L’éternel mari

Chapitre 5Lisa

Pavel Pavlovitch n’avait pas du tout songé à « se sauver », etDieu sait pourquoi Veltchaninov lui avait fait cette question :probablement parce qu’il avait lui-même perdu la tête. À lapremière demande qu’il fit dans une petite boutique de Pokrov, onlui indiqua l’hôtel, à deux pas, dans une ruelle. À l’hôtel, on luidit que M. Trousotsky occupait un appartement meublé chez MariaSysoevna, dans le pavillon, au fond de la cour. Tandis qu’ilmontait l’escalier de pierre, étroit et malpropre, du pavillon,jusqu’au second étage, il entendit des pleurs. C’étaient des pleursd’enfant, d’un enfant de sept à huit ans ; la voix étaitplaintive. On entendait des sanglots étouffés qui éclataient, et,en même temps, des bruits de pas, des cris qu’on cherchait àassourdir, sans y réussir, et la voix rauque d’un homme. L’hommes’efforçait, semblait-il, de calmer l’enfant, faisait tout pourqu’on ne l’entendît pas pleurer, mais faisait lui-même plus debruit que lui ; ses éclats de voix étaient rudes, l’enfantparaissait demander grâce. Veltchaninov s’engagea dans un étroitcouloir sur lequel s’ouvraient deux portes de chaque côté ; ilrencontra une femme très grande, très grosse, en toilette négligée,et il lui demanda Pavel Pavlovitch. Elle indiqua du doigt la ported’où venaient les sanglots. La figure large et rougeaude de cettefemme de quarante ans exprimait l’indignation.

— Cela l’amuse ! grommela-t-elle, en se dirigeant versl’escalier.

Veltchaninov allait frapper à la porte, mais il se ravisa,ouvrit et entra. La chambre était petite, encombrée de meublessimples, en bois peint ; Pavel Pavlovitch était debout, aumilieu, vêtu à demi, sans gilet, sans veste, la figure rouge etbouleversée ; au moyen de cris, de gestes, de coups, peut-êtremême, sembla-t-il à Veltchaninov, il cherchait à calmer unefillette de huit ans, habillée pauvrement, mais en demoiselle,d’une robe courte de laine noire. L’enfant paraissait être enpleine crise nerveuse, sanglotait convulsivement, tordait ses mainsvers Pavel Pavlovitch comme si elle voulait l’embrasser, lesupplier, l’attendrir. En un clin d’œil, la scène changea : à lavue de l’étranger, la petite jeta un cri et se sauva dans unechambrette attenante ; Pavel Pavlovitch, soudain calmé,s’épanouit tout entier dans un sourire, — exactement celui qu’ilavait eu, la nuit précédente, lorsque brusquement Veltchaninov luiavait ouvert sa porte.

— Alexis Ivanovitch ! s’écria-t-il, sur le ton de la plusprofonde surprise. Mais comment aurais-je pu m’attendre ?…Mais entrez donc, je vous en prie. Ici, sur le divan… ou plutôtnon, ici, dans le fauteuil… Mais comme je suis !…

Et il s’empressa de passer sa veste, en oubliant de mettre songilet.

— Mais non, pas de cérémonie ; restez donc comme vousêtes.

Et Veltchaninov s’assit sur une chaise.

— Mais non, mais non, laissez-moi donc faire… Allons, comme celaje suis un peu plus présentable. Mais pourquoi vous mettez-vous là,dans ce coin ? Tenez ! dans le fauteuil, ici, près de latable… Je ne m’attendais pas…

Il s’assit sur une chaise de paille, tout près de Veltchaninov,pour le voir bien en face.

— Pourquoi ne m’attendiez-vous pas ? Ne vous avais-je pasdit positivement, cette nuit, que je viendrais à cetteheure-ci ?

— Oui, mais je croyais que vous ne viendriez pas. Et puis, auréveil, plus je me rappelais tout ce qui s’était passé, plus jedésespérais de vous revoir jamais.

Veltchaninov jeta un coup d’œil autour de lui. La chambre étaitdans un complet désordre, le lit défait, des vêtements jetés auhasard, sur la table, des verres où l’on avait bu du café, desmiettes de pain, une bouteille de champagne débouchée, encore àmoitié pleine, un verre à côté. Il jeta un regard vers lachambrette voisine : tout y était silencieux. La petite s’étaittue, ne bougeait pas.

— Comment, vous en êtes là, maintenant ? fit Veltchaninoven montrant le champagne.

— Oh ! je n’ai pas tout bu…, murmura Pavel Pavlovitch toutconfus.

— Allons, vous êtes bien changé !

— Oui, une bien mauvaise habitude ! Je vous assure, c’estdepuis ce moment-là… Je ne mens pas… Je ne puis pas me retenir…Mais soyez tranquille, Alexis Ivanovitch, je ne suis pas ivre en cemoment, et je ne dirai pas de bêtises, comme cette nuit, chez vous…Je vous jure, tout cela, c’est depuis ce moment-là !…Ah ! si quelqu’un m’avait dit, il y a seulement six mois, queje changerais, et m’avait montré, dans un miroir, celui que je suismaintenant, je ne l’aurais pas cru, certes !

— Vous étiez donc ivre, cette nuit ?

— Oui, confessa à demi voix Pavel Pavlovitch, confus, enbaissant les yeux. Voyez-vous, je n’étais plus tout à fait ivre,mais je l’avais été. Il faut que je vous explique… parce que, aprèsl’ivresse, je deviens mauvais. Lorsque je sors de l’ivresse, jesuis méchant, je suis comme fou, et je souffre terriblement. C’estpeut-être le chagrin qui me fait boire. Il peut m’arriver alors dedire bien des choses stupides et blessantes. J’ai dû vous paraîtrebien bizarre, cette nuit.

— Vous ne vous rappelez pas ?

— Comment ! je ne me rappelle pas ? je me rappellefort bien.

— Voyez-vous, Pavel Pavlovitch, moi aussi, j’ai réfléchi, et ilfaut que je vous dise… J’ai été avec vous, cette nuit, un peu vif,un peu trop impatient, je le confesse. Il m’arrive parfois de nepas me sentir très bien et votre visite inattendue, de nuit…

— Oui, de nuit, de nuit ! fit Pavel Pavlovitch, secouant latête, comme s’il se condamnait lui-même. Comment cela a-t-il pum’arriver ? Mais, certainement, je ne serais pas entré chezvous, pour rien au monde, si vous ne m’aviez pas ouvert… je seraisparti… J’étais déjà venu chez vous, Alexis Ivanovitch, il y a huitjours, et je ne vous ai pas trouvé… Peut-être ne serais-je plusrevenu ! Je suis un peu fier, Alexis Ivanovitch, bien que jesache… ma situation. Nous nous sommes croisés dans la rue, et je medisais chaque fois : « Voici qu’il ne me reconnaît pas, voici qu’ilse détourne. » C’est beaucoup, neuf ans, et je ne me décidais pas àvous aborder. Quant à cette huit… j’avais oublié l’heure. Et toutcela, c’est la faute de ceci (il montrait la bouteille) et de messentiments… C’est bête, c’est très bête ! Et si vous n’étiezpas comme vous êtes — puisque vous venez tout de même, après maconduite de cette nuit, par égard pour le passé —, j’aurais perdutout espoir de retrouver jamais votre amitié.

Veltchaninov écoutait avec attention : cet homme parlaitsincèrement, lui semblait-il, même avec quelque dignité. Etpourtant il n’avait aucune confiance.

— Dites-moi, Pavel Pavlovitch, vous n’êtes donc pas seulici ? Qu’est-ce donc que cette petite fille qui était là quandje suis entré !

Pavel Pavlovitch haussa les sourcils d’un air surpris, puis,avec un regard franc et aimable :

— Comment ? cette petite fille ? Mais c’estLisa ! fit-il en souriant.

— Quelle Lisa ? balbutia Veltchaninov.

Et tout à coup, quelque chose remua en lui. L’impression futsoudaine. À son entrée, à la vue de l’enfant il avait été un peusurpris, mais il n’avait eu aucun pressentiment, aucune idée.

— Mais notre Lisa, notre fille Lisa, insista Pavel Pavlovitch,toujours souriant.

— Comment, votre fille ? Mais Natalia… feu NataliaVassilievna aurait donc eu des enfants ? demanda Veltchaninovd’une voix presque étranglée, sourde, mais calme.

— Mais certainement… Mais, mon Dieu ! c’est vrai, vous nepouviez pas le savoir. Où ai-je donc la tête ? C’est aprèsvotre départ que le Bon Dieu nous a favorisés…

Pavel Pavlovitch s’agita sur sa chaise, un peu ému, maistoujours aimable.

— Je n’ai rien su, dit Veltchaninov en devenant très pâle.

— En effet, en effet !… Comment l’auriez-vous su ?reprit Pavel Pavlovitch d’une voix attendrie. Nous avions perdutout espoir, la défunte et moi, vous vous rappelez bien… Et voilàque, tout à coup, le Bon Dieu nous a bénis ! Ce que j’aiéprouvé, Il est seul à le savoir. C’est arrivé un an, juste, aprèsvotre départ. Non, pas tout à fait un an… Attendez !… Voyons,si je ne me trompe, vous êtes parti en octobre, ou même ennovembre ?

— Je suis parti de T… au commencement de septembre, le 12septembre ; je me rappelle très bien…

— Oui, vraiment ? en septembre ? Hum !… mais oùai-je donc la tête ? fit Pavel Pavlovitch, très surpris.Enfin, si c’est bien cela, voyons : vous êtes parti le 12septembre, et Lisa est née le 8 mai ; cela fait donc…septembre, — octobre, — novembre, — décembre, — janvier, — février,— mars, — avril, — huit mois après votre départ, à peu près !…Et si vous saviez comme la défunte…

— Faites-la-moi voir, amenez-la-moi… interrompit Veltchaninovd’une voix étouffée.

— Tout de suite, à l’instant même, fit vivement PavelPavlovitch, sans achever sa phrase.

Et aussitôt il passa dans la chambrette où se trouvait Lisa.

Trois ou quatre minutes s’écoulèrent. Dans la chambrette, ohchuchotait vivement, tout bas ; puis on entendit la voix de lapetite fille : « Elle supplie qu’on la laisse tranquille », pensaVeltchaninov. Enfin ils parurent.

— Elle est toute gênée, dit Pavel Pavlovitch, elle est sitimide, si fière… tout le portrait de la défunte !

Lisa entra, les yeux secs et baissés. Son père l’amena par lamain. C’était une fillette élancée, mince et très jolie. Elle levavivement ses grands yeux bleus sur l’étranger, avec curiosité, leregarda sérieusement, puis, aussitôt, baissa les yeux. Il y avait,dans son regard, la gravité qu’ont les enfants lorsque, seuls enprésence d’un inconnu, ils se réfugient dans un coin et de làobservent, d’un air défiant, l’homme qu’ils n’ont jamais vu ;mais peut-être y avait-il encore dans ce regard une autreexpression, autre chose que cette pensée d’enfant — au moinsVeltchaninov crut-il le remarquer. Le père l’amena par la mainjusqu’à lui.

— Regarde, voici un oncle qui a connu maman ; il nousaimait bien ; il ne faut pas avoir peur de lui ;donne-lui la main.

L’enfant s’inclina un peu et tendit timidement la main.

— Natalia Vassilievna ne voulait pas qu’elle apprît à faire larévérence ; elle lui a appris à saluer comme cela, àl’anglaise, en s’inclinant légèrement et en tendant la main,expliqua-t-il à Veltchaninov, en le regardant fixement.

Veltchaninov se sentait surveillé ; mais il ne cherchaitmême plus à dissimuler son trouble. Il restait assis, immobile,tenant dans sa main la main de Lisa et regardant avec attentionl’enfant. Mais Lisa était absorbée, oubliait sa main dans la mainde l’étranger, et ne quittait pas son père des yeux. Elle écoutaitd’un air craintif tout ce qu’il disait. Veltchaninov reconnut toutde suite ces grands yeux bleus, mais ce qui le frappait le plus,c’était l’étonnante et très délicate blancheur de son visage et lacouleur de ses cheveux : c’est à ces indices qu’il se reconnaissaiten elle. La forme du visage et la ligne des lèvres, au contraire,rappelaient nettement Natalia Vassilievna.

Cependant Pavel Pavlovitch s’était mis à raconter quelquehistoire avec beaucoup de chaleur et de sentiment ; maisVeltchaninov ne l’entendait pas. Il ne saisit que la dernièrephrase :

— … Aussi, Alexis Ivanovitch, vous ne pouvez vous figurer notrejoie quand le Bon Dieu nous a fait ce présent. Du jour qu’elle estnée, elle a été tout pour moi, et je me disais que si Dieu meprenait mon bonheur, Lisa au moins me resterait. Cela, au moins,j’en étais sûr !

— Et Natalia Vassilievna ?… demanda Veltchaninov.

— Natalia Vassilievna ? grimaça Pavel Pavlovitch. Vous laconnaissiez bien ; vous vous rappelez, elle n’aimait pasbeaucoup parler ; c’est seulement à son lit de mort… maisalors elle a tout dit ! Oui, le jour qui a précédé sa mort,voilà que tout à coup elle s’énerve, elle se fâche : elle criequ’avec tous ces médicaments on veut la tuer, qu’elle n’a qu’unesimple fièvre, que nos deux médecins n’y entendent rien ; queKoch (vous vous rappelez… le médecin militaire, ce vieillard) laremettra sur pied en quinze jours… Encore cinq heures avant demourir, elle se rappela que dans trois semaines, il faudrait allerféliciter, à la campagne, sa tante, la marraine de Lisa, pour safête.

Veltchaninov se leva brusquement, toujours sans lâcher la mainde Lisa. Dans ce regard que l’enfant tenait attaché sur son père,il lui semblait voir une espèce de reproche.

— Elle n’est pas malade ? demanda-t-il vivement d’un airétrange.

— Malade ? Je ne crois pas, mais… l’état de mes affaires…fit Pavel Pavlovitch, avec une amertume inquiète ; et puis,l’enfant est bizarre, nerveuse… après la mort de sa mère, elle aété malade quinze jours… c’est de l’hystérie… C’était des sanglots,quand vous êtes arrivé !… Tu entends, Lisa, tu entends ?…Et pourquoi ? Toujours la même raison : parce que je sors, queje la laisse seule, et que je ne l’aime plus comme du temps de samaman ; c’est son grand reproche. Et c’est avec cette idéeabsurde qu’elle se monte la tête, quand elle devrait ne songer qu’àses jouets. Il est vrai qu’ici elle n’a personne avec quijouer.

— Alors vous êtes tout seuls ici, vous deux ?

— Tout à fait seuls… Il y a une femme qui vient faire le ménage,une fois par jour.

— Et vous sortez, et vous la laissez comme cela, touteseule ?

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Tenez, hier, je suissorti, et je l’ai enfermée à clef, là, dans cette chambrette, etc’est pour cela que nous avons eu aujourd’hui tant de larmes. Maisvoyons, pouvais-je faire autrement ? Jugez vous-même : il y adeux jours elle est descendue sans moi dans la cour, et un gaminlui a lancé une pierre à la tête ; alors elle s’est mise àpleurer, et à se jeter sur tous les gens qui étaient dans la cour,pour leur demander où j’étais. Comme c’est agréable… Et moi quim’en vais pour une heure, qui rentre le lendemain matin, comme j’aifait cette nuit !… Et la propriétaire qui a été obligée de luiouvrir parce que je n’étais pas là, et de faire venir leserrurier ! Vous trouvez que ce n’est pas une honte ? Jeme fais l’effet d’un monstre. Et tout cela parce que je n’ai pas matête à moi…

— Papa ! fit la petite, d’une voix craintive etinquiète.

— Allons bon, encore ! Tu recommences ! Qu’est-ce queje t’ai dit tantôt ?

— Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, cria Lisa,terrifiée, se tordant les mains.

— Voyons, vous ne pouvez continuer à vivre ainsi, intervintsoudain Veltchaninov, avec impatience, d’une voix forte. Voyons…voyons, vous avez de la fortune ; comment habitez-vous unpareil pavillon, un pareil taudis !

— Ce pavillon ! Mais nous allons partir peut-être dans huitjours, et nous dépensons, même comme cela, beaucoup d’argent, et ona beau avoir quelque fortune…

— C’est bien, c’est bien, interrompit Veltchaninov, avec uneimpatience croissante, et son ton signifiait : « C’est inutile, jesais d’avance tout ce que tu vas dire, et je sais tout ce que celavaut. » Écoutez, je vais vous proposer quelque chose. Vous venez dedire que vous comptez vous en aller dans huit jours, mettonsquinze. Il y a ici une maison où je suis comme en famille, où jesuis tout à fait chez moi, depuis vingt ans. Ce sont lesPogoreltsev. Oui, Alexandre Pavlovitch Pogoreltsev, le conseillerintime ; il pourra vous être utile, pour votre affaire. Ilssont maintenant à la campagne. Ils ont une villa très confortable.Klavdia Petrovna Pogoreltseva est pour moi comme une sœur, commeune mère. Elle a huit enfants. Laissez-moi lui mener Lisa ; jele ferai moi-même, pour ne pas perdre de temps. Ils l’accueillerontavec joie, et la traiteront, tout ce temps-là, comme leur fille,leur propre fille !

Il était prodigieusement impatient, et ne le dissimulaitplus.

— Cela n’est pas possible, fit Pavel Pavlovitch avec une grimaceoù Veltchaninov vit de la malice, et en le regardant au fond desyeux :

— Pourquoi ? pourquoi impossible ?

— Mais parce que je ne puis pas laisser partir l’enfant commecela… On ! je sais bien qu’avec un ami aussi sincère que vous…ce n’est pas cela… mais enfin ce sont des gens du grand monde, etje ne sais comment elle y sera reçue.

— Je vous ai dit pourtant que je suis reçu chez eux comme sic’était ma propre famille ! s’écria Veltchaninov presque aveccolère. Klavdia Petrovna la recevra aussi bien que possible, sur unmot de moi… comme si c’était ma fille… Le diable vousemporte ! Vous savez bien vous-même que vous dites tout celauniquement pour parler !

Il frappa du pied.

— Et puis, reprit l’autre, est-ce que tout cela ne paraîtra pasbien singulier ? Il faudra toujours que j’aille la voir, unefois ou l’autre ; il ne faut pas qu’elle soit tout à fait sansson père. Et… comment irai-je, moi, dans une maisonnoble ?

— Je vous dis que c’est une famille très simple, sansprétention ! cria Veltchaninov ; je vous dis qu’il y abeaucoup d’enfants. Elle renaîtra, là-dedans. Je vous présenteraidès demain, si vous voulez. Même il faudra absolument que vousalliez les remercier ; nous irons tous les jours si vousvoulez…

— Oui, mais…

— C’est absurde ! Et ce qui est exaspérant, c’est que voussavez vous-même que vos objections sont absurdes ! Voyons,vous viendrez chez moi ce soir passer la nuit, et puis demain matinnous partirons de manière à être là-bas à midi.

— Vous me comblez ! Comment, même passer la nuit chezvous !… consentit avec attendrissement Pavel Pavlovitch, c’esttrop de bonté… Et où est-elle, leur maison de campagne ?

— À Lesnoïé.

— Mais dans ce costume ? Chez une famille si distinguée,même à la campagne… Vraiment… Vous me comprenez… Le cœur d’unpère !

— Peu importe le costume : elle est en deuil ; elle ne peutmettre autre chose. La robe qu’elle a est parfaitement convenable.Seulement du linge un peu plus frais, un fichu…

En effet, le fichu et le linge que l’on voyait laissaient fort àdésirer.

— Tout de suite, fit Pavel Pavlovitch avec empressement ;on va lui donner, tout de suite le linge nécessaire ; il estchez Maria Sysoevna.

— Alors il faudrait chercher une voiture, fit Veltchaninov, ettrès vite, si c’est possible.

Mais un obstacle surgit : Lisa résista de toutes ses forces.Elle avait écouté avec terreur ; et si Veltchaninov, tandisqu’il cherchait à persuader Pavel Pavlovitch, avait eu le temps dela regarder avec un peu d’attention, il aurait vu sur ses traitsl’expression du plus profond désespoir.

— Je n’irai pas, dit-elle énergiquement et gravement.

— Voilà, vous voyez… tout à fait sa maman !

— Je ne suis pas comme maman ! je ne suis pas commemaman ! — cria Lisa, en tordant désespérément ses petitesmains, comme si elle se défendait du reproche de ressembler à samère. — Papa, papa, si vous m’abandonnez…

Tout à coup elle se retourna vers Veltchaninov, qui fut terrifié:

— Et vous, si vous m’emmenez, je…

Elle ne put en dire davantage ; Pavel Pavlovitch l’avaitsaisie par la main, et, brutalement, avec colère, la traînait versla chambrette. Il sortit de là, pendant quelques minutes, deschuchotements et des sanglots étouffés. Veltchaninov allait ypénétrer lui-même, lorsque Pavel Pavlovitch revint, et lui dit avecun sourire contraint qu’elle serait tout de suite prête à partir.Veltchaninov fit effort pour ne pas le regarder, et détourna lesyeux.

Maria Sysoevna entra : c’était la femme qu’il avait croisée dansle corridor. Elle apportait du linge, qu’elle disposa dans un jolipetit sac, pour Lisa.

— Alors, c’est vous, petit père, qui emmenez l’enfant ?dit-elle en s’adressant à Veltchaninov, vous avez unefamille ? C’est très bien, petit père, ce que vousfaites ; elle est très douce ; vous la sauvez d’unenfer.

— Allons, Maria Sysoevna ! grogna Pavel Pavlovitch.

— Eh bien, quoi ? Est-ce que ce n’est pas un enfer,ici ? Est-ce que ce n’est pas une honte de se conduire commevous faites devant une enfant qui est d’âge à comprendre ?…Vous voulez une voiture, petit père ? pour Lesnoïé, n’est-cepas ?

— Oui, oui.

— Eh bien donc, bon voyage !

Lisa sortit, toute pâle, les yeux baissés et prit le sac. Ellen’eut pas un regard pour Veltchaninov ; elle secontenait ; elle ne se jeta pas, comme tout à l’heure, dansles bras de son père, pour lui dire adieu : il était clair qu’ellene voulait pas même le regarder. Le père l’embrassa posément sur lefront et la caressa ; les lèvres de l’enfant se serrèrent, sonmenton trembla, elle ne levait toujours pas les yeux vers son père.Pavel Pavlovitch pâlit, ses mains tremblèrent ; Veltchaninovs’en aperçut, bien qu’il se contraignît de tout son effort pour nepas le regarder. Il n’avait qu’un désir, partir au plus vite. «Tout cela, ce n’est pas ma faute, pensait-il, il fallait bien quecela arrivât. » Ils descendirent. Maria Sysoevna embrassaLisa ; et c’est alors seulement, quand déjà elle était dans lavoiture, que Lisa leva les yeux sur son père, joignit les mains etpoussa un cri. Encore un moment, et elle se serait jetée hors de lavoiture pour courir à lui, mais déjà les chevaux étaient enmarche.

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