Lettres Persanes de Montesquieu
LETTRE PREMIÈRE Usbek à son ami Rustan À Ispahan
Nous n’avons séjourné qu’un jour à Com ; lorsque nous eûmes fait nos
dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes,
nous nous remîmes en chemin ; et hier, vingt-cinquième jour de notre départ
d’Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.
Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l’envie
de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une
vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse.
Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous n’avons pas
cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière
orientale dut seule nous éclairer.
Mande-moi ce que l’on dit de notre voyage ; ne me flatte point : je ne
compte pas sur un grand nombre d’approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron,
où je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu’en
quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.
De Tauris, le 15 de la lune de Saphar 1711.
LETTRE II Usbek au premier eunuque noir À son sérail d’Ispahan
Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t’ai confié
ce que j’avais dans le monde de plus cher : tu tiens en tes mains les clefs
de ces portes fatales qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles
sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose et jouit d’une sécurité
entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit comme dans le tumulte du
jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu’elle chancelle. Si les
femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre
l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.
Tu leur commandes et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs
volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail ; tu trouves de la
gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et
avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l’esclave de leurs
esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître, comme
moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la
modestie.
Souviens-toi toujours du néant d’où je t’ai fait sortir, lorsque tu étais
le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place et te confier les
délices de mon cœur. Tiens-toi dans un profond abaissement auprès de
celles qui partagent mon amour ; mais fais-leur en même temps sentir
leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être
innocents ; trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique, les danses,
les boissons délicieuses ; persuade-leur de s’assembler souvent. Si elles
veulent aller à la campagne, tu peux les y mener ; mais fais faire main-
basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à
la propreté, qui est l’image de la netteté de l’âme : parle-leur quelquefois
de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant qu’elles embellissent.
Adieu.
De Tauris, le 18 de la lune de Saphar 1711.
