Les Hauts du Hurle-vent

Chapitre 12

 

Tandis que Miss Linton errait tristement dansle parc et dans le jardin, toujours silencieuse, et presquetoujours en larmes ; tandis que son frère s’enfermait avec deslivres qu’il n’ouvrait jamais, tourmenté, je m’en doutais, de lavague et perpétuelle attente que Catherine, se repentant de saconduite, viendrait de son plein gré demander pardon et chercherune réconciliation ; tandis que Catherine, de son côté,s’obstinait à jeûner, probablement dans l’idée qu’à chaque repasEdgar allait suffoquer en ne la voyant pas paraître et quel’orgueil seul le retenait de courir se jeter à ses pieds, jecontinuais, quant à moi, à vaquer aux devoirs du ménage, convaincueque la Grange ne contenait dans ses murs qu’un esprit sensé et quecet esprit était logé dans mon corps. Je ne prodiguai nicondoléances à Miss, ni remontrances à ma maîtresse ; je neprêtai guère plus d’attention aux soupirs de mon maître, quibrûlait du désir d’entendre parler de sa femme, puisqu’il n’enpouvait entendre la voix. Je résolus de les laisser se tirerd’affaire comme il leur plairait. Bien que ce fût un procédé d’unelenteur fastidieuse, je finis par apercevoir avec joie une lueur desuccès : je le crus du moins d’abord.

Le troisième jour, Mrs Lintondéverrouilla sa porte et, comme elle avait épuisé l’eau de sacruche et de sa carafe, elle en demanda d’autre, ainsi qu’un bol degruau, car elle se jugeait mourante. Je considérai ces propos commedestinés aux oreilles d’Edgar. Je n’en croyais pas un mot, de sorteque je les gardai pour moi et lui apportai un peu de thé et de paingrillé. Elle mangea et but avec avidité, puis retomba sur sonoreiller, les poings serrés et en gémissant.

– Oh ! je veux mourir,s’écria-t-elle, puisque personne ne s’intéresse à moi. Je regretted’avoir pris cela.

Un bon moment après, je l’entendismurmurer :

– Non, je ne veux pas mourir… il enserait heureux… il ne m’aime pas du tout… je ne lui manqueraispas !

– Désirez-vous quelque chose ?madame, demandai-je, conservant toujours mon calme apparent endépit de son aspect de spectre et de l’étrange exagération de sesmanières.

– Que fait cet être apathique ?demanda-t-elle en repoussant de son visage épuisé les épaissesboucles emmêlées. Est-il tombé en léthargie, ou est-ilmort ?

– Ni l’un ni l’autre, répliquai-je, sic’est de Mr Linton que vous voulez parler. Il se porte assezbien, je pense, encore que ses études l’occupent plus qu’il nefaudrait. Il est continuellement au milieu de ses livres, depuisqu’il n’a plus d’autre société.

Je n’aurais pas parlé de la sorte si j’avaisconnu son véritable état ; mais je ne pouvais me défaire del’idée que sa maladie était en partie jouée.

– Au milieu de ses livres !s’écria-t-elle, stupéfaite. Et moi qui suis mourante ! Moi quisuis au bord de la tombe ! Mon Dieu ! Sait-il comme jesuis changée, continua-t-elle en regardant son image dans une glacesuspendue au mur en face d’elle. Est-ce là Catherine Linton ?Il s’imagine que j’ai un accès de dépit, que je joue la comédie,peut-être. Ne pouvez-vous lui faire savoir que c’est terriblementsérieux ? Nelly, s’il n’est pas trop tard, dès que je sauraice qu’il pense, je choisirai entre ces deux partis : ou bienme laisser mourir sur-le-champ – ce ne serait pour lui une punitionque s’il avait un cœur – ou bien guérir et quitter le pays. Medites-vous la vérité à son sujet ? Faites attention. Est-ilexact que ma vie lui soit si complètement indifférente ?

– Vraiment, madame, répondis-je, monmaître n’a aucune idée de votre état mental ; et certainementil ne craint pas que vous vous laissiez mourir de faim.

– Vous ne croyez pas ? Nepouvez-vous lui dire que je le ferai ? Persuadez-le ?Donnez-lui votre avis personnel : dites que vous êtes certaineque je le ferai.

– Non. Vous oubliez, Mrs Linton, quevous avez pris ce soir quelque nourriture avec goût, et vous enressentirez demain les bons effets.

– Si seulement j’étais sûre que cela letuerait, interrompit-elle, je me tuerais à l’instant ! Cestrois nuits affreuses… je n’ai pas fermé les paupières… et,oh ! j’ai été torturée ! j’ai été obsédée, Nelly !Mais je commence à croire que vous ne m’aimez pas. Comme c’estétrange ! Bien que tous se détestent et se méprisent l’unl’autre, je pensais qu’ils ne pouvaient s’empêcher de m’aimer. Eten quelques heures tous sont devenus mes ennemis ; ils le sontdevenus, j’en suis certaine, ces gens d’ici. Comme il est terribled’affronter la mort, entourée de ces visages de glace !Isabelle, pleine de terreur et de répulsion, effrayée d’entrer dansla chambre : ce serait si affreux de voir mourirCatherine ! Et Edgar, grave, debout à mon côté pour contemplerma fin, puis offrant à Dieu des actions de grâce pour la paixrestaurée à son foyer, et retournant à ses livres ! Au nom detout ce qui a une âme, qu’a-t-il à faire de livres, quand je suisen train de mourir ?

L’idée de la résignation philosophique deMr Linton, que je lui avais mise dans la tête, lui étaitinsupportable. Elle s’agita tellement que son égarement fébriledevint de la folie et qu’elle se mit à déchirer l’oreiller avec sesdents ; puis, se dressant toute brûlante, elle voulut quej’ouvrisse la fenêtre. Nous étions au cœur de l’hiver, le ventsoufflait avec force du nord-est, et je m’y opposai. Lesexpressions fugitives de son visage et ses sautes d’humeurcommençaient à m’alarmer terriblement et me remettaient en mémoiresa première maladie et les recommandations qu’avait faites ledocteur d’éviter de la contrarier. Une minute auparavant, elleétait dans un état violent ; maintenant, appuyée sur un bras,et ne paraissant pas prendre garde à mon refus de lui obéir, ellesemblait trouver une distraction puérile à arracher les plumes parles déchirures qu’elle venait de faire à son oreiller, et à lesranger sur son drap suivant leurs différentes espèces : sesidées avaient pris un autre cours.

– Celle-ci est une plume de dindon,murmurait-elle en se parlant à soi-même ; celle-ci de canardsauvage ; et celle-ci de pigeon. Ah ! ils mettent desplumes de pigeon dans les oreillers… il n’est pas étonnant que jen’aie pu mourir ! Il faut que j’aie soin de le jeter à terrequand je me recoucherai. Et en voilà une de coq de bruyère ;et celle-là, je la reconnaîtrais entre mille… c’est une plume devanneau huppé. Joli oiseau ; il tournoie au-dessus de nostêtes au milieu de la lande. Il voulait regagner son nid, car lesnuages arrivaient sur les hauteurs et il sentait venir la pluie.Cette plume a été ramassée sur la bruyère, l’oiseau n’a pas étéabattu. Nous avons vu son nid en hiver, plein de petits squelettes.Heathcliff y a mis un piège et les vieux n’osent plus y venir. Jelui ai fait promettre après cela de ne plus jamais tuer un vanneau,et il ne l’a plus fait. Mais en voilà d’autres : A-t-il tuémes vanneaux, Nelly ? Y en a-t-il de rouges parmi eux ?Laissez-moi voir.

– Quittez cette occupation puérile,interrompis-je. Je lui retirai l’oreiller et tournai les trous ducôté du matelas, car elle était en train d’enlever l’intérieur àpoignées. Couchez-vous et fermez les yeux : vous délirez. Envoilà un gâchis ! Le duvet vole partout comme de la neige.

Je le ramassais de tous côtés.

– Je vois en vous, Nelly, continua-t-ellecomme dans un rêve, une femme âgée : vous avez les cheveuxgris et les épaules courbées. Ce lit est la grotte des fées sous lerocher de Penistone, vous ramassez en ce moment leursflèches[12] pour en percer nos génisses, et vousprétendez, quand je suis près de vous, que ce ne sont que desflocons de laine. Voilà où vous en serez dans cinquante ans d’ici.Je sais que vous n’êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas,vous vous trompez, car autrement je croirais que vous êtesréellement cette sorcière décharnée et je penserais que je suissous le rocher de Penistone. Or j’ai conscience qu’il fait nuit etqu’il y a sur la table deux bougies qui font reluire comme du jaisl’armoire noire.

– L’armoire noire ? oùest-elle ? Vous parlez en dormant.

– Elle est contre le mur, là où elle esttoujours. Elle a un aspect étrange, j’y vois une figure !

– Il n’y a pas d’armoire dans la chambreet il n’y en a jamais eu. Je me rassis et relevai le rideau du litde façon à pouvoir la surveiller.

– Ne voyez-vous pas cette figure,vous ? demanda-t-elle en regardant attentivement dans laglace.

J’eus beau dire, je n’arrivai pas à lui fairecomprendre que c’était la sienne. Je finis par me lever et couvrisla glace avec un châle.

– Elle est toujours là, derrière,poursuivit-elle avec anxiété. Elle a bougé. Qui est-ce ?J’espère qu’elle ne va pas sortir quand vous serez partie !Oh ! Nelly ! la chambre est hantée ! J’ai peur derester seule !

Je lui pris la main et la priai de secalmer ; car une série de tressaillements la secouaientconvulsivement et elle ne voulait pas détourner de la glace sonregard fixe.

– Il n’y a personne ici, insistai-je.C’était vous-même, Mrs Linton : vous le saviez bien il ya un instant.

– Moi-même, dit-elle en soupirant, etvoilà minuit qui sonne ! C’est vrai, alors ! c’esteffrayant !

Ses doigts s’accrochèrent aux draps et lesramenèrent sur ses yeux. J’essayai de me glisser vers la porte avecl’intention d’appeler son mari. Mais je fus rappelée par un criperçant… le châle était tombé du cadre.

– Eh bien ! Qu’y a-t-il ?criai-je. Qui est poltronne, maintenant ? Éveillez-vous. C’estla glace… le miroir, Mrs Linton ; vous vous y voyez, etj’y suis aussi, à côté de vous.

Tremblante et égarée, elle se cramponnait àmoi, mais l’horreur disparut peu à peu de son visage ; sapâleur fit place à une rougeur de honte.

– Oh ! mon Dieu ! je croyaisque j’étais chez moi, soupira-t-elle. Je croyais que j’étaiscouchée dans ma chambre à Hurle-Vent. Je suis faible, c’est pourcela que mon cerveau s’est troublé et que j’ai poussé des cris sansm’en douter. Ne dites rien ; mais restez avec moi. J’ai peurde m’endormir : mes rêves m’épouvantent.

– Un bon somme vous ferait du bien,madame ; et j’espère que les souffrances que vous ressentez ence moment vous empêcheront de recommencer à essayer de vous laissermourir de faim.

– Oh ! si seulement j’étais dans monlit dans la vieille maison ! continua-t-elle avec amertume, ense tordant les mains. Et ce vent qui souffle dans les sapins prèsde la fenêtre ! laissez-moi le sentir… il descend tout droitde la lande… laissez-moi en recueillir un souffle !

Pour le calmer, j’entr’ouvris la fenêtrependant quelques secondes. Une bouffée glaciale fitirruption ; je refermai et retournai à mon poste. Elle étaitcouchée et tranquille à présent, le visage baigné de larmes.L’épuisement physique avait complètement apaisé son ardeur :notre fougueuse Catherine n’était plus qu’un enfant gémissant.

– Combien de temps y a-t-il que je mesuis enfermée ici ? demanda-t-elle en revenant tout à coup àsoi.

– C’était lundi soir, répondis-je, etnous sommes à jeudi soir, ou plutôt vendredi matin, à présent.

– Quoi ! de la même semaine ?pas plus longtemps que cela ?

– C’est encore assez longtemps quand onne vit que d’eau froide et de mauvaise humeur, observai-je.

– Eh bien ! il me semble qu’il y aun nombre d’heures infini, murmura-t-elle d’un air de doute. Ildoit y avoir plus longtemps. Je me rappelle que j’étais dans lepetit salon après leur querelle, qu’Edgar m’a cruellement irritéeet que je me suis enfuie désespérée dans cette chambre. Dès quej’eus verrouillé la porte, l’obscurité complète m’accabla et jetombai sur le plancher. Je n’avais pas pu expliquer à Edgar quej’étais bien certaine d’avoir une attaque, ou de devenir follefurieuse, s’il persistait à m’agacer. Je n’avais plus d’action surma langue ni sur mon cerveau, et peut-être ne se doutait-il pas demon agonie : il me restait à peine assez de sentiment pouressayer de lui échapper, à lui et à sa voix. Avant que je fussesuffisamment remise pour voir et pour entendre, le jour commença depoindre et, Nelly, je vais vous dire ce que je pensais et ce quim’obsédait sans relâche au point que je craignais pour ma raison.Tandis que j’étais étendue là, la tête contre ce pied de table, mesyeux discernant vaguement le carré gris de la fenêtre, je pensaisque j’étais chez moi, enfermée dans le lit aux panneaux de chêne,mon cœur souffrait de quelque grand chagrin, que je n’ai pu merappeler en me réveillant. Je réfléchis et m’épuisai à découvrir ceque ce pouvait être : chose surprenante, les sept dernièresannées de ma vie étaient effacées de mon esprit ! Je ne mesouvenais pas qu’elles eussent seulement existé. J’étais enfant,mon père venait d’être enterré et mon chagrin provenait de laséparation ordonnée par Hindley entre Heathcliff et moi. Pour lapremière fois j’étais seule ; et, sortant d’un pénibleassoupissement après une nuit de larmes, je levai la main pourécarter les panneaux : ma main frappa le dessus de cettetable ! Je la passai sur le tapis, et alors la mémoire merevint tout d’un coup : mon angoisse récente fut noyée dans unparoxysme de désespoir. Je ne saurais dire pourquoi je me sentaissi profondément misérable ; j’ai dû être prise d’une foliepassagère, car je ne vois guère de raison. Mais supposez qu’à douzeans j’aie été arrachée des Hauts, de mes liens d’enfance et de cequi était tout pour moi, comme Heathcliff l’était alors, pour êtretransformée subitement en Mrs Linton, la maîtresse deThrushcross Grange et la femme d’un étranger ; proscrite,exilée par conséquent, de ce qui avait été mon univers… vous pouvezvous faire une idée de l’abîme où j’étais plongée ! Vous aurezbeau secouer la tête, Nelly, vous avez aidé à me déranger lacervelle. Vous auriez dû parler à Edgar, certainement vous l’auriezdû, et l’obliger de me laisser tranquille. Oh ! je suisbrûlante ! Je voudrais être dehors ! Je voudrais meretrouver petite fille, à demi sauvage, intrépide et libre ;riant des injures au lieu de m’en affoler ! Pourquoi suis-jesi changée ? Pourquoi quelques mots font-ils bouillonner monsang avec une violence infernale ? Je suis sûre que jeredeviendrais moi-même si je me retrouvais dans la bruyère sur cescollines. Rouvrez la fenêtre toute grande ; laissez-làouverte ! Vite, pourquoi ne bougez-vous pas ?

– Parce que je ne veux pas vous fairepérir de froid.

– Dites plutôt que vous ne voulez pas medonner une chance de vivre, reprit-elle d’un air morne. Mais, aprèstout, je ne suis pas encore impotente ; je l’ouvriraimoi-même.

Et, se glissant hors de son lit avant que jepusse l’en empêcher, elle traversa la chambre à pas trèsincertains, rejeta en arrière les battants de la fenêtre et sepencha dehors, sans souci de l’air glacial qui tombait sur sesépaules comme une lame de couteau. Je la suppliai de se retirer et,à la fin, j’essayai de l’y contraindre. Mais je reconnus bientôtque la force que lui donnait le délire surpassait de beaucoup lamienne (elle avait le délire, je m’en convainquis par la suite deses actes et de ses divagations). Il n’y avait pas de lune et enbas tout était plongé dans une brume obscure. Pas une lumière nebrillait dans une maison, près ou loin… toutes étaient éteintesdepuis longtemps ; et celles de Hurle-Vent n’étaient jamaisvisibles. Pourtant elle affirmait qu’elle en apercevait leslueurs.

– Regardez ! s’écria-t-ellevivement, voilà ma chambre, avec une chandelle dedans, l’arbre quise balance devant, et une autre chandelle dans la mansarde deJoseph. Joseph veille tard, n’est-ce pas ? Il attend que jerentre pour pouvoir fermer la barrière. Bon, il attendra encore unpeu. C’est un voyage pénible, et j’ai le cœur bien triste pourl’entreprendre ; puis il faut passer par le cimetière deGimmerton, dans le trajet ! Nous avons souvent bravé ensembleses revenants et nous nous sommes défiés l’un l’autre de rester aumilieu des tombes et de les sommer d’apparaître. Mais, Heathcliff,si je vous en défie maintenant, vous y hasarderez-vous ? Sivous l’osez, je vous garderai avec moi. Je ne veux pas reposer làtoute seule. On peut m’enterrer à douze pieds de profondeur etabattre l’église sur moi, je n’aurai pas de repos que vous ne soyezavec moi. Non, jamais !

Elle s’arrêta, puis reprit avec un étrangesourire :

– Il réfléchit… il préférerait de me voirvenir à lui. Trouvez le moyen, alors ! Pas par le cimetière.Que vous êtes lent ! Soyez content, vous m’avez toujourssuivie.

Comprenant qu’il était vain de lutter contreson insanité, je cherchais comment je pourrais atteindre quelquechose pour l’envelopper, sans la lâcher (car je ne pouvais lalaisser seule près de la fenêtre ouverte), quand, à maconsternation, j’entendis tourner la poignée de la porte etMr Linton entra. Il venait de quitter la bibliothèque ;en passant par le couloir, il avait entendu le bruit de nos voix etla curiosité, la crainte peut-être, l’avait incité à venir voir ceque cela signifiait, à cette heure tardive.

– Oh ! monsieur ! m’écriai-jeen arrêtant l’exclamation qui montait à ses lèvres devant lespectacle qui s’offrait à lui et au contact de l’atmosphèreglaciale de la chambre, ma pauvre maîtresse est malade et ellem’échappe complètement. Je ne puis en venir à bout ; je vousen prie, venez la persuader de se remettre au lit. Oubliez votrecolère, car il est difficile de lui faire faire autre chose que cequ’elle veut.

– Catherine malade ? dit-il en seprécipitant vers nous. Fermez la fenêtre, Hélène ! Catherinepourquoi…

Il s’arrêta. L’air hagard de Mrs Lintonle frappa de mutisme et il ne put que nous regarder tour à touravec horreur et stupéfaction.

– Elle est restée ici à s’agiter,repris-je, ne mangeant presque rien et sans jamais se plaindre.Elle n’a voulu laisser entrer personne jusqu’à ce soir, et c’estainsi que nous n’avons pas pu vous informer de son état, puisquenous ne le connaissions pas nous-mêmes. Mais ce n’est rien.

Je sentis que je donnais mes explications avecgaucherie. Le maître fronça le sourcil :

– Ce n’est rien, n’est-ce pas, HélèneDean ? dit-il d’un ton sévère. Il faudra que vous me rendiezcompte plus clairement de l’ignorance où vous m’avez tenu dececi !

Il prit sa femme dans ses bras et la considéraavec angoisse. D’abord elle ne parut pas le reconnaître : ilétait invisible à ses yeux égarés. Son délire, cependant, n’étaitpas fixé sur un objet unique ; s’étant arrachée à lacontemplation de l’obscurité du dehors, elle concentragraduellement son attention sur Edgar et découvrit que c’était luiqui la tenait.

– Ah ! vous voici donc, n’est-cepas, Edgar Linton ? dit-elle avec une animation courroucée.Vous êtes un de ces êtres qu’on trouve toujours quand on en a lemoins besoin, et qu’on ne trouve jamais quand on en a besoin !Je suppose que nous allons avoir un déluge de lamentationsmaintenant… je le vois venir… mais rien ne pourra m’éloigner de monétroite demeure de là-bas ; mon lieu de repos, où jeparviendrai avant que le printemps soit passé ! C’est là qu’ilse trouve : non pas avec les Linton, vous entendez, sous letoit de la chapelle, mais en plein air, avec une pierre tombale, etvous verrez s’il vous plaît d’aller les rejoindre ou de venir àmoi !

– Catherine, qu’avez-vous fait ?commença le maître. Ne suis-je plus rien pour vous ? Est-ceque vous aimez ce misérable Heath…

– Taisez-vous, s’écria Mrs Linton.Taisez-vous à l’instant. Prononcez ce nom et je termine toutsur-le-champ en me jetant par la fenêtre. Vous pouvez être maîtrede ce que vous touchez en ce moment ; mais mon âme sera ausommet de cette colline avant que vous portiez la main sur moi uneautre fois. Je n’ai pas besoin de vous, Edgar : je n’ai plusbesoin de vous. Retournez à vos livres. Je suis heureuse que vousayez une consolation, car tout ce que vous possédiez en moi adisparu.

– Son esprit divague, monsieur,interrompis-je. Elle a passé toute la soirée à dire desfolies ; mais laissez-la reposer, avec des soins convenables,et elle se remettra. Désormais nous devrons faire attention avantde la contrarier.

– Je n’ai que faire de vos conseils,répondit Mr Linton. Vous connaissiez la nature de votremaîtresse et vous m’avez encouragé à l’exaspérer. Et ne pas m’avoirlaissé soupçonner l’état où elle se trouvait depuis troisjours ! Quel manque de cœur ! Des mois de maladie nepourraient produire un tel changement !

Je commençai à me défendre, jugeant trop durd’être blâmée pour l’entêtement pervers d’une autre.

– Je savais que la nature deMrs Linton était obstinée et impérieuse, m’écriai-je, mais jene savais pas que vous vouliez encourager son caractère violent. Jene savais pas que, pour lui faire plaisir, je devais fermer lesyeux quand Mr Heathcliff venait. J’ai rempli le devoir d’unefidèle servante en vous avertissant, et voilà ce qu’une fidèleservante reçoit comme gages ! Soit, cela m’apprendra à meméfier la prochaine fois. La prochaine fois, vous pourrez vousprocurer vos informations vous-même !

– La prochaine fois que vous me ferez descontes, vous quitterez mon service, Hélène Dean.

– Vous préféreriez n’en rien savoir, sansdoute, Mr Linton ? Vous autorisez Heathcliff à venirfaire la cour à Miss et à profiter de chaque occasion que peuventoffrir vos absences pour empoisonner contre vous l’esprit de mamaîtresse ?

Si troublée que fût Catherine, sa pensée étaitassez alerte pour saisir notre conversation.

– Ah ! Nelly m’a trahie !s’écria-t-elle avec passion. Nelly est mon ennemie cachée. Sorcièreque vous êtes ! Ainsi vous cherchez des flèches de fées pournous blesser ! Lâchez-moi, je vais l’en faire repentir !Je lui ferai hurler sa rétractation.

Une rage de folle brillait dans ses yeux. Ellese débattait désespérément pour se dégager des bras de Linton. Jen’avais pas envie d’attendre la suite et, me décidant à allerchercher l’aide d’un médecin sous ma propre responsabilité, jequittai la chambre.

En passant dans le jardin pour gagner laroute, à un endroit où un crochet d’attache est fixé dans le mur,je vis quelque chose de blanc qui s’agitait d’une façonirrégulière, évidemment sous une influence autre que celle du vent.Malgré ma hâte, je m’arrêtai pour examiner ce que c’était, afin dene pas laisser par la suite se former dans mon imagination laconviction que j’avais passé à côté d’une créature de l’autremonde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en découvrant,au toucher plus qu’à la vue, la chienne épagneul de Miss Isabelle,Fanny, suspendue par un mouchoir et sur le point d’étouffer. Jerendis bien vite la liberté à la pauvre bête et la déposai dans lejardin. Je l’avais vue suivre en haut sa maîtresse quand celle-ciétait allée se coucher ; je me demandais comment elle pouvaitêtre ressortie et se trouver là, et quelle était la personne malintentionnée qui lui avait infligé ce traitement. Tandis que jedéfaisais le nœud qui entourait le crochet, il me sembla entendre àplusieurs reprises le bruit des sabots d’un cheval galopant àquelque distance. Mais j’avais tant de sujets de réflexions qu’àpeine accordai-je une pensée à cet incident, encore qu’en cetendroit, à deux heures du matin, ce son fût étrange.

Mr Kenneth, par bonheur, sortaitprécisément de chez lui pour aller voir un malade dans le villagequand j’arrivai dans la rue ; le rapport que je lui fis de lamaladie de Catherine le décida à revenir avec moi sur-le-champ.C’était un homme franc et rude. Il ne fit pas scrupule d’exprimerses doutes de la voir survivre à cette seconde attaque, si elle nese montrait pas plus docile à ses instructions qu’elle ne l’avaitété jusqu’à présent.

– Nelly Dean, dit-il, je ne puism’empêcher de penser qu’il y a là une cause qui m’échappe. Ques’est-il passé à la Grange ? De singulières rumeurs ont courupar ici. Une fille forte et courageuse comme Catherine ne tombe pasmalade à propos de rien ; non, cela n’arrive pas à despersonnes comme elle. Il faut quelque chose de sérieux pourdéterminer, dans ces organisations-là, des fièvres ou d’autresmanifestations semblables. Comment cela a-t-il commencé ?

– Le maître vous mettra au courant. Maisvous connaissez le tempérament violent des Earnshaw, etMrs Linton le possède au plus haut point. Ce que je puis dire,c’est que cela a débuté par une querelle. Elle a été frappée d’unesorte d’attaque au cours d’un accès de colère. C’est ce qu’elleraconte, du moins ; car elle s’est enfuie au plus fort de cetaccès et s’est enfermée. Ensuite, elle a refusé de manger etmaintenant elle est alternativement dans le délire ou dans undemi-rêve. Elle reconnaît les gens qui l’entourent, mais elle al’esprit plein d’idées étranges et d’illusions.

– Mr Linton va être bienaffecté ? observa Kenneth sur un ton interrogateur.

– Affecté ? Son cœur se briseraits’il arrivait quelque chose ! Ne l’alarmez pas plus qu’iln’est nécessaire.

– Bon, je lui avais dit de prendre garde.Il a négligé mes avertissements, il faut bien qu’il en subisse lesconséquences. N’a-t-il pas été intime avec Mr Heathcliffdepuis quelque temps ?

– Heathcliff fait de fréquentes visites àla Grange, mais bien plutôt en s’autorisant de ce que la maîtressel’a connu lorsqu’il était enfant qu’à cause du goût que pourraitavoir le maître pour sa société. À présent, il est dispensé deprendre la peine de venir, en raison de certaines aspirationsprésomptueuses qu’il a manifestées à l’égard de Miss Linton. Je necrois guère qu’on le reçoive encore.

– Et Miss Linton lui a-t-elle tourné ledos ? questionna encore le docteur.

– Je ne suis pas dans sa confidence,répliquai-je, peu désireuse de continuer sur ce terrain.

– Non, c’est une personne renfermée,remarqua-t-il en secouant la tête. Elle ne prend conseil qued’elle-même. Mais c’est une vraie petite écervelée. Je tiens debonne source que la nuit dernière (et c’était une jolienuit) ! Heathcliff et elle se sont promenés dans la plantationderrière votre maison pendant plus de deux heures ; il lapressait de ne pas rentrer, mais de monter sur son cheval et des’enfuir avec lui. Mon informateur rapporte qu’elle n’a pu sedébarrasser de lui qu’en s’engageant sur l’honneur à être prêtelors de leur prochaine rencontre. Quand doit avoir lieu cetterencontre, c’est ce qu’on n’a pu entendre ; mais engagezvivement Mr Linton à ouvrir l’œil.

Ces nouvelles me fournissaient un autre sujetd’alarmes. Je devançai Kenneth et courus pendant la plus grandepartie de mon trajet de retour. La petite chienne aboyait toujoursdans le jardin. Je perdis une minute pour lui ouvrir la barrièremais, au lieu de se diriger vers la porte de la maison, elle se mità courir çà et là, reniflant l’herbe, et elle se serait échappéesur la route si je ne l’eusse saisie et emportée avec moi. Quand jefus montée dans la chambre d’Isabelle, mes soupçons seconfirmèrent : elle était vide. Si j’étais venue quelquesheures plus tôt, la nouvelle de la maladie de Mrs Lintonaurait pu prévenir sa démarche inconsidérée. Mais que fairemaintenant ? Il n’y avait possibilité de les rattraper qu’ense mettant sur-le-champ à leur poursuite. Ce n’est pas moi,pourtant, qui pouvais courir après eux, et je n’osais pas réveilleret mettre en émoi toute la maison ; bien moins encore révélercette fuite à mon maître, absorbé qu’il était dans son présentmalheur et sans courage de reste pour ce nouveau chagrin. Je ne visrien d’autre à faire que de me taire et de laisser les chosessuivre leur cours. Kenneth étant arrivé, j’allai l’annoncer avecune contenance mal assurée. Catherine dormait d’un sommeiltroublé ; son mari avait réussi à apaiser son accès defrénésie ; il était penché sur l’oreiller, épiant toutes lesnuances et tous les changements de la pénible expression de sestraits.

Le docteur, après avoir examiné le cas, luiexprima l’espoir d’une issue favorable, si nous pouvions maintenirautour d’elle un calme parfait et constant. À moi, il révéla que ledanger qui menaçait n’était pas tant la mort que l’aliénationmentale permanente.

Je ne fermai pas l’œil cette nuit-là, non plusque Mr Linton ; nous ne nous couchâmes même pas.Longtemps avant l’heure habituelle, les domestiques étaient touslevés, circulant dans la maison d’un pas furtif et échangeant leursréflexions à voix basse quand ils se rencontraient l’un l’autre aucours de leurs travaux. Tout le monde était en mouvement, sauf MissIsabelle. On remarqua bientôt qu’elle avait le sommeil bienprofond. Son frère, également, demanda si elle était levée ;il paraissait impatient de la voir apparaître, et blessé qu’elle semontrât si peu inquiète de sa belle-sœur. Je tremblais qu’il nem’envoyât la chercher ; mais j’échappai à la peine d’être lapremière à annoncer sa fuite. Une des servantes, fille étourdie,qui avait été faire une course matinale à Gimmerton, arriva en hautde l’escalier, hors d’haleine, bouche bée, et se précipita dans lachambre en s’écriant :

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! Que va-t-il arriver encore ? Maître, maître, notrejeune demoiselle…

– Pas tant de vacarme ! criai-jevivement, furieuse de sa bruyante démonstration.

– Parlez plus bas, Marie… qu’ya-t-il ? dit Mr Linton. Qu’est-il arrivé à votre jeunedemoiselle ?

– Elle est partie, elle est partie !Ce Heathcliff s’est enfui avec elle ! dit la fille enhaletant.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Lintonen se levant avec agitation. C’est impossible ; comment cetteidée vous est-elle entrée dans la tête ? Hélène Dean, allez lachercher. C’est incroyable ; c’est impossible.

Tout en parlant, il conduisait la servantevers la porte, puis il lui demanda de nouveau de lui faire savoirles raisons d’une telle assertion.

– Eh bien ! j’ai rencontré sur laroute un garçon qui vient chercher du lait ici, balbutia-t-elle, etil m’a demandé si nous n’étions pas dans l’inquiétude à la Grange.Je pensais qu’il voulait parler de la maladie de madame, et jerépondis que si. Alors il me dit : « On s’est mis à leurpoursuite, je pense ? » Je le regardai avec surprise. Ilvit que je ne savais rien et il me raconta comment un monsieur etune dame s’étaient arrêtés chez un forgeron pour faire remettre unfer à un cheval, à deux milles de Gimmerton, peu après minuit, etcomment la fille du forgeron s’était levée pour voir quic’était : elle les avait reconnus aussitôt tous les deux. Ellevit l’homme – c’était Heathcliff, elle en était certaine :personne ne peut le confondre avec un autre, du reste – mettre enpaiement un souverain dans la main de son père. La dame avait sonmanteau sur la figure. Mais elle demanda une gorgée d’eau et,pendant qu’elle buvait, le manteau retomba et laissa voir trèsdistinctement ses traits. Heathcliff tenait les rênes des deuxmontures quand ils partirent ; ils tournèrent le dos auvillage et s’éloignèrent aussi vite que le mauvais état des routesle leur permettait. La jeune fille ne dit rien à son père, maiselle a raconté l’histoire dans tout Gimmerton ce matin.

Pour la forme, je courus à la chambred’Isabelle et y jetai un coup d’œil ; en revenant, jeconfirmai les dires de la servante. Mr Linton avait repris saplace près du lit ; à ma rentrée, il leva les yeux, comprit lasignification de mon air désolé, et les baissa de nouveau sansdonner un ordre ni prononcer un mot.

– Allons-nous essayer quelque chose pourla rattraper et la ramener ? demandai-je. Que pourrions-nousfaire ?

– Elle est partie de son plein gré,répondit le maître ; elle avait le droit de partir si bon luisemblait. Ne m’importunez plus à son sujet. Elle n’est plus ma sœurque de nom, désormais ; non que je la désavoue, mais parcequ’elle m’a désavoué.

Ce fut tout ce qu’il dit à ce propos. Il ne selivra par la suite à aucune investigation et ne fit aucune allusionà elle, sauf pour m’enjoindre d’envoyer ce qui lui appartenait dansla maison à sa nouvelle demeure, où qu’elle fût, dès que je laconnaîtrais.

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