnes en exil. Monsieur de Faucombe,vieillard de soixante ans, avait épousé une jeune femme à laquelleil laissait le gouvernement de ses affaires. Il ne s’occupait plusque d’archéologie, une passion ou, pour parler plus correctement,une de ces manies qui aident les vieillards à se croire vivants.L’éducation de sa pupille fut entièrement livrée au hasard. Peusurveillée par une jeune femme adonnée aux plaisirs de l’époqueimpériale, Félicité s’éleva toute seule, en garçon. Elle tenaitcompagnie à monsieur de Faucombe dans sa bibliothèque et y lisaittout ce qu’il lui plaisait de lire. Elle connut donc la vie enthéorie, et n’eut aucune innocence d’esprit, tout en demeurantvierge. Son intelligence flotta dans les impuretés de la science,et son cœur pur. Son instruction devint surprenante, excitée par lapassion de la lecture et servie par une belle mémoire. Aussifut-elle à dix-huit ans savante comme devraient l’être, avantd’écrire, les jeunes auteurs d’aujourd’hui. Ces prodigieuseslectures continrent ses passions beaucoup mieux que la vie decouvent, où s’enflamment les imaginations des jeunes filles. Cecerveau bourré de connaissances ni digérées ni classées, dominaitce cœur enfant. Cette dépravation de l’intelligence, sans actionsur la chasteté du corps, eût étonné des philosophes ou desobservateurs, si quelqu’un à Nantes eût pu soupçonner la valeur demademoiselle des Touches. Le résultat fut en sens inverse de lacause : Félicité n’avait aucune pente au mal, elle concevait toutpar la pensée et s’abstenait du fait&|160;; elle enchantait levieux Faucombe et l’aidait dans ses travaux&|160;; elle écrivittrois des ouvrages du bon gentilhomme, qui les crut de lui, car sapaternité spirituelle fut aveugle aussi. De si grands travaux, endésaccord avec les développements de la jeune fille, eurent leureffet : Félicité tomba malade, son sang s’était échauffé, lapoitrine paraissait menacée d’inflammation. Les médecinsordonnèrent l’exercice du cheval et les distractions du monde.Mademoiselle des Touches devint une très-habile écuyère, et serétablit eu peu de mois. A dix-huit ans elle apparut dans le monde,où elle produisit une si grande sensation qu’à Nantes personne nela nommait autrement que la belle demoiselle des Touches&|160;;mais les adorations qu’elle inspira la trouvèrent insensible, elley était venue par un de ces sentiments impérissables chez unefemme, quelle que soit sa supériorité. Froissée par sa tante et sescousines qui se moquèrent de ses travaux et la persiflèrent sur sonéloignement en la supposant inhabile à plaire, elle avait voulu semontrer coquette et légère, femme, en un mot. Félicité s’attendaità un échange quelconque d’idées, à des séductions en harmonie avecl’élévation de son intelligence, avec l’étendue de sesconnaissances&|160;; elle éprouva du dégoût en entendant les lieuxcommuns de la conversation, les sottises de la galanterie, et futsurtout choquée par l’aristocratie des militaires, auxquels toutcédait alors. Naturellement, elle avait négligé les artsd’agrément. En se voyant inférieure à des poupées qui jouaient dupiano et faisaient les agréables en chantant des romances, ellevoulut être musicienne : elle rentra dans sa profonde retraite etse mit à étudier avec obstination sous la direction du meilleurmaître de la ville. Elle était riche, elle fit venir Steibelt pourse perfectionner, au grand étonnement de la ville. On y parleencore de cette conduite princière. Le séjour de ce maître luicoûta douze mille francs. Elle est, depuis, devenue musicienneconsommée. Plus tard, à Paris, elle se fit enseigner l’harmonie, lecontre-point, et a composé la musique de deux opéras, qui ont eu leplus grand succès, sans que le public ait jamais été mis dans laconfidence. Ces opéras appartiennent ostensiblement à Conti, l’undes artistes les plus éminents de notre époque&|160;; mais cettecirconstance tient à l’histoire de son cœur et s’expliquera plustard. La médiocrité du monde de province l’ennuyait si fortement,elle avait dans l’imagination des idées si grandioses, qu’elledéserta les salons après y avoir reparu pour éclipser les femmespar l’éclat de sa beauté, jouir de son triomphe sur lesmusiciennes, et se faire adorer par les gens d’esprit&|160;; mais,après avoir démontré sa puissance à ses deux cousines et désespérédeux amants, elle revint à ses livres, à son piano, aux œuvres deBeethoven et au vieux Faucombe. En 1812, elle eut vingt et un ans,l’archéologue lui rendit ses comptes de tutelle&|160;; ainsi, descette année, elle prit la direction de sa fortune composée dequinze mille livres de rente que donnait les Touches, le bien deson père&|160;; des douze mille francs que rapportaient alors lesterres de Faucombe, mais dont le revenu s’augmenta d’un tiers aurenouvellement des baux&|160;; et d’un capital de trois cent millefrancs économisé par son tuteur. De la vie de province, Félicité neprit que l’entente de la fortune et cette pente à la sagesseadministrative qui peut-être y rétablit la balance entre lemouvement ascensionnel des capitaux vers Paris. Elle reprit sestrois cent mille francs à la maison où l’archéologue les faisaitvaloir, et les plaça sur le Grand-Livre au moment des désastres dela retraite de Moscou. Elle eut trente mille francs de rentes deplus. Toutes ses dépenses acquittées, il lui restait cinquantemille francs par an à placer. A vingt et un ans, une fille de cevouloir était l’égale d’un homme de trente ans. Son esprit avaitpris une énorme étendue, et des habitudes de critique luipermettaient de juger sainement les hommes, les arts, les choses etla politique. Dès ce moment elle eut l’intention de quitter Nantes,mais le vieux Faucombe tomba malade de la maladie qui l’emporta.Elle était comme la femme de ce vieillard, elle le soigna pendantdix-huit mois avec le dévouement d’un ange gardien, et lui fermales yeux au moment où Napoléon luttait avec l’Europe sur le cadavrede la France. Elle remit donc son départ pour Paris à la fin decette lutte. Royaliste, elle courut assister au retour des Bourbonsà Paris. Elle y fut accueillie par les Grandlieu, avec lesquelselle avait des liens de parenté&|160;; mais les catastrophes duVingt-Mars arrivèrent, et tout pour elle fut en suspens. Elle putvoir de près cette dernière image de l’Empire, admirer laGrande-Armée qui vint au Champ-de-Mars, comme à un cirque, saluerson César avant d’aller mourir à Waterloo. L’âme grande et noble deFélicité fut saisie par ce magique spectacle. Les commotionspolitiques, la féerie de cette pièce de théâtre en trois mois quel’histoire a nommée les Cent-Jours, l’occupèrent et la préservèrentde toute passion, au milieu d’un bouleversement qui dispersa lasociété royaliste où elle avait débuté. Les Grandlieu avaient suiviles Bourbons à Gand, laissant leur hôtel à mademoiselle desTouches. Félicité, qui ne voulait pas de position subalterne,acheta, pour cent trente mille francs, un des plus beaux hôtels dela rue du Mont-Blanc où elle s’installa quand les Bourbonsrevinrent en 1815, et dont le jardin seul vaut aujourd’hui deuxmillions. Habituée à se conduire elle-même, Félicité se familiarisade bonne heure avec l’action qui semble exclusivement départie auxhommes. En 1816, elle eut vingt-cinq ans. Elle ignorait le mariage,elle ne le concevait que par la pensée, le jugeait dans ses causesau lieu de le voir dans ses effets, et n’en apercevait que lesinconvénients. Son esprit supérieur se refusait à l’abdication parlaquelle la femme mariée commence la vie&|160;; elle sentaitvivement le prix de l’indépendance et n’éprouvait que du dégoûtpour les soins de la maternité. Il est nécessaire de donner cesdétails pour justifier les anomalies qui distinguent CamilleMaupin. Elle n’a connu ni père ni mère, et fut sa maîtresse dèsl’enfance, son tuteur fut un vieil archéologue, le hasard l’a jetéedans le domaine de la science et de l’imagination, dans le mondelittéraire, au lieu de la maintenir dans le cercle tracé parl’éducation futile donnée aux femmes, par les enseignementsmaternels sur la toilette, sur la décence hypocrite, sur les grâceschasseresses du sexe. Aussi, long-temps avant qu’elle ne devîntcélèbre, voyait-on du premier coup d’oeil qu’elle n’avait jamaisjoué à la poupée. Vers la fin de l’année 1817, Félicité des Touchesaperçut non pas des flétrissures, mais un commencement de fatiguedans sa personne. Elle comprit que sa beauté allait s’altérer parle fait de son célibat obstiné, mais elle voulait demeurer belle,car alors elle tenait à sa beauté. La science lui notifia l’arrêtporté par la nature sur ses créations, lesquelles dépérissentautant par la méconnaissance que par l’abus de ses lois. Le visagemacéré de sa tante lui apparut et la fit frémir. Placée entre lemariage et la passion, elle voulut rester libre&|160;; mais elle nefut plus indifférente aux hommages qui l’entouraient. Elle était,au moment où cette histoire commence, presque semblable à elle-mêmeen 1817. Dix-huit ans avaient passé sur elle en la respectant. Aquarante ans, elle pouvait dire n’en avoir que vingt-cinq. Aussi lapeindre en 1836, est-ce la représenter comme elle était en 1817.Les femmes qui savent dans quelles conditions de tempérament et debeauté doit être une femme pour résister aux outrages du temps,comprendront comment et pourquoi Félicité des Touches jouissaitd’un si grand privilège en étudiant un portrait pour lequel sontréservés les tons les plus brillants de la palette et la plus richebordure.

La Bretagne offre un singulier problème à résoudre dans laprédominance de la chevelure brune, des yeux bruns et du teintbruni chez une contrée voisine de l’Angleterre où les conditionsatmosphériques sont si peu différentes. Ce problème tient-il à lagrande question des races, à des influences physiquesinobservées&|160;? Les savants rechercheront peut-être un jour lacause de cette singularité qui cesse dans la province voisine, enNormandie. Jusqu’à la solution, ce fait bizarre sous nos yeux : lesblondes sont assez rares parmi les Bretonnes qui presque toutes ontles yeux vifs des méridionaux&|160;; mais, au lieu d’offrir lataille élevée et les lignes serpentines de l’Italie ou del’Espagne, elles sont généralement petites, ramassées, bien prises,fermes, hormis les exceptions de la classe élevée, qui se croisepar ses alliances aristocratiques. Mademoiselle des Touches, envraie Bretonne de race, est d’une taille ordinaire&|160;; elle n’apas cinq pieds, mais on les lui donne. Cette erreur provient ducaractère de sa figure, qui la grandit. Elle a ce teint olivâtre aujour et blanc aux lumières, qui distingue les belles Italiennes :vous diriez de l’ivoire animé. Le jour glisse sur cette peau commesur un corps poli, il y brille&|160;; une émotion violente estnécessaire pour que de faibles rougeurs s’y infusent au milieu desjoues, mais elles disparaissent aussitôt. Cette particularité prêteà son visage une impassibilité de sauvage. Ce visage, plus rondqu’ovale, ressemble à celui de quelque belle Isis des bas-reliefséginétiques. Vous diriez la pureté des têtes de sphinx, polies parle feu des déserts, caressées par la flamme du soleil égyptien.Ainsi, la couleur du teint est en harmonie avec la correction decette tête. Les cheveux noirs et abondants descendent en nattes lelong du col comme la coiffe à double bandelette rayée des statuesde Memphis, et continuent admirablement la sévérité générale de laforme. Le front est plein, large, renflé aux tempes, illuminé pardes méplats où s’arrête la lumière, coupé, comme celui de la Dianechasseresse&|160;; un front puissant et volontaire, silencieux etcalme. L’arc des sourcils tracé vigoureusement s’étend sur deuxyeux dont la flamme scintille par moments comme celle d’une étoilefixe. Le blanc de l’oeil n’est ni bleuâtre, ni semé de fils rouges,ni d’un blanc pur&|160;; il a la consistance de la corne, mais ilest d’un ton chaud. La prunelle est bordée d’un cercle orange.C’est du bronze entouré d’or, mais de l’or vivant, du bronze animé.Cette prunelle a de la profondeur. Elle n’est pas doublée, commedans certains yeux, par une espèce de tain qui renvoie la lumièreet les fait ressembler aux yeux des tigres ou des chats&|160;; ellen’a pas cette inflexibilité terrible qui cause un frisson aux genssensibles&|160;; mais cette profondeur a son infini, de même quel’éclat des yeux à miroir a son absolu. Le regard de l’observateurpeut se perdre dans cette âme qui se concentre et se retire avecautant de rapidité qu’elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans unmoment de passion, l’oeil de Camille Maupin est sublime : l’or deson regard allume le blanc jaune, et tout flambe&|160;; mais aurepos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souventl’apparence de la niaiserie&|160;; quand la lumière de l’âme ymanque, les lignes du visage s’attristent également. Les cils sontcourts, mais fournis et noirs comme des queues d’hermine. Lespaupières sont brunes et semées de fibrilles rouges qui leurdonnent à la fois de la grâce et de la force, deux qualitésdifficiles à réunir chez la femme. Le tour des yeux n’a pas lamoindre flétrissure ni la moindre ride. Là encore, vous retrouverezle granit de la statue égyptienne adouci par le temps. Seulement,la saillie des pommettes, quoique douce, est plus accusée que chezles autres femmes et complète l’ensemble de force exprimé par lafigure. Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assezpassionnément dilatées pour laisser voir le rose lumineux de leurdélicate doublure. Ce nez continue bien le front auquel il s’unitpar une ligne délicieuse, il est parfaitement blanc à sa naissancecomme au bout, et ce bout est doué d’une sorte de mobilité qui faitmerveille dans les moments où Camille s’indigne, se courrouce, serévolte. Là surtout, comme l’a remarqué Talma, se peint la colèreou l’ironie des grandes âmes. L’immobilité des narines accuse unesorte de sécheresse. Jamais le nez d’un avare n’a vacillé : il estcontracté comme la bouche&|160;; tout est clos dans son visagecomme chez lui. La bouche arquée à ses coins est d’un rouge vif, lesang y abonde, il y fournit ce minium vivant et penseur qui donnetant de séductions à cette bouche et peut rassurer l’amant que lagravité majestueuse du visage effraierait. La lèvre supérieure estmince, le sillon qui l’unit au nez y descend assez bas comme dansun arc, ce qui donne un accent particulier à son dédain. Camille apeu de chose à faire pour exprimer sa colère. Cette jolie lèvre estbordée par la forte marge rouge de la lèvre inférieure, admirablede bonté, pleine d’amour, et que Phidias semble avoir posée commele bord d’une grenade ouverte, dont elle a la couleur. Le menton serelève fermement&|160;; il est un peu gras, mais il exprime larésolution et termine bien ce profil royal sinon divin. Il estnécessaire de dire que le dessous du nez est légèrement estompé parun duvet plein de grâce. La nature aurait fait une faute si ellen’avait jeté là cette suave fumée. L’oreille a des enroulementsdélicats, signe de bien des délicatesses cachées. Le buste estlarge. Le corsage est mince et suffisamment orné. Les hanches ontpeu de saillie, mais elles sont gracieuses. La chute des reins estmagnifique, et rappelle plus le Bacchus que la Vénus Callipyge. Là,se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmescélèbres&|160;; elles ont là comme une vague similitude avecl’homme, elles n’ont ni la souplesse, ni l’abandon des femmes quela nature a destinées à la maternité&|160;; leur démarche ne sebrise pas par un mouvement doux. Cette observation est commebilatérale, elle a sa contre-partie chez les hommes dont leshanches sont presque semblables à celles des femmes quand ils sontfins, astucieux, faux et lâches. Au lieu de se creuser à la nuque,le col de Camille forme un contour renflé qui lie les épaules à latête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Cecol présente par moments des plis d’une magnificence athlétique.L’attache des bras, d’un superbe contour, semble appartenir à unefemme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terminés parun poignet d’une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes etpleines de fossettes, grasses, enjolivées d’ongles roses taillés enamandes et côtelés sur les bords, et d’un blanc qui annonce que lecorps si rebondi, si ferme, si bien pris est d’un tout autre tonque le visage. L’attitude ferme et froide de cette tête estcorrigée par la mobilité des lèvres, par leur changeanteexpression, par le mouvement artiste des narines. Mais malgré cespromesses irritantes et assez cachées aux profanes, le calme decette physionomie a je ne sais quoi de provoquant. Cette figure,plus mélancolique, plus sérieuse que gracieuse, est frappée par latristesse d’une méditation constante. Aussi mademoiselle desTouches écoute-t-elle plus qu’elle ne parle. Elle effraie par sonsilence et par ce regard profond d’une profonde fixité. Personne,parmi les gens vraiment instruits, n’a pu la voir sans penser à lavraie Cléopâtre, à cette petite brune qui faillit changer la facedu monde&|160;; mais chez Camille, l’animal est si complet, si bienramassé, d’une nature si léonine, qu’un homme quelque peu Turcregrette l’assemblage d’un si grand esprit dans un pareil corps, etle voudrait tout femme. Chacun tremble de rencontrer lescorruptions étranges d’une âme diabolique. La froideur del’analyse, le positif de l’idée n’éclairent-ils pas les passionschez elle&|160;? Cette fille ne juge-t-elle pas au lieu desentir&|160;? ou, phénomène encore plus terrible, ne sent-elle paset ne juge-t-elle pas à la fois&|160;? pouvant tout par soncerveau, doit-elle s’arrêter là où s’arrêtent les autresfemmes&|160;? Cette force intellectuelle laisse-t-elle le cœurfaible&|160;? A-t-elle de la grâce&|160;? Descend-elle aux rienstouchants par lesquels les femmes occupent, amusent, intéressent unhomme aimé&|160;? Ne brise-t-elle pas un sentiment quand il nerépond pas à l’infini qu’elle embrasse et contemple&|160;? Qui peutcombler les deux précipices de ses yeux&|160;? On a peur de trouveren elle je ne sais quoi de vierge, d’indompté. La femme forte nedoit être qu’un symbole, elle effraie à voir en réalité. CamilleMaupin est un peu, mais vivante, cette Isis de Schiller, cachée aufond du temple, et aux pieds de laquelle les prêtres trouvaientexpirant les hardis lutteurs qui l’avaient consultée. Les aventurestenues pour vraies par le monde et que Camille ne désavoue point,confirment les questions suggérées par son aspect. Mais peut-êtreaime-t-elle cette calomnie&|160;? La nature de sa beauté n’a pasété sans influence sur sa renommée : elle l’a servie, de même quesa fortune et sa position l’ont maintenue au milieu du monde. Quandun statuaire voudra faire une admirable statue de la Bretagne, ilpeut copier mademoiselle des Touches. Ce tempérament sanguin,bilieux, est le seul qui puisse repousser l’action du temps. Lapulpe incessamment nourrie de cette peau comme vernissée est laseule arme que la nature ait donnée aux femmes pour résister auxrides, prévenues d’ailleurs chez Camille par l’impassibilité de lafigure.

En 1817, cette charmante fille ouvrit sa maison aux artistes,aux auteurs en renom, aux savants, aux publicistes vers lesquelsses instincts la portaient. Elle eut un salon semblable à celui dubaron Gérard, où l’aristocratie se mêlait aux gens illustres, oùvinrent les femmes. La parenté de mademoiselle des Touches et safortune, augmentée de la succession de sa tante religieuse, laprotégèrent dans l’entreprise, si difficile à Paris, de se créerune société. Son indépendance fut une raison de son succès.Beaucoup de mères ambitieuses conçurent l’espoir de lui faireépouser leurs fils dont la fortune était en désaccord avec labeauté de leurs écussons. Quelques pairs de France, alléchés parquatre-vingt mille livres de rentes, séduits par cette maisonmagnifiquement montée, y amenèrent leurs parentes les plus revêcheset les plus difficiles. Le monde diplomatique, qui recherche lesamusements de l’esprit, y vint et s’y plut. Mademoiselle desTouches, entourée de tant d’intérêts, put donc étudier lesdifférentes comédies que la passion, l’avarice, l’ambition fontjouer à tous les hommes, même les plus élevés. Elle vit de bonneheure le monde comme il est, et fut assez heureuse pour ne paséprouver promptement cet amour entier qui hérite de l’esprit, desfacultés de la femme et l’empêche alors de juger sainement.Ordinairement la femme sent, jouit et juge successivement&|160;; delà trois âges distincts, dont le dernier coïncide avec la tristeépoque de la vieillesse. Pour mademoiselle des Touches, l’ordre futrenversé. Sa jeunesse fut enveloppée des neiges de la science etdes froideurs de la réflexion. Cette transposition explique encorela bizarrerie de son existence et la nature de son talent. Elleobservait les hommes à l’âge où les femmes ne peuvent en voirqu’un, elle méprisait ce qu’elles admirent, elle surprenait desmensonges dans les flatteries qu’elles acceptent comme des vérités,elle riait de ce qui les rend graves. Ce contre-sens duralong-temps, mais il eut une fin terrible : elle devait trouver enelle, jeune et frais, le premier amour, au moment où les femmessont sommées par la nature de renoncer à l’amour. Sa premièreliaison fut si secrète que personne ne la connut. Félicité, commetoutes les femmes livrées au bon sens du cœur, fut portée àconclure de la beauté du corps à celle de l’âme, elle fut éprised’une figure, et connut toute la sottise d’un homme à bonnesfortunes qui ne vit qu’une femme en elle. Elle fut quelque temps àse remettre de son dégoût et de ce mariage insensé. Sa douleur, unhomme la devina, la consola sans arrière-pensée, ou du moins sutcacher ses projets. Félicité crut avoir trouvé la noblesse de cœuret l’esprit qui manquaient au dandy. Cet homme possède un desesprits les plus originaux de ce temps. Lui-même écrivait sous unpseudonyme, et ses premiers écrits annoncèrent un adorateur del’Italie. Félicité devait voyager sous peine de perpétuer la seuleignorance qui lui restât. Cet homme sceptique et moqueur emmenaFélicité pour connaître la patrie des arts. Ce célèbre inconnu peutpasser pour le maître et le créateur de Camille Maupin. Il mit enordre les immenses connaissances de Félicité, les augmenta parl’étude des chefs-d’œuvre qui meublent l’Italie, lui donna ce toningénieux et fin, épigrammatique et profond qui est le caractère deson talent à lui, toujours un peu bizarre dans la forme, mais queCamille Maupin modifia par la délicatesse de sentiment et le touringénieux naturels aux femmes&|160;; il lui inculqua le goût desœuvres de la littérature anglaise et allemande, et lui fitapprendre ces deux langues en voyage. A Rome, en 1820, mademoiselledes Touches fut quittée pour une Italienne. Sans ce malheur,peut-être n’eût-elle jamais été célèbre. Napoléon a surnommél’infortune la sage-femme du génie. Cet événement inspira pourtoujours à mademoiselle des Touches ce mépris de l’humanité qui larend si forte. Félicité mourut et Camille naquit. Elle revint àParis avec Conti, le grand musicien, pour lequel elle fit deuxlivrets d’opéra&|160;; mais elle n’avait plus d’illusions, etdevint à l’insu du monde une sorte de Don Juan femelle sans dettesni conquêtes. Encouragée par le succès, elle publia ses deuxvolumes de pièces de théâtre qui, du premier coup, placèrentCamille Maupin parmi les illustres anonymes. Elle raconta sapassion trompée dans un petit roman admirable, un des chefs-d’œuvrede l’époque. Ce livre, d’un dangereux exemple, fut mis à côté d’Adolphe , horrible lamentation dont la contre-partie se trouvaitdans l’œuvre de Camille. La délicatesse de sa métamorphoselittéraire est encore incomprise. Quelques esprits fins y voientseuls cette générosité qui livre un homme à la critique, et sauvela femme de la gloire en lui permettant de demeurer obscure. Malgréson désir, sa célébrité s’augmenta chaque jour, autant parl’influence de son salon que par ses réparties, par la justesse deses jugements, par la solidité de ses connaissances. Elle faisaitautorité, ses mots étaient redits, elle ne put se démettre desfonctions dont elle était investie par la société parisienne. Elledevint une exception admise. Le monde plia sous le talent et devantla fortune de cette fille étrange&|160;; il reconnut, sanctionnason indépendance, les femmes admirèrent son esprit et les hommes sabeauté. Sa conduite fut d’ailleurs soumise à toutes les convenancessociales. Ses amitiés parurent purement platoniques. Elle n’eutd’ailleurs rien de la femme auteur. Mademoiselle des Touches estcharmante comme une femme du monde, à propos faible, oisive,coquette, occupée de toilette, enchantée des niaiseries quiséduisent les femmes et les poètes. Elle comprit très-bien qu’aprèsmadame de Staël il n’y avait plus de place dans ce siècle pour uneSapho, et que Ninon ne saurait exister dans Paris sans grandsseigneurs ni cour voluptueuse. Elle est la Ninon de l’intelligence,elle adore l’art et les artistes, elle va du poète au musicien, dustatuaire au prosateur. Elle est d’une noblesse, d’une générositéqui arrive à la duperie, tant elle est pleine de pitié pour lemalheur, pleine de dédain pour les gens heureux. Elle vit depuis1830 dans un cercle choisi, avec des amis éprouvés qui s’aimenttendrement et s’estiment. Aussi loin du fracas de madame de Staëlque des luttes politiques, elle se moque très-bien de CamilleMaupin, ce cadet de George Sand qu’elle appelle son frère Caïn, carcette gloire récente a fait oublier la sienne. Mademoiselle desTouches admire son heureuse rivale avec un angélique laissez-aller,sans éprouver de jalousie ni garder d’arrière-pensée.

Jusqu’au moment où commence cette histoire, elle eut l’existencela plus heureuse que puisse imaginer une femme assez forte pour seprotéger elle-même. De 1817 à 1834, elle était venue cinq ou sixfois aux Touches. Son premier voyage eut lieu, après sa premièredéception, en 1818. Sa maison des Touches était inhabitable&|160;;elle renvoya son homme d’affaires à Guérande et en prit le logementaux Touches. Elle n’avait alors aucun soupçon de sa gloire à venir,elle était triste, elle ne vit personne, elle voulait en quelquesorte se contempler elle-même après ce grand désastre. Elle écrività Paris ses intentions à l’une de ses amies, relativement aumobilier nécessaire pour arranger les Touches. Le mobilierdescendit par un bateau jusqu’à Nantes, fut apporté par un petitbâtiment au Croisic, et de là transporté, non sans difficulté, àtravers les sables jusqu’aux Touches. Elle fit venir des ouvriersde Paris, et se casa aux Touches, dont l’ensemble lui plutextraordinairement. Elle voulut pouvoir méditer là sur lesévénements de la vie, comme dans une chartreuse privée. Aucommencement de l’hiver, elle repartit pour Paris. La petite villede Guérande fut alors soulevée par une curiosité diabolique : iln’y était bruit que du luxe asiatique de mademoiselle des Touches.Le notaire, son homme d’affaire, donna des permissions pour allervoir les Touches. On y vint du bourg de Batz, du Croisic, deSavenay. Cette curiosité rapporta, en deux ans, une somme énorme àla famille du concierge et du jardinier, dix-sept francs.Mademoiselle ne revint aux Touches que deux ans après, à son retourd’Italie, et y vint par le Croisic. On fut quelque temps sans lasavoir à Guérande, où elle était avec Conti le compositeur. Lesapparitions qu’elle y fit successivement excitèrent peu lacuriosité de la petite ville de Guérande. Son régisseur et tout auplus le notaire étaient dans le secret de la gloire de CamilleMaupin. En ce moment, cependant, la contagion des idées nouvellesavait fait quelques progrès dans Guérande, plusieurs personnes yconnaissaient la double existence de mademoiselle des Touches. Ledirecteur de la poste recevait des lettres adressées à CamilleMaupin, aux Touches. Enfin, le voile se déchira. Dans un paysessentiellement catholique, arriéré, plein de préjugés, la vieétrange de cette fille illustre devait causer les rumeurs quiavaient effrayé l’abbé Grimont, et ne pouvait jamais êtrecomprise&|160;; aussi parut-elle monstrueuse à tous les esprits.Félicité n’était pas seule aux Touches, elle y avait un hôte. Cethôte était Claude Vignon, écrivain dédaigneux et superbe, qui, touten ne faisant que de la critique, a trouvé moyen de donner aupublic et à la littérature l’idée d’une certaine supériorité.Félicité, qui depuis sept ans avait reçu cet écrivain comme centautres auteurs, journalistes, artistes et gens du monde, quiconnaissait son caractère sans ressort, sa paresse, sa profondemisère, son incurie et son dégoût de toutes choses, paraissaitvouloir en faire son mari par la manière dont elle s’y prenait aveclui. Sa conduite, incompréhensible pour ses amis, elle l’expliquaitpar l’ambition, par l’effroi que lui causait la vieillesse&|160;;elle voulait confier le reste de sa vie à un homme supérieur pourqui sa fortune serait un marchepied et qui lui continuerait sonimportance dans le monde poétique. Elle avait donc emporté ClaudeVignon de Paris aux Touches comme un aigle emporte dans ses serresun chevreau, pour l’étudier et pour prendre quelque partiviolent&|160;; mais elle abusait à la fois Calyste et Claude : ellene songeait point au mariage, elle était dans les plus violentesconvulsions qui puissent agiter une âme aussi forte que la sienne,en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairéetrop tard par le soleil de l’amour, brillant comme il brille dansles cœurs à vingt ans. Voici maintenant la Chartreuse deCamille.

A quelques cents pas de Guérande, le sol de la Bretagne cesse,et les marais salants, les dunes commencent. On descend dans ledésert des sables que la mer a laissés comme une marge entre elleet la terre, par un chemin raviné qui n’a jamais vu de voitures. Cedésert contient des sables infertiles, les mares de forme inégalebordées de crêtes boueuses où se cultive le sel, et le petit brasde mer qui sépare du continent l’île du Croisic. Quoiquegéographiquement le Croisic soit une presqu’île, comme elle ne serattache à la Bretagne que par les grèves qui la lient au bourg deBatz, sables arides et mouvants qui ne sauraient se franchirfacilement, elle peut passer pour une île. A l’endroit où le chemindu Croisic à Guérande s’embranche sur la route de la terre-ferme,se trouve une maison de campagne entourée d’un grand jardinremarquable par des pins tortueux et tourmentés, les uns enparasol, les autres pauvres de branchages, montrant tous leurstroncs rougeâtres aux places où l’écorce est détachée. Ces arbres,victimes des ouragans, venus malgré vent et marée, pour eux le motest juste, préparent l’âme au spectacle triste et bizarre desmarais salants et des dunes qui ressemblent à une mer figée. Lamaison, assez bien bâtie en pierres schisteuses et en mortiermaintenues par des chaînes en granit, est sans aucune architecture,elle offre à l’oeil une muraille sèche, régulièrement percée parles baies des fenêtres. Les fenêtres sont à grandes vitres aupremier étage, et au rez-de-chaussée en petits carreaux. Au-dessusdu premier sont des greniers qui s’étendent sous un énorme toitélevé, pointu, à deux pignons, et qui a deux grandes lucarnes surchaque face. Sous le triangle de chaque pignon, une croisée ouvreson oeil de cyclope à l’ouest sur la mer, à l’est sur Guérande. Unefaçade de la maison regarde le chemin de Guérande et l’autre ledésert au bout duquel s’élève le Croisic. Par delà cette petiteville, s’étend la pleine mer. Un ruisseau s’échappe par uneouverture de la muraille du parc, que longe le chemin du Croisic,le traverse et va se perdre dans les sables ou dans le petit lacd’eau salée cerclé par les dunes, par les marais, et produit parl’irruption du bras de mer. Une route de quelques toises, pratiquéedans cette brèche du terrain, conduit du chemin à cette maison. Ony entre par une grande porte. La cour est entourée de bâtimentsruraux assez modestes qui sont une écurie, une remise, une maisonde jardinier près de laquelle est une basse-cour avec sesdépendances, plus à l’usage du concierge que du maître. Les tonsgrisâtres de cette maison s’harmonient admirablement avec lepaysage qu’elle domine. Son parc est l’oasis de ce désert àl’entrée duquel le voyageur trouve une hutte en boue où veillentles douaniers. Cette maison sans terres, ou dont les terres sontsituées sur le territoire de Guérande, a dans les marais un revenude dix mille livres de rentes et le reste en métairies disséminéesen terre ferme. Tel est le fief des Touches, auquel la révolution aretiré ses revenus féodaux. Aujourd’hui les Touches sont unbien&|160;; mais les paludiers continuent à dire le château&|160;;ils diraient le seigneur si le fief n’était tombé en quenouille.Quand Félicité voulut restaurer les Touches, elle se garda bien, engrande artiste, de rien changer à cet extérieur désolé qui donne unair de prison à ce bâtiment solitaire. Seulement la porte d’entréefut enjolivée de deux colonnes en briques soutenant une galeriedessous laquelle peut passer une voiture. La cour fut plantée.

La distribution du rez-de-chaussée est celle de la plupart desmaisons de campagne construites il y a cent ans. Evidemment cettemaison avait été bâtie sur les ruines de quelque petit castelperché là comme un anneau qui rattachait le Croisic et le bourg deBatz à Guérande, et qui seigneurisait les marais. Un péristyleavait été ménagé au bas de l’escalier. D’abord une grandeantichambre planchéiée, dans laquelle Félicité mit unbillard&|160;; puis un immense salon à six croisées dont deuxpercées au bas du mur de pignon, forment des portes, descendent aujardin par une dizaine de marches et correspondent dansl’ordonnance du salon aux portes qui mènent l’une au billard etl’autre à la salle à manger. La cuisine, située à l’autre bout,communique à la salle à manger par une office. L’escalier sépare lebillard de la cuisine, laquelle avait une porte sur le péristyle,que mademoiselle des Touches fit aussitôt condamner en en ouvrantune autre sur la cour. La hauteur d’étage, la grandeur des piècesont permis à Camille de déployer une noble simplicité dans cerez-de-chaussée. Elle s’est bien gardée d’y mettre des chosesprécieuses. Le salon, entièrement peint en gris, est meublé d’unvieux meuble en acajou et en soie verte, des rideaux de calicotblanc avec une bordure verte aux fenêtres, deux consoles, une tableronde&|160;; au milieu, un tapis à grands carreaux&|160;; sur lavaste cheminée à glace énorme, une pendule qui représentait le chardu soleil, entre deux candélabres de style impérial. Le billard ades rideaux de calicot gris avec des bordures vertes et deuxdivans. Le meuble de la salle à manger se compose de quatre grandsbuffets d’acajou, d’une table, de douze chaises d’acajou garnies enétoffes de crin, et de magnifiques gravures d’Audran encadrées dansdes cadres en acajou. Au milieu du plafond descend une lanterneélégante comme il y en avait dans les escaliers des grands hôtelset où il tient deux lampes. Tous les plafonds, à solivessaillantes, ont été peints en couleur de bois. Le vieil escalier,qui est en bois à gros balustres, a, depuis le haut jusqu’en bas,un tapis vert.

Le premier étage avait deux appartements séparés par l’escalier.Elle a pris pour elle celui qui a vue sur les marais, sur la mer,sur les dunes, et l’a distribué en un petit salon, une grandechambre à coucher, deux cabinets, l’un pour la toilette, l’autrepour le travail. Dans l’autre partie de la maison, elle a trouvé dequoi faire deux logements ayant chacun une antichambre et uncabinet. Les domestiques ont leurs chambres dans les combles. Lesdeux appartements à donner n’ont eu d’abord que le strictnécessaire. Le luxe artistique qu’elle avait demandé à Paris futréservé pour son appartement. Elle voulut avoir dans cette sombreet mélancolique habitation, devant ce sombre et mélancoliquepaysage, les créations les plus fantasques de l’art. Son petitsalon est tendu de belles tapisseries des Gobelins, encadrées desplus merveilleux cadres sculptés. Aux fenêtres se drapent lesétoffes les plus lourdes du vieux temps, un magnifique brocart àdoubles reflets, or et rouge jaune et vert, qui foisonne en plisvigoureux, orné de franges royales, de glands dignes des plussplendides dais de l’église. Ce salon est rempli par un bahut quelui trouva son homme d’affaires et qui vaut aujourd’hui sept ouhuit mille francs, par une table en ébène sculpté, par unsecrétaire aux mille tiroirs, incrusté d’arabesques en ivoire, etvenu de Venise, enfin par les plus beaux meubles gothiques. Il s’ytrouve des tableaux, des statuettes, tout ce qu’un peintre de sesamis put choisir de mieux chez les marchands de curiosités qui, en1818, ne se doutaient pas du prix qu’acquerraient plus tard cestrésors. Elle a mis sur ses tables de beaux vases du Japon auxdessins fantasques. Le tapis est un tapis de Perse entré par lesdunes en contrebande. Sa chambre est dans le goût du siècle deLouis XV et d’une parfaite exactitude. C’est bien le lit de boissculpté, peint en blanc, à dossiers cintrés, surmontés d’Amours sejetant des fleurs, rembourrés, garnis de soie brochée, avec le cielorné de quatre bouquets de plumes&|160;; la tenture en vraie perse,agencée avec des ganses de soie, des cordes et des nœuds&|160;; lagarniture de cheminée en rocaille&|160;; la pendule d’or moulu,entre deux grands vases du premier bleu de Sèvres, montés en cuivredoré&|160;; la glace encadrée dans le même goût&|160;; la toilettePompadour avec ses dentelles et sa glace&|160;; puis ces meubles sicontournés, ces duchesses, cette chaise longue, ce petit canapésec, la chauffeuse à dossier matelassé, le paravent de laque, lesrideaux de soie pareille à celle du meuble, doublés de satin roseet drapés par des cordes à puits&|160;; le tapis de laSavonnerie&|160;; enfin toutes les choses élégantes, riches,somptueuses, délicates, au milieu desquelles les jolies femmes dudix-huitième siècle faisaient l’amour. Le cabinet, entièrementmoderne, oppose aux galanteries du siècle de Louis XV un charmantmobilier d’acajou : sa bibliothèque est pleine, il ressemble à unboudoir, il a un divan. Les charmantes futilités de la femmel’encombrent, y occupent le regard d’œuvres modernes : des livres àsecret, des boîtes à mouchoirs et à gants, des abat-jour enlithophanies, des statuettes, des chinoiseries, des écritoires, unou deux albums, des presse-papiers, enfin les innombrablescolifichets à la mode. Les curieux y voient avec une surpriseinquiète des pistolets, un narghilé, une cravache, un hamac, unepipe, un fusil de chasse, une blouse, du tabac, un sac de soldat,bizarre assemblage qui peint Félicité.

Toute grande âme, en venant là, sera saisie par les beautésspéciales du paysage qui déploie ses savanes après le parc,dernière végétation du continent. Ces tristes carrés d’eausaumâtre, divisés par les petits chemins blancs sur lesquels sepromène le paludier, vêtu tout en blanc, pour ratisser, recueillirle sel et le mettre en mulons&|160;; cet espace que les exhalaisonssalines défendent aux oiseaux de traverser, en étouffant aussi tousles efforts de la botanique&|160;; ces sables où l’oeil n’estconsolé que par une petite herbe dure, persistante, à fleursrosées, et par l’oeillet des Chartreux&|160;; ce lac d’eau marine,le sable des dunes et la vue du Croisic, miniature de ville arrêtéecomme Venise en pleine mer&|160;; enfin, l’immense océan qui bordeles rescifs en granit de ses franges écumeuses pour faire encoremieux ressortir leurs formes bizarres, ce spectacle élève la penséetout en l’attristant, effet que produit à la longue le sublime, quidonne le regret de choses inconnues, entrevues par l’âme à deshauteurs désespérantes. Aussi ces sauvages harmonies neconviennent-elles qu’aux grands esprits et aux grandes douleurs. Cedésert plein d’accidents, où parfois les rayons du soleil réfléchispar les eaux, par les sables, blanchissent le bourg de Batz, etruissellent sur les toits du Croisic, en répandant un éclatimpitoyable, occupait alors Camille des jours entiers. Elle setournait rarement vers les délicieuses vues fraîches, vers lesbosquets et les haies fleuries qui enveloppent Guérande, comme unemariée, de fleurs, de rubans, de voiles et de festons. Ellesouffrait alors d’horribles douleurs inconnues.

Dès que Calyste vit poindre les girouettes des deux pignonsau-dessus des ajoncs du grand chemin et les têtes tortues des pins,il trouva l’air plus léger. Guérande lui semblait une prison, savie était aux Touches. Qui ne comprendrait les attraits qui s’ytrouvaient pour un jeune homme candide&|160;? L’amour pareil àcelui de Chérubin, qui l’avait fait tomber aux pieds d’une personnequi devint une grande chose pour lui avant d’être une femme, devaitsurvivre aux inexplicables refus de Félicité. Ce sentiment, qui estplus le besoin d’aimer que l’amour, n’avait pas échappé sans douteà la terrible analyse de Camille Maupin, et de là peut-être venaitson refus, noblesse incomprise par Calyste. Puis là brillaientd’autant plus les merveilles de la civilisation moderne qu’ellescontrastaient avec tout Guérande, où la pauvreté des du Guénicétait une splendeur. Là se déployèrent aux regards ravis de cejeune ignorant, qui ne connaissait que les genêts de la Bretagne etles bruyères de la Vendée, les richesses parisiennes d’un mondenouveau&|160;; de même qu’il y entendit un langage inconnu, sonore.Calyste écouta les accents poétiques de la plus belle musique, lasurprenante musique du dix-neuvième siècle chez laquelle la mélodieet l’harmonie luttent à puissance égale, où le chant etl’instrumentation sont arrivés à des perfections inouïes. Il y vitles œuvres de la plus prodigue peinture, celle de l’écolefrançaise, aujourd’hui héritière de l’Italie, de l’Espagne et desFlandres, où le talent est devenu si commun que tous les yeux, tousles cœurs fatigués de talent appellent à grands cris le génie. Il ylut ces œuvres d’imagination, ces étonnantes créations de lalittérature moderne qui produisirent tout leur effet sur un cœurneuf. Enfin notre grand dix-neuvième siècle lui apparut avec sesmagnificences collectives, sa critique, ses efforts de rénovationen tous genres, ses tentatives immenses et presque toutes à lamesure du géant qui berça dans ses drapeaux l’enfance de ce siècle,et lui chanta des hymnes accompagnés par la terrible basse ducanon. Initié par Félicité à toutes ces grandeurs, qui peut-êtreéchappent aux regards de ceux qui les mettent en scène et qui ensont les ouvriers, Calyste satisfaisait aux Touches le goût dumerveilleux si puissant à son âge, et cette naïve admiration, lepremier amour de l’adolescence, qui s’irrite tant de la critique.Il est si naturel que la flamme monte&|160;! Il écouta cette joliemoquerie parisienne, cette élégante satire qui lui révélèrentl’esprit français et réveillèrent en lui mille idées endormies parla douce torpeur de sa vie en famille. Pour lui, mademoiselle desTouches était la mère de son intelligence, une mère qu’il pouvaitaimer sans crime. Elle était si bonne pour lui : une femme esttoujours adorable pour un homme à qui elle inspire de l’amour,encore qu’elle ne paraisse pas le partager. En ce moment Félicitélui donnait des leçons de musique. Pour lui ces grands appartementsdu rez-de-chaussée encore étendus par les habiles dispositions desprairies et des massifs du parc, cette cage d’escalier meublée deschefs-d’œuvre de la patience italienne, de bois sculptés, demosaïques vénitiennes et florentines, de bas-reliefs en ivoire, enmarbre, de curiosités commandées par les fées du moyen âge&|160;;cet appartement intime, si coquet, si voluptueusement artiste,étaient vivifiés, animés par une lumière, un esprit, un airsurnaturels, étranges, indéfinissables. Le monde moderne avec sespoésies s’opposait vivement au monde morne et patriarcal deGuérande en mettant deux systèmes en présence. D’un côté les milleeffets de l’art, de l’autre l’unité de la sauvage Bretagne.Personne alors ne demandera pourquoi le pauvre enfant, ennuyé commesa mère des finesses de la mouche, tressaillait toujours en entrantdans cette maison, en y sonnant, en en traversant la cour. Il est àremarquer que ces pressentiments n’agitent plus les hommes faits,rompus aux inconvénients de la vie, que rien ne surprend plus, etqui s’attendent à tout. En ouvrant la porte, Calyste entendit lessons du piano, il crut que Camille Maupin était au salon&|160;;mais, lorsqu’il entra au billard, la musique n’arriva plus à sonoreille. Camille jouait sans doute sur le petit piano droit qui luivenait d’Angleterre rapporté par Conti et placé dans son salon d’enhaut. En montant l’escalier où l’épais tapis étouffait entièrementle bruit des pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Ilreconnut quelque chose d’extraordinaire dans cette musique.Félicité jouait pour elle seule, elle s’entretenait avec elle-même.Au lieu d’entrer, le jeune homme s’assit sur un banc gothique garnide velours vert qui se trouvait le long du palier sous une fenêtreartistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix etvernis. Rien de plus mystérieusement mélancolique quel’improvisation de Camille : vous eussiez dit d’une âme criantquelque De profundis à Dieu du fond de la tombe. Le jeune amant yreconnut la prière de l’amour au désespoir, la tendresse de laplainte soumise, les gémissements d’une affliction contenue.Camille avait étendu, varié, modifié l’introduction à la cavatinede Grâce pour toi, grâce pour moi , qui est presque tout lequatrième acte de Robert-le-Diable . Elle chanta tout à coup cemorceau d’une manière déchirante et s’interrompit. Calyste entra etvit la raison de cette interruption. La pauvre CamilleMaupin&|160;! la belle Félicité lui montra sans coquetterie unvisage baigné de larmes, prit son mouchoir, les essuya, et lui ditsimplement : – Bonjour. Elle était ravissante dans sa toilette dumatin. Elle avait sur la tête une de ces résilles en velours rougealors à la mode et de laquelle s’échappaient ses luisantes grappesde cheveux noirs. Une redingote très courte lui formait une tuniquegrecque moderne qui laissait voir un pantalon de batiste àmanchettes brodées et les plus jolies pantoufles turques, rouge etor.

– Qu’avez-vous&|160;? lui dit Calyste.

– Il n’est pas revenu, répondit-elle en se tenant debout à lacroisée et regardant les sables, le bras de mer et les marais.

Cette réponse expliquait sa toilette. Camille paraissaitattendre Claude Vignon, elle était inquiète comme une femme quifait des frais inutiles. Un homme de trente ans aurait vu cela,Calyste ne vit que la douleur de Camille.

– Vous êtes inquiète&|160;? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit-elle avec une mélancolie que cet enfant nepouvait analyser.

Calyste sortit vivement.

– Hé&|160;! bien, où allez-vous&|160;?

– Le chercher, répondit-il.

– Cher enfant, dit-elle en le prenant par la main, le retenantauprès d’elle et lui jetant un de ces regards mouillés qui sontpour les jeunes âmes la plus belle des récompenses. Etes-vousfou&|160;? où voulez-vous le trouver sur cette côte&|160;?

– Je le trouverai.

– Votre mère aurait des angoisses mortelles. D’ailleurs restez.Allons, je le veux, dit-elle en le faisant asseoir sur le divan. Nevous attendrissez pas sur moi. Les larmes que vous voyez sont deces larmes qui nous plaisent. Il est en nous une faculté que n’ontpoint les hommes, celle de nous abandonner à notre nature nerveuseen poussant les sentiments à l’extrême. En nous figurant certainessituations et nous y laissant aller, nous arrivons ainsi auxpleurs, et quelquefois à des états graves, à des désordres. Nosfantaisies à nous ne sont pas des jeux de l’esprit, mais du cœur.Vous êtes venu fort à propos, la solitude ne me vaut rien. Je nesuis pas la dupe du désir qu’il a eu de visiter sans moi le Croisicet ses roches, le bourg de Batz et ses sables, les marais salants.Je savais qu’il y mettrait plusieurs jours au lieu d’un. Il a voulunous laisser seuls&|160;; il est jaloux, ou plutôt il joue lajalousie. Vous êtes jeune, vous êtes beau.

– Que ne me le disiez-vous&|160;! Faut-il ne plus venir&|160;?demanda Calyste en retenant mal une larme qui roula sur sa joue etqui toucha vivement Félicité.

– Vous êtes un ange&|160;! s’écria-t-elle. Puis elle chantagaiement le Restez de Mathilde dans Guillaume Tell , pour ôtertoute gravité à cette magnifique réponse de la princesse à sonsujet. – Il a voulu, reprit-elle, me faire croire ainsi à plusd’amour qu’il n’en a pour moi. Il sait tout le bien que je luiveux, dit-elle en regardant Calyste avec attention&|160;; mais ilest humilié peut-être de se trouver inférieur à moi en ceci.Peut-être aussi lui est-il venu des soupçons sur vous et veut-ilnous surprendre. Mais, quand il ne serait coupable que d’allerchercher les plaisirs de cette sauvage promenade sans moi, de nem’avoir pas associée à ses courses, aux idées que lui inspirerontces spectacles, et de me donner de mortelles inquiétudes, n’est-cepas assez&|160;? Je ne suis pas plus aimée par ce grand cerveau queje ne l’ai été par le musicien, par l’homme d’esprit, par lemilitaire. Sterne a raison : les noms signifient quelque chose, etle mien est la plus sauvage raillerie. Je mourrai sans trouver chezun homme l’amour que j’ai dans le cœur, la poésie que j’ai dansl’âme.

Elle demeura les bras pendants, la tête appuyée sur son coussin,les yeux stupides de réflexion, fixés sur une rosace de son tapis.Les douleurs des esprits supérieurs ont je ne sais quoi degrandiose et d’imposant, elles révèlent d’immenses étendues d’âmeque la pensée du spectateur étend encore. Ces âmes partagent lespriviléges de la royauté dont les affections tiennent à un peupleet qui frappent alors tout un monde.

– Pourquoi m’avez-vous… , dit Calyste qui ne put achever.

La belle main de Camille Maupin s’était posée brûlante sur lasienne et l’avait éloquemment interrompu.

– La nature a changé pour moi ses lois en m’accordant encorecinq à six ans de jeunesse. Je vous ai repoussé par égoïsme. Tôt outard l’âge nous aurait séparés. J’ai treize ans de plus que lui,c’est déjà bien assez.

– Vous serez encore belle à soixante ans, s’écria héroïquementCalyste.

– Dieu vous entende&|160;! répondit-elle en souriant.D’ailleurs, cher enfant, je veux l’aimer. Malgré son insensibilité,son manque d’imagination, sa lâche insouciance et l’envie qui ledévore, je crois qu’il y a des grandeurs sous ces haillons,j’espère galvaniser ce cœur, sauver de lui-même, me l’attacher.Hélas&|160;! j’ai l’esprit clairvoyant et le cœur aveugle.

Elle fut épouvantable de clarté sur elle-même. Elle souffrait etanalysait sa souffrance, comme Cuvier, Dupuytren expliquaient àleurs amis la marche fatale de leur maladie et le progrès quefaisait en eux la mort. Camille Maupin se connaissait en passionaussi bien que ces deux savants se connaissaient en anatomie.

– Je suis venue ici pour le bien juger, il s’ennuie déjà. Parislui manque, je le lui ai dit : il a la nostalgie de la critique, iln’a ni auteur à plumer, ni système à creuser, ni poète àdésespérer, et n’ose se livrer ici à quelque débauche au sein delaquelle il pourrait déposer le fardeau de sa pensée. Hélas&|160;!mon amour n’est pas assez vrai, peut-être, pour lui détendre lecerveau. Je ne l’enivre pas, enfin&|160;! Grisez-vous ce soir aveclui, je me dirai malade et resterai dans ma chambre, je saurai sije ne me trompe point.

Calyste devint rouge comme une cerise, rouge du menton au front,et ses oreilles se bordèrent de feu.

– Mon Dieu&|160;! s’écria-t-elle, et moi qui déprave sans ysonger ton innocence de jeune fille&|160;! Pardonne-moi, Calyste.Quand tu aimeras, tu sauras qu’on est capable de mettre le feu à laSeine pour donner le moindre plaisir à l’ objet aimé , comme disentles tireuses de cartes. Elle fit une pause. Il y a des naturessuperbes et conséquentes qui s’écrient à un certain âge : – Si jerecommençais la vie, je ferais de même&|160;! Moi qui ne me croispas faible, je m’écrie. – Je serais une femme comme votre mère,Calyste. Avoir un Calyste, quel bonheur&|160;! Eussé-je pris pourmari le plus sot des hommes, j’aurais été femme humble et soumise.Et cependant je n’ai pas commis de fautes envers la société, jen’ai fait de tort qu’à moi-même. Hélas&|160;! cher enfant, la femmene peut pas plus aller seule dans la société que dans ce qu’onappelle l’état primitif. Les affections qui ne sont pas en harmonieavec les lois sociales ou naturelles, les affections qui ne sontpas obligées enfin, nous fuient. Souffrir pour souffrir, autantêtre utile. Que m’importent les enfants de mes cousines Faucombequi ne sont plus Faucombe, que je n’ai pas vues depuis vingt ans,et qui d’ailleurs ont épousé des négociants&|160;! Vous êtes unfils qui ne m’avez pas coûté les ennuis de la maternité, je vouslaisserai ma fortune, et vous serez heureux, au moins de cecôté-là, par moi, cher trésor de beauté, de grâce que rien ne doitaltérer ni flétrir…

Après ces paroles dites d’un son de voix profond, elle déroulases belles paupières pour ne pas laisser lire dans ses yeux.

– Vous n’avez rien voulu de moi, dit Calyste, je rendrais votrefortune à vos héritiers.

– Enfant&|160;! dit Camille d’un son de voix profond en laissantrouler des larmes sur ses joues. Rien ne me sauvera-t-il donc demoi-même&|160;?

– Vous avez une histoire à me dire et une lettre à me… , dit legénéreux enfant pour faire diversion à ce chagrin&|160;; mais iln’acheva pas, elle lui coupa la parole.

– Vous avez raison, il faut être honnête fille avant tout. Ilétait trop tard hier, mais il paraît que nous aurons bien du tempsà nous aujourd’hui, dit-elle d’un ton à la fois plaisant et amer.Pour acquitter ma promesse, je vais me mettre de manière à plongersur le chemin qui mène à la falaise.

Calyste lui disposa dans cette direction un grand fauteuilgothique et ouvrit la croisée à vitraux. Camille Maupin, quipartageait le goût oriental de l’illustre écrivain de son sexe,alla prendre un magnifique narghilé persan que lui avait donné unambassadeur&|160;; elle chargea la cheminée de patchouli, nettoyale bochettino , parfuma le tuyau de plume qu’elle y adaptait, etdont elle ne se servait jamais qu’une fois, mit le feu aux feuillesjaunes, plaça le vase à long col émaillé bleu et or de ce belinstrument de plaisir à quelques pas d’elle, et sonna pour demanderdu thé.

– Si vous voulez des cigarettes&|160;?… Ah&|160;! j’oublietoujours que vous ne fumez pas. Une pureté comme la vôtre est sirare&|160;! Il me semble que pour caresser le duvet satiné de vosjoues il faut la main d’une Eve sortie des mains de Dieu.

Calyste rougit et se posa sur un tabouret, il ne vit pas laprofonde émotion qui fit rougir Camille.

– La personne de qui j’ai reçu cette lettre hier, et qui serapeut-être demain ici, est la marquise de Rochegude, la belle-sœurde madame d’Ajuda-Pinto, dit Félicité. Après avoir marié sa filleaînée à un grand seigneur portugais établi pour toujours en France,le vieux Rochegude, dont la maison n’est pas aussi vieille que lavôtre, voulut apparenter son fils à la haute noblesse, afin depouvoir lui faire avoir la pairie qu’il n’avait pu obtenir pourlui-même. La comtesse de Montcornet lui signala dans le départementde l’Orne une mademoiselle Béatrix-Maximilienne-Rose de Casteran,fille cadette du marquis de Casteran, qui voulait marier ses deuxfilles sans dot, afin de réserver toute sa fortune au comte deCasteran, son fils. Les Casteran sont, à ce qu’il paraît, de lacôte d’Adam. Béatrix, née, élevée au château de Casteran, avaitalors, le mariage s’est fait en 1828, une vingtaine d’années. Elleétait remarquable par ce que vous autres provinciaux nommezoriginalité, et qui n’est simplement que de la supériorité dans lesidées, de l’exaltation, un sentiment pour le beau, un certainentraînement pour les œuvres de l’art. Croyez-en une pauvre femmequi s’est laissée aller à ces pentes, il n’y a rien de plusdangereux pour une femme&|160;; en les suivant, on arrive où vousme voyez, et où est arrivée la marquise… à des abîmes. Les hommesont seuls le bâton avec lequel on se soutient le long de cesprécipices, une force qui nous manque et qui fait de nous desmonstres quand nous la possédons. Sa vieille grand’mère, ladouairière de Casteran, lui vit avec plaisir épouser un hommeauquel elle devait être supérieure en noblesse et en idées. LesRochegude firent très-bien les choses, Béatrix n’eut qu’à se louerd’eux&|160;; de même que les Rochegude durent être satisfaits desCasteran, qui, liés aux Gordon, aux d’Esgrignon, aux Troisville,aux Navarreins, obtinrent la pairie pour leur gendre dans cettedernière grande fournée de pairs que fit Charles X, et dontl’annulation a été prononcée par la révolution de juillet. Le vieuxRochegude mort, son fils a eu toute sa fortune. Rochegude est assezsot&|160;; néanmoins il a commencé par avoir un fils&|160;; etcomme il a très-fort assassiné sa femme de lui-même, elle en a eubientôt assez. Les premiers jours du mariage sont un écueil pourles petits esprits comme pour les grands amours. En sa qualité desot, Rochegude a pris l’ignorance de sa femme pour de la froideur,il a classé Béatrix parmi les femmes lymphatiques et froides : elleest blonde, et il est parti de là pour rester dans la plus entièresécurité, pour vivre en garçon, et pour compter sur la prétenduefroideur de la marquise, sur sa fierté, sur son orgueil, sur unemanière de vivre grandiose qui entoure de mille barrières une femmeà Paris. Vous saurez ce que je veux dire quand vous visiterez cetteville. Ceux qui comptaient profiter de son insouciante tranquillitélui disaient :  » Vous êtes bien heureux : vous avez une femmefroide, qui n’aura que des passions de tête&|160;; elle estcontente de briller, ses fantaisies sont purementartistiques&|160;; sa jalousie, ses désirs seront satisfaits sielle se fait un salon où elle réunira tous les beaux esprits&|160;;elle fera des débauches de musique, des orgies de littérature.  » Etle mari de gober ces plaisanteries par lesquelles à Paris onmystifie les niais. Cependant Rochegude n’est pas un sot ordinaire: il a de la vanité, de l’orgueil autant qu’un homme d’esprit, aveccette différence que les gens d’esprit se frottent de modestie etse font chats, ils vous caressent pour être caressés&|160;; tandisque Rochegude a un bon gros amour-propre rouge et frais quis’admire en public et sourit toujours. Sa vanité se vautre àl’écurie et se nourrit à grand bruit au râtelier en tirant sonfourrage. Il a de ces défauts qui ne sont connus que des gens àmême de les juger dans l’intimité, qui ne frappent que dans l’ombreet le mystère de la vie privée, tandis que dans le monde, et pourle monde, un homme paraît charmant. Rochegude devait êtreinsupportable dès qu’il se croirait menacé dans ses foyers, car ila cette jalousie louche et mesquine, brutale quand elle estsurprise, lâche pendant six mois, meurtrière le septième. Ilcroyait tromper sa femme et il la redoutait, deux causes detyrannie, le jour où il s’apercevrait que la marquise lui faisaitla charité de paraître indifférente à ses infidélités. Je vousanalyse ce caractère afin d’expliquer la conduite de Béatrix. Lamarquise a eu pour moi la plus vive admiration, mais del’admiration à la jalousie il n’y a qu’un pas. J’ai l’un des salonsles plus remarquables de Paris, elle désirait s’en faire un, ettâchait de me prendre mon monde. Je ne sais pas garder ceux quiveulent me quitter. Elle a eu les gens superficiels qui sont amisde tout le monde par oisiveté, dont le but est de sortir d’un salondès qu’ils y sont entrés&|160;; mais elle n’a pas eu le temps defonder une société. Dans ce temps-là je l’ai crue dévorée du désird’une célébrité quelconque. Néanmoins elle a de la grandeur d’âme,une fierté royale, des idées, une facilité merveilleuse à concevoiret à comprendre tout&|160;; elle parlera métaphysique et musique,théologie et peinture. Vous la verrez femme ce que nous l’avons vuejeune mariée&|160;; mais il y a chez elle un peu d’affectation :elle a trop l’air de savoir les choses difficiles, le chinois oul’hébreu, de se douter des hiéroglyphes ou de pouvoir expliquer lespapyrus qui enveloppent les momies. Béatrix est une de ces blondesauprès desquelles la blonde Eve paraîtrait une négresse. Elle estmince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie&|160;;elle a une figure longue et pointue, un teint assez journalier,aujourd’hui couleur percale, demain bis et taché sous la peau demille points comme si le sang avait charrié de la poussière pendantla nuit&|160;; son front est magnifique mais un peu tropaudacieux&|160;; ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent dansle blanc sous des sourcils faibles, sous des paupières paresseuses.Elle a souvent les yeux cernés. Son nez qui décrit un quart decercle est pincé des narines et plein de finesse mais impertinent.Elle a la bouche autrichienne, la lèvre supérieure est plus forteque l’inférieure qui tombe d’une façon dédaigneuse. Ses joues pâlesne se colorent que par une émotion très-vive. Son menton est assezgras&|160;; le mien n’est pas mince et peut-être ai-je tort de vousdire que les femmes à menton gras sont exigeantes en amour. Elle aune des plus belles tailles que j’aie vues, un dos d’uneétincelante blancheur autrefois très-plat et qui maintenant s’estdit-on développé, rembourré&|160;; mais le corsage n’a pas étéaussi heureux que les épaules les bras sont restés maigres. Elle ad’ailleurs une tournure et des manières dégagées qui rachètent cequ’elle peut avoir de défectueux et mettent admirablement en reliefses beautés. La nature lui a donné cet air de princesse qui nes’acquiert point, qui lui sied et révèle soudain la femme noble enharmonie d’ailleurs avec des hanches grêles mais du plus délicieuxcontour avec le plus joli pied du monde, avec cette abondantechevelure d’ange que le pinceau de Girodet a tant cultivée et quiressemble à des flots de lumière. Sans être irréprochablement belleni jolie elle produit, quand elle le veut, des impressionsineffaçables. Elle n’a qu’à se mettre en velours cerise, avec desbouillons de dentelles, à se coiffer de roses rouges, elle estdivine. Si par un artifice quelconque elle pouvait porter lecostume du temps où les femmes avaient des corsets pointus àéchelles de rubans s’élançant minces et frêles de l’ampleur étofféedes jupes en brocart à plis soutenus et puissants où elless’entouraient de fraises goudronnées cachaient leurs bras dans desmanches à crevés à sabots de dentelles d’où la main sortait commele pistil d’un calice et qu’elles rejetaient les mille boucles deleur chevelure au delà d’un chignon ficelé de pierreries, Béatrixlutterait avantageusement avec les beautés idéales que vous voyezvêtues ainsi.

Félicité montrait à Calyste une belle copie du tableau de Miérisoù se voit une femme en satin blanc, debout tenant un papier etchantant avec un seigneur brabançon, pendant qu’un nègre verse dansun verre à pate du vieux vin d’Espagne, et qu’une vieille femme decharge arrange des biscuits.

– Les blondes reprit-elle ont sur nous autres femmes brunesl’avantage d’une précieuse diversité : il y a cent manières d’êtreblonde et il n’y en a qu’une d’être brune. Les blondes sont plusfemmes que nous, nous ressemblons trop aux hommes nous autresbrunes françaises. Eh&|160;! bien dit-elle n’allez-vous pas tomberamoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fais, absolumentcomme je ne sais quel prince des Mille et un Jours&|160;? Tuarriverais encore trop tard mon pauvre enfant. Mais console toi :là c’est au premier venu les os&|160;!

Ces paroles furent dites avec intention. L’admiration peinte surle visage du jeune homme était plus excitée par la peinture que parle peintre dont le faire manquait son but. En parlant, Félicitédéployait les ressources de son éloquente physionomie.

– Malgré son état de blonde, continua-t-elle, Béatrix n’a pas lafinesse de sa couleur&|160;; elle a de la sévérité dans les lignes,elle est élégante et dure&|160;; elle a la figure d’un dessin secet l’on dirait que dans son âme il y a des ardeurs méridionales.C’est un ange qui flambe et se dessèche. Enfin ses yeux ont soif.Ce qu’elle a de mieux est la face&|160;; de profil, sa figure al’air d’avoir été prise entre deux portes. Vous verrez si je mesuis trompée. Voici ce qui nous a rendues amies intimes. Pendanttrois ans de 1828 à 1831, Béatrix, en jouissant des dernières fêtesde la Restauration en voyageant à travers les salons en allant à lacour, en ornant les bals costumés de l’Elysée-Bourbon jugeait leshommes, les choses les événements et la vie de toute la hauteur desa pensée. Elle eut l’esprit occupé. Ce premier momentd’étourdissement causé par le monde empêcha son cœur de seréveiller et il fut encore engourdi par les premières malices dumariage : l’enfant, les couches, et ce trafic de maternité que jen’aime point. Je ne suis point femme de ce côté-là. Les enfants mesont insupportables, ils donnent mille chagrins et des inquiétudesconstantes. Aussi trouvé-je qu’un des grands bénéfices de lasociété moderne, et dont nous avons été privées par cet hypocritede Jean-Jacques, était de nous laisser libres d’être ou de ne pasêtre mères. Si je ne suis pas seule à penser ainsi, je suis seule àle dire. Béatrix alla de 1830 à 1831 passer la tourmente à la terrede son mari et s’y ennuya comme un saint dans sa stalle au paradis.A son retour à Paris, la marquise jugea peut être avec justesse quela révolution, apparence purement politique aux yeux de certainesgens, allait être une révolution morale. Le monde auquel elleappartenait n’ayant pu se reconstituer pendant le triomphe inespérédes quinze années de la Restauration, s’en irait en miettes sousles coups de bélier mis en œuvre par la bourgeoisie. Cette grandeparole de monsieur Lainé : Les rois s’en vont&|160;! elle l’avaitentendue. Cette opinion, je le crois, n’a pas été sans influencesur sa conduite. Elle prit une part intellectuelle aux nouvellesdoctrines qui pullulèrent durant trois ans, après Juillet, commedes moucherons au soleil, et qui ravagèrent plusieurs têtesfemelles&|160;; mais comme tous les nobles, en trouvant cesnouveautés superbes, elle voulait sauver la noblesse. Ne voyantplus de place pour les supériorités personnelles, voyant la hautenoblesse recommencer l’opposition muette qu’elle avait faite àNapoléon, ce qui était son seul rôle sous l’empire de l’action etdes faits, mais ce qui, dans une époque morale, équivaut à donnersa démission, elle préféra le bonheur à ce mutisme. Quand nousrespirâmes un peu, la marquise trouva chez moi l’homme avec qui jecroyais finir ma vie, Gennaro Conti, le grand compositeur,d’origine napolitaine, mais né à Marseille. Conti a beaucoupd’esprit, il a du talent comme compositeur, quoiqu’il ne puissejamais arriver au premier rang. Sans Meyerbeer et Rossini,peut-être eût-il passé pour un homme de génie. Il a sur eux unavantage, il est en musique vocale ce qu’est Paganini sur leviolon, Liszt sur le piano, Taglioni dans la danse, et ce qu’étaitenfin le fameux Garat, qu’il rappelle à ceux qui l’ont entendu. Cen’est pas une voix, mon ami, c’est une âme. Quand ce chant répond àcertaines idées, à des dispositions difficiles à peindre et danslesquelles se trouve parfois une femme, elle est perdue enentendant Gennaro. La marquise conçut pour lui la plus follepassion et me l’enleva. Le trait est excessivement provincial maisde bonne guerre. Elle conquit mon estime et mon amitié par lamanière dont elle s’y prit avec moi. Je lui paraissais femme àdéfendre mon bien, elle ne savait pas que pour moi la chose aumonde la plus ridicule dans cette position est l’objet même de lalutte. Elle vint chez moi. Cette femme si fière était tant éprisequ’elle me livra son secret et me rendit l’arbitre de sa destinée.Elle fut adorable : elle resta femme et marquise à mes yeux. Jevous dirai, mon ami, que les femmes sont parfois mauvaises&|160;;mais elles ont des grandeurs secrètes que jamais les hommes nesauront apprécier. Ainsi, comme je puis faire mon testament defemme au bord de la vieillesse qui m’attend, je vous dirai quej’étais fidèle à Conti, que je l’eusse été jusqu’à la mort, et quecependant je le connaissais. C’est une nature charmante enapparence, et détestable au fond. Il est charlatan dans les chosesdu cœur. Il se rencontre des hommes, comme Nathan de qui je vous aidéjà parlé, qui sont charlatans d’extérieur et de bonne foi. Ceshommes se mentent à eux – mêmes. Montés sur leurs échasses, ilscroient être sur leurs pieds, et font leurs jongleries avec unesorte d’innocence&|160;; leur vanité est dans leur sang&|160;; ilssont nés comédiens, vantards, extravagants de forme comme un vasechinois&|160;; ils riront peut-être d’eux-mêmes. Leur personnalitéest d’ailleurs généreuse, et, comme l’éclat des vêtements royaux deMurat, elle attire le danger. Mais la fourberie de Conti ne serajamais connue que de sa maîtresse. Il a dans son art la célèbrejalousie italienne qui porta le Carlone à assassiner Piola, quivalut un coup de stylet à Paësiello. Cette envie terrible estcachée sous la camaraderie la plus gracieuse. Conti n’a pas lecourage de son vice, il sourit à Meyerbeer et le complimente quandil voudrait le déchirer. Il sent sa faiblesse, et se donne lesapparences de la force&|160;; puis il est d’une vanité qui lui faitjouer les sentiments les plus éloignés de son cœur. Il se donnepour un artiste qui reçoit ses inspirations du ciel. Pour lui l’artest quelque chose de saint et de sacré. Il est fanatique, il estsublime de moquerie avec les gens du monde&|160;; il est d’uneéloquence qui semble partir d’une conviction profonde. C’est unvoyant, un démon, un dieu, un ange. Enfin, quoique prévenu,Calyste, vous serez sa dupe. Cet homme méridional, cet artistebouillant est froid comme une corde à puits. Ecoutez-le : l’artisteest un missionnaire, l’art est une religion qui a ses prêtres etdoit avoir ses martyrs. Une fois parti, Gennaro arrive au pathos leplus échevelé que jamais professeur de philosophie allemande aitdégurgité à son auditoire. Vous admirez ses convictions, il necroit à rien. En vous enlevant au ciel par un chant qui semble unfluide mystérieux et qui verse l’amour, il jette sur vous un regardextatique&|160;; mais il surveille votre admiration, il se demande: Suis-je bien un dieu pour eux&|160;? Au même moment parfois il sedit en lui-même : J’ai mangé trop de macaroni. Vous vous croyezaimée, il vous hait, et vous ne savez pourquoi&|160;; mais je lesavais, moi : il avait vu la veille une femme, il l’aimait parcaprice&|160;; et m’insultait de quelque faux amour, de caresseshypocrites, en me faisant payer cher sa fidélité forcée. Enfin ilest insatiable d’applaudissements, il singe tout et se joue detout&|160;; il feint la joie aussi bien que la douleur&|160;; maisil réussit admirablement. Il plaît, on l’aime, il peut être admiréquand il le veut. Je l’ai laissé haïssant sa voix, il lui devaitplus de succès qu’à son talent de compositeur&|160;; et il préfèreêtre homme de génie comme Rossini à être un exécutant de la forcede Rubini. J’avais fait la faute de m’attacher à lui, j’étaisrésignée à parer cette idole jusqu’au bout. Conti, comme beaucoupd’artistes, est friand&|160;; il aime ses aises, sesjouissances&|160;; il est coquet, recherché, bien mis&|160;;eh&|160;! bien, je flattais toutes ses passions, j’aimais cettenature faible et astucieuse. J’étais enviée, et je souriais parfoisde pitié. J’estimais son courage&|160;; il est brave, et labravoure est, dit-on, la seule vertu qui n’ait pas d’hypocrisie. Envoyage, dans une circonstance, je l’ai vu à l’épreuve : il a surisquer une vie qu’il aime&|160;; mais, chose étrange&|160;! àParis, je lui ai vu commettre ce que je nomme des lâchetés depensée. Mon ami, je savais toutes ces choses. Je dis à la pauvremarquise : – Vous ne savez dans quel abîme vous mettez le pied.Vous êtes le Persée d’une pauvre Andromède, vous me délivrez de monrocher. S’il vous aime, tant mieux&|160;! mais j’en doute, iln’aime que lui. Gennaro fut au septième ciel de l’orgueil. Jen’étais pas marquise, je ne suis pas née Casteran, je fus oubliéeen un jour. Je me donnai le sauvage plaisir d’aller au fond decette nature. Sûre du dénouement, je voulus observer les détoursque ferait Conti. Mon pauvre enfant, je vis en une semaine deshorreurs de sentiment, des pantalonnades infâmes. Je ne veux rienvous en dire, vous verrez cet homme ici. Seulement, comme il saitque je le connais, il me hait aujourd’hui. S’il pouvait mepoignarder avec quelque sécurité, je n’existerais pas deuxsecondes. Je n’ai jamais dit un mot à Béatrix. La dernière etconstante insulte de Gennaro est de croire que je suis capable decommuniquer mon triste savoir à la marquise. Il est devenu sanscesse inquiet, rêveur&|160;; car il ne croit aux bons sentiments depersonne. Il joue encore avec moi le personnage d’un hommemalheureux de m’avoir quittée. Vous trouverez en lui lescordialités les plus pénétrantes&|160;; il est caressant, il estchevaleresque. Pour lui, toute femme est une madone. Il faut vivrelong-temps avec lui pour avoir le secret de cette fausse bonhomieet connaître le stylet invisible de ses mystifications. Son airconvaincu tromperait Dieu. Aussi serez-vous enlacé par ses manièreschattes et ne croirez-vous jamais à la profonde et rapidearithmétique de sa pensée intime. Laissons-le. Je poussail’indifférence jusqu’à les recevoir chez moi. Cette circonstancefit que le monde le plus perspicace, le monde parisien, ne sut riende cette intrigue. Quoique Gennaro fût ivre d’orgueil, il avaitbesoin sans doute de se poser devant Béatrix : il fut d’uneadmirable dissimulation. Il me surprit, je m’attendais à le voirdemandant un éclat. Ce fut la marquise qui se compromit après un ande bonheur soumis à toutes les vicissitudes, à tous les hasards dela vie parisienne. A la fin de l’avant-dernier hiver, elle n’avaitpas vu Gennaro depuis plusieurs jours, et je l’avais invité à dînerchez moi, où elle devait venir dans la soirée. Rochegude ne sedoutait de rien&|160;; mais Béatrix connaissait si bien son mari,qu’elle aurait préféré, me disait-elle souvent, les plus grandesmisères à la vie qui l’attendait auprès de cet homme dans le cas oùil aurait le droit de la mépriser ou de la tourmenter. J’avaischoisi le jour de la soirée de notre amie la comtesse deMontcornet. Après avoir vu le café servi à son mari, Béatrix quittale salon pour aller s’habiller, quoiqu’elle ne commençât jamais satoilette de si bonne heure. – Votre coiffeur n’est pas venu, luifit observer Rochegude quand il sut le motif de la retraite de safemme. – Thérèse me coiffera, répondit-elle. – Mais où allez-vousdonc&|160;? vous n’allez pas chez madame de Montcornet à huitheures. – Non, dit-elle, mais j’entendrai le premier acte auxItaliens. L’interrogeant bailli du Huron dans Voltaire est un mueten comparaison des maris oisifs. Béatrix s’enfuit pour ne pas êtrequestionnée davantage, et n’entendit pas son mari qui lui répondait: – Eh&|160;! bien, nous irons ensemble. Il n’y mettait aucunemalice, il n’avait aucune raison de soupçonner sa femme, elle avaittant de liberté&|160;! il s’efforçait de ne la gêner en rien, il ymettait de l’amour-propre. La conduite de Béatrix n’offraitd’ailleurs pas la moindre prise à la critique la plus sévère. Lemarquis comptait aller je ne sais où, chez sa maîtressepeut-être&|160;! Il s’était habillé avant le dîner, il n’avait qu’àprendre ses gants et son chapeau, lorsqu’il entendit rouler lavoiture de sa femme dans la cour sous la marquise du perron. Ilpassa chez elle et la trouva prête, mais dans le dernier étonnementde le voir. – Où allez-vous&|160;? lui demanda-t-elle. – Ne vousai-je pas dit que je vous accompagnais aux Italiens&|160;? Lamarquise réprima les mouvements extérieurs d’une violentecontrariété, mais ses joues prirent une teinte de rose vif, commesi elle eût mis du rouge. – Eh&|160;! bien, partons, dit-elle.Rochegude la suivit sans prendre garde à l’émotion trahie par lavoix de sa femme, que dévorait la colère la plus concentrée. – AuxItaliens&|160;? dit le mari. – Non, s’écria Béatrix, chezmademoiselle des Touches. J’ai quelques mots à lui dire,reprit-elle quand la portière fut fermée. La voiture partit. -Mais, si vous le vouliez, reprit Béatrix, je vous conduiraisd’abord aux Italiens, et j’irais chez elle après. – Non, réponditle marquis, si vous n’avez que quelques mots à lui dire,j’attendrai dans la voiture&|160;; il est sept heures et demie. SiBéatrix avait dit à son mari : – Allez aux Italiens et laissez-moitranquille, il aurait paisiblement obéi. Comme toute femmed’esprit, elle eut peur d’éveiller ses soupçons en se sentantcoupable, et se résigna. Quand elle voulut quitter les Italienspour venir chez moi, son mari l’accompagna. Elle entra rouge decolère et d’impatience. Elle vint à moi et me dit à l’oreille del’air le plus tranquille du monde : – Ma chère Félicité, jepartirai demain soir avec Conti pour l’Italie, priez-le de faireses préparatifs et d’être avec une voiture et un passe-port ici. -Elle partit avec son mari. Les passions violentes veulent à toutprix leur liberté. Béatrix souffrait depuis un an de sa contrainteet de la rareté de ses rendez-vous, elle se regardait comme unie àGennaro. Ainsi rien ne me surprit. A sa place, avec mon caractère,j’eusse agi de même. Elle se résolut à cet éclat en se voyantcontrariée de la manière la plus innocente. Elle prévint le malheurpar un malheur plus grand. Conti fut d’un bonheur qui me navra, savanité seule était en jeu. – C’est être aimé, cela&|160;! me dit-ilau milieu de ses transports. Combien peu de femmes sauraient perdreainsi toute leur vie, leur fortune, leur considération&|160;! -Oui, elle vous aime, lui dis-je, mais vous ne l’aimez pas&|160;! Ildevint furieux et me fit une scène : il pérora, me querella, mepeignit son amour en disant qu’il n’avait jamais cru qu’il luiserait possible d’aimer autant. Je fus impassible et lui prêtail’argent dont il pouvait avoir besoin pour ce voyage qui le prenaitau dépourvu. Béatrix laissa pour Rochegude une lettre, et partit lelendemain soir en Italie. Elle y est restée dix-huit mois&|160;;elle m’a plusieurs fois écrit, ses lettres sont ravissantesd’amitié&|160;; la pauvre enfant s’est attachée à moi comme à laseule femme qui la comprenne. Elle m’adore, dit-elle. Le besoind’argent a fait faire un opéra français à Gennaro, qui n’a pastrouvé en Italie les ressources pécuniaires qu’ont les compositeursà Paris. Voici la lettre de Béatrix, vous pourrez maintenant lacomprendre, si à votre âge on peut analyser déjà les choses ducœur, dit-elle en lui tendant la lettre.

En ce moment Claude Vignon entra. Cette apparition inattenduerendit pendant un moment Calyste et Félicité silencieux, elle parsurprise, lui par inquiétude vague. Le front immense, haut et largede ce jeune homme chauve à trente-sept ans semblait obscurci denuages. Sa bouche ferme et judicieuse exprimait une froide ironie.Claude Vignon est imposant, malgré les dégradations précoces d’unvisage autrefois magnifique et devenu livide. Entre dix-huit etvingt-cinq ans, il a ressemblé presque au divin Raphaël&|160;; maisson nez, ce trait de la face humaine qui change le plus, s’esttaillé en pointe&|160;; mais sa physionomie s’est tassée pour ainsidire sous de mystérieuses dépressions&|160;; les contours ontacquis une plénitude d’une mauvaise couleur&|160;; les tons deplomb dominent dans le teint fatigué, sans qu’on connaisse lesfatigues de ce jeune homme, vieilli peut-être par une amèresolitude et par les abus de la compréhension. Il scrute la penséed’autrui, sans but ni système. Le pic de sa critique démolittoujours et ne construit rien. Ainsi sa lassitude celle dumanœuvre, et non celle de l’architecte. Les yeux d’un bleu pâle,brillants jadis, ont été voilés par des peines inconnues, ou ternispar une tristesse morne. La débauche a estompé le dessus dessourcils d’une teinte noirâtre. Les tempes ont perdu de leurfraîcheur. Le menton, d’une incomparable distinction, s’est doublésans noblesse. Sa voix, déjà peu sonore, a faibli&|160;; sans êtreni éteinte ni enrouée, elle est entre l’enrouement et l’extinction.L’impassibilité de cette belle tête, la fixité de ce regardcouvrent une irrésolution, une faiblesse que trahit un sourirespirituel et moqueur. Cette faiblesse frappe sur l’action et nonsur la pensée : il y a les traces d’une compréhensionencyclopédique sur ce front, dans les habitudes de ce visageenfantin et superbe à la fois. Il est un détail qui peut expliquerles bizarreries du caractère. L’homme est d’une haute taille,légèrement voûté déjà, comme tous ceux qui portent un monded’idées. Jamais ces grands longs corps n’ont été remarquables parune énergie continue, par une activité créatrice. Charlemagne,Narsès, Bélisaire et Constantin sont, en ce genre, des exceptionsexcessivement remarquées. Certes, Claude Vignon offre des mystèresà deviner. D’abord il est très-simple et très-fin tout ensemble.Quoiqu’il tombe avec la facilité d’une courtisane dans les excès,sa pensée demeure inaltérable Cette intelligence, qui peutcritiquer les arts, la science la littérature, la politique, estinhabile à gouverner la vie extérieure. Claude se contemple dansl’étendue de son royaume intellectuel et abandonne sa forme avecune insouciance diogénique. Satisfait de tout pénétrer, de toutcomprendre, il méprise les matérialités&|160;; mais, atteint par ledoute dès qu’il s’agit de créer, il voit les obstacles sans êtreravi des beautés, et, à force de discuter les moyens, il demeureles bras pendants, sans résultat. C’est le Turc de l’intelligenceendormi par la méditation. La critique est son opium, et son haremde livres faits l’a dégoûté de toute œuvre à faire. Indifférent auxplus petites comme aux plus grandes choses, il est obligé, par lepoids même de sa tête, de tomber dans la débauche pour abdiquerpendant quelques instants le fatal pouvoir de son omnipotenteanalyse. Il est trop préoccupé par l’envers du génie, et vouspouvez maintenant concevoir que Camille Maupin essayât de le mettreà l’endroit. Cette tâche était séduisante. Claude Vignon se croyaitaussi grand politique que grand écrivain&|160;; mais ce Machiavelinédit se rit en lui-même des ambitieux, il sait tout ce qu’ilpeut, il prend instinctivement mesure de son avenir sur sesfacultés, il se voit grand, il regarde les obstacles, pénètre lasottise des parvenus, s’effraie ou se dégoûte, et laisse le tempss’écouler sans se mettre à l’œuvre. Comme Etienne Lousteau lefeuilletoniste, comme Nathan le célèbre auteur dramatique, commeBlondet, autre journaliste, il est sorti du sein de la bourgeoisie,à laquelle on doit la plupart des grands écrivains.

– Par où donc êtes-vous venu&|160;? lui dit mademoiselle desTouches surprise et rougissant de bonheur ou de surprise.

– Par la porte, dit sèchement Claude Vignon.

– Mais, s’écria-t-elle en haussant les épaules, je sais bien quevous n’êtes pas homme à entrer par une fenêtre.

– L’escalade est une espèce de croix d’honneur pour les femmesaimées.

– Assez, dit Félicité.

– Je vous dérange&|160;? dit Claude Vignon.

– Monsieur, dit le naïf Calyste, cette lettre…

– Gardez-la, je ne demande rien, à nos âges ces choses-là secomprennent , dit-il d’un air moqueur en interrompant Calyste.

– Mais, monsieur… dit Calyste indigné.

– Calmez-vous, jeune homme, je suis d’une indulgence excessivepour les sentiments.

– Mon cher Calyste… dit Camille en voulant parler.

– Cher&|160;? dit Vignon qui l’interrompit.

– Claude plaisante, dit Camille en continuant de parler àCalyste, il a tort avec vous qui ne connaissez rien auxmystifications parisiennes.

– Je ne savais pas être plaisant, répliqua Vignon d’un airgrave.

– Par quel chemin êtes-vous venu&|160;? voilà deux heures que jene cesse de regarder dans la direction du Croisic.

– Vous ne regardiez pas toujours, répondit Vignon.

– Vous êtes insupportable dans vos railleries.

– Je raille&|160;?

Calyste se leva.

– Vous n’êtes pas assez mal ici pour vous en aller, lui ditVignon.

– Au contraire, dit le bouillant jeune homme à qui CamilleMaupin tendit sa main qu’il baisa, au lieu de la serrer, eny-laissant une larme brûlante.

– Je voudrais être ce petit jeune homme, dit le critique ens’asseyant et prenant le bout du houka. Comme il aimera&|160;!

– Trop, car alors il ne sera pas aimé, dit mademoiselle desTouches. Madame de Rochegude arrive ici.

– Bon&|160;! fit Claude, avec Conti&|160;?

– Elle y restera seule, mais il l’accompagne.

– Il y a de la brouille&|160;?

– Non.

– Jouez-moi une sonate de Beethoven, je ne connais rien de lamusique qu’il a écrite pour le piano.

Claude se mit à charger de tabac turc la cheminée du houka, enexaminant Camille beaucoup plus qu’elle ne le croyait. Une penséehorrible l’occupait, il se croyait pris pour dupe par une femme debonne foi. Cette situation était neuve.

Calyste en s’en allant ne pensait plus à Béatrix de Rochegude nià sa lettre, il était furieux contre Claude Vignon, il secourrouçait de ce qu’il prenait pour de l’indélicatesse, ilplaignait la pauvre Félicité. Comment être aimé de cette sublimefemme et ne pas l’adorer à genoux, ne pas la croire sur la foi d’unregard ou d’un sourire&|160;? Après avoir été le témoin privilégiédes douleurs que causait l’attente à Félicité, l’avoir vue tournantla tête vers le Croisic, il s’était senti l’envie de déchirer cespectre pâle et froid&|160;; ignorant, comme le lui avait ditFélicité, les mystifications de pensée auxquelles excellent lesrailleurs de la Presse. Pour lui, l’amour était une religionhumaine. En l’apercevant dans la cour, sa mère ne put retenir uneexclamation de joie, et aussitôt la vieille mademoiselle du Guénicsiffla Mariotte.

– Mariotte, voici l’enfant, mets la lubine.

– Je l’ai vu, mademoiselle, répondit la cuisinière.

La mère, un peu inquiète de la tristesse qui siégeait sur lefront de Calyste, sans se douter qu’elle était causée par leprétendu mauvais traitement de Vignon envers Félicité, se mit à satapisserie. La vieille tante prit son tricot. Le baron donna sonfauteuil à son fils, et se promena dans la salle comme pour sedérouiller les jambes avant d’aller faire un tour au jardin. Jamaistableau flamand ou hollandais n’a représenté d’intérieur d’un tonsi brun, meublé de figures si harmonieusement suaves. Ce beau jeunehomme vêtu de velours noir, cette mère encore si belle et les deuxvieillards encadrés dans cette salle antique, exprimaient les plustouchantes harmonies domestiques. Fanny aurait bien vouluquestionner Calyste, mais il avait tiré de sa poche cette lettre deBéatrix, qui peut-être allait détruire tout le bonheur dontjouissait cette noble famille. En la dépliant, la vive imaginationde Calyste lui montra la marquise vêtue comme la lui avaitfantastiquement dépeinte Camille Maupin.

Lettre de Béatrix à Félicité.

 » Gènes, le 2 juillet.

 » Je ne vous ai pas écrit depuis notre séjour à Florence, chèreamie&|160;; mais Venise et Rome ont absorbé mon temps, et vous lesavez, le bonheur tient de la place dans la vie. Nous n’en sommesni l’une ni l’autre à une lettre de plus ou de moins. Je suis unpeu fatiguée. J’ai voulu tout voir, et quand on n’a pas l’âmefacile à blaser, la répétition des jouissances cause de lalassitude. Notre ami a eu de beaux triomphes à la Scala, à laFenice, et ces jours derniers à Saint-Charles. Trois opérasitaliens en dix-huit mois&|160;! vous ne direz pas que l’amour lerend paresseux. Nous avons été partout accueillis à merveille, maisj’eusse préféré le silence et la solitude. N’est-ce pas la seulemanière d’être qui convienne à des femmes en opposition directeavec le monde&|160;? Je croyais qu’il en serait ainsi. L’amour, machère, est un maître plus exigeant que le mariage&|160;; mais ilest si doux de lui obéir&|160;! Après avoir fait de l’amour toutema vie, je ne savais pas qu’il faudrait revoir le monde, même paréchappées, et les soins dont on m’y a entourée étaient autant deblessures. Je n’y étais plus sur un pied d’égalité avec les femmesles plus élevées. Plus on me marquait d’égards, plus on étendaitmon infériorité. Gennaro n’a pas compris ces finesses&|160;; maisil était si heureux que j’aurais eu mauvaise grâce à ne pas immolerde petites vanités à une aussi grande chose que la vie d’unartiste. Nous ne vivons que par l’amour&|160;; tandis que leshommes vivent par l’amour et par l’action, autrement ils neseraient pas hommes. Cependant il existe pour nous autres femmes degrands désavantages dans la position où je me suis mise, et vousles aviez évités : vous étiez restée grande en face du monde, quin’avait aucun droit sur vous&|160;; vous aviez votre libre arbitre,et je n’ai plus le mien. Je ne parle de ceci que relativement auxchoses du cœur, et non aux choses sociales desquelles j’ai fait unentier sacrifice. Vous pouviez être coquette et volontaire, avoirtoutes les grâces de la femme qui aime et peut tout accorder outout refuser à son gré&|160;; vous aviez conservé le privilége descaprices, même dans l’intérêt de votre amour et de l’homme qui vousplaisait. Enfin, aujourd’hui, vous avez encore votre propreaveu&|160;; moi, je n’ai plus la liberté du cœur, que je trouvetoujours délicieuse à exercer en amour, même quand la passion estéternelle. Je n’ai pas ce droit de quereller en riant, auquel noustenons tant et avec tant de raison : n’est-ce pas la sonde aveclaquelle nous interrogeons le cœur&|160;? Je n’ai pas une menace àfaire, je dois tirer tous mes attraits d’une obéissance et d’unedouceur illimitées, je dois imposer par la grandeur de monamour&|160;; j’aimerais mieux mourir que de quitter Gennaro, carmon pardon est dans la sainteté de ma passion. Entre la dignitésociale et ma petite dignité, qui est un secret pour ma conscience,je n’ai pas hésité. Si j’ai quelques mélancolies semblables à cesnuages qui passent sur les cieux les plus purs et auxquelles nousautres femmes nous aimons à nous livrer, je les tais, ellesressembleraient à des regrets. Mon Dieu, j’ai si bien aperçul’étendue de mes obligations, que je me suis armée d’une indulgenceentière&|160;; mais jusqu’à présent Gennaro n’a pas effarouché masi susceptible jalousie. Enfin, je n’aperçois point par où ce cherbeau génie pourrait faillir. Je ressemble un peu, chère ange, à cesdévots qui discutent avec leur Dieu, car n’est-ce pas à vous que jedois mon bonheur&|160;? Aussi ne pouvez-vous douter que je pensesouvent à vous. J’ai vu l’Italie, enfin&|160;! comme vous l’avezvue, comme on doit la voir, éclairée dans notre âme par l’amour,comme elle l’est par son beau soleil et par ses chefs-d’œuvre. Jeplains ceux qui sont incessamment remués par les adorations qu’elleréclame à chaque pas, de ne pas avoir une main à serrer, un cœur oùjeter l’exubérance des émotions qui s’y calment en s’yagrandissant. Ces dix-huit mois sont pour moi toute ma vie, et monsouvenir y fera de riches moissons. N’avez-vous pas fait comme moile projet de demeurer à Chiavari, d’acheter un palais à Venise, unemaisonnette à Sorrente, à Florence une villa&|160;? Toutes lesfemmes aimantes ne craignent-elles pas le monde&|160;? Mais moi,jetée pour toujours en dehors de lui, ne devais-je pas souhaiter dem’ensevelir dans un beau paysage, dans un monceau de fleurs, enface d’une jolie mer ou d’une vallée qui vaille la mer, comme cellequ’on voit de Fiesole&|160;? Mais, hélas&|160;! nous sommes depauvres artistes, et l’argent ramène à Paris les deux bohémiens.Gennaro ne veut pas que je m’aperçoive d’avoir quitté mon luxe, etvient faire répéter à Paris une œuvre nouvelle, un grand opéra.Vous comprenez aussi bien que moi, mon bel ange, que je ne sauraismettre le pied dans Paris. Au prix de mon amour, je ne voudrais pasrencontrer un de ces regards de femme ou d’homme qui me feraientconcevoir l’assassinat. Oui, je hacherais en morceaux quiconquem’honorerait de sa pitié, me couvrirait de sa bonne grâce, commecette adorable Châteauneuf, laquelle, sous Henri III, je crois, apoussé son cheval et foulé aux pieds le prévôt de Paris, pour uncrime de ce genre. Je vous écris donc pour vous dire que je netarderai pas à venir vous retrouver aux Touches, y attendre, danscette Chartreuse, notre Gennaro. Vous voyez comme je suis hardieavec ma bienfaitrice et ma sœur&|160;? Mais c’est que la grandeurdes obligations ne me mènera pas, comme certains cœurs, àl’ingratitude. Vous m’avez tant parlé des difficultés de la routeque je vais essayer d’arriver au Croisic par mer. Cette idée m’estvenue en apprenant ici qu’il y avait un petit navire danois déjàchargé de marbre qui va y prendre du sel en retournant dans laBaltique. J’évite par cette voie la fatigue et les dépenses duvoyage par la poste. Je sais que vous n’êtes pas seule, et j’ensuis bien heureuse : j’avais des remords à travers mes félicités.Vous êtes la seule personne auprès de laquelle je pouvais êtreseule et sans Conti. Ne sera-ce pas pour vous aussi un plaisir qued’avoir auprès de vous une femme qui comprendra votre bonheur sansen être jalouse&|160;? Allons, à bientôt. Le vent est favorable, jepars en vous envoyant un baiser.  »

– Hé&|160;! bien, elle m’aime aussi, celle-là, se dit Calyste enrepliant la lettre d’un air triste.

Cette tristesse jaillit sur le cœur de la mère comme si quelquelueur lui eût éclairé un abîme. Le baron venait de sortir. Fannyalla pousser le verrou de la tourelle et revint se poser au dossierdu fauteuil où était son enfant, comme est la sœur de Didon dans letableau de Guérin&|160;; elle lui baisa le front en lui disant : -Qu’as-tu, mon Calyste, qui t’attriste&|160;? Tu m’as promis dem’expliquer tes assiduités aux Touches&|160;; je dois, dis-tu, enbénir la maîtresse.

– Oui, certes, dit-il, elle m’a démontré, ma mère chérie,l’insuffisance de mon éducation à une époque où les nobles doiventconquérir une valeur personnelle pour rendre la vie à leur nom.J’étais aussi loin de mon siècle que Guérande est loin de Paris.Elle a été un peu la mère de mon intelligence.

– Ce n’est pas pour cela que je la bénirai, dit la baronne dontles yeux s’emplirent de larmes.

– Maman, s’écria Calyste sur le front de qui tombèrent ceslarmes chaudes, deux perles de maternité endolorie&|160;! maman, nepleurez pas, car tout à l’heure je voulais, pour lui rendreservice, parcourir le pays depuis la berge aux douaniers jusqu’aubourg de Batz, et elle m’a dit :  » Dans quelle inquiétude seraitvotre mère&|160;!  »

– Elle a dit cela&|160;? Je puis donc lui pardonner bien deschoses, dit Fanny.

– Félicité ne veut que mon bien, reprit Calyste, elle retientsouvent de ces paroles vives et douteuses qui échappent auxartistes, pour ne pas ébranler en moi une foi qu’elle ne sait pasêtre inébranlable. Elle m’a raconté la vie à Paris de quelquesjeunes gens de la plus haute noblesse, venant de leur provincecomme je puis en sortir, quittant une famille sans fortune, et yconquérant, par la puissance de leur volonté, de leur intelligence,une grande fortune. Je puis faire ce qu’a fait le baron deRastignac, au Ministère aujourd’hui. Elle me donne des leçons depiano, elle m’apprend l’italien, elle m’initie à mille secretssociaux desquels personne ne se doute à Guérande. Elle n’a pu medonner les trésors de l’amour&|160;! elle me donne ceux de sa vasteintelligence, de son esprit, de son génie. Elle ne vent pas être unplaisir, mais une lumière pour moi&|160;; elle ne heurte aucune demes religions : elle a foi dans la noblesse, elle aime la Bretagne,elle…

– Elle a changé notre Calyste, dit la vieille aveugle enl’interrompant, car je ne comprends rien à ces paroles. Tu as unemaison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t’adorent, debons vieux domestiques&|160;; tu peux épouser une bonne petiteBretonne, une fille religieuse et accomplie qui te rendra bienheureux, et tu peux réserver tes ambitions pour ton fils aîné, quisera trois fois plus riche que tu ne l’es, si tu sais vivretranquille, économiquement, à l’ombre, dans la paix du Seigneur,pour dégager les terres de notre maison. C’est simple comme un cœurbreton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement unriche gentilhomme.

– Ta tante a raison, mon ange, elle s’est occupée de ton bonheuravec autant de sollicitude que moi. Si je ne réussis pas à temarier avec miss Margaret, la fille de ton oncle lord Fitz-William,il est à peu près sûr que mademoiselle de Pen-Hoël donnera sonhéritage à celle de ses nièces que tu chériras.

– D’ailleurs on trouvera quelques écus ici, dit la vieille tantea voix basse et d’un air mystérieux.

– Me marier à mon âge&|160;?… dit-il en jetant à sa mère un deces regards qui font mollir la raison des mères.

Serais-je donc sans belles et folles amours&|160;? Nepourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sousd’implacables regards et les attendrir&|160;? Faut-il ne pasconnaître la beauté libre, la fantaisie de l’âme, les nuages quicourent sous l’azur du bonheur et que le souffle du plaisirdissipe&|160;? N’irais-je pas dans les petits chemins détournés,humides de rosée&|160;? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d’unegouttière sans savoir qu’il pleut, comme les amoureux vus parDiderot&|160;? Ne prendrais-je pas, comme le duc de Lorraine, uncharbon ardent dans la paume de ma main&|160;? N’escaladerais-jepas d’échelles de soie&|160;? ne me suspendrais-je pas à un vieuxtreillis pourri sans le faire plier&|160;? ne me cacherais-je pasdans une armoire ou sous un lit&|160;? Ne connaîtrais-je de lafemme que la soumission conjugale, de l’amour que sa flamme delampe égale&|160;? Mes curiosités seront-elles rassasiées avantd’être excitées&|160;? Vivrais-je sans éprouver ces rages de cœurqui grandissent la puissance de l’homme&|160;? Serais-je un moineconjugal&|160;? Non&|160;! j’ai mordu la pomme parisienne de lacivilisation. Ne voyez-vous pas que vous avez, par les chastes, parles ignorantes mœurs de la famille, préparé le feu qui me dévore etque je serais consumé sans avoir adoré la divinité que je voispartout, dans les feuillages verts, comme dans les sables alluméspar le soleil, et dans toutes les femmes belles, nobles, élégantes,dépeintes par les livres, par les poèmes dévorés chezCamille&|160;? Hélas&|160;! de ces femmes, il n’en est qu’une àGuérande, et c’est vous, ma mère&|160;! Ces beaux oiseaux bleus demes rêves, ils viennent de Paris, ils sortent d’entre les pages delord Byron, de Scott : c’est Parisina, Effie, Minna&|160;! Enfinc’est la royale duchesse que j’ai vue dans les landes, à traversles bruyères et les genêts, et dont l’aspect me mettait tout lesang au cœur&|160;!

La baronne vit toutes ces pensées plus claires, plus belles,plus vives que l’art ne les fait à celui qui les lit&|160;; elleles embrassa rapides, toutes jetées par ce regard comme les flèchesd’un carquois qui se renverse. Sans avoir jamais lu Beaumarchais,elle pensa, avec toutes les femmes, que ce serait un crime demarier ce Chérubin.

– Oh&|160;! mon cher enfant, dit-elle en le prenant dans sesbras, le serrant et baisant ses beaux cheveux qui étaient encore àelle, marie-toi quand tu voudras, mais sois heureux&|160;! Mon rôlen’est pas de te tourmenter.

Mariotte vint mettre le couvert. Gasselin était sorti pourpromener le cheval de Calyste, qui depuis deux mois ne le montaitplus. Ces trois femmes, la mère, la tante et Mariotte s’entendaientavec la ruse naturelle aux femmes pour fêter Calyste quand ildînait au logis. La pauvreté bretonne, armée des souvenirs et deshabitudes de l’enfance, essayait de lutter avec la civilisationparisienne si fidèlement représentée à deux pas de Guérande, auxTouches. Mariotte essayait de dégoûter son jeune maître despréparations savantes de la cuisine de Camille Maupin, comme samère et sa tante rivalisaient de soins pour enserrer leur enfantdans les rets de leur tendresse, et rendre toute comparaisonimpossible.

– Ah&|160;! vous avez une lubine (le bar), monsieur Calyste, etdes bécassines, et des crêpes qui ne peuvent se faire qu’ici, ditMariotte d’un air sournois et triomphant en se mirant dans la nappeblanche, une vraie tombée de neige.

Après le dîner, quand sa vieille tante se fut remise à tricoter,quand le curé de Guérande et le chevalier du Halga revinrent,alléchés par leur partie de mouche , Calyste sortit pour retourneraux Touches, prétextant la lettre de Béatrix à rendre.

Claude Vignon et mademoiselle des Touches étaient encore àtable. Le grand critique avait une pente à la gourmandise, et cevice était caressé par Félicité qui savait combien une femme serend indispensable par ses complaisances. La salle à manger,complétée depuis un mois par des additions importantes, annonçaitavec quelle souplesse et quelle promptitude une femme épouse lecaractère, embrasse l’état, les passions et les goûts de l’hommequ’elle aime ou veut aimer. La table offrait le riche et brillantaspect que le luxe moderne a imprimé au service, aidé par lesperfectionnements de l’industrie. La pauvre et noble maison duGuénic ignorait à quel adversaire elle avait affaire, et quellefortune était nécessaire pour jouter avec l’argenterie réformée àParis et apportée par mademoiselle des Touches, avec sesporcelaines jugées encore bonnes pour la campagne, avec son beaulinge, son vermeil, les colifichets de sa table et la science deson cuisinier. Calyste refusa de prendre des liqueurs contenuesdans un de ces magnifiques cabarets en bois précieux qui sont commedes tabernacles.

– Voici votre lettre, dit-il avec une innocente ostentation enregardant, Claude qui dégustait un verre de liqueur des îles.

– Eh&|160;! bien, qu’en dites-vous&|160;? lui demandamademoiselle des Touches en jetant la lettre à travers la table àVignon qui se mit à la lire en prenant et déposant tour à tour sonpetit verre.

– Mais… que les femmes de Paris sont bien heureuses, elles onttoutes des hommes de génie à adorer et qui les aiment.

– Eh&|160;! bien, vous êtes encore de votre village, dit enriant Félicité. Comment&|160;? vous n’avez pas vu qu’elle l’aimedéjà moins, et que… ..

– C’est évident&|160;! dit Claude Vignon qui n’avait encoreparcouru que le premier feuillet. Observe-t-on quoi que ce soit desa situation quand on aime véritablement&|160;? est-on aussi subtilque la marquise&|160;? calcule-t-on, distingue-t-on&|160;? La chèreBéatrix est attachée à Conti par la fierté, elle est condamnée àl’aimer quand même.

– Pauvre femme&|160;! dit Camille.

Calyste avait les yeux fixés sur la table, il n’y voyait plusrien. La belle femme dans le costume fantastique dessiné le matinpar Félicité lui était apparue brillante de lumière&|160;; elle luisouriait, elle agitait son éventail&|160;; et l’autre main, sortantd’un sabot de dentelle et de velours nacarat, tombait blanche etpure sur les plis bouffants de sa robe splendide.

– Ce serait bien votre affaire, dit Claude Vignon eu souriantd’un air sardonique à Calyste.

Calyste fut blessé du mot affaire .

– Ne donnez pas à ce cher enfant l’idée d’une intrigue pareille,vous ne savez pas combien ces plaisanteries sont dangereuses. Jeconnais Béatrix, elle a trop de grandiose dans le caractère pourchanger, et d’ailleurs Conti serait là.

– Ah&|160;! dit railleusement Claude Vignon, un petit mouvementde jalousie&|160;?…

– Le croiriez-vous&|160;? dit fièrement Camille.

– Vous êtes plus perspicace que ne le serait une mère, réponditrailleusement Claude.

– Mais cela est-il possible&|160;? dit Camille en montrantCalyste.

– Cependant, reprit Vignon, ils seraient bien assortis. Elle adix ans de plus que lui, et c’est lui qui semble être la jeunefille.

– Une jeune fille, monsieur, qui a déjà vu le feu deux fois dansla Vendée. S’il s’était seulement trouvé vingt mille jeunes fillessemblables… .

– Je faisais votre éloge, dit Vignon, ce qui est bien plusfacile que de vous faire la barbe.

– J’ai une épée qui la fait à ceux qui l’ont trop longue,répondit Calyste.

– Et moi je fais très-bien l’épigramme, dit en souriant Vignon,nous sommes Français, l’affaire peut s’arranger.

Mademoiselle des Touches jeta sur Calyste un regard suppliantqui le calma soudain.

– Pourquoi, dit Félicité pour briser ce débat, les jeunes genscomme mon Calyste commencent-ils par aimer des femmes d’un certainâge&|160;?

– Je ne sais pas de sentiment qui soit plus naïf ni plusgénéreux. répondit Vignon, il est la conséquence des adorablesqualités de la jeunesse. D’ailleurs, comment les vieilles femmesfiniraient-elles sans cet amour&|160;? Vous êtes jeune et belle,vous le serez encore pendant vingt ans, on peut s’expliquer devantvous, ajouta-t-il en jetant un regard fin à mademoiselle desTouches. D’abord les semi-douairières auxquelles s’adressent lesjeunes gens savent beaucoup mieux aimer que n’aiment les jeunesfemmes. Un adulte ressemble trop à une jeune femme pour qu’unejeune femme lui plaise. Une telle passion frise la fable deNarcisse. Outre cette répugnance, il y a, je crois, entre eux uneinexpérience mutuelle qui les sépare. Ainsi la raison qui fait quele cœur des jeunes femmes ne peut être compris que par des hommesdont l’habileté se cache sous une passion vraie ou feinte, est lamême, à part la différence des esprits, qui rend une femme d’uncertain âge plus apte à séduire un enfant : il sent admirablementqu’il réussira près d’elle, et les vanités de la femme sontadmirablement nattées de sa poursuite. Il est enfin très-naturel àla jeunesse de se jeter sur les fruits, et l’automne de la femme enoffre d’admirables et de très-savoureux. N’est-ce donc rien que cesregards à la fois hardis et réservés, languissants à propos,trempés des dernières lueurs de l’amour, si chaudes et sisuaves&|160;? cette savante élégance de parole, ces magnifiquesépaules dorées si noblement développées, ces rondeurs si pleines,ce galbe gras et comme ondoyant, ces mains trouées de fossettes,cette peau pulpeuse et nourrie, ce front plein de sentimentsabondants où la lumière se traîne, cette chevelure si bien ménagée,si bien soignée, où d’étroites raies de chair blanche sontadmirablement dessinées, et ces cols à plis superbes, ces nuquesprovoquantes où toutes les ressources : de l’art sont déployéespour faire briller les oppositions entre les cheveux et les tons dela peau, pour mettre en relief toute l’insolence de la vie et del’amour&|160;? Les brunes elles-mêmes prennent alors des teintesblondes, les couleurs d’ambre de la maturité. Puis ces femmesrévèlent dans leurs sourires et déploient dans leurs paroles lascience du monde : elles savent causer, elles vous livrent le mondeentier pour vous faire sourire, elles ont des dignités et desfiertés sublimes, elles poussent des cris de désespoir à fendrel’âme, des adieux à l’amour qu’elles savent rendre inutiles et quiravivent les passions, elles deviennent jeunes en variant leschoses les plus désespéramment simples&|160;; elles se font à toutmoment relever de leur déchéance proclamée avec coquetterie, etl’ivresse causée par leurs triomphes est contagieuse&|160;; leursdévouements sont absolus : elles vous écoutent, elles vous aimentenfin, elles se saisissent de l’amour comme le condamné à morts’accroche aux plus petits détails de la vie, elles ressemblent àces avocats qui plaident tout dans leurs causes sans ennuyer letribunal, elles usent de tous leurs moyens, enfin on ne connaîtl’amour absolu que par elles. Je ne crois pas qu’on puisse jamaisles oublier, pas plus qu’on n’oublie ce qui est grand, sublime. Unejeune femme a mille distractions, ces femmes-là n’en ontaucune&|160;; elles n’ont plus ni amour-propre, ni vanité, nipetitesse&|160;; leur amour, c’est la Loire à son embouchure : ilest immense, il est grossi de toutes les déceptions, de tous lesaffluents de la vie, et voilà pourquoi ma fille est muette, dit-ilen voyant l’attitude extatique de mademoiselle des Touches quiserrait avec force la main de Calyste, peut-être pour le remercierd’avoir été l’occasion d’un pareil moment, d’un éloge si pompeuxqu’elle ne put y voir aucun piége. Pendant le reste de la soirée,Claude Vignon et Félicité furent étincelants d’esprit, racontèrentdes anecdotes et peignirent le monde parisien à Calyste qui s’épritde Claude, car l’esprit exerce ses séductions surtout sur les gensde cœur.

– Je ne serais pas étonné de voir débarquer demain la marquisede Rochegude et Conti, qui sans doute l’accompagne, dit Claude à lafin de la soirée. Quand j’ai quitté le Croisic, les marins avaientreconnu un petit bâtiment danois, suédois ou norwégien.

Cette phrase rosa les joues de l’impassible Camille. Ce soir,madame du Guénic attendit encore jusqu’à une heure du matin sonfils, sans pouvoir comprendre ce qu’il faisait aux Touches, puisqueFélicité ne l’aimait pas.

– Mais il les gêne, se disait cette adorable mère. -Qu’avez-vous donc tant dit, lui demanda-t-elle en le voyantentrer.

– Oh&|160;! ma mère, je n’ai jamais passé de soirée plusdélicieuse. Le génie est une bien grande, bien sublime chose&|160;!Pourquoi ne m’as-tu pas donné du génie&|160;? Avec du génie on doitpouvoir choisir parmi les femmes celle qu’on aime, elle estforcément à vous.

– Mais tu es beau, mon Calyste.

– La beauté n’est bien placée que chez vous. D’ailleurs ClaudeVignon est beau. Les hommes de génie ont des fronts lumineux, desyeux d’où jaillissent des éclairs&|160;; et moi, malheureux, je nesais rien qu’aimer.

– On dit que cela suffit, mon ange, dit-elle en le baisant aufront.

– Bien vrai&|160;?

– On me l’a dit, je ne l’ai jamais éprouvé.

Ce fut au tour de Calyste à baiser saintement la main de samère.

– Je t’aimerai pour tous ceux qui t’auraient adorée, luidit-il.

– Cher enfant&|160;! c’est un peu ton devoir, tu as hérité detous mes sentiments. Ne sois donc pas imprudent : tâche de n’aimerque de nobles femmes, s’il faut que tu aimes.

Quel est le jeune homme plein d’amour débordant et de viecontenue qui n’aurait eu l’idée victorieuse d’aller au Croisic voirdébarquer madame de Rochegude, afin de pouvoir l’examinerincognito&|160;? Calyste surprit étrangement sa mère et son père,qui ne savaient rien de l’arrivée de la belle marquise, en partantdès le matin sans vouloir déjeuner. Dieu sait avec quelle agilitéle Breton leva le pied&|160;! Il semblait qu’une force inconnuel’aidât, il se sentit léger, il se coula le long des murs desTouches pour n’être pas vu. Cet adorable enfant eut honte de sonardeur et peut-être une crainte horrible d’être plaisanté :Félicité, Claude Vignon étaient si perspicaces&|160;! Dans cescas-là, d’ailleurs, les jeunes gens croient que leurs fronts sontdiaphanes. Il suivit les détours du chemin à travers le dédale desmarais salants, gagna les sables et les franchit comme d’un bond,malgré l’ardeur du soleil qui y pétillait. Il arriva près de laberge, consolidée par un empierrement, au pied de laquelle est unemaison où les voyageurs trouvent un abri contre les orages, lesvents de mer, la pluie et les ouragans. Il n’est pas toujourspossible de traverser le petit bras de mer, il ne se trouve pastoujours des barques, et pendant le temps qu’elles mettent à venirdu port il est souvent utile de tenir à couvert les chevaux, lesânes, les marchandises ou les bagages des passagers. De là, sedécouvrent la pleine mer et la ville du Croisic&|160;; de là,Calyste vit bientôt arriver deux barques pleines d’effets, depaquets, de coffres, sacs de nuit et caisses dont la forme et lesdispositions annonçaient aux naturels du pays les chosesextraordinaires qui ne pouvaient appartenir qu’à des voyageurs dedistinction. Dans l’une des barques était une jeune femme, enchapeau de paille à voile vert, accompagnée d’un homme. Leur barqueaborda la première. Calyste de tressaillir&|160;; mais à leuraspect il reconnut un domestique et une femme de chambre, il n’osales questionner.

– Venez-vous au Croisic, monsieur Calyste&|160;? demandèrent lesmarins qui le connaissaient et auxquels il répondit par un signe detête négatif, assez honteux d’avoir été nommé.

Calyste fut charmé à la vue d’une caisse couverte en toilegoudronnée sur laquelle on lisait : Madame la marquise de Rochegude. Ce nom brillait à ses yeux comme un talisman, il y sentait je nesais quoi de fatal&|160;; il savait, sans en pouvoir douter, qu’ilaimerait cette femme&|160;; les plus petites choses qui laconcernaient l’occupaient déjà, l’intéressaient et piquaient sacuriosité. Pourquoi&|160;? Dans le brûlant désert de ses désirsinfinis et sans objet, la jeunesse n’envoie-t-elle pas toutes sesforces sur la première femme qui s’y présente&|160;? Béatrix avaithérité de l’amour que dédaignait Camille. Calyste regarda faire ledébarquement, tout en jetant de temps en temps les yeux sur leCroisic, espérant voir une barque sortir du port, venir à ce petitpromontoire où mugissait la mer, et lui montrer cette Béatrix déjàdevenue dans sa pensée ce qu’était Béatrix pour Dante, uneéternelle statue de marbre aux mains de laquelle il suspendrait sesfleurs et ses couronnes. Il demeurait les bras croisés, perdu dansles méditations de l’attente. Un fait digne de remarque, et quicependant n’a point été remarqué, c’est comme nous soumettonssouvent nos sentiments à une volonté, combien nous prenons unesorte d’engagement avec nous-mêmes, et comme nous créons notre sort: le hasard n’y a certes pas autant de part que nous lecroyons.

– Je ne vois point les chevaux, dit la femme de chambre assisesur une malle.

– Et moi je ne vois pas de chemin frayé, dit le domestique.

– Il est cependant venu des chevaux ici, dit la femme de chambreen montrant les preuves de leur séjour. Monsieur, dit-elle ens’adressant à Calyste, est-ce bien là la route qui mène àGuérande&|160;?

– Oui, répondit-il. Qui donc attendez-vous&|160;?

– On nous a dit qu’on viendrait nous chercher des Touches. Sil’on tardait, je ne sais pas comment madame la marquises’habillerait, dit-elle au domestique. Vous devriez aller chezmademoiselle des Touches. Quel pays de sauvages&|160;!

Calyste eut un vague soupçon de la fausseté de sa position.

– Votre maîtresse va donc aux Touches&|160;? demanda-t-il.

– Mademoiselle est venue ce matin à sept heures la chercher,répondit-elle. Ah&|160;! voici des chevaux…

Calyste se précipita vers Guérande avec la vitesse et lalégèreté d’un chamois, en faisant un crochet de lièvre pour ne pasêtre reconnu par les gens des Touches&|160;; mais il en rencontradeux dans le chemin étroit des marais par où il passa. -Entrerai-je, n’entrerai-je pas&|160;? pensait-il en voyant poindreles pins des Touches. Il eut peur, il rentra penaud et contrit àGuérande, et se promena sur le mail, où il continua sadélibération. Il tressaillit en voyant les Touches, il en examinaitles girouettes. – Elle ne se doute pas de mon agitation&|160;! sedisait-il. Ses pensées capricieuses étaient autant de grapins quis’enfonçaient dans son cœur et y attachaient la marquise. Calysten’avait pas eu ces terreurs, ces joies d’avant-propos avecCamille&|160;; il l’avait rencontrée à cheval, et son désir étaitné comme à l’aspect d’une belle fleur qu’il eût voulu cueillir. Cesincertitudes composent comme des poèmes chez les âmes timides.Échauffées par les premières flammes de l’imagination, ces âmes sesoulèvent, se courroucent, s’apaisent, s’animent tour à tour, etarrivent dans le silence et la solitude au plus haut degré del’amour, avant d’avoir abordé l’objet de tant d’efforts. Calysteaperçut de loin sur le mail le chevalier du Halga qui se promenaitavec mademoiselle de Pen-Hoël, il entendit prononcer son nom, il secacha. Le chevalier et la vieille fille se croyant seuls sur lemail, y parlaient à haute voix.

– Puisque Charlotte de Kergarouët vient, disait le chevalier,gardez-la trois ou quatre mois. Comment voulez-vous qu’elle soitcoquette avec Calyste&|160;? elle ne reste jamais assez long-tempspour l’entreprendre&|160;; tandis qu’en se voyant tous les jours,ces deux enfants finiront par se prendre de belle passion, et vousles marierez l’hiver prochain. Si vous dites deux mots de vosintentions à Charlotte, elle en aura bientôt dit quatre à Calyste,et une jeune fille de seize ans aura certes raison d’une femme dequarante et quelques années.

Les deux vieilles gens se retournèrent pour revenir sur leurspas&|160;; Calyste n’entendit plus rien, mais il avait comprisl’intention de mademoiselle de Pen-Hoël. Dans la situation d’âme oùil était, rien ne devait être plus fatal. Est-ce au milieu desespérances d’un amour préconçu qu’un jeune homme accepte pour femmeune jeune fille imposée&|160;? Calyste, à qui Charlotte deKergarouët était indifférente, se sentit disposé à la rebuter. Ilétait inaccessible aux considérations de fortune, il avait depuisson enfance accoutumé sa vie à la médiocrité de la maisonpaternelle, et d’ailleurs il ignorait les richesses de mademoisellede Pen-Hoël en lui voyant mener une vie aussi pauvre que celle desdu Guénic. Enfin, un jeune homme élevé comme l’était Calyste nedevait faire cas que des sentiments, et sa pensée tout entièreappartenait à la marquise. Devant le portrait que lui avait dessinéCamille, qu’était la petite Charlotte&|160;? la compagne de sonenfance qu’il traitait comme une sœur. Il ne revint au logis quevers cinq heures. Quand il entra dans la salle, sa mère lui tenditavec un sourire triste une lettre de mademoiselle des Touches.

 » Mon cher Calyste, la belle marquise de Rochegude est venue,nous comptons sur vous pour fêter son arrivée. Claude, toujoursrailleur, prétend que vous serez Bice , et qu’elle sera Dante . Ily va de l’honneur de la Bretagne et des du Guénic de bien recevoirune Casteran. A bientôt donc.

 » Votre ami,

« Camille Maupin.

 » Venez sans cérémonie, comme vous serez&|160;; autrement nousserions ridicules.  »

Calyste montra la lettre à sa mère et partit.

– Que sont les Casteran, demanda-t-elle au baron.

– Une vieille famille de Normandie, alliée àGuillaume-le-Conquérant, répondit-il. Ils portent tiercé en fasced’azur, de gueules et de sable, au cheval élancé d’argent, ferréd’or.

– Et les Rochegude&|160;?

– Je ne connais pas ce nom, il faudrait voir leur blason,dit-il.

La baronne fut un peu moins inquiète en apprenant que lamarquise Béatrix de Rochegude appartenait à une vieillemaison&|160;; mais elle éprouva toujours une sorte d’effroi desavoir son fils exposé à de nouvelles séductions.

Calyste éprouvait en marchant des mouvements à la fois violentset doux&|160;; il avait la gorge serrée, le cœur gonflé, le cerveautroublé&|160;; la fièvre le dévorait. Il voulait ralentir samarche, une force supérieure la précipitait toujours. Cetteimpétuosité des sens excitée par un vague espoir, tous les jeunesgens l’ont connue&|160;; un feu subtil flambe intérieurement, etfait rayonner autour d’eux comme ces nimbes peints autour desdivins personnages dans les tableaux religieux, et à traverslesquels ils voient la nature embrasée et la femme radieuse. Nesont-ils pas alors, comme les saints, pleins de foi, d’espérance,d’ardeur, de pureté&|160;? Le jeune Breton trouva la compagnie dansle petit salon de l’appartement de Camille. Il était alors environsix heures : le soleil en tombant répandait par la fenêtre sesteintes rouges, brisées dans les arbres&|160;; l’air était calme,il y avait dans le salon cette pénombre que les femmes aimenttant.

– Voici le député de la Bretagne, dit en souriant Camille Maupinà son amie en lui montrant Calyste quand il souleva la portière entapisserie, il est exact comme un roi.

– Vous avez reconnu son pas, dit Claude Vignon à mademoiselledes Touches.

Calyste s’inclina devant la marquise qui le salua par un gestede tête, il ne l’avait pas regardée&|160;; il prit la main que luitendait Claude Vignon et la serra.

– Voici le grand homme de qui nous vous avons tant parlé,Gennaro Conti, lui dit Camille sans répondre à Vignon.

Elle montrait à Calyste un homme de moyenne taille, mince etfluet, aux cheveux châtains, aux yeux presque rouges, au teintblanc et marqué de taches de rousseur, ayant tout à fait la tête siconnue de lord Byron que la peinture en serait superflue, maismieux portée peut-être. Conti était assez fier de cetteressemblance.

– Je suis enchanté, pour un jour que je passe aux Touches, derencontrer monsieur, dit Gennaro.

– C’était à moi de dire cela de vous, répondit Calyste avecassez d’aisance.

– Il est beau comme un ange, dit la marquise à Félicité.

Placé entre le divan et les deux femmes, Calyste entenditconfusément cette parole, quoique dite en murmurant et à l’oreille.Il s’assit dans un fauteuil et jeta sur la marquise quelquesregards à la dérobée. Dans la douce lueur du couchant, il aperçutalors, jetée sur le divan comme si quelque statuaire l’y eût posée,une forme blanche et serpentine qui lui causa des éblouissements.Sans le savoir, Félicité, par sa description, avait bien servi sonamie. Béatrix était supérieure au portrait peu flatté fait laveille par Camille. N’était-ce pas un peu pour le convive queBéatrix avait mis dans sa royale chevelure des touffes de bleuetsqui faisaient valoir le ton pâle de ses boucles crêpées, arrangéespour accompagner sa figure en badinant le long des joues&|160;? Letour de ses yeux, cerné par la fatigue, était semblable à la nacrela plus pure, la plus chatoyante, et son teint avait l’éclat de sesyeux. Sous la blancheur de sa peau, aussi fine que la pelliculesatinée d’un œuf, la vie étincelait dans un sang bleuâtre. Ladélicatesse des traits était inouïe. Le front paraissait êtrediaphane. Cette tête suave et douce, admirablement posée sur unlong col d’un dessin merveilleux, se prêtait aux expressions lesplus diverses. La taille, à prendre avec les mains, avait unlaissez-aller ravissant. Les épaules découvertes étincelaient dansl’ombre comme un camélia blanc dans une chevelure noire. La gorgehabilement présentée, mais couverte d’un fichu clair, laissaitapercevoir deux contours d’une exquise mièvrerie. La robe demousseline blanche semée de fleurs bleues, les grandes manches, lecorsage à pointe et sans ceinture, les souliers à cothurnes croiséssur un bas de fil d’Ecosse accusaient une admirable science detoilette. Deux boucles d’oreilles en filigrane d’argent, miracled’orfèvrerie génoise qui allait sans doute être à la mode, étaientparfaitement en harmonie avec le flou délicieux de cette blondechevelure étoilée de bleuets. En un seul coup d’oeil, l’avideregard de Calyste appréhenda ces beautés et les grava dans son âme.La blonde Béatrix et la brune Félicité eussent rappelé cescontrastes de keepseake si fort recherchés par les graveurs et lesdessinateurs anglais. C’était la Force et la Faiblesse de la femmedans tous leurs développements, une parfaite antithèse. Ces deuxfemmes ne pouvaient jamais être rivales, elles avaient chacune leurempire. C’était une délicate pervenche ou un lis auprès d’unsomptueux et brillant pavot rouge, une turquoise près d’un rubis.En un moment Calyste fut saisi d’un amour qui couronna l’œuvresecrète de ses espérances, de ses craintes, de ses incertitudes.Mademoiselle des Touches avait réveillé les sens, Béatrixenflammait le cœur et la pensée. Le jeune Breton sentait enlui-même s’élever une force à tout vaincre, à ne rien respecter.Aussi jeta-t-il sur Conti le regard envieux, haineux, sombre etcraintif de la rivalité qu’il n’avait jamais eue pour ClaudeVignon. Calyste employa toute son énergie à se contenir, en pensantnéanmoins que les Turcs avaient raison d’enfermer les femmes, etqu’il devait être défendu à de belles créatures de se montrer dansleurs irritantes coquetteries à des jeunes gens embrasés d’amour.Ce fougueux ouragan s’apaisait dès que les yeux de Béatrixs’abaissaient sur lui et que sa douce parole se faisaitentendre&|160;; déjà le pauvre enfant la redoutait à l’égal deDieu. On sonna le dîner.

– Calyste, donnez le bras à la marquise, dit mademoiselle desTouches en prenant Conti à sa droite, Vignon à sa gauche, et serangeant pour laisser passer le jeune couple.

Descendre ainsi le vieil escalier des Touches était pour Calystecomme une première bataille : le cœur lui faillit, il ne trouvaitrien à dire, une petite sueur emperlait son front et lui mouillaitle dos&|160;; son bras tremblait si fort qu’à la dernière marche lamarquise lui dit : – Qu’avez-vous&|160;?

– Mais, répondit-il d’une voix étranglée, je n’ai jamais vu dema vie une femme aussi belle que vous, excepté ma mère, et je nesuis pas maître de mes émotions.

– N’avez-vous pas ici Camille Maupin&|160;?

– Ah&|160;! quelle différence, dit naïvement Calyste.

– Bien, Calyste, lui souffla Félicité dans l’oreille, quand jevous le disais que vous m’oublieriez comme si je n’avais pasexisté. Mettez-vous là, près d’elle, à sa droite, et Vignon à sagauche. Quant à toi, Gennaro, je te garde, ajouta-t-elle en riant,nous surveillerons ses coquetteries.

L’accent particulier que mit Camille à ce mot frappa Claude, quilui jeta ce regard sournois et quasi distrait par lequel se trahiten lui l’observation. Il ne cessa d’examiner mademoiselle desTouches pendant tout le dîner.

– Des coquetteries, répondit la marquise en se dégantant etmontrant ses magnifiques mains, il y a de quoi. J’ai d’un côté,dit-elle en montrant Claude, un poète, et de l’autre la poésie.

Gennaro Conti jeta sur Calyste un regard plein de flatteries.Aux lumières, Béatrix parut encore plus belle : les blanchesclartés des bougies produisaient des luisants satinés sur sonfront, allumaient des paillettes dans ses yeux de gazelle etpassaient à travers ses boucles soyeuses en les brillantant et yfaisant resplendir quelques fils d’or. Elle rejeta son écharpe degaze en arrière par un geste gracieux, et se découvrit le col.Calyste aperçut alors une nuque délicate et blanche comme du lait,creusée par un sillon vigoureux qui se séparait en deux ondesperdues vers chaque épaule avec une moelleuse et décevantesymétrie. Ces changements à vue que se permettent les femmesproduisent peu d’effet dans le monde où tous les regards sontblasés, mais ils font de cruels ravages sur les âmes neuves commeétait celle de Calyste. Ce col, si dissemblable de celui deCamille, annonçait chez Béatrix un tout autre caractère. Là sereconnaissaient l’orgueil de la race, une ténacité particulière àla noblesse, et je ne sais quoi de dur dans cette double attache,qui peut-être est le dernier vestige de la force des anciensconquérants.

Calyste eut mille peines à paraître manger, il éprouvait desmouvements nerveux qui lui ôtaient la faim. Comme chez tous lesjeunes gens, la nature était en proie aux convulsions qui précèdentle premier amour et le gravent si profondément dans l’âme. A cetâge, l’ardeur du cœur, contenue par l’ardeur morale, amène uncombat intérieur qui explique la longue hésitation respectueuse,les profondes méditations de tendresse, l’absence de tout calcul,attraits particuliers aux jeunes gens dont le cœur et la vie sontpurs. En étudiant, quoique à la dérobée, afin de ne pas éveillerles soupçons du jaloux Gennaro, les détails qui rendent la marquisede Rochegude si noblement belle, Calyste fut bientôt opprimé par lamajesté de la femme aimée : il se sentit rapetissé par la hauteurde certains regards, par l’attitude imposante de ce visage oùdébordaient les sentiments aristocratiques, par une certaine fiertéque les femmes font exprimer à de légers mouvements, à des airs detête, à d’admirables lenteurs de geste, et qui sont des effetsmoins plastiques, moins étudiés qu’on ne le pense. Ces mignonsdétails de leur changeante physionomie correspondent auxdélicatesses, aux mille agitations de leurs âmes. Il y a dusentiment dans toutes ces expressions. La fausse situation où setrouvait Béatrix lui commandait de veiller sur elle-même, de serendre imposante sans être ridicule, et les femmes du grand mondesavent toutes atteindre à ce but, l’écueil des femmes vulgaires.Aux regards de Félicité, Béatrix devina l’adoration intérieurequ’elle inspirait à son voisin et qu’il était indigne d’elled’encourager, elle jeta donc sur Calyste en temps opportun un oudeux regards répressifs qui tombèrent sur lui comme des avalanchesde neige. L’infortuné se plaignit à mademoiselle des Touches par unregard où se devinaient des larmes gardées sur le cœur avec uneénergie surhumaine, et Félicité lui demanda d’une voix amicalepourquoi il ne mangeait rien. Calyste se bourra par ordre et eutl’air de prendre part à la conversation. Etre importun au lieu deplaire, cette idée insoutenable lui martelait la cervelle. Ildevint d’autant plus honteux qu’il aperçut derrière la chaise de lamarquise le domestique qu’il avait vu le matin sur la jetée, etqui, sans doute, parlerait de sa curiosité. Contrit ou heureux,madame de Rochegude ne fit aucune attention à son voisin.Mademoiselle des Touches l’ayant mise sur son voyage d’Italie, elletrouva moyen de raconter spirituellement la passion àbrûle-pourpoint dont l’avait honorée un diplomate russe à Florence,en se moquant des petits jeunes gens qui se jetaient sur les femmescomme des sauterelles sur la verdure. Elle fit rire Claude Vignon,Gennaro, Félicité elle-même, quoique ces traits moqueursatteignissent au cœur de Calyste, qui, au travers du bourdonnementqui retentissait à ses oreilles et dans sa cervelle, n’entendit quedes mots. Le pauvre enfant&|160;; ne se jurait pas à lui-même,comme certains entêtés, d’obtenir cette femme à tout prix, non, iln’avait point de colère, il souffrait. Quand il aperçut chezBéatrix une intention de l’immoler aux pieds de Gennaro, il se dit: Que je lui serve à quelque chose&|160;! et se laissa maltraiteravec une douceur d’agneau.

– Vous qui admirez tant la poésie, dit Claude Vignon à lamarquise, comment l’accueillez-vous aussi mal&|160;? Ces naïvesadmirations, si jolies dans leur expression, sans arrière-pensée etsi dévouées, n’est-ce pas la poésie du cœur&|160;? Avouez-le, ellesvous laissent un sentiment de plaisir et de bien-être.

– Certes, dit-elle, mais nous serions bien malheureuses etsurtout bien indignes si nous cédions à toutes les passions quenous inspirons.

– Si vous ne choisissiez pas, dit Conti, nous ne serions pas sifiers d’être aimés.

– Quand serai-je choisi et distingué par une femme, se demandaCalyste qui réprima difficilement une émotion cruelle. Il rougitalors comme un malade sur la plaie duquel un doigt s’est parmégarde appuyé. Mademoiselle des Touches fut frappée del’expression qui se peignit sur la figure de Calyste, et tâcha dele consoler par un regard plein de sympathie. Ce regard, ClaudeVignon le surprit. Dès ce moment, l’écrivain devint d’une gaietéqu’il répandit en sarcasmes : il soutint à Béatrix que l’amourn’existait que par le désir, que la plupart des femmes setrompaient en aimant, qu’elles aimaient pour des raisonstrès-souvent inconnues aux hommes et à elles-mêmes, qu’ellesvoulaient quelquefois se tromper, que la plus noble d’entre ellesétait encore artificieuse.

– Tenez-vous-en aux livres, ne critiquez pas nos sentiments, ditCamille en lui lançant un regard impérieux.

Le dîner cessa d’être gai. Les moqueries de Claude Vignonavaient rendu les deux femmes pensives. Calyste sentait unesouffrance horrible au milieu du bonheur que lui causait la vue deBéatrix. Conti cherchait dans les yeux de la marquise à deviner sespensées. Quand le dîner fut fini, mademoiselle des Touches prit lebras de Calyste, donna les deux autres hommes à la marquise et leslaissa aller en avant afin de pouvoir dire au jeune Breton : – Moncher enfant, si la marquise vous aime, elle jettera Conti par lesfenêtres&|160;; mais vous vous conduisez en ce moment de manière àresserrer leurs liens. Quand elle serait ravie de vos adorations,doit-elle y faire attention&|160;? Possédez-vous.

– Elle a été dure pour moi, elle ne m’aimera point, dit Calyste,et si elle ne m’aime pas, j’en mourrai.

– Mourir&|160;?… vous&|160;! mon cher Calyste, dit Camille, vousêtes un enfant. Vous ne seriez donc pas mort pour moi&|160;?

– Vous vous êtes faite mon amie, répondit-il.

Après les causeries qu’engendre toujours le café, Vignon priaConti de chanter un morceau. Mademoiselle des Touches se mit aupiano. Camille et Gennaro chantèrent le Dunque il mio bene tu rniasarai , le dernier duo de Romeo et Jutiette de Zingarelli, l’unedes pages les plus pathétiques de la musique moderne. Le passage Ditanti palpiti exprime l’amour dans toute sa grandeur. Calyste,assis dans le fauteuil où Félicité lui avait raconté l’histoire dela marquise, écoutait religieusement. Béatrix et Vignon étaientchacun d’un côté du piano. La voix sublime de Conti savait semarier à celle de Félicité. Tous deux avaient souvent chanté cemorceau, ils en connaissaient les ressources et s’entendaient amerveille pour les faire valoir. Ce fut en ce moment, ce que lemusicien a voulu créer, un poème de mélancolie divine, les adieuxde deux cygnes à la vie. Quand le duo fut terminé, chacun était enproie à des sensations qui ne s’expriment point par de vulgairesapplaudissements.

– Ah&|160;! la musique est le premier des arts, s’écria lamarquise.

– Camille place en avant la jeunesse et la beauté, la premièrede toutes les poésies, dit Claude Vignon.

Mademoiselle des Touches regarda Claude en dissimulant une vagueinquiétude. Béatrix, ne voyant point Calyste, tourna la tête commepour savoir quel effet cette musique lui faisait éprouver, moinspar intérêt pour lui que pour la satisfaction de Conti : elleaperçut dans l’embrasure un visage blanc couvert de grosses larmes.A cet aspect, comme si quelque vive douleur l’eût atteinte, elledétourna promptement la tête et regarda Gennaro. Non seulement lamusique s’était dressée devant Calyste, l’avait touché de sabaguette divine, l’avait lancé dans la création et lui en avaitdépouillé les voiles, mais encore il était abasourdi du génie deConti. Malgré ce que Camille Maupin lui avait dit de son caractère,il lui croyait alors une belle âme, un cœur plein d’amour. Commentlutter avec un pareil artiste&|160;? comment une femme nel’adorerait-elle pas toujours&|160;? Ce chant entrait dans l’âmecomme une autre âme. Le pauvre enfant était autant accablé par lapoésie que par le désespoir : il se trouvait être si peu dechose&|160;! Cette accusation ingénue de son néant se lisait mêléeà son admiration. Il ne s’aperçut pas du geste de Béatrix, qui,ramenée vers Calyste par la contagion des sentiments vrais, lemontra par un signe à mademoiselle des Touches.

– Oh&|160;! l’adorable cœur&|160;! dit Félicité. Conti, vous nerecueillerez jamais d’applaudissements qui vaillent l’hommage decet enfant. Chantons alors un trio. Béatrix, ma chère,venez&|160;?

Quand la marquise, Camille et Conti se mirent au piano, Calystese leva doucement à leur insu, se jeta sur un des sofas de lachambre à coucher dont la porte était ouverte, et y demeura plongédans son désespoir.

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