LETTRE CLX
Solim à Usbek
À Paris
J’ai pris mon parti : tes malheurs vont disparaître ; je vais punir.
Je sens déjà une joie secrète : mon âme et la tienne vont s’apaiser : nous
allons exterminer le crime, et l’innocence va pâlir.
Ô vous qui semblez n’être faites que pour ignorer tous vos sens et être
indignées de vos désirs même, éternelles victimes de la honte et de la pudeur,
que ne puis-je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux,
pour vous voir étonnées de tout le sang que j’y vais répandre !
Du sérail d’Ispahan, le 8 la lune de Rebiab, 1720.
LETTRE CLXI Roxane à Usbek À Paris Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta
jalousie, et j’ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines ; car que ferais-je ici,
puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais
mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces
gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je
ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ; que pendant que tu
te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu
vivre dans la servitude ; mais j’ai toujours été libre. J’ai réformé tes lois sur
celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre graces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce
que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement
gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin
de ce que j’ai profané la vertu en souffrant qu’on appelât de ce nom ma
soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour : si
tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien
t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et
je te trompais.
Ce langage sans doute te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après
t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ?
Mais c’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne ; la plume
me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.
Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab, 1,1720.
