LETTRE LXXXVII
Rica à ***
On dit que l’homme est un animal sociable. Sur ce pied-là il me paraît
qu’un Français est plus homme qu’un autre : c’est l’homme par excellence ;
car il semble être fait uniquement pour la société.
Mais j’ai remarqué parmi eux des gens qui non seulement sont sociables,
mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous
les coins ; ils peuplent en un moment les quatre quartiers d’une ville :
cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens ; ils
pourraient réparer aux yeux des étrangers les ravages de la peste et de la
famine. On demande dans les écoles si un corps peut être en un instant en
plusieurs lieux ; ils sont une preuve de ce que les philosophes mettent en
question.
Ils sont toujours empressés, parce qu’ils ont l’affaire importante de
demander à tous ceux qu’ils voient où ils vont, et d’où ils viennent.
On ne leur ôterait jamais de la tête qu’il est de la bienséance de visiter
chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu’ils font en gros
dans les lieux où l’on s’assemble : mais, comme la voie en est trop abrégée,
elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial.
Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau, que les vents
et les tempêtes. Si l’on allait examiner la liste de tous les portiers, on y
trouverait chaque jour leur nom estropié de mille manières en caractères
suisses. Ils passent leur vie à la suite d’un enterrement, dans des compliments
de condoléance, ou dans des félicitations de mariage. Le roi ne fait point de
gratification à quelqu’un de ses sujets qu’il ne leur en coûte leur joie. Enfin,
ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer, pour pouvoir reprendre le
lendemain leurs pénibles fonctions.
Un d’eux mourut l’autre jour de lassitude ; et on mit cette épitaphe sur
son tombeau : « C’est ici que repose celui qui ne s’est jamais reposé. Il
s’est promené à cinq cent trente enterrements. Il s’est réjoui de la naissance
de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité
ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six
cent mille livres ; le chemin qu’il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents
stades ; celui qu’il a fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation était
amusante ; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes ; il
possédait d’ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophtegmes tirés
des anciens, qu’il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin
à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur ; car comment
pourrais-je achever de te dire ce qu’il a fait et ce qu’il a vu ? »
De Paris, le 3 de la lune de Gemmadi, 2,1715.
LETTRE LXXXVIII
Usbek à Rhédi
À Venise
À Paris règne la liberté et l’égalité. La naissance, la vertu, le mérite même
de la guerre, quelque brillant qu’il soit, ne sauvent pas un homme de la foule
dans laquelle il est confondu. La jalousie des rangs y est inconnue. On dit
que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse.
Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres,
qui a des ancêtres, des dettes, et des pensions. S’il peut avec cela cacher son
oisiveté par un air empressé, ou par un feint attachement pour les plaisirs, il
croit être le plus heureux de tous les hommes.
En Perse il n’y a de grands que ceux à qui le monarque donne quelque
part au gouvernement. Ici il y a des gens qui sont grands par leur naissance ;
mais ils sont sans crédit. Les rois sont comme ces ouvriers habiles qui, pour
exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples.
La faveur est la grande divinité des Français. Le ministre est le grand-
prêtre, qui lui offre bien des victimes. Ceux qui l’entourent ne sont point
habillés de blanc ; tantôt sacrificateurs et tantôt sacrifiés, ils se dévouent
eux-mêmes à leur idole avec tout le peuple.
De Paris, le 9 de la lune de Gemmadi, 2,1715.
LETTRE LXXXIX
Usbek à Ibben
À Smyrne
Le désir de la gloire n’est point différent de cet instinct que toutes les
créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre
être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres : c’est une
nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que
celle que nous avons reçue du ciel.
Mais comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie,
ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble passion est
bien toujours gravée dans leur cœur, mais l’imagination et l’éducation la
modifient de mille manières.
Cette différence qui se trouve d’homme à homme se fait encore plus sentir
de peuple à peuple.
On peut poser pour maxime que, dans chaque état, le désir de la gloire
croît avec la liberté des sujets, et diminue avec elle : la gloire n’est jamais
compagne de la servitude.
Un homme de bon sens me disait l’autre jour : On est en France, à bien
des égards, plus libre qu’en Perse : aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette
heureuse fantaisie fait faire à un Français avec plaisir et avec goût ce que
votre sultan n’obtient de ses sujets qu’en leur mettant sans cesse devant les
yeux les supplices et les récompenses.
Aussi parmi nous le prince est-il jaloux de l’honneur du dernier de ses
sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectable : c’est le trésor sacré
de la nation, et le seul dont le souverain n’est pas le maître, parce qu’il ne
peut l’être sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans
son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre
marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service,
et se retire chez lui.
La différence qu’il y a des troupes françaises aux vôtres, c’est que les
unes, composées d’esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte
de la mort que par celle du châtiment ; ce qui produit dans l’âme un
nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide : au lieu que les
autres se présentent aux coups avec délices, et bannissent la crainte par une
satisfaction qui lui est supérieure.
Mais le sanctuaire de l’honneur, de la réputation et de la vertu, semble
être établi dans les républiques et dans les pays où l’on peut prononcer le
mot de patrie. À Rome, à Athènes, à Lacédémone, l’honneur payait seul les
services les plus signalés ; une couronne de chêne ou de laurier, une statue,
un éloge, étaient une récompense immense pour une bataille gagnée ou une
ville prise.
Là, un homme qui avait fait une belle action se trouvait suffisamment
récompensé par cette action même. Il ne pouvait voir un de ses compatriotes
qu’il ne ressentît le plaisir d’être son bienfaiteur : il comptait le nombre de
ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire
du bien à un homme : mais c’est ressembler aux dieux que de contribuer au
bonheur d’une société entière.
Or cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans
le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que
des attributs de la fantaisie du souverain ? La réputation et la vertu y sont
regardées comme imaginaires si elles ne sont accompagnées de la faveur du
prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a
pour lui l’estime publique n’est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain.
Le voilà aujourd’hui général d’armée ; peut-être que le prince le va faire
son cuisinier, et qu’il ne lui laissera plus à espérer d’autre éloge que celui
d’avoir fait un bon ragoût.
De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi, 2,1715.
LETTRE XC
Usbek à Ibben
À Smyrne
De cette passion générale que la nation française a pour la gloire, il s’est
formé dans l’esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu’on appelle
point d’honneur ; c’est proprement le caractère de chaque profession : mais
il est plus marqué chez les gens de guerre, et c’est le point d’honneur par
excellence. Il me serait bien difficile de te faire sentir ce que c’est, car nous
n’en avons point précisément d’idée.
Autrefois les Français, surtout les nobles, ne suivaient guère d’autres lois
que celles de ce point d’honneur : elles réglaient toute la conduite de leur vie ;
et elles étaient si sévères qu’on ne pouvait, sans une peine plus cruelle que
la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.
Quand il s’agissait de régler les différends, elles ne prescrivaient guère
qu’une manière de décision, qui était le duel, qui tranchait toutes les
difficultés. Mais ce qu’il y avait de mal, c’est que souvent le jugement se
rendait entre d’autres parties que celles qui y étaient intéressées.
Pour peu qu’un homme fût connu d’un autre, il fallait qu’il entrât dans
la dispute, et qu’il payât de sa personne comme s’il avait été lui-même en
colère. Il se sentait toujours honoré d’un tel choix et d’une préférence si
flatteuse ; et tel qui n’aurait pas voulu donner quatre pistoles à un homme
pour le sauver de la potence lui et toute sa famille ne faisait aucune difficulté
d’aller risquer pour lui mille fois sa vie.
Cette manière de décider était assez mal imaginée ; car, de ce qu’un
homme était plus adroit ou plus fort qu’un autre, il ne s’ensuivait pas qu’il
eût de meilleures raisons.
Aussi les rois l’ont-ils défendue sous des peines très sévères ; mais c’est
en vain : l’honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnaît
point de lois.
Aussi les Français sont dans un état bien violent ; car les mêmes lois de
l’honneur obligent un honnête homme de se venger quand il a été offensé ;
mais d’un autre côté la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu’il se
venge. Si l’on suit les lois de l’honneur, on périt sur un échafaud ; si l’on suit
celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes : il n’y
a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir, ou d’être indigne de vivre.
De Paris, le 18 de la lune de Gemmadi, 2,1715.
LETTRE XCI
Usbek à Rusta
À Ispahan
Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue
insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque
des Français des présents que le nôtre ne saurait donner à un roi d’Imirette ou
de Géorgie ; et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.
Il s’est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de
l’Europe ; et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur
des barbares.
Il a reçu des honneurs qu’il semblait avoir voulu se faire refuser lui-
même ; et, comme si la cour de France avait eu plus à cœur la grandeur
persane que lui, elle l’a fait paraître avec dignité devant un peuple dont il
est le mépris.
Ne dis point ceci à Ispahan : épargne la tête d’un malheureux. Je ne veux
pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence et, de l’indigne
choix qu’ils ont fait.
De Paris, le dernier de la lune de Gemmadi, 2,1715.
LETTRE XCII
Usbek à Rhédi
À Venise
Le monarque qui a si longtemps régné n’est plus. Il a bien fait parler des
gens pendant sa vie ; tout le monde s’est tu à sa mort. Ferme et courageux
dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu’au destin. Ainsi mourut le
grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.
Ne crois pas que ce grand événement n’ait fait faire ici que des réflexions
morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce
changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n’ayant que cinq
ans, un prince, son oncle, a été déclaré régent du royaume.
Le feu roi avait fait un testament qui bornait l’autorité du régent. Ce
prince habile a été au parlement ; et, y exposant tous les droits de sa
naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre
à lui-même, semblait avoir prétendu régner encore après sa mort.
Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais
qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne
religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice ;
et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture
imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi
le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps qui détruit tout, à
la corruption des mœurs qui a tout affaibli, à l’autorité suprême qui a tout
abattu.
Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d’abord
respecter cette image de la liberté publique ; et, comme s’il avait pensé à
relever de terre le temple et l’idole, il a voulu qu’on les regardât comme
l’appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.
De Paris, le 4 de la lune de Rhégeb, 1715.
LETTRE XCIII
Usbek à son frère, santon
au monastère de Casbin
Je m’humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne : je regarde
les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si
grande qu’il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète ; tes austérités
étonnent le ciel même ; les anges t’ont regardé du sommet de la gloire, et
ont dit : Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous,
et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées ?
Et comment ne t’honorerais-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que
les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend
respectables aux vrais croyants, et que Dieu s’est choisi dans tous les coins
de la terre des âmes plus pures que les autres, qu’il a séparées du monde
impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent
sa colère prête à tomber sur tant de peuples rebelles ?
Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se
réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde, et eurent
pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu’ils en disent est vrai, leurs
vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums.
Ils passaient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme ; mais
ils habitaient la nuit et le jour avec des démons : ils étaient sans cesse
tourmentés par ces esprits malins ; ils les trouvaient au lit, ils les trouvaient
à table ; jamais d’asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable,
il faudrait avouer que personne n’aurait jamais vécu en plus mauvaise
compagnie.
Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie
bien naturelle qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la
condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille,
les tentations nous suivent toujours ; nos passions, figurées par les démons,
ne nous quittent point encore ; ces monstres du cœur, ces illusions de l’esprit,
ces vains fantômes de l’erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous
pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices,
c’est-à-dire jusque dans notre force même.
Pour moi, santon vénérable, je sais que l’envoyé de Dieu a enchaîné satan,
et l’a précipité dans les abîmes : il a purifié la terre, autrefois pleine de son
empire, et l’a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.
De Paris, le 9 de la lune de Chahban, 1715.
LETTRE XCIV
Usbek à Rhédi
À Venise
Je n’ai jamais ouï parler du droit public qu’on n’ait commencé par
rechercher soigneusement quelle est l’origine des sociétés ; ce qui me paraît
ridicule. Si les hommes n’en formaient point, s’ils se quittaient et se fuyaient
les uns les autres, il faudrait en demander la raison, et chercher pourquoi ils
se tiennent séparés ; mais ils naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est
né auprès de son père, et il s’y tient : voilà la société et la cause de la société.
Le droit public est plus connu en Europe qu’en Asie : cependant on peut
dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des
écrivains, en ont corrompu tous les principes.
Ce droit, tel qu’il est aujourd’hui, est une science qui apprend aux princes
jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts.
Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre
l’iniquité en système, d’en donner des règles, d’en former des principes, et
d’en tirer des conséquences !
La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n’a d’autre règle
qu’elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut
faire plier la justice tout inflexible qu’elle est.
On dirait, Rhédi, qu’il y a deux justices toutes différentes : l’une qui règle
les affaires des particuliers qui règne dans le droit civil ; l’autre qui règle
les différents qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit
public : comme si le droit public n’était pas lui-même un droit civil non pas
à la vérité d’un pays particulier, mais du monde.
Je t’expliquerai dans une autre lettre mes pensées là-dessus.
De Paris, le premier de la lune de Zilhagé, 1716.
LETTRE XCV
Usbek à rhédi
Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen ; chaque
peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde
distribution de justice, on ne peut employer d’autres maximes que dans la
première.
De peuple à peuple il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que
les sujets de dispute sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les
intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés qu’il ne faut qu’aimer
la justice pour la trouver ; on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.
Il n’en est pas de même des différents qui arrivent entre particuliers.
Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si confondus, il y
en a de tant de sortes différentes, qu’il est nécessaire qu’un tiers débrouille
ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.
Il n’y a que deux sortes de guerres justes ; les unes qui se font pour
repousser un ennemi qui attaque, les autres pour secourir un allié qui est
attaqué.
Il n’y aurait point de justice de faire la guerre pour des querelles
particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu’il méritât la
mort du prince ou du peuple qui l’a commis. Ainsi un prince ne peut faire la
guerre parce qu’on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu’on
aura eu quelque procédé peu convenable à l’égard de ses ambassadeurs, et
autres choses pareilles ; non plus qu’un particulier ne peut tuer celui qui lui
refuse la préséance. La raison en est que, comme la déclaration de guerre
doit être un acte de justice, dans laquelle il faut toujours que la peine soit
proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite
la mort : car, faire la guerre à quelqu’un, c’est vouloir le punir de mort.
Dans le droit public, l’acte de justice le plus sévère c’est la guerre,
puisqu’elle peut avoir l’effet de détruire la société.
Les représailles sont du second degré : c’est une loi que les tribunaux
n’ont pu s’empêcher d’observer, de mesurer la peine par le crime.
Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu’il
peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l’offense.
Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la
renonciation à l’alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine
répond à celle du bannissement, que les tribunaux ont établie pour retrancher
les coupables de la société. Ainsi un prince à l’alliance duquel nous
renonçons est retranché de notre société, et n’est plus un des membres qui
la composent.
On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à
son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n’y
a rien parmi les hommes qui leur soit plus glorieux et même plus utile que
d’en voir d’autres toujours attentifs à leur conservation.
Mais pour que l’alliance nous lie il faut qu’elle soit juste : ainsi une
alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n’est pas
légitime, et on peut la violer sans crime.
Il n’est pas même de l’honneur et de la dignité du prince de s’allier avec
un tyran. On dit qu’un monarque d’Égypte fit avertir le roi de Samos de sa
cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s’en corriger : comme il ne le fit
pas, il lui envoya dire qu’il renonçait à son amitié et à son alliance.
La conquête ne donne point un droit par elle-même. Lorsque le peuple
subsiste, elle est un gage de la paix et de la réparation du tort ; et, si le peuple
est détruit ou dispersé, elle est le monument d’une tyrannie.
Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes qu’il semble qu’ils
soient la voix de la nature qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes
lorsque les conditions en sont telles que les deux peuples peuvent se
conserver ; sans quoi celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa
défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.
Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de faiblesse
parmi les hommes, a encore souvent égalé la faiblesse à la force par le
désespoir.
Voilà, cher Rhédi, ce que j’appelle le droit public : voilà le droit des gens,
ou plutôt celui de la raison.
De Paris, le 4 de la lune de Zilhagé, 1716.
LETTRE XCVI
Le premier eunuque à Usbek
À Paris
Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour : j’en
ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazanderan, qui m’envoya il
y a un mois son commandement sublime et cent tomans.
Je me connais en femmes, d’autant mieux qu’elles ne me surprennent pas,
et qu’en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.
Je n’ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite : ses yeux brillants
portent la vie sur son visage, et relèvent l’éclat d’une couleur qui pourrait
effacer tous les charmes de la Circassie.
Le premier eunuque d’un négociant d’Ispahan la marchandait avec moi ;
mais elle se dérobait dédaigneusement à ses regards, et semblait chercher
les miens, comme si elle avait voulu me dire qu’un vil marchand n’était pas
digne d’elle, et qu’elle était destinée à un plus illustre époux.
Je te l’avoue, je sens dans moi-même une joie secrète quand pense aux
charmes personne : il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton
frère : je me plais à prévoir l’étonnement de toutes ses femmes, la douleur
impérieuse des unes, l’affection muette mais plus douloureuse des autres la
consolation maligne de celles qui n’espèrent plus rien, et l’ambition irritée
de celles qui espèrent encore.
Je vais d’un bout du royaume à l’autre faire changer tout un sérail de face.
Que de passions je vais émouvoir ! que de craintes et de peines je prépare !
Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins
tranquille ; les grandes révolutions seront cachées dans le fond du cœur ;
les chagrins seront dévorés et les joies contenues ; obéissance ne sera pas
moins exacte et la règle moins inflexible ; la douceur, toujours contrainte de
paraître, sortira du fond même du désespoir.
Nous remarquons que plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins
elles nous donnent d’embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins
de facilité de s’unir, plus d’exemples de soumission, tout cela leur forme
des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des
autres : il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus
dépendantes : elles font une partie de notre ouvrage, et nous ouvrent les yeux
quand nous les fermons. Que dis-je ! elles irritent sans cesse le maître contre
leurs rivales ; et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles
qu’on punit.
Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n’est rien sans la présence
du maître. Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d’une autorité qui
ne se communique jamais tout entière ? Nous ne représentons que faiblement
la moitié de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse
sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances ; plus absolu quand
tu caresses que tu ne l’es quand tu menaces.
Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout
les marques de ton empire ; viens adoucir des passions désespérées ; viens
ôter tout prétexte de faillir ; viens apaiser l’amour qui murmure, et rendre
le devoir même aimable ; viens enfin soulager tes fidèles eunuques d’un
fardeau qui s’appesantit chaque jour.
Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Zilhlagé, 1716.
LETTRE XCVII
Usbek à Hassein, dervis
de la montagne de Jaron
O toi, sage dervis, dont l’esprit curieux brille de tant de connaissances,
écoute ce que je vais te dire.
Il y a ici des philosophes qui à la vérité n’ont point atteint jusqu’au faîte
de la sagesse orientale ; ils n’ont point été ravis jusqu’au trône lumineux ;
ils n’ont ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges
retentissent, ni senti les formidables accès d’une fureur divine : mais, laissés
à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les
traces de la raison humaine.
Tu ne saurais croire jusqu’où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le
chaos, et ont expliqué, par une mécanique simple, l’ordre de l’architecture
divine. L’Auteur de la nature a donné du mouvement à la matière ; il n’en
a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d’effets que
nous voyons dans l’univers.
Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les
sociétés des hommes, des lois aussi sujettes au changement que l’esprit de
ceux qui les proposent et des peuples qui les observent ; ceux-ci ne nous
parlent que des lois générales, immuables, éternelles, qui s’observent sans
aucune exception, avec un ordre, une régularité, et une promptitude infinie,
dans l’immensité des espaces.
Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois ? Tu t’imagines peut-
être qu’entrant dans le conseil de l’Éternel tu vas être étonné par la sublimité
des mystères : tu renonces par avance à comprendre ; tu ne te proposes que
d’admirer.
Mais tu changeras bientôt de pensée : elles n’éblouissent point par un
faux respect ; leur simplicité les a fait longtemps méconnaître ; et ce n’est
qu’après bien des réflexions qu’on en a vu toute la fécondité et toute
l’étendue.
La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins
qu’il ne rencontre quelque obstacle qui l’en détourne ; et la seconde, qui n’en
est qu’une suite, c’est que tout corps qui tourne autour d’un centre tend à
s’en éloigner ; parce que plus il en est loin, plus la ligne qu’il décrit approche
de la ligne droite.
Voilà, sublime dervis, la clef de la nature ; voilà des principes féconds
dont on tire des conséquences à perte de vue.
La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de
miracles, et leur a fait faire presque autant de prodiges et de merveilles que
tout ce qu’on nous raconte de nos saints prophètes.
Car enfin je suis persuadé qu’il n’y a aucun de nos docteurs qui n’eût
été embarrassé si on lui eût dit de peser dans une balance tout l’air qui est
autour de la terre, ou de mesurer toute l’eau qui tombe chaque année sur
sa surface ; et qui n’eût pensé plus de quatre fois avant de dire combien de
lieues le son fait dans une heure, quel temps un rayon de lumière emploie
à venir du soleil à nous ; combien de toises il y a d’ici à Saturne ; quelle
est la courbe selon laquelle un vaisseau doit être taillé pour être le meilleur
voilier qu’il soit possible.
Peut-être que si quelque homme divin avait orné les ouvrages de ces
philosophes de paroles hautes et sublimes, s’il y avait mêlé des figures
hardies des allégories mystérieuses, il aurait fait un bel ouvrage qui n’aurait
cédé qu’au saint Alcoran.
Cependant, s’il te faut dire ce que je pense, je ne m’accommode guère du
style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de petites choses qui
me paraissent toujours telles, quoiqu’elles soient relevées par la force et la
vie de l’expression. Il semble d’abord que les livres inspirés ne sont que les
idées divines rendues en langage humain : au contraire, dans notre Alcoran,
on trouve souvent le langage de Dieu et les idées des hommes ; comme si,
par un admirable caprice, Dieu y avait dicté les paroles, et que l’homme eût
fourni les pensées.
Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu’il y a de plus saint
parmi nous, tu croiras que c’est le fruit de l’indépendance où l’on vit dans
ce pays. Non : grâce au ciel, l’esprit n’a pas corrompu le cœur ; et, tandis
que je vivrai, Hali sera mon prophète.
De Paris, le 15 de la lune de Chahban, 1716.
LETTRE XCVIII
Usbek à Ibben
À Smyrne
Il n’y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans
celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche
dans la misère, et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides au comble des
richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté ; celui-là l’est de son abondance.
Le nouveau riche admire la sagesse de la Providence ; le pauvre, l’aveugle
fatalité du destin.
Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors ; parmi eux il y a
peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce métier par la dernière misère.
Ils sont méprisés comme de la boue pendant qu’ils sont pauvres ; quand ils
sont riches on les estime assez : aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de
l’estime.
Ils sont à présent dans une situation bien terrible. On vient d’établir une
chambre qu’on appelle de justice, parce qu’elle va leur ravir tout leur bien.
Ils ne peuvent ni détourner ni cacher leurs effets, car on les oblige de les
déclarer au juste, sous peine de la vie : ainsi on les fait passer par un défilé
bien étroit, je veux dire entre la vie et leur argent. Pour comble d’infortune,
il y a un ministre, connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries,
et badine sur toutes les délibérations du conseil. On ne trouve pas tous les
jours des ministres disposés à faire rire le peuple ; et l’on doit savoir bon gré
à celui-ci de l’avoir entrepris.
Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs : c’est
un séminaire de grands seigneurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux
qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats
ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre ; et, quand
ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes
maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier
qui engraisse les terres montagneuses et arides.
Je trouve, Ibben, la Providence admirable dans la manière dont elle a
distribué les richesses. Si elle ne les avait accordées qu’aux gens de bien,
on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et on n’en aurait plus senti
tout le néant. Mais quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus
chargés, à force de mépriser les riches on vient enfin à mépriser les richesses.
De Paris, le 26 de la lune de Maharram, 1717.
LETTRE XCIX
Rica à Rhédi
À Venise
Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont
oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment
ils le seront cet hiver ; mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte
à un mari pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et
de leurs parures ? une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage,
comme celui de leurs ouvriers ; et avant que tu eusses reçu ma lettre, tout
serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en
revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît
le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît
étranger ; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée,
ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.
Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une révolution les
fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait
le visage d’une femme au milieu d’elle-même ; dans un autre, c’étaient les
pieds qui occupaient cette place, les talons faisaient un piédestal qui les tenait
en l’air. Qui pourrait le croire ! les architectes ont été souvent obligés de
hausser, de baisser et d’élargir leurs portes, selon que les parures des femmes
exigeaient d’eux ce changement ; et les règles de leur art ont été asservies à
ces caprices. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de
mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes
avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui il n’en est pas question. Dans
cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se
trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les
Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le monarque pourrait
même parvenir à rendre la nation grave s’il l’avait entrepris. Le prince
imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux
provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les
autres.
