LETTRE XXII
Jaron au premier eunuque
À mesure qu’Usbek s’éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes
sacrées ; il soupire, il verse des larmes ; sa douleur s’aigrit, ses soupçons se
fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer
avec tous les noirs qui l’accompagnent. Il ne craint plus pour lui ; il craint
pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui-même.
Je vais donc vivre sous tes lois et partager tes soins. Grand dieu ! qu’il
faut de choses pour rendre un seul homme heureux !
La nature semblait avoir mis les femmes dans la dépendance, et les en
avoir retirées : le désordre naissait entre les deux sexes, parce que leurs
droits étaient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan d’une nouvelle
harmonie : nous avons mis entre les femmes et nous la haine, et entre les
hommes et les femmes l’amour.
Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres.
La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l’esprit inquiet. Je
n’attendrai point les rides de la vieillesse pour en montrer les chagrins.
J’aurais eu du plaisir à suivre mon maître dans l’occident ; mais ma
volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes ; je les garderai avec
fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe, qui, quand on ne
lui permet pas d’être vain, commence à devenir superbe, et qu’il est moins
aisé d’humilier que d’anéantir. Je tombe sous tes regards.
De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.
LETTRE XXIII
Usbek à son ami Ibben
À Smyrne
Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de navigation. C’est
une ville nouvelle ; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane,
qui ont fait d’un village marécageux la ville d’Italie la plus florissante.
Les femmes y jouissent d’une grande liberté ; elles peuvent voir les
hommes à travers certaines fenêtres qu’on nomme jalousies ; elles peuvent
sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les accompagnent ; elles n’ont
qu’un voile. Leurs beaux-frères, leurs oncles, leurs neveux, peuvent les voir
sans que le mari s’en formalise presque jamais.
C’est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première
fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d’abord
tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales
coutumes : il y a, jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de
singulier que je sens et que je ne sais pas dire.
Nous partirons demain pour Marseille : notre séjour n’y sera pas long. Le
dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris, qui est
le siège de l’empire d’Europe. Les voyageurs cherchent toujours les grandes
villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers. Adieu.
Sois persuadé que je t’aimerai toujours.
De Livourne, le 12 de la lune de Saphar, 1712.
LETTRE XXIV
Rica à Ibben
À Smyrne
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un
mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on
ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses
nécessaires qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu’Ispahan : les maisons y sont si hautes qu’on
jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien
qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres,
est extrêmement peuplée, et que, quand tout le monde est descendu dans la
rue, il s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas, peut-être ; depuis un mois que je suis ici je n’y
ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent
mieux parti de leur machine que les Français : ils courent, ils volent. Les
voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en
syncope. Pour moi qui ne suis point fait à ce train et qui vais souvent à pied
sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien ; car, encore
passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête, mais je ne puis
pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement.
Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ;
et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier
m’avait pris ; et je n’ai pas fait cent pas que je suis plus brisé que si j’avais
fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et
des coutumes européennes ; je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je
n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de
mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses
que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que
les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant
d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de
l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses
flottes équipées.
D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit
même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million
d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur
persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile
à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête
qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus.
Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux
en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits !
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t’étonner. Il y a un autre magicien
plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même
de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire
que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que
le vin qu’on boit n’est pas du vin ; et mille autres choses de cette espèce.
Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude
de croire, il lui donne de temps en temps pour l’exercer de certains articles
de croyance. Il y a deux ans qu’il lui envoya un grand écrit qu’il appela
constitution, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets
de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se
soumit aussitôt et donna l’exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d’entre
eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était
dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette
révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette
constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été
apporté du ciel : c’est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de
l’outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution : elles ont mis
les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de
privilège. On doit pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal ; et, par
le grand Hali ! il faut qu’il ait été instruit des principes de notre sainte loi ;
car, puisque les femmes sont d’une création inférieure à la nôtre, et que nos
prophètes nous disent qu’elles n’entreront point dans le paradis, pourquoi
faut-il qu’elles se mêlent de lire un livre qui n’est fait que pour apprendre
le chemin du paradis ?
J’ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige ; et je ne doute
pas que tu ne balances à les croire.
On dit que pendant qu’il faisait la guerre à ses voisins qui s’étaient
tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable
d’ennemis invisibles qui l’entouraient : on ajoute qu’il les a cherchés
pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains
dervis qui ont sa confiance, il n’en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui ;
ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux ; et
cependant on dit qu’il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On
dirait qu’ils existent en général, et qu’ils ne sont plus rien en particulier :
c’est un corps, mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce
prince de n’avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu’il a vaincus,
puisqu’il lui en donne d’invisibles et dont le génie et le destin sont au-dessus
du sien.
Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du
caractère et du génie persan. C’est bien la même terre qui nous porte tous
deux ; mais les hommes du pays où je vis et ceux du pays où tu es, sont des
hommes bien différents.
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2,1712.
LETTRE XXV
Usbek à Ibben
À Smyrne
J’ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi : il me mande qu’il quitte Smyrne
dans le dessein de voir l’Italie ; que l’unique but de son voyage est de
s’instruire, et de se rendre par là plus digne de toi. Je te félicite d’avoir un
neveu qui sera quelque jour la consolation de ta vieillesse.
Rica t’écrit une longue lettre : il m’a dit qu’il te parlait beaucoup de ce
pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu’il saisit tout avec promptitude : pour
moi qui pense plus lentement, je ne suis en état de te rien dire.
Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres : nous ne pouvons
assez parler du bon accueil que tu nous as fait à Smyrne, et des services
que ton amitié nous rend tous les jours. Puisses-tu, généreux Ibben, trouver
partout des amis aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous !
Puissé-je te revoir bientôt, et retrouver avec toi ces jours heureux qui
coulent si doucement entre deux amis. Adieu.
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2,1712.
LETTRE XXVI
Usbek à Roxane
Au sérail d’Ispahan
Que vous êtes heureuse, Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et
non pas dans ces climats empoisonnés où l’on ne connaît ni la pudeur ni la
vertu ! Que vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon sérail comme dans
le séjour de l’innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains :
vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir :
jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs : votre beau-père
même, dans la liberté des festins, n’a jamais vu votre belle bouche ; vous
n’avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour la couvrir.
Heureuse Roxane ! quand vous avez été à la campagne, vous avez toujours
eu des eunuques qui ont marché devant vous pour donner la mort à tous
les téméraires qui n’ont pas fui votre vue. Moi-même, à qui le ciel vous a
donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n’ai-je pas eue pour me rendre
maître de ce trésor que vous défendiez avec tant de constance ! Quel chagrin
pour moi dans les premiers jours de notre mariage de ne pas vous voir ! et
quelle impatience quand je vous eus vue ! Vous ne la satisfaisiez pourtant
pas ; vous l’irritiez au contraire par les refus obstinés d’une pudeur alarmée :
vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans
cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis parmi vos esclaves,
qui me trahirent et vous dérobèrent à mes recherches ? Vous souvient-il de
cet autre où, voyant vos larmes impuissantes, vous employâtes l’autorité
de votre mère pour arrêter les fureurs de mon amour ? Vous souvient-il,
lorsque toutes les ressources vous manquèrent, de celles que vous trouvâtes
dans votre courage ? vous prîtes un poignard et menaçâtes d’immoler un
époux qui vous aimait, s’il continuait à exiger de vous ce que vous chérissiez
plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de
l’amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules : vous
ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue : vous défendîtes jusqu’à
la dernière extrémité une virginité mourante : vous me regardâtes comme un
ennemi qui vous avait fait un outrage, non pas comme un époux qui vous
avait aimée : vous fûtes plus de trois mois que vous n’osiez me regarder sans
rougir : votre air confus semblait me reprocher l’avantage que j’avais pris.
Je n’avais pas même une possession tranquille ; vous me dérobiez tout ce
que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces ; et j’étais enivré des plus
grandes faveurs sans avoir obtenu les moindres.
Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n’auriez pas été si troublée.
Les femmes y ont perdu toute retenue : elles se présentent devant les hommes
à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite ; elles
les cherchent de leurs regards ; elles les voient dans les mosquées, les
promenades, chez elles-mêmes ; l’usage de se faire servir par des eunuques
leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable
pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale à laquelle il est
impossible de s’accoutumer.
Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans
l’affreuse ignominie où votre sexe est descendu ; vous fuiriez ces
abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite où vous
trouvez l’innocence, où vous êtes sûre de vous-même, où nul péril ne vous
fait trembler, où enfin vous pouvez m’aimer sans craindre de perdre jamais
l’amour que vous me devez.
Quand vous relevez l’éclat de votre teint par les plus belles couleurs ;
quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus précieuses ;
quand vous vous parez de vos plus beaux habits ; quand vous cherchez à
vous distinguer de vos compagnes par les grâces de la danse et par la douceur
de votre chant, que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de
douceur et d’enjouement, je ne puis pas m’imaginer que vous ayez d’autre
objet que celui de me plaire : et quand je vous vois rougir modestement,
que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans mon cœur
par des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, douter de votre
amour.
Mais que puis-je penser des femmes d’Europe ? L’art de composer leur
teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu’elles prennent de leur
personne, le désir continuel de plaire qui les occupe, sont autant de tâches
faites à leur vertu et d’outrages à leurs époux.
Ce n’est pas, Roxane, que je pense qu’elles poussent l’attentat aussi
loin qu’une pareille conduite devrait le faire croire, et qu’elles portent la
débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer absolument la foi
conjugale. Il y a bien peu de femmes assez abandonnées pour aller jusque
là : elles portent toutes dans leur cœur un certain caractère de vertu qui y est
gravé, que la naissance donne et que l’éducation affaiblit, mais ne détruit pas.
Elles peuvent bien se relâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige,
mais, quand il s’agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi
quand nous vous enfermons si étroitement, que nous vous faisons garder par
tant d’esclaves, que nous gênons si fort vos désirs lorsqu’ils volent trop loin,
ce n’est pas que nous craignions la dernière infidélité, mais c’est que nous
savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tache peut
la corrompre.
Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si longtemps éprouvée, méritait
un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les
désirs que votre seule vertu sait soumettre.
De Paris, le 7 de la lune de Regen, 1712.
LETTRE XXVII
Usbek à Nessir
À Ispahan
Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du soleil.
Lorsque je partis de Smyrne, je chargeai mon ami Ibben de te faire tenir
une boîte où il y avait quelques présents pour toi : tu recevras cette lettre
par la même voie. Quoique éloigné de lui de cinq ou six cents lieues, je lui
donne de mes nouvelles et je reçois des siennes aussi facilement que s’il
était à Ispahan et moi à Com. J’envoie mes lettres à Marseille, d’où il part
continuellement des vaisseaux pour Smyrne : de là il envoie celles qui sont
pour la Perse par les caravanes d’Arméniens qui partent tous les jours pour
Ispahan.
Rica jouit d’une santé parfaite ; la force de sa constitution, sa jeunesse et
sa gaieté naturelle, le mettent au-dessus de toutes les épreuves.
Mais pour moi je ne me porte pas bien ; mon corps et mon esprit sont
abattus ; je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours plus tristes ;
ma santé, qui s’affaiblit, me tourne vers ma patrie, et me rend ce pays-ci
plus étranger.
Mais, cher Nessir, je te conjure, fais en sorte que mes femmes ignorent
l’état où je suis. Si elles m’aiment, je veux épargner leurs larmes ; et si elles
ne m’aiment pas, je ne veux point augmenter leur hardiesse.
Si mes eunuques me croyaient en danger, s’ils pouvaient espérer
l’impunité d’une lâche complaisance, ils cesseraient bientôt d’être sourds
à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait entendre aux rochers et remue les
choses inanimées.
Adieu, Nessir. J’ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance.
De Paris, le 5 de la lune Chahban, 1712.
LETTRE XXVIII
Rica à ***
Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu’elle se passe tous les jours
à Paris.
Tout le peuple s’assemble sur la fin de l’après-dînée, et va jouer une
espèce de scène que j’ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est
sur une estrade qu’on nomme le théâtre. Aux deux côtés on voit, dans de
petits réduits qu’on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent
ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en
notre Perse.
Ici c’est une amante affligée qui exprime sa langueur ; une autre, plus
animée, dévore des yeux son amant qui la regarde le même : toutes les
passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui,
pour être muette, n’en est que plus vive. Là, les actrices ne paraissent qu’à
demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher
leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux
qui sont en haut sur le théâtre ; et ces derniers rient à leur tour de ceux qui
sont en bas.
Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu’on prend
pour cet effet dans un âge peu avancé, pour soutenir la fatigue. Ils sont
obligés d’être partout ; ils passent par des endroits qu’eux seuls connaissent,
montent avec une adresse surprenante d’étage en étage ; ils sont en haut,
en bas, dans toutes les loges : ils plongent, pour ainsi dire ; on les perd,
ils reparaissent ; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans
un autre : on en voit même qui, par un prodige qu’on n’aurait osé espérer
de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend
à des salles où l’on joue une comédie particulière : on commence par des
révérences ; on continue par des embrassades : on dit que la connaissance la
plus légère met un homme en droit d’en étouffer un autre. Il semble que le
lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent
ne sont point cruelles ; et, si on en excepte deux ou trois heures du jour
où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont
traitables, et que c’est une ivresse qui les quitte aisément.
Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans autre endroit
qu’on nomme l’Opéra : toute la différence est qu’on parle à l’un et l’on
chante à l’autre. Un de mes amis me mena l’autre jour la loge où se
déshabillait une des principales actrices. Nous fîmes si bien connaissance
que le lendemain reçus d’elle cette lettre :
Monsieur,
« Je suis la plus malheureuse fille du monde ; j’ai toujours été la plus vertueuse actrice
de l’Opéra. Il y a sept ou huit mois que j’étais dans la loge où vous me vîtes hier :
comme je m’habillais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m’y trouver ; et, sans
respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence.
J’ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu’il
m’a trouvée très profane. Cependant je suis si grosse que je n’ose plus me présenter sur
le théâtre : car je suis, sur le chapitre de l’honneur, d’une délicatesse inconcevable ; et je
soutiens toujours qu’à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la
modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n’eût jamais réussi,
s’il ne m’avait promis de se marier avec moi : un motif si légitime me fit passer sur les
petites formalités ordinaires, et commencer par où j’aurais dû finir. Mais puisque son
infidélité m’a déshonorée, je ne veux plus vivre à l’Opéra, où, entre vous et moi, l’on
ne me donne guère de quoi vivre : car, à présent que j’avance en âge et que je perds
du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les
jours. J’ai appris par un homme de votre suite que l’on faisait un cas infini, dans votre
pays, d’une bonne danseuse, et que, si j’étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite.
Si vous vouliez m’accorder votre protection, et m’emmener avec vous dans ce pays-
là, vous auriez l’avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa conduite,
ne se rendrait pas indigne de vos bontés. Je suis… »
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1712.
LETTRE XXIX
Rica à Ibben
À Smyrne
Le pape est le chef des chrétiens. C’est une vieille idole qu’on encense par
habitude. Il était autrefois redoutable aux princes même ; car il les déposait
aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d’Imirette
et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d’un des
premiers chrétiens, qu’on appelle saint Pierre : et c’est certainement une
riche succession, car il a des trésors immenses, et un grand pays sous sa
domination.
Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous son
autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font
comme lui des articles de foi. Quand ils sont en particulier, ils n’ont guère
d’autre fonction que de dispenser d’accomplir la loi. Car tu sauras que la
religion chrétienne est chargée d’une infinité de pratiques très difficiles : et
comme on a jugé qu’il est moins aisé de remplir ses devoirs que d’avoir des
évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l’utilité publique :
de sorte que si on ne veut pas faire le rahmazan, si on ne veut pas s’assujettir
aux formalités des mariages, si on veut rompre ses vœux, si on veut se marier
contre les défenses de la loi, quelquefois même si on veut revenir contre son
serment, on va à l’évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.
Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement.
Il a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux
mille questions nouvelles sur la religion : on les laisse disputer longtemps,
guerre dure jusqu’à ce qu’une décision vienne la terminer.
Aussi puis-je t’assurer qu’il n’y a jamais eu royaume où il y ait eu tant
de guerres civiles que dans celui de Christ.
Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d’abord
appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est pour ceux qui y sont
engagés comme le mot de ralliement. Mais n’est hérétique qui ne veut : il
n’y a qu’à partager le différent par la moitié, et donner une distinction ceux
qui accusent d’hérésie ; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non,
elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler
orthodoxe.
Ce que je te dis est bon pour la France et l’Allemagne, car j’ai ouï dire
qu’en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n’entendent point
raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe
entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec
de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de
drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province
qu’on appelle la Galice ! Sans cela, un pauvre diable est bien embarrassé.
Quand il jurerait comme un païen qu’il est orthodoxe, on pourrait bien ne
pas demeurer d’accord des qualités, et le brûler comme hérétique : il aurait
beau donner sa distinction ; point de distinction : il serait en cendres avant
que l’on eût seulement pensé à l’écouter.
Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci le
présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se
déterminer du côté de la rigueur ; apparemment parce qu’ils croient les
hommes mauvais Mais, d’un autre côté, ils en ont une si bonne opinion qu’ils
ne les jugent jamais capables de mentir : car ils reçoivent le témoignage des
ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une
profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui
sont revêtus d’une chemise de soufre, et leur disent qu’ils sont bien fâchés
de les voir si mal habillés, qu’ils sont doux, qu’ils abhorrent le sang, et sont
au désespoir de les avoir condamnés : mais, pour se consoler, ils confisquent
tous les biens de ces malheureux à leur profit.
Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes
spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée
se défend par sa vérité même ; elle n’a point besoin de ces moyens violents
pour se maintenir.
De Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.
LETTRE XXX
Rica à Ibben
À Smyrne
Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance.
Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel :
vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais,
tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais
aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes même faisaient
un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs qui m’entourait. Si j’étais aux
spectacles je trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure :
enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois
d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui
disaient entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. Chose admirable !
je trouvais de mes portraits partout, je me voyais multiplié dans toutes les
boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez
vu !
Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas
un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’aie très bonne opinion de
moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une
grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit
persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore
dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître
ce que je valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me
vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui
m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publiques ; car j’entrai
tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans
une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion
d’ouvrir la bouche : mais si quelqu’un par hasard apprenait à la compagnie
que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement :
Ah ! ah ! monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire !
Comment peut-on être Persan !
De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.
LETTRE XXXI
Rhédi à Usber
À Paris
Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les
villes du monde, et être surpris en arrivant à Venise : on sera toujours étonné
de voir une ville, des tours et des mosquées, sortir de dessous l’eau, et de
trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne devrait y avoir que
des poissons.
Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au
monde, c’est-à-dire d’eau vive : il est impossible d’y accomplir une seule
ablution légale. Elle est en abomination à notre saint prophète ; il ne la
regarde jamais du haut du ciel qu’avec colère.
Sans cela, mon cher Usbek, je serais charmé de vivre dans une ville où
mon esprit se forme tous les jours. Je m’instruis des secrets du commerce,
des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige
pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à
la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui
couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.
De Venise, le de la lune de Chalval, 1712.
LETTRE XXXII
Rica à ***
J’allai l’autre jour voir une maison où l’on entretient environ trois cents
personnes assez pauvrement. J’eus bientôt fait, car l’église et les bâtiments
ne méritent pas d’être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez
gais : plusieurs d’entre eux jouaient aux cartes ou à d’autres jeux que je ne
connais point. Comme je sortais, un de ces hommes sortait aussi, et m’ayant
le chemin du Marais m’ayant entendu demander le chemin Marais, qui est le
quartier le plus éloigné de Paris : J’y vais, me dit-il, et je vous y conduirai ;
suivez-moi. Il mena merveille, me tira de tous les embarras, et me sauva
adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions prêts d’arriver, quand
la curiosité me prit : Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrais-je point savoir qui
vous êtes ? Je suis aveugle, monsieur, me répondit-il. Comment ! lui dis-je,
vous êtes aveugle ! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouait aux
cartes avec vous de nous conduire ? Il est aveugle aussi, me répondit-il : il y
a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison
où vous m’avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte : voilà la rue que vous
demandiez : je vais me mettre dans la foule ; j’entre dans cette église, où, je
vous jure, j’embarrasserai plus les gens qu’ils ne m’embarrasseront.
De Paris, le 17 de la lune de Chalval, 1712.
LETTRE XXXIII
Usbek à Rhédi
À Venise
Le vin est si cher à Paris par les impôts que l’on y met, qu’il semble qu’on
ait entrepris d’y faire exécuter les préceptes du divin Alcoran qui défend
d’en boire.
Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur, je ne puis
m’empêcher de la regarder comme le présent le plus redoutable que la nature
ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la réputation de nos
monarques, c’a été leur intempérance ; c’est la source la plus empoisonnée
de leurs injustices et de leurs cruautés.
Je le dirai à la honte des hommes : la loi interdit à nos princes l’usage du
vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l’humanité même ;
cet usage au contraire est permis aux princes chrétiens, et on ne remarque
pas qu’il leur fasse faire aucune faute. L’esprit humain est la contradiction
même. Dans une débauche licencieuse on se révolte avec fureur contre les
préceptes ; et la loi, faite pour nous rendre plus justes, ne sert souvent qu’à
nous rendre plus coupables.
Mais quand je désapprouve l’usage de cette liqueur qui fait perdre la
raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l’égaient. C’est la
sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse avec
autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu’il arrive
quelque malheur à un Européen, il n’a d’autre ressource que la lecture d’un
philosophe qu’on appelle Sénèque : mais les Asiatiques, plus sensés qu’eux
et meilleurs physiciens en cela, prennent des breuvages capables de rendre
l’homme gai, et de charmer le souvenir de ses peines.
Il n’y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité
du mal, de l’inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l’ordre de
la providence, et du malheur de la condition humaine. C’est se moquer de
vouloir adoucir un mal par la considération que l’on est né misérable ; il vaut
bien mieux enlever l’esprit hors de ses réflexions, et traiter l’homme comme
sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.
L’âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le mouvement
du sang est trop lent si les esprits sont pas assez épurés, s’ils ne sont pas en
quantité suffisante, nous tombons dans l’accablement et dans la tristesse ;
mais si nous prenons des breuvages qui puissent changer cette disposition
de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui
l’égaient, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour
ainsi dire, son mouvement et sa vie.
De le 25 de la lune de Zilcadé, 1713.
LETTRE XXXIV
Usbek à Ibben
À Smyrne
Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France ; mais celles
de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et
de ne se point plaire avec les secondes : les unes sont plus tendres et plus
modestes, les autres sont plus gaies et plus enjouées.
Ce qui rend le sang si beau en Perse, c’est la vie réglée que les femmes
y mènent ; elles ne jouent ni ne veillent, elles ne boivent point de vin, et ne
s’exposent presque jamais à l’air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait
pour la santé que pour les plaisirs ; c’est une vie unie qui ne pique point ;
tout s’y ressent de la subordination et du devoir ; les plaisirs mêmes y sont
graves et les joies sévères ; et on ne les goûte presque jamais que comme
des marques d’autorité et de dépendance.
Les hommes mêmes n’ont pas en Perse la gaieté qu’ont les Français ; on
ne leur voit point cette liberté d’esprit et cet air content que je trouve ici dans
tous les états et dans toutes les conditions.
C’est bien pis en Turquie, où l’on pourrait trouver des familles où, de
père en fils, personne n’a ri depuis la fondation de la monarchie.
Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu’il y a entre
eux : ils ne se voient que lorsqu’ils y sont forcés par la cérémonie. L’amitié,
ce doux engagement du cœur qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque
inconnue : ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une
compagnie qui les attend ; de manière que chaque famille est pour ainsi dire
isolée.
Un jour que je m’entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci,
il me dit : Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c’est que vous êtes
obligés de vivre avec des esclaves dont le cœur et l’esprit se sentent toujours
de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les
sentiments de la vertu, que l’on tient de la nature, et ils les ruinent depuis
l’enfance qu’ils vous obsèdent.
Car enfin, défaites-vous des préjugés ; que peut-on attendre de
l’éducation qu’on reçoit d’un misérable qui fait consister son honneur à
garder les femmes d’un autre, et s’enorgueillit du plus vil emploi qui soit
parmi les humains ; qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule
de ses vertus, parce qu’il y est porté par envie, par jalousie, et par désespoir ;
qui, brûlant de se venger des deux sexes, dont il est le rebut, consent à être
tyrannisé par le plus fort, pourvu qu’il puisse désoler le plus faible ; qui,
tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l’éclat de sa
condition, n’est estimé que parce qu’il est indigne de l’être ; qui enfin, rivé
pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous
qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où,
chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse ?
De Paris, 14 la lune de Zilhagé 1713.
LETTRE XXXV
Usbek à Gemchid, son
cousin, dervis du brillant
monastère de Tauris
Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis ? crois-tu qu’au jour du
jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d’ânes aux Juifs,
et les mèneront au grand trot en enfer ? Je sais bien qu’ils n’iront point dans
le séjour des prophètes, et que le grand Hali n’est point venu pour eux : mais,
parce qu’ils n’ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans
leur pays, crois-tu qu’ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que
Dieu les punisse pour n’avoir pas pratiqué une religion qu’il ne leur a pas
fait connaître ? Je puis te le dire ; j’ai souvent examiné ces chrétiens, je les ai
interrogés, pour voir s’ils avaient quelque idée du grand Hali, qui était le plus
beau de tous les hommes ; j’ai trouvé qu’ils n’en avaient jamais ouï parler.
Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisaient
passer au fil de l’épée parce qu’ils refusaient de croire aux miracles du
ciel : ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivaient dans les ténèbres de
l’idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand
prophète.
D’ailleurs, si l’on examine de près leur religion, on y trouvera comme une
semence de nos dogmes. J’ai souvent admiré les secrets de la providence, qui
semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J’ai ouï parler
d’un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel
il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême
est l’image de nos ablutions légales ; et les chrétiens n’errent que dans
l’efficacité qu’ils donnent à cette première ablution, qu’ils croient devoir
suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et leurs moines prient, comme
nous, sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d’un paradis où ils goûteront
mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous,
des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la
miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges, et se méfient des
mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le
ministère de ses serviteurs. Ils reconnaissent, comme nous, l’insuffisance de
leurs mérites et le besoin qu’ils ont d’un intercesseur auprès de Dieu. Je vois
partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet. On a beau
faire, la vérité s’échappe, et perce toujours les ténèbres qui l’environnent.
Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants.
Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes
seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jusqu’à la loi, sera
consommé ; les divins exemplaires seront enlevés de la terre, et portés dans
les célestes archives.
De Paris, le 20 la lune de Zilhagé, 1713.
LETTRE XXXVI
Usbek à Rhédi
À Venise
Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons
publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons on dit des
nouvelles ; dans d’autres on joue aux échecs. Il y en a une où l’on apprête
le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent ; au
moins, de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a
quatre fois plus que lorsqu’il y est entré.
Mais ce qui me choque de ces beaux esprits, c’est qu’ils ne se rendent pas
utiles à leur patrie, et qu’ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par
exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute
la plus mince qui se puisse imaginer : il s’agissait de la réputation d’un
vieux poète grec, dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie aussi
bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouaient que c’était un
poète excellent : il n’était question que du plus ou du moins de mérite
qu’il fallait lui attribuer. Chacun en voulait donner le taux ; mais, parmi ces
distributeurs de réputation, les uns faisaient meilleur poids que les autres :
voilà la querelle. Elle était bien vive ; car on se disait cordialement de part
et d’autre des injures si grossières, on faisait des plaisanteries si amères, que
je n’admirais pas moins la manière de disputer que le sujet de la dispute. Si
quelqu’un, disais-je en moi-même, était assez étourdi pour aller devant un
de ces défenseurs du poète grec attaquer la réputation de quelque honnête
citoyen, il ne serait pas mal relevé ! et je crois que ce zèle si délicat sur la
réputation des morts s’embraserait bien pour défendre celle des vivants !
Mais, quoi qu’il en soit, ajoutais-je, Dieu me garde de m’attirer jamais
l’inimitié des censeurs de ce poète, que le séjour de deux mille ans dans le
tombeau n’a pu garantir d’une haine si implacable ! Ils frappent à présent des
coups en l’air ; mais que serait-ce si leur fureur était animée par la présence
d’un ennemi ?
Ceux dont je viens de te parler disputent en langue vulgaire ; et il faut
les distinguer d’une autre sorte de disputeurs qui se servent d’une langue
barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l’opiniâtreté des
combattants. Il y a des quartiers où l’on voit comme une mêlée noire et
épaisse de ces sortes de gens : ils se nourrissent de distinctions ; ils vivent
de raisonnements obscurs et de fausses conséquences. Ce métier, où l’on
devrait mourir de faim, ne laisse pas de rendre. On a vu une nation entière,
chassée de son pays, traverser les mers pour s’établir en France, n’emportant
avec elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu’un redoutable talent pour
la dispute. Adieu.
De Paris, le dernier la lune de Zilhagé, 1713.
