Les Hauts du Hurle-vent

Chapitre 18

 

Les douze années qui suivirent cette lugubrepériode, continua Mrs Dean, furent les plus heureuses de mavie. Mes plus grands soucis, durant ce laps de temps, furent causéspar les légères indispositions que notre petite Catherine dut subircomme tous les enfants, riches ou pauvres. Du reste, après les sixpremiers mois, elle poussa comme un jeune mélèze, et commença demarcher et de parler à sa manière avant que la bruyère eût fleuripour la seconde fois sur la tombe de Mrs Linton. C’était lacréature la plus séduisante qui eût jamais apporté un rayon desoleil dans une maison désolée : une réelle beauté de figure,avec les beaux yeux noirs des Earnshaw, mais le teint clair, lestraits délicats, les cheveux dorés et bouclés des Linton. Sonhumeur était vive, mais sans rudesse, et tempérée par un cœursensible et ardent à l’excès dans ses affections. Cette aptitude àse donner tout entière me rappelait sa mère. Elle ne luiressemblait pourtant pas, car elle savait être douce comme unecolombe, elle avait une voix caressante et une expressionpensive ; sa colère n’était jamais furieuse, son amour jamaisviolent, mais profond et tendre. Néanmoins, il faut le reconnaître,elle avait des défauts qui gâtaient ses dons : une tendance àêtre impertinente, par exemple, et l’entêtement qu’acquièrentinfailliblement les enfants gâtés, que leur caractère soit bon oumauvais. S’il arrivait qu’un domestique fît quelque chose qui luidéplût, c’était toujours : « Je le dirai à papa ».Et si son père la réprimandait, fût-ce simplement du regard, onaurait cru que c’était pour elle une affaire à lui briser lecœur : je ne crois pas qu’il lui ait jamais adressé une paroledure. Il s’était chargé entièrement de son éducation et il ytrouvait un amusement. Par bonheur la curiosité et une intelligencevive faisaient d’elle une bonne élève. Elle apprenait vite et avecardeur et elle fit honneur à son maître. Jusqu’à l’âge de treizeans, elle n’était pas une fois sortie seule de l’enceinte du parc.En de rares occasions, Mr Linton l’emmenait avec lui à unmille, ou à peu près, au dehors ; mais il ne la confiaitjamais à personne d’autre. Le nom de Gimmerton ne représentait rienà son esprit ; la chapelle était, à l’exception de sa propredemeure, le seul bâtiment dont elle eût approché et où elle fûtentrée. Les Hauts de Hurle-Vent et Mr Heathcliff n’existaientpas pour elle. Elle vivait parfaitement recluse et, en apparence,parfaitement satisfaite. Parfois, cependant, quand elle regardaitla campagne par la fenêtre de sa chambre, elle demandait :

– Hélène, combien de temps faudra-t-ilencore avant que je puisse aller au sommet de ces collines ?Que peut-il bien y avoir de l’autre côté ? Est-ce lamer ?

– Non, Miss Cathy ; ce sont encoredes collines, toutes pareilles à celles-ci.

– Et à quoi ressemblent ces rochers dorésquand on est à leur pied ? demanda-t-elle une fois.

La chute abrupte des rochers de Penistoneattirait particulièrement son attention, surtout quand le soleilcouchant brillait sur eux et sur les sommets environnants, et quetout le reste du paysage était dans l’ombre. Je lui expliquai quec’étaient de simples masses de pierre, dont les intersticescontenaient à peine assez de terre pour nourrir un arbrerabougri.

– Et pourquoi sont-ils encore clairs silongtemps après qu’il fait sombre ici ?

– Parce qu’ils sont à une bien plusgrande altitude que nous. Vous ne pourriez pas y grimper, tant ilssont hauts et escarpés. En hiver la gelée apparaît toujours làavant d’arriver à nous ; et au cœur de l’été j’ai trouvé de laneige dans ce trou noir, sur la face nord-est.

– Oh ! vous y avez été !s’écria-t-elle joyeusement. Je pourrai donc y aller aussi, quand jeserai une femme. Papa y a-t-il été, Hélène ?

– Papa vous dirait, Miss, me hâtai-je derépondre, que ces rochers ne valent guère la peine d’une visite.Les landes, où vous vous promenez avec lui, sont beaucoup plusbelles ; et le parc de Thrushcross Grange est le plus belendroit du monde.

– Mais je connais le parc, et je neconnais pas ces rochers, murmura-t-elle en se parlant à soi-même.Et j’aimerais tant à regarder tout autour de moi du sommet de laplus haute pointe ! Mon petit poney Minny m’y mènera unjour.

Une des servantes ayant parlé devant elle dela grotte des Fées, elle eut la tête toute bouleversée du désir demettre à exécution ce projet. Elle ne cessait d’en importunerMr Linton, si bien qu’il promit qu’elle ferait cette excursionquand elle serait plus âgée. Mais Miss Catherine mesurait son âgepar mois ; et la question : « Maintenant, suis-jeassez âgée pour aller aux rochers de Penistone ? »revenait constamment sur ses lèvres. Dans un de ses lacets, laroute qui y conduisait passait tout près de Hurle-Vent. Edgarn’avait pas le courage d’aller par là, de sorte qu’elle recevaittoujours la réponse : « Pas encore, ma chérie, pasencore ».

Je vous ai dit que Mrs Heathcliff avaitvécu un peu plus de douze ans après avoir quitté son mari. On étaitd’une constitution délicate dans sa famille ; ni elle ni Edgarn’avaient cette santé robuste qu’on rencontre en général dans cesparages-ci. Je ne sais pas exactement ce que fut sa dernièremaladie. Je conjecture qu’ils moururent tous deux de la mêmemanière, d’une sorte de fièvre, lente à son début, mais incurable,et minant rapidement leur existence vers la fin. Elle écrivit à sonfrère pour l’informer de l’issue probable du mal dont ellesouffrait depuis quatre mois et le supplier de venir la voir, sicela lui était possible ; car elle avait bien des choses àrégler, elle désirait lui faire ses adieux et laisser Linton ensûreté entre ses mains. Son espoir était que Linton pourrait resteravec lui comme il était resté avec elle ; son père, elleaimait à s’en persuader, ne tenait pas à assumer le fardeau de sonentretien et de son éducation. Mon maître n’hésita pas un moment àsatisfaire à cette requête. Quelle que fût, en temps ordinaire, sarépugnance à quitter sa maison, il se hâta de répondre à cet appel.Il recommanda Catherine à ma vigilance toute spéciale pendant ladurée de son absence, avec des ordres réitérés pour qu’elle nedépassât point les portes du parc, même sous mon escorte : ilne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût sortir sans êtreaccompagnée.

Il fut absent trois semaines. Pendant un oudeux jours, la jeune personne confiée à ma garde resta assise dansun coin de la bibliothèque, trop triste pour lire ou pour jouer.Dans cet état de tranquillité, elle ne me causa guère de soucis.Mais ensuite vint une période de lassitude impatiente etturbulente. Comme j’étais trop occupée et désormais trop âgée pourcourir par monts et par vaux afin de l’amuser, je m’avisai d’uneméthode qui lui permît de se distraire elle-même. Je prisl’habitude de l’envoyer faire le tour de la propriété tantôt àpied, tantôt sur son poney ; et, à son retour, je me prêtaiscomplaisamment au récit de toutes ses aventures réelles ouimaginaires.

Nous étions au début de l’été. Elle prit untel goût à ces excursions solitaires qu’il lui arrivait souvent derester dehors depuis le déjeuner jusqu’à l’heure du thé ; puiselle passait les soirées à raconter ses histoires fantaisistes. Jene craignais pas qu’elle franchît les limites imposées, parce queles portes étaient ordinairement fermées ; en outre, jepensais qu’elle ne se serait guère risquée seule à l’extérieur,même si elles eussent été grandes ouvertes. Malheureusementl’événement prouva que ma confiance était mal placée. Un matin, àhuit heures, Catherine vint me trouver et me dit que, ce jour-là,elle était un marchand arabe qui allait traverser le désert avec sacaravane, et qu’il fallait que je lui donnasse abondance deprovisions pour elle et ses bêtes : un cheval et troischameaux, ces derniers représentés par un grand chien courant etdeux chiens d’arrêt. Je rassemblai une bonne quantité de friandisesque je plaçai dans un panier attaché à l’un des côtés de la selle.Elle sauta à cheval, gaie comme un pinson, protégée du soleil dejuillet par son chapeau à grands bords et un voile de gaze, etpartit au trot avec un rire joyeux, se moquant de mes prudentsconseils de ne pas galoper et de rentrer de bonne heure. La vilainepetite créature ne parut pas à l’heure du thé. Un des voyageurs, lechien courant, qui était vieux et aimait ses aises, revint ;mais ni Catherine, ni le poney, ni les deux chiens d’arrêtn’apparaissaient d’aucun côté. Je dépêchai des émissaires sur cesentier-ci, puis sur celui-là, et enfin je partis moi-même auhasard à sa recherche. Un paysan travaillait à une clôture autourd’une plantation sur les confins de la propriété. Je lui demandais’il avait vu notre jeune maîtresse.

– Je l’ai vue ce matin, répondit-il. Ellem’a prié de lui couper une baguette de noisetier, puis elle a faitsauter son Galloway[15]par-dessus la haie qui est là-bas, à l’endroit le plus bas, et ellea disparu au galop.

Vous pouvez imaginer mon état d’esprit quandj’appris ces nouvelles. L’idée me vint aussitôt qu’elle devait êtrepartie pour les rochers de Penistone. « Que va-t-il luiarriver ? » m’écriai-je en passant à travers une brècheque l’homme était en train de réparer. Je gagnai directement lagrande route et marchai aussi vite que pour gagner un pari, millesur mille. Un tournant du chemin m’amena en vue des Hauts ;mais je ne découvrais Catherine ni de près ni de loin. Les rochersse trouvent à un mille et demi au delà de la maison deMr Heathcliff, qui est elle-même à quatre milles de la Grange,de sorte que je commençais à craindre d’être surprise par la nuitavant d’y parvenir. « Et si elle a glissé en essayant d’ygrimper ? » pensais-je ; « si elle s’est tuée,ou brisé quelque membre ? » Mon anxiété était vraimentpénible ; et j’éprouvai d’abord un soulagement délicieux quandj’aperçus, en passant rapidement près de la ferme, Charlie, le plusvif des chiens d’arrêt, couché sous une fenêtre, la tête enflée etune oreille en sang. J’ouvris la barrière, courus à la porte etfrappai violemment. Une femme, que je connaissais et qui habitaitautrefois Gimmerton, répondit ; elle servait à Hurle-Ventdepuis la mort de Mr Earnshaw.

– Bon ! dit-elle, vous venez à larecherche de votre petite maîtresse. Ne vous inquiétez pas. Elleest ici en sûreté ; mais je suis heureuse que ce ne soit pasle maître.

– Alors il n’est pas à la maison,n’est-ce pas ? demandai-je en haletant sous l’effet de mamarche précipitée et de mon alarme.

– Non, non ; il est parti avecJoseph et je ne pense pas qu’ils reviennent avant une heure au plustôt. Entrez et reposez-vous un instant.

J’entrai et trouvai ma brebis égarée assisedevant la cheminée, se balançant dans un petit fauteuil qui avaitappartenu à sa mère quand celle-ci était enfant. Son chapeau étaitaccroché au mur et elle semblait tout à fait chez elle, riant etbabillant, de la meilleure humeur imaginable, devant Hareton – ungaillard de dix-huit ans maintenant, bien développé et robuste –qui la regardait avec de grands yeux curieux et étonnées et necomprenait quasi rien de la suite ininterrompue de remarques et dequestions dont elle ne cessait de l’accabler.

– Très bien ! Miss !m’écriai-je en cachant ma joie sous un air irrité. C’est votredernière promenade à cheval jusqu’au retour de votre papa. Je nevous laisserai plus franchir le seuil, vilaine, vilainefille !

– Ha ! ha ! Hélène !cria-t-elle gaiement, en sautant sur ses pieds et courant à moi.J’aurai une jolie histoire à raconter ce soir. Vous m’avez doncdécouverte ! Étiez-vous jamais venue ici ?

– Mettez ce chapeau et rentrons àl’instant, dis-je. Je suis terriblement fâchée contre vous, MissCathy ; vous vous êtes extrêmement mal conduite ! Il estinutile de faire la moue et de pleurnicher ; cela ne me paierapas de tout le tracas que j’ai eu à courir le pays après vous.Quand je pense que Mr Linton m’a si bien recommandé de ne pasvous laisser sortir ! Et vous vous échappez ainsi ! Celaprouve que vous êtes un rusé petit renard, et personne n’aura plusconfiance en vous.

– Qu’ai-je fait ? demanda-t-elletout en larmes, subitement démontée. Papa ne m’a rienrecommandé ; il ne me grondera pas, Hélène… il n’est jamaisdésagréable comme vous.

– Venez, venez, répétai-je. Je vaisattacher votre ruban. Voyons, un peu de calme. Oh ! quellehonte ! À treize ans, vous conduire comme un bébé !

Cette exclamation venait de ce qu’elle avaitjeté son chapeau et s’était réfugiée hors de mon atteinte près dela cheminée.

– Allons ! dit la servante, ne soyezpas dure pour cette bonne demoiselle, Mrs Dean. C’est nous quil’avons retenue : elle voulait passer sans s’arrêter, decrainte que vous ne fussiez inquiète. Hareton lui a offert del’accompagner, et je trouvais qu’il avait raison ; la routesur ces hauteurs est très déserte.

Pendant cette discussion, Hareton restaitdebout, les mains dans les poches, trop gauche pour rien dire.Pourtant il avait l’air de ne pas goûter mon intrusion.

– Combien de temps faudra-t-il quej’attende ? continuai-je sans prendre garde à l’interventionde la femme. Il va faire nuit dans dix minutes. Où est le poney,Miss Cathy ? Et où est Phénix ? Je vais vous laisser, sivous ne vous dépêchez pas. Faites comme vous voudrez.

– Le poney est dans la cour et Phénix estenfermé là. Il a été mordu… et Charlie aussi. J’allais vous ledire ; mais vous êtes de mauvaise humeur et vous ne méritezpas que je vous raconte tout cela.

Je ramassai son chapeau et m’approchai pour lelui remettre. Mais, voyant que les gens de la maison prenaient sonparti, elle se mit à bondir autour de la chambre ; je luidonnai la chasse, mais elle courait comme une souris, sur lesmeubles, ou dessous, ou derrière, et rendait ma poursuite ridicule.Hareton et la femme riaient ; elle les imita et devint encoreplus impertinente. Enfin, je m’écriai, tout en colère :

– Eh bien ! Miss Cathy, si voussaviez à qui est cette maison, vous auriez hâte d’en sortir.

– Elle est à votre père, n’est-cepas ? dit-elle en se tournant vers Hareton.

– Non, répondit-il, la tête baissée et enrougissant de timidité.

Il était incapable de supporter en face leregard de Catherine, bien que les yeux de celle-ci fussent tout àfait semblables aux siens.

– À qui, alors… à votre maître ?

Il rougit encore plus fort, mais sousl’influence d’un sentiment différent, marmotta un juron et sedétourna.

– Qui est son maître ? continual’ennuyeuse petite fille en s’adressant à moi. Il a parlé de« notre maison » et de « nos gens ». Je lecroyais fils du propriétaire. Il ne m’a jamais appelée« Miss » ; c’est ce qu’il aurait dû faire, n’est-ilpas vrai, si c’est un domestique[16] ?

À ce discours puéril, Hareton devint sombrecomme un nuage d’orage. Je secouai sans mot dire la questionneuseet finis par réussir à l’équiper pour le départ.

– Maintenant, allez chercher mon cheval,dit-elle à son parent ignoré, comme si elle avait parlé à un despetits palefreniers de la Grange. Et vous pouvez venir avec moi. Jevoudrais voir l’endroit où le chasseur de lutins apparaît dans lemarais, et avoir des détails sur les « féies », commevous les appelez. Mais dépêchez ! Qu’y a-t-il ? Allez mechercher mon cheval, vous dis-je.

– Tu peux bien être damnée avant que jete serve de domestique ! grommela le jeune homme.

– Je peux bien être… quoi ? demandaCatherine surprise.

– Damnée, insolente péronnelle !

– Là, Miss Cathy ! Vous voyez dansquelle belle compagnie vous êtes venue vous fourvoyer,interrompis-je. Voilà de jolis mots à employer devant une jeunefille ! Je vous prie de ne pas commencer à disputer avec lui.Venez, allons chercher Minny nous-mêmes et partons.

– Mais Hélène, s’écria-t-elle, les yeuxgrands ouverts, immobile d’étonnement, comment ose-t-il me parlerainsi ? Ne faut-il pas le forcer de faire ce que je luidemande ? Vilaine créature, je répéterai à papa ce que vousm’avez dit… Eh bien ! voyons !

Hareton ne parut pas effrayé de cettemenace ; elle se mit à pleurer d’indignation :

– Amenez le poney, commanda-t-elle en setournant vers la femme, et lâchez mon chien à l’instant.

– Doucement, Miss, répondit la servante,vous ne perdrez rien à être polie. Quoique Mr Hareton, quevoici, ne soit pas le fils du maître, il est votre cousin et je nesuis pas payée pour vous servir.

– Lui, mon cousin ! s’écria Cathyavec un rire méprisant.

– Oui, certainement, répliqua celle quilui faisait la leçon.

– Oh ! Hélène, ne leur laissez pasdire de pareilles choses, poursuivit-elle très troublée. Papa estallé chercher mon cousin à Londres ; mon cousin est fils d’ungentleman. Ça, mon…

Elle s’arrêta et se mit à pleurer à chaudeslarmes, bouleversée à la simple idée d’avoir une parenté avec untel rustre.

– Chut ! chut ! murmurai-je. Onpeut avoir beaucoup de cousins, et de toutes sortes. Miss Cathy, etne pas s’en porter plus mal. Seulement on n’a pas besoin de lesfréquenter, s’ils sont désagréables et mal élevés.

– Ce n’est pas… ce n’est pas mon cousin,Hélène, continua-t-elle avec un chagrin accru par la réflexion, eten se jetant dans mes bras pour y chercher refuge contre cetteidée.

J’étais furieuse contre elle et contre laservante à cause de leurs mutuelles révélations. Je ne doutais pasque la nouvelle de l’arrivée prochaine de Linton, annoncée parCathy, ne fût communiquée à Heathcliff ; et j’étais sûreégalement que la première pensée de la jeune fille, dès le retourde son père, serait de chercher à se faire expliquer l’assertion dela servante au sujet de son grossier parent. Hareton, remis del’indignation qu’il avait ressentie à être pris pour un domestique,parut ému de son désespoir. Il alla chercher le poney, l’amena prèsde la porte, puis, pour amadouer Cathy, prit dans le chenil un jolipetit terrier à jambes torses et, le lui mettant dans les mains,lui dit de ne plus pleurer, car il n’avait pas voulu lui faire depeine. Elle s’arrêta dans ses lamentations, examina le jeune hommed’un regard de crainte et d’horreur, puis recommença de plusbelle.

J’eus peine à m’empêcher de sourire à la vuede cette antipathie pour le pauvre garçon, qui était bien etsolidement bâti, de traits agréables, vigoureux et plein de santé,mais affublé de vêtements appropriés à ses occupationsjournalières, et celles-ci consistaient à travailler à la ferme età flâner dans la lande à la recherche de lapins et de gibier detoute sorte. Pourtant, il me semblait que sa physionomie reflétaitun esprit doué de qualités meilleures que n’en avait jamais possédéson père. De bonnes graines, dont la croissance négligée étaitétouffée, certes, par une abondance de mauvaises herbes bien plusvigoureuses ; néanmoins, il y avait évidemment là un solriche, capable de produire de luxuriantes moissons dans descirconstances différentes et favorables. Je crois queMr Heathcliff ne lui avait pas infligé de souffrancesphysiques, grâce à son intrépidité naturelle, qui n’offrait guèrede prise à ce genre d’oppression ; il n’avait rien de cettesusceptibilité timide qui, au jugement de Heathcliff, aurait donnédu charme aux mauvais traitements. Celui-ci semblait avoir exercésa malveillance – en faisant de lui une brute. Jamais on ne luiavait appris à lire ni à écrire ; jamais on ne l’avaitréprimandé pour une mauvaise habitude, pourvu que son gardien n’enfût pas gêné ; jamais on ne l’avait fait avancer d’un pas versla vertu, ni défendu du vice par un seul précepte. D’après ce quej’ai entendu dire, Joseph avait beaucoup contribué à le gâter parune indulgence mal comprise qui l’incitait à flatter et à cajolerce garçon, parce qu’il était le chef de la vieille famille. De mêmequ’il accusait Catherine Earnshaw et Heathcliff, dans leur enfance,de mettre à bout la patience de son maître et de le pousser, par cequ’il appelait leurs « offreuses manières », à chercherune consolation dans la boisson, de même à présent il rejetait toutle poids des fautes de Hareton sur les épaules de celui qui avaitusurpé son bien. Hareton pouvait jurer, avoir la conduite la plusrépréhensible, Joseph se gardait de le réprimander. Il semblaitqu’il eût plaisir à le voir s’enfoncer dans le mal. Ilreconnaissait que Hareton était irrémédiablement corrompu, que sonâme était vouée à la perdition ; mais il se disait qu’aprèstout c’était Heathcliff qui en était responsable. C’est à lui queserait demandé compte de la ruine de cette âme ; et il y avaitune immense consolation dans cette pensée. Joseph avait infusé àHareton l’orgueil de son nom et de ses ancêtres. Il aurait, s’ileût osé, soufflé la haine entre lui et le possesseur actuel desHauts ; mais la crainte qu’il avait de ce dernier allaitjusqu’à la superstition et il ne manifestait ses sentiments enverslui qu’en marmottant des insinuations et en le dénonçant en son forintérieur à la vengeance divine. Je ne prétends pas êtreparfaitement au courant de la manière dont on vivait à cetteépoque-là à Hurle-Vent ; je n’en parle que par ouï-dire, carje n’ai pas vu grand’chose. Les villageois affirmaient queMr Heathcliff était « serré » et se montrait dur etcruel envers ses fermiers. Mais la maison, à l’intérieur, avaitrepris sous une direction féminine l’aspect confortable qu’elleavait autrefois, et les scènes de désordres du temps de Hindley nes’y reproduisaient plus. Le maître était d’humeur trop sombre pourchercher des relations, quelles qu’elles fussent, bonnes oumauvaises ; et il n’a pas changé.

Mais tout cela ne fait pas avancer monhistoire. Miss Cathy repoussa l’offre de paix du terrier et réclamases chiens à elle, Charlie et Phénix. Ils arrivèrent en boitant, latête basse, et nous nous mîmes en route pour la maison, de fortméchante humeur l’une et l’autre. Je n’arrivais pas à faire dire àma jeune maîtresse comment elle avait passé sa journée. Je susseulement que le but de son pèlerinage avait été, comme je lesupposais, les rochers de Penistone. Elle était parvenue sansaventure à la barrière de la ferme, quand Hareton vint à sortiravec quelques compagnons de la race canine, qui attaquèrent lasuite de Cathy. Il y eut entre les uns et les autres une chaudebataille avant que leurs maîtres pussent les séparer : celaservit de présentation. Catherine dit à Hareton qui elle était etoù elle allait ; elle le pria de lui indiquer sonchemin ; finalement elle l’ensorcela si bien qu’ill’accompagna. Il lui révéla les mystères de la grotte des Fées etde vingt autres endroits curieux. Mais, comme j’étais en disgrâce,je ne fus pas favorisée d’une description de toutes les chosesqu’elle avait vues. Je pus deviner, cependant, qu’elle avaitregardé son guide d’un œil favorable jusqu’au moment où elle avaitblessé ses sentiments en s’adressant à lui comme à un domestique,et où la femme de charge avait blessé les siens en appelant Haretonson cousin. Le langage qu’il avait alors tenu lui était resté surle cœur. Elle qui était toujours « mon amour », « machérie », « ma petite reine », « monange », pour tout le monde à la Grange, se voir sioutrageusement insultée par un étranger ! Elle n’y comprenaitrien ; et j’eus beaucoup de mal à obtenir d’elle la promessequ’elle n’exposerait pas ses griefs à son père. Je lui expliquaiqu’il était très prévenu contre tous les habitants des Hauts etqu’il serait extrêmement peiné d’apprendre qu’elle était allée là.Mais j’insistai surtout sur ce fait que, si elle révélait moninfraction aux ordres que j’avais reçus, il serait peut-être siirrité qu’il faudrait que je m’en allasse. C’était une perspectiveinsupportable pour Cathy : elle me donna sa parole, et latint, par égard pour moi. Après tout, c’était une bonne petitefille.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer