Les Hauts du Hurle-vent

Chapitre 3

 

Tandis qu’elle me guidait dans l’escalier elleme recommanda de masquer la chandelle et de ne pas faire debruit ; car son maître avait des idées bizarres au sujet de lachambre où elle allait me mettre, et il n’y laissait jamaisvolontiers loger quelqu’un. J’en demandai la raison. Ellel’ignorait, me répondit-elle ; il n’y avait qu’un an ou deuxqu’elle était là, et ils avaient tant d’étranges manières qu’ellen’en finirait jamais si elle se mettait à être curieuse. Trophébété pour être curieux moi-même, je fermai la porte et regardaiautour de moi en cherchant le lit. Tout l’ameublement consistait enune chaise, une armoire et une grande caisse de chêne avec desouvertures carrées dans le haut, qui ressemblaient à des fenêtresde voitures. Je m’approchai de cet édifice, jetai un coup d’œil àl’intérieur, et reconnus que c’était une singulière couchette devieux modèle, très bien comprise pour dispenser chaque membre de lafamille d’avoir une chambre séparée. En fait, cela formait un petitcabinet, et le rebord d’une fenêtre qui y était incluse servait detable. Je fis glisser les panneaux de côté, entrai avec ma lumière,les refermai, et me sentis en sûreté contre la vigilance deHeathcliff ou de tout autre.

Sur le rebord de la fenêtre où je plaçai machandelle, se trouvaient empilés dans un coin quelques livresrongés d’humidité ; ce rebord était couvert d’inscriptionsfaites avec la pointe d’un couteau sur la peinture. Cesinscriptions, d’ailleurs, répétaient toutes le même nom en toutessortes de caractères, grands et petits, CatherineEarnshaw, çà et là changé en Catherine Heathcliff,puis encore en Catherine Linton.

Dans ma pesante apathie, j’appuyai la têtecontre la fenêtre et continuai à épeler CatherineEarnshaw… Heathcliff… Linton… mes yeuxfinirent par se fermer. Mais ils n’étaient pas clos depuis cinqminutes qu’un éblouissement de lettres blanches jaillit del’obscurité, éclatantes comme des spectres… l’air fourmillait deCatherines. En me soulevant pour chasser ce nom obsédant, jem’aperçus que la mèche de ma chandelle s’inclinait sur un desantiques volumes, d’où se dégageait un parfum de cuir de veaubrûlé. Je la mouchai et, très mal à l’aise sous l’influence dufroid et d’une nausée persistante, je me mis sur mon séant etouvris le volume qui avait souffert, en l’appuyant sur mon genou.C’était une Bible, en caractères fins, sentant terriblement lemoisi ; la page de garde portait l’inscription« Catherine Earnshaw, son livre », et une date remontantà un quart de siècle environ. Je refermai le volume, en pris unautre, puis un autre, et les examinai tous ainsi à tour de rôle. Labibliothèque de Catherine était choisie et son état de délabrementprouvait qu’on en avait fait un usage fort ample, sinon tout à faitlégitime : presque aucun chapitre n’avait échappé à uncommentaire à la plume ou au crayon – ou du moins à ce qui semblaiten être un – qui couvrait chaque parcelle de blanc laissée par lecompositeur. Il y avait des phrases détachées ; ailleurs, celaprenait la forme d’un journal en règle, griffonné d’une maininhabile d’enfant. En haut d’une page blanche (un vrai trésor,probablement quand on la découvrit), je me divertis beaucoup entrouvant une excellente caricature de mon ami Joseph, d’un crayongrossier, mais vigoureux. Je conçus sur-le-champ de l’intérêt pourla Catherine inconnue et me mis aussitôt à déchiffrer seshiéroglyphes à moitié passés.

« Un horrible dimanche ! Ainsidébutait le paragraphe qui suivait. Je voudrais que mon père pûtrevenir parmi nous. Hindley est un détestable remplaçant… saconduite envers Heathcliff est atroce… H. et moi allons nousrévolter… Nous avons fait le premier pas ce soir.

« Toute la journée il a plu à torrents.Nous n’avons pu aller à l’église, de sorte que Joseph a dû réunirles fidèles dans le grenier. Pendant que Hindley et sa femme sechauffaient en bas devant un bon feu – occupés à n’importe quoi,sauf à lire leur Bible, j’en jurerais – Heathcliff, moi-même et lepauvre valet de charrue recevions l’ordre de prendre nos livres deprière et de monter. Placés en rang, sur un sac de grain, nousmaugréions et nous grelottions, tout en espérant que Josephgrelotterait aussi, afin que son propre intérêt le poussât àraccourcir son homélie. Quelle erreur ! Le service a duréexactement trois heures ; et pourtant mon frère a eu le frontde s’écrier, en nous voyant descendre : « Quoi ?déjà fini ! » Autrefois, le dimanche après-midi, on nouspermettait de jouer, pourvu que nous ne fissions pas trop debruit ; maintenant, le moindre rire étouffé suffit à nousfaire envoyer dans le coin !

« – Vous oubliez que vous avez un maîtreici, dit le tyran. Je démolirai le premier qui me mettra encolère ! J’exige une sagesse et un silence parfaits. Oh !mon garçon c’est toi qui as fait cela ? Frances, ma chère,tirez-lui les cheveux en passant ; je l’ai entendu faireclaquer ses doigts.

« Frances lui a tiré vigoureusement lescheveux, puis est allée s’asseoir sur les genoux de son mari. Ilssont restés là comme deux bébés à s’embrasser et à dire pendant uneheure des niaiseries… vaines et absurdes paroles dont nous serionshonteux. Nous nous sommes blottis aussi confortablement quepossible sous la voûte du dressoir. Je venais d’attacher ensemblenos tabliers et de les suspendre en guise de rideau, quand estentré Joseph qui revenait d’une tournée aux écuries. Il a arrachémon rideau, m’a giflée et a croassé :

« – Le maître est à peine enterré, lejour du Sabbat n’est point fini, le son de l’Évangile est co’dansvos oreilles, et vous osez jouer ! Honte à vous !Seyez-vous, méchants enfants ! Y a assez de bons livres sivous voulez lire ; seyez-vous, et pensez à vos âmes.

« En prononçant ces paroles, il nous aforcés de rectifier nos positions, de manière à recevoir du feulointain un vague rayon de lumière qui nous permît de distinguer letexte du fatras dont il nous accabla. Je n’ai pu supporter cetteoccupation. J’ai pris mon volume crasseux par le dos et l’ai lancédans le chenil en protestant que j’avais horreur d’un bon livre.Heathcliff a envoyé le sien d’un coup de pied au même endroit. Ilfallait entendre le tintamarre !

« – M’sieu Hindley ! hurlait notrechapelain, M’sieu v’nez par ici ! Miss Cathy a déchiré l’dosdu Casque du Salut et Heathcliff a passé sa rage su’lapremière partie de Tout dret à la perdition !Quemisère qu’vous leu laissiez continuer c’te vie-là ! Ah !le vieillard y les aurait rossés comme y faut… mais y n’est puslà !

« S’arrachant à son paradis au coin dufeu, Hindley a saisi l’un de nous au collet, l’autre par le bras,et nous a jetés tous deux dans la cuisine où, assurait Joseph,« le vieux Nick[4] »viendrait nous prendre, aussi sûr que nous étions vivants ;ainsi réconfortés, nous avons cherché chacun de notre côté un coinpour attendre son arrivée. J’ai attrapé ce livre-ci, et unebouteille d’encre sur le rayon, j’ai entr’ouvert la porte donnantsur l’extérieur pour avoir un peu de lumière, et j’ai passé vingtminutes à écrire. Mais mon compagnon est impatient ! ilpropose de nous approprier le manteau de la laitière et de nousabriter dessous pour filer dans la lande. Bonne idée… et puis, sile vieux grognon arrive, il pourra croire que sa prophétie estréalisée… Nous ne pourrons pas être plus à l’humidité ni avoir plusfroid sous la pluie qu’ici. »

******

Je suppose que Catherine mit son projet àexécution, car dans la phrase suivante elle abordait un autresujet ; elle prenait le ton plaintif.

« Comme je me doutais peu que Hindley meferait jamais tant pleurer ! écrivait-elle. J’ai mal à latête, au point de ne pouvoir la garder sur l’oreiller, et pourtantje ne peux pas céder. Pauvre Heathcliff ! Hindley le traite devagabond et ne veut plus qu’il reste ni qu’il mange avecnous ; il prétend que lui et moi ne devons plus jouer ensembleet menace de le chasser de la maison si nous enfreignons sesordres. Il a blâmé notre père (comment a-t-il osé ?) pouravoir traité H. avec trop de bienveillance, et il jure qu’il leremettra à sa vraie place. »

*****

Je commençais à somnoler et à laisser tomberle nez sur la page à moitié effacée. Mon œil passa du manuscrit àl’imprimé. Je vis un titre rouge ornementé « Septante foissept[5] et le Premier de la septante etunième[6]. Pieux discours prononcé par le RévérendJabes Branderham, dans la chapelle de Gimmerton Sough »Pendant que, dans une demi-inconscience, je me creusais la cervellepour deviner ce que Jabes Branderham avait pu tirer de son sujet,je retombai allongé dans mon lit et m’endormis. Hélas !tristes effets du mauvais thé et de la mauvaise humeur !Quelles autres causes auraient pu me faire passer une si terriblenuit ? Je n’ai souvenir d’aucune qui lui soit comparabledepuis que j’ai le sentiment de la souffrance.

Je commençai à rêver presque avant d’avoircessé de me rendre compte de l’endroit où je me trouvais. Il mesemblait que c’était le matin ; je m’étais mis en route pourrentrer chez moi, avec Joseph comme guide. Une épaisseur deplusieurs mètres de neige couvrait notre chemin. Comme nousavancions péniblement, mon compagnon m’accablait d’incessantsreproches parce que je n’avais pas pris un bâton de pèlerin ;il m’assurait que je ne pourrais jamais pénétrer dans la maisonsans en avoir un, et brandissait fièrement un gourdin à lourdepoignée, auquel je compris qu’il donnait ce nom. Pendant uninstant, je considérai qu’il était absurde que j’eusse besoin d’unepareille arme pour obtenir accès à ma propre demeure. Puis uneautre idée me traversa l’esprit. Ce n’est pas là quej’allais : nous étions partis pour aller entendre le célèbreJabes Branderham prêcher sur le texte Septante foissept ; l’un de nous – Joseph, le prédicateur ou moi –avait commis le Premier de la septante et unième, etdevait être publiquement dénoncé et excommunié. Nous arrivâmes à lachapelle. J’ai passé devant en réalité, dans mes promenades, deuxou trois fois ; elle est située dans un pli de terrain, entredeux collines, à une assez grande altitude, près d’un marais dontla boue tourbeuse convient très bien, paraît-il, pour embaumer lesquelques cadavres déposés là. Le toit est resté entierjusqu’ici ; mais comme le traitement du pasteur n’est que devingt livres par an, avec la jouissance d’une maison composée dedeux pièces qui menacent de se réduire rapidement à une seule,aucun pasteur ne veut accepter les devoirs de cette charge,d’autant plus qu’on dit couramment que ses ouailles le laisseraientmourir de faim plutôt que d’augmenter son revenu d’un penny deleurs poches. Quoi qu’il en soit, dans mon rêve Jabes avait unauditoire nombreux et attentif ; et il prêchait… grandDieu ! quel sermon ! divisé en quatre centquatre-vingt dix parties, chacune de la longueur d’un sermonordinaire, et chacune traitant d’un péché particulier ! Où ilallait les chercher, je n’en sais rien. Il avait sa manière à luid’interpréter le texte, et il paraissait nécessaire que le fidèlecommît à chaque occasion des péchés différents. Ceux-ci étaient desplus curieux : de bizarres infractions que je n’avais encorejamais imaginées.

Oh ! que j’étais fatigué ! Comme jeme tortillais, bâillais, m’assoupissais, et me réveillais !Comme je me pinçais, me piquais, me frottais les yeux, me levais,me rasseyais, et poussais du coude Joseph afin qu’il me dît si leprédicateur aurait jamais fini ! J’étais condamné à toutentendre jusqu’au bout. Enfin, il aborda le Premier de laseptante et unième. À cet instant critique, j’eus uneinspiration soudaine, sous l’empire de laquelle je me levai pourdénoncer Jabes Branderham comme l’auteur du péché qu’un chrétienn’est pas tenu de pardonner.

– Monsieur, m’écriai-je, assis entre cesquatre murs j’ai enduré et toléré sans interruption les quatre centquatre-vingt-dix parties de votre sermon. Septante fois sept foisj’ai pris mon chapeau et j’ai été sur le point de m’en aller…septante fois sept fois vous m’avez déraisonnablement obligé dereprendre mon siège. La quatre cent quatre-vingt-onzième foisdépasse les bornes. Compagnons de martyre, sus à lui !Faites-le dégringoler, et réduisez-le en atomes, pour que les lieuxqui l’ont connu ne puissent plus le connaître !

– Tu es l’Homme ! s’écriaJabes, après une pause solennelle, en se penchant par-dessus soncoussin. Septante fois sept fois tu as tordu ton visage enbâillant… septante fois sept fois j’ai tenu conseil en moi-même…Bah ! ai-je pensé, c’est de la faiblesse humaine, cela encorepeut être absous. Mais voici le Premier de la septante etunième. Frères, exécutez sur lui le jugement qui est écrit.C’est un honneur qui revient à tous les bons chrétiens !

Sur cette parole finale, tous les membres del’assemblée, levant leurs bâtons de pèlerins, m’assaillirent encercle d’un même mouvement. N’ayant pas d’arme à leur opposer pourma défense, je commençai à me colleter avec Joseph, mon assaillantle plus proche et le plus féroce, pour lui enlever le sien. Dans laconfusion de la mêlée, plusieurs gourdins se rencontrèrent ;des coups qui m’étaient destinés tombèrent sur d’autres crânes.Bientôt la chapelle entière retentit du bruit des attaques et desripostes. Chacun se mit à cogner sur son voisin ; etBranderham, ne voulant pas rester oisif, épancha son zèle en unepluie de tapes bruyantes sur le rebord de la chaire, qui résonnaitsi fort qu’à la fin, à mon indicible soulagement, je me réveillai.Et qu’était-ce qui m’avait fait croire à ce terrible vacarme ?Qui avait joué le rôle de Jabes dans cette bagarre ?Simplement la branche de sapin qui touchait ma fenêtre quand desrafales de vent soufflaient de ce côté-là, et qui frottait sespommes desséchées contre les vitres ! J’écoutai un instant,encore dans le doute ; je découvris la cause du bruit, puis meretournai, sommeillai, et rêvai de nouveau, d’une manière encoreplus désagréable qu’avant, s’il est possible.

Cette fois, je me souvenais que j’étais couchédans le cabinet de chêne et j’entendais distinctement les rafalesde vent et la neige qui fouettait. J’entendais aussi le bruitagaçant et persistant de la branche de sapin, et je l’attribuais àsa véritable cause. Mais ce bruit m’exaspérait tellement que jerésolus de le faire cesser, s’il y avait moyen ; et jem’imaginai que je me levais et que j’essayais d’ouvrir la croisée.La poignée était soudée dans la gâche : particularité quej’avais observée étant éveillé, mais que j’avais oubliée. « Ilfaut pourtant que je l’arrête ! » murmurai-je. J’enfonçaile poing à travers la vitre et allongeai le bras en dehors poursaisir la branche importune ; mais, au lieu de la trouver, mesdoigts se refermèrent sur les doigts d’une petite main froide commela glace ! L’intense horreur du cauchemar m’envahit, j’essayaide retirer mon bras, mais la main s’y accrochait et une voix d’unemélancolie infinie sanglotait : « Laissez-moientrer ! laissez-moi entrer ! – Quiêtes-vous ? » demandai-je tout en continuant de lutterpour me dégager. « Catherine Linton », répondit la voixen tremblant (pourquoi pensais-je à Linton ? J’avaislu Earnshaw vingt fois pour Linton une fois).« Me voilà revenue à la maison : je m’étais perdue dansla lande ! » La voix parlait encore, quand je distinguaivaguement une figure d’enfant qui regardait à travers la fenêtre.La terreur me rendit cruel. Voyant qu’il était inutile d’essayer deme dégager de son étreinte, j’attirai son poignet sur la vitrebrisée et le frottai dessus jusqu’à ce que le sang coulât etinondât les draps du lit. La voix gémissait toujours :« Laissez-moi entrer ! » et l’étreinte obstinée nese relâchait pas, me rendant presque fou de terreur. « Commentle puis-je ? » dis-je enfin ; « lâchez-moi, sivous voulez que je vous fasse entrer ! » Les doigts sedesserrèrent, je retirai vivement les miens hors du trou,j’entassai en hâte les livres en pyramide pour me défendre, et jeme bouchai les oreilles pour ne plus entendre la lamentable prière.Il me sembla que je restais ainsi pendant plus d’un quart d’heure.Mais, dès que je recommençai d’écouter, j’entendis le douloureuxgémissement qui continuait !« Allez-vous-en ! » criai-je, « je ne vouslaisserai jamais entrer, dussiez-vous supplier pendant vingt ans. –Il y a vingt ans », gémit la voix, « vingt ans, il y avingt ans que je suis errante. » Puis j’entendis un légergrattement au dehors et la pile de livres bougea comme si elleétait poussée en avant. J’essayai de me lever, mais je ne pusremuer un seul membre, et je me mis à hurler tout haut, en proie àune terreur folle. À ma grande confusion, je me suis aperçu que meshurlements étaient bien réels. Des pas rapides approchaient de laporte de la chambre ; quelqu’un l’a poussée d’une mainénergique et une lumière a brillé à travers les ouvertures carréesen haut du lit. J’étais assis encore tout tremblant, essuyant lasueur qui coulait sur mon front ; l’intrus semblait hésiter etse parler à voix basse à soi-même. Enfin il a murmuré, évidemmentsans attendre de réponse : « Y a-t-il quelqu’unici ? » J’ai jugé qu’il valait mieux confesser maprésence, car j’avais reconnu la voix de Heathcliff et je craignaisqu’il ne poussât sa recherche plus avant, si je demeurais coi. Enconséquence, je me suis tourné et j’ai ouvert les panneaux. Jen’oublierai pas de sitôt l’effet que j’ai produit ainsi.

Heathcliff se tenait près de l’entrée, enchemise et en pantalon ; une chandelle lui coulait sur lesdoigts et sa figure était aussi blanche que le mur derrière lui. Lepremier craquement du chêne l’a fait tressaillir comme sous unedécharge électrique ; la chandelle lui a échappé et estretombée à quelques pieds de distance ; son agitation étaittelle qu’il a pu à peine la ramasser.

– Ce n’est que votre hôte, monsieur, luicriai-je, désireux de lui épargner l’humiliation de laisser voirplus longtemps sa poltronnerie, j’ai eu le malheur de pousser descris dans mon sommeil, en proie que j’étais à un terriblecauchemar. Je regrette de vous avoir dérangé.

– Oh ! Dieu vous confonde,Mr Lockwood ! Je voudrais que vous fussiez au… a commencémon hôte, en posant la chandelle sur une chaise, parce qu’il serendait compte qu’il lui était impossible de la tenir fixe. Et quivous a introduit dans cette chambre ? a-t-il continué enenfonçant ses ongles dans les paumes de ses mains, et en grinçantdes dents pour réprimer des convulsions maxillaires. Quiest-ce ? J’ai bien envie de jeter le coupable dehorsimmédiatement.

– C’est votre servante Zillah,répondis-je, en sautant sur le plancher et remettant rapidement mesvêtements. Je n’y verrais pas d’inconvénient, pour ma part, elle lemérite bien. Je suppose qu’elle a voulu avoir à mes dépens unenouvelle preuve que la pièce est hantée. Eh bien ! elle l’est…elle fourmille de spectres et de fantômes ! Vous avez raisonde la tenir fermée, je vous assure. Personne ne vous remerciera delui avoir procuré un somme dans un antre pareil !

– Que voulez-vous dire et quefaites-vous ? Recouchez-vous et finissez votre nuit, puisquevous êtes ici ; mais pour l’amour du ciel, ne recommencez pascet horrible vacarme, que rien ne saurait excuser, à moins qu’on nefût en train de vous couper la gorge.

– Si le petit démon était entré par lafenêtre, il est probable qu’elle m’aurait étranglé ! ai-jeriposté. Je ne tiens pas à continuer de subir les persécutions devos hospitaliers ancêtres. Le Révérend Jabes Branderham n’était-ilpas votre allié du côté maternel ? Et cette péronnelle,Catherine Limon, ou Earnshaw, ou je ne sais quoi… elle devait êtrebien sotte… méchante petite âme ! Elle m’a dit qu’elle erraitsur la terre depuis vingt ans : juste punition de ses péchésmortels, j’en suis sûr.

Je n’avais pas plus tôt prononcé ces mots queje me suis rappelé l’association, dans le livre, du nom deHeathcliff, à celui de Catherine. Cette particularité, qui étaitcomplètement sortie de ma mémoire, venait d’y reparaître soudain.J’ai rougi de ma légèreté. Mais, sans manifester autrement quej’eusse conscience de l’avoir offensé, je me suis hâtéd’ajouter : « La vérité est, monsieur, que j’ai passé lapremière partie de la nuit à… » ; je m’arrêtai encore.J’allais dire : « … à parcourir ces vieux volumes »,ce qui aurait révélé que j’avais connaissance de leur contenumanuscrit, aussi bien que de leur contenu imprimé. Aussi, mereprenant, j’ai poursuivi : « … à déchiffrer les nomsinscrits sur le rebord de la fenêtre. Occupation monotone, àlaquelle je me livrais pour m’endormir, de même qu’on compteou… »

– À quoi songez-vous de me parler de lasorte, à moi ? a dit Heathcliff d’une voix tonnante et avecune sauvage véhémence. Comment… comment osez-vous ? Sous montoit ?… Dieu, il faut qu’il soit fou pour parlerainsi !

Et il se frappait le front avec rage.

Je ne savais trop si je devais me fâcher de celangage ou continuer mon explication. Mais il semblait tellementaffecté que j’ai eu pitié de lui et ai repris l’histoire de mesrêves, affirmant que je n’avais jamais entendu auparavant le nom de« Catherine Linton », mais qu’à force de le lire et de lerelire ce nom avait produit sur moi une impression qui s’étaitpersonnifiée quand j’eus perdu le contrôle de mon imagination.Tandis que je parlais, Heathcliff reculait peu à peu dans lerenfoncement où se trouvait le lit ; finalement il s’estassis, presque entièrement caché derrière. Je devinai néanmoins, àsa respiration irrégulière et entrecoupée, qu’il luttait contre uneviolente émotion. Ne voulant pas lui laisser voir que je me rendaiscompte de son conflit intérieur, j’ai achevé ma toilette assezbruyamment, regardé ma montre et fait un monologue sur la longueurde la nuit :

– Pas encore trois heures ! j’auraisjuré qu’il en était six. Le temps n’avance pas ici : nous noussommes certainement retirés pour reposer à huit heures !

– Toujours à neuf heures en hiver, etlever à quatre, a dit mon hôte en réprimant un gémissement ;et j’ai jugé, au mouvement de l’ombre de son bras, qu’il essuyaitune larme. Mr Lockwood, a-t-il ajouté, vous pouvez aller dansma chambre ; vous ne feriez que gêner en descendant de sibonne heure : et vos cris puérils ont envoyé le sommeil audiable pour moi.

– Pour moi aussi, ai-je répliqué. Je vaisme promener dans la cour jusqu’au jour, alors je partirai ; etvous n’avez pas à craindre de nouvelle intrusion de ma part. Jesuis maintenant tout à fait guéri de l’envie de chercher du plaisirdans la société, que ce soit à la campagne ou à la ville. Un hommesensé doit trouver une compagnie suffisante en soi-même.

– Délicieuse compagnie ! a grommeléMr Heathcliff. Prenez la chandelle et allez où vous voudrez.Je vous rejoins dans l’instant. Évitez la cour, toutefois, car leschiens sont lâches ; quant à la salle… Junon y monte safaction et… non, vous ne pouvez qu’errer dans l’escalier et dansles couloirs. Mais sortez ! Je viens dans deux minutes.

J’ai obéi, du moins à l’ordre de quitter lachambre ; puis, ne sachant où me conduisait l’étroit corridor,je me suis arrêté, et mon propriétaire m’a rendu témoininvolontaire d’une scène de superstition qui démentait étrangementson bon sens apparent. Il s’est approché du lit, a ouvert lafenêtre en la forçant et, pendant qu’il tirait dessus, a été prisd’une crise de larmes qu’il n’a pu maîtriser. « Viens,viens ! » sanglotait-il. « Cathy, viens !Oh ! viens… une fois seulement ! Oh ! chérie de moncœur ! écoute-moi cette fois-ci enfin, Catherine ! »Le spectre a témoigné de l’ordinaire caprice des spectres : iln’a donné aucun signe d’existence. Mais la neige et le vent ontpénétré en tourbillons furieux, parvenant même jusqu’à moi etéteignant ma lumière.

Il y avait une telle angoisse dans l’explosionde douleur qui accompagnait ce délire que la compassion m’a faitoublier sa folie. Je me suis éloigné, à moitié fâché d’avoirécouté, si peu que ce fût, et regrettant d’avoir raconté monridicule cauchemar, qui avait déterminé cette crise, bien que je nepusse comprendre pourquoi. Je suis descendu avec précaution dansles régions inférieures et ai atterri dans la cuisine, où quelquestisons que j’ai rassemblés avec soin m’ont permis de rallumer machandelle. Rien ne bougeait, sauf un chat gris moucheté, qui estsorti lentement des cendres et m’a salué d’un miaulementplaintif.

Deux bancs en forme d’arcs de cercleentouraient presque complètement le foyer ; je me suis allongésur l’un et Grimalkin[7] a grimpésur l’autre. Nous commencions à nous assoupir tous deux quandquelqu’un a envahi notre retraite ; c’était Joseph quidescendait péniblement une échelle de bois dont le hautdisparaissait dans le plafond, à travers une trappe : l’entréede son galetas, je suppose. Il a jeté un regard sinistre sur lapetite flamme que j’avais réussi à ranimer entre les barreauxcintrés de la grille du foyer, a chassé le chat de son poste élevé,s’est installé à sa place et s’est mis à bourrer une pipe de troispouces. Ma présence dans son sanctuaire était évidemment considéréecomme une impudence trop éhontée pour être relevée : il aappliqué silencieusement le tuyau à ses lèvres, s’est croisé lesbras et a envoyé des bouffées en l’air. Je l’ai laissé savourer savolupté sans le troubler. Après avoir lancé sa dernière bouffée etpoussé un profond soupir, il s’est levé et s’est retiré avec autantde dignité qu’il était venu.

J’ai entendu ensuite un pas plus élastique.J’ouvrais déjà la bouche pour un « bonjour », mais jel’ai refermée sans achever mon salut, car Hareton Earnshaw faisaitses oraison sotto voce, sous forme d’une suite de juronsadressés à chaque objet qu’il touchait, tout en fourrageant dans uncoin à la recherche d’une bêche ou d’une pelle pour faire deschemins dans la neige. Il a jeté un regard par-dessus le dossier dubanc, en dilatant les narines, et il songeait aussi peu à unéchange de politesses avec moi qu’avec mon compagnon le chat. J’aideviné, à ses préparatifs, que la sortie était permise et, quittantma dure couchette, j’ai fait un mouvement pour le suivre. Il l’aremarqué et a cogné sur une porte intérieure avec l’extrémité de sabêche, en indiquant par un son inarticulé que c’était là que jedevais aller, si je voulais changer de résidence.

La porte donnait dans la salle où les femmesétaient déjà à l’œuvre. Zillah développait dans la cheminée untourbillon de flammes à l’aide d’un soufflet colossal ;Mrs Heathcliff, agenouillée près de l’âtre, lisait un livre àla lueur du feu. Elle tenait la main interposée entre la chaleur dufoyer et ses yeux et paraissait absorbée dans son occupation. Ellene s’interrompait que pour gronder la servante qui la couvraitd’étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien quivenait appuyer un peu trop familièrement le nez sur sa figure. J’aiété surpris de voir là Heathcliff aussi. Il était debout près dufeu, me tournant le dos, et venait de faire une scène violente à lapauvre Zillah qui, par instants, suspendait son travail pourrelever le coin de son tablier et pousser un gémissementindigné.

– Et vous, vous misérable –, criait-il aumoment où j’entrais, en se tournant vers sa belle-fille etemployant une épithète aussi inoffensive que poulette ou brebis,mais généralement représentée par un tiret, vous voilà encore à vosoiseuses manigances ? Tous les autres gagnent leur pain… vous,vous vivez de ma charité ! Mettez-moi ces bêtises de côté ettrouvez le moyen de vous rendre utile. Je vous ferai payer le fléaude votre perpétuelle présence, entendez-vous, odieusecoquine ?

– Je mettrai mes bêtises de côté, parceque vous pouvez m’y contraindre, si je refuse, a répondu la jeunefemme en fermant son livre et en le jetant sur une chaise. Maisquand vous useriez votre langue à jurer, je ne ferai que ce que jevoudrai !

Heathcliff a levé la main, et elle s’estsauvée à distance respectueuse : elle en connaissaitcertainement le poids. N’ayant nulle envie d’être régalé d’uncombat entre chien et chat, je me suis vivement avancé comme sij’étais pressé de partager la chaleur du foyer et tout à faitignorant de la dispute interrompue. Chacun d’eux a eu assez dedécorum pour suspendre les hostilités. Heathcliff a placé sespoings à l’abri de la tentation dans ses poches ;Mrs Heathcliff a fait la moue et est allée prendre un siègeéloigné, où elle a tenu sa parole en jouant le rôle d’une statuependant le temps que je suis resté là. Ce n’a pas été long :j’ai décliné leur invitation à déjeuner et, dès que l’aube acommencé de pointer, j’ai saisi la première occasion de m’échapperau grand air, maintenant clair, calme et froid comme de la glaceimpalpable.

Avant que j’aie eu atteint le fond du jardin,mon propriétaire m’a crié de m’arrêter, et a offert dem’accompagner à travers la lande. Ça été une heureuse inspirationde sa part, car tout le versant de la colline n’était qu’un océande vagues blanches ; les hauts et les bas n’indiquaient pasd’élévations ou de dépressions correspondantes dans leterrain ; de nombreux trous étaient entièrement comblés par laneige ; et des rangées entières de buttes, formées des résidusde l’extraction des carrières, étaient effacées de la carte que mapromenade de la veille avait laissée peinte dans mon esprit.J’avais remarqué sur un des côtés de la route, à intervalles de sixà sept mètres, une ligne de pierres dressées debout, qui seprolongeait sur toute la longueur du terrain dénudé : ellesavaient été placées et peintes à la chaux pour servir de repèresdans l’obscurité, et aussi quand une chute de neige, comme àprésent, ne permettait pas de distinguer la chaussée ferme desprofonds marécages qui la bordent des deux côtés. Mais àl’exception d’une tache sombre émergeant çà et là, toute trace del’existence de ces pierres avait disparu et mon compagnon a dûm’avertir fréquemment d’appuyer à droite ou à gauche alors que jeme figurais suivre correctement les sinuosités de la route.

Nous avons échangé peu de paroles, et il s’estarrêté à l’entrée du parc de Thrushcross en me disant que je nepouvais plus me tromper. Nos adieux se sont bornés à un rapidesalut, puis j’ai continué ma marche, réduit à mes seulesressources ; car la loge du portier est inoccupée jusqu’àprésent. La distance de la porte du parc à la Grange est de deuxmilles ; je crois que je suis bien arrivé à en faire quatre,en me perdant au milieu des arbres et enfonçant jusqu’au cou dansla neige : désagrément que seuls peuvent apprécier ceux quil’ont expérimenté. En tout cas, quels qu’aient été mes tours etdétours, midi sonnait comme j’entrais dans la maison, ce quifaisait exactement une heure pour chaque mille du chemin ordinairedepuis les Hauts de Hurle-Vent.

Ma femme de charge et ses satellites se sontprécipitées pour m’accueillir, s’écriant avec volubilité qu’ellesme croyaient complètement perdu. Tout le monde supposait quej’avais péri la nuit précédente et elles se demandaient comment s’yprendre pour se mettre à la recherche de mes restes. Je leur ai ditde se calmer, puisqu’elles me voyaient revenu, et, transi jusqu’àla moelle, je me suis traîné en haut. Après avoir mis des vêtementssecs et marché de long en large pendant trente à quarante minutes,pour restaurer la chaleur animale, je me suis retiré dans moncabinet de travail, faible comme un petit chat : presque tropfaible pour jouir du feu pétillant et du café fumant que laservante m’a préparé pour me remonter.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer