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Lettres Persanes de Montesquieu

Lettres Persanes de Montesquieu

LETTRE PREMIÈRE Usbek à son ami Rustan À Ispahan

Nous n’avons séjourné qu’un jour à Com ; lorsque nous eûmes fait nos
dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes,
nous nous remîmes en chemin ; et hier, vingt-cinquième jour de notre départ
d’Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.
Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l’envie
de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une
vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse.
Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous n’avons pas
cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière
orientale dut seule nous éclairer.
Mande-moi ce que l’on dit de notre voyage ; ne me flatte point : je ne
compte pas sur un grand nombre d’approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron,
où je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu’en
quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.
De Tauris, le 15 de la lune de Saphar 1711.

LETTRE II Usbek au premier eunuque noir À son sérail d’Ispahan

Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t’ai confié
ce que j’avais dans le monde de plus cher : tu tiens en tes mains les clefs
de ces portes fatales qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles
sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose et jouit d’une sécurité
entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit comme dans le tumulte du
jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu’elle chancelle. Si les
femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre
l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.
Tu leur commandes et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs
volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail ; tu trouves de la
gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et
avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l’esclave de leurs
esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître, comme
moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la
modestie.
Souviens-toi toujours du néant d’où je t’ai fait sortir, lorsque tu étais
le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place et te confier les
délices de mon cœur. Tiens-toi dans un profond abaissement auprès de
celles qui partagent mon amour ; mais fais-leur en même temps sentir
leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être
innocents ; trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique, les danses,
les boissons délicieuses ; persuade-leur de s’assembler souvent. Si elles
veulent aller à la campagne, tu peux les y mener ; mais fais faire main-
basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à
la propreté, qui est l’image de la netteté de l’âme : parle-leur quelquefois
de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant qu’elles embellissent.
Adieu.
De Tauris, le 18 de la lune de Saphar 1711.

LETTRE III
Zachi à Usbek

À Tauris

Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne ;

il te dira qu’aucun accident ne nous est arrivé. Quand il fallut traverser la
rivière et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon la coutume, dans des
boîtes ; deux esclaves nous portèrent sur leurs épaules, et nous échappâmes
à tous les regards.
Comment aurais-je pu vivre, cher Usbek, dans ton sérail d’Ispahan, dans
ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous
les jours mes désirs avec une nouvelle violence ? J’errais d’appartements
en appartements, te cherchant toujours et ne te trouvant jamais, mais
rencontrant partout un cruel souvenir de ma félicité passée. Tantôt je me
voyais en ce lieu où, pour la première fois de ma vie, je te reçus dans
mes bras ; tantôt dans ce lieu où tu décidas cette fameuse querelle entre
tes femmes : chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en
beauté. Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuisé tout ce que
l’imagination peut fournir de parures et d’ornements : tu vis avec plaisir les
miracles de notre art ; tu admiras jusqu’où nous avait emportées l’ardeur
de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces
plus naturelles ; tu détruisis tout notre ouvrage ; il fallut nous dépouiller
de ces ornements qui t’étaient devenus incommodes ; il fallut paraître à ta
vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur ; je ne
pensai qu’à ma gloire. Heureux Usbek ! que de charmes furent étalés à tes
yeux ! Nous te vîmes longtemps errer d’enchantements en enchantements :
ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer : chaque grâce nouvelle
te demandait un tribut : nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes
baisers : tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets : tu
nous fis passer en un instant dans mille situations différentes : toujours
de nouveaux commandements, et une obéissance toujours nouvelle. Je te
l’avoue, Usbek, une passion encore plus vive que l’ambition me fit souhaiter
de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton cœur : tu
me pris, tu me quittas ; tu revins à moi, et je sus te retenir : le triomphe
fut tout pour moi et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous
fussions seuls dans le monde ; tout ce qui nous entourait ne fut plus digne

de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester
témoins de toutes les marques d’amour que je reçus de toi ! Si elles avaient
bien vu mes transports, elles auraient senti la différence qu’il y a de mon
amour au leur ; elles auraient vu que, si elles pouvaient disputer avec moi de
charmes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité…. Mais où suis-je !
où m’emmène ce vain récit ! C’est un malheur de n’être point aimée ; mais
c’est un affront de ne l’être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans
des climats barbares. Quoi ! tu comptes pour rien l’avantage d’être aimé !
Hélas ! tu ne sais pas même ce que tu perds ! Je pousse des soupirs qui ne
sont point entendus ! mes larmes coulent, et tu n’en jouis pas ! il semble que
l’amour respire dans le sérail, et ton insensibilité t’en éloigne sans cesse !
Ah ! mon cher Usbek, si tu savais être heureux !
Du sérail de Fatmé, le 21 de la lune de Maharram 1711.

LETTRE IV
Zéphis à Usbek

À Erzeron

Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force

m’ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert avec tant d’affection, et
dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces. Il ne lui
suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il veut encore qu’elle soit
déshonorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma
confiance ; et parce qu’il s’ennuie derrière la porte où le renvoie toujours,
il ose supposer qu’il a entendu ou vu des choses que je ne sais pas même
imaginer. Je suis bien malheureuse ! ma retraite ni ma vertu ne sauraient me
mettre à l’abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient m’attaquer
jusque dans ton cœur, et il faut que je m’y défende ! Non, j’ai trop de respect
pour moi-même pour descendre jusqu’à des justifications : je ne veux d’autre
garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le mien, et s’il faut
te le dire, cher Usbek, que mes larmes.
Du sérail de Fatmé, le 27 de la lune de Maharram 1711.

LETTRE V
Rustan à Usbek

À Erzeron

Tu es le sujet de toutes les conversations d’Ispahan ; on ne parle que de
ton départ. Les uns l’attribuent à une légèreté d’esprit, les autres à quelque
chagrin : tes amis seuls te défendent, et ils ne persuadent personne. On ne
peut comprendre que tu puisses quitter tes femmes, tes parents, tes amis, ta
patrie, pour aller dans des climats inconnus aux Persans. La mère de Rica
est inconsolable ; elle te demande son fils que tu lui as, dit-elle, enlevé. Pour
moi, mon cher Usbek, je me sens naturellement porté à approuver tout ce
que tu fais : mais je ne saurais te pardonner ton absence, et, quelques raisons
que tu m’en puisses donner, mon cœur ne les goûtera jamais. Adieu. Aime-
moi toujours.
D’Ispahan, le 28 de la lune de Rebiab, 1,1711.

LETTRE VI
Usbek à son ami Nessir

À Ispahan

À une journée d’Erivan, nous quittâmes la Perse pour entrer dans les

terres de l’obéissance des Turcs. Douze jours après, nous arrivâmes à
Erzeron, où nous séjournerons trois ou quatre mois.
Il faut que je te l’avoue, Nessir ; j’ai senti une douleur secrète quand
j’ai perdu la Perse de vue, et que je me suis trouvé au milieu des perfides
Osmanlins. À mesure que j’entrais dans les pays de ces profanes, il me
semblait que je devenais profane moi-même.
Ma patrie, ma famille, mes amis, se sont présentés à mon esprit ; ma
tendresse s’est réveillée ; une certaine inquiétude a achevé de me troubler,
et m’a fait connaître que, pour mon repos, j’avais trop entrepris.
Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes. Je ne puis
penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins.
Ce n’est pas, Nessir, que je les aime ; je me trouve à cet égard dans
une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail
où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour et l’ai détruit par lui-même ; mais de la
froideur même il sort une jalousie secrète qui me dévore. Je vois une troupe
de femmes laissées presque à elles-mêmes ; je n’ai que des âmes lâches
qui m’en répondent. J’aurais peine à être en sûreté si mes esclaves étaient
fidèles : que sera-ce s’ils ne le sont pas ! Quelles tristes nouvelles peuvent
m’en venir dans les pays éloignés que je vais parcourir ! C’est un mal où
mes amis ne peuvent porter de remède ; c’est un lieu dont ils doivent ignorer
les tristes secrets : et qu’y pourraient-ils faire ? N’aimerais-je pas mille fois
mieux une obscure impunité qu’une correction éclatante ? Je dépose en ton
cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir ; c’est la seule consolation qui me
reste dans l’état où je suis.
D’Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab, 2,1711.

LETTRE VII
Fatmé à Usbek

À Erzeron

Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek, et, dans l’abattement où

je suis, je ne puis pas me le persuader encore. Je cours tout le sérail comme si
tu y étais ; je ne suis point désabusée. Que veux-tu que devienne une femme
qui t’aime, qui était accoutumée à te tenir dans ses bras, qui n’était occupée
que du soin de te donner des preuves de sa tendresse, libre par l’avantage de
sa naissance, esclave par la violence de son amour ?
Quand je t’épousai, mes yeux n’avaient pas encore vu le visage d’un
homme : tu es le seul encore dont la vue m’ait été permise ; car je ne mets
pas au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre imperfection
est de n’être point hommes. Quand je compare la beauté de ton visage
avec la difformité du leur, je ne puis m’empêcher de m’estimer heureuse.
Mon imagination ne me fournit point d’idée plus ravissante que les charmes
enchanteurs de ta personne. Je te le jure, Usbek ; quand il me serait permis
de sortir de ce lieu où je suis enfermée par la nécessité de ma condition ;
quand je pourrais me dérober à la garde qui m’environne ; quand il me serait
permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent dans cette capitale des
nations, Usbek, je te le jure, je ne choisirais que toi. Il ne peut y avoir que
toi dans le monde qui mérites d’être aimé.
Ne pense pas que ton absence m’ait fait négliger une beauté qui t’est
chère. Quoique je ne doive être vue de personne, et que les ornements dont
je me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherche cependant à m’entretenir
dans l’habitude de plaire : je ne me couche point que je ne me sois parfumée
des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux où tu
venais dans mes bras ; un songe flatteur qui me séduit me montre ce cher
objet de mon amour ; mon imagination se perd dans ses désirs comme
elle se flatte dans ses espérances. Je pense quelquefois que, dégoûté d’un
pénible voyage, tu vas revenir à nous : la nuit se passe dans des songes qui
n’appartiennent ni à la veille ni au sommeil : je te cherche à mes côtés, et il
me semble que tu me fuis : enfin le feu qui me dévore dissipe lui-même ces
enchantements et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée…
Tu ne le croirais pas, Usbek ; il est impossible de vivre dans cet état ; le feu
coule dans mes veines. Que ne puis-je t’exprimer ce que je sens si bien ! et

comment sens-je si bien ce que je ne puis t’exprimer ? Dans ces moments,
Usbek, je donnerais l’empire du monde pour un seul de tes baisers. Qu’une
femme est malheureuse d’avoir des désirs si violents lorsqu’elle est privée
de celui qui peut seul les satisfaire ; que, livrée à elle-même, n’ayant rien
qui puisse la distraire, il faut qu’elle vive dans l’habitude des soupirs et dans
la fureur d’une passion irritée ; que, bien loin d’être heureuse, elle n’a pas
même l’avantage de servir à la félicité d’un autre ! ornement inutile d’un
sérail ! gardée pour l’honneur et non pas pour le bonheur de son époux !
Vous êtes bien cruels, vous autres hommes ! Vous êtes charmés que nous
ayons des passions que nous ne puissions pas satisfaire : vous nous traitez
comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le
fussions : vous croyez que nos désirs, si longtemps mortifiés, seront irrités
à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer ; il est plus court d’obtenir du
désespoir de nos sens ce que vous n’osez attendre de votre mérite.
Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t’adorer :
mon âme est toute pleine de toi ; et ton absence, bien loin de te faire oublier,
animerait mon amour s’il pouvait devenir plus violent.
Du sérail d’Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab, 1,1711.

LETTRE VIII
Usbek à son ami Rustan

À Ispahan

Ta lettre m’a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m’étais bien douté que

mon départ ferait du bruit ; je ne m’en suis pas mis en peine. Que veux-tu
que je suive ? la prudence de mes ennemis, ou la mienne ?
Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse : je le puis dire, mon cœur ne
s’y corrompit point ; je formai même un grand dessein, j’osai y être vertueux.
Dès que je connus le vice, je m’en éloignai, mais je m’en approchai ensuite
pour le démasquer. Je portai la vérité jusques aux pieds du trône ; j’y parlai
un langage jusqu’alors inconnu ; je déconcertai la flatterie, et j’étonnai en
même temps les adorateurs et l’idole.
Mais quand je vis que ma sincérité m’avait fait des ennemis ; que je
m’étais attiré la jalousie des ministres sans avoir la faveur du prince ; que,
dans une cour corrompue, je ne me soutenais plus que par une faible vertu,
je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les sciences ;
et à force de le feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d’aucunes
affaires, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même
avait ses inconvénients. Je restais exposé à la malice de mes ennemis, et je
m’étais presque ôté les moyens de m’en garantir. Quelques avis secrets me
firent penser à moi sérieusement : je résolus de m’exiler de ma patrie ; et
ma retraite même de la cour m’en fournit un prétexte plausible. J’allai au
roi ; je lui marquai l’envie que j’avais de m’instruire dans les sciences de
l’Occident ; je lui insinuai qu’il pourrait tirer de l’utilité de mes voyages.
Je trouvai grâce devant ses yeux : je partis, et je dérobai une victime à mes
ennemis.
Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan ;
ne me défends que devant ceux qui m’aiment. Laisse à mes ennemis leurs
interprétations malignes ; je suis trop heureux que ce soit le seul mal qu’ils
me puissent faire.
On parle de moi à présent : peut-être ne serai-je que trop oublié, et que
mes amis… Non, Rustan, je ne veux point me livrer à cette triste pensée : je
leur serai toujours cher ; je compte sur leur fidélité comme sur la tienne.
D’Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE IX
Le premier eunuque à Ibbi

À Erzeron

Tu suis ton ancien maître dans ses voyages ; tu parcours les provinces et

les royaumes ; les chagrins ne sauraient faire d’impression sur toi ; chaque
instant te montre des choses nouvelles ; tout ce que tu vois te récrée et te
fait passer le temps sans le sentir.
Il n’en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une affreuse prison,
suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins.
Je gémis accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante
années ; et, dans le cours d’une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un
jour serein et un moment tranquille.
Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses
femmes, et m’eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces,
de me séparer pour jamais de moi-même, las de servir dans les emplois
les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma
fortune. Malheureux que j’étais ! mon esprit préoccupé me faisait voir le
dédommagement, et non pas la perte ; j’espérais que je serais délivré des
atteintes de l’amour par l’impuissance de le satisfaire. Hélas ! on éteignit
en moi l’effet des passions, sans en éteindre la cause ; et, bien loin d’en
être soulagé, je me trouvai environné d’objets qui les irritaient sans cesse.
J’entrai dans le sérail, où tout m’inspirait le regret de ce que j’avais perdu ;
je me sentais animé à chaque instant ; mille grâces naturelles semblaient ne
se découvrir à ma vue que pour me désoler : pour comble de malheur, j’avais
toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je
n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais
déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux
désespoir dans l’âme.
Voilà comme j’ai passé ma misérable jeunesse. Je n’avais de confident
que moi-même : chargé d’ennuis et de chagrins, il me les fallait dévorer. Et
ces mêmes femmes que j’étais tenté de regarder avec des yeux si tendres,
je ne les envisageais qu’avec des regards sévères : j’étais perdu si elles
m’avaient pénétré : quel avantage n’en auraient-elles pas pris !
Je me souviens qu’un jour que je mettais une femme dans le bain, je me
sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j’osai porter

ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première réflexion, que ce jour
était le dernier de mes jours ; je fus pourtant assez heureux pour échapper à
mille morts : mais la beauté que j’avais faite confidente de ma faiblesse me
vendit bien cher son silence : je perdis entièrement mon autorité sur elle ; et
elle m’a obligé depuis à des condescendances qui m’ont exposé mille fois
à perdre la vie.
Enfin les feux de la jeunesse ont passé ; je suis vieux, et je me trouve à
cet égard dans un état tranquille. Je regarde les femmes avec indifférence, et
je leur rends bien tous leurs mépris et tous les tourments qu’elles m’ont fait
souffrir. Je me souviens toujours que j’étais né pour les commander ; et il
me semble que je redeviens homme dans les occasions où je leur commande
encore. Je les hais depuis que je les envisage de sang froid, et que ma raison
me laisse voir toutes leurs faiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le
plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète : quand je les prive de tout,
il me semble que c’est pour moi, et il m’en revient toujours une satisfaction
indirecte : je me trouve dans le sérail comme dans un petit empire ; et mon
ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu. Je vois avec
plaisir que tout roule sur moi, et qu’à tous les instants je suis nécessaire :
je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes, qui m’affermit
dans le poste où je suis. Aussi n’ont-elles pas affaire à un ingrat ; elles me
trouvent au devant de tous leurs plaisirs les plus innocents : je me présente
toujours à elles comme une barrière inébranlable : elles forment des projets,
et je les arrête soudain : je m’arme de refus ; je me hérisse de scrupules ;
je n’ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de vertu, de pudeur,
de modestie. Je les désespère en leur parlant sans cesse de la faiblesse de
leur sexe et de l’autorité du maître : je me plains ensuite d’être obligé à tant
de sévérité, et je semble vouloir leur faire entendre que je n’ai d’autre motif
que leur propre intérêt, et un grand attachement pour elles.
Ce n’est pas qu’à mon tour je n’aie un nombre infini de désagréments, et
que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir sur ceux
que je leur donne. Elles ont des revers terribles. Il y a entre nous comme
un flux et un reflux d’empire et de soumission : elles font toujours tomber
sur moi les emplois les plus humiliants : elles affectent un mépris qui n’a
point d’exemple ; et, sans égard pour ma vieillesse, elles me font lever la nuit
dix fois pour la moindre bagatelle : je suis accablé sans cesse d’ordres, de
commandements, d’emplois, de caprices : il semble qu’elles se relaient pour
m’exercer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me
faire redoubler de soins ; elles me font faire de fausses confidences : tantôt
on vient me dire qu’il a paru un jeune homme autour de ces murs ; une autre
fois, qu’on a entendu du bruit, ou bien qu’on doit rendre une lettre. Tout ceci
me trouble ; et elles rient de ce trouble, elles sont charmées de me voir ainsi

me tourmenter moi-même. Une autre fois elles m’attachent derrière leur
porte, et m’y enchaînent nuit et jour. Elles savent bien feindre des maladies,
des défaillances, des frayeurs : elles ne manquent pas de prétextes pour me
mener au point où elles veulent. Il faut dans ces occasions une obéissance
aveugle et une complaisance sans bornes : un refus dans la bouche d’un
homme comme moi serait une chose inouïe ; et si je balançais à leur obéir,
elles seraient endroit de me châtier. J’aimerais autant perdre la vie, mon cher
Ibbi, que de descendre à cette humiliation.
Ce n’est pas tout : je ne suis jamais sûr d’être un instant dans la faveur
de mon maître : j’ai autant d’ennemis dans son cœur qui ne songent qu’à
me perdre : elles ont des quarts d’heure où je ne suis point écouté, des
quarts d’heure où l’on ne refuse rien, des quarts d’heure où j’ai toujours
tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu que
l’on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort ? J’ai tout à
craindre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassements et de leurs
plaisirs même : elles sont dans le lieu de leurs triomphes : leurs charmes
me deviennent terribles ; les services présents effacent dans un moment tous
mes services passés ; rien ne peut me répondre d’un maître qui n’est plus
à lui-même.
Combien de fois m’est-il arrivé de me coucher dans la faveur et de me
lever dans la disgrâce ! Le jour que je fus fouetté si indignement autour du
sérail, qu’avais-je fait ? Je laissai une femme dans les bras de mon maître ;
dès qu’elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes ; elle se plaignit,
et ménagea si bien ses plaintes qu’elles augmentaient à mesure de l’amour
qu’elle faisait naître. Comment aurais-je pu me soutenir dans un moment si
critique ? Je fus perdu lorsque je m’y attendais le moins ; je fus la victime
d’une négociation amoureuse, et d’un traité que les soupirs avaient fait.
Voilà, cher Ibbi, l’état cruel dans lequel j’ai toujours vécu.
Que tu es heureux ! tes soins se bornent uniquement à la personne
d’Usbek ; il t’est facile de lui plaire et de te maintenir dans sa faveur jusqu’au
dernier de tes jours.
Du sérail d’Ispahan, le dernier de la lune de Saphar 1711.

LETTRE X
Mirza à son ami Usbek

À Erzeron

Tu étais le seul qui pût me dédommager de l’absence de Rica, et il

n’y avait que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu nous manques,
Usbek ; tu étais l’âme de notre société. Qu’il faut de violence pour rompre
les engagements que le cœur et l’esprit ont formés !
Nous disputons ici beaucoup : nos disputes roulent ordinairement sur la
morale. Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs
et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t’ai souvent ouï
dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une
qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce
que tu veux dire.
J’ai parlé à des mollaks, qui me désespèrent avec leurs passages de
l’Alcoran ; car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme,
comme citoyen, comme père de famille. Adieu.
D’Ispahan, le dernier de la lune de Saphar, 1711.

LETTRE XI
Usbek à Mirza

À Ispahan

Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne : tu descends jusqu’à me

consulter ; tu me crois capable de t’instruire. Mon cher Mirza, il y a une
chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de
moi ; c’est ton amitié qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me prescris, je n’ai pas cru devoir employer
des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vérités qu’il ne suffit
pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir : telles sont les vérités
de morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une
philosophie subtile.
Il y avait en Arabie un petit peuple appelé Troglodyte, qui descendait de
ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient
plus à des bêtes qu’à des hommes. Ceux-ci n’étaient point si contrefaits, ils
n’étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient deux
yeux ; mais ils étaient si méchants et si féroces qu’il n’y avait parmi eux
aucun principe d’équité ni de justice.
Ils avaient un roi d’une origine étrangère, qui, voulant corriger la
méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement : mais ils conjurèrent
contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.
Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement ;
et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les
eurent-ils élus qu’ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent
encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel
sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiraient plus à personne,
que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des
autres.
Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils
disaient : Qu’ai-je affaire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je
ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi ; je vivrai heureux : que
m’importe que les autres le soient Je me procurerai tous mes besoins ; et,
pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes
soient misérables.

On était dans le mois où l’on ensemence les terres ; chacun dit : Je ne

labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour
me nourrir ; une plus grande quantité me serait inutile : je ne prendrai point
de la peine pour rien.
Les terres de ce petit royaume n’étaient pas de même nature : il y en avait
d’arides et de montagneuses ; et d’autres qui, dans un terrain bas, étaient
arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très grande ;
de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent
absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles :
ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté
des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.
L’année d’ensuite fut très pluvieuse ; les lieux élevés se trouvèrent d’une
fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du
peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des
gens aussi durs qu’ils l’avaient été eux-mêmes.
Un des principaux habitants avait une femme fort belle ; son voisin en
devint amoureux et l’enleva : il s’émut une grande querelle ; et après bien
des injures et des coups, ils convinrent de s’en remettre à la décision d’un
Troglodyte qui pendant que la république subsistait avait eu quelque crédit.
Ils allèrent à lui et voulurent lui dire leurs raisons. Que m’importe, dit cet
homme, que cette femme soit à vous, ou à vous ? j’ai mon champ à labourer ;
je n’irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différents, et à
travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes. Je vous prie de
me laisser en repos et de ne m’importuner plus de vos querelles. Là-dessus
il les quitta, et s’en alla travailler sa terre. Le ravisseur, qui était le plus fort,
jura qu’il mourrait plutôt que de rendre cette femme ; et l’autre, pénétré de
l’injustice de son voisin et de la dureté du juge, s’en retournait désespéré,
lorsqu’il trouva dans son chemin une femme jeune et belle qui revenait de
la fontaine. Il n’avait plus de femme ; celle-là lui plut : elle lui plut bien
davantage lorsqu’il apprit que c’était la femme de celui qu’il avait voulu
prendre pour juge et qui avait été si peu sensible à son malheur. Il l’enleva,
et l’emmena dans sa maison.
Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile qu’il cultivait
avec grand soin : deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de
sa maison, occupèrent son champ : ils firent entre eux une union pour se
défendre contre tous ceux qui voudraient l’usurper ; et effectivement ils
se soutinrent par là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de
partager ce qu’il pouvait avoir tout seul, tua l’autre, et devint seul maître
du champ. Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent
l’attaquer ; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre ; il

en demanda le prix. Le marchand dit en lui-même : Naturellement je ne
devrais espérer de ma laine qu’autant d’argent qu’il en faut pour acheter deux
mesures de blé, mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d’avoir
huit mesures. Il fallut en passer par là et payer le prix demandé. Je suis
bien aise, dit le marchand ; j’aurai du blé à présent. Que dites-vous ? reprit
l’acheteur : vous avez besoin de blé ? j’en ai à vendre : il n’y a que le prix
qui vous étonnera peut-être, car vous saurez que le blé est extrêmement cher
et que la famine règne presque partout ; mais rendez-moi mon argent, et je
vous donnerai une mesure de blé, car je ne veux pas m’en défaire autrement,
dussiez-vous crever de faim.
Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile
y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos qu’il guérit tous
ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez
tous ceux qu’il avait traités demander son salaire ; mais il ne trouva que
des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d’un
si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie faisait
sentir de nouveau, et affligeait plus jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui
cette fois, et n’attendirent pas qu’il vînt chez eux. Allez, leur dit-il, hommes
injustes, vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous
voulez guérir ; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la terre, parce
que vous n’avez point d’humanité, et que les règles de l’équité vous sont
inconnues : je croirais offenser les dieux qui vous punissent, si je m’opposais
à la justice de leur colère.
D’Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi, 1711.

LETTRE XII
Usbek à Mirza

À Ispahan

Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur

méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De
tant de familles il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la
nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient
de humanité, ils connaissaient la justice, ils aimaient la vertu ; autant liés
par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils
voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c’était
le motif d’une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune
pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différents que ceux qu’une douce
et tendre amitié faisait naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté,
séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une
vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d’elle-même, cultivée
par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes et ils en étaient tendrement chéris. Toute
leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient
sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les
yeux cet exemple si triste : ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des
particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en
séparer c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive
nous coûter, qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et
que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des
enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux
s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours
la même ; et la vertu, bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée
au contraire par un plus grand nombre d’exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si
juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître,
il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la
nature y avait laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées
de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses et par les

accords d’une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins où la joie
ne régnait pas moins que la frugalité. C’était dans ces assemblées que parlait
la nature naïve ; c’est là qu’on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ;
c’est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais
bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c’est là que les tendres
mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux. Ce n’était pas les
richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des
heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes :
ils n’étaient aux pieds des autels que pour demander la santé de leurs pères,
l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance
de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur
cœur, et ne leur demandaient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un
Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies et que les bœufs
fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient ; et, dans un repas
frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs
malheurs ; la vertu renaissant avec un nouveau peuple, et sa félicité :
ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes
aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne
les craignent pas : ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre
et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils
s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient
jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans
ce pays heureux la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents, où
celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se
regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque toujours
confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement c’était de les
partager.
D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XIII
Usbek à Mirza

Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d’eux disait

un jour : Mon père doit demain labourer son champ : je me lèverai deux
heures avant lui ; et quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré.
Un autre disait en lui-même : Il me semble que ma sœur a du goût pour
un jeune Troglodyte de nos parents ; il faut que je parle à mon père, et que
je le détermine à faire ce mariage.
On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau : J’en
suis bien fâché, dit-il, car il y avait une génisse toute blanche que je voulais
offrir aux dieux.
On entendait dire à un autre : Il faut que j’aille au temple remercier les
dieux, car mon frère que mon père aime tant et que je chéris si fort a recouvré
la santé ;
Ou bien : Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le
cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil ; il faut que j’aille
y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois
se reposer sous leur ombre.
Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard parla
d’un jeune homme qu’il soupçonnait avoir commis une mauvaise action,
et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu’il ait commis ce crime,
dirent les jeunes Troglodytes, mais, s’il l’a fait, puisse-t-il mourir le dernier
de sa famille !
On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison et
avaient tout emporté. S’ils n’étaient pas injustes, répondit-il, je souhaiterais
que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu’à moi.
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie : les peuples voisins
s’assemblèrent, et, sous un vain prétexte, ils résolurent d’enlever leurs
troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent
au-devant d’eux des ambassadeurs qui leur parlèrent ainsi :
Que vous ont fait les Troglodytes ? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé
vos bestiaux, ravagé vos campagnes ? non ; nous sommes justes, et nous
craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous ? Voulez-vous de la
laine pour vous faire des habits ? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou
des fruits de nos terres ? Mettez bas les armes, venez au milieu de nous,
et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons par ce qu’il y a de

plus sacré que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous
regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme
des bêtes farouches.
Ces paroles furent renvoyées avec mépris. Ces peuples sauvages
entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu’ils ne croyaient défendus
que par leur innocence. Mais ils étaient bien disposés à la défense ; ils avaient
mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux. Ils furent étonnés de
l’injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle
s’était emparée de leur cœur : l’un voulait mourir pour son père, un autre
pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis,
tous pour le peuple troglodyte : la place de celui qui expirait était d’abord
prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort
particulière à venger.
Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu. Ces peuples lâches qui ne
cherchaient que le butin n’eurent pas honte de fuir, et ils cédèrent à la vertu
des Troglodytes, même sans en être touchés.
D’Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XIV
Usbek à Mirza

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il

était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu’il fallait déférer la
couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un
vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu
se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré
de tristesse.
Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait
fait de lui : À Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que
l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi !
Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien
que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en
naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. À ces
mots il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour ! disait-
il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s’écria d’une voix sévère : Je vois
bien ce que c’est, Ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans
l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux
malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans
le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur ; vous
aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois moins rigides que
vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition,
acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que
vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la
vertu. Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que
prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque
chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce
que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul
penchant de la nature ? Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang
est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux ; pourquoi
voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous
ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?
D’Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XV
Le premier eunuque à
Jaron, eunuque noir

À Erzeron

Je prie le ciel qu’il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous les
dangers. Quoique je n’aie guère jamais connu cet engagement qu’on appelle
amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m’as
cependant fait sentir que j’avais encore un cœur ; et, pendant que j’étais de
bronze pour tous ces esclaves qui vivaient sous mes lois, je voyais croître
ton enfance avec plaisir.
Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s’en fallait bien que
la nature eût encore parlé lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai
point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu’à moi.
J’apaisai tes pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance,
et sortir d’une servitude où tu devais toujours obéir, pour entrer dans une
servitude où tu devais commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité,
toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu m’étais
cher. Tu me l’étais pourtant ; et je te dirai que je t’aimais comme un père aime
son fils, si ces noms de père et de fils pouvaient convenir à notre destinée.
Tu vas courir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est
impossible que tu n’y contractes bien des souillures. Comment le prophète
pourrait-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je
voudrais que mon maître fît à son retour le pèlerinage de la Mecque : vous
vous purifieriez tous dans la terre des anges.
Du sérail d’Ispahan, le 10 de la lune Gemmadi, 1711.

LETTRE XVI

Usbek au mollak Mehemet Ali,
gardien des trois tombeaux

À Com

Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, divin mollak ? tu es bien plus fait pour

le séjour des étoiles. Tu te caches sans doute de peur d’obscurcir le soleil :
tu n’as point de taches comme cet astre, mais, comme lui, tu te couvres de
nuages.
Ta science est un abîme plus profond que l’Océan : ton esprit est plus
perçant que Zufagar, cette épée d’Hali qui avait deux pointes : tu sais ce qui
se passe dans les neuf chœurs des puissances célestes : tu lis l’Alcoran sur
la poitrine de notre divin prophète, et, lorsque tu trouves quelque passage
obscur, un ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides et descend du trône
pour t’en révéler le secret.
Je pourrais, par ton moyen, avoir avec les séraphins une intime
correspondance ; car enfin, treizième iman, n’es-tu pas le centre où le
ciel et la terre aboutissent, et le point de communication entre l’abîme et
l’empyrée ?
Je suis au milieu d’un peuple profane : permets que je me purifie avec
toi : souffre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu habites :
distingue-moi des méchants, comme on distingue au lever de l’aurore le filet
blanc d’avec le filet noir : aide-moi de tes conseils : prends soin de mon
âme ; enivre-la de l’esprit des prophètes ; nourris-la de la science du paradis,
et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse tes lettres sacrées à
Erzeron, où je resterai quelques mois.
D’Erzeron, le 11 de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XVII

Usbek au mollak Mehemet Ali

Je ne puis, divin mollak, calmer mon impatience ; je ne saurais attendre

ta sublime réponse. J’ai des doutes, il faut les fixer : je sens que ma raison
s’égare ; ramène-la dans le droit chemin ; viens m’éclairer, source de
lumière ; foudroie avec ta plume divine les difficultés que je vais te proposer ;
fais-moi pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais te faire.
D’où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau et de
toutes les viandes qu’il appelle immondes ? D’où vient qu’il nous défend
de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il nous ordonne
de nous laver sans cesse le corps. Il me semble que les choses ne sont
en elles-mêmes ni pures ni impures ; je ne puis concevoir aucune qualité
inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La boue ne nous paraît sale
que parce qu’elle blesse notre vue ou quelque autre de nos sens, mais en
elle-même elle ne l’est pas plus que l’or et les diamants. L’idée de souillure
contractée par l’attouchement d’un cadavre ne nous est venue que d’une
certaine répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui
ne se lavent point ne blessaient ni l’odorat, ni la vue, comment aurait-on pu
s’imaginer qu’ils fussent impurs ?
Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté ou de
l’impureté des choses. Mais comme les objets n’affectent point les hommes
de la même manière, que ce qui donne une sensation agréable aux uns en
produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le témoignage des sens ne
peut servir ici de règle, à moins qu’on ne dise que chacun peut à sa fantaisie
décider de ce point, et distinguer pour ce qui le concerne les choses pures
d’avec celles qui ne le sont pas.
Mais cela même, sacré mollak, ne renverserait-il pas les distinctions
établies par notre divin prophète et les points fondamentaux de la loi qui a
été écrite de la main des anges ?
D’Erzeron, de la lune de Gemmadi, 2,1711.

LETTRE XVIII
Mehemet Ali, serviteur
des prophètes, à Usbek

À Erzeron

Vous me faites toujours des questions qu’on a faites mille fois à notre
saint prophète. Que ne lisez-vous les traditions des docteurs ? Que n’allez-
vous à cette source pure de toute intelligence ? vous trouveriez tous vos
doutes résolus.
Malheureux ! qui, toujours embarrassés des choses de la terre, n’avez
jamais regardé d’un œil fixe celles du ciel, et qui révérez la condition des
mollaks sans oser ni l’embrasser ni la suivre !
Profanes ! qui n’entrez jamais dans les secrets de l’Éternel, vos lumières
ressemblent aux ténèbres de l’abîme, et les raisonnements de votre esprit
sont comme la poussière que vos pieds font élever lorsque le soleil est dans
son midi, dans le mois ardent de Chahban.
Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre
des immaums. Votre vaine philosophie est cet éclair qui annonce l’orage et
l’obscurité : vous êtes au milieu de la tempête, et vous errez au gré des vents.
Il est bien facile de répondre à votre difficulté ; il ne faut pour cela que
vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint prophète, lorsque, tenté
par les chrétiens, éprouvé par les Juifs, il confondit également les uns et les
autres.
Le juif Abdias Ibesalon lui demanda pourquoi Dieu avait défendu de
manger de la chair de pourceau. Ce n’est pas sans raison, répondit Mahomet ;
c’est un animal immonde, et je vais vous en convaincre. Il fit sur sa main,
avec de la boue, la figure d’un homme ; il la jeta à terre, et lui cria :
Levez-vous. Sur-le-champ un homme se leva, et dit : Je suis Japhet, fils de
Noé. Avais-tu les cheveux aussi blancs quand tu es mort ? lui dit le saint
prophète. Non, répondit-il : mais, quand tu m’as réveillé, j’ai cru que le jour
du jugement était venu, et j’ai eu une si grande frayeur que mes cheveux ont
blanchi tout à coup.
Or çà, raconte-moi, lui dit l’envoyé de Dieu, toute l’histoire de l’arche de
Noé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce qui s’était passé les premiers
mois ; après quoi il parla ainsi :

Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l’arche ; ce

qui la fit si fort pencher que nous en eûmes une peur mortelle, surtout nos
femmes, qui se lamentaient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au
conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l’éléphant, et de lui faire tourner
la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d’ordures qu’il en
naquit un cochon. Croyez-vous, Usbek, que depuis ce temps-là nous nous en
soyons abstenus, et que nous l’ayons regardé comme un animal immonde ?
Mais comme le cochon remuait tous les jours ces ordures, il s’éleva une
telle puanteur dans l’arche qu’il ne put lui-même s’empêcher d’éternuer ;
et il sortit de son nez un rat qui allait rongeant tout ce qu’il trouvait devant
lui ; ce qui devint si insupportable à Noé qu’il crut qu’il était à propos de
consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner au lion un grand coup sur le
front, qui éternua aussi, et fit sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces
animaux soient encore immondes ? Que vous en semble ?
Quand donc vous n’apercevez pas la raison de l’impureté de certaines
choses, c’est que vous en ignorez beaucoup d’autres, et que vous n’avez pas
la connaissance de ce qui s’est passé entre Dieu, les anges et les hommes.
Vous ne savez pas l’histoire de l’éternité, vous n’avez point lu les livres qui
sont écrits au ciel ; ce qui vous en a été révélé n’est qu’une petite partie de la
bibliothèque divine ; et ceux qui, comme nous, en approchent de plus près
tandis qu’ils sont en cette vie, sont encore dans l’obscurité et les ténèbres.
Adieu. Mahomet soit dans votre cœur !
De Com, le dernier de la lune de Chahban, 1711.

LETTRE XIX
Usbek à son ami Rustan

À Ispahan

Nous n’avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de

marche, nous sommes arrivés à Smyrne.
De Tocat à Smyrne on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu’on la
nomme. J’ai vu avec étonnement la faiblesse de l’empire des Osmanlins. Ce
corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des
remèdes violents qui l’épuisent et le minent sans cesse.
Les bachas, qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent
ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête.
Une milice insolente n’est soumise qu’à ses caprices. Les places sont
démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées, la culture des terres
et le commerce entièrement abandonnés.
L’impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui
cultivent les terres, les Juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille
violences.
La propriété des terres est incertaine, et par conséquent l’ardeur de les
faire valoir ralentie : il n’y a ni titre ni possession qui vaille contre le caprice
de ceux qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts qu’ils ont négligé jusqu’à
l’art militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les jours,
ils restent dans leur ancienne ignorance, et ils ne s’avisent de prendre leurs
nouvelles inventions qu’après qu’elles s’en sont servies mille fois contre
eux.
Ils n’ont aucune expérience sur la mer, point d’habileté dans la
manœuvre. On dit qu’une poignée de chrétiens sortis d’un rocher font suer
les Ottomans et fatiguent leur empire.
Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les
Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient
faire grâce à ces étrangers de permettre qu’ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j’ai traversée, je n’ai trouvé
que Smyrne qu’on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce
sont les Européens qui la rendent telle ; et il ne tient pas aux Turcs qu’elle
ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles,

sera le théâtre des triomphes quelque conquérant.
De Smyrne, le 2 de la lune de Rahmazan, 1711.

LETTRE XX
Usbek à Zachi, sa femme

Au sérail d’Ispahan

Vous m’avez offensé, Zachi ; et je sens dans mon cœur des mouvements
que vous devriez craindre si mon éloignement ne vous laissait le temps de
changer de conduite et d’apaiser la violente jalousie dont je suis tourmenté.
J’apprends qu’on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui
payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous
oubliée jusqu’à ne pas sentir qu’il ne vous est pas permis de recevoir dans
votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés
à vous servir ? Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas des
hommes, et que votre vertu vous met au-dessus des pensées que pourrait
faire naître en vous une ressemblance imparfaite, cela ne suffit ni pour vous
ni pour moi : pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du
sérail vous défendent ; pour moi, en ce que vous m’ôtez l’honneur en vous
exposant à des regards ; que dis-je, à des regards ! peut-être aux entreprises
d’un perfide, qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses
regrets et le désespoir de son impuissance.
Vous me direz peut-être que vous m’avez été toujours fidèle. Eh !
pouviez-vous ne l’être pas ? Comment auriez-vous trompé la vigilance des
eunuques noirs qui sont si surpris de la vie que vous menez ? Comment
auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous tiennent enfermée ?
Vous vous vantez d’une vertu qui n’est pas libre ; et peut-être que vos désirs
impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous
vantez tant.
Je veux que vous n’ayez point fait tout ce que j’ai lieu de soupçonner ;
que ce perfide n’ait point porté sur vous ses mains sacrilèges ; que vous
ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître ; que, couverte
de vos habits, vous ayez laissé cette faible barrière entre lui et vous ; que,
frappé lui-même d’un saint respect, il ait baissé les yeux ; que, manquant à
sa hardiesse, il ait tremblé sur les châtiments qu’il se prépare. Quand tout
cela serait vrai, il ne l’est pas moins que vous avez fait une chose qui est
contre votre devoir. Et si vous l’avez violé gratuitement sans remplir vos
inclinations déréglées, qu’eussiez-vous fait pour les satisfaire ? Que feriez-
vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une

dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre
les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe perd sa faiblesse, et se
trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature ? Que feriez-
vous si, laissée à vous-même, vous n’aviez pour vous défendre que votre
amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez
si indignement trahi ? Que les mœurs du pays où vous vivez sont saintes, qui
vous arrachent aux attentats des plus vils esclaves ! Vous devez me rendre
grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n’est que par là que vous
méritez encore de vivre.
Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu’il a toujours les
yeux sur votre conduite, et qu’il vous donne ses sages conseils. Sa laideur,
dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine ; comme si,
dans ces sortes de postes, on mettait de plus beaux objets. Ce qui vous afflige
est de n’avoir pas à sa place l’eunuque blanc qui vous déshonore.
Mais que vous a fait votre première esclave ? Elle vous a dit que
les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étaient contre la
bienséance : voilà la raison de votre haine.
Je devrais être, Zachi, un juge sévère, je ne suis qu’un époux qui cherche à
vous trouver innocente. L’amour que j’ai pour Roxane, ma nouvelle épouse,
m’a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n’êtes pas moins
belle. Je partage mon amour entre vous deux ; et Roxane n’a d’autre avantage
que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.
De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXI
Usbek au premier
eunuque blanc

Vous devez trembler à l’ouverture de cette lettre, ou plutôt vous le

deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir. Vous qui, dans une
vieillesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever les yeux sur les
redoutables objets de mon amour, vous à qui il n’est jamais permis de mettre
un pied sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards,
vous souffrez que ceux dont la conduite vous est confiée aient fait ce que
vous n’auriez pas la témérité de faire ; et vous n’apercevez pas la foudre
toute prête à tomber sur eux et sur vous !
Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie,
qui n’existez qu’autant que vous savez obéir ; qui n’êtes dans le monde
que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès que je l’ordonne, qui ne
respirez qu’autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont
besoin de votre bassesse ; et enfin qui ne pouvez avoir d’autre partage que
la soumission, d’autre âme que mes volontés, d’autre espérance que ma
félicité ?
Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les
lois austères du devoir ; que la présence continuelle d’un eunuque noir les
ennuie ; qu’elles sont fatiguées de ces objets affreux qui leur sont donnés
pour les ramener à leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à
ce désordre, vous serez puni d’une manière à faire trembler tous ceux qui
abusent de ma confiance.
Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Hali, le plus grand de tous,
que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle
des insectes que je trouve sous mes pieds.
De Smyrne le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXII
Jaron au premier eunuque

À mesure qu’Usbek s’éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes

sacrées ; il soupire, il verse des larmes ; sa douleur s’aigrit, ses soupçons se
fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer
avec tous les noirs qui l’accompagnent. Il ne craint plus pour lui ; il craint
pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui-même.
Je vais donc vivre sous tes lois et partager tes soins. Grand dieu ! qu’il
faut de choses pour rendre un seul homme heureux !
La nature semblait avoir mis les femmes dans la dépendance, et les en
avoir retirées : le désordre naissait entre les deux sexes, parce que leurs
droits étaient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan d’une nouvelle
harmonie : nous avons mis entre les femmes et nous la haine, et entre les
hommes et les femmes l’amour.
Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres.
La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l’esprit inquiet. Je
n’attendrai point les rides de la vieillesse pour en montrer les chagrins.
J’aurais eu du plaisir à suivre mon maître dans l’occident ; mais ma
volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes ; je les garderai avec
fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe, qui, quand on ne
lui permet pas d’être vain, commence à devenir superbe, et qu’il est moins
aisé d’humilier que d’anéantir. Je tombe sous tes regards.
De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXIII
Usbek à son ami Ibben

À Smyrne

Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de navigation. C’est

une ville nouvelle ; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane,
qui ont fait d’un village marécageux la ville d’Italie la plus florissante.
Les femmes y jouissent d’une grande liberté ; elles peuvent voir les
hommes à travers certaines fenêtres qu’on nomme jalousies ; elles peuvent
sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les accompagnent ; elles n’ont
qu’un voile. Leurs beaux-frères, leurs oncles, leurs neveux, peuvent les voir
sans que le mari s’en formalise presque jamais.
C’est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première
fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d’abord
tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales
coutumes : il y a, jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de
singulier que je sens et que je ne sais pas dire.
Nous partirons demain pour Marseille : notre séjour n’y sera pas long. Le
dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris, qui est
le siège de l’empire d’Europe. Les voyageurs cherchent toujours les grandes
villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers. Adieu.
Sois persuadé que je t’aimerai toujours.
De Livourne, le 12 de la lune de Saphar, 1712.

LETTRE XXIV
Rica à Ibben

À Smyrne

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un

mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on
ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses
nécessaires qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu’Ispahan : les maisons y sont si hautes qu’on
jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien
qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres,
est extrêmement peuplée, et que, quand tout le monde est descendu dans la
rue, il s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas, peut-être ; depuis un mois que je suis ici je n’y
ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent
mieux parti de leur machine que les Français : ils courent, ils volent. Les
voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en
syncope. Pour moi qui ne suis point fait à ce train et qui vais souvent à pied
sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien ; car, encore
passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête, mais je ne puis
pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement.
Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ;
et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier
m’avait pris ; et je n’ai pas fait cent pas que je suis plus brisé que si j’avais
fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et
des coutumes européennes ; je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je
n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de
mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses
que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que
les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant
d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de
l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses
flottes équipées.

D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit

même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million
d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur
persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile
à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête
qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus.
Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux
en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits !
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t’étonner. Il y a un autre magicien
plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même
de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire
que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que
le vin qu’on boit n’est pas du vin ; et mille autres choses de cette espèce.
Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude
de croire, il lui donne de temps en temps pour l’exercer de certains articles
de croyance. Il y a deux ans qu’il lui envoya un grand écrit qu’il appela
constitution, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets
de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se
soumit aussitôt et donna l’exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d’entre
eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était
dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette
révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette
constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été
apporté du ciel : c’est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de
l’outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution : elles ont mis
les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de
privilège. On doit pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal ; et, par
le grand Hali ! il faut qu’il ait été instruit des principes de notre sainte loi ;
car, puisque les femmes sont d’une création inférieure à la nôtre, et que nos
prophètes nous disent qu’elles n’entreront point dans le paradis, pourquoi
faut-il qu’elles se mêlent de lire un livre qui n’est fait que pour apprendre
le chemin du paradis ?
J’ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige ; et je ne doute
pas que tu ne balances à les croire.
On dit que pendant qu’il faisait la guerre à ses voisins qui s’étaient
tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable
d’ennemis invisibles qui l’entouraient : on ajoute qu’il les a cherchés
pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains
dervis qui ont sa confiance, il n’en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui ;
ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux ; et
cependant on dit qu’il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On

dirait qu’ils existent en général, et qu’ils ne sont plus rien en particulier :
c’est un corps, mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce
prince de n’avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu’il a vaincus,
puisqu’il lui en donne d’invisibles et dont le génie et le destin sont au-dessus
du sien.
Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du
caractère et du génie persan. C’est bien la même terre qui nous porte tous
deux ; mais les hommes du pays où je vis et ceux du pays où tu es, sont des
hommes bien différents.
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2,1712.

LETTRE XXV
Usbek à Ibben

À Smyrne

J’ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi : il me mande qu’il quitte Smyrne
dans le dessein de voir l’Italie ; que l’unique but de son voyage est de
s’instruire, et de se rendre par là plus digne de toi. Je te félicite d’avoir un
neveu qui sera quelque jour la consolation de ta vieillesse.
Rica t’écrit une longue lettre : il m’a dit qu’il te parlait beaucoup de ce
pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu’il saisit tout avec promptitude : pour
moi qui pense plus lentement, je ne suis en état de te rien dire.
Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres : nous ne pouvons
assez parler du bon accueil que tu nous as fait à Smyrne, et des services
que ton amitié nous rend tous les jours. Puisses-tu, généreux Ibben, trouver
partout des amis aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous !
Puissé-je te revoir bientôt, et retrouver avec toi ces jours heureux qui
coulent si doucement entre deux amis. Adieu.
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2,1712.

LETTRE XXVI
Usbek à Roxane

Au sérail d’Ispahan

Que vous êtes heureuse, Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et

non pas dans ces climats empoisonnés où l’on ne connaît ni la pudeur ni la
vertu ! Que vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon sérail comme dans
le séjour de l’innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains :
vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir :
jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs : votre beau-père
même, dans la liberté des festins, n’a jamais vu votre belle bouche ; vous
n’avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour la couvrir.
Heureuse Roxane ! quand vous avez été à la campagne, vous avez toujours
eu des eunuques qui ont marché devant vous pour donner la mort à tous
les téméraires qui n’ont pas fui votre vue. Moi-même, à qui le ciel vous a
donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n’ai-je pas eue pour me rendre
maître de ce trésor que vous défendiez avec tant de constance ! Quel chagrin
pour moi dans les premiers jours de notre mariage de ne pas vous voir ! et
quelle impatience quand je vous eus vue ! Vous ne la satisfaisiez pourtant
pas ; vous l’irritiez au contraire par les refus obstinés d’une pudeur alarmée :
vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans
cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis parmi vos esclaves,
qui me trahirent et vous dérobèrent à mes recherches ? Vous souvient-il de
cet autre où, voyant vos larmes impuissantes, vous employâtes l’autorité
de votre mère pour arrêter les fureurs de mon amour ? Vous souvient-il,
lorsque toutes les ressources vous manquèrent, de celles que vous trouvâtes
dans votre courage ? vous prîtes un poignard et menaçâtes d’immoler un
époux qui vous aimait, s’il continuait à exiger de vous ce que vous chérissiez
plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de
l’amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules : vous
ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue : vous défendîtes jusqu’à
la dernière extrémité une virginité mourante : vous me regardâtes comme un
ennemi qui vous avait fait un outrage, non pas comme un époux qui vous
avait aimée : vous fûtes plus de trois mois que vous n’osiez me regarder sans
rougir : votre air confus semblait me reprocher l’avantage que j’avais pris.
Je n’avais pas même une possession tranquille ; vous me dérobiez tout ce

que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces ; et j’étais enivré des plus
grandes faveurs sans avoir obtenu les moindres.
Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n’auriez pas été si troublée.
Les femmes y ont perdu toute retenue : elles se présentent devant les hommes
à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite ; elles
les cherchent de leurs regards ; elles les voient dans les mosquées, les
promenades, chez elles-mêmes ; l’usage de se faire servir par des eunuques
leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable
pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale à laquelle il est
impossible de s’accoutumer.
Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans
l’affreuse ignominie où votre sexe est descendu ; vous fuiriez ces
abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite où vous
trouvez l’innocence, où vous êtes sûre de vous-même, où nul péril ne vous
fait trembler, où enfin vous pouvez m’aimer sans craindre de perdre jamais
l’amour que vous me devez.
Quand vous relevez l’éclat de votre teint par les plus belles couleurs ;
quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus précieuses ;
quand vous vous parez de vos plus beaux habits ; quand vous cherchez à
vous distinguer de vos compagnes par les grâces de la danse et par la douceur
de votre chant, que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de
douceur et d’enjouement, je ne puis pas m’imaginer que vous ayez d’autre
objet que celui de me plaire : et quand je vous vois rougir modestement,
que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans mon cœur
par des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, douter de votre
amour.
Mais que puis-je penser des femmes d’Europe ? L’art de composer leur
teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu’elles prennent de leur
personne, le désir continuel de plaire qui les occupe, sont autant de tâches
faites à leur vertu et d’outrages à leurs époux.
Ce n’est pas, Roxane, que je pense qu’elles poussent l’attentat aussi
loin qu’une pareille conduite devrait le faire croire, et qu’elles portent la
débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer absolument la foi
conjugale. Il y a bien peu de femmes assez abandonnées pour aller jusque
là : elles portent toutes dans leur cœur un certain caractère de vertu qui y est
gravé, que la naissance donne et que l’éducation affaiblit, mais ne détruit pas.
Elles peuvent bien se relâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige,
mais, quand il s’agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi
quand nous vous enfermons si étroitement, que nous vous faisons garder par
tant d’esclaves, que nous gênons si fort vos désirs lorsqu’ils volent trop loin,
ce n’est pas que nous craignions la dernière infidélité, mais c’est que nous

savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tache peut
la corrompre.
Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si longtemps éprouvée, méritait
un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les
désirs que votre seule vertu sait soumettre.
De Paris, le 7 de la lune de Regen, 1712.

LETTRE XXVII
Usbek à Nessir

À Ispahan

Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du soleil.
Lorsque je partis de Smyrne, je chargeai mon ami Ibben de te faire tenir

une boîte où il y avait quelques présents pour toi : tu recevras cette lettre
par la même voie. Quoique éloigné de lui de cinq ou six cents lieues, je lui
donne de mes nouvelles et je reçois des siennes aussi facilement que s’il
était à Ispahan et moi à Com. J’envoie mes lettres à Marseille, d’où il part
continuellement des vaisseaux pour Smyrne : de là il envoie celles qui sont
pour la Perse par les caravanes d’Arméniens qui partent tous les jours pour
Ispahan.
Rica jouit d’une santé parfaite ; la force de sa constitution, sa jeunesse et
sa gaieté naturelle, le mettent au-dessus de toutes les épreuves.
Mais pour moi je ne me porte pas bien ; mon corps et mon esprit sont
abattus ; je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours plus tristes ;
ma santé, qui s’affaiblit, me tourne vers ma patrie, et me rend ce pays-ci
plus étranger.
Mais, cher Nessir, je te conjure, fais en sorte que mes femmes ignorent
l’état où je suis. Si elles m’aiment, je veux épargner leurs larmes ; et si elles
ne m’aiment pas, je ne veux point augmenter leur hardiesse.
Si mes eunuques me croyaient en danger, s’ils pouvaient espérer
l’impunité d’une lâche complaisance, ils cesseraient bientôt d’être sourds
à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait entendre aux rochers et remue les
choses inanimées.
Adieu, Nessir. J’ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance.
De Paris, le 5 de la lune Chahban, 1712.

LETTRE XXVIII
Rica à ***

Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu’elle se passe tous les jours

à Paris.
Tout le peuple s’assemble sur la fin de l’après-dînée, et va jouer une
espèce de scène que j’ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est
sur une estrade qu’on nomme le théâtre. Aux deux côtés on voit, dans de
petits réduits qu’on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent
ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en
notre Perse.
Ici c’est une amante affligée qui exprime sa langueur ; une autre, plus
animée, dévore des yeux son amant qui la regarde le même : toutes les
passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui,
pour être muette, n’en est que plus vive. Là, les actrices ne paraissent qu’à
demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher
leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux
qui sont en haut sur le théâtre ; et ces derniers rient à leur tour de ceux qui
sont en bas.
Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu’on prend
pour cet effet dans un âge peu avancé, pour soutenir la fatigue. Ils sont
obligés d’être partout ; ils passent par des endroits qu’eux seuls connaissent,
montent avec une adresse surprenante d’étage en étage ; ils sont en haut,
en bas, dans toutes les loges : ils plongent, pour ainsi dire ; on les perd,
ils reparaissent ; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans
un autre : on en voit même qui, par un prodige qu’on n’aurait osé espérer
de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend
à des salles où l’on joue une comédie particulière : on commence par des
révérences ; on continue par des embrassades : on dit que la connaissance la
plus légère met un homme en droit d’en étouffer un autre. Il semble que le
lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent
ne sont point cruelles ; et, si on en excepte deux ou trois heures du jour
où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont
traitables, et que c’est une ivresse qui les quitte aisément.
Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans autre endroit
qu’on nomme l’Opéra : toute la différence est qu’on parle à l’un et l’on
chante à l’autre. Un de mes amis me mena l’autre jour la loge où se

déshabillait une des principales actrices. Nous fîmes si bien connaissance
que le lendemain reçus d’elle cette lettre :
Monsieur,
« Je suis la plus malheureuse fille du monde ; j’ai toujours été la plus vertueuse actrice
de l’Opéra. Il y a sept ou huit mois que j’étais dans la loge où vous me vîtes hier :
comme je m’habillais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m’y trouver ; et, sans
respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence.
J’ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu’il
m’a trouvée très profane. Cependant je suis si grosse que je n’ose plus me présenter sur
le théâtre : car je suis, sur le chapitre de l’honneur, d’une délicatesse inconcevable ; et je
soutiens toujours qu’à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la
modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n’eût jamais réussi,
s’il ne m’avait promis de se marier avec moi : un motif si légitime me fit passer sur les
petites formalités ordinaires, et commencer par où j’aurais dû finir. Mais puisque son
infidélité m’a déshonorée, je ne veux plus vivre à l’Opéra, où, entre vous et moi, l’on
ne me donne guère de quoi vivre : car, à présent que j’avance en âge et que je perds
du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les
jours. J’ai appris par un homme de votre suite que l’on faisait un cas infini, dans votre
pays, d’une bonne danseuse, et que, si j’étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite.
Si vous vouliez m’accorder votre protection, et m’emmener avec vous dans ce pays-
là, vous auriez l’avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa conduite,
ne se rendrait pas indigne de vos bontés. Je suis… »
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXIX
Rica à Ibben

À Smyrne

Le pape est le chef des chrétiens. C’est une vieille idole qu’on encense par

habitude. Il était autrefois redoutable aux princes même ; car il les déposait
aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d’Imirette
et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d’un des
premiers chrétiens, qu’on appelle saint Pierre : et c’est certainement une
riche succession, car il a des trésors immenses, et un grand pays sous sa
domination.
Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous son
autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font
comme lui des articles de foi. Quand ils sont en particulier, ils n’ont guère
d’autre fonction que de dispenser d’accomplir la loi. Car tu sauras que la
religion chrétienne est chargée d’une infinité de pratiques très difficiles : et
comme on a jugé qu’il est moins aisé de remplir ses devoirs que d’avoir des
évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l’utilité publique :
de sorte que si on ne veut pas faire le rahmazan, si on ne veut pas s’assujettir
aux formalités des mariages, si on veut rompre ses vœux, si on veut se marier
contre les défenses de la loi, quelquefois même si on veut revenir contre son
serment, on va à l’évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.
Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement.
Il a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux
mille questions nouvelles sur la religion : on les laisse disputer longtemps,
guerre dure jusqu’à ce qu’une décision vienne la terminer.
Aussi puis-je t’assurer qu’il n’y a jamais eu royaume où il y ait eu tant
de guerres civiles que dans celui de Christ.
Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d’abord
appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est pour ceux qui y sont
engagés comme le mot de ralliement. Mais n’est hérétique qui ne veut : il
n’y a qu’à partager le différent par la moitié, et donner une distinction ceux
qui accusent d’hérésie ; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non,
elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler
orthodoxe.

Ce que je te dis est bon pour la France et l’Allemagne, car j’ai ouï dire

qu’en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n’entendent point
raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe
entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec
de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de
drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province
qu’on appelle la Galice ! Sans cela, un pauvre diable est bien embarrassé.
Quand il jurerait comme un païen qu’il est orthodoxe, on pourrait bien ne
pas demeurer d’accord des qualités, et le brûler comme hérétique : il aurait
beau donner sa distinction ; point de distinction : il serait en cendres avant
que l’on eût seulement pensé à l’écouter.
Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci le
présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se
déterminer du côté de la rigueur ; apparemment parce qu’ils croient les
hommes mauvais Mais, d’un autre côté, ils en ont une si bonne opinion qu’ils
ne les jugent jamais capables de mentir : car ils reçoivent le témoignage des
ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une
profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui
sont revêtus d’une chemise de soufre, et leur disent qu’ils sont bien fâchés
de les voir si mal habillés, qu’ils sont doux, qu’ils abhorrent le sang, et sont
au désespoir de les avoir condamnés : mais, pour se consoler, ils confisquent
tous les biens de ces malheureux à leur profit.
Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes
spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée
se défend par sa vérité même ; elle n’a point besoin de ces moyens violents
pour se maintenir.
De Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXX
Rica à Ibben

À Smyrne

Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance.

Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel :
vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais,
tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais
aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes même faisaient
un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs qui m’entourait. Si j’étais aux
spectacles je trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure :
enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois
d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui
disaient entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. Chose admirable !
je trouvais de mes portraits partout, je me voyais multiplié dans toutes les
boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez
vu !
Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas
un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’aie très bonne opinion de
moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une
grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit
persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore
dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître
ce que je valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me
vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui
m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publiques ; car j’entrai
tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans
une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion
d’ouvrir la bouche : mais si quelqu’un par hasard apprenait à la compagnie
que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement :
Ah ! ah ! monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire !
Comment peut-on être Persan !
De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXXI
Rhédi à Usber

À Paris

Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les

villes du monde, et être surpris en arrivant à Venise : on sera toujours étonné
de voir une ville, des tours et des mosquées, sortir de dessous l’eau, et de
trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne devrait y avoir que
des poissons.
Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au
monde, c’est-à-dire d’eau vive : il est impossible d’y accomplir une seule
ablution légale. Elle est en abomination à notre saint prophète ; il ne la
regarde jamais du haut du ciel qu’avec colère.
Sans cela, mon cher Usbek, je serais charmé de vivre dans une ville où
mon esprit se forme tous les jours. Je m’instruis des secrets du commerce,
des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige
pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à
la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui
couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.
De Venise, le de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXXII
Rica à ***

J’allai l’autre jour voir une maison où l’on entretient environ trois cents

personnes assez pauvrement. J’eus bientôt fait, car l’église et les bâtiments
ne méritent pas d’être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez
gais : plusieurs d’entre eux jouaient aux cartes ou à d’autres jeux que je ne
connais point. Comme je sortais, un de ces hommes sortait aussi, et m’ayant
le chemin du Marais m’ayant entendu demander le chemin Marais, qui est le
quartier le plus éloigné de Paris : J’y vais, me dit-il, et je vous y conduirai ;
suivez-moi. Il mena merveille, me tira de tous les embarras, et me sauva
adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions prêts d’arriver, quand
la curiosité me prit : Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrais-je point savoir qui
vous êtes ? Je suis aveugle, monsieur, me répondit-il. Comment ! lui dis-je,
vous êtes aveugle ! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouait aux
cartes avec vous de nous conduire ? Il est aveugle aussi, me répondit-il : il y
a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison
où vous m’avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte : voilà la rue que vous
demandiez : je vais me mettre dans la foule ; j’entre dans cette église, où, je
vous jure, j’embarrasserai plus les gens qu’ils ne m’embarrasseront.
De Paris, le 17 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXXIII
Usbek à Rhédi

À Venise

Le vin est si cher à Paris par les impôts que l’on y met, qu’il semble qu’on

ait entrepris d’y faire exécuter les préceptes du divin Alcoran qui défend
d’en boire.
Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur, je ne puis
m’empêcher de la regarder comme le présent le plus redoutable que la nature
ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la réputation de nos
monarques, c’a été leur intempérance ; c’est la source la plus empoisonnée
de leurs injustices et de leurs cruautés.
Je le dirai à la honte des hommes : la loi interdit à nos princes l’usage du
vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l’humanité même ;
cet usage au contraire est permis aux princes chrétiens, et on ne remarque
pas qu’il leur fasse faire aucune faute. L’esprit humain est la contradiction
même. Dans une débauche licencieuse on se révolte avec fureur contre les
préceptes ; et la loi, faite pour nous rendre plus justes, ne sert souvent qu’à
nous rendre plus coupables.
Mais quand je désapprouve l’usage de cette liqueur qui fait perdre la
raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l’égaient. C’est la
sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse avec
autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu’il arrive
quelque malheur à un Européen, il n’a d’autre ressource que la lecture d’un
philosophe qu’on appelle Sénèque : mais les Asiatiques, plus sensés qu’eux
et meilleurs physiciens en cela, prennent des breuvages capables de rendre
l’homme gai, et de charmer le souvenir de ses peines.
Il n’y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité
du mal, de l’inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l’ordre de
la providence, et du malheur de la condition humaine. C’est se moquer de
vouloir adoucir un mal par la considération que l’on est né misérable ; il vaut
bien mieux enlever l’esprit hors de ses réflexions, et traiter l’homme comme
sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.
L’âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le mouvement
du sang est trop lent si les esprits sont pas assez épurés, s’ils ne sont pas en
quantité suffisante, nous tombons dans l’accablement et dans la tristesse ;

mais si nous prenons des breuvages qui puissent changer cette disposition
de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui
l’égaient, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour
ainsi dire, son mouvement et sa vie.
De le 25 de la lune de Zilcadé, 1713.

LETTRE XXXIV
Usbek à Ibben

À Smyrne

Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France ; mais celles
de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et
de ne se point plaire avec les secondes : les unes sont plus tendres et plus
modestes, les autres sont plus gaies et plus enjouées.
Ce qui rend le sang si beau en Perse, c’est la vie réglée que les femmes
y mènent ; elles ne jouent ni ne veillent, elles ne boivent point de vin, et ne
s’exposent presque jamais à l’air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait
pour la santé que pour les plaisirs ; c’est une vie unie qui ne pique point ;
tout s’y ressent de la subordination et du devoir ; les plaisirs mêmes y sont
graves et les joies sévères ; et on ne les goûte presque jamais que comme
des marques d’autorité et de dépendance.
Les hommes mêmes n’ont pas en Perse la gaieté qu’ont les Français ; on
ne leur voit point cette liberté d’esprit et cet air content que je trouve ici dans
tous les états et dans toutes les conditions.
C’est bien pis en Turquie, où l’on pourrait trouver des familles où, de
père en fils, personne n’a ri depuis la fondation de la monarchie.
Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu’il y a entre
eux : ils ne se voient que lorsqu’ils y sont forcés par la cérémonie. L’amitié,
ce doux engagement du cœur qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque
inconnue : ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une
compagnie qui les attend ; de manière que chaque famille est pour ainsi dire
isolée.
Un jour que je m’entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci,
il me dit : Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c’est que vous êtes
obligés de vivre avec des esclaves dont le cœur et l’esprit se sentent toujours
de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les
sentiments de la vertu, que l’on tient de la nature, et ils les ruinent depuis
l’enfance qu’ils vous obsèdent.
Car enfin, défaites-vous des préjugés ; que peut-on attendre de
l’éducation qu’on reçoit d’un misérable qui fait consister son honneur à
garder les femmes d’un autre, et s’enorgueillit du plus vil emploi qui soit
parmi les humains ; qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule

de ses vertus, parce qu’il y est porté par envie, par jalousie, et par désespoir ;
qui, brûlant de se venger des deux sexes, dont il est le rebut, consent à être
tyrannisé par le plus fort, pourvu qu’il puisse désoler le plus faible ; qui,
tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l’éclat de sa
condition, n’est estimé que parce qu’il est indigne de l’être ; qui enfin, rivé
pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous
qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où,
chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse ?
De Paris, 14 la lune de Zilhagé 1713.

LETTRE XXXV
Usbek à Gemchid, son
cousin, dervis du brillant
monastère de Tauris

Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis ? crois-tu qu’au jour du

jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d’ânes aux Juifs,
et les mèneront au grand trot en enfer ? Je sais bien qu’ils n’iront point dans
le séjour des prophètes, et que le grand Hali n’est point venu pour eux : mais,
parce qu’ils n’ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans
leur pays, crois-tu qu’ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que
Dieu les punisse pour n’avoir pas pratiqué une religion qu’il ne leur a pas
fait connaître ? Je puis te le dire ; j’ai souvent examiné ces chrétiens, je les ai
interrogés, pour voir s’ils avaient quelque idée du grand Hali, qui était le plus
beau de tous les hommes ; j’ai trouvé qu’ils n’en avaient jamais ouï parler.
Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisaient
passer au fil de l’épée parce qu’ils refusaient de croire aux miracles du
ciel : ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivaient dans les ténèbres de
l’idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand
prophète.
D’ailleurs, si l’on examine de près leur religion, on y trouvera comme une
semence de nos dogmes. J’ai souvent admiré les secrets de la providence, qui
semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J’ai ouï parler
d’un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel
il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême
est l’image de nos ablutions légales ; et les chrétiens n’errent que dans
l’efficacité qu’ils donnent à cette première ablution, qu’ils croient devoir
suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et leurs moines prient, comme
nous, sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d’un paradis où ils goûteront
mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous,
des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la
miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges, et se méfient des
mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le
ministère de ses serviteurs. Ils reconnaissent, comme nous, l’insuffisance de
leurs mérites et le besoin qu’ils ont d’un intercesseur auprès de Dieu. Je vois

partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet. On a beau
faire, la vérité s’échappe, et perce toujours les ténèbres qui l’environnent.
Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants.
Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes
seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jusqu’à la loi, sera
consommé ; les divins exemplaires seront enlevés de la terre, et portés dans
les célestes archives.
De Paris, le 20 la lune de Zilhagé, 1713.

LETTRE XXXVI
Usbek à Rhédi

À Venise

Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons

publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons on dit des
nouvelles ; dans d’autres on joue aux échecs. Il y en a une où l’on apprête
le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent ; au
moins, de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a
quatre fois plus que lorsqu’il y est entré.
Mais ce qui me choque de ces beaux esprits, c’est qu’ils ne se rendent pas
utiles à leur patrie, et qu’ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par
exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute
la plus mince qui se puisse imaginer : il s’agissait de la réputation d’un
vieux poète grec, dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie aussi
bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouaient que c’était un
poète excellent : il n’était question que du plus ou du moins de mérite
qu’il fallait lui attribuer. Chacun en voulait donner le taux ; mais, parmi ces
distributeurs de réputation, les uns faisaient meilleur poids que les autres :
voilà la querelle. Elle était bien vive ; car on se disait cordialement de part
et d’autre des injures si grossières, on faisait des plaisanteries si amères, que
je n’admirais pas moins la manière de disputer que le sujet de la dispute. Si
quelqu’un, disais-je en moi-même, était assez étourdi pour aller devant un
de ces défenseurs du poète grec attaquer la réputation de quelque honnête
citoyen, il ne serait pas mal relevé ! et je crois que ce zèle si délicat sur la
réputation des morts s’embraserait bien pour défendre celle des vivants !
Mais, quoi qu’il en soit, ajoutais-je, Dieu me garde de m’attirer jamais
l’inimitié des censeurs de ce poète, que le séjour de deux mille ans dans le
tombeau n’a pu garantir d’une haine si implacable ! Ils frappent à présent des
coups en l’air ; mais que serait-ce si leur fureur était animée par la présence
d’un ennemi ?
Ceux dont je viens de te parler disputent en langue vulgaire ; et il faut
les distinguer d’une autre sorte de disputeurs qui se servent d’une langue
barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l’opiniâtreté des
combattants. Il y a des quartiers où l’on voit comme une mêlée noire et
épaisse de ces sortes de gens : ils se nourrissent de distinctions ; ils vivent

de raisonnements obscurs et de fausses conséquences. Ce métier, où l’on
devrait mourir de faim, ne laisse pas de rendre. On a vu une nation entière,
chassée de son pays, traverser les mers pour s’établir en France, n’emportant
avec elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu’un redoutable talent pour
la dispute. Adieu.
De Paris, le dernier la lune de Zilhagé, 1713.

 

 

 

LETTRE XXXVII
Usbek à Ibben

À Smyrne

Le roi de France est vieux. Nous n’avons point d’exemple dans nos

histoires d’un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu’il possède à
un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie
sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de tous les
gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan,
lui plairait le mieux, tant il fait cas de la politique orientale.
J’ai étudié son caractère et j’y ai trouvé des contradictions qu’il m’est
impossible de résoudre : par exemple, il a un ministre qui n’a que dix-huit
ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts : il aime sa religion, et il ne peut
souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer à la rigueur : quoiqu’il fuie le
tumulte des villes et qu’il se communique peu, il n’est occupé depuis le matin
jusqu’au soir qu’à faire parler de lui : il aime les trophées et les victoires ;
mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu’il
aurait sujet de le craindre à la tête d’une armée ennemie. Il n’est, je crois,
jamais arrivé qu’à lui d’être en même temps comblé de plus de richesses
qu’un prince n’en saurait espérer, et accablé d’une pauvreté qu’un particulier
ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement
les assiduités ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans que les campagnes
laborieuses de ses capitaines : souvent il préfère un homme qui le déshabille
ou qui lui donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui
prend des villes ou lui gagne des batailles : il ne croit pas que la grandeur
souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces ; et, sans
examiner si celui qu’il comble de biens est homme de mérite, il croit que
son choix va le rendre tel : aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à
un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui
en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans
les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde
est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent ;

ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources sont aussi grandes, et ses
finances aussi inépuisables.
De Paris, le 7 de la lune de Maharram, 1713.

LETTRE XXXVIII
Rica à Ibben

À Smyrne

C’est une grande question parmi les hommes de savoir s’il est plus

avantageux d’ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Il me semble
qu’il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens disent qu’il n’y
a pas de générosité à rendre malheureuses les personnes que l’on aime, nos
Asiatiques répondent qu’il y a de la bassesse aux hommes de renoncer à
l’empire que la nature leur a donné sur les femmes. Si on leur dit que le
grand nombre des femmes enfermées est embarrassant, ils répondent que
dix femmes qui obéissent embarrassent moins qu’une qui n’obéit pas. Que
s’ils objectent à leur tour que les Européens ne sauraient être heureux avec
des femmes qui ne leur sont pas fidèles, on leur répond que cette fidélité
qu’ils vantent tant n’empêche point le dégoût qui suit toujours les passions
satisfaites ; que nos femmes sont trop à nous ; qu’une possession si tranquille
ne nous laisse rien à désirer ni à craindre : qu’un peu de coquetterie est un
sel qui pique et prévient la corruption. Peut-être qu’un homme plus sage
que moi serait embarrassé de décider ; car si les Asiatiques font fort bien de
chercher des moyens propres à calmer leurs inquiétudes, les Européens font
fort bien aussi de n’en point avoir.
Après tout, disent-ils, quand nous serions malheureux en qualité de maris,
nous trouverions toujours moyen de nous dédommager en qualité d’amants.
Pour qu’un homme pût se plaindre avec raison de l’infidélité de sa femme, il
faudrait qu’il n’y eût que trois personnes dans le monde ; ils seront toujours
à but quand il y en aura quatre.
C’est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet les femmes
aux hommes. Non, me disait l’autre jour un philosophe très galant : la nature
n’a jamais dicté une telle loi. L’empire que nous avons sur elles est une
véritable tyrannie ; elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont
plus de douceur que nous, et par conséquent plus d’humanité et de raison.
Ces avantages, qui devaient sans doute leur donner la supériorité si nous
avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes
point.
Or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un pouvoir
tyrannique, il ne l’est pas moins qu’elles ont sur nous un empire naturel ;

celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n’est pas de tous les
pays ; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc
un privilège Est-ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c’est
une véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur
abattre le courage. Les forces seraient égales si l’éducation l’était aussi.
Éprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis ; et nous
verrons si nous sommes si forts.
Il faut l’avouer, quoique cela choque nos mœurs, chez les peuples les plus
polis, les femmes ont toujours eu de l’autorité sur leurs maris ; elle fut établie
par une loi chez les Égyptiens en l’honneur d’Isis, et chez les Babyloniens
en l’honneur de Sémiramis. On disait des Romains qu’ils commandaient à
toutes les nations, mais qu’ils obéissaient à leurs femmes. Je ne parle point
des Sauromates, qui étaient véritablement dans la servitude de ce sexe ; ils
étaient trop barbares pour que leur exemple puisse être cité.
Tu vois, mon cher Ibben, que j’ai pris le goût de ce pays-ci, où l’on aime
à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe. Le
prophète a décidé la question, et a réglé les droits de l’un et de l’autre sexe.
Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs maris : leurs maris les doivent
honorer ; mais ils ont l’avantage d’un degré sur elles.
De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi, 2,1713.

LETTRE XXXIX
Hagi Ibbi au juif Ben Josue,
prosélyte mahométan

À Smyrne

Il me semble, Ben Josué, qu’il y a toujours des signes éclatants qui

préparent à la naissance des hommes extraordinaires ; comme si la nature
souffrait une espèce de crise, et que la puissance céleste ne produisît qu’avec
effort.
Il n’y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet. Dieu, qui par
les décrets de sa providence avait résolu dès le commencement d’envoyer
aux hommes ce grand prophète pour enchaîner Satan, créa une lumière deux
mille ans avant Adam qui, passant d’élu en élu, d’ancêtre en ancêtre de
Mahomet, parvint enfin jusques à lui, comme un témoignage authentique
qu’il était descendu des patriarches.
Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut pas
qu’aucun enfant fût conçu que la femme ne cessât d’être immonde, et que
l’homme ne fût livré à la circoncision.
Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage dès sa naissance :
la terre trembla trois fois, comme si elle eût enfanté elle-même ; toutes les
idoles se prosternèrent ; les trônes des rois furent renversés ; Lucifer jeté au
fond de la mer ; et ce ne fut qu’après avoir nagé pendant quarante jours qu’il
sortit de l’abîme et s’enfuit sur le mont Cabès, d’où, avec une voix terrible,
il appela les anges.
Cette nuit Dieu posa un terme entre l’homme et la femme, qu’aucun d’eux
ne put passer. L’art des magiciens et négromans se trouva sans vertu. On
entendit une voix du ciel qui disait ces paroles : J’ai envoyé au monde mon
ami fidèle.
Selon le témoignage d’Isben Aben, historien arabe, les générations des
oiseaux, des nuées, des vents, et tous les escadrons des anges, se réunirent
pour élever cet enfant, et se disputèrent cet avantage. Les oiseaux disaient
dans leurs gazouillements qu’il était plus commode qu’ils l’élevassent, parce
qu’ils pouvaient plus facilement rassembler plusieurs fruits de divers lieux.
Les vents murmuraient et disaient : C’est plutôt à nous, parce que nous
pouvons lui apporter de tous les endroits les odeurs les plus agréables. Non,

non, disaient les nuées, non, c’est à nos soins qu’il sera confié parce que
nous lui ferons part à tous les instants de la fraîcheur des eaux. Là-dessus
les anges indignés s’écriaient : Que nous restera-t-il donc à faire ? Mais
une voix du ciel fut entendue, qui termina toutes les disputes : Il ne sera
point ôté d’entre les mains des mortels, parce qu’heureuses les mamelles qui
l’allaiteront, et les mains qui le toucheront, et la maison qu’il habitera, et le
lit où il reposera !
Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il faut avoir un
cœur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que pouvait faire davantage le
ciel pour autoriser sa mission divine, à moins de renverser la nature, et de
faire périr les hommes mêmes qu’il voulait convaincre ?
De Paris, le 20 de la lune de Rhégeb, 1713.

LETTRE XL
Usbek à Ibben

À Smyrne

Dès qu’un grand est mort, on s’assemble dans une mosquée, et l’on fait

son oraison funèbre, qui est un discours à sa louange, avec lequel on serait
bien embarrassé de décider au juste du mérite du défunt.
Je voudrais bannir les pompes funèbres. Il faut pleurer les hommes à
leur naissance, et non pas à leur mort. À quoi servent les cérémonies et tout
l’attirail lugubre qu’on fait paraître à un mourant dans ses derniers moments,
les larmes même de sa famille, et la douleur de ses amis, qu’à lui exagérer
la perte qu’il va faire ?
Nous sommes si aveugles que nous ne savons quand nous devons nous
affliger ou nous réjouir : nous n’avons presque jamais que de fausses
tristesses ou de fausses joies.
Quand je vois le mogol, qui, toutes les années, va sottement se mettre
dans une balance et se faire peser comme un bœuf ; quand je vois les peuples
se réjouir de ce que ce prince est devenu plus matériel, c’est-à-dire moins
capable de les gouverner ; j’ai pitié, Ibben, de l’extravagance humaine.
De Paris, le 20 de la lune de Rhégeb, 1713.

LETTRE XLI
Le premier eunuque
noir à Usbek

Ismaël, un de tes eunuques noirs, vient de mourir, magnifique seigneur ;

et je ne puis m’empêcher de le remplacer. Comme les eunuques sont
extrêmement rares présent, j’avais pensé de me servir d’un esclave noir que
tu as à la campagne ; mais je n’ai pu jusqu’ici le porter à souffrir qu’on
le consacrât à cet emploi. Comme je vois qu’au bout du compte c’est son
avantage, je voulus l’autre jour user à son égard d’un peu de rigueur ; et,
de concert avec l’intendant de tes jardins, j’ordonnai que, malgré lui, on le
mît en état de te rendre les services qui flattent le plus ton cœur, et de vivre
comme moi dans ces redoutables lieux qu’il n’ose pas même regarder : mais
il se mit à hurler comme si on avait voulu l’écorcher, et fit tant qu’il échappa
de nos mains et évita le fatal couteau. Je viens d’apprendre qu’il veut t’écrire
pour te demander grâce, soutenant que je n’ai conçu ce dessein que par un
désir insatiable de vengeance sur certaines railleries piquantes qu’il dit avoir
faites de moi. Cependant je te jure par les cent mille prophètes que je n’ai
agi que pour le bien de ton service, la seule chose qui me soit chère, et hors
laquelle je ne regarde rien. Je me prosterne à tes pieds.
Du sérail de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram, 1713.

LETTRE XLII
Pharan à Usbek, son
souverain seigneur

Si tu étais ici, magnifique seigneur, je paraîtrais à ta vue tout couvert de

papier blanc ; et il n’y en aurait pas assez pour écrire toutes les insultes que
ton premier eunuque noir, le plus méchant de tous les hommes, m’a faites
depuis ton départ.
Sous prétexte de quelques railleries qu’il prétend que j’ai faites sur le
malheur de sa condition, il exerce sur ma tête une vengeance inépuisable ; il
a animé contre moi le cruel intendant de tes jardins, qui, depuis ton départ,
m’oblige à des travaux insurmontables, dans lesquels j’ai pensé mille fois
laisser la vie, sans perdre un moment l’ardeur de te servir. Combien de fois
ai-je dit en moi-même : J’ai un maître rempli de douceur, et je suis le plus
malheureux esclave qui soit sur la terre.
Je te l’avoue, magnifique seigneur, je ne me croyais pas destiné à de plus
grandes misères : mais ce traître d’eunuque a voulu mettre le comble à sa
méchanceté. Il y a quelques jours que, de son autorité privée, il me destina
à la garde de tes femmes sacrées, c’est-à-dire à une exécution qui serait
pour moi mille fois plus cruelle que la mort. Ceux qui en naissant ont eu le
malheur de recevoir de leurs cruels parents un traitement pareil se consolent
peut-être sur ce qu’ils n’ont jamais connu d’autre état que le leur : mais
qu’on me fasse descendre de l’humanité, et qu’on m’en prive, je mourrais
de douleur si je ne mourais pas de cette barbarie.
J’embrasse tes pieds, sublime seigneur, dans une humilité profonde. Fais
en sorte que je sente les effets de cette vertu si respectée, et qu’il ne soit pas
dit que par ton ordre il y ait sur la terre un malheureux de plus.
Des jardins de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram, 1713.

LETTRE XLIII
Usbek à Pharan

Aux jardins de Fatmé

Recevez la joie dans votre cœur, et reconnaissez ces sacrés caractères ;

faites-les baiser au grand eunuque et à l’intendant de mes jardins. Je leur
défends de rien entreprendre contre vous : dites-leur d’acheter l’eunuque qui
me manque. Acquittez-vous de votre devoir comme si vous m’aviez toujours
devant les yeux ; car sachez que plus mes bontés sont grandes, plus vous
serez puni si vous en abusez.
De Paris, le 25 de la lune de Rhégeb, 1713.

LETTRE XLIV
Usbek à Rhédi

À Venise

Il y a en France trois sortes d’états ; l’église, l’épée et la robe. Chacun a

un mépris souverain pour les deux autres : tel, par exemple, que l’on devrait
mépriser parce qu’il est un sot, ne l’est souvent que parce qu’il est homme
de robe.
Il n’y a pas jusqu’aux plus vils artisans qui ne disputent sur l’excellence
de l’art qu’ils ont choisi ; chacun s’élève au-dessus de celui qui est d’une
profession différente, à proportion de l’idée qu’il s’est faite de la supériorité
de la sienne.
Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la
province d’Erivan, qui, ayant reçu quelques grâces d’un de nos monarques,
lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu’elle lui donna, que le ciel
le fît gouverneur d’Erivan.
J’ai lu dans une relation qu’un vaisseau français ayant relâché à la côte
de Guinée, quelques hommes de l’équipage voulurent aller à terre acheter
quelques moutons. On les mena au roi, qui rendait la justice à ses sujets
sous un arbre. Il était sur son trône, c’est-à-dire sur un morceau de bois,
aussi fier que s’il eût été assis sur celui du grand mogol : il avait trois
ou quatre gardes avec des piques de bois ; un parasol en forme de dais le
couvrait de l’ardeur du soleil ; tous ses ornements et ceux de la reine sa
femme consistaient en leur peau noire et quelques bagues. Ce prince, plus
vain encore que misérable, demanda à ces étrangers si on parlait beaucoup
de lui en France. Il croyait que son nom devait être porté d’un pôle à l’autre ;
et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit qu’il avait fait taire toute
la terre, il croyait, lui, qu’il devait faire parler tout l’univers.
Lorsque le kan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes de
la terre peuvent aller dîner, si bon leur semble ; et ce barbare, qui ne mange
que du lait, qui n’a pas de maison, qui ne vit que de brigandage, regarde tous
les rois du monde comme ses esclaves, et les insulte régulièrement deux fois
par jour.
De Paris, le 28 de la lune de Rhégeb, 1713.

LETTRE XLV
Rica à Usbek

À ***

Hier matin, comme j’étais au lit, j’entendis frapper rudement à ma porte,

qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un homme avec qui j’avais lié
quelque société, et qui me parut tout hors de lui-même.
Son habillement était beaucoup plus que modeste ; sa perruque de travers
n’avait pas même été peignée ; il n’avait pas eu le temps de faire recoudre
son pourpoint noir ; et il avait renoncé pour ce jour-là aux sages précautions
avec lesquelles il avait coutume de déguiser le délabrement de son équipage.
Levez-vous, me dit-il ; j’ai besoin de vous tout aujourd’hui : j’ai mille
emplettes à faire, et je serai bien aise que ce soit avec vous. Il faut
premièrement que nous allions rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est
chargé de vendre une terre de cinq cent mille livres ; je veux qu’il m’en
donne la préférence. En venant ici, je me suis arrêté un moment au faubourg
Saint-Germain, où j’ai loué un hôtel deux mille écus ; et j’espère passer le
contrat aujourd’hui.
Dès que je fus habillé, ou peu s’en fallait, mon homme me fit
précipitamment descendre. Commençons, dit-il, par acheter un carrosse, et
établissons l’équipage. En effet nous achetâmes non seulement un carrosse
mais encore pour cent mille francs de marchandises en moins d’une heure :
tout cela se fit promptement, parce que mon homme ne marchanda rien et ne
compta jamais ; aussi ne déplaça-t-il pas. Je rêvais sur tout ceci ; et, quand
j’examinais cet homme, je trouvais en lui une complication singulière de
richesses et de pauvreté ; de manière que je ne savais que croire. Mais enfin
je rompis le silence ; et, le tirant à part, je lui dis : Monsieur, qui est-ce qui
payera tout cela ? Moi, dit-il : venez dans ma chambre ; je vous montrerai
des trésors immenses, et des richesses enviées des plus grands monarques :
mais elles ne le seront pas de vous, qui les partagerez toujours avec moi. Je
le suis. Nous grimpons à son cinquième étage ; et, par une échelle, nous nous
guindons à un sixième, qui était un cabinet ouvert aux quatre vents, dans
lequel il n’y avait que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de
diverses liqueurs. Je me suis levé de grand matin me dit-il, et j’ai fait d’abord
ce que je fais depuis vingt-cinq ans, qui est d’aller visiter mon œuvre : j’ai
vu que le grand jour était venu qui devait me rendre plus riche qu’homme

qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille ? Elle a à présent
toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire la transmutation
des métaux. J’en ai tiré ces grains que vous voyez, qui sont de vrai or
par leur couleur, quoiqu’un peu imparfaits par leur pesanteur. Ce secret,
que Nicolas Flamel trouva, mais que Raimond Lulle et un million d’autres
cherchèrent toujours, est venu jusques à moi ; et je me trouve aujourd’hui
un heureux adepte. Fasse le ciel que je ne me serve de tant de trésors qu’il
m’a communiqués que pour sa gloire !
Je sortis et je descendis, ou plutôt je me précipitai par cet escalier,
transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son hôpital. Adieu
mon cher Usbek. J’irai te voir demain ; et, si tu veux, nous reviendrons
ensemble à Paris.
De Paris, le dernier de la lune de Rhégeb, 1713.

LETTRE XLVI
Usbek à Rhédi

À Venise

Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il semble
qu’ils combattent en même temps à qui l’observera le moins.
Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs
citoyens : et c’est ce qui me touche ; car, dans quelque religion qu’on vive,
l’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents,
sont toujours les premiers actes de religion.
En effet, le premier objet d’un homme religieux ne doit-il pas être de
plaire à la divinité qui a établi la religion qu’il professe ? Mais le moyen le
plus sûr pour y parvenir est sans doute d’observer les règles de la société et
les devoirs de l’humanité. Car, en quelque religion qu’on vive, dès qu’on en
suppose une, il faut bien que l’on suppose aussi que Dieu aime les hommes,
puisqu’il établit une religion pour les rendre heureux ; que, s’il aime les
hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi, c’est-à-dire en
exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l’humanité, et en ne
violant point les lois sous lesquelles ils vivent.
Par là on est bien plus sûr de plaire à Dieu qu’en observant telle ou telle
cérémonie : car les cérémonies n’ont point un degré de bonté par elles-
mêmes ; elles ne sont bonnes qu’avec égard, et dans la supposition que Dieu
les a commandées. Mais c’est la matière d’une grande discussion : on peut
facilement s’y tromper, car il faut choisir les cérémonies d’une religion entre
celles de deux mille.
Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : Seigneur, je
n’entends rien dans les disputes que l’on fait sans cesse à votre sujet :
je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je
consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma
prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus
en quelle posture je dois me mettre : l’un dit que je dois vous prier debout ;
l’autre veut que je sois assis ; l’autre exige que mon corps porte sur mes
genoux. Ce n’est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous
les matins avec de l’eau froide ; d’autres soutiennent que vous me regarderez
avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m’arriva
l’autre jour de manger un lapin dans un caravansérail : trois hommes qui

étaient auprès de là me firent trembler : ils me soutinrent tous trois que je
vous avais grièvement offensé ; l’un, parce que cet animal était immonde ;
l’autre, parce qu’il était étouffé ; l’autre enfin parce qu’il n’était pas poisson.
Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit : Ils ont
tort, car apparemment vous n’avez pas tué vous-même cet animal. Si fait, lui
dis-je. Ah ! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous
pardonnera jamais, me dit-il d’une voix sévère : que savez-vous si l’âme de
votre père n’était pas passée dans cette bête ? Toutes ces choses, seigneur,
me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que
je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire, et
employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe, mais
je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen
dans la société où vous m’avez fait naître, et en bon père dans la famille que
vous m’avez donnée.
De Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1713.

LETTRE XLVII
Zachi à Usbek

À Paris

J’ai une grande nouvelle à t’apprendre : je me suis réconciliée avec
Zéphis ; le sérail, partagé entre nous, s’est réuni. Il ne manque que toi dans
ces lieux où la paix règne : viens, mon cher Usbek, viens y faire triompher
l’amour.
Je donnai à Zéphis un grand festin, où ta mère, tes femmes et tes
principales concubines, furent invitées ; tes tantes et plusieurs de tes cousines
s’y trouvèrent aussi : elles étaient venues à cheval, couvertes du sombre
nuage de leurs voiles et de leurs habits.
Le lendemain nous partîmes pour la campagne, où nous espérions être
plus libres : nous montâmes sur nos chameaux, et nous nous mîmes quatre
dans chaque loge. Comme la partie avait été faite brusquement, nous
n’eûmes pas le temps d’envoyer à la ronde annoncer le courouc : mais
le premier eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution ; car il
joignit à la toile qui nous empêchait d’être vues un rideau si épais que nous
ne pouvions absolument voir personne.
Quand nous fûmes arrivées à cette rivière qu’il faut traverser, chacune
de nous se mit, selon sa coutume, dans une boîte, et se fit porter dans le
bateau ; car on nous dit que la rivière était pleine de monde. Un curieux,
qui s’approcha de trop près du lieu où nous étions enfermées, reçut un coup
mortel qui lui ôta pour jamais la lumière du jour ; un autre, qu’on trouva
se baignant tout nu sur le rivage, eut le même sort ; et tes fidèles eunuques
sacrifièrent à ton honneur et au nôtre ces deux infortunés.
Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes au milieu du
fleuve, un vent si impétueux s’éleva, et un nuage si affreux couvrit les airs,
que nos matelots commencèrent à désespérer. Effrayées de ce péril, nous
nous évanouîmes presque toutes. Je me souviens que j’entendis la voix et
la dispute de nos eunuques, dont les uns disaient qu’il fallait nous avertir
du péril et nous tirer de notre prison ; mais leur chef soutint toujours qu’il
mourrait plutôt que de souffrir que son maître fût ainsi déshonore, et qu’il
enfoncerait un poignard dans le sein de celui qui ferait des propositions si
hardies. Une de mes esclaves, tout hors d’elle, courut vers moi, déshabillée,
pour me secourir ; mais un eunuque noir la prit brutalement, et la fit rentrer

dans l’endroit d’où elle était sortie. Pour lors je m’évanouis, et ne revins à
moi qu’après que le péril fut passé.
Que les voyages sont embarrassants pour les femmes ! Les hommes ne
sont exposés qu’aux dangers qui menacent leur vie ; et nous sommes à tous
les instants dans la crainte de perdre notre vie ou notre vertu. Adieu, mon
cher Usbek, je t’adorerai toujours.
Du sérail de Fatmé, le 2 de la lune de Rahmazan, 1713.

LETTRE XLVIII
Usbek à Rhédi

À Venise

Ceux qui aiment à s’instruire ne sont jamais oisifs. Quoique je ne sois

chargé d’aucune affaire importante, je suis cependant dans une occupation
continuelle. Je passe ma vie à examiner ; j’écris le soir ce que j’ai remarqué,
ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu dans la journée ; tout m’intéresse, tout
m’étonne : je suis comme un enfant dont les organes encore tendres sont
vivement frappés par les moindres objets.
Tu ne le croirais pas peut-être ; nous sommes reçus agréablement dans
toutes les compagnies et dans toutes les sociétés. Je crois devoir beaucoup
à l’esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait qu’il recherche tout
le monde et qu’il en est également recherché. Notre air étranger n’offense
plus personne ; nous jouissons même de la surprise où l’on est de nous
trouver quelque politesse ; car les Français n’imaginent pas que notre climat
produise des hommes. Cependant, il faut l’avouer, ils valent la peine qu’on
les détrompe.
J’ai passé quelques jours dans une maison de campagne auprès de Paris,
chez un homme de considération, qui est ravi d’avoir de la compagnie chez
lui. Il a une femme fort aimable, et qui joint à une grande modestie une gaieté
que la vie retirée ôte toujours à nos dames de Perse.
Étranger que j’étais, je n’avais rien de mieux à faire que d’étudier
cette foule de gens qui y abordaient sans cesse, et qui me présentaient
toujours quelque chose de nouveau. Je remarquai d’abord un homme dont
la simplicité me plut ; je m’attachai à lui, il s’attacha à moi ; de sorte que
nous nous trouvions toujours l’un auprès de l’autre.
Un jour que, dans un grand cercle, nous nous entretenions en particulier,
laissant les conversations générales à elles-mêmes : Vous trouverez peut-être
en moi, lui dis-je, plus de curiosité que de politesse ; mais je vous supplie
d’agréer que je vous fasse quelques questions, car je m’ennuie de n’être
au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurais démêler. Mon
esprit travaille depuis deux jours ; il n’y a pas un seul de ces hommes qui
ne m’ait donné deux cents fois la torture ; et je ne les devinerais de mille
ans : ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque.
Vous n’avez qu’à dire, me répondit-il, et je vous instruirai de tout ce que

vous souhaiterez ; d’autant mieux que je vous crois homme discret, et que
vous n’abuserez pas de ma confiance.
Qui est cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu’il a donnés
aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos
ministres, qu’on me dit être d’un accès si difficile ? Il faut bien que ce soit
un homme de qualité : mais il a la physionomie si basse qu’il ne fait guère
honneur aux gens de qualité ; et d’ailleurs je ne lui trouve point d’éducation.
Je suis étranger ; mais il me semble qu’il y a en général une certaine politesse
commune à toutes les nations ; je ne lui trouve point de celle-là : est-ce
que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres ? Cet homme,
me répondit-il en riant, est un fermier : il est autant au-dessus des autres
par ses richesses, qu’il est au-dessous de tout le monde par sa naissance : il
aurait la meilleure table de Paris, s’il pouvait se résoudre à ne manger jamais
chez lui. Il est bien impertinent, comme vous voyez ; mais il excelle par son
cuisinier : aussi n’en est-il pas ingrat ; car vous avez entendu qu’il l’a loué
tout aujourd’hui.
Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait placer
auprès d’elle, comment a-t-il un habit si lugubre avec un air si gai et un teint
si fleuri ? il sourit gracieusement dès qu’on lui parle ; sa parure est plus
modeste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. C’est, me répondit-
il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. Tel que vous le voyez, il en
sait plus que les maris ; il connaît le faible des femmes : elles savent aussi
qu’il a le sien. Comment, dis-je, il parle toujours de quelque chose qu’il
appelle la grâce ! Non pas toujours, me répondit-il : à l’oreille d’une jolie
femme il parle encore plus volontiers de sa chute : il foudroie en public, mais
il est doux comme un agneau en particulier. Il me semble, dis-je, qu’on le
distingue beaucoup, et qu’on a de grands égards pour lui. Comment ! si on
le distingue ! C’est un homme nécessaire ; il fait la douceur de la vie retirée :
petits conseils, soins officieux, visites marquées ; il dissipe un mal de tête
mieux qu’homme du monde ; il est excellent.
Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est vis-à-
vis de nous, qui est si mal habillé, qui fait quelquefois des grimaces, et a
un langage différent des autres ; qui n’a pas d’esprit pour parler, mais qui
parle pour avoir de l’esprit. C’est, me répondit-il, un poète, et le grotesque
du genre humain. Ces gens-là disent qu’ils sont nés ce qu’ils sont ; cela est
vrai, et aussi ce qu’ils seront toute leur vie, c’est-à-dire presque toujours
les plus ridicules de tous les hommes : aussi ne les épargne-t-on point ; on
verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer celui-ci dans
cette maison ; et il y est bien reçu du maître et de la maîtresse, dont la bonté
et la politesse ne se démentent à l’égard de personne. Il fit leur épithalame

lorsqu’ils se marièrent : c’est ce qu’il a fait de mieux en sa vie ; car il s’est
trouvé que le mariage a été aussi heureux qu’il l’a prédit.
Vous ne le croiriez pas, peut-être, ajouta-t-il, entêté comme vous êtes des
préjugés de l’orient : il y a parmi nous des mariages heureux, et des femmes
dont la vertu est un gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent entre
eux une paix qui ne peut être troublée ; ils sont aimés et estimés de tout
le monde : il n’y a qu’une chose, c’est que leur bonté naturelle leur fait
recevoir chez eux toute sorte de monde ; ce qui fait qu’ils ont quelquefois
mauvaise compagnie. Ce n’est pas que je les désapprouve ; il faut vivre avec
les hommes tels qu’ils sont : les gens qu’on dit être de si bonne compagnie
ne sont souvent que ceux dont les vices sont plus raffinés ; et peut-être en
est-il comme des poisons, dont les plus subtils sont aussi les plus dangereux.
Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l’air si chagrin ? Je l’ai
pris d’abord pour un étranger ; car, outre qu’il est habillé autrement que
les autres, il censure tout ce qui se fait en France, et n’approuve pas votre
gouvernement. C’est un vieux guerrier, me dit-il, qui se rend mémorable à
tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits. Il ne peut souffrir que la
France ait gagné des batailles où il ne se soit pas trouvé, et qu’on vante un
siège où il n’ait pas monté à la tranchée : il se croit si nécessaire à notre
histoire qu’il s’imagine qu’elle finit où il a fini ; il regarde quelques blessures
qu’il a reçues comme la dissolution de la monarchie ; et, à la différence des
philosophes qui disent qu’on ne jouit que du présent, et que le passé n’est
rien, il ne jouit au contraire que du passé, et n’existe que dans les campagnes
qu’il a faites ; il respire dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros
doivent vivre dans ceux qui passeront après eux. Mais pourquoi, dis-je, a-t-
il quitté le service ? Il ne l’a point quitté, me répondit-il, mais le service l’a
quitté : on l’a employé dans une petite place où il racontera ses aventures
le reste de ses jours ; mais il n’ira jamais plus loin, le chemin des honneurs
lui est fermé. Et pourquoi ? lui dis-je. Nous avons une maxime en France,
me répondit-il, c’est de n’élever jamais les officiers dont la patience a langui
dans les emplois subalternes : nous les regardons comme des gens dont
l’esprit s’est rétréci dans les détails, et qui, par l’habitude de petites choses,
sont devenus incapables de plus grandes. Nous croyons qu’un homme qui
n’a pas les qualités d’un général à trente ans ne les aura jamais ; que celui
qui n’a pas ce coup d’œil qui montre tout d’un coup un terrain de plusieurs
lieues dans toutes ses situations différentes, cette présence d’esprit qui fait
que, dans une victoire, on se sert de tous ses avantages, et dans un échec, de
toutes ses ressources, n’acquerra jamais ces talents : c’est pour cela que nous
avons des emplois brillants pour ces hommes grands et sublimes que le ciel
a partagés non seulement d’un cœur mais aussi d’un génie héroïque, et des
emplois subalternes pour ceux dont les talents le sont aussi. De ce nombre

sont ces gens qui ont vieilli dans une guerre obscure : ils ne réussissent
tout au plus qu’à faire ce qu’ils ont fait toute leur vie ; et il ne faut point
commencer à les charger dans le temps qu’ils s’affaiblissent.
Un moment après la curiosité me reprit, et je lui dis : Je m’engage à ne
vous plus faire de questions si vous voulez encore souffrir celle-ci. Qui est
ce grand jeune homme qui a des cheveux, peu d’esprit et tant d’impertinence
d’où vient qu’il parle plus haut que les autres, et se sait si bon gré d’être au
monde ? C’est un homme à bonnes fortunes, me répondit-il. À ces mots, des
gens entrèrent, d’autres sortirent, on se leva, quelqu’un vint parler à mon
gentilhomme, et je restai aussi peu instruit qu’auparavant. Mais, un moment
après, je ne sais par quel hasard ce jeune homme se trouva auprès de moi ; et
m’adressant la parole : Il fait beau ; voudriez-vous, monsieur, faire un tour
dans le parterre ? Je lui répondis le plus civilement qu’il me fut possible, et
nous sortîmes ensemble. Je suis venu à la campagne, me dit-il, pour faire
plaisir à la maîtresse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal. Il y
a bien certaine femme dans le monde qui ne sera pas de bonne humeur,
mais qu’y faire ? Je vois les plus jolies femmes de Paris ; mais je ne me
fixe pas à une, et je leur en donne bien à garder : car, entre vous et moi,
je ne vaux pas grand-chose. Apparemment, monsieur, lui dis-je, que vous
avez quelque charge ou quelque emploi qui vous empêche d’être plus assidu
auprès d’elles ? Non, monsieur, je n’ai d’autre emploi que de faire enrager un
mari ou désespérer un père ; j’aime à alarmer une femme qui croit me tenir,
et la mettre à deux doigts de sa perte. Nous sommes quelques jeunes gens
qui partageons ainsi tout Paris, et l’intéressons à nos moindres démarches.
À ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de bruit que le guerrier le
plus valeureux, et vous êtes plus considéré qu’un grave magistrat. Si vous
étiez en Perse, vous ne jouiriez pas de tous ces avantages ; vous deviendriez
plus propre à garder nos dames qu’à leur plaire. Le feu me monta au visage ;
et je crois que, pour peu que j’eusse parlé, je n’aurais pu m’empêcher de
le brusquer.
Que dis-tu d’un pays où l’on tolère de pareilles gens, et où l’on laisse
vivre un homme qui fait un tel métier ; où l’infidélité, la trahison, le rapt,
la perfidie et l’injustice conduisent à la considération ; où l’on estime un
homme parce qu’il ôte une fille à son père, une femme à son mari, et trouble
les sociétés les plus douces et les plus saintes ? Heureux les enfants d’Hali,
qui défendent leurs familles de l’opprobre et de la séduction ? La lumière du
jour n’est pas plus pure que le feu qui brûle dans le cœur de nos femmes : nos
filles ne pensent qu’en tremblant au jour qui doit les priver de cette vertu qui
les rend semblables aux anges et aux puissances incorporelles. Terre natale
et chérie, sur qui le soleil jette ses premiers regards, tu n’es point souillée

par les crimes horribles qui obligent cet astre à se cacher dès qu’il paraît
dans le noir occident !
De Paris, le 4 de la lune de Rahmazan, 1713.

LETTRE XLIX
Rica à Usbek

À ***

Étant l’autre jour dans ma chambre, je vis entrer un dervis
extraordinairement habillé ; sa barbe descendait jusqu’à sa ceinture de
corde ; il avait les pieds nus ; son habit était gris, grossier, et en quelques
endroits pointu. Le tout me parut si bizarre que ma première idée fut
d’envoyer chercher un peintre pour en faire une fantaisie.
Il me fit d’abord un grand compliment, dans lequel il m’apprit qu’il était
homme de mérite et de plus capucin. On m’a dit, ajouta-t-il, monsieur, que
vous retournez bientôt à la cour de Perse, où vous tenez un rang distingué.
Je viens vous demander votre protection, et vous prier de nous obtenir du
roi une petite habitation auprès de Casbin pour deux ou trois religieux. Mon
père, lui dis-je, vous voulez donc aller en Perse ? Moi, monsieur ! me dit-il,
je m’en donnerai bien de garde. Je suis ici provincial, et je ne troquerais pas
ma condition contre celle de tous les capucins du monde. Et que diable me
demandez-vous donc ? C’est, me répondit-il, que si nous avions cet hospice,
nos pères d’Italie y enverraient deux ou trois de leurs religieux. Vous les
connaissez apparemment, lui dis-je, ces religieux ? Non, monsieur, je ne les
connais pas. Hé morbleu ! que vous importe donc qu’ils aillent en Perse ?
C’est un beau projet de faire respirer l’air de Casbin à deux capucins ! cela
sera très utile et à l’Europe et à l’Asie ! il est fort nécessaire d’intéresser là-
dedans les monarques ! voilà ce qui s’appelle de belles colonies ! Allez ;
vous et vos semblables n’êtes point faits pour être transplantés ; et vous ferez
bien de continuer à ramper dans les endroits où vous vous êtes engendrés.
De Paris, le 15 de lune de Rahmazan, 1713.

LETTRE L
Rica à ***

J’ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle qu’elle ne se faisait pas

même sentir : ils s’attachaient à leur devoir sans s’y plier, et s’y portaient
comme par instinct : bien loin de relever par leurs discours leurs rares
qualités, il semblait qu’elles n’avaient pas percé jusqu’à eux. Voilà les gens
que j’aime ; non pas ces hommes vertueux qui semblent être étonnés de
l’être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit doit
surprendre.
Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de
grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paraître un
orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes ?
Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d’eux-mêmes ; leurs
conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure :
ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées ; et ils veulent
que l’intérêt qu’ils y prennent les grossisse à vos yeux : ils ont tout fait, tout
vu, tout dit, tout pensé : ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison
inépuisable, une source d’exemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange
est fade lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part !
Il y a quelques jours qu’un homme de ce caractère nous accabla pendant
deux heures de lui, de son mérite et de ses talents : mais, comme il n’y a point
de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler. La conversation
nous revint donc, et nous la prîmes.
Un homme qui paraissait assez chagrin commença par se plaindre de
l’ennui répandu dans les conversations. Quoi ! toujours des sots qui se
peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux ! Vous avez raison, reprit
brusquement notre discoureur, il n’y a qu’à faire comme moi ; je ne me loue
jamais : j’ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense, mes amis lisent
que j’ai quelque esprit ; mais je ne parle jamais de tout cela : si j’ai quelques
bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c’est ma modestie.
J’admirais cet impertinent ; et, pendant qu’il parlait tout haut, je disais
tout bas : Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de
lui, qui craint ceux qui l’écoutent, et ne compromet point son mérite avec
l’orgueil des autres !
De Paris, le 20 de la lune de Rahmazan, 1713.

LETTRE LI
Nargum, envoyé de Perse
en Moscovie, à Usbek

À Paris

On m’a écrit d’Ispahan que tu avais quitté la Perse, et que tu étais

actuellement à Paris. Pourquoi faut-il que j’apprenne de tes nouvelles par
d’autres que par toi ?
Les ordres du roi des rois me retiennent depuis cinq ans dans ce pays-ci,
où j’ai terminé plusieurs négociations importantes.
Tu sais que le czar est le seul des princes chrétiens dont les intérêts soient
mêlés avec ceux de la Perse, parce qu’il est ennemi des Turcs comme nous.
Son empire est plus grand que le nôtre, car on compte mille lieues depuis
Moscow jusqu’à la dernière place de ses états du côté de la Chine.
Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous
esclaves, à la réserve de quatre familles. Le lieutenant des prophètes, le roi
des rois, qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas un exercice plus redoutable
de sa puissance.
À voir le climat affreux de la Moscovie, on ne croirait jamais que ce fût
une peine d’en être exilé : cependant, dès qu’un grand est disgracié, on le
relègue en Sibérie.
Comme la loi de notre prophète nous défend de boire du vin, celle du
prince le défend aux Moscovites.
Ils ont une manière de recevoir leurs hôtes qui n’est point du tout persane.
Dès qu’un étranger entre dans une maison, le mari lui présente sa femme :
l’étranger la baise ; et cela passe pour une politesse faite au mari.
Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles, stipulent
ordinairement que le mari ne les fouettera pas, cependant on ne saurait croire
combien les femmes moscovites aiment à être battues : elles ne peuvent
comprendre qu’elles possèdent le cœur de leur mari s’il ne les bat comme
il faut. Une conduite opposée de sa part est une marque d’indifférence
impardonnable. Voici une lettre que l’une d’elles écrivit dernièrement à sa
mère :

Ma chère mère,
« Je suis la plus malheureuse femme du monde : il n’y a rien que je n’aie fait pour me
faire aimer de mon mari, et je n’ai jamais pu y réussir. Hier j’avais mille affaires dans
la maison ; je sortis, et je demeurai tout le jour dehors : je crus, à mon retour, qu’il me
battrait bien fort ; mais il ne me dit pas un seul mot. Ma sœur est bien autrement traitée ;
son mari la bat tous les jours ; elle ne peut pas regarder un homme qu’il ne l’assomme
soudain : ils s’aiment beaucoup aussi, et ils vivent de la meilleure intelligence du
monde.
C’est ce qui la rend si fière ; mais je ne lui donnerai pas longtemps sujet de me mépriser.
J’ai résolu de me faire aimer de mon mari à quelque prix que ce soit : je le ferai si
bien enrager qu’il faudra bien qu’il me donne des marques d’amitié. Il ne sera pas dit
que je ne serai pas battue, et que je vivrai dans la maison sans que l’on pense à moi.
La moindre chiquenaude qu’il me donnera, je crierai de toute ma force, afin qu’on
s’imagine qu’il y va tout de bon ; et je crois que si quelque voisin venait au secours,
je l’étranglerais. Je vous supplie, ma chère mère, de vouloir bien représenter à mon
mari qu’il me traite d’une manière indigne. Mon père, qui est un si honnête homme,
n’agissait pas de même ; et il me souvient, lorsque j’étais petite fille, qu’il me semblait
quelquefois qu’il vous aimait trop. Je vous embrasse, ma chère mère. »
Les Moscovites ne peuvent point sortir de l’empire, fût-ce pour voyager.
Ainsi, séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont conservé leurs
anciennes coutumes avec d’autant plus d’attachement qu’ils ne croyaient
pas qu’il fût possible d’en avoir d’autres.
Mais le prince qui règne à présent a voulu tout changer : il a eu de grands
démêlés avec eux au sujet de leur barbe : le clergé et les moines n’ont pas
moins combattu en faveur de leur ignorance.
Il s’attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter dans
l’Europe et l’Asie la gloire de sa nation, oubliée jusqu’ici, et presque
uniquement connue d’elle-même.
Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes états, laissant partout
des marques de sa sévérité naturelle.
Il les quitte comme s’ils ne pouvaient le contenir, et va chercher dans
l’Europe d’autres provinces et de nouveaux royaumes.
Je t’embrasse, mon cher Usbek. Donne-moi de tes nouvelles, je te
conjure.
De le 2 de la lune de Chalval, 1713.

LETTRE LII
Rica à Usbek

À ***

J’étais l’autre jour dans une société où je me divertis assez bien. Il y avait

là des femmes de tous les âges : une de quatre-vingts ans, une de soixante,
une de quarante, qui avait une nièce de vingt à vingt-deux. Un certain instinct
me fit approcher de cette dernière, et elle me dit à l’oreille : Que dites-vous de
ma tante, qui, à son âge, veut avoir des amants, et fait encore la jolie ? Elle a
tort, lui dis-je ; c’est un dessein qui ne convient qu’à vous. Un moment après,
je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit : Que dites-vous de cette femme
qui a pour le moins soixante ans, qui a passé aujourd’hui plus d’une heure
à sa toilette ? C’est du temps perdu, lui dis-je ; et il faut avoir vos charmes
pour devoir y songer. J’allai à cette malheureuse femme de soixante ans, et
la plaignais dans mon âme, lorsqu’elle me dit à l’oreille : Y a-t-il rien de si
ridicule voyez cette femme qui a quatre-vingts ans, et qui met des rubans
couleur de feu ; elle veut faire la jeune, et elle y réussit, car cela approche de
l’enfance. Ah ! bon dieu ! dis-je en moi-même ne sentirons-nous jamais que
le ridicule des autres ? C’est peut-être un bonheur, disais-je ensuite, que nous
trouvions de la consolation dans les faiblesses d’autrui. Cependant j’étais
en train de me divertir ; et je dis : Nous avons assez monté, descendons à
présent, et commençons par la vieille qui est au sommet. Madame, vous vous
ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous, qu’il semble
que vous soyez deux sœurs : je vous crois à peu près de même âge. Vraiment,
monsieur, me dit-elle, lorsque l’une mourra, l’autre devra avoir grand-peur :
je ne crois pas qu’il y ait d’elle à moi deux jours de différence. Quand je
tins cette femme décrépite, j’allai à celle de soixante ans. Il faut, madame,
que vous décidiez un pari que j’ai fait : j’ai gagé que cette dame et vous, lui
montrant la femme de quarante ans, étiez de même âge. Ma foi, dit-elle, je ne
crois pas qu’il y ait six mois de différence. Bon ! m’y voilà ; continuons. Je
descendis encore, et j’allai à la femme de quarante ans. Madame, faites-moi
la grâce de me dire si c’est pour rire que vous appelez cette demoiselle, qui
est à l’autre table, votre nièce : vous êtes aussi jeune qu’elle ; elle a même
quelque chose dans le visage de passé que vous n’avez certainement pas ;
et ces couleurs vives qui paraissent sur votre teint… Attendez, me dit-elle :
je suis sa tante ; mais sa mère avait pour le moins vingt-cinq ans plus que

moi : nous n’étions pas de même lit ; j’ai ouï dire à feu ma sœur que sa fille
et moi naquîmes la même année. Je disais bien, madame ; et je n’avais pas
tort d’être étonné.
Mon cher Usbek les femmes qui se sentent finir d’avance par la perte
de leurs agréments voudraient reculer vers la jeunesse. Eh ! comment ne
chercheraient-elles pas à tromper les autres ? elles font tous leurs efforts pour
se tromper elles-mêmes, et se dérober à la plus affligeante de toutes les idées.
De Paris, le 3 de la lune de Chalval, 1713.

LETTRE LIII
Zélis à Usbek

À Paris

Jamais passion n’a été plus forte et plus vive que celle de Cosron, eunuque
blanc, pour mon esclave Zélide ; il la demande en mariage avec tant de fureur
que je ne puis la lui refuser. Et pourquoi ferais-je de la résistance lorsque sa
mère n’en fait pas, et que Zélide elle-même paraît satisfaite de l’idée de ce
mariage imposteur et de l’ombre vaine qu’on lui présente ?
Que veut-elle faire de cet infortuné qui n’aura d’un mari que la jalousie ;
qui ne sortira de sa froideur que pour entrer dans un désespoir inutile ; qui
se rappellera toujours la mémoire de ce qu’il a été, pour la faire souvenir de
ce qu’il n’est plus ; qui toujours prêt à se donner et ne se donnant jamais,
se trompera, la trompera sans cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous
les malheurs de sa condition ?
Et quoi ! être toujours dans les images et dans les fantômes ! ne vivre que
pour imaginer ! se trouver toujours auprès des plaisirs, et jamais dans les
plaisirs ! languissante dans les bras d’un malheureux, au lieu de répondre à
ses soupirs, ne répondre qu’à ses regrets !
Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait
uniquement pour garder, et jamais pour posséder ! Je cherche l’amour, et je
ne le vois pas.
Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu préfères
mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs à la pudeur feinte de mes
compagnes.
Je t’ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes
une sorte de volupté qui nous est inconnue ; que la nature se dédommage
de ses pertes ; qu’elle a des ressources qui réparent le désavantage de
leur condition ; qu’on peut bien cesser d’être homme, mais non pas d’être
sensible ; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l’on
ne fait pour ainsi dire que changer de plaisirs.
Si cela était, je trouverais Zélide moins à plaindre. C’est quelque chose
de vivre avec des gens moins malheureux.
Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le
mariage s’accomplisse dans le sérail. Adieu.
Du sérail d’Ispahan, le 5 de la lune de Chalval, 1713.

LETTRE LIV
Rica à Usbek

À ***

J’étais ce matin dans ma chambre, qui, comme tu sais, n’est séparée des
autres que par une cloison fort mince et percée en plusieurs endroits ; de
sorte qu’on entend tout ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme,
qui se promenait à grands pas, disait à un autre : Je ne sais ce que c’est ; mais
tout se tourne contre moi : il y a plus de trois jours que je n’ai rien dit qui
m’ait fait honneur ; et je me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les
conversations sans qu’on ait fait la moindre attention à moi, et qu’on m’ait
deux fois adressé la parole. J’avais préparé quelques saillies pour relever
mon discours ; jamais on n’a voulu souffrir que je les fisse venir. J’avais
un conte fort joli à faire ; mais, à mesure que j’ai voulu l’approcher, on l’a
esquivé comme si on l’avait fait exprès. J’ai quelques bons mots qui, depuis
quatre jours, vieillissent dans ma tête sans que j’en aie pu faire le moindre
usage. Si cela continue, je crois qu’à la fin je serai un sot ; il semble que
ce soit mon étoile, et que je ne puisse m’en dispenser. Hier j’avais espéré
de briller avec trois ou quatre vieilles femmes qui certainement ne m’en
imposent point, et je devais dire les plus jolies choses du monde : je fus plus
d’un quart d’heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tinrent jamais
un propos suivi, et elles coupèrent, comme des parques fatales, le fil de tous
mes discours. Veux-tu que je te dise ? la réputation de bel esprit coûte bien à
soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me vient une pensée,
reprit l’autre : travaillons de concert à nous donner de l’esprit ; associons-
nous pour cela. Chaque jour nous nous dirons de quoi nous devons parler :
et nous nous secourrons si bien que, si quelqu’un vient nous interrompre au
milieu de nos idées, nous l’attirerons nous-mêmes ; et s’il ne veut pas venir
de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il
faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire
tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes
les conversations, et qu’on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur
de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu
brilleras aujourd’hui, demain tu seras mon second. J’entrerai avec toi dans
une maison, et je m’écrierai en te montrant : Il faut que je vous dise une
réponse bien plaisante que monsieur vient de faire à un homme que nous

avons trouvé dans la rue. Et je me tournerai vers toi. Il ne s’y attendait pas,
il a été bien étonné. Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras : J’y
étais quand il les fit ; c’était dans un souper, et il ne rêva pas un moment.
Souvent même nous nous raillerons toi et moi ; et l’on dira : Voyez comme
ils s’attaquent, comme ils se défendent ; ils ne s’épargnent pas : voyons
comment il sortira de là : à merveille ! quelle présence d’esprit ! voilà une
véritable bataille. Mais on ne dira pas que nous nous étions escarmouchés
dès la veille. Il faudra acheter de certains livres, qui sont des recueils de bons
mots, composés à l’usage de ceux qui l’ont point d’esprit et qui en veulent
contrefaire ; tout dépend d’avoir des modèles. Je veux qu’avant six mois
nous soyons en état de tenir une conversation d’une heure toute remplie de
bons mots. Mais il faudra avoir une attention, c’est de soutenir leur fortune :
ce n’est pas assez de dire un bon mot, il faut le répandre et le semer partout ;
sans cela, autant de perdu ; et je t’avoue qu’il n’y a rien de si désolant que de
voir une jolie chose qu’on a dite mourir dans l’oreille d’un sot qui l’entend.
Il est vrai que souvent il y a une compensation, et que nous disons aussi
bien des sottises qui passent incognito ; et c’est la seule chose qui peut
nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu’il nous faut
prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à
l’Académie : c’est pour te dire que le travail ne sera pas long ; car pour lors
tu pourras renoncer à ton art, tu seras homme d’esprit malgré que tu en aies.
On remarque en France que, dès qu’un homme entre dans une compagnie,
il prend d’abord ce qu’on appelle l’esprit du corps : tu seras de même ; et je
ne crains pour toi que l’embarras des applaudissements.
De Paris, le 6 de la lune de Zilcadé, 1714.

LETTRE LV
Rica à Ibben

À Smyrne

Chez les peuples d’Europe, le premier quart d’heure du mariage aplanit

toutes les difficultés ; les dernières faveurs sont toujours de même date que
la bénédiction nuptiale : les femmes n’y sont point comme nos Persanes, qui
disputent le terrain quelquefois des mois entiers ; il n’y a rien de si plénier : si
elles ne perdent rien, c’est qu’elles n’ont rien à perdre. Mais on sait toujours,
chose honteuse ! le moment de leur défaite ; et, sans consulter les astres, on
peut prédire au juste l’heure de la naissance de leurs enfants.
Les Français ne parlent presque jamais de leurs femmes : c’est qu’ils ont
peur d’en parler devant des gens qui les connaissent mieux qu’eux.
Il y a parmi eux des hommes très malheureux que personne ne console,
ce sont les maris jaloux ; il y en a que tout le monde hait, ce sont les maris
jaloux ; il y en a que tous les hommes méprisent, ce sont encore les maris
jaloux.
Aussi n’y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nombre que chez
les Français. Leur tranquillité n’est pas fondée sur la confiance qu’ils ont
en leurs femmes ; c’est au contraire sur la mauvaise opinion qu’ils en ont.
Toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les
prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paraissent des
moyens plus propres à exercer l’industrie de ce sexe qu’à la lasser. Ici les
maris prennent leur parti de bonne grâce, et regardent les infidélités comme
des coups d’une étoile inévitable. Un mari qui voudrait seul posséder sa
femme serait regardé comme un perturbateur de la joie publique, et comme
un insensé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à l’exclusion des autres
hommes.
Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n’a pas assez de mérite
pour se faire aimer d’une autre ; qui abuse de la nécessité de la loi pour
suppléer aux agréments qui lui manquent ; qui se sert de tous ses avantages
au préjudice d’une société entière ; qui s’approprie ce qui ne lui avait été
donné qu’en engagement, et qui agit, autant qu’il est en lui, pour renverser
une convention tacite qui fait le bonheur de l’un et de l’autre sexe. Ce titre
de mari d’une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, se porte
ici sans inquiétude. On se sent en état de faire diversion partout. Un prince

se console de la perte d’une place par la prise d’une autre : dans le temps que
le Turc nous prenait Bagdad, n’enlevions-nous pas au Mogol la forteresse
de Candahar ?
Un homme qui en général souffre les infidélités de sa femme n’est point
désapprouvé ; au contraire on le loue de sa prudence : il n’y a que les cas
particuliers qui déshonorent.
Ce n’est pas qu’il n’y ait des dames vertueuses, et on peut dire qu’elles
sont distinguées ; mon conducteur me les faisait toujours remarquer : mais
elles étaient toutes si laides qu’il faut être un saint pour ne pas haïr la vertu.
Après ce que je t’ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t’imagines facilement
que les Français ne s’y piquent guère de constance. Ils croient qu’il est
aussi ridicule de jurer à une femme qu’on l’aimera toujours que de soutenir
qu’on se portera toujours bien, ou qu’on sera toujours heureux. Quand ils
promettent à une femme qu’ils l’aimeront toujours, ils supposent qu’elle, de
son côté, leur promet d’être toujours aimable ; et, si elle manque à sa parole,
ils ne se croient plus engagés à la leur.
De Paris, le 7 de la lune de Zilcadé, 1714.

LETTRE LVI
Usbek à Ibben

À Smyrne

Le jeu est très en usage en Europe : c’est un état que d’être joueur ; ce

seul titre tient lieu de naissance, de biens, de probité ; il met tout homme qui
le porte au rang des honnêtes gens, sans examen, quoiqu’il n’y ait personne
qui ne sache qu’en jugeant ainsi il s’est trompé très souvent : mais on est
convenu d’être incorrigible.
Les femmes y sont surtout très adonnées. Il est vrai qu’elles ne s’y livrent
guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus chère ; mais, à
mesure qu’elles vieillissent, leur passion pour le jeu semble rajeunir, et cette
passion remplit tout le vide des autres.
Elles veulent ruiner leurs maris ; et, pour y parvenir, elles ont des moyens
pour tous les âges, depuis la plus tendre jeunesse jusqu’à la vieillesse la
plus décrépite : les habits et les équipages commencent le dérangement, la
coquetterie l’augmente, le jeu l’achève.
J’ai vu souvent neuf ou dix femmes, ou plutôt neuf ou dix siècles,
rangées autour d’une table ; je les ai vues dans leurs espérances, dans leurs
craintes, dans leurs joies, surtout dans leurs fureurs : tu aurais dit qu’elles
n’auraient jamais le temps de s’apaiser, et que la vie allait les quitter avant
leur désespoir : tu aurais été en doute si ceux qu’elles payaient étaient leurs
créanciers ou leurs légataires.
Il semble que notre saint prophète ait eu principalement en vue de nous
priver de tout ce qui peut troubler notre raison : il nous a interdit l’usage
du vin qui la tient ensevelie ; il nous a, par un précepte exprès, défendu les
jeux de hasard ; et quand il lui a été impossible d’ôter la cause des passions,
il les a amorties. L’amour parmi nous ne porte ni trouble ni fureur ; c’est
une passion languissante qui laisse notre âme dans le calme : la pluralité des
femmes nous sauve de leur empire, elle tempère la violence de nos désirs.
De Paris, le 10 de la lune de Zilhagé, 1714.

LETTRE LVII
Usbek à Rhédi

À Venise

Les libertins entretiennent ici un nombre infini de filles de joie, et

les dévots un nombre innombrable de dervis. Ces dervis font trois vœux,
d’obéissance, de pauvreté et de chasteté. On dit que le premier est le mieux
observé de tous ; quant au second, je te réponds qu’il ne l’est point, je te
laisse à juger du troisième.
Mais, quelque riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la qualité
de pauvres ; notre glorieux sultan renoncerait plutôt à ses magnifiques et
sublimes titres : ils ont raison, car ce titre de pauvre les empêche de l’être.
Les médecins, et quelques-uns de ces dervis qu’on appelle confesseurs,
sont toujours ici ou trop estimés ou trop méprisés : cependant on dit que les
héritiers s’accommodent mieux des médecins que des confesseurs.
Je fus l’autre jour dans un couvent de ces dervis. Un d’entre eux,
vénérable par ses cheveux blancs, m’accueillit fort honnêtement. Il me fit
voir toute la maison. Nous entrâmes dans le jardin, et nous nous mîmes à
discourir. Mon père, lui dis-je, quel emploi avez-vous dans la communauté ?
Monsieur, me répondit-il avec un air très content de ma question, je suis
casuiste. Casuiste ! repris-je : depuis que je suis en France, je n’ai pas ouï
parler de cette charge. Quoi ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un casuiste !
Hé bien, écoutez ; je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien
à désirer. Il y a deux sortes de péchés ; de mortels, qui excluent absolument
du paradis, et de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne l’irritent
pas au point de nous priver de la béatitude : or tout notre art consiste à bien
distinguer ces deux sortes de péchés ; car, à la réserve de quelques libertins,
tous les chrétiens veulent gagner le paradis ; mais il n’y a guère personne
qui ne le veuille gagner au meilleur marché qu’il est possible. Quand on
connaît bien les péchés mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là,
et l’on fait son affaire. Il y a des hommes qui n’aspirent pas à une si grande
perfection ; et, comme ils n’ont point d’ambition, ils ne se soucient pas des
premières places : aussi entrent-ils en paradis le plus juste qu’ils peuvent ;
pourvu qu’ils y soient, cela leur suffit : leur but est de n’en faire ni plus ni
moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel plutôt qu’ils ne l’obtiennent, et
qui disent à Dieu : Seigneur, j’ai accompli les conditions à la rigueur ; vous

ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses : comme je n’en ai pas fait
plus que vous n’en avez demandé, je vous dispense de m’en accorder plus
que vous n’en avez promis.
Nous sommes donc des gens nécessaires, monsieur. Ce n’est pas tout,
pourtant ; vous allez bien voir autre chose. L’action ne fait pas le crime, c’est
la connaissance de celui qui la commet ; celui qui fait un mal, tandis qu’il
peut croire que ce n’en est pas un, est en sûreté de conscience : et, comme
il y a un nombre infini d’actions équivoques, un casuiste peut leur donner
un degré de bonté qu’elles n’ont point, en les déclarant bonnes ; et, pourvu
qu’il puisse persuader qu’elles n’ont pas de venin, il le leur ôte tout entier.
Je vous dis ici le secret d’un métier où j’ai vieilli ; je vous en fais voir
les raffinements : il y a un tour à donner à tout, même aux choses qui en
paraissent moins susceptibles. Mon père, lui dis-je, cela est fort bon : mais
comment vous accommodez-vous avec le ciel ? Si le sophi avait à sa cour un
homme qui fit à son égard ce que vous faites contre votre Dieu, qui mît de
la différence entre ses ordres, qui apprît à ses sujets dans quel cas ils doivent
les exécuter et dans quel autre ils peuvent les violer, il le ferait empaler sur
l’heure. Je saluai mon dervis, et le quittai sans attendre sa réponse.
De Paris, le 23 de la lune de Maharran, 1714.

LETTRE LVIII
Rica à Rhédi

À Venise

À Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là un homme obligeant

vient, pour un peu d’argent, vous offrir le secret de faire de l’or.
Un autre vous promet de vous faire coucher avec les esprits aériens,
pourvu que vous soyez seulement trente ans sans voir de femme.
Vous trouverez encore des devins si habiles qu’ils vous diront toute votre
vie, pourvu qu’ils aient seulement eu un quart d’heure de conversation avec
vos domestiques.
Des femmes adroites font de la virginité une fleur qui périt et renaît tous
les jours, et se cueille la centième fois plus douloureusement que la première.
Il y en a d’autres qui, réparant par la force de leur art toutes les injures
du temps, savent rétablir sur un visage une beauté qui chancelle, et même
rappeler une femme du sommet de la vieillesse pour la faire redescendre
jusqu’à la jeunesse la plus tendre.
Tous ces gens-là vivent ou cherchent à vivre dans une ville qui est la mère
de l’invention.
Les revenus des citoyens ne s’y afferment point ; ils ne consistent qu’en
esprit et en industrie : chacun a la sienne, qu’il fait valoir de son mieux.
Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de
quelque mosquée aurait aussitôt compté les sables de la mer et les esclaves
de notre monarque.
Un nombre infini de maîtres de langues, d’arts et de sciences, enseignent
ce qu’ils ne savent pas ; et ce talent est bien considérable, car il ne faut pas
beaucoup d’esprit pour montrer ce qu’on sait, mais il en faut infiniment pour
enseigner ce qu’on ignore.
On ne peut mourir ici que subitement ; la mort ne saurait autrement
exercer son empire ; car il y a dans tous les coins des gens qui ont des
remèdes infaillibles contre toutes les maladies imaginables.
Toutes les boutiques sont tendues de filets invisibles où se vont prendre
tous les acheteurs. L’on en sort pourtant quelquefois à bon marché : une
jeune marchande cajole un homme une heure entière pour lui faire acheter
un paquet de cure-dents.

Il n’y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné qu’il n’y est

entré : à force de faire part de son bien aux autres, on apprend à le conserver ;
seul avantage des étrangers dans cette ville enchanteresse.
De Paris, le 10 de la lune de Saphar, 1714.

LETTRE LIX
Rica à Usbek

À ***

J’étais l’autre jour dans une maison où il y avait un cercle de gens de toute

espèce : je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes qui
avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. Il faut avouer, disait une
d’entre elles, que les hommes d’aujourd’hui sont bien différents de ceux que
nous voyions dans notre jeunesse : ils étaient polis, gracieux, complaisants ;
mais à présent je les trouve d’une brutalité insupportable. Tout est changé,
dit pour lors un homme qui paraissait accablé de goutte ; le temps n’est plus
comme il était : il y a quarante ans tout le monde se portait bien, on marchait,
on était gai, on ne demandait qu’à rire et à danser ; à présent tout le monde
est d’une tristesse insupportable. Un moment après, la conversation tourna
du côté de la politique. Morbleu ! dit un vieux seigneur, l’état n’est plus
gouverné : trouvez-moi à présent un ministre comme monsieur Colbert ! Je
le connaissais beaucoup, ce monsieur Colbert ; il était de mes amis ; il me
faisait toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût : le bel ordre qu’il
y avait dans les finances ! tout le monde était à son aise ; mais aujourd’hui je
suis ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps
le plus miraculeux de notre invincible monarque : y a-t-il rien de si grand
que ce qu’il faisait alors pour détruire l’hérésie ? Et comptez-vous pour rien
l’abolition des duels ? dit d’un air content un autre homme qui n’avait point
encore parlé. La remarque est judicieuse, me dit quelqu’un à l’oreille : cet
homme est charmé de l’édit ; et il l’observe si bien qu’il y a six mois qu’il
reçut cent coups de bâton pour ne le pas violer.
Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un
retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les
Nègres peignent le diable d’une blancheur éblouissante, et leurs dieux noirs
comme du charbon ; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui
lui pendent jusqu’aux cuisses ; et qu’enfin tous les idolâtres aient représenté
leurs dieux avec une figure humaine, et leur aient fait part de toutes leurs
inclinations. On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui
donneraient trois côtés.
Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un
atome, c’est-à-dire la terre, qui n’est qu’un point de l’univers, se proposer

directement pour modèles de la providence, je ne sais comment accorder
tant d’extravagance avec tant de petitesse.
De Paris, le 14 de la lune de Saphar, 1714.

LETTRE LX
Usbek à Ibben

À Smyrne

Tu me demandes s’il y a des Juifs en France. Sache que partout où il y

a de l’argent il y a des Juifs. Tu me demandes ce qu’ils y font. Précisément
ce qu’ils font en Perse : rien ne ressemble plus à un Juif d’Asie qu’un Juif
européen.
Ils font paraître chez les chrétiens, comme parmi nous, une obstination
invincible pour leur religion, qui va jusqu’à la folie.
La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont
couvert toute la terre, je veux dire le mahométisme et le christianisme ;
ou plutôt c’est une mère qui a engendré deux filles qui l’ont accablée de
mille plaies ; car, en fait de religion, les plus proches sont les plus grandes
ennemies. Mais, quelques mauvais traitements qu’elle en ait reçus, elle ne
laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde : elle se sert de l’une
et de l’autre pour embrasser le monde entier, tandis que, d’un autre côté, sa
vieillesse vénérable embrasse tous les temps.
Les Juifs se regardent donc comme la source de toute sainteté et l’origine
de toute religion : ils nous regardent au contraire comme des hérétiques qui
ont changé la loi, ou plutôt comme des Juifs rebelles.
Si le changement s’était fait insensiblement, ils croient qu’ils auraient été
facilement séduits ; mais, comme il s’est fait tout à coup et d’une manière
violente, comme ils peuvent marquer le jour et l’heure de l’une et de l’autre
naissance, ils se scandalisent de trouver en nous des âges, et se tiennent
fermes à une religion que le monde même n’a pas précédée.
Ils n’ont jamais eu dans l’Europe un calme pareil à celui dont ils jouissent.
On commence à se défaire parmi les chrétiens de cet esprit d’intolérance
qui les animait : on s’est mal trouvé en Espagne de les avoir chassés, et
en France d’avoir fatigué des chrétiens dont la croyance différait un peu de
celle du prince. On s’est aperçu que le zèle pour les progrès de la religion
est différent de l’attachement qu’on doit avoir pour elle, et que, pour l’aimer
et l’observer, il n’est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne
l’observent pas.
Il serait à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi sensément sur
cet article que les chrétiens ; que l’on pût une bonne fois faire la paix entre

Hali et Abubeker, et laisser à Dieu le soin de décider des mérites de ces saints
prophètes. Je voudrais qu’on les honorât par des actes de vénération et de
respect, et non par de vaines préférences, et qu’on cherchât à mériter leur
faveur, quelque place que Dieu leur ait marquée soit à sa droite ou bien sous
le marchepied de son trône.
De Paris, le 18 de la lune de Saphar, 1714.

LETTRE LXI
Usbek à Rhédi

À Venise

J’entrai l’autre jour dans une église fameuse qu’on appelle Notre-Dame :

pendant que j’admirais ce superbe édifice, j’eus occasion de m’entretenir
avec un ecclésiastique que la curiosité y avait attiré comme moi. La
conversation tomba sur la tranquillité de sa profession. La plupart des gens,
me dit-il, envient le bonheur de notre état, et ils ont raison : cependant il
a ses désagréments ; nous ne sommes point si séparés du monde que nous
n’y soyons appelés en mille occasions : là, nous avons un rôle très difficile
à soutenir.
Les gens du monde sont étonnants ; ils ne peuvent souffrir notre
approbation ni nos censures ; si nous les voulons corriger, ils nous trouvent
ridicules ; si nous les approuvons, ils nous regardent comme des gens au-
dessous de notre caractère. Il n’y a rien de si humiliant que de penser qu’on
a scandalisé les impies mêmes. Nous sommes donc obligés de tenir une
conduite équivoque et d’en imposer aux libertins, non pas par un caractère
décidé, mais par l’incertitude où nous les mettons de la manière dont nous
recevons leurs discours. Il faut avoir beaucoup d’esprit pour cela ; cet état de
neutralité est difficile : les gens du monde qui hasardent tout, qui se livrent
à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandonnent,
réussissent bien mieux.
Ce n’est pas tout : cet état si heureux et si tranquille que l’on vante tant,
nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paraissons, on nous
fait disputer ; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de
la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu ; la nécessité du jeûne à un
autre qui a nié toute sa vie l’immortalité de l’âme : l’entreprise est laborieuse,
et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus : une certaine envie d’attirer
les autres dans nos opinions, nous tourmente sans cesse, et est pour ainsi
dire attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyait les
Européens travailler en faveur de la nature humaine à blanchir le visage des
Africains. Nous troublons l’état, nous nous tourmentons nous-mêmes pour
faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux et nous
ressemblons à ce conquérant de la Chine qui poussa ses sujets à une révolte
générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.

Le zèle même que nous avons pour faire remplir à ceux dont nous

sommes chargés les devoirs de notre sainte religion est souvent dangereux,
et il ne saurait être accompagné de trop de prudence. Un empereur nommé
Théodose fit passer au fil de l’épée tous les habitants d’une ville, même les
femmes et les enfants : s’étant ensuite présenté pour entrer dans une église,
un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les portes, comme à un meurtrier
et un sacrilège ; et en cela il fit une action héroïque. Cet empereur ayant
ensuite fait la pénitence qu’un tel crime exigeait, étant admis dans l’église,
alla se placer parmi les prêtres. Le même évêque l’en fit sortir ; et en cela
il fit l’action d’un fanatique : tant il est vrai que l’on doit se défier de son
zèle ! Qu’importait à la religion ou à l’état que ce prince eût ou n’eût pas
uni place parmi les prêtres ?
De Paris, le premier de la lune de Rebiab, 1, 1714.

LETTRE LXII
Zélis à Usbek

À Paris

Ta fille ayant atteint sa septième année, j’ai cru qu’il était temps de la

faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de ne point attendre
qu’elle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs. On ne saurait de trop
bonne heure priver une jeune personne des libertés de l’enfance, et lui donner
une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite.
Car je ne puis être de l’avis de ces mères qui ne renferment leurs filles que
lorsqu’elles sont sur le point de leur donner un époux ; qui, les condamnant
au sérail plutôt qu’elles ne les y consacrent, leur font embrasser violemment
une manière de vie qu’elles auraient dû leur inspirer. Faut-il tout attendre de
la force de la raison, et rien de la douceur de l’habitude ?
C’est en vain que l’on nous parle de la subordination où la nature nous
a mises ; ce n’est pas assez de nous la faire sentir, il faut nous la faire
pratiquer, afin qu’elle nous soutienne dans ce temps critique où les passions
commencent à naître et à nous encourager à l’indépendance.
Si nous n’étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions
quelquefois l’oublier ; si nous n’y étions entraînées que par le penchant,
peut-être un penchant plus fort pourrait l’affaiblir ; mais quand les lois nous
donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres, et nous mettent
aussi loin d’eux que si nous en étions à cent mille lieues.
La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s’est pas bornée à leur
donner des désirs ; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que
nous fussions des instruments animés de leur félicité : elle nous a mises
dans le feu des passions pour les faire vivre tranquilles : s’ils sortent de
leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous
puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.
Cependant, Usbek, ne t’imagine pas que ta situation soit plus heureuse
que la mienne : j’ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas. Mon
imagination a travaillé sans cesse à m’en faire connaître le prix : j’ai vécu,
et tu n’as fait que languir.
Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi. Tu ne
saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de

tes inquiétudes : et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de
marques de ta dépendance.
Continue, cher Usbek ; fais veiller sur moi nuit et jour ; ne te fie pas même
aux précautions ordinaires : augmente mon bonheur en assurant le tien, et
sache que je ne redoute rien que ton indifférence.
Du sérail d’Ispahan, le 2 de la lune de Rebiab, 1,1714.

LETTRE LXIII
Rica à Usbek

À ***

Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne. Je ne te perdais au

commencement que pour deux ou trois jours, et en voilà quinze que je ne
t’ai vu. Il est vrai que tu es dans une maison charmante, que tu y trouves une
société qui te convient, que tu y raisonnes tout à ton aise : il n’en faut pas
davantage pour te faire oublier tout l’univers.
Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m’as vu mener ; je
me répands dans le monde, et je cherche à le connaître : mon esprit perd
insensiblement tout ce qui lui reste d’asiatique, et se plie sans effort aux
mœurs européennes. Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq
ou six femmes avec cinq ou six hommes, et trouve que cela n’est pas mal
imaginé.
Je le puis dire : je ne connais les femmes que depuis que je suis ici : j’en
ai plus appris dans un mois que je n’aurais fait en trente ans dans un sérail.
Chez nous les caractères sont tous uniformes, parce qu’ils sont forcés :
on ne voit point les gens tels qu’ils sont, mais tels qu’on les oblige d’être :
dans cette servitude du cœur et de l’esprit on n’entend parler que la crainte,
qui n’a qu’un langage, et non pas la nature, qui s’exprime si différemment,
et qui paraît sous tant de formes.
La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici
inconnue : tout parle, tout se voit, tout s’entend, le cœur se montre comme
le visage ; dans les mœurs, dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit
toujours quelque chose de naïf.
Il faut pour plaire aux femmes un certain talent différent de celui qui leur
plaît encore davantage : il consiste dans une espèce de badinage dans l’esprit,
qui les amuse en ce qu’il semble leur promettre à chaque instant ce qu’on
ne peut tenir que dans de trop longs intervalles.
Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes, semble être parvenu à
former le caractère général de la nation : on badine au conseil, on badine
à la tête d’une armée, on badine avec un ambassadeur. Les professions ne
paraissent ridicules qu’à proportion du sérieux qu’on y met ; un médecin ne

le serait plus, si ses habits étaient moins lugubres, et s’il tuait ses malades
en badinant.
De Paris, le 10 de la lune de Rebiab, 1,1714.

LETTRE LXIV
Le chef des eunuques
noirs à Usbek

À Paris

Je suis dans un embarras que je ne saurais t’exprimer, magnifique

seigneur : le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantables : la
guerre règne entre tes femmes : tes eunuques sont partagés : on n’entend que
plaintes, que murmures, que reproches : mes remontrances sont méprisées ;
tout semble permis dans ce temps de licence ; et je n’ai plus qu’un vain titre
dans le sérail.
Il n’y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres
par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton
amour, et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres pour avoir toutes les
préférences : je perds à chaque instant cette longue patience avec laquelle
néanmoins j’ai eu le malheur de les mécontenter toutes : ma prudence, ma
complaisance même, vertu si rare et si étrangère dans le poste que j’occupe,
ont été inutiles.
Veux-tu que je te découvre, magnifique seigneur, la cause de tous ces
désordres elle est toute dans ton cœur et dans les tendres égards que tu
as pour elles. Si tu ne me retenais pas la main ; si, au lieu de la voie des
remontrances, tu me laissais celle des châtiments ; si, sans te laisser attendrir
à leurs plaintes et à leurs larmes, tu les envoyais pleurer devant moi, qui ne
m’attendris jamais, je les façonnerais bientôt au joug qu’elles doivent porter,
et je lasserais leur humeur impérieuse et indépendante.
Enlevé, dès l’âge de quinze ans, du fond de l’Afrique, ma patrie, je fus
d’abord vendu à un maître qui avait plus de vingt femmes ou concubines.
Ayant jugé à mon air grave et taciturne que j’étais propre au sérail, il ordonna
que l’on achevât de me rendre tel, et me fit faire une opération, pénible dans
les commencements, mais qui me fut heureuse dans la suite, parce qu’elle
m’approcha de l’oreille et de la confiance de mes maîtres. J’entrai dans ce
sérail, qui fut pour moi un nouveau monde. Le premier eunuque, l’homme
le plus sévère que j’aie vu de ma vie, y gouvernait avec un empire absolu.
On n’y entendait parler ni de divisions ni de querelles ; un silence profond
régnait partout : toutes ces femmes étaient couchées à la même heure, d’un

bout de l’année à l’autre, et levées à la même heure : elles entraient dans
le bain tour à tour, elles en sortaient au moindre signe que nous leur en
faisions : le reste du temps elles étaient presque toujours enfermées dans
leurs chambres. Il avait une règle, qui était de les faire tenir dans une grande
propreté, et il avait pour cela des attentions inexprimables : le moindre refus
d’obéir était puni sans miséricorde. Je suis, disait-il, esclave ; mais je le suis
d’un homme qui est votre maître et le mien, et j’use du pouvoir qu’il m’a
donné sur vous : c’est lui qui vous châtie, et non pas moi, qui ne fais que
prêter ma main. Ces femmes n’entraient jamais dans la chambre de mon
maître qu’elles n’y fussent appelées ; elles recevaient cette grâce avec joie,
et s’en voyaient privées sans se plaindre. Enfin moi, qui étais le dernier des
noirs dans ce sérail tranquille, j’étais mille fois plus respecté que je ne le
suis dans le tien où je les commande tous.
Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de mon
côté ; il parla de moi à mon maître comme d’un homme capable de travailler
selon ses vues, et de lui succéder dans le poste qu’il remplissait : il ne fut
point étonné de ma grande jeunesse ; il crut que mon attention me tiendrait
lieu d’expérience. Que te dirai-je je fis tant de progrès dans sa confiance
qu’il ne faisait plus difficulté de mettre dans mes mains les clefs du lieu
terrible qu’il gardait depuis si longtemps. C’est sous ce grand maître que
j’appris l’art difficile de commande, et que je me formai aux maximes d’un
gouvernement inflexible. J’étudiai sous lui le cœur des femmes : il m’apprit
à profiter de leurs faiblesses, et à ne point m’étonner de leur hauteur. Souvent
il se plaisait à me les voir conduire jusqu’au dernier retranchement de
l’obéissance ; il les faisait ensuite revenir insensiblement, et voulait que je
parusse pour quelque temps plier moi-même. Mais il allait le voir dans ces
moments où il les trouvait tout près du désespoir, entre les prières et les
reproches ! il soutenait leurs larmes sans s’émouvoir, et se sentait flatté de
cette espèce de triomphe. Voilà, disait-il d’un air content, comment il faut
gouverner les femmes : leur nombre ne m’embarrasse pas ; je conduirais de
même toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme peut-il
espérer de captiver leur cœur, si ses fidèles eunuques n’ont commencé par
soumettre leur esprit ?
Il avait non seulement de la fermeté, mais aussi de la pénétration. Il lisait
leurs pensées et leurs dissimulations : leurs gestes étudiés, leur visage feint,
ne lui dérobaient rien. Il savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs
paroles les plus secrètes. Il se servait des unes pour connaître les autres, et il
se plaisait à récompenser la moindre confidence. Comme elles n’abordaient
leur mari que lorsqu’elles étaient averties, l’eunuque y appelait qui il voulait,
et tournait les yeux de son maître sur celles qu’il avait en vue ; et cette
distinction était la récompense de quelque secret révélé. Il avait persuadé à

son maître qu’il était du bon ordre qu’il lui laissât ce choix, afin de lui donner
une autorité plus grande. Voilà comme on gouvernait, magnifique seigneur,
dans un sérail qui était, je crois, le mieux réglé qu’il y eût en Perse.
Laisse-moi les mains libres : permets que je me fasse obéir : huit jours
remettront l’ordre dans le sein de la confusion : c’est ce que ta gloire
demande et ce que ta sûreté exige.
De ton sérail d’Ispahan, le 9 de la lune de Rebiab, 2,1714.

LETTRE LXV
Usbek à ses femmes

Au sérail d’Ispahan

J’apprends que le sérail est dans le désordre, et qu’il est rempli de
querelles et de divisions intestines. Que vous recommandai-je en partant,
que la paix et la bonne intelligence ? Vous me le promîtes : était-ce pour
me tromper ?
C’est vous qui seriez trompées, si je voulais suivre les conseils que me
donne le grand eunuque, si je voulais employer mon autorité pour vous faire
vivre comme mes exhortations le demandaient de vous.
Je ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque j’ai tenté tous
les autres. Faites donc en votre considération ce que vous n’avez pas voulu
faire à la mienne.
Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre : il dit que vous n’avez
aucun égard pour lui. Comment pouvez-vous accorder cette conduite avec la
modestie de votre état ? N’est-ce pas à lui que, pendant mon absence, votre
vertu est confiée ? C’est un trésor sacré dont il est le dépositaire. Mais ces
mépris que vous lui témoignez font voir que ceux qui sont chargés de vous
faire vivre dans les lois de l’honneur vous sont à charge.
Changez donc de conduite, je vous prie ; et faites en sorte que je puisse
une autre fois rejeter les propositions que l’on me fait contre votre liberté
et votre repos.
Car je voudrais vous faire oublier que je suis votre maître, pour me
souvenir seulement que je suis votre époux.
De Paris, le 5 de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXVI
Rica à ***

On s’attache ici beaucoup aux sciences, mais je ne sais si on est fort

savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n’ose rien nier comme
théologien : cet homme contradictoire est toujours content de lui pourvu
qu’on convienne des qualités.
La fureur de la plupart des Français, c’est d’avoir de l’esprit et la fureur
de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres.
Cependant il n’y a rien de si mal imaginé : la nature semblait avoir
sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères ; et
les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d’avoir ennuyé tous
ceux qui ont vécu avec lui : il veut encore tourmenter les races futures :
il veut que sa sottise triomphe de l’oubli dont il aurait pu jouir comme du
tombeau : il veut que la postérité soit informée qu’il a vécu, et qu’elle sache
à jamais qu’il a été un sot.
De tous les auteurs il n’y en a point que je méprise plus que les
compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des ouvrages
des autres, qu’ils plaquent dans les leurs comme des pièces de gazon dans
un parterre : ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d’imprimerie qui
rangent des caractères qui, combinés ensemble, font un livre où ils n’ont
fourni que la main. Je voudrais qu’on respectât les livres originaux ; et il
me semble que c’est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les
composent du sanctuaire où elles sont pour les exposer à un mépris qu’elles
ne méritent point.
Quand un homme n’a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il ? Qu’a-t-on
affaire de ces doubles emplois ? Mais je veux donner un nouvel ordre. Vous
êtes un habile homme : Vous venez dans ma bibliothèque, et vous mettez
en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas : c’est un
beau chef-d’œuvre.
Je t’écris sur ce sujet, *** parce que je suis outré d’un livre que je viens
de quitter, qui est si gros qu’il semblait contenir la science universelle ; mais
il m’a rompu la tête sans m’avoir rien appris. Adieu.
De Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXVII
Ibben à Usbek

À Paris

Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m’avoir apporté de tes nouvelles. Es-

tu malade ? ou te plais-tu à m’inquiéter ?
Si tu ne m’aimes pas dans un pays où tu n’es lié à rien, que sera-ce au
milieu de la Perse, et dans le sein de ta famille ? Mais peut-être que je me
trompe : tu es assez aimable pour trouver partout des amis : le cœur est
citoyen de tous les pays : comment une âme bien faite peut-elle s’empêcher
de former des engagements ? Je te l’avoue, je respecte les anciennes amitiés ;
mais je ne suis pas fâché d’en faire partout de nouvelles.
En quelque pays que j’aie été, j’y ai vécu comme si j’avais dû y passer
ma vie : j’ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la même
compassion ou plutôt la même tendresse pour les malheureux, la même
estime pour ceux que la prospérité n’a point aveuglés. C’est mon caractère,
Usbek : partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des amis.
Il y a ici un guèbre qui, après toi, a, je crois, la première place dans mon
cœur ; c’est l’âme de la probité même. Des raisons particulières l’ont obligé
de se retirer dans cette ville, où il vit tranquille du produit d’un trafic honnête
avec une femme qu’il aime. Sa vie est toute marquée d’actions généreuses ;
et, quoiqu’il cherche la vie obscure, il y a plus d’héroïsme dans son cœur
que dans celui des plus grands monarques.
Je lui ai parlé mille fois de toi ; je lui montre toutes tes lettres : je remarque
que cela lui fait plaisir, et je vois déjà que tu as un ami qui t’est inconnu.
Tu trouveras ici ses principales aventures : quelque répugnance qu’il ait
à les écrire, il n’a pu les refuser à mon amitié, et je les confie à la tienne.

HISTOIRE D’APHÉRIDON ET D’ASTARTÉ.

Je suis né parmi les guèbres, d’une religion qui est peut-être la plus
ancienne qui soit au monde. Je fus si malheureux que l’amour me vint
avant la raison. J’avais à peine six ans, que je ne pouvais vivre qu’avec ma
sœur : mes yeux s’attachaient toujours sur elle ; et lorsqu’elle me quittait un
moment, elle les retrouvait baignés de larmes : chaque jour n’augmentait pas
plus mon âge que mon amour. Mon père, étonné d’une si forte sympathie,

aurait bien souhaité de nous marier ensemble selon l’ancien usage des
guèbres introduit par Cambyse ; mais la crainte des mahométans, sous le
joug desquels nous vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces
alliances saintes, que notre religion ordonne plutôt qu’elle ne permet, et qui
sont des images si naïves de l’union déjà formée par la nature.
Mon père, voyant donc qu’il aurait été dangereux de suivre mon
inclination et la sienne, résolut d’éteindre une flamme qu’il croyait
naissante, mais qui était déja à son dernier période : il prétexta un voyage, et
m’emmena avec lui, laissant ma sœur entre les mains d’une de ses parentes,
car ma mère était morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le
désespoir de cette séparation : j’embrassai ma sœur toute baignée de larmes,
mais je n’en versai point, car la douleur m’avait rendu comme insensible.
Nous arrivâmes à Téflis ; et mon père, ayant confié mon éducation à un de
nos parents, m’y laissa et s’en retourna chez lui.
Quelque temps après, appris que, par le crédit d’un de ses amis, il avait
fait entrer ma sœur dans le beiram du roi, où elle était au service d’une
sultane. Si l’on m’avait appris sa mort, je n’en aurais pas été plus frappé ;
car, outre que je n’espérais plus de la revoir, son entrée dans le beiram l’avait
mahométane ; et elle ne pouvait plus, suivant le préjugé de cette religion,
me regarder qu’avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Téflis, las
de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles
furent amères à mon père ; je lui reprochai d’avoir mis sa fille en un lieu où
l’on ne peut entrer qu’en changeant de religion. Vous avez attiré sur votre
famille, lui dis-je, la colère le Dieu et du soleil qui vous éclaire ; vous avez
plus fait que si vous aviez souillé éléments, vous avez aviez puisque vous
avez souillé l’âme de votre fille, qui n’est pas moins pure. J’en mourrai de
douleur et d’amour ; mais puisse la mort être la seule peine que Dieu vous
fasse sentir ! À ces mots je sortis ; et pendant deux ans je passai ma vie à aller
regarder les murailles du beiram, et considérer le lieu où ma sœur pouvait
être, m’exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui
font la ronde autour de ces redoutables lieux.
Enfin mon père mourut ; et la sultane que ma sœur servait la voyant tous
les jours croître en beauté en devint jalouse, et la maria avec un eunuque qui
la souhaitait avec passion. Par ce moyen ma sœur sortit du sérail, et prit avec
son eunuque une maison à Ispahan.
Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler, l’eunuque, le plus jaloux
de tous les hommes, me remettant toujours sous divers prétextes. Enfin,
j’entrai dans son beiram et il me lui fit parler au travers d’une jalousie.
Des yeux de lynx ne l’auraient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée
d’habits et de voiles, et je ne la pus reconnaître qu’au son de sa voix.
Quelle fut mon émotion quand je me vis si près et si éloigné d’elle ! Je

me contraignis, car j’étais examiné. Quant à elle, il me parut qu’elle versa
quelques larmes. Son mari voulut me faire quelques mauvaises excuses ;
mais je le traitai comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé quand
il vit que je parlai à ma sœur une langue qui lui était inconnue ; c’était
l’ancien persan, qui est notre langue sacrée. Quoi ! ma sœur, lui dis-je, est-
il vrai que vous ayez quitté la religion de vos pères ? Je sais qu’entrant au
beiram vous avez dû faire profession du mahométisme ; mais, dites-moi,
votre cœur a-t-il pu consentir, comme votre bouche, à quitter une religion qui
me permet de vous aimer ? Et pour qui la quittez-vous cette religion qui nous
doit être si chère ? pour un misérable encore flétri des fers qu’il a portés ;
qui, s’il était homme, serait le dernier de tous. Mon frère, dit-elle, cet homme
dont vous parlez est mon mari ; il faut que je l’honore, tout indigne qu’il
vous paraît ; et je serais aussi la dernière des femmes, si… Ah, ma sœur ! lui
dis-je, vous êtes guèbre : il n’est ni votre époux ni ne peut l’être ; si vous êtes
fidèle comme vos pères, vous ne devez le regarder que comme un monstre.
Hélas ! dit-elle, que cette religion se montre à moi de loin ! à peine en savais-
je les préceptes qu’il les fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je
vous parle ne m’est plus familière, et que j’ai toutes les peines du monde
à m’exprimer ; mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme
toujours ; que depuis ce temps-là je n’ai eu que de fausses joies ; qu’il ne
s’est pas passé de jour que je n’aie pensé à vous ; que vous avez eu plus de
part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n’y ai été déterminée que
par l’espérance de vous revoir. Mais que ce jour qui m’a tant coûté va me
coûter encore ! Je vous vois tout hors de vous-même ; mon mari frémit de
rage et de jalousie : je ne vous verrai plus ; je vous parle sans doute pour la
dernière fois de ma vie : si cela était, mon frère, elle ne serait pas longue. À
ces mots, elle s’attendrit ; et se voyant hors d’état de tenir la conversation
elle me quitta le plus désolé de tous les hommes.
Trois ou quatre jours après, je demandai à voir ma sœur. Le barbare
eunuque aurait bien voulu m’en empêcher ; mais, outre que ces sortes de
maris n’ont pas sur leurs femmes la même autorité que les autres, il aimait
si éperdument ma sœur qu’il ne savait lui rien refuser. Je la vis encore dans
le même lieu et sous les mêmes voiles, accompagnée de deux esclaves ;
ce qui me fit avoir recours à notre langue particulière. Ma sœur, lui dis-
je, d’où vient que je ne puis vous voir sans me trouver dans une situation
affreuse ? Les murailles qui vous tiennent enfermée, ces verrous et ces
grilles, ces misérables gardiens qui vous observent, me mettent en fureur.
Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissaient vos ancêtres ?
Votre mère, qui était si chaste, ne donnait à son mari, pour garant de sa vertu,
que sa vertu même : ils vivaient heureux l’un et l’autre dans une confiance
mutuelle ; et la simplicité de leurs mœurs était pour eux une richesse plus

précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez jouir dans cette
maison somptueuse. En perdant votre religion vous avez perdu votre liberté,
votre bonheur, et cette précieuse égalité qui fait l’honneur de votre sexe.
Mais ce qu’il y a de pis encore, c’est que vous êtes, non pas la femme, car
vous ne pouvez pas l’être, mais l’esclave d’un esclave qui a été dégradé
de l’humanité. Ah, mon frère, dit-elle, respectez mon époux, respectez la
religion que j’ai embrassée : selon cette religion, je n’ai pu vous entendre
ni vous parler sans crime. Quoi, ma sœur ! lui dis-je tout transporté, vous la
croyez donc véritable cette religion ? Ah ! dit-elle, qu’il me serait avantageux
qu’elle ne le fût pas ! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour que je
puisse ne la pas croire ; et, si mes doutes… À ces mots elle se tut. Oui,
vos doutes, ma sœur, sont bien fondés, quels qu’ils soient. Qu’attendez-vous
d’une religion qui vous rend malheureuse dans ce monde-ci, et ne vous laisse
point d’espérance pour l’autre ? Songez que la nôtre est la plus ancienne
qui soit au monde ; qu’elle a toujours fleuri dans la Perse, et n’a pas d’autre
origine que cet empire, dont les commencements ne sont point connus : que
ce n’est que le hasard qui y a introduit le mahométisme ; que cette secte y
a été établie, non par la voie de la persuasion, mais de la conquête. Si nos
princes naturels n’avaient pas été faibles, vous verriez régner encore le culte
de ces anciens mages. Transportez-vous dans les siècles reculés : tout vous
parlera du magisme, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers
d’années après, n’était pas même dans son enfance. Mais, dit-elle, quand
ma religion serait plus moderne que la vôtre, elle est au moins plus pure,
puisqu’elle n’adore que Dieu ; au lieu que vous adorez encore le soleil, les
étoiles, le feu, et même les éléments. Je vois, ma sœur, que vous avez appris
parmi les musulmans à calomnier notre sainte religion. Nous n’adorons ni
les astres ni les éléments ; et nos pères ne les ont jamais adorés ; jamais ils
ne leur ont élevé des temples ; jamais ils ne leur ont offert des sacrifices ;
ils leur ont seulement rendu un culte religieux, mais inférieur, comme à des
ouvrages et des manifestations de la divinité Mais, ma sœur, au nom de Dieu
qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte ; c’est le livre de
notre législateur Zoroastre : lisez-le sans prévention ; recevez dans votre
cœur les rayons de lumière qui vous éclaireront en le lisant : souvenez-vous
de vos pères qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de
Balk ; et enfin souvenez-vous de moi, qui n’espère de repos, de fortune, de
vie, que de votre changement. Je la quittai tout transporté, et la laissai seule
décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.
J’y retournai deux jours après. Je ne lui parlai point ; j’attendis dans le
silence l’arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous êtes aimé, mon frère, me dit-
elle, et par une guèbre. J’ai longtemps combattu : mais, dieux ! que l’amour
lève de difficultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop

aimer ; je puis ne mettre point de bornes à mon amour : l’excès même en est
légitime. Ah ! que ceci convient bien à l’état de mon cœur ! Mais vous qui
avez su rompre les chaînes que mon esprit s’était forgées, quand romprez-
vous celles qui me lient les mains ? Dès ce moment je me donne à vous :
faites voir, par la promptitude avec laquelle vous m’accepterez, combien
ce présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous
embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. Je n’exprimerais jamais
bien la joie que je sentis à ces paroles je me crus et je me vis en effet en
un instant le plus heureux de tous les hommes : je vis presque accomplir
tous les désirs que j’avais formés en vingt-cinq ans de vie, et évanouir tous
les chagrins qui me l’avaient rendue si laborieuse. Mais quand je me fus un
peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je n’étais pas si près de
mon bonheur que je me l’étais figuré tout à coup, quoique j’eusse surmonté
le plus grand de tous les obstacles. Il fallait surprendre la vigilance de ses
gardiens ; je n’osais confier à personne le secret de ma vie : je n’avais que
ma sœur, elle n’avait que moi : si je manquais mon coup, je courais risque
d’être empalé ; mais je ne voyais pas de peine plus cruelle que de le manquer.
Nous convînmes qu’elle m’enverrait demander une horloge que son père
lui avait laissée, et que j’y mettrais dedans une lime pour scier les jalousies
d’une fenêtre qui donnait dans la rue, et une corde nouée pour descendre ;
que je ne la verrais plus dorénavant, mais que j’irais toutes les nuits sous
cette fenêtre attendre qu’elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze
nuits entières sans voir personne, parce qu’elle n’avait pas trouvé le temps
favorable : enfin la seizième j’entendis une scie qui travaillait. Des temps
en temps l’ouvrage était interrompu ; et dans ces intervalles ma frayeur était
inexprimable. Après une heure de travail je la vis qui attachait la corde ; elle
se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai
longtemps sans bouger de là : je la conduisis hors de la ville, où j’avais un
cheval tout prêt ; je la mis en croupe derrière moi, et m’éloignai avec toute
la promptitude imaginable d’un lieu qui pouvait nous être si funeste. Nous
arrivâmes avant le jour chez un guèbre, dans un lieu désert où il était retiré,
vivant frugalement du travail de ses mains. Nous ne jugeâmes pas à propos
de rester chez lui, et par son conseil nous entrâmes dans une épaisse forêt, et
nous nous mîmes dans le creux d’un vieux chêne jusqu’à ce que le bruit de
notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous deux dans ce séjour écarté,
sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions toujours,
attendant l’occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du
mariage prescrite par nos livres sacrés. Ma sœur, lui dis-je, que cette union
est sainte ! la nature nous avait notre sainte va nous unir encore. Enfin un
prêtre vint calmer notre impatience amoureuse : il fit dans la maison du
paysan toutes les cérémonies du mariage : il nous bénit, et nous souhaita

mille fois toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté de l’Hohoraspe. Bientôt
après, nous quittâmes la Perse, où nous n’étions pas en sûreté, et nous nous
retirâmes en Géorgie. Nous y vécûmes un an, tous les jours plus charmés l’un
de l’autre. Mais comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère
pour ma sœur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque
secours chez nos parents Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon voyage
me fut non seulement inutile, mais funeste ; car, ayant trouvé d’un côté tous
nos biens confisqués, de l’autre mes parents presque dans l’impuissance de
me secourir, je ne rapportai d’argent précisément que ce qu’il fallait pour
mon retour. Mais quel fut mon désespoir ! ne trouvai plus ma sœur. Quelques
jours avant mon arrivée, des Tartares avaient fait une incursion dans la ville
où elle était et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent et la vendirent
à des Juifs qui allaient en Turquie, et ne laissèrent qu’une petite fille dont
elle était accouchée quelques mois auparavant. Je suivis ces Juifs, et les
joignis à trois lieues de là : mes prières, mes larmes, furent vaines ; ils me
demandèrent toujours trente tomans, et ne se relâchèrent jamais d’un seul.
Après m’être adressé à tout le monde, avoir imploré la protection des prêtres
turcs et chrétiens, je m’adressai à un marchand arménien ; je lui vendis ma
fille, et me vendis aussi pour trente-cinq tomans. J’allai aux Juifs, je leur
donnai trente tomans, et portai les cinq autres à ma sœur que je n’avais pas
encore vue. Vous êtes libre, lui dis-je, ma sœur, et je puis vous embrasser :
voilà cinq tomans que je vous porte ; j’ai du regret qu’on ne m’ait pas
acheté davantage. Quoi ! dit-elle, vous vous êtes vendu ? Oui, lui dis-je. Ah,
malheureux ! qu’avez-vous fait ? N’étais-je pas assez infortunée sans que
vous travaillassiez à me le rendre davantage ? Votre liberté me consolait, et
votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah, mon frère ! que votre amour
est cruel ! Et ma fille ? je ne la vois point. Je l’ai vendue, lui dis-je. Nous
fondîmes tous deux en larmes, et n’eûmes pas la force de rien dire. Enfin
j’allai trouver mon maître ; et ma sœur y arriva presque aussitôt que moi :
elle se jeta à ses genoux. Je vous demande, dit-elle, la servitude, comme les
autres vous demandent la liberté : prenez-moi, vous me vendrez plus cher
que mon mari. Ce fut alors qu’il se fit un combat qui arracha des larmes des
yeux de mon maître. Malheureux ! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter
ma liberté aux dépens de la tienne ? Seigneur, vous voyez deux infortunés
qui mourront si vous nous séparez. Je me donne à vous, payez-moi : peut-
être que cet argent et mes services pourront quelque jour obtenir de vous ce
que je n’ose vous demander. Il est de votre intérêt de ne nous point séparer :
comptez que je dispose de sa vie. L’Arménien était un homme doux, qui fut
touché de nos malheurs. Servez-moi l’un et l’autre avec fidélité et avec zèle,
et je vous promets que dans un an je vous donnerai votre liberté. Je vois que
vous ne méritez ni l’un ni l’autre les malheurs de votre condition. Si, lorsque

vous serez libres, vous êtes aussi heureux que vous le méritez, si la fortune
vous rit, je suis certain que vous me satisferez de la perte que je souffrirai.
Nous embrassâmes tous deux ses genoux, et le suivîmes dans son voyage.
Nous nous soulagions l’un et l’autre dans les travaux de la servitude ; et
j’étais charmé lorsque j’avais pu faire l’ouvrage qui était tombé à ma sœur.
La fin de l’année arriva ; notre maître tint sa parole, et nous délivra.
Nous retournâmes à Téflis. Là je trouvai un ancien ami de mon père, qui
exerçait avec succès la médecine dans cette ville : il me prêta quelque argent,
avec lequel je fis quelque négoce. Quelques affaires m’appelèrent ensuite à
Smyrne, où je m’établis. J’y vis depuis six ans, et j’y jouis de la plus aimable
et de la plus douce société du monde : l’union règne dans ma famille ; et je
ne changerais pas ma condition pour celle de tous les rois du monde. J’ai été
assez heureux pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout, et je
lui ai rendu des services signalés.
De Smyrne, le 27 de la lune de Gemmadi, 2,1714.

LETTRE LXVIII
Rica à Usbek

À ***

J’allai l’autre jour dîner chez un homme de robe qui m’en avait prié

plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis : Monsieur,
il me paraît que votre métier est bien pénible. Pas tant que vous vous
l’imaginez, répondit-il : de la manière dont nous le faisons, ce n’est qu’un
amusement. Mais quoi ! n’avez-vous pas toujours la tête remplie des affaires
d’autrui ? n’êtes-vous pas toujours occupé de choses qui ne sont point
intéressantes ? Vous avez raison, ces choses ne sont point intéressantes, car
nous nous y intéressons si peu que rien ; et cela même fait que le métier
n’est pas si fatigant que vous dites. Quand je vis qu’il prenait la chose d’une
manière si dégagée, je continuai, et lui dis : Monsieur, je n’ai point vu votre
cabinet. Je le crois, car je n’en ai point. Quand je pris cette charge, j’eus
besoin d’argent pour la payer ; je vendis ma bibliothèque ; et le libraire
qui la prit, d’un nombre prodigieux de volumes, ne me laissa que mon
livre de raison. Ce n’est pas que je les regrette : nous autres juges nous ne
nous enflons point d’une vaine science : qu’avons-nous affaire de tous ces
volumes de lois ? presque tous les cas sont hypothétiques et sortent de la
règle générale. Mais ne serait-ce pas, monsieur, lui dis-je, parce que vous
les en faites sortir ? car enfin pourquoi chez tous les peuples du monde y
aurait-il des lois, si elles n’avaient pas leur application ? et comment peut-
on les appliquer, si on ne les sait pas ? Si vous connaissiez le palais, reprit le
magistrat, vous ne parleriez pas comme vous faites : nous avons des livres
vivants, qui sont les avocats : ils travaillent pour nous, et se chargent de nous
instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper ? lui
repartis-je. Vous feriez donc pas mal de vous garantir de leurs embûches.
Ils ont des armes avec lesquelles ils attaquent votre équité ; il serait bon
que vous en eussiez aussi pour la défendre, et que vous n’allassiez pas vous
mettre dans la mêlée, habillés à la légère, parmi des gens cuirassés jusqu’aux
dents.
De Paris, le 18 de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXIX
Usbek à Rhédi

À Venise

Tu ne te serais jamais imaginé que je fusse devenu plus métaphysicien

que je ne l’étais : cela est pourtant ; et tu en seras convaincu quand tu auras
essuyé ce débordement de ma philosophie.
Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la nature de Dieu
ont dit qu’il était un être souverainement parfait ; mais ils ont extrêmement
abusé de cette idée. Ils ont fait une énumération de toutes les perfections
différentes que l’homme est capable d’avoir et d’imaginer, et en ont chargé
l’idée de la Divinité, sans songer que souvent ses attributs s’entrempêchent,
et qu’ils ne peuvent subsister dans un même sujet sans se détruire.
Les poètes d’Occident disent qu’un peintre ayant voulu faire le portrait de
la déesse de la beauté, assembla les plus belles Grecques, et prit de chacune
ce qu’elle avait de plus agréable, dont il fit un tout pour ressembler à la plus
belle de toutes les déesses. Si un homme en avait conclu qu’elle était blonde
et brune, qu’elle avait les yeux noirs et bleus, qu’elle était douce et fière, il
aurait passé pour ridicule.
Souvent Dieu manque d’une perfection qui pourrait lui donner une
grande imperfection : mais il n’est jamais limité que par lui-même ; il est
lui-même sa nécessité. Ainsi, quoique Dieu soit tout-puissant, il ne peut pas
violer ses promesses ni tromper les hommes. Souvent même l’impuissance
n’est pas dans lui, mais dans les choses relatives ; et c’est la raison pourquoi
il ne peut pas changer l’essence des choses.
Ainsi il n’y a point sujet de s’étonner que quelques-uns de nos docteurs
aient osé nier la prescience infinie de Dieu sur ce fondement qu’elle est
incompatible avec sa justice.
Quelque hardie que soit cette idée, la métaphysique s’y prête
merveilleusement. Selon ses principes, il n’est pas possible que Dieu prévoie
les choses qui dépendent de la détermination des causes libres ; parce que
ce qui n’est point arrivé n’est point, et par conséquent ne peut être connu ;
car le rien, qui n’a point de propriétés, ne peut être aperçu : Dieu ne peut
point lire dans une volonté qui n’est point, et voir dans l’âme une chose qui
n’existe point en elle ; car, jusqu’à ce qu’elle se soit déterminée, cette action
qui la détermine n’est point en elle.

L’âme est l’ouvrière de sa détermination ; mais il y a des occasions où

elle est tellement indéterminée qu’elle ne sait pas même de quel côté se
déterminer. Souvent même elle ne le fait que pour faire usage de sa liberté ;
de manière que Dieu ne peut voir cette détermination par avance ni dans
l’action de l’âme ni dans l’action que les objets font sur elle.
Comment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent de la
détermination des causes libres ? il ne pourrait les voir que de deux
manières ; par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience
infinie : ou bien il les verrait comme des effets nécessaires qui suivraient
infailliblement d’une cause qui les produirait de même, ce qui est encore
plus contradictoire ; car l’âme serait libre par la supposition ; et, dans le fait,
elle ne le serait pas plus qu’une boule de billard n’est libre de se remuer
lorsqu’elle est poussée par une autre.
Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme
il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connaît tout ce qu’il veut connaître.
Mais, quoiqu’il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté ; il
laisse ordinairement à la créature la faculté d’agir ou de ne pas agir, pour lui
laisser celle de mériter ou de démériter : c’est pour lors qu’il renonce au droit
qu’il a d’agir sur elle et de la déterminer. Mais quand il veut savoir quelque
chose il le sait toujours, parce qu’il n’a qu’à vouloir qu’elle arrive comme
il la voit, et déterminer les créatures conformément à sa volonté. C’est ainsi
qu’il tire ce qui doit arriver du nombre des choses purement possibles, en
fixant par ses décrets les déterminations futures des esprits, et les privant de
la puissance qu’il leur a donnée d’agir ou de ne pas agir.
Si l’on peut se servir d’une comparaison dans une chose qui est au-dessus
des comparaisons, un monarque ignore ce que son ambassadeur fera dans
une affaire importante ; s’il le veut savoir, il n’a qu’à lui ordonner de se
comporter d’une telle manière, et il pourra assurer que la chose arrivera
comme il la projette.
L’Alcoran et le livre des Juifs s’élèvent sans cesse contre le dogme de la
prescience absolue : Dieu y paraît partout ignorer la détermination future des
esprits ; et il semble que ce soit la première vérité que Moïse ait enseignée
aux hommes.
Dieu met Adam dans le paradis terrestre à condition qu’il ne mangera
point d’un certain fruit : précepte absurde dans un être qui connaîtrait les
déterminations futures des âmes ; car enfin un tel être peut-il mettre des
conditions à ses grâces sans les rendre dérisoires ? C’est comme si un homme
qui aurait su la prise de Bagdad disait à un autre : Je vous donne cent tomans
si Bagdad n’est pas pris. Ne ferait-il pas là une bien mauvaise plaisanterie ?
Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie ? Dieu est si haut que nous
n’apercevons pas même ses nuages : nous ne le connaissons bien que dans

ses préceptes. Il est immense, spirituel, infini. Que sa grandeur nous ramène
à notre faiblesse. S’humilier toujours, c’est l’adorer toujours.
De Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXX
Zélis à Usbek

À Paris

Soliman, que tu aimes, est désespéré d’un affront qu’il vient de recevoir.

Un jeune étourdi, nommé Suphis, recherchait depuis trois mois sa fille en
mariage : il paraissait content de la figure de la fille sur le rapport et la
peinture que lui en avaient faits les femmes qui l’avaient vue dans son
enfance ; on était convenu de la dot, et tout s’était passé sans aucun incident.
Hier, après les premières cérémonies, la fille sortit à cheval, accompagnée de
son eunuque, et couverte, selon la coutume, depuis la tête jusqu’aux pieds.
Mais, dès qu’elle fut arrivée devant la maison de son mari prétendu, il lui fit
fermer la porte, et il jura qu’il ne la recevrait jamais si on n’augmentait la
dot. Les parents accoururent de côté et d’autre pour accommoder l’affaire ;
et, après bien de la résistance, Soliman convint de faire un petit présent à
son gendre. Les cérémonies du mariage s’accomplirent, et l’on conduisit la
fille dans le lit avec assez de violence ; mais une heure après, cet étourdi
se leva furieux, lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu’elle
n’était pas vierge, et la renvoya à son père. On ne peut pas être plus frappé
qu’il l’est de cette injure. Il y a des personnes qui soutiennent que cette
fille est innocente. Les pères sont bien malheureux d’être exposés à de tels
affronts ! Si ma fille recevait un pareil traitement, je crois que j’en mourrais
de douleur. Adieu.
Du sérail de Fatmé, le 9 de la lune de Gemmadi, 1,1714.

LETTRE LXXI
Usbek à Zélis

Je plains Soliman, d’autant plus que le mal est sans remède, et que

son gendre n’a fait que se servir de la liberté de la loi. Je trouve cette loi
bien dure d’exposer ainsi l’honneur d’une famille aux caprices d’un fou.
On a beau dire que l’on a des indices certains pour connaître la vérité :
c’est une vieille erreur dont on est aujourd’hui revenu parmi nous ; et nos
médecins donnent des raisons invincibles de l’incertitude de ces preuves :
il n’y a pas jusqu’aux chrétiens qui ne les regardent comme chimériques,
quoiqu’elles soient clairement établies par leurs livres sacrés, et que leur
ancien législateur en ait fait dépendre l’innocence ou la condamnation de
toutes les filles.
J’apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l’éducation de la tienne.
Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima ;
qu’elle ait dix eunuques pour la garder ; qu’elle soit l’honneur et l’ornement
du sérail où elle est destinée ; qu’elle n’ait sur sa tête que des lambris dorés, et
ne marche que sur des tapis superbes ! Et, pour comble de souhaits, puissent
mes yeux la voir dans toute sa gloire !
De Paris, le 5 de la lune de Chalval, 1714.

LETTRE LXXII
Rica à Usbek

À ***

Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien

content de lui. Dans un quart d’heure il décida trois questions de morale,
quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un
décisionnaire si universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre
doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ; il décida sur
les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je dis en moi-même : il faut
que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui
parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna
deux démentis, fondés sur l’autorité de MM. Tavernier et Chardin. Ah, bon
dieu ! dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ! Il connaîtra tout à l’heure
les rues d’Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je
le laissai parler ; et il décide encore.
De Paris, le 8 de la lune de Zilcadé, 1715.

LETTRE LXXIII
Rica à ***

J’ai ouï parler d’une espèce de tribunal qu’on appelle l’Académie

française. Il n’y en a point de moins respecté dans le monde ; car on dit
qu’aussitôt qu’il a décidé, le peuple casse ses arrêts, et lui impose des lois
qu’il est obligé de suivre.
Il y a quelque temps que, pour fixer son autorité, il donna un code de ses
jugements. Cet enfant de tant de pères était presque vieux quand il naquit ;
et quoiqu’il fût légitime, un bâtard qui avait déjà paru l’avait presque étouffé
dans sa naissance.
Ceux qui le composent n’ont d’autres fonctions que de jaser sans cesse :
l’éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel, et sitôt qu’ils
sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique vient les saisir et ne
les quitte plus.
Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores et
d’antithèses : tant de bouches ne parlent presque que par exclamation ; ses
oreilles veulent toujours être frappées par la cadence et l’harmonie. Pour les
yeux, il n’en est pas question ; il semble qu’il soit fait pour parler, et non pas
pour voir. Il n’est point ferme sur ses pieds ; car le temps, qui est son fléau,
l’ébranle à tous les instants, et détruit tout ce qu’il a fait. On a dit autrefois
que ses mains étaient avides ; je ne t’en dirai rien, et je laisse décider cela
à ceux qui le savent mieux que moi.
Voilà des bizarreries, ***, que l’on ne voit point dans notre Perse. Nous
n’avons point l’esprit porté à ces établissements singuliers et bizarres : nous
cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières
naïves.
De Paris, le 27 de la lune de Zilhagé, 1715.

LETTRE LXXIV
Usbek à Rica

À ***

Il y a quelques jours qu’un homme de ma connaissance me dit : Je vous

ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris ; je vous mène
à présent chez un grand seigneur, qui est un des hommes du royaume qui
représentent le mieux.
Que veut dire cela, monsieur ? Est-ce qu’il est plus poli, plus affable que
les autres ? Non, me dit-il. Ah ! j’entends ; il fait sentir à tous les instants
la supériorité qu’il a sur tous ceux qui l’approchent : si cela est je n’ai que
faire d’y aller ; je la lui passe tout entière, et je prends condamnation.
Il fallut pourtant marcher : et je vis un petit homme si fier, il prit une
prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il
cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d’une manière si offensante
pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l’admirer. Ah, bon dieu !
dis-je en moi-même, si lorsque j’étais à la cour de Perse je représentais
ainsi, je représentais un grand sot ! Il aurait fallu, Rica, que nous eussions
eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens
qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance. Ils
savaient bien que nous étions au-dessus deux ; et, s’ils l’avaient ignoré, nos
bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N’ayant rien à faire pour nous
faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables ; nous nous
communiquions aux plus petits ; au milieu des grandeurs, qui endurcissent
toujours, ils nous trouvaient sensibles ; ils ne voyaient que notre cœur
au-dessus d’eux ; nous descendions jusqu’à leurs besoins. Mais lorsqu’il
fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques, lorsqu’il
fallait faire respecter la nation aux étrangers, lorsqu’enfin dans les occasions
périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut
que nous n’étions descendus ; nous ramenions la fierté sur notre visage ; et
l’on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien.
De Paris, 10 de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXV
Usbek à Rhédi

À Venise

Il faut que je te l’avoue, je n’ai point remarqué chez les chrétiens cette

persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les musulmans. Il y
a bien loin chez eux de la profession à la croyance, de la croyance à la
conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de
sanctification qu’un sujet de disputes qui appartient à tout le monde. Les
gens de cour, les gens de guerre, les femmes même, s’élèvent contre les
ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu’ils sont résolus de
ne pas croire. Ce n’est pas qu’ils se soient déterminés par raison et qu’ils
aient pris la peine d’examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu’ils
rejettent : ce sont des rebelles qui ont senti le joug, et l’ont secoué avant
de l’avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité
que dans leur foi : ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse
de l’un à l’autre. Un d’eux me disait un jour : Je crois l’immortalité de
l’âme par semestre ; mes opinions dépendent absolument de la constitution
de mon corps ; selon que j’ai plus ou moins d’esprits animaux, que mon
estomac digère bien ou mal, que l’air que je respire est subtil ou grossier
que les viandes dont je me nourris sont légères ou solides, je suis spinosiste,
socinien, catholique, impie ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon
lit, le confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion
de m’affliger quand je me porte bien ; mais je lui permets de me consoler
quand je suis malade : lorsque je n’ai plus rien à espérer d’un côté, la religion
se présente, et me gagne par ses promesses ; je veux bien m’y livrer, et mourir
du côté de l’espérance.
Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves
de leurs états, parce que, disaient-ils, le christianisme rend tous les hommes
égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très utile : il abaissait
par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple.
Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu’il leur
était avantageux d’avoir des esclaves : ils ont permis d’en acheter et d’en
vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant. Que veux-
tu que je te dise ? Vérité dans un temps, erreur dans un autre. Que ne
faisons-nous comme les chrétiens ? Nous sommes bien simples de refuser

des établissements et des conquêtes faciles dans des climats heureux, parce
que l’eau n’y est pas assez pure pour nous laver selon les principes du saint
Alcoran.
Je rends grâce au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Hali son grand
prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à tous les
intérêts humains, et qui est pure comme le ciel dont elle est descendue.
De Paris, le 13 de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXVI
Usbek à son ami Ibben

À Smyrne

Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On
les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement
par les rues ; on les note d’infamie ; on confisque leurs biens.
Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis accablé
de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m’empêcher de mettre
fin à mes peines, et me priver cruellement d’un remède qui est en mes
mains ?
Pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je consens de
n’être plus ; que je tienne malgré moi une convention qui s’est faite sans
moi ? La société est fondée sur un avantage mutuel ; mais, lorsqu’elle me
devient onéreuse, qui m’empêche d’y renoncer ? La vie m’a été donnée
comme une faveur ; je puis donc la rendre lorsqu’elle ne l’est plus : la cause
cesse, l’effet doit donc cesser aussi.
Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages
de la sujétion ? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de
leur utilité et de mon désespoir ? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs,
veut-il me condamner à recevoir des grâces qui m’accablent ?
Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois ; mais, quand je
n’y vis plus, peuvent-elles me lier encore ?
Mais, dira-t-on, vous troublez l’ordre de la providence. Dieu a uni votre
âme avec votre corps, et vous l’en séparez : vous vous opposez donc à ses
desseins, et vous lui résistez.
Que veut dire cela ? Troublé-je l’ordre de la providence lorsque je change
les modifications de la matière et que je rends carrée une boule que les
premières lois du mouvement, c’est-à-dire les lois de la création et de la
conservation, avaient faite ronde ? Non, sans doute ; je ne fais qu’user du
droit qui m’a été donné, et en ce sens je puis troubler à ma fantaisie toute la
nature sans que l’on puisse dire que je m’oppose à la providence.
Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d’ordre
et moins d’arrangement dans l’univers ? Croyez-vous que cette nouvelle
combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales, que

le monde y ait perdu quelque chose, et que les ouvrages de Dieu en soient
moins grands, ou plutôt moins immenses ?
Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de bled, un ver, un gazon,
soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d’elle ; et que mon ame,
dégagée de tout ce qu’elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime ?
Toutes ces idées, mon cher Ibben, n’ont d’autre source que notre orgueil.
Nous ne sentons point notre petitesse ; et, malgré qu’on en ait, nous voulons
être comptés dans l’univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous
imaginons que l’anéantissement d’un être aussi parfait que nous dégraderait
toute la nature ; et nous ne concevons pas qu’un homme de plus ou de moins
dans le monde, que dis-je ! tous les hommes ensemble, cent millions de terres
comme la nôtre, ne font qu’un atome subtil et délié que Dieu n’aperçoit qu’à
cause de l’immensité de ses connaissances.
De Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXVII
Ibben à Usbek

À Paris

Mon cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musulman, les malheurs
sont moins des châtiments que des menaces. Ce sont des jours bien précieux
que ceux qui nous portent à expier les offenses ! C’est le temps des
prospérités qu’il faudrait abréger. Que servent toutes ces impatiences, qu’à
faire voir que nous voudrions être heureux indépendamment de celui qui
donne les félicités, parce qu’il est la félicité même ?
Si un être est composé de deux êtres, et que la nécessité de conserver
l’union marque plus la soumission aux ordres du Créateur, on en a pu faire
une loi religieuse : si cette nécessité de conserver l’union est un meilleur
garant des actions des hommes, on en a pu faire une loi civile.
De Smyrne, le dernier de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXVIII
Rica à Usbek

À ***

Je t’envoie la copie d’une lettre qu’un Français qui est en Espagne a écrite

ici, je crois que tu seras bien aise de la voir :

« Je parcours depuis six mois l’Espagne et le Portugal, et je vis parmi

les peuples qui, méprisant tous les autres, font aux seuls Français l’honneur
de les haïr.
La gravité est le caractère brillant des deux nations : elle se manifeste
principalement de deux manières ; par les lunettes, et par la moustache.
Les lunettes font voir démonstrativement que celui qui les porte est un
homme consommé dans les sciences et enseveli dans de profondes lectures
à un tel point que sa vue en est affaiblie ; et tout nez qui en est orné ou chargé
peut passer sans contredit pour le nez d’un savant.
Quant à la moustache, elle est respectable par elle-même et
indépendamment des conséquences ; quoiqu’on ne laisse pas d’en tirer
quelquefois de grandes utilités pour le service du prince et l’honneur de la
nation, comme le fit bien voir un fameux général portugais dans les Indes ;
car, se trouvant avoir besoin d’argent, il se coupa une de ses moustaches,
et envoya demander aux habitants de Goa vingt mille pistoles sur ce gage :
elles lui furent prêtées d’abord ; et dans la suite il retira sa moustache avec
honneur.
On conçoit aisément que des peuples graves et flegmatiques comme
ceux-là peuvent avoir de l’orgueil : aussi en ont-ils. Ils le fondent
ordinairement sur deux choses bien considérables. Ceux qui vivent dans le
continent de l’Espagne et du Portugal se sentent le cœur extrêmement élevé
lorsqu’ils sont ce qu’ils appellent de vieux chrétiens, c’est-à-dire qu’ils ne
sont pas originaires de ceux à qui l’inquisition a persuadé dans ces derniers
siècles d’embrasser la religion chrétienne. Ceux qui sont dans les Indes ne
sont pas moitié flattés lorsqu’ils considèrent qu’ils ont le sublime mérite
d’être, comme ils disent, hommes de chair blanche. Il n’y a jamais eu dans
le sérail du grand-seigneur de sultane si orgueilleuse de sa beauté que le plus
vieux et le plus vilain mâtin ne l’est de la blancheur olivâtre de son teint,

lorsqu’il est dans une ville du Mexique, assis sur sa porte, les bras croisés.
Un homme de cette conséquence, une créature si parfaite, ne travaillerait pas
pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait jamais, par une vile et
mécanique industrie, de compromettre honneur et la dignité de sa peau.
Car il faut savoir que, lorsqu’un homme a un certain mérite en Espagne,
comme, par exemple, quand il peut ajouter aux qualités dont je viens de
parler celle d’être le propriétaire d’une grande épée, ou d’avoir appris de
son père l’art de faire jurer une discordante guitare, il ne travaille plus ; son
honneur s’intéresse au repos de ses membres. Celui qui reste assis dix heures
par jour obtient précisément la moitié plus de considération qu’un autre qui
n’en reste que cinq, parce que c’est sur les chaises que la noblesse s’acquiert.
Mais quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade d’une
tranquillité philosophique, ils ne l’ont pourtant pas dans le cœur ; car ils sont
toujours amoureux. Ils sont les premiers hommes du monde pour mourir de
langueur sous la fenêtre de leurs maîtresses ; et tout Espagnol qui n’est pas
enrhumé, ne saurait passer pour galant.
Ils sont premièrement dévots, et secondement jaloux. Ils se garderont
bien d’exposer leurs femmes aux entreprises d’un soldat criblé de coups, ou
d’un magistrat décrépit ; mais ils les enfermeront avec un novice fervent qui
baisse les yeux, ou un robuste franciscain qui les élève.
Ils permettent à leurs femmes de paraître avec le sein découvert ; mais
ils ne veulent pas qu’on leur voie le talon et qu’on les surprenne par le bout
des pieds.
On dit partout que les rigueurs de l’amour sont cruelles ; elles le sont
encore plus pour les Espagnols. Les femmes les guérissent de leurs peines ;
mais elles ne font que leur en faire changer ; et il leur reste souvent un long
et fâcheux souvenir d’une passion éteinte.
Ils ont de petites politesses qui en France paraîtraient mal placées :
par exemple, un capitaine ne bat jamais son soldat sans lui en demander
permission ; et l’inquisition ne fait jamais brûler un Juif sans lui faire ses
excuses.
Les Espagnols qu’on ne brûle pas paraissent si attachés à l’inquisition
qu’il y aurait de la mauvaise humeur de la leur ôter. Je voudrais seulement
qu’on en établit une autre, non pas contre les hérétiques, mais contre
les hérésiarques qui attribuent à de petites pratiques monacales la même
efficacité qu’aux sept sacrements, qui adorent tout ce qu’ils vénèrent, et qui
sont si dévots qu’ils sont à peine chrétiens.
Vous pourrez trouver de l’esprit et du bon sens chez les Espagnols ; mais
n’en cherchez point dans leurs livres. Voyez une de leurs bibliothèques, les
romans d’un côté, et les scholastiques de l’autre ; vous diriez que les parties

en ont été faites et le tout rassemblé par quelque ennemi secret de la raison
humaine.
Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le ridicule de
tous les autres.
Ils ont fait des découvertes immenses dans le Nouveau-Monde, et ils ne
connaissent pas encore leur propre continent. Il y a sur leurs rivières tel pont
qui n’a pas encore été découvert, et dans leurs montagnes des nations qui
leur sont inconnues.
Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays : mais il faut
dire aussi qu’en faisant sa course il ne rencontre que des campagnes ruinées
et des contrées désertes. »

Je ne serais pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par un
Espagnol qui voyagerait en France ; je crois qu’il vengerait bien sa nation.
Quel vaste champ pour un homme flegmatique et pensif ! Je m’imagine qu’il
commencerait ainsi la description de Paris :
Il y a ici une maison où l’on met les fous : on croirait d’abord qu’elle est
la plus grande de la ville. Non : le remède est bien petit pour le mal. Sans
doute que les Français, extrêmement décriés chez leurs voisins, enferment
quelques dans une maison pour persuader que ceux qui sont dehors ne le
sont pas.
Je laisse là mon Espagnol Adieu, mon cher Usbek.
De Paris, le 17 de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXIX

Le grand eunuque noir à Usbek

À Paris

Hier des Arméniens menèrent au sérail une jeune esclave de Circassie,

qu’ils voulaient vendre. Je la fis entrer dans les appartements secrets, la
déshabillai, je l’examinai avec les regards d’un juge ; et plus je l’examinai,
plus je lui trouvai de races. Une pudeur virginale semblait vouloir les dérober
à ma vue : je vis tout ce qu’il lui en coûtait pour obéir : elle rougissait de se
voir nue, même devant moi, qui, exempt des passions qui peuvent alarmer la
pudeur, suis inanimé sous l’empire de ce sexe, et qui, ministre de la modestie,
dans les actions les plus libres, ne porte que de chastes regards et ne puis
inspirer que l’innocence.
Dès que je l’eus jugée digne de toi, je baissai les yeux, je lui jetai un
manteau d’écarlate ; je lui mis au doigt un anneau d’or ; je me prosternai à
ses pieds ; je l’adorai comme la reine de ton cœur. Je payai les Arméniens :
je la dérobai à tous les yeux. Heureux Usbek, tu possèdes plus de beautés
que n’en renferment tous les palais d’Orient. Quel plaisir pour toi de trouver
à ton retour tout ce que la Perse a de plus ravissant, et de voir dans ton sérail
renaître les grâces à mesure que le temps et la possession travaillent à les
détruire !
Du sérail de Fatmé, le premier de la lune de Rebiab, 1,1715.

LETTRE LXXX
Usbek à Rhédi

À Venise

Depuis que je suis en Europe, mon cher Rhédi, vu bien des

gouvernements. Ce n’est pas comme en Asie, où les règles de la politique
se trouvent partout les mêmes.
J’ai souvent recherché quel était le gouvernement le plus conforme à la
raison. Il m’a semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins de
frais ; de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient
le plus à leur penchant et à leur inclination est le plus parfait.
Si, dans un gouvernement doux, le peuple est aussi soumis que dans un
gouvernement sévère, le premier est préférable, puisqu’il est plus conforme
à la raison, et que la sévérité est un motif étranger.
Compte, mon cher Rhédi, que dans un état les peines plus ou moins
cruelles ne font pas que l’on obéisse plus aux lois. Dans les pays où
les châtiments sont modérés, on les craint comme dans ceux où ils sont
tyranniques et affreux.
Soit que le gouvernement soit doux, soit qu’il soit cruel, on punit toujours
par degrés ; on inflige un châtiment plus ou moins grand à un crime plus ou
moins grand. L’imagination se plie d’elle-même aux mœurs du pays où l’on
est : huit jours de prison ou une légère amende frappent autant l’esprit d’un
Européen nourri dans un pays de douceur que la perte d’un bras intimide
un Asiatique. Ils attachent un certain degré de crainte à un certain degré
de peine, et chacun la partage à sa façon : le désespoir de l’infamie vient
désoler un Français condamné à une peine qui n’ôterait pas un quart d’heure
de sommeil à un Turc.
D’ailleurs je ne vois pas que la police, la justice et l’équité, soient mieux
observées en Turquie, en Perse, chez le Mogol, que dans les républiques
de Hollande, de Venise, et dans l’Angleterre même : je ne vois pas qu’on
y commette moins de crimes, et que les hommes, intimidés par la grandeur
des châtiments y soient plus soumis aux lois.
Je remarque au contraire une source d’injustices et de vexations au milieu
de ces mêmes états.
Je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître que partout
ailleurs.

Je vois que, dans ces moments rigoureux, il y a toujours des mouvements

tumultueux où personne n’est le chef, et que, quand une fois l’autorité
violente est méprisée, il n’en reste plus assez à personne pour la faire
revenir :
Que le désespoir même de l’impunité confirme le désordre, et le rend
plus grand :
Que, dans ces états, il ne se forme point de petite révolte, et qu’il n’y a
jamais d’intervalle entre le murmure et la sédition :
Qu’il ne faut point que les grands événements y soient préparés par
de grandes causes ; au contraire, le moindre accident produit une grande
révolution souvent aussi imprévue de ceux qui la font pie de ceux qui la
souffrent.
Lorsqu’Osman, empereur des Turcs, fut déposé, aucun de ceux qui
commirent cet attentat ne songeait à le commettre : ils demandaient
seulement en suppliants qu’on leur fit justice sur quelque grief : une voix,
qu’on n’a jamais connue, sortit de la foule par hasard ; le nom de Mustapha
fut prononcé, et soudain Mustapha fut empereur.
De Paris, le 2 de la lune de Rebiab, 1,1715.

LETTRE LXXXI
Nargum, envoyé de Perse
en Moscovie, à Usbek

À Paris

De toutes les nations du monde, mon cher Usbek, il n’y en pas qui ait

surpassé celle des Tartares par gloire ou par la grandeur des conquêtes. Ce
peuple est le vrai dominateur de l’univers tous les autres semblent être faits
pour le servir ; il est également le fondateur et le destructeur des empires :
dans tous les temps il a donné sur la terre des marques de sa puissance ; dans
tous les âges il a été le fléau des nations.
Les Tartares ont conquis deux fois la Chine, et ils la tiennent encore sous
leur obéissance. Ils dominent les vastes pays qui forment l’empire du Mogol.
Maîtres de la Perse, ils sont assis sur le trône de Cyrus et de Gustaspe.
Ils ont soumis la Moscovie. Sous le nom de Turcs ils ont fait des conquêtes
immenses dans l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; et ils dominent sur ces trois
parties de l’univers.
Et, pour parler de temps plus reculés, c’est d’eux que sont sortis quelques-
uns des peuples qui ont renversé l’empire romain.
Qu’est-ce les conquêtes d’Alexandre comparaison de celle de
Gengiskan ?
Il n’a manqué à cette victorieuse nation que des historiens pour célébrer
la mémoire de ses merveilles.
Que d’actions immortelles ont été ensevelies dans l’oubli ! que d’empires
par eux fondés dont nous ignorons l’origine ! Cette belliqueuse nation,
uniquement occupée de sa gloire présente, sûre de vaincre dans tous les
temps, ne songeait point se signaler dans l’avenir par la mémoire de ses
conquêtes passées.
De Moscou, le 4 de la lune de Rebiab, 1,1715.

LETTRE LXXXII
Rica à Ibben

À Smyrne

Quoique les Français parlent beaucoup, il y a cependant parmi eux une
espèce de dervis taciturnes qu’on appelle chartreux. On dit qu’ils se coupent
la langue en entrant dans le couvent ; et on souhaiterait fort que tous les
autres dervis se retranchassent de même tout ce que leur profession leur rend
inutile.
À propos de gens taciturnes, il y en a de bien plus singuliers que ceux-là,
et qui ont un talent bien extraordinaire ; ce sont ceux qui savent parler sans
rien dire, et qui amusent une conversation pendant deux heures de temps,
sans qu’il soit possible de les déceler, d’être leur plagiaire, ni de retenir un
mot de ce qu’ils ont dit.
Ces sortes de gens sont adorés des femmes ; mais ils ne le sont pas tant que
d’autres qui ont reçu de la nature l’aimable talent de sourire à propos, c’est-
à-dire à chaque instant, et qui portent la grâce d’une joyeuse approbation sur
tout ce qu’elles disent.
Mais ils sont au comble de l’esprit lorsqu’ils savent entendre finesse
à tout, et trouver mille petits traits ingénieux dans les choses les plus
communes.
J’en connais d’autres qui se sont bien trouvés d’introduire dans les
conversations des choses inanimées, et d’y faire parler leur habit brodé,
leur perruque blonde, leur tabatière, leur canne, et leurs gants. Il est bon de
commencer de la rue à se faire écouter par le bruit du carrosse, et du marteau
qui frappe rudement la porte : cet avant-propos prévient pour le reste du
discours : et quand l’exorde est beau, il rend supportables toutes les sottises
qui viennent ensuite, mais qui par bonheur arrivent trop tard.
Je te promets que ces petits talents, dont on ne fait aucun cas chez nous,
servent bien ici ceux qui sont assez heureux pour les avoir, et qu’un homme
de bon sens ne brille guère devant eux.
De Paris, le 6 de la lune de Rebiab, 2,1715.

LETTRE LXXXIII
Usbek à Rhédi

À Venise

S’il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu’il soit juste ;

car s’il ne l’était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait de tous
les êtres.
La justice est un rapport de convenance qui se trouve réellement entre
deux choses : ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère,
soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.
Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent
même lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent ; et leur intérêt est toujours ce
qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix ; mais elle a peine à se faire
entendre dans le tumulte des passions.
Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les
commettre, et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres.
C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est
mauvais gratuitement ; il faut qu’il y ait une raison qui détermine et cette
raison est toujours une raison d’intérêt.
Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste : dès qu’on
suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive ; car, comme
il n’a besoin de rien et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de
tous les êtres, puisqu’il le serait sans intérêt.
Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la
justice, c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous
avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres
que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui
de l’équité.
Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle, et ne
dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendrait, ce
serait une vérité terrible qu’il faudrait se dérober à soi-même.
Nous sommes entourés d’hommes plus forts que nous ; ils peuvent nous
nuire de mille manières différentes ; les trois quarts du temps ils peuvent le
faire impunément. Quel repos pour nous de savoir qu’il y a dans le cœur de
tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur et nous
met à couvert de leurs entreprises !

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle ; nous

passerions devant les hommes comme devant les lions, et nous ne serions
jamais assurés un moment de notre bien, de notre honneur et de notre vie.
Toutes ces pensées m’animent contre ces docteurs qui représentent Dieu
comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance ; qui le font
agir d’une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes de peur de
l’offenser, qui le chargent de toutes les imperfections qu’il punit en nous,
et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être
mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit.
Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il
a le cœur juste ! ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir : il voit son être
autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres
et des ours. Oui, Rhédi, si j’étais sûr de suivre toujours inviolablement cette
équité que j’ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes.
De Paris le premier de la lune de Gemmadi , 1,1715.

LETTRE LXXXIV
Rica à ***

Je fus hier aux Invalides : j’aimerais autant avoir fait cet établissement, si

j’étais prince, que d’avoir gagné trois batailles. On y trouve partout la main
d’un grand monarque. Je crois que c’est le lieu le plus respectable de la terre.
Quel spectacle de voir assemblées dans un même lieu toutes ces victimes
de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre, et qui, se sentant le même
cœur et non pas la même force, ne se plaignent que de l’impuissance où elles
sont de se sacrifier encore pour elle !
Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles, dans cette
retraite, observer une discipline aussi exacte que s’ils y étaient contraints
par la présence d’un ennemi, chercher leur dernière satisfaction dans cette
image de la guerre, et partager leur cœur et leur esprit entre les devoirs de
la religion et ceux de l’art militaire !
Je voudrais que les noms de ceux qui meurent pour la patrie fussent
conservés dans les temples, et écrits dans des registres qui fussent comme
la source de la gloire et de la noblesse.
De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi, 1,1715.

LETTRE LXXXV
Usbek à Mirza

À Ispahan

Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avaient formé le

dessein d’obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume ou de
se faire mahométans, dans la pensée que notre empire serait toujours pollué
tandis qu’il garderait dans son sein ces infidèles.
C’était fait de la grandeur persane si dans cette occasion l’aveugle
dévotion avait été écoutée.
On ne sait comment la chose manqua. Ni ceux qui firent la proposition ni
ceux qui la rejetèrent n’en connurent les conséquences : le hasard fit l’office
de la raison et de la politique, et sauva l’empire d’un péril plus grand que
celui qu’il aurait pu courir de la perte d’une bataille et de la prise de deux
villes.
En proscrivant les Arméniens on pensa détruire en un seul jour tous les
négociants et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand
Cha-Abas aurait mieux aimé se faire couper les deux bras que de signer un
ordre pareil, et qu’en envoyant au mogol et aux autres rois des Indes ses
sujets les plus industrieux, il aurait cru leur donner la moitié de ses états.
Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux guèbres les
ont obligés de passer en foule dans les Indes, et ont privé la Perse de cette
nation si appliquée au labourage, et qui seule, par son travail, était en état
de vaincre la stérilité de nos terres.
Il ne restait à la dévotion qu’un second coup à faire : c’était de ruiner
l’industrie ; moyennant quoi l’empire tombait de lui-même, et avec lui, par
une suite nécessaire, cette même religion qu’on voulait rendre si florissante.
S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s’il n’est pas bon
que, dans un état, il y ait plusieurs religions.
On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent
ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion
dominante, parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que
par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à en acquérir par leur
travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.

D’ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à

la société, il est bon qu’elles soient observées avec zèle : or qu’y a-t-il de
plus capable d’animer ce zèle que leur multiplicité ?
Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend
jusqu’aux particuliers ; chacun se tient sur ses gardes, et craint de faire des
choses qui déshonoreraient son parti et l’exposeraient aux mépris et aux
censures impardonnables du parti contraire.
Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle, introduite dans un
état, était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne.
On a beau dire qu’il n’est pas de l’intérêt du prince de souffrir plusieurs
religions dans son état : quand toutes les sectes du monde viendraient s’y
rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu’il n’y en a aucune
qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission.
J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion : mais,
qu’on y prenne bien garde, ce n’est point la multiplicité des religions qui
a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance qui animait celle qui se
croyait la dominante.
C’est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens,
et qui d’eux est passé, comme une maladie épidémique et populaire, aux
mahométans et aux chrétiens.
C’est enfin cet esprit de vertige dont les progrès ne peuvent être regardés
que comme une éclipse entière de la raison humaine.
Car enfin, quand il n’y aurait pas de l’inhumanité à affliger la conscience
des autres, quand il n’en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent
à milliers, il faudrait être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire
changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changerait pas la
sienne quand on voudrait l’y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse
pas une chose qu’il ne ferait pas lui-même peut-être pour l’empire du monde.
De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi, 1,1715.

LETTRE LXXXVI
Rica à ***

Il semble ici que les familles se gouvernent toutes seules. Le mari n’a

qu’une ombre d’autorité sur sa femme, le père sur ses enfants, le maître sur
ses esclaves. La justice se mêle de tous leurs différents ; et sois sûr qu’elle
est toujours contre le mari jaloux, le père chagrin, le maître incommode.
J’allai l’autre jour dans le lieu où se rend la justice. Avant d’y arriver,
il faut passer sous les armes d’un nombre infini de jeunes marchandes qui
vous appellent d’une voix trompeuse. Ce spectacle d’abord est assez riant ;
mais il devient lugubre lorsqu’on entre dans les grandes salles, où l’on ne
voit que des gens dont l’habit est encore plus grave que la figure. Enfin on
entre dans le lieu sacré où se révèlent tous les secrets des familles, et où les
actions les plus cachées sont mises au grand jour.
Là, une fille modeste vient avouer les tourments d’une virginité trop
longtemps gardée, ses combats et sa douloureuse résistance : elle est si peu
fière de sa victoire qu’elle menace toujours d’une défaite prochaine ; et, pour
que son père n’ignore plus ses besoins, elle les expose à tout le peuple.
Une femme effrontée vient ensuite exposer les outrages qu’elle a faits à
son époux comme une raison d’en être séparée.
Avec une modestie pareille, une autre vient dire qu’elle est lasse de porter
le titre de femme sans en jouir ; elle vient révéler les mystères cachés dans
la nuit du mariage ; elle veut qu’on la livre aux regards des experts les plus
habiles, et qu’une sentence la rétablisse dans tous les droits de la virginité.
Il y en a même qui osent défier leurs maris, et leur demander en public un
combat que les témoins rendent si difficile ; épreuve aussi flétrissante pour
la femme qui la soutient que pour le mari qui y succombe.
Un nombre infini de filles, ravies ou séduites, font les hommes beaucoup
plus mauvais qu’ils ne sont. L’amour fait retentir ce tribunal, on n’y entend
parler que de pères irrités, de filles abusées, d’amants infidèles et de maris
chagrins.
Par la loi qui y est observée, tout enfant né pendant le mariage est censé
être au mari : il a beau avoir de bonnes raisons pour ne le pas croire, la loi
le croit pour lui, et le soulage de l’examen et des scrupules.
Dans ce tribunal on prend les voix à la majeure : mais on dit qu’on a
reconnu par expérience qu’il vaudrait mieux les recueillir à la mineure : et

cela est assez naturel ; car il y a très peu d’esprits justes, et tout le monde
convient qu’il y en a une infinité de faux.
De Paris, le premier de la lune de Gemmadi, 1715.

LETTRE LXXXVII
Rica à ***

On dit que l’homme est un animal sociable. Sur ce pied-là il me paraît

qu’un Français est plus homme qu’un autre : c’est l’homme par excellence ;
car il semble être fait uniquement pour la société.
Mais j’ai remarqué parmi eux des gens qui non seulement sont sociables,
mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous
les coins ; ils peuplent en un moment les quatre quartiers d’une ville :
cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens ; ils
pourraient réparer aux yeux des étrangers les ravages de la peste et de la
famine. On demande dans les écoles si un corps peut être en un instant en
plusieurs lieux ; ils sont une preuve de ce que les philosophes mettent en
question.
Ils sont toujours empressés, parce qu’ils ont l’affaire importante de
demander à tous ceux qu’ils voient où ils vont, et d’où ils viennent.
On ne leur ôterait jamais de la tête qu’il est de la bienséance de visiter
chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu’ils font en gros
dans les lieux où l’on s’assemble : mais, comme la voie en est trop abrégée,
elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial.
Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau, que les vents
et les tempêtes. Si l’on allait examiner la liste de tous les portiers, on y
trouverait chaque jour leur nom estropié de mille manières en caractères
suisses. Ils passent leur vie à la suite d’un enterrement, dans des compliments
de condoléance, ou dans des félicitations de mariage. Le roi ne fait point de
gratification à quelqu’un de ses sujets qu’il ne leur en coûte leur joie. Enfin,
ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer, pour pouvoir reprendre le
lendemain leurs pénibles fonctions.
Un d’eux mourut l’autre jour de lassitude ; et on mit cette épitaphe sur
son tombeau : « C’est ici que repose celui qui ne s’est jamais reposé. Il
s’est promené à cinq cent trente enterrements. Il s’est réjoui de la naissance
de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité
ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six
cent mille livres ; le chemin qu’il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents
stades ; celui qu’il a fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation était
amusante ; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes ; il
possédait d’ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophtegmes tirés

des anciens, qu’il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin
à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur ; car comment
pourrais-je achever de te dire ce qu’il a fait et ce qu’il a vu ? »
De Paris, le 3 de la lune de Gemmadi, 2,1715.

LETTRE LXXXVIII
Usbek à Rhédi

À Venise

À Paris règne la liberté et l’égalité. La naissance, la vertu, le mérite même
de la guerre, quelque brillant qu’il soit, ne sauvent pas un homme de la foule
dans laquelle il est confondu. La jalousie des rangs y est inconnue. On dit
que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse.
Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres,
qui a des ancêtres, des dettes, et des pensions. S’il peut avec cela cacher son
oisiveté par un air empressé, ou par un feint attachement pour les plaisirs, il
croit être le plus heureux de tous les hommes.
En Perse il n’y a de grands que ceux à qui le monarque donne quelque
part au gouvernement. Ici il y a des gens qui sont grands par leur naissance ;
mais ils sont sans crédit. Les rois sont comme ces ouvriers habiles qui, pour
exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples.
La faveur est la grande divinité des Français. Le ministre est le grand-
prêtre, qui lui offre bien des victimes. Ceux qui l’entourent ne sont point
habillés de blanc ; tantôt sacrificateurs et tantôt sacrifiés, ils se dévouent
eux-mêmes à leur idole avec tout le peuple.
De Paris, le 9 de la lune de Gemmadi, 2,1715.

LETTRE LXXXIX
Usbek à Ibben

À Smyrne

Le désir de la gloire n’est point différent de cet instinct que toutes les

créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre
être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres : c’est une
nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que
celle que nous avons reçue du ciel.
Mais comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie,
ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble passion est
bien toujours gravée dans leur cœur, mais l’imagination et l’éducation la
modifient de mille manières.
Cette différence qui se trouve d’homme à homme se fait encore plus sentir
de peuple à peuple.
On peut poser pour maxime que, dans chaque état, le désir de la gloire
croît avec la liberté des sujets, et diminue avec elle : la gloire n’est jamais
compagne de la servitude.
Un homme de bon sens me disait l’autre jour : On est en France, à bien
des égards, plus libre qu’en Perse : aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette
heureuse fantaisie fait faire à un Français avec plaisir et avec goût ce que
votre sultan n’obtient de ses sujets qu’en leur mettant sans cesse devant les
yeux les supplices et les récompenses.
Aussi parmi nous le prince est-il jaloux de l’honneur du dernier de ses
sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectable : c’est le trésor sacré
de la nation, et le seul dont le souverain n’est pas le maître, parce qu’il ne
peut l’être sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans
son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre
marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service,
et se retire chez lui.
La différence qu’il y a des troupes françaises aux vôtres, c’est que les
unes, composées d’esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte
de la mort que par celle du châtiment ; ce qui produit dans l’âme un
nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide : au lieu que les
autres se présentent aux coups avec délices, et bannissent la crainte par une
satisfaction qui lui est supérieure.

Mais le sanctuaire de l’honneur, de la réputation et de la vertu, semble

être établi dans les républiques et dans les pays où l’on peut prononcer le
mot de patrie. À Rome, à Athènes, à Lacédémone, l’honneur payait seul les
services les plus signalés ; une couronne de chêne ou de laurier, une statue,
un éloge, étaient une récompense immense pour une bataille gagnée ou une
ville prise.
Là, un homme qui avait fait une belle action se trouvait suffisamment
récompensé par cette action même. Il ne pouvait voir un de ses compatriotes
qu’il ne ressentît le plaisir d’être son bienfaiteur : il comptait le nombre de
ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire
du bien à un homme : mais c’est ressembler aux dieux que de contribuer au
bonheur d’une société entière.
Or cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans
le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que
des attributs de la fantaisie du souverain ? La réputation et la vertu y sont
regardées comme imaginaires si elles ne sont accompagnées de la faveur du
prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a
pour lui l’estime publique n’est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain.
Le voilà aujourd’hui général d’armée ; peut-être que le prince le va faire
son cuisinier, et qu’il ne lui laissera plus à espérer d’autre éloge que celui
d’avoir fait un bon ragoût.
De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi, 2,1715.

LETTRE XC
Usbek à Ibben

À Smyrne

De cette passion générale que la nation française a pour la gloire, il s’est

formé dans l’esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu’on appelle
point d’honneur ; c’est proprement le caractère de chaque profession : mais
il est plus marqué chez les gens de guerre, et c’est le point d’honneur par
excellence. Il me serait bien difficile de te faire sentir ce que c’est, car nous
n’en avons point précisément d’idée.
Autrefois les Français, surtout les nobles, ne suivaient guère d’autres lois
que celles de ce point d’honneur : elles réglaient toute la conduite de leur vie ;
et elles étaient si sévères qu’on ne pouvait, sans une peine plus cruelle que
la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.
Quand il s’agissait de régler les différends, elles ne prescrivaient guère
qu’une manière de décision, qui était le duel, qui tranchait toutes les
difficultés. Mais ce qu’il y avait de mal, c’est que souvent le jugement se
rendait entre d’autres parties que celles qui y étaient intéressées.
Pour peu qu’un homme fût connu d’un autre, il fallait qu’il entrât dans
la dispute, et qu’il payât de sa personne comme s’il avait été lui-même en
colère. Il se sentait toujours honoré d’un tel choix et d’une préférence si
flatteuse ; et tel qui n’aurait pas voulu donner quatre pistoles à un homme
pour le sauver de la potence lui et toute sa famille ne faisait aucune difficulté
d’aller risquer pour lui mille fois sa vie.
Cette manière de décider était assez mal imaginée ; car, de ce qu’un
homme était plus adroit ou plus fort qu’un autre, il ne s’ensuivait pas qu’il
eût de meilleures raisons.
Aussi les rois l’ont-ils défendue sous des peines très sévères ; mais c’est
en vain : l’honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnaît
point de lois.
Aussi les Français sont dans un état bien violent ; car les mêmes lois de
l’honneur obligent un honnête homme de se venger quand il a été offensé ;
mais d’un autre côté la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu’il se
venge. Si l’on suit les lois de l’honneur, on périt sur un échafaud ; si l’on suit

celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes : il n’y
a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir, ou d’être indigne de vivre.
De Paris, le 18 de la lune de Gemmadi, 2,1715.

LETTRE XCI
Usbek à Rusta

À Ispahan

Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue
insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque
des Français des présents que le nôtre ne saurait donner à un roi d’Imirette ou
de Géorgie ; et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.
Il s’est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de
l’Europe ; et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur
des barbares.
Il a reçu des honneurs qu’il semblait avoir voulu se faire refuser lui-
même ; et, comme si la cour de France avait eu plus à cœur la grandeur
persane que lui, elle l’a fait paraître avec dignité devant un peuple dont il
est le mépris.
Ne dis point ceci à Ispahan : épargne la tête d’un malheureux. Je ne veux
pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence et, de l’indigne
choix qu’ils ont fait.
De Paris, le dernier de la lune de Gemmadi, 2,1715.

LETTRE XCII
Usbek à Rhédi

À Venise

Le monarque qui a si longtemps régné n’est plus. Il a bien fait parler des

gens pendant sa vie ; tout le monde s’est tu à sa mort. Ferme et courageux
dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu’au destin. Ainsi mourut le
grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.
Ne crois pas que ce grand événement n’ait fait faire ici que des réflexions
morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce
changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n’ayant que cinq
ans, un prince, son oncle, a été déclaré régent du royaume.
Le feu roi avait fait un testament qui bornait l’autorité du régent. Ce
prince habile a été au parlement ; et, y exposant tous les droits de sa
naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre
à lui-même, semblait avoir prétendu régner encore après sa mort.
Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais
qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne
religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice ;
et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture
imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi
le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps qui détruit tout, à
la corruption des mœurs qui a tout affaibli, à l’autorité suprême qui a tout
abattu.
Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d’abord
respecter cette image de la liberté publique ; et, comme s’il avait pensé à
relever de terre le temple et l’idole, il a voulu qu’on les regardât comme
l’appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.
De Paris, le 4 de la lune de Rhégeb, 1715.

LETTRE XCIII
Usbek à son frère, santon
au monastère de Casbin

Je m’humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne : je regarde

les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si
grande qu’il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète ; tes austérités
étonnent le ciel même ; les anges t’ont regardé du sommet de la gloire, et
ont dit : Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous,
et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées ?
Et comment ne t’honorerais-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que
les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend
respectables aux vrais croyants, et que Dieu s’est choisi dans tous les coins
de la terre des âmes plus pures que les autres, qu’il a séparées du monde
impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent
sa colère prête à tomber sur tant de peuples rebelles ?
Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se
réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde, et eurent
pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu’ils en disent est vrai, leurs
vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums.
Ils passaient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme ; mais
ils habitaient la nuit et le jour avec des démons : ils étaient sans cesse
tourmentés par ces esprits malins ; ils les trouvaient au lit, ils les trouvaient
à table ; jamais d’asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable,
il faudrait avouer que personne n’aurait jamais vécu en plus mauvaise
compagnie.
Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie
bien naturelle qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la
condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille,
les tentations nous suivent toujours ; nos passions, figurées par les démons,
ne nous quittent point encore ; ces monstres du cœur, ces illusions de l’esprit,
ces vains fantômes de l’erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous
pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices,
c’est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l’envoyé de Dieu a enchaîné satan,

et l’a précipité dans les abîmes : il a purifié la terre, autrefois pleine de son
empire, et l’a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.
De Paris, le 9 de la lune de Chahban, 1715.

LETTRE XCIV
Usbek à Rhédi

À Venise

Je n’ai jamais ouï parler du droit public qu’on n’ait commencé par

rechercher soigneusement quelle est l’origine des sociétés ; ce qui me paraît
ridicule. Si les hommes n’en formaient point, s’ils se quittaient et se fuyaient
les uns les autres, il faudrait en demander la raison, et chercher pourquoi ils
se tiennent séparés ; mais ils naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est
né auprès de son père, et il s’y tient : voilà la société et la cause de la société.
Le droit public est plus connu en Europe qu’en Asie : cependant on peut
dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des
écrivains, en ont corrompu tous les principes.
Ce droit, tel qu’il est aujourd’hui, est une science qui apprend aux princes
jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts.
Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre
l’iniquité en système, d’en donner des règles, d’en former des principes, et
d’en tirer des conséquences !
La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n’a d’autre règle
qu’elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut
faire plier la justice tout inflexible qu’elle est.
On dirait, Rhédi, qu’il y a deux justices toutes différentes : l’une qui règle
les affaires des particuliers qui règne dans le droit civil ; l’autre qui règle
les différents qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit
public : comme si le droit public n’était pas lui-même un droit civil non pas
à la vérité d’un pays particulier, mais du monde.
Je t’expliquerai dans une autre lettre mes pensées là-dessus.
De Paris, le premier de la lune de Zilhagé, 1716.

LETTRE XCV
Usbek à rhédi

Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen ; chaque

peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde
distribution de justice, on ne peut employer d’autres maximes que dans la
première.
De peuple à peuple il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que
les sujets de dispute sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les
intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés qu’il ne faut qu’aimer
la justice pour la trouver ; on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.
Il n’en est pas de même des différents qui arrivent entre particuliers.
Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si confondus, il y
en a de tant de sortes différentes, qu’il est nécessaire qu’un tiers débrouille
ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.
Il n’y a que deux sortes de guerres justes ; les unes qui se font pour
repousser un ennemi qui attaque, les autres pour secourir un allié qui est
attaqué.
Il n’y aurait point de justice de faire la guerre pour des querelles
particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu’il méritât la
mort du prince ou du peuple qui l’a commis. Ainsi un prince ne peut faire la
guerre parce qu’on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu’on
aura eu quelque procédé peu convenable à l’égard de ses ambassadeurs, et
autres choses pareilles ; non plus qu’un particulier ne peut tuer celui qui lui
refuse la préséance. La raison en est que, comme la déclaration de guerre
doit être un acte de justice, dans laquelle il faut toujours que la peine soit
proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite
la mort : car, faire la guerre à quelqu’un, c’est vouloir le punir de mort.
Dans le droit public, l’acte de justice le plus sévère c’est la guerre,
puisqu’elle peut avoir l’effet de détruire la société.
Les représailles sont du second degré : c’est une loi que les tribunaux
n’ont pu s’empêcher d’observer, de mesurer la peine par le crime.
Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu’il
peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l’offense.
Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la
renonciation à l’alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine
répond à celle du bannissement, que les tribunaux ont établie pour retrancher

les coupables de la société. Ainsi un prince à l’alliance duquel nous
renonçons est retranché de notre société, et n’est plus un des membres qui
la composent.
On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à
son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n’y
a rien parmi les hommes qui leur soit plus glorieux et même plus utile que
d’en voir d’autres toujours attentifs à leur conservation.
Mais pour que l’alliance nous lie il faut qu’elle soit juste : ainsi une
alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n’est pas
légitime, et on peut la violer sans crime.
Il n’est pas même de l’honneur et de la dignité du prince de s’allier avec
un tyran. On dit qu’un monarque d’Égypte fit avertir le roi de Samos de sa
cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s’en corriger : comme il ne le fit
pas, il lui envoya dire qu’il renonçait à son amitié et à son alliance.
La conquête ne donne point un droit par elle-même. Lorsque le peuple
subsiste, elle est un gage de la paix et de la réparation du tort ; et, si le peuple
est détruit ou dispersé, elle est le monument d’une tyrannie.
Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes qu’il semble qu’ils
soient la voix de la nature qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes
lorsque les conditions en sont telles que les deux peuples peuvent se
conserver ; sans quoi celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa
défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.
Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de faiblesse
parmi les hommes, a encore souvent égalé la faiblesse à la force par le
désespoir.
Voilà, cher Rhédi, ce que j’appelle le droit public : voilà le droit des gens,
ou plutôt celui de la raison.
De Paris, le 4 de la lune de Zilhagé, 1716.

LETTRE XCVI

Le premier eunuque à Usbek

À Paris

Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour : j’en

ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazanderan, qui m’envoya il
y a un mois son commandement sublime et cent tomans.
Je me connais en femmes, d’autant mieux qu’elles ne me surprennent pas,
et qu’en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.
Je n’ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite : ses yeux brillants
portent la vie sur son visage, et relèvent l’éclat d’une couleur qui pourrait
effacer tous les charmes de la Circassie.
Le premier eunuque d’un négociant d’Ispahan la marchandait avec moi ;
mais elle se dérobait dédaigneusement à ses regards, et semblait chercher
les miens, comme si elle avait voulu me dire qu’un vil marchand n’était pas
digne d’elle, et qu’elle était destinée à un plus illustre époux.
Je te l’avoue, je sens dans moi-même une joie secrète quand pense aux
charmes personne : il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton
frère : je me plais à prévoir l’étonnement de toutes ses femmes, la douleur
impérieuse des unes, l’affection muette mais plus douloureuse des autres la
consolation maligne de celles qui n’espèrent plus rien, et l’ambition irritée
de celles qui espèrent encore.
Je vais d’un bout du royaume à l’autre faire changer tout un sérail de face.
Que de passions je vais émouvoir ! que de craintes et de peines je prépare !
Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins
tranquille ; les grandes révolutions seront cachées dans le fond du cœur ;
les chagrins seront dévorés et les joies contenues ; obéissance ne sera pas
moins exacte et la règle moins inflexible ; la douceur, toujours contrainte de
paraître, sortira du fond même du désespoir.
Nous remarquons que plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins
elles nous donnent d’embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins
de facilité de s’unir, plus d’exemples de soumission, tout cela leur forme
des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des
autres : il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus
dépendantes : elles font une partie de notre ouvrage, et nous ouvrent les yeux
quand nous les fermons. Que dis-je ! elles irritent sans cesse le maître contre

leurs rivales ; et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles
qu’on punit.
Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n’est rien sans la présence
du maître. Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d’une autorité qui
ne se communique jamais tout entière ? Nous ne représentons que faiblement
la moitié de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse
sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances ; plus absolu quand
tu caresses que tu ne l’es quand tu menaces.
Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout
les marques de ton empire ; viens adoucir des passions désespérées ; viens
ôter tout prétexte de faillir ; viens apaiser l’amour qui murmure, et rendre
le devoir même aimable ; viens enfin soulager tes fidèles eunuques d’un
fardeau qui s’appesantit chaque jour.
Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Zilhlagé, 1716.

LETTRE XCVII
Usbek à Hassein, dervis
de la montagne de Jaron

O toi, sage dervis, dont l’esprit curieux brille de tant de connaissances,

écoute ce que je vais te dire.
Il y a ici des philosophes qui à la vérité n’ont point atteint jusqu’au faîte
de la sagesse orientale ; ils n’ont point été ravis jusqu’au trône lumineux ;
ils n’ont ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges
retentissent, ni senti les formidables accès d’une fureur divine : mais, laissés
à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les
traces de la raison humaine.
Tu ne saurais croire jusqu’où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le
chaos, et ont expliqué, par une mécanique simple, l’ordre de l’architecture
divine. L’Auteur de la nature a donné du mouvement à la matière ; il n’en
a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d’effets que
nous voyons dans l’univers.
Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les
sociétés des hommes, des lois aussi sujettes au changement que l’esprit de
ceux qui les proposent et des peuples qui les observent ; ceux-ci ne nous
parlent que des lois générales, immuables, éternelles, qui s’observent sans
aucune exception, avec un ordre, une régularité, et une promptitude infinie,
dans l’immensité des espaces.
Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois ? Tu t’imagines peut-
être qu’entrant dans le conseil de l’Éternel tu vas être étonné par la sublimité
des mystères : tu renonces par avance à comprendre ; tu ne te proposes que
d’admirer.
Mais tu changeras bientôt de pensée : elles n’éblouissent point par un
faux respect ; leur simplicité les a fait longtemps méconnaître ; et ce n’est
qu’après bien des réflexions qu’on en a vu toute la fécondité et toute
l’étendue.
La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins
qu’il ne rencontre quelque obstacle qui l’en détourne ; et la seconde, qui n’en
est qu’une suite, c’est que tout corps qui tourne autour d’un centre tend à
s’en éloigner ; parce que plus il en est loin, plus la ligne qu’il décrit approche
de la ligne droite.

Voilà, sublime dervis, la clef de la nature ; voilà des principes féconds

dont on tire des conséquences à perte de vue.
La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de
miracles, et leur a fait faire presque autant de prodiges et de merveilles que
tout ce qu’on nous raconte de nos saints prophètes.
Car enfin je suis persuadé qu’il n’y a aucun de nos docteurs qui n’eût
été embarrassé si on lui eût dit de peser dans une balance tout l’air qui est
autour de la terre, ou de mesurer toute l’eau qui tombe chaque année sur
sa surface ; et qui n’eût pensé plus de quatre fois avant de dire combien de
lieues le son fait dans une heure, quel temps un rayon de lumière emploie
à venir du soleil à nous ; combien de toises il y a d’ici à Saturne ; quelle
est la courbe selon laquelle un vaisseau doit être taillé pour être le meilleur
voilier qu’il soit possible.
Peut-être que si quelque homme divin avait orné les ouvrages de ces
philosophes de paroles hautes et sublimes, s’il y avait mêlé des figures
hardies des allégories mystérieuses, il aurait fait un bel ouvrage qui n’aurait
cédé qu’au saint Alcoran.
Cependant, s’il te faut dire ce que je pense, je ne m’accommode guère du
style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de petites choses qui
me paraissent toujours telles, quoiqu’elles soient relevées par la force et la
vie de l’expression. Il semble d’abord que les livres inspirés ne sont que les
idées divines rendues en langage humain : au contraire, dans notre Alcoran,
on trouve souvent le langage de Dieu et les idées des hommes ; comme si,
par un admirable caprice, Dieu y avait dicté les paroles, et que l’homme eût
fourni les pensées.
Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu’il y a de plus saint
parmi nous, tu croiras que c’est le fruit de l’indépendance où l’on vit dans
ce pays. Non : grâce au ciel, l’esprit n’a pas corrompu le cœur ; et, tandis
que je vivrai, Hali sera mon prophète.
De Paris, le 15 de la lune de Chahban, 1716.

LETTRE XCVIII
Usbek à Ibben

À Smyrne

Il n’y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans

celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche
dans la misère, et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides au comble des
richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté ; celui-là l’est de son abondance.
Le nouveau riche admire la sagesse de la Providence ; le pauvre, l’aveugle
fatalité du destin.
Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors ; parmi eux il y a
peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce métier par la dernière misère.
Ils sont méprisés comme de la boue pendant qu’ils sont pauvres ; quand ils
sont riches on les estime assez : aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de
l’estime.
Ils sont à présent dans une situation bien terrible. On vient d’établir une
chambre qu’on appelle de justice, parce qu’elle va leur ravir tout leur bien.
Ils ne peuvent ni détourner ni cacher leurs effets, car on les oblige de les
déclarer au juste, sous peine de la vie : ainsi on les fait passer par un défilé
bien étroit, je veux dire entre la vie et leur argent. Pour comble d’infortune,
il y a un ministre, connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries,
et badine sur toutes les délibérations du conseil. On ne trouve pas tous les
jours des ministres disposés à faire rire le peuple ; et l’on doit savoir bon gré
à celui-ci de l’avoir entrepris.
Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs : c’est
un séminaire de grands seigneurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux
qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats
ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre ; et, quand
ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes
maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier
qui engraisse les terres montagneuses et arides.
Je trouve, Ibben, la Providence admirable dans la manière dont elle a
distribué les richesses. Si elle ne les avait accordées qu’aux gens de bien,
on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et on n’en aurait plus senti

tout le néant. Mais quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus
chargés, à force de mépriser les riches on vient enfin à mépriser les richesses.
De Paris, le 26 de la lune de Maharram, 1717.

LETTRE XCIX
Rica à Rhédi

À Venise

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont

oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment
ils le seront cet hiver ; mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte
à un mari pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et
de leurs parures ? une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage,
comme celui de leurs ouvriers ; et avant que tu eusses reçu ma lettre, tout
serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en
revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît
le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît
étranger ; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée,
ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.
Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une révolution les
fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait
le visage d’une femme au milieu d’elle-même ; dans un autre, c’étaient les
pieds qui occupaient cette place, les talons faisaient un piédestal qui les tenait
en l’air. Qui pourrait le croire ! les architectes ont été souvent obligés de
hausser, de baisser et d’élargir leurs portes, selon que les parures des femmes
exigeaient d’eux ce changement ; et les règles de leur art ont été asservies à
ces caprices. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de
mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes
avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui il n’en est pas question. Dans
cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se
trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les
Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le monarque pourrait
même parvenir à rendre la nation grave s’il l’avait entrepris. Le prince
imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux
provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les
autres.


De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.

LETTRE C
Rica à Rhédi

Je te parlai l’autre jour de l’inconstance prodigieuse des Français sur leurs

modes. Cependant il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés ; ils y
rappellent tout : c’est la règle avec laquelle ils jugent de tout ce qui se fait
chez les autres nations ; ce qui est étranger leur paraît toujours ridicule. Je
t’avoue que je ne saurais guère ajuster cette fureur pour leurs coutumes avec
l’inconstance avec laquelle ils en changent tous les jours.
Quand je te dis qu’ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne parle que
des bagatelles ; car sur les choses importantes, ils semblent s’être méfiés
d’eux-mêmes jusqu’à se dégrader. Ils avouent de bon cœur que les autres
peuples sont plus sages, pourvu qu’on convienne qu’ils sont mieux vêtus :
ils veulent bien s’assujettir aux lois d’une nation rivale, pourvu que les
perruquiers français décident en législateurs sur la forme des perruques
étrangères. Rien ne leur paraît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers
régner du septentrion au midi, et les ordonnances de leurs coiffeuses portées
dans toutes les toilettes de l’Europe.
Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens leur vienne
d’ailleurs, et qu’ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le
gouvernement politique et civil ?
Qui peut penser qu’un royaume, le plus ancien et le plus puissant de
l’Europe, soit gouverné, depuis plus de dix siècles, par des lois qui ne sont
point faites pour lui ? Si les Français avaient été conquis, ceci ne serait pas
difficile à comprendre ; mais ils sont les conquérants.
Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs premiers rois dans
les assemblées générales de la nation ; et, ce qu’il y a de singulier, c’est que
les lois romaines, qu’ils ont prises à la place, étaient en partie faites et en
partie rédigées par des empereurs contemporains de leurs législateurs.
Et, afin que l’acquisition fût entière et que tout le bon sens leur vînt
d’ailleurs, ils ont adopté toutes les constitutions des papes, et en ont fait une
nouvelle partie de leur droit : nouveau genre de servitude.
Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédigé par écrit quelques
statuts des villes et des provinces ; mais ils sont presque tous pris du droit
romain.
Cette abondance de lois adoptées, et pour ainsi dire naturalisées, est si
grande qu’elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes

de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effroyable de glossateurs,
de commentateurs, de compilateurs, gens aussi faibles par le peu de justesse
de leur esprit, qu’ils sont forts par leur nombre prodigieux.
Ce n’est pas tout : ces lois étrangères ont introduit des formalités dont
l’excès est la honte de la raison humaine. Il serait assez difficile de décider
si la forme s’est rendue plus pernicieuse lorsqu’elle est entrée dans la
jurisprudence, ou lorsqu’elle s’est logée dans la médecine ; si elle a fait plus
de ravages sous la robe d’un jurisconsulte que sous le large chapeau d’un
médecin ; et si dans l’une elle a plus ruiné de gens qu’elle n’en a tué dans
l’autre.
De Paris, le 17 de la lune de Saphar, 1717.

LETTRE CI
Usbek à ***

On parle toujours ici de la constitution. J’entrai l’autre jour dans une

maison où je vis d’abord un gros homme avec un teint vermeil, qui disait
d’une voix forte : J’ai donné mon mandement ; je n’irai point répondre à
tout ce que vous dites ; mais lisez-le, ce mandement, et vous verrez que
j’y ai résolu tous vos doutes. J’ai bien sué pour le faire, dit-il en portant
la main sur le front : j’ai eu besoin de toute ma doctrine ; et il m’a fallu
lire bien des auteurs latins. Je le crois, dit un homme qui se trouva là ; car
c’est un bel ouvrage ; et je défierais bien ce jésuite qui vient si souvent
vous voir d’en faire un meilleur. Lisez-le donc, reprit-il ; et vous serez
plus instruit sur ces matières dans un quart d’heure que si je vous en avais
parlé toute la journée. Voilà comme il évitait d’entrer en conversation et de
commettre sa suffisance. Mais, comme il se vit pressé, il fut obligé de sortir
de ses retranchements, et il commença à dire théologiquement force sottises,
soutenu d’un dervis qui les lui rendait très respectueusement. Quand deux
hommes qui étaient là lui niaient quelque principe, il disait d’abord : Cela
est certain, nous l’avons jugé ainsi, et nous sommes des juges infaillibles. Et
comment, lui dis-je alors, êtes-vous des juges infaillibles ? Ne voyez-vous
pas, reprit-il, que le saint Esprit nous éclaire ? Cela est heureux, lui répondis-
je ; car, de la manière dont vous avez parlé tout aujourd’hui, je reconnais
que vous avez grand besoin d’être éclairé.
De Paris, le 18 de la lune de Rebiab, 1,1717.

LETTRE CII
Usbek à Ibben

À Smyrne

Les plus puissants états de l’Europe sont ceux de l’Empereur, des rois

de France, d’Espagne et d’Angleterre. L’Italie et une grande partie de
l’Allemagne sont partagées en un nombre infini de petits états dont les
princes sont, à proprement parler, les martyrs de la souveraineté. Nos
glorieux sultans ont plus de femmes que quelques-uns de ces princes n’ont
de sujets. Ceux d’Italie, qui ne sont pas si unis, sont plus à plaindre ; leurs
états sont ouverts comme des caravansérails, où ils sont obligés de loger les
premiers qui viennent : il faut donc qu’ils s’attachent aux grands princes, et
leur fassent part de leur frayeur plutôt que de leur amitié.
La plupart des gouvernements d’Europe sont monarchiques, ou plutôt
sont ainsi appelés ; car je ne sais pas s’il y en a jamais eu véritablement de
tels ; au moins est-il difficile qu’ils aient subsisté longtemps dans leur pureté.
C’est un état violent qui dégénère toujours en despotisme ou en république.
La puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et
le prince ; l’équilibre est trop difficile à garder : il faut que le pouvoir
diminue d’un côté pendant qu’il augmente de l’autre ; mais l’avantage est
ordinairement du côté du prince qui est à la tête des armées.
Aussi le pouvoir des rois d’Europe est-il bien grand, et on peut dire qu’ils
l’ont tel qu’ils le veulent ; mais ils ne l’exercent point avec tant d’étendue
que nos sultans : premièrement, parce qu’ils ne veulent point choquer les
mœurs et la religion des peuples ; secondement, parce qu’il n’est pas de leur
intérêt de le porter si loin.
Rien ne rapproche plus nos princes de la condition de leurs sujets que cet
immense pouvoir qu’ils exercent sur eux ; rien ne les soumet plus aux revers
et aux caprices de la fortune.
L’usage où ils sont de faire mourir tous ceux qui leur déplaisent, au
moindre signe qu’ils font, renverse la proportion qui doit être entre les
fautes et les peines, qui est comme l’état et l’harmonie des empires ; et cette
proportion, scrupuleusement gardée par les princes chrétiens, leur donne un
avantage infini sur nos sultans.
Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s’est attiré la disgrâce
du prince, est sûr de mourir ; la moindre faute ou le moindre caprice le met

dans cette nécessité ; mais s’il avait attenté à la vie de son souverain, s’il
avait voulu livrer ses places aux ennemis, il en serait quitte aussi pour perdre
la vie : il ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que dans le
premier.
Aussi, dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant
rien de pis, il se porte naturellement à troubler l’état et à conspirer contre le
souverain, seule ressource qui lui reste.
Il n’en est pas de même des grands d’Europe à qui la disgrâce n’ôte rien
que la bienveillance et la faveur. Ils se retirent de la cour, et ne songent qu’à
jouir d’une vie tranquille et des avantages de leur naissance. Comme on
ne les fait guère périr que pour le crime de lèse-majesté, ils craignent d’y
tomber, par la considération de ce qu’ils ont à perdre et du peu qu’ils ont à
gagner ; ce qui fait qu’on voit peu de révoltes, et peu de princes qui périssent
d’une mort violente.
Si, dans cette autorité illimitée qu’ont nos princes, ils n’apportaient pas
tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un
jour ; et s’ils n’avaient à leur solde un nombre innombrable de troupes pour
tyranniser le reste de leurs sujets, leur empire ne subsisterait pas un mois.
Il n’y a que quatre ou cinq siècles qu’un roi de France prit des gardes
contre l’usage de ces temps-là, pour se garantir des assassins qu’un petit
prince d’Asie avait envoyés pour le faire périr ; jusque là les rois avaient
vécu tranquilles au milieu de leurs sujets, comme des pères au milieu de
leurs enfants.
Bien loin que les rois de France puissent de leur propre mouvement ôter la
vie à un de leurs sujets, comme nos sultans, ils portent au contraire toujours
avec eux la grâce de tous les criminels : il suffit qu’un homme ait été assez
heureux pour voir l’auguste visage de son prince, pour qu’il cesse d’être
indigne de vivre. Ces monarques sont comme le soleil, qui porte partout la
chaleur et la vie.
Paris, le 8 de la lune de Rebiab, 2,1717.

LETTRE CIII
Usbek à Ibben

Pour suivre l’idée de ma dernière lettre, voici à peu près ce que me disait
l’autre jour un Européen assez sensé :
Le plus mauvais parti que les princes d’Asie aient pu prendre, c’est de
se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre plus respectables ; mais ils
font respecter la royauté, et non pas le roi, et attachent l’esprit des sujets à
un certain trône, et non pas à une certaine personne.
Cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même pour le
peuple. Quoique dix rois, qu’il ne connaît que de nom, se soient égorgés
l’un après l’autre, il ne sent aucune différence : c’est comme s’il avait été
gouverné successivement par des esprits.
Si le détestable parricide de notre grand roi Henri IV avait porté ce coup
sur un roi des Indes, maître du sceau royal et d’un trésor immense qui aurait
semblé amassé pour lui, il aurait pris tranquillement les rênes de l’empire
sans qu’un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants.
On s’étonne de ce qu’il n’y a presque jamais de changement dans le
gouvernement des princes d’Orient : d’où vient cela, si ce n’est de ce qu’il
est tyrannique et affreux ?
Les changements ne peuvent être faits que par le prince ou par le peuple :
mais là les princes n’ont garde d’en faire ; parce que, dans un si haut degré
de puissance, ils ont tout ce qu’ils peuvent avoir : s’ils changeaient quelque
chose, ce ne pourrait être qu’à leur préjudice.
Quant aux sujets, si quelqu’un d’eux forme quelque résolution, il ne
saurait l’exécuter sur l’état ; il faudrait qu’il contrebalançât tout à coup une
puissance redoutable et toujours unique ; le temps lui manque comme les
moyens : mais il n’a qu’à aller à la source de ce pouvoir ; et il ne lui faut
qu’un bras et qu’un instant.
Le meurtrier monte sur le trône pendant que le monarque en descend,
tombe, et va expirer à ses pieds.
Un mécontent en Europe songe à entretenir quelque intelligence secrète,
à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques
vains murmures parmi les sujets. Un mécontent en Asie va droit au prince,
étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu’à l’idée ; dans un instant, esclave
et maître ; dans un instant, usurpateur et légitime.

Malheureux le roi qui n’a qu’une tête ! Il semble ne réunir sur elle toute sa

puissance que pour indiquer au premier ambitieux l’endroit où il la trouvera
tout entière.
De Paris, le 17 de la lune de Rebiab, 2,1717.

LETTRE CIV
Usbek à Ibben

Tous les peuples d’Europe ne sont pas également soumis à leurs princes ;

par exemple, l’humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi
le temps d’appesantir son autorité. La soumission et l’obéissance sont
les vertus dont ils se piquent le moins : ils disent là-dessus des choses
bien extraordinaires. Selon eux, il n’y a qu’un lien qui puisse attacher les
hommes, qui est celui de la gratitude : un mari, une femme, un père et un fils,
ne sont liés entre eux que par l’amour qu’ils se portent ou par les bienfaits
qu’ils se procurent : et ces motifs divers de reconnaissance sont l’origine de
tous les royaumes et de toutes les sociétés.
Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les
accabler et les détruire, le fondement de l’obéissance cesse ; rien ne les
lie, rien ne les attache à lui ; et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils
soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu’il
n’a jamais pu avoir d’origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-
ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n’en avons nous-
mêmes : or nous n’avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes ;
par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie : personne n’a donc,
concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir.
Le crime de lèse-majesté n’est autre chose, selon eux, que le crime que
le plus faible commet contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque
manière qu’il lui désobéisse. Aussi le peuple d’Angleterre, qui se trouva le
plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c’était un crime de lèse-
majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison
quand ils disent que le précepte de leur Alcoran qui ordonne de se soumettre
aux puissances n’est pas bien difficile à suivre, puisqu’il leur est impossible
de ne le pas observer ; d’autant que ce n’est pas au plus vertueux qu’on les
oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus fort.
Les Anglais disent qu’un de leurs rois, ayant vaincu et fait prisonnier un
prince qui lui disputait la couronne, voulut lui reprocher son infidélité et sa
perfidie. Il n’y a qu’un moment, dit le prince infortuné, qu’il vient d’être
décidé lequel de nous deux est le traître.

Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n’ont point opprimé la patrie

comme lui ; et, croyant qu’il n’y a pas de lois là où il ne voit point de juges, il
fait révérer comme des arrêts du ciel les caprices du hasard et de la fortune.
De Paris, le 20 de la lune de Rebiab, 2,1717.

LETTRE CV
Rhédi à Usbek

À Paris

Tu m’as beaucoup parlé dans une de tes lettres des sciences et des arts

cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare ; mais je ne sais
si l’utilité que l’on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que
l’on en fait tous les jours.
J’ai ouï dire que la seule invention des bombes avait ôté la liberté à tous
les peuples de l’Europe. Les princes ne pouvant plus confier la garde des
places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seraient rendus, ont eu
un prétexte pour entretenir de gros corps de troupes réglées avec lesquelles
ils ont dans la suite opprimé leurs sujets.
Tu sais que depuis l’invention de la poudre il n’y a plus de places
imprenables, c’est-à-dire, Usbek, qu’il n’y a plus d’asile sur la terre contre
l’injustice et la violence.
Je tremble toujours qu’on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret
qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les
peuples et les nations entières.
Tu as lu les historiens : fais-y bien attention ; presque toutes les
monarchies n’ont été fondées que sur l’ignorance des arts, et n’ont été
détruites que parce qu’on les a trop cultivés. L’ancien empire de Perse peut
nous en fournir un exemple domestique.
Il n’y a pas longtemps que je suis en Europe ; mais j’ai ouï parler à des
gens sensés des ravages de la chimie. Il semble que ce soit un quatrième fléau
qui ruine les hommes et les détruit en détail, mais continuellement ; tandis
que la guerre, la peste, la famine, les détruisent en gros, mais par intervalles.
Que nous a servi l’invention de la boussole et la découverte de tant de
peuples, qu’à nous communiquer leurs maladies plutôt que leurs richesses ?
L’or et l’argent avaient été établis, par une convention générale, pour être le
prix de toutes les marchandises et un gage de leur valeur, par la raison que
ces métaux étaient rares et inutiles à tout autre usage. Que nous importait-il
donc qu’ils devinssent plus communs, et que, pour marquer la valeur d’une
denrée, nous eussions deux ou trois signes au lieu d’un ? cela n’en était que
plus incommode.

Mais, d’un autre côté, cette invention a été bien pernicieuse aux pays qui

ont été découverts. Les nations entières ont été détruites ; et les hommes qui
ont échappé à la mort ont été réduits à une servitude si rude que le récit en
fait frémir les musulmans.
Heureuse l’ignorance des enfants de Mahomet ! Aimable simplicité si
chérie de notre saint prophète, vous me rappelez toujours la naïveté des
anciens temps et la tranquillité qui régnait dans le cœur de nos premiers
pères !
De Venise, le 5 de la lune de Rahmazan, 1717.

LETTRE CVI
Usbek à Rhédi

À Venise

Ou tu ne penses pas à ce que tu dis, ou bien tu fais mieux que tu ne penses.

Tu as quitté ta patrie pour t’instruire, et tu méprises toute instruction : tu
viens pour te former dans un pays où l’on cultive les beaux arts, et tu les
regardes comme pernicieux. Te le dirai-je, Rhédi ? Je suis plus d’accord avec
toi que tu ne l’es avec toi-même.
As-tu bien réfléchi à l’état barbare et malheureux où nous entraînerait la
perte des arts ? Il n’est pas nécessaire de se l’imaginer, on peut le voir. Il y a
encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit
pourrait vivre avec honneur ; il s’y trouverait à peu près à la portée des autres
habitants ; on ne lui trouverait point l’esprit singulier ni le caractère bizarre ;
il passerait tout comme un autre, et serait même distingué par sa gentillesse.
Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts.
Je ne te nie pas que des peuples barbares n’aient pu, comme des torrents
impétueux, se répandre sur la terre, et couvrir de leurs armées féroces les
royaumes les plus policés : mais, prends-y garde, ils ont appris les arts, ou les
ont fait exercer aux peuples vaincus ; sans cela leur puissance aurait passé
comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.
Tu crains, dis-tu, que l’on n’invente quelque manière de destruction plus
cruelle que celle qui est en usage. Non : si une fatale invention venait
à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens ; et le
consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n’est
point de l’intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies ;
ils doivent chercher des sujets et non pas des terres.
Tu te plains de l’invention de la poudre et des bombes ; tu trouves étrange
qu’il n’y ait plus de place imprenable ; c’est-à-dire que tu trouves étrange
que les guerres soient aujourd’hui terminées plus tôt qu’elles ne l’étaient
autrefois.
Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires, que, depuis l’invention de
la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu’elles ne l’étaient
parce qu’il n’y a presque plus de mêlée.
Et quand il se serait trouvé quelque cas particulier où un art aurait été
préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter ? Penses-tu, Rhédi, que la religion

que notre saint prophète a apportée du ciel soit pernicieuse parce qu’elle
servira un jour à confondre les perfides chrétiens ?
Tu crois que les arts amollissent les peuples, et par là sont cause de
la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui des anciens Perses,
qui fut l’effet de leur mollesse : mais il s’en faut bien que cet exemple
décide, puisque les Grecs qui les vainquirent tant de fois et les subjuguèrent,
cultivaient les arts avec infiniment plus de soin qu’eux.
Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle
pas du moins des gens qui s’y appliquent, puisqu’ils ne sont jamais dans
l’oisiveté, qui de tous les vices est celui qui amollit le plus le courage.
Il n’est donc question que de ceux qui en jouissent. Mais comme dans
un pays policé ceux qui jouissent des commodités d’un art sont obligés d’en
cultiver un autre, à moins de se voir réduits à une pauvreté honteuse, il suit
que l’oisiveté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.
Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle et où l’on raffine le
plus sur les plaisirs ; mais c’est peut-être celle où l’on mène une vie plus dure.
Pour qu’un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent
sans relâche. Une femme s’est mis dans la tête qu’elle devait paraître à une
assemblée avec une certaine parure ; il faut que dès ce moment cinquante
artisans ne dorment plus, et n’aient plus le loisir de boire et de manger : elle
commande, et elle est obéie plus promptement que ne serait notre monarque,
parce que l’intérêt est le plus grand monarque de la terre.
Cette ardeur pour le travail, cette passion de s’enrichir passe de condition
en condition, depuis les artisans jusqu’aux grands. Personne n’aime à être
plus pauvre que celui qu’il vient de voir immédiatement au-dessous de lui.
Vous voyez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu’au jour du jugement,
qui travaille sans cesse et court risque d’accourcir ses jours pour amasser,
dit-il, de quoi vivre.
Le même esprit gagne la nation ; on n’y voit que travail et qu’industrie.
Où est donc ce peuple efféminé dont tu parles tant ?
Je suppose, Rhédi, qu’on ne souffrît dans un royaume que les arts
absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand
nombre, et qu’on en bannît tous ceux qui ne servent qu’à la volupté ou à
la fantaisie ; je le soutiens, cet état serait un des plus misérables qu’il y eût
au monde.
Quand les habitants auraient assez de courage pour se passer de tant de
choses qu’ils doivent à leurs besoins, le peuple dépérirait tous les jours ; et
l’état deviendrait si faible qu’il n’y aurait si petite puissance qui ne pût le
conquérir.
Il serait aisé d’entrer dans un long détail, et de te faire voir que les revenus
des particuliers cesseraient presque absolument, et par conséquent ceux du

prince. Il n’y aurait presque plus de relation de facultés entre les citoyens ; on
verrait finir cette circulation de richesses et cette progression de revenus qui
vient de la dépendance où sont les arts les uns des autres ; chaque particulier
vivrait de sa terre, et n’en retirerait que ce qu’il lui faut précisément pour
ne pas mourir de faim. Mais, comme ce n’est pas quelquefois la vingtième
partie des revenus d’un état, il faudrait que le nombre des habitants diminuât
à proportion, et qu’il n’en restât que la vingtième partie.
Fais bien attention jusqu’où vont les revenus de l’industrie. Un fonds ne
produit annuellement à son maître que la vingtième partie de sa valeur ;
mais avec une pistole de couleur un peintre fera un tableau qui lui en vaudra
cinquante. On en peut dire de même des orfèvres, des ouvriers en laine, en
soie, et de toutes sortes d’artisans.
De tout ceci on doit conclure, Rhédi, que, pour qu’un prince soit puissant,
il faut que ses sujets vivent dans les délices : il faut qu’il travaille à
leur procurer toutes sortes de superfluités avec autant d’attention que les
nécessités de la vie.
De Paris, le 14 de la lune de Chalval, 1717.

LETTRE CVII
Rica à Ibben

À Smyrne

J’ai vu le jeune monarque. Sa vie est bien précieuse à ses sujets ; elle ne

l’est pas moins à toute l’Europe par les grands troubles que sa mort pourrait
produire. Mais les rois sont comme les dieux ; et pendant qu’ils vivent on
doit les croire immortels. Sa physionomie est majestueuse, mais charmante :
une belle éducation semble concourir avec un heureux naturel, et promet
déjà un grand prince.
On dit que l’on ne peut jamais connaître le caractère des rois d’Occident
jusqu’à ce qu’ils aient passé par les deux grandes épreuves de leur maîtresse
et de leur confesseur. On verra bientôt l’un et l’autre travailler à se saisir de
l’esprit de celui-ci ; et il se livrera pour cela de grands combats. Car sous
un jeune prince ces deux puissances sont toujours rivales ; mais elles se
concilient et se réunissent sous un vieux. Sous un jeune prince le dervis a un
rôle bien difficile à soutenir ; la force du roi fait sa faiblesse : mais l’autre
triomphe également de sa faiblesse et de sa force.
Lorsque j’arrivai en France je trouvai le feu roi absolument gouverné
par les femmes ; et cependant, dans l’âge où il était, je crois que c’était le
monarque de la terre qui en avait le moins besoin. J’entendis un jour une
femme qui disait : Il faut que l’on fasse quelque chose pour ce jeune colonel ;
sa valeur m’est connue ; j’en parlerai au ministre. Une autre disait : Il est
surprenant que ce jeune abbé ait été oublié ; il faut qu’il soit évêque ; il est
homme de naissance, et je pourrais répondre de ses mœurs. Il ne faut pas
pourtant que tu t’imagines que celles qui tenaient ces discours fussent des
favorites du prince : elles ne lui avaient peut-être pas parlé deux fois en leur
vie ; chose pourtant très facile à faire chez les princes européens : mais c’est
qu’il n’y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris, ou dans les
provinces, qui n’ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les
grâces et quelquefois les injustices qu’il peut faire. Ces femmes ont toutes
des relations les unes avec les autres, et forment une espèce de république
dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement ;
c’est comme un nouvel état dans l’état : et celui qui est à la cour, à Paris, et
dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats,

s’il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit
une machine qui joue, mais qui n’en connaît point les ressorts.
Crois-tu, Ibben, qu’une femme s’avise d’être la maîtresse d’un ministre
pour coucher avec lui ? Quelle idée ! c’est pour lui présenter cinq ou
six placets tous les matins : et la bonté de leur naturel paraît dans
l’empressement qu’elles ont de faire du bien à une infinité de gens
malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente.
On se plaint en Perse de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois
femmes : c’est bien pis en France, où les femmes en général gouvernent,
et non seulement prennent en gros, mais même se partagent en détail toute
l’autorité.
De Paris, le dernier de la lune de Chalval, 1717.

LETTRE CVIII
Usbek à ***

Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui

me paraissent ici fort à la mode : ce sont les journaux. La paresse se sent
flattée en les lisant ; on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un
quart d’heure.
Dans la plupart des livres, l’auteur n’a pas fait les compliments ordinaires
que les lecteurs sont aux abois : il les fait entrer à demi morts dans une
matière noyée au milieu d’une mer de paroles. Celui-ci veut s’immortaliser
par un in-douze, celui-là par un in-quarto ; un autre, qui a de plus belles
inclinations, vise à l’in-folio : il faut donc qu’il étende son sujet à proportion ;
ce qu’il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se
tue à réduire ce que l’auteur a pris tant de peine à amplifier.
Je ne sais,***, quel mérite il y a à faire de pareils ouvrages : j’en ferais
bien autant si je voulais ruiner ma santé et un libraire.
Le grand tort qu’ont les journalistes, c’est qu’ils ne parlent que des livres
nouveaux ; comme si la vérité était jamais nouvelle ! Il me semble que,
jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison
de leur préférer les nouveaux.
Mais, lorsqu’ils s’imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore
tout chauds de la forge, ils s’en imposent une autre, qui est d’être très
ennuyeux. Ils n’ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits,
quelque raison qu’ils en aient : et en effet quel est l’homme assez hardi pour
vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois ?
La plupart des auteurs ressemblent aux poètes qui souffriront une volée de
coups de bâton sans se plaindre ; mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont
si fort de leurs ouvrages qu’ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il
faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible ; et
les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire : ils commencent
par louer la matière qui est traitée ; première fadeur : de là ils passent aux
louanges de l’auteur ; louanges forcées, car ils ont affaire à des gens qui sont
encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups
de plume un téméraire journaliste.
De Paris, le 5 de la lune de Zilcadé, 1718.

LETTRE CIX
Rica à ***

L’Université de Paris est la fille aînée des rois de France ; et très aînée,
car elle a plus de neuf cents ans : aussi rêve-t-elle quelquefois.
On m’a conté qu’elle eut, il y a quelque temps, un grand démêlé avec
quelques docteurs à l’occasion de la lettre Q, qu’elle voulait que l’on
prononçât comme un K. La dispute s’échauffa si fort, que quelques-uns
furent dépouillés de leurs biens : il fallut que le parlement terminât le
différent ; et il accorda permission, par un arrêt solennel, à tous les sujets
du roi de France de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il faisait beau voir
les deux corps de l’Europe les plus respectables occupés à décider du sort
d’une lettre de l’alphabet !
Il semble, mon cher ***, que les têtes des plus grands hommes
s’étrécissent lorsqu’elles sont assemblées, et que là où il y a plus de sages,
il y ait aussi moins de sagesse. Les grands corps s’attachent toujours si
fort aux minuties, aux vains usages, que l’essentiel ne va jamais qu’après.
J’ai ouï dire qu’un roi d’Aragon ayant assemblé les états d’Aragon et de
Catalogne, les premières séances s’employèrent à décider en quelle langue
les délibérations seraient conçues : la dispute était vive ; et les états se
seraient rompus mille fois si l’on n’avait imaginé un expédient qui était que
la demande serait faite en langage catalan et la réponse en aragonais.
De Paris, le 25 de la lune de Zilhagé, 1718.

LETTRE CX
Rica à ***

Le rôle d’une jolie femme est beaucoup plus grave que l’on ne pense. Il

n’y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à sa toilette au milieu
de ses domestiques : un général d’armée n’emploie pas plus d’attention à
placer sa droite ou son corps de réserve qu’elle en met à poster une mouche,
qui peut manquer, mais dont elle espère ou prévoit le succès.
Quelle gêne d’esprit, quelle attention pour concilier sans cesse les intérêts
de deux rivaux ; pour paraître neutre à tous les deux, pendant qu’elle est
livrée à l’un et à l’autre ; et se rendre médiatrice sur tous les sujets de plainte
qu’elle leur donne !
Quelle occupation pour faire succéder et renaître les parties de plaisir, et
prévenir tous les accidents qui pourraient les rompre !
Avec tout cela, la plus grande peine n’est pas de se divertir, c’est de le
paraître. Ennuyez-les tant que vous voudrez, elles vous le pardonneront,
pourvu que l’on puisse croire qu’elles se sont réjouies.
Je fus il y a quelques jours d’un souper que des femmes firent à la
campagne. Dans le chemin elles disaient sans cesse : Au moins il faudra
bien nous divertir.
Nous nous trouvâmes assez mal assortis, et par conséquent assez sérieux.
Il faut avouer, dit une de ces femmes, que nous nous divertissons bien : il n’y
a pas aujourd’hui dans Paris une partie si gaie que la nôtre. Comme l’ennui
me gagnait, une femme me secoua, et me dit : Eh bien ! ne sommes-nous pas
de bonne humeur ? Oui, lui répondis-je en bâillant : je crois que je crèverai
à force de rire. Cependant la tristesse triomphait toujours des réflexions ;
et, quant à moi, je me sentis conduit de bâillement en bâillement dans un
sommeil léthargique qui finit tous mes plaisirs.
De Paris, le 11 de la lune Maharram, 1718.

LETTRE CXI
Usbek à ***

Le règne du feu roi a été si long que la fin en avait fait oublier
le commencement. C’est aujourd’hui la mode de ne s’occuper que des
événements arrivés dans sa minorité ; et on ne lit plus que les mémoires de
ces temps-là.
Voici le discours qu’un des généraux de la ville de Paris prononça dans
un conseil de guerre ; et j’avoue que je n’y comprends pas grand-chose.

« Messieurs,

Quoique nos troupes aient été repoussées avec perte, je crois qu’il nous

sera facile de réparer cet échec. J’ai six couplets de chanson tout prêts à
mettre au jour, qui, je m’assure, remettront toutes choses dans l’équilibre.
J’ai fait choix de quelques voix très nettes, qui, sortant de la cavité de
certaines poitrines très fortes, émouvront merveilleusement le peuple. Ils
sont sur un air qui a fait jusqu’à présent un effet tout particulier.
Si cela ne suffit pas, nous ferons paraître une estampe qui fera voir
Mazarin pendu.
Par bonheur pour nous, il ne parle pas bien français ; et il l’écorche
tellement qu’il n’est pas possible que ses affaires ne déclinent. Nous ne
manquons pas de faire bien remarquer au peuple le ton ridicule dont il
prononce. Nous relevâmes il y a quelques jours une faute de grammaire si
grossière qu’on en fit des farces par tous les carrefours.
J’espère qu’avant qu’il soit huit jours le peuple fera du nom de Mazarin
un mot générique pour exprimer toutes les bêtes de somme, et celles qui
servent à tirer.
Depuis notre défaite notre musique l’a si furieusement vexé sur le péché
originel que, pour ne pas voir ses partisans réduits à la moitié, il a été obligé
de renvoyer tous ses pages.
Ranimez-vous donc, reprenez courage ; et soyez sûrs que nous lui ferons
repasser les monts à coups de sifflets. »
De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXII
Rhédi à Usbek

À Paris

Pendant le séjour que je fais en Europe, je lis les historiens anciens et

modernes ; je compare tous les temps ; j’ai du plaisir à les voir passer,
pour ainsi dire, devant moi ; et j’arrête surtout mon esprit à ces grands
changements qui ont rendu les âges si différents des âges, et la terre si peu
semblable à elle-même.
Tu n’as peut-être pas fait attention à une chose qui cause tous les jours
ma surprise. Comment le monde est-il si peu peuplé en comparaison de ce
qu’il était autrefois ? Comment la nature a-t-elle pu perdre cette prodigieuse
fécondité des premiers temps ? Serait-elle déjà dans sa vieillesse ? et
tomberait-elle de langueur ?
J’ai resté plus d’un an en Italie, où je n’ai vu que les débris de cette
ancienne Italie si fameuse autrefois. Quoique tout le monde habite les
villes, elles sont entièrement désertes et dépeuplées ; il semble qu’elles ne
subsistent encore que pour marquer le lieu où étaient ces cités puissantes
dont l’histoire a tant parlé.
Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome contenait
autrefois plus de peuple qu’un grand royaume de l’Europe n’en a
aujourd’hui. Il y a eu tel citoyen romain qui avait dix et même vingt mille
esclaves, sans compter ceux qui travaillaient dans les maisons de campagne ;
et, comme on y comptait quatre ou cinq cent mille citoyens, on ne peut fixer
le nombre de ses habitants sans que l’imagination ne se révolte.
Il y avait autrefois dans la Sicile de puissants royaumes et des peuples
nombreux qui en ont disparu depuis : cette île n’a plus rien de considérable
que ses volcans.
La Grèce est si déserte qu’elle ne contient pas la centième partie de ses
anciens habitants.
L’Espagne, autrefois si remplie, ne fait voir aujourd’hui que des
campagnes inhabitées ; et la France n’est rien en comparaison de cette
ancienne Gaule dont parle César.
Les pays du nord sont fort dégarnis ; et il s’en faut bien que les peuples y
soient, comme autrefois, obligés de se partager, et d’envoyer dehors, comme

des essaims, des colonies et des nations entières chercher de nouvelles
demeures.
La Pologne et la Turquie en Europe n’ont presque plus de peuples.
On ne saurait trouver dans l’Amérique la cinquantième partie des
hommes qui y formaient de si grands empires.
L’Asie n’est guère en meilleur état. Cette Asie mineure, qui contenait
tant de puissantes monarchies, et un nombre si prodigieux de grandes villes,
n’en a plus que deux ou trois. Quant à la grande Asie, celle qui est soumise
au Turc n’est pas plus peuplée : pour celle qui est sous la domination de
nos rois, si on la compare à l’état florissant où elle était autrefois, on verra
qu’elle n’a qu’une très petite partie des habitants qui y étaient sans nombre
du temps des Xerxès et des Darius.
Quant aux petits états qui sont autour de ces grands empires, ils sont
réellement déserts : tels sont les royaumes d’Imirette, de Circassie, et de
Guriel. Ces princes, avec de vastes états, comptent à peine cinquante mille
sujets.
L’Égypte n’a pas moins manqué que les autres pays.
Enfin je parcours la terre, et je n’y trouve que des délabrements : je crois
la voir sortir des ravages de la peste et de la famine.
L’Afrique a toujours été si inconnue qu’on ne peut en parler si
précisément que des autres parties du monde : mais, à ne faire attention
qu’aux côtes de la Méditerranée connues de tout temps, on voit qu’elle a
extrêmement déchu de ce qu’elle était sous les Carthaginois et les Romains.
Aujourd’hui ses princes sont si faibles que ce sont les plus petites puissances
du monde.
Après un calcul aussi exact qu’il peut l’être dans ces sortes de choses, j’ai
trouvé qu’il y a à peine sur la terre la dixième partie des hommes qui y étaient
dans les anciens temps. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle se dépeuple
tous les jours ; et si cela continue, dans dix siècles elle ne sera qu’un désert.
Voilà, mon cher Usbek, la plus terrible catastrophe qui soit jamais arrivée
dans le monde. Mais à peine s’en est-on aperçu, parce qu’elle est arrivée
insensiblement et dans le cours d’un grand nombre de siècles ; ce qui marque
un vice intérieur, un venin secret et caché, une maladie de langueur qui
afflige la nature humaine.
De Venise, le 10 de la lune de Rhégeb, 1718.

LETTRE CXIII
Usbek à Rhédi

À Venise

Le monde, mon cher Rhédi, n’est point incorruptible ; les cieux même ne

le sont pas : les astronomes sont des témoins oculaires de leurs changements,
qui sont des effets bien naturels du mouvement universel de la matière.
La terre est soumise, comme les autres planètes, aux lois des
mouvements ; elle souffre au-dedans d’elle un combat perpétuel de ses
principes : la mer et le continent semblent être dans une guerre éternelle ;
chaque instant produit de nouvelles combinaisons.
Les hommes, dans une demeure si sujette aux changements, sont dans un
état aussi incertain : cent mille causes peuvent agir, capables de les détruire,
et à plus forte raison d’augmenter ou de diminuer leur nombre.
Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières si communes chez
les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes entiers : il y en a de
générales, qui ont mis bien des fois le genre humain à deux doigts de sa perte.
Les histoires sont pleines de ces pestes universelles qui ont tour à tour
désolé l’univers. Elles parlent d’une, entre autres, qui fut si violente qu’elle
brûla jusqu’à la racine des plantes, et se fit sentir dans tout le monde connu,
jusqu’à l’empire du Catay : un degré de plus de corruption aurait, peut-être
dans un seul jour, détruit toute la nature humaine.
Il n’y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les maladies se
fit sentir en Europe, en Asie et en Afrique ; elle fit en très peu de temps des
effets prodigieux : c’était fait des hommes si elle avait continué ses progrès
avec la même furie. Accablés de maux dès leur naissance, incapables de
soutenir le poids des charges de la société, ils auraient péri misérablement.
Qu’aurait-ce été si le venin eût été un peu plus exalté ? et il le serait
devenu sans doute si l’on n’avait été assez heureux pour trouver un remède
aussi puissant que celui qu’on a découvert. Peut-être que cette maladie
attaquant les parties de la génération aurait attaqué la génération même.
Mais pourquoi parler de la destruction qui aurait pu arriver au genre
humain ? N’est-elle pas arrivée en effet ? et le déluge ne le réduisit-il pas
à une seule famille ?
Il y a des philosophes qui distinguent deux créations : celle des choses
et celle de l’homme. Ils ne peuvent comprendre que la matière et les choses

créées n’aient que six mille ans ; que Dieu ait différé pendant toute l’éternité
ses ouvrages, et n’ait usé que d’hier de sa puissance créatrice. Serait-ce parce
qu’il ne l’aurait pas pu, ou parce qu’il ne l’aurait pas voulu ? Mais, s’il ne
l’a pas pu dans un temps, il ne l’a pas pu dans l’autre. C’est donc parce qu’il
ne l’a pas voulu. Mais, comme il n’y a point de succession dans Dieu, si
l’on admet qu’il ait voulu quelque chose une fois, il l’a voulu toujours, et
dès le commencement.
Cependant tous les historiens nous parlent d’un premier père : ils
nous font voir la nature humaine naissante. N’est-il pas naturel de penser
qu’Adam fut sauvé d’un malheur commun comme Noé le fut du déluge, et
que ces grands événements ont été fréquents sur la terre depuis la création
du monde ?
Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous voyons plusieurs
parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes :
que savons-nous si la terre entière n’a pas des causes générales, lentes et
imperceptibles, de lassitude ?
J’ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de répondre
plus particulièrement à ta lettre sur la diminution des peuples arrivée
depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir dans une lettre suivante
qu’indépendamment des causes physiques il y en a de morales qui ont
produit cet effet.
De Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXIV
Usbek à Rhédi

Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu’elle ne l’était

autrefois ; et, si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence
vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.
Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont partagé le monde
romain, les choses sont bien changées : il s’en faut de beaucoup que ces deux
religions soient aussi favorables à la propagation de l’espèce que celle de
ces maîtres de l’univers.
Dans cette dernière la polygamie était défendue. et en cela elle avait un
très grand avantage sur la religion mahométane : le divorce y était permis ;
ce qui lui en donnait un autre non moins considérable sur la chrétienne.
Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes
permise par le saint Alcoran, et l’ordre de les satisfaire donné dans le même
livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaire
comme leurs vêtements, et qu’elles vous sont nécessaires comme vos
vêtements. Voilà un précepte qui rend la vie d’un véritable musulman bien
laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la loi, et seulement
autant de concubines ou d’esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de
vêtements ?
Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète ; approchez-vous
donc de vos labourages : faites du bien pour vos âmes, et vous le trouverez
un jour.
Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans
relâche, mais qui, bientôt faible et accablé de ses premières fatigues, languit
dans le champ même de la victoire, et se trouve pour ainsi dire enseveli sous
ses propres triomphes.
La nature agit toujours avec lenteur, et pour ainsi dire avec épargne :
ses opérations ne sont jamais violentes. Jusque dans ses productions elle
veut de la tempérance : elle ne va jamais qu’avec règle et mesure : si on la
précipite, elle tombe bientôt dans la langueur ; elle emploie toute la force
qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa
puissance générative.
C’est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre
de femmes, plus propre à nous épuiser qu’à nous satisfaire. Il est très
ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un

très petit nombre d’enfants ; ces enfants même sont la plupart du temps
faibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.
Ce n’est pas tout : ces femmes, obligées à une continence forcée, ont
besoin d’avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des
eunuques ; la religion, la jalousie et la raison même ne permettent pas d’en
laisser approcher d’autres : ces gardiens doivent être en grand nombre, soit
afin de maintenir la tranquillité au-dedans parmi les guerres que ces femmes
se font sans cesse, soit pour empêcher les entreprises du dehors. Ainsi un
homme qui a dix femmes ou concubines n’a pas trop d’autant d’eunuques
pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre
d’hommes morts dès leur naissance ! quelle dépopulation ne doit-il pas
s’ensuivre !
Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce
grand nombre de femmes y vieillissent presque toujours dans une affligeante
virginité : elles ne peuvent pas se marier pendant qu’elles y restent ; et leurs
maîtresses une fois accoutumées à elles ne s’en défont presque jamais.
Voilà comme un seul homme occupe à ses plaisirs tant de sujets de l’un et
de l’autre sexe, les fait mourir pour l’état, et les rend inutiles à la propagation
de l’espèce.
Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires
du monde ; c’est là que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de
mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d’elles-
mêmes et elles seraient bientôt détruites, si les souverains n’y faisaient venir
presque à chaque siècle des nations entières pour les repeupler. J’épuiserai
ce sujet dans une autre lettre.
De Paris, le 13 de lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXV
Usbek à Rhédi

Les Romains n’avaient pas moins d’esclaves que nous ; ils en avaient

même plus : mais ils en faisaient un meilleur usage.
Bien loin d’empêcher par des voies forcées la multiplication de ces
esclaves, ils la favorisaient au contraire de tout leur pouvoir ; ils les
associaient le plus qu’ils pouvaient par des espèces de mariages : par ce
moyen ils remplissaient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de
tous les âges ; et l’état, d’un peuple innombrable.
Ces enfants, qui faisaient à la longue la richesse d’un maître, naissaient
sans nombre autour de lui : il était seul chargé de leur nourriture et de leur
éducation : les pères, libres de ce fardeau suivaient uniquement le penchant
de la nature, et multipliaient sans craindre une trop nombreuse famille.
Je t’ai dit que parmi nous tous les esclaves sont occupés à garder nos
femmes, et à rien de plus ; qu’ils sont, à l’égard de l’état, dans une perpétuelle
léthargie : de manière qu’il faut restreindre à quelques hommes libres, à
quelques chefs de famille, la culture des arts et des terres, lesquels même
s’y donnent le moins qu’ils peuvent.
Il n’en était pas de même chez les Romains. La république se servait avec
un avantage infini de ce peuple d’esclaves. Chacun d’eux avait son pécule,
qu’il possédait aux conditions que son maître lui imposait : avec ce pécule
il travaillait, et se tournait du côté où le portait son industrie. Celui-ci faisait
la banque : celui-là se donnait au commerce de la mer ; l’un vendait des
marchandises en détail ; l’autre s’appliquait à quelque art mécanique, ou
bien affermait et faisait valoir des terres : mais il n’y en avait aucun qui
ne s’attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule qui lui procurait
en même temps l’aisance dans la servitude présente, et l’espérance d’une
liberté future : cela faisait un peuple laborieux, animait les arts et l’industrie.
Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisaient
affranchir et devenaient citoyens. La république se réparaît sans cesse, et
recevait dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se
détruisaient.
J’aurai peut-être, dans mes lettres suivantes, occasion de te prouver que
plus il y a d’hommes dans un état, plus le commerce y fleurit : je prouverai
aussi facilement que plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes
y augmente : ces deux choses s’entraident et se favorisent nécessairement.

Si cela est, combien ce nombre prodigieux d’esclaves toujours laborieux

devait-il s’accroître et s’augmenter ! L’industrie et l’abondance les faisaient
naître ; et eux de leur côté faisaient naître l’abondance et l’industrie.
De Paris, le 16 la de Chahban, 1718.

LETTRE CXVI
Usbek à Rhédi

Nous avons jusqu’ici parlé des pays mahométans, et cherché la raison
pourquoi ils sont moins peuplés que ceux qui étaient soumis à la domination
des Romains : examinons à présent ce qui a produit cet effet chez les
chrétiens.
Le divorce était permis dans la religion païenne, et il fut défendu aux
chrétiens.
Ce changement, qui parut d’abord de si petite conséquence, eut
insensiblement des suites terribles, et telles qu’on peut à peine les croire.
On ôta non seulement toute la douceur du mariage, mais aussi l’on donna
atteinte à sa fin : en voulant resserrer ses nœuds on les relâcha ; et au lieu
d’unir les cœurs, comme on le prétendait, on les sépara pour jamais.
Dans une action si libre et où le cœur doit avoir tant de part on mit la gêne,
la nécessité, et la fatalité du destin même. On compta pour rien les dégoûts,
les caprices, et l’insociabilité des humeurs : on voulut fixer le cœur, c’est-
à-dire ce qu’il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature : on
attacha, sans retour et sans espérance, des gens accablés l’un de l’autre, et
presque toujours mal assortis : et l’on fit comme ces tyrans qui faisaient lier
des hommes vivants à des corps morts.
Rien ne contribuait plus à l’attachement mutuel que la faculté du divorce :
un mari et une femme étaient portés à soutenir patiemment les peines
domestiques, sachant qu’ils étaient maîtres de les faire finir ; et ils gardaient
souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule
considération qu’ils étaient libres de le faire.
Il n’en est pas de même des chrétiens, que leurs peines présentes
désespèrent pour l’avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage
que leur durée, et pour ainsi dire leur éternité : de là viennent les dégoûts,
les discordes, les mépris ; et c’est autant de perdu pour la postérité. À peine
a-t-on trois ans de mariage qu’on en néglige l’essentiel ; on passe ensemble
trente ans de froideur : il se forme des séparations intestines aussi fortes, et
peut-être plus pernicieuses que si elles étaient publiques : chacun vit et reste
de son côté, et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme,
dégoûté d’une femme éternelle, se livrera aux filles de joie : commerce
honteux et si contraire à la société, lequel, sans remplir l’objet du mariage,
n’en représente tout au plus que les plaisirs.

Si de deux personnes ainsi liées il y en a une qui n’est pas propre au

dessein de la nature et à la propagation de l’espèce, soit par son tempérament,
soit par son âge, elle ensevelit l’autre avec elle, et la rend aussi inutile qu’elle
l’est elle-même.
Il ne faut donc point s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de
mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli ; les
mariages mal assortis ne se raccommodent plus : les femmes ne passent plus,
comme chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs maris,
qui en tiraient dans le chemin le meilleur parti qu’il était possible.
J’ose le dire ; si, dans une république comme Lacédémone, où les citoyens
étaient sans cesse gênés par des lois singulières et subtiles, et dans laquelle
il n’y avait qu’une famille, qui était la république, il avait été établi que
les maris changeassent de femmes tous les ans, il en serait né un peuple
innombrable.
Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les
chrétiens à abolir le divorce. Le mariage, chez toutes les nations du monde,
est un contrat susceptible de toutes les conventions, et on n’en a dû bannir
que celles qui auraient pu en affaiblir l’objet ; mais les chrétiens ne le
regardent pas dans ce point de vue : aussi ont-ils bien de la peine à dire ce
que c’est. Ils ne le font pas consister dans le plaisir des sens ; au contraire,
comme je te l’ai déjà dit, il semble qu’ils veuillent l’en bannir autant qu’ils
peuvent : mais c’est une image, une figure, et quelque chose de mystérieux,
que je ne comprends point.
De Paris, le 19 de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXVII
Usbek à Rhédi

La prohibition du divorce n’est pas la seule cause de la dépopulation des

pays chrétiens ; le grand nombre d’eunuques qu’ils ont parmi eux n’en est
pas une moins considérable.
Je parle des prêtres et des dervis de l’un et de l’autre sexe, qui se vouent
à une continence éternelle : c’est chez les chrétiens la vertu par excellence ;
en quoi je ne les comprends pas, ne sachant ce que c’est qu’une vertu dont
il ne résulte rien.
Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifestement quand ils
disent que le mariage est saint, et que le célibat, qui lui est opposé, l’est
encore davantage ; sans compter qu’en fait de préceptes et de dogmes
fondamentaux le bien est toujours le mieux.
Le nombre de ces gens faisant profession de célibat est prodigieux. Les
pères y condamnaient autrefois les enfants dès le berceau : aujourd’hui ils
s’y vouent eux-mêmes dès âge de quatorze ans ; ce qui revient à peu près
à la même chose.
Ce métier de continence a anéanti plus d’hommes que les pestes et les
guerres les plus sanglantes n’ont jamais fait. On voit dans chaque maison
religieuse une famille éternelle où il ne naît personne, et qui s’entretient
aux dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes comme
autant de gouffres où s’ensevelissent les races futures.
Cette politique est bien différente de celle des Romains, qui établissaient
des lois pénales contre ceux qui se refusaient aux lois du mariage, et
voulaient jouir d’une liberté si contraire à l’utilité publique.
Je ne te parle ici que des pays catholiques. Dans la religion protestante,
tout le monde est en droit de faire des enfants ; elle ne souffre ni
prêtres ni dervis ; et si, dans l’établissement de cette religion qui ramenait
tout aux premiers temps, ses fondateurs n’avaient été accusés sans cesse
d’intempérance, il ne faut pas douter qu’après avoir rendu la pratique du
mariage universelle, ils n’en eussent encore adouci le joug, et achevé d’ôter
toute la barrière qui sépare en ce point le Nazaréen et Mahomet.
Mais, quoi qu’il en soit, il est certain que la religion donne aux protestants
un avantage infini sur les catholiques.
J’ose le dire ; dans l’état présent où est l’Europe, il n’est pas possible que
la religion catholique y subsiste cinq cents ans.

Avant l’abaissement de la puissance d’Espagne, les catholiques étaient

beaucoup plus forts que les protestants. Ces derniers sont peu à peu parvenus
à un équilibre. Les protestants deviendront plus riches et plus puissants, et
les catholiques plus faibles.
Les pays protestants doivent être et sont réellement plus peuplés que
les catholiques : d’où il suit premièrement que les tributs y sont plus
considérables, parce qu’ils augmentent à proportion du nombre de ceux qui
les paient ; secondement, que les terres y sont mieux cultivées ; enfin que
le commerce y fleurit davantage, parce qu’il y a plus de gens qui ont une
fortune à faire, et qu’avec plus de besoins on y a plus de ressources pour
les remplir. Quand il n’y a que le nombre de gens suffisant pour la culture
des terres, il faut que le commerce périsse ; et, lorsqu’il n’y a que celui qui
est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres
manque : c’est-à-dire il faut que tous les deux tombent en même temps, parce
que l’on ne s’attache jamais à l’un que ce ne soit aux dépens de l’autre.
Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est
abandonnée, mais même l’industrie y est pernicieuse : elle ne consiste qu’à
apprendre cinq ou six mots d’une langue morte. Dès qu’un homme a cette
provision par devers lui, il ne doit plus s’embarrasser de sa fortune ; il trouve
dans le cloître une vie tranquille, qui dans le monde lui aurait coûté des
sueurs et des peines.
Ce n’est pas tout. Les dervis ont en leurs mains presque toutes les
richesses de l’état ; c’est une société de gens avares qui prennent toujours
et ne rendent jamais ; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir
des capitaux. Tant de richesses tombent pour ainsi dire en paralysie ; plus
de circulation, plus de commerce, plus d’arts, plus de manufactures.
Il n’y a point de prince protestant qui ne lève sur ses peuples beaucoup
plus d’impôts que le pape n’en lève sur ses sujets : cependant ces derniers
sont pauvres pendant que les autres vivent dans l’opulence. Le commerce
ranime tout chez les uns, et le monachisme porte la mort partout chez les
autres.
De Paris, le 26 de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXVIII
Usbek à Rhédi

Nous n’avons plus rien à dire de l’Asie et de l’Europe ; passons à

l’Afrique. On ne peut guère parler que de ses côtes, parce qu’on n’en connaît
pas l’intérieur.
Celles de Barbarie, où la religion mahométane est établie, ne sont plus
si peuplées qu’elles étaient du temps des Romains, par les raisons que je
t’ai déjà dites. Quant aux côtes de la Guinée, elles doivent être furieusement
dégarnies depuis deux cents ans que les petits rois ou chefs des villages
vendent leurs sujets aux princes de l’Europe pour les porter dans leurs
colonies en Amérique.
Ce qu’il y a de singulier, c’est que cette Amérique, qui reçoit tous les ans
tant de nouveaux habitants, est elle-même déserte, et ne profite point des
pertes continuelles de l’Afrique. Ces esclaves qu’on transporte dans un autre
climat y périssent à milliers ; et les travaux des mines où l’on occupe sans
cesse et les naturels du pays et les étrangers, les exhalaisons malignes qui
en sortent le vif-argent dont il faut faire un continuel usage, les détruisent
sans ressource.
Il n’y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre innombrable
d’hommes pour tirer du fond de la terre l’or et l’argent, ces métaux d’eux-
mêmes absolument inutiles, et qui ne sont des richesses que parce qu’on les
a choisis pour en être les signes.
De Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXIX
Usbek à Rhédi

La fécondité d’un peuple dépend quelquefois des plus petites
circonstances du monde ; de manière qu’il ne faut souvent qu’un nouveau
tour dans son imagination pour le rendre beaucoup plus nombreux qu’il
n’était.
Les Juifs, toujours exterminés et toujours renaissants, ont réparé leurs
pertes et leurs destructions continuelles par cette seule espérance qu’ont
parmi eux toutes les familles d’y voir naître un roi puissant qui sera le maître
de la terre.
Les anciens rois de Perse n’avaient tant de milliers de sujets qu’à cause
de ce dogme de la religion des mages, que les actes les plus agréables à Dieu
que les hommes puissent faire, c’était de faire un enfant, labourer un champ
et planter un arbre.
Si la Chine a dans son sein un peuple si prodigieux, cela ne vient que
d’une certaine manière de penser, car, comme les enfants regardent leurs
pères comme des dieux, qu’ils les respectent comme tels dès cette vie, qu’ils
les honorent après leur mort par des sacrifices, dans lesquels ils croient que
leurs âmes anéanties dans le Tien reprennent une nouvelle vie, chacun est
porté à augmenter une famille si soumise dans cette vie, et si nécessaire dans
l’autre.
D’un autre côté, les pays des mahométans deviennent tous les jours
déserts, à cause d’une opinion qui, toute sainte qu’elle est, ne laisse pas
d’avoir des effets très pernicieux lorsqu’elle est enracinée dans les esprits.
Nous nous regardons comme des voyageurs qui ne doivent penser qu’à
une autre patrie : les travaux utiles et durables, les soins pour assurer la
fortune de nos enfants, les projets qui tendent au-delà d’une vie courte et
passagère, nous paraissent quelque chose d’extravagant. Tranquilles pour le
présent, sans inquiétude pour l’avenir, nous ne prenons la peine ni de réparer
les édifices publics, ni de défricher les terres incultes, ni de cultiver celles
qui sont en état de recevoir nos soins : nous vivons dans une insensibilité
générale, et nous laissons tout faire à la providence.
C’est un esprit de vanité qui a établi chez les Européens l’injuste droit
d’aînesse, si défavorable à la propagation, en ce qu’il porte l’attention d’un
père sur un seul de ses enfants, et détourne ses yeux de tous les autres ;
en ce qu’il l’oblige, pour rendre solide la fortune d’un seul, de s’opposer à
l’établissement de plusieurs ; enfin, en ce qu’il détruit l’égalité des citoyens
qui en fait toute l’opulence,
De Paris, le 4 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXX
Usbek à Rhédi

Les pays habités par les sauvages sont ordinairement peu peuplés, par

l’éloignement qu’ils ont presque tous pour le travail et la culture de la
terre. Cette malheureuse aversion est si forte que, lorsqu’ils font quelque
imprécation contre quelqu’un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre
chose que d’être réduit à labourer un champ, croyant qu’il n’y a que la chasse
et la pêche qui soient un exercice noble et digne d’eux.
Mais, comme il y a souvent des années où la chasse et la pêche rendent
très peu, ils sont désolés par des famines fréquentes : sans compter qu’il
n’y a pas de pays si abondant en gibier et en poisson qu’il puisse donner
la subsistance à un grand peuple, parce que les animaux fuient toujours les
endroits trop habités.
D’ailleurs les bourgades de sauvages, au nombre de deux ou trois cents
habitants, détachées les unes des autres, ayant des intérêts aussi séparés que
ceux de deux empires, ne peuvent pas se soutenir, parce qu’elles n’ont pas la
ressource des grands états, dont toutes les parties se répondent et se secourent
mutuellement.
Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n’est pas moins pernicieuse
que la première ; c’est la cruelle habitude où sont les femmes de se faire
avorter, afin que leur grossesse ne les rende pas désagréables à leurs maris.
Il y a ici des lois terribles contre ce désordre ; elles vont jusqu’à la fureur.
Toute fille qui n’a point été déclarer sa grossesse au magistrat est punie
de mort si son fruit périt : la pudeur et la honte, les accidents même, ne
l’excusent jamais.
De Paris, le 9 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXXI
Usbek à Rhédi

L’effet ordinaire des colonies est d’affaiblir les pays d’où on les tire, sans

peupler ceux où on les envoie.
Il faut que les hommes restent où ils sont : il y a des maladies qui viennent
de ce qu’on change un bon air contre un mauvais ; d’autres qui viennent
précisément de ce qu’on en change.
L’air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque
pays. Il agit tellement sur nous que notre tempérament en est fixé. Lorsque
nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. Les
liquides étant accoutumés à une certaine consistance, les solides à une
certaine disposition, tous les deux à un certain degré de mouvement, n’en
peuvent plus souffrir d’autres, et ils résistent à un nouveau pli.
Quand un pays est désert, c’est un préjugé de quelque vice particulier de
la nature du terrain ou du climat : ainsi, quand on ôte les hommes d’un ciel
heureux pour les envoyer dans un tel pays, on fait précisément le contraire
de ce qu’on se propose.
Les Romains savaient cela par expérience ; ils reléguaient tous les
criminels en Sardaigne, et ils y faisaient passer des Juifs. Il fallut se consoler
de leur perte ; chose que le mépris qu’ils avaient pour ces misérables rendait
très facile.
Le grand Cha-Abas, voulant ôter aux Turcs le moyen d’entretenir de
grosses armées sur les frontières, transporta presque tous les Arméniens hors
de leur pays, et en envoya plus de vingt mille familles dans la province de
Guilan, qui périrent presque toutes en très peu de temps.
Tous les transports de peuples faits à Constantinople n’ont jamais réussi.
Ce nombre prodigieux de Nègres dont nous avons parlé n’a point rempli
l’Amérique.
Depuis la destruction des Juifs, sous Adrien, la Palestine est sans
habitants.
Il faut donc avouer que les grandes destructions sont presque irréparables,
parce qu’un peuple qui manque à un certain point reste dans le même état ;
et si par hasard il se rétablit, il faut des siècles pour cela.
Que si dans un état de défaillance la moindre des circonstances dont je
t’ai parlé vient à concourir, non seulement il ne se répare pas, mais il dépérit
tous les jours et tend à son anéantissement.

L’expulsion des Maures d’Espagne se fait encore sentir comme le premier

jour : bien loin que ce vide se remplisse, il devient tous les jours plus grand.
Depuis la dévastation de l’Amérique, les Espagnols, qui ont pris la
place de ses anciens habitants, n’ont pu la repeupler ; au contraire, par une
fatalité que je ferais mieux de nommer une justice divine, les destructeurs
se détruisent eux-mêmes et se consument tous les jours.
Les princes ne doivent donc point songer à peupler de grands pays par des
colonies. Je ne dis pas qu’elles ne réussissent quelquefois : il y a des climats
si heureux que l’espèce s’y multiplie toujours ; témoin ces îles qui ont été
peuplées par des malades que quelques vaisseaux y avaient abandonnés, qui
y recouvraient aussitôt la santé.
Mais quand ces colonies réussiraient, au lieu d’augmenter la puissance,
elles ne feraient que la partager, à moins qu’elles n’eussent très peu
d’étendue, comme sont celles que l’on envoie pour occuper quelque place
pour le commerce.
Les Carthaginois avaient, comme les Espagnols, découvert l’Amérique,
ou au moins de grandes îles dans lesquelles ils faisaient un commerce
prodigieux ; mais quand ils virent le nombre de leurs habitants diminuer,
cette sage république défendit à ses sujets ce commerce et cette navigation.
J’ose le dire ; au lieu de faire passer les Espagnols dans les Indes, il
faudrait faire repasser les Indiens et les métis en Espagne ; il faudrait rendre
à cette monarchie tous ses peuples dispersés ; et si la moitié seulement
des grandes colonies se conservait, l’Espagne deviendrait la puissance de
l’Europe la plus redoutable.
On peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues
ôtent tout le suc du tronc, et ne servent qu’à faire de l’ombrage.
Rien n’est plus propre à corriger les princes de la fureur des conquêtes
lointaines que l’exemple des Portugais et des Espagnols.
Ces deux nations, ayant conquis avec une rapidité inconcevable des
royaumes immenses, plus étonnées de leurs victoires que les peuples vaincus
de leur défaite, songèrent aux moyens de les conserver, et prirent chacune
pour cela une voie différente.
Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité,
prirent le parti de les exterminer, et d’y envoyer d’Espagne des peuples
fidèles : jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit
un peuple aussi nombreux que tous ceux de l’Europe ensemble disparaître de
la terre à l’arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes,
n’avoir pensé qu’à découvrir aux hommes quel était le dernier période de
la cruauté.
Par cette barbarie ils conservèrent ce pays sous leur domination. Juge par
là combien les conquêtes sont funestes puisque les effets en sont tels. Car

enfin ce remède affreux était unique. Comment auraient-ils pu retenir tant
de millions d’hommes dans l’obéissance ? Comment soutenir une guerre
civile de si loin ? Que seraient-ils devenus s’ils avaient donné le temps à ces
peuples de revenir de l’admiration où ils étaient de l’arrivée de ces nouveaux
dieux, et de la crainte de leurs foudres ?
Quant aux Portugais, ils prirent une voie tout opposée ; ils n’employèrent
pas les cruautés ; aussi furent-ils bientôt chassés de tous les pays qu’ils
avaient découverts. Les Hollandais favorisèrent la rébellion de ces peuples,
et en profitèrent.
Quel prince envierait le sort de ces conquérants ? qui voudrait de ces
conquêtes à ces conditions ? Les uns en furent aussitôt chassés ; les autres
en firent des déserts, et rendirent leur propre pays un désert encore.
C’est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu’ils perdent
soudain, ou à soumettre des nations qu’ils sont obligés eux-mêmes de
détruire ; comme cet insensé qui se consumait à acheter des statues qu’il
jetait dans la mer, et des glaces qu’il brisait aussitôt.
De Paris, le 18 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXXII
Usbek à Rhédi

La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la

propagation de l’espèce. Toutes les républiques en sont une preuve
constante ; et, plus que toutes, la Suisse et la Hollande, qui sont les deux
plus mauvais pays de l’Europe si l’on considère la nature du terrain, et qui
cependant sont les plus peuplés.
Rien n’attire plus les étrangers que la liberté, et l’opulence qui la suit
toujours : l’une se fait rechercher par elle-même, et nous sommes conduits
par nos besoins dans les pays où l’on trouve l’autre.
L’espèce se multiplie dans un pays où l’abondance fournit aux enfants
sans rien diminuer de la subsistance des pères.
L’égalité même des citoyens, qui produit ordinairement l’égalité dans
les fortunes, porte l’abondance et la vie dans toutes les parties du corps
politique, et la répand partout.
Il n’en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbitraire : le
prince, les courtisans, et quelques particuliers, possèdent toutes les richesses,
pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.
Si un homme est mal à son aise, et qu’il sente qu’il fera des enfants plus
pauvres que lui, il ne se mariera pas ; ou, s’il se marie, il craindra d’avoir un
trop grand nombre d’enfants, qui pourraient achever de déranger sa fortune,
et qui descendraient de la condition de leur père.
J’avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera
indifféremment, soit qu’il soit riche, soit qu’il soit pauvre : cette
considération ne le touche pas : il a toujours un héritage sûr à laisser à ses
enfants, qui est son hoyau ; et rien ne l’empêche de suivre aveuglément
l’instinct de la nature.
Mais à quoi sert dans un état ce nombre d’enfants qui languissent dans la
misère ? Ils périssent presque tous à mesure qu’ils naissent ; ils ne prospèrent
jamais ; faibles et débiles, ils meurent en détail de mille manières, tandis
qu’ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires que la
misère et la mauvaise nourriture produisent toujours : ceux qui en échappent
atteignent l’âge viril sans en avoir la force, et languissent tout le reste de
leur vie.

Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais

heureusement si elles ne sont bien cultivées. Chez les peuples misérables,
l’espèce perd, et même quelquefois dégénère.
La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres
passées, la crainte où étaient tous les enfants de famille d’être enrôlés dans
la milice, les obligeait de se marier, et cela dans un âge trop tendre et dans le
sein de la pauvreté. De tant de mariages il naissait bien des enfants que l’on
cherche encore en France, et la misère famine et les maladies que la misère,
la famine, et les maladies, en ont fait disparaître.
Que si, sous un ciel aussi heureux, dans un royaume aussi policé que la
France, on fait de pareilles remarques, que sera-ce dans les autres états ?
De Paris le 23 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXXIII

Usbek au mollak Méhémet Ali,
gardien des trois tombeaux

À Com

Que nous servent les jeûnes des immaums et les cilices des mollaks ?

La main de Dieu s’est deux fois appesantie sur les enfants de la loi : le
soleil s’obscurcit, et semble n’éclairer plus que leurs défaites : leurs armées
s’assemblent, et elles sont dissipées comme la poussière.
L’empire des Osmanlins est ébranlé parles deux plus grands échecs qu’il
ait jamais reçus. Un moufti chrétien ne le soutient qu’avec peine : le grand-
visir d’Allemagne est le fléau de Dieu, envoyé pour châtier les sectateurs
d’Omar : il porte partout la colère du ciel irrité contre leur rébellion et leur
perfidie.
Esprit sacré des immaums, tu pleures nuit et jour sur les enfants du
prophète que le détestable Omar a dévoyés ; tes entrailles s’émeuvent à la
vue de leurs malheurs ; tu désires leur conversion, et non pas leur perte ; tu
voudrais les voir réunis sous l’étendard d’Hali par les larmes des saints, et
non pas dispersés dans les montagnes et dans les déserts par la terreur des
infidèles.
De Paris, le premier de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CXXIV
Usbek à Rhédi

À Venise

Quel peut être le motif de ces libéralités immenses que les princes versent

sur leurs courtisans ? Veulent-ils se les attacher ? ils leur sont déjà acquis
autant qu’ils peuvent l’être, et d’ailleurs, s’ils acquièrent quelques-uns de
leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison, qu’ils en perdent
une infinité d’autres en les appauvrissant.
Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d’hommes
avides et insatiables, je ne puis que les plaindre ; et je les plains encore
davantage lorsqu’ils n’ont pas la force de résister à des demandes toujours
onéreuses à ceux qui ne demandent rien.
Je n’entends jamais parler de leurs libéralités, des grâces et des pensions
qu’ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions : une foule d’idées se
présente à mon esprit ; il me semble que j’entends publier cette ordonnance :
« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander
des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous
avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu’ils nous ont présentées,
lesquelles ont fait jusqu’ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont
représenté qu’ils n’ont point manqué, depuis notre avènement à la couronne,
de se trouver à notre lever, que nous les avons toujours vus sur notre passage,
immobiles comme des bornes, et qu’ils se sont extrêmement élevés pour
regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité. Nous avons même
reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe,
qui nous ont supplié de faire attention qu’il est notoire qu’elles sont d’un
entretien très difficile ; quelques-unes même très surannées nous ont prié,
branlant la tête, de faire attention qu’elles ont fait l’ornement de la cour des
rois nos prédécesseurs ; et que, si les généraux de leurs armées ont rendu
l’état redoutable par leurs faits militaires, elles n’ont point rendu la cour
moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec
bonté et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :
Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la
cinquième partie du pain qu’il leur donne. Enjoignons aux pères de famille
de faire la diminution sur chacun d’eux aussi juste que faire se pourra.

Défendons expressément à tous ceux qui s’appliquent à la culture de leurs

héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme d’y faire aucune réparation,
de quelque espèce qu’elle soit.
Ordonnons que toutes personnes qui s’exercent à des travaux vils et
mécaniques, lesquelles n’ont jamais été au lever de notre majesté, n’achètent
désormais d’habits à eux, à leurs femmes, et à leurs enfants, que de
quatre ans en quatre ans ; leur interdisons en outre très étroitement ces
petites réjouissances qu’ils avaient coutume de faire dans leurs familles les
principales fêtes de l’année.
« Et, d’autant que nous demeurons averti que la plupart des bourgeois de
nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l’établissement de
leurs filles, lesquelles ne se sont rendues recommandables dans notre état
que par une triste et ennuyeuse modestie ; nous ordonnons qu’ils attendront
à les marier jusqu’à ce qu’ayant atteint l’âge limité par les ordonnances,
elles viennent à les y contraindre. Défendons à nos magistrats de pourvoir
à l’éducation de leurs enfants »
De Paris, le premier de la lune Chalval, 1718.

LETTRE CXXV
Rica à ***

On est bien embarrassé dans toutes les religions quand il s’agit de donner

une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante
facilement les méchants par une longue suite de peines dont on les menace :
mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Il semble que
la nature des plaisirs soit d’être d’une courte durée ; l’imagination a peine
à en représenter d’autres.
J’ai vu des descriptions du paradis capables d’y faire renoncer tous
les gens de bon sens : les uns font jouer sans cesse de la flûte ces
ombres heureuses ; d’autres les condamnent au supplice de se promener
éternellement ; d’autres enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d’ici
bas, n’ont pas cru que cent millions d’années fussent un terme assez long
pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses.
Je me souviens à ce propos d’une histoire que j’ai ouï raconter à un
homme qui avait été dans le pays du Mogol ; elle fait voir que les prêtres
indiens ne sont pas moins stériles que les autres dans les idées qu’ils ont des
plaisirs du paradis.
Une femme qui venait de perdre son mari vint en cérémonie chez le
gouverneur de la ville lui demander la permission de se brûler ; mais comme
dans les pays soumis aux mahométans on abolit tant qu’on peut cette cruelle
coutume, il la refusa absolument.
Lorsqu’elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux
emportement. Voyez, disait-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement
pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ! A-t-
on jamais rien vu de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont bien
brûlées ! Et quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il
se fâche, et se met à crier comme un enragé.
Il se trouva là par hasard un jeune bonze. Homme infidèle, lui dit le
gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l’esprit de cette femme ?
Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé ; mais, si elle m’en croit, elle consommera
son sacrifice ; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-
t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari,
et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la
femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! je ne me brûle pas. Il était
jaloux, chagrin, et d’ailleurs si vieux que, si le dieu Brama n’a point fait sur
lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !
… pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux
vieux bonzes qui me séduisaient, et qui savaient de quelle manière je vivais
avec lui, n’avaient garde de me tout dire ; mais si le dieu Brama n’a que
ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur,
je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous
pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien.
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CXXVI
Rica à Usbek

À ***

Je t’attends ici demain ; cependant je t’envoie tes lettres d’Ispahan. Les
miennes portent que l’ambassadeur du grand-mogol a reçu ordre de sortir
du royaume. On ajoute qu’on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est
chargé de son éducation ; qu’on l’a fait conduire dans un château, où il est
très étroitement gardé et qu’on l’a privé de tous ses honneurs. Je suis touché
du sort de ce prince, et je le plains.
Je te l’avoue, Usbek, je n’ai jamais vu couler les larmes de personne
sans en être attendri : je sens de l’humanité pour les malheureux comme s’il
n’y avait qu’eux qui fussent hommes ; et les grands même, pour lesquels je
trouve dans mon cœur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt
qu’ils tombent.
En effet, qu’ont-ils à faire, dans la prospérité, l’une inutile tendresse ? elle
approche trop de l’égalité. Ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande
point de retour. Mais, sitôt qu’ils sont déchus de leur grandeur, il n’y a que
nos plaintes qui puissent leur en rappeler l’idée.
Je trouve quelque chose de bien naïf et même de bien grand dans les
paroles d’un prince qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis,
voyant ses courtisans autour de lui qui pleuraient, leur dit : Je sens à vos
larmes que je suis encore votre roi.
De Paris, le 3 de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CXXVII
Rica à Ibben

À Smyrne

Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède : il assiégeait une place

dans un royaume qu’on nomme la Norvège : comme il visitait la tranchée
seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a
fait sur-le-champ arrêter son premier ministre : les états se sont assemblés,
et l’ont condamné à perdre la tête.
Il était accusé d’un grand crime ; c’était d’avoir calomnié la nation, et de
lui avoir fait perdre la confiance de son roi : forfait qui, selon moi, mérite
mille morts.
Car enfin, si c’est une mauvaise action de noircir dans l’esprit du prince
le dernier de ses sujets, qu’est-ce lorsque l’on noircit la nation entière, et
qu’on lui ôte la bienveillance de celui que la providence a établi pour faire
son bonheur ?
Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent
à notre saint prophète.
Tu sais que, dans les banquets sacrés où le seigneur des seigneurs descend
du plus sublime trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me
suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile : on ne m’a jamais
vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets.
Quand il m’a fallu cesser d’être sobre, je n’ai point cessé d’être honnête
homme ; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j’ai risqué ma vie et jamais
ma vertu.
Je ne sais comment il arrive qu’il n’y a presque jamais de prince si
méchant que son ministre ne le soit encore davantage : s’il fait quelque
action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée ; de manière que
l’ambition des princes n’est jamais si dangereuse que la bassesse d’âme
de leurs conseillers. Mais comprends-tu qu’un homme qui n’est que d’hier
dans le ministère, qui peut-être n’y sera pas demain, puisse devenir dans un
moment l’ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie, et du peuple qui
naîtra à jamais de celui qu’il va faire opprimer ?
Un prince a des passions ; le ministre les remue ; c’est de ce côté-là
qu’il dirige son ministère ; il n’a point d’autre but ni n’en veut connaître.
Les courtisans le séduisent par leurs louanges ; et lui le flatte plus
dangereusement par ses conseils, par les desseins qu’il lui inspire, et par les
maximes qu’il lui propose.
De Paris, le 25 de la lune de Saphar, 1719.

LETTRE CXXVIII
Rica à Usbek

À ***

Je passais l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra

un homme de sa connaissance, qu’il me dit être un géomètre ; et il n’y avait
rien qui n’y parût, car il était dans une rêverie profonde : il fallut que mon
ami le tirât longtemps par la manche et le secouât pour le faire descendre
jusqu’à lui, tant il était occupé d’une courbe qui le tourmentait peut-être
depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d’honnêtetés, et
s’apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les
menèrent jusque sur la porte d’un café, où j’entrai avec eux.
Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec
empressement, et que les garçons du café en faisaient beaucoup plus de cas
que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu’il
se trouvait dans un lieu agréable, car il dérida un peu son visage, et se mit à
rire comme s’il n’avait pas eu la moindre teinture de géométrie.
Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la
conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son
épée la tête des fleurs qui s’élevaient au-dessus des autres. Martyr de sa
justesse, il était offensé d’une saillie comme une vue délicate est offensée
par une lumière trop vive. Rien pour lui n’était indifférent pourvu qu’il fût
vrai. Aussi sa conversation était-elle singulière. Il était arrivé ce jour-là de
la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins
magnifiques ; et il n’avait vu, lui, qu’un bâtiment de soixante pieds de long
sur trente-cinq de large et un bosquet barlong de dix arpents : il aurait fort
souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées
que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait
donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran
qu’il y avait démêlé, d’une structure fort singulière ; et il s’échauffa fort
contre un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda
si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du
bombardement du château de Fontarabie ; et il nous donna soudain les
propriétés de la ligne que les bombes avaient décrite en l’air ; et charmé
de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se
plaignait d’avoir été ruiné l’hiver d’auparavant par une inondation : Ce que

vous me dites là m’est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne
me suis pas trompé dans l’observation que j’ai faite, et qu’il est au moins
tombé sur la terre deux pouces d’eau de plus que l’année passée.
Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite,
et qu’il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par
un autre homme ; ils se choquèrent rudement, et de ce coup ils rejaillirent
chacun de leur côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses.
Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant
la main sur le front, dit au géomètre : Je suis bien aise que vous m’avez
heurté, car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre. Je viens de donner
mon Horace au public. Comment ! dit le géomètre ; il y a deux mille ans
qu’il y est. Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de
cet ancien auteur que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je
m’occupe à faire des traductions.
Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez
pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous. Monsieur, dit le
savant, croyez-vous que je n’aie pas rendu un grand service au public de lui
rendre la lecture des bons auteurs familière ? Je ne dis pas tout à fait cela :
j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous travestissez : mais
vous ne leur ressemblerez point ; car si vous traduisez toujours, on ne vous
traduira jamais.
Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même
valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ;
mais elles sont toujours faibles et d’un mauvais aloi.
Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts ; et
j’avoue que vous leur donnez bien un corps, mais vous ne leur rendez pas la
vie ; il y manque toujours un esprit pour les animer.
Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités
qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? Après ce petit conseil,
ils se séparèrent, je crois, très mécontents l’un de l’autre.
De Paris, le dernier de la lune de Rebiab, 2,1719.

LETTRE CXXIX
Usbek à Rhédi

À Venise

La plupart des législateurs ont été des hommes bornés que le hasard a

mis à la tête des autres, et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et
leurs fantaisies.
Il semble qu’ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur
ouvrage : ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles
ils se sont, à la vérité, conformés aux petits esprits, mais décrédités auprès
des gens de bon sens.
Ils se sont jetés dans des détails inutiles ; ils ont donné dans les cas
particuliers ; ce qui marque un génie étroit, qui ne voit les choses que par
parties, et n’embrasse rien d’une vue générale.
Quelques-uns ont affecté de se servir d’une autre langue que la vulgaire ;
chose absurde pour un faiseur de lois : comment peut-on les observer si elles
ne sont pas connues ?
Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu’ils ont trouvées établies ;
c’est-à-dire qu’ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des
changements.
Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de
l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois.
Mais le cas est rare ; et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une
main tremblante : on y doit observer tant de solennités et apporter tant de
précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien
saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger.
Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes
plutôt que l’équité naturelle. Dans la suite elles ont été trouvées trop dures,
et par un esprit d’équité on a cru devoir s’en écarter ; mais ce remède était
un nouveau mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre, et
les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers
doit se conformer toujours.
Il faut pourtant avouer que quelques-uns d’entre eux ont eu une attention
qui marque beaucoup de sagesse ; c’est qu’ils ont donné aux pères une
grande autorité sur leurs enfants. Rien ne soulage plus les magistrats, rien

ne dégarnit plus les tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquillité dans
un état, où les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.
C’est de toutes les puissances celle dont on abuse le moins ; c’est la plus
sacrée de toutes les magistratures ; c’est la seule qui ne dépend pas des
conventions, et qui les a même précédées.
On remarque que, dans les pays où l’on met dans les mains paternelles
plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées : les
pères sont l’image du créateur de l’univers, qui, quoiqu’il puisse conduire
les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les
motifs de l’espérance et de la crainte.
Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remarquer la bizarrerie de l’esprit
des Français. On dit qu’ils ont retenu des lois romaines un nombre infini
de choses inutiles, et même pis, et ils n’ont pas pris d’elles la puissance
paternelle, qu’elles ont établie comme la première autorité légitime.
De Paris, le 4 de la lune de Gemmadi, 2,1719.

LETTRE CXXX
Rica à ***

Je te parlerai dans cette lettre d’une certaine nation qu’on appelle les
nouvellistes, qui s’assemblent dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est
toujours occupée. Ils sont très inutiles à l’état, et leurs discours de cinquante
ans n’ont pas un effet différent de celui qu’aurait pu produire un silence aussi
long : cependant ils se croient considérables, parce qu’ils s’entretiennent de
projets magnifiques et traitent de grands intérêts.
La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule : il n’y
point de cabinet si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient
consentir à ignorer quelque chose ; ils savent combien notre auguste sultan
a de femmes, combien il fait d’enfants toutes les années ; et, quoiqu’ils ne
fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu’il prend
pour humilier l’empereur des Turcs et celui des Mogols.
À peine ont-ils épuisé le présent, qu’ils se précipitent dans l’avenir ;
et marchant au-devant de la Providence, ils la préviennent sur toutes les
démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main ; et après
l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille
autres qu’il ne fera pas.
Ils font voler les armées comme les grues, et tomber les murailles comme
des cartons : ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans
toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants : il
ne leur manque que le bon sens.
Il y a un homme avec qui je loge qui reçut cette lettre d’un nouvelliste :
comme elle m’a paru singulière, je la gardai ; la voici :

« Monsieur,

Je me trompe rarement dans mes conjectures sur les affaires du temps.

Le 1er janvier 1711 je prédis que l’empereur Joseph mourrait dans le cours
de l’année : il est vrai que, comme il se portait fort bien, je crus que je me
ferais moquer de moi si je m’expliquais d’une manière bien claire ; ce qui
fit que je me servis de termes un peu énigmatiques : mais les gens qui savent

raisonner m’entendirent bien. Le 17 avril de la même année il mourut de la
petite-vérole.
Dès que la guerre fut déclarée entre l’empereur et les Turcs, j’allai
chercher nos messieurs dans tous les coins des Tuileries je les assemblai près
du bassin et leur prédis qu’on ferait le siège de Belgrade, et qu’il serait pris.
J’ai été assez heureux pour que ma prédiction ait été accomplie. Il est vrai
que vers le milieu du siège je pariai cent pistoles qu’il serait pris le 18 août ;
il ne fut pris que le lendemain : peut-on perdre à si beau jeu ?
Lorsque je vis que la flotte d’Espagne débarquait en Sardaigne, je jugeai
qu’elle en ferait la conquête : je le dis, et cela se trouva vrai. Enflé de ce
succès, j’ajoutai que cette flotte victorieuse irait débarquer à Final pour faire
la conquête du Milanais. Comme je trouvai de la résistance à faire recevoir
cette idée, je voulus la soutenir glorieusement : je pariai cinquante pistoles,
et je les perdis encore ; car ce diable d’Albéroni, malgré la foi des traités,
envoya sa flotte en Sicile, et trompa tout à la fois deux grands politiques,
le duc de Savoie et moi.
Tout cela, monsieur, me déroute si fort que j’ai résolu de prédire toujours
et de ne parier jamais. Autrefois nous ne connaissions point aux Tuileries
l’usage des paris, et feu M. le comte de L. ne les souffrait guère : mais depuis
qu’une troupe de petits-maîtres s’est mêlée parmi nous, nous ne savons plus
où nous en sommes. À peine ouvrons-nous la bouche pour dire une nouvelle,
qu’un de ces jeunes gens propose de parier contre.
L’autre jour, comme j’ouvrais mon manuscrit et accommodais mes
lunettes sur mon nez, un de ces fanfarons, saisissant justement l’intervalle
du premier mot au second, me dit : Je parie cent pistoles que non. Je fis
semblant de n’avoir pas fait d’attention à cette extravagance ; et, reprenant
la parole d’une voix plus forte, je dis : M. le maréchal de *** ayant appris…
Cela est faux, me dit-il : vous avez toujours des nouvelles extravagantes ; il
n’y a pas le sens commun à tout cela. Je vous prie, monsieur, de me faire le
plaisir de me prêter trente pistoles ; car je vous avoue que ces paris m’ont fort
dérangé. Je vous envoie la copie de deux lettres que j’ai écrites au ministre.
Je suis, etc. »

LETTRES D’UN NOUVELLISTE AU MINISTRE.

« Monseigneur,
Je suis le sujet le plus zélé que le roi ait jamais eu. C’est moi qui obligeai
un de mes amis d’exécuter le projet que j’avais formé d’un livre pour
démontrer que Louis-le-Grand était le plus grand de tous les princes qui ont
mérité le nom de grand. Je travaille depuis longtemps à un autre ouvrage, qui
fera encore plus d’honneur à notre nation, si votre grandeur veut m’accorder

un privilège : mon dessein est de prouver que depuis le commencement de la
monarchie, les Français n’ont jamais été battus, et que ce que les historiens
ont dit de nos désavantages sont de véritables impostures. Je suis obligé de
les redresser en bien des occasions ; et j’ose me flatter que je brille surtout
dans la critique. Je suis, monseigneur, etc. »

« Monseigneur,
Depuis la perte que nous avons faite de M. le comte de L., nous vous
supplions lavoir la bonté de nous permettre d’élire un président. Le désordre
se met dans nos conférences, et les affaires d’état n’y sont pas traitées avec
la même discussion que par le passé : nos jeunes gens vivent absolument
sans égard pour les anciens, et entre eux sans discipline : c’est le véritable
conseil de Roboam, où les jeunes imposent aux vieillards. Nous avons beau
leur représenter que nous étions paisibles possesseurs des Tuileries vingt ans
avant qu’ils fussent au monde : je crois qu’ils nous en chasseront à la fin, et
qu’obligés de quitter ces lieux où nous avons tant de fois évoqué les ombres
de nos héros français, il faudra que nous allions tenir nos conférences au
jardin du roi, ou dans quelque lieu plus écarté. Je suis, etc… »
De Paris, le 7 de la lune de Gemmadi, 2,1719.

LETTRE CXXXI
Rhédi à Rica

À Paris

Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe,

c’est l’histoire et l’origine des républiques. Tu sais que la plupart des
Asiatiques n’ont pas seulement d’idée de cette sorte de gouvernement, et que
l’imagination ne les a pas servis jusqu’à leur faire comprendre qu’il puisse
y en avoir sur la terre d’autre que le despotique.
Les premiers gouvernements que nous connaissons étaient
monarchiques : ce ne fut que par hasard et par la succession des siècles que
les républiques se formèrent.
La Grèce ayant été abîmée par un déluge, de nouveaux habitants vinrent
la peupler : elle tira presque toutes ses colonies d’Égypte et des contrées de
l’Asie les plus voisines ; et comme ces pays étaient gouvernés par des rois,
les peuples qui en sortirent furent gouvernés de même. Mais la tyrannie de
ces princes devenant trop pesante, on secoua le joug ; et du débris de tant
de royaumes s’élevèrent ces républiques qui firent si fort fleurir la Grèce,
seule polie au milieu des Barbares.
L’amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce
dans l’indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les
villes grecques trouvèrent des alliés dans l’Asie mineure : elles y envoyèrent
des colonies aussi libres qu’elles, qui leur servirent de remparts contre les
entreprises des rois de Perse. Ce n’est pas tout : la Grèce peupla l’Italie ;
l’Italie l’Espagne, et peut-être les Gaules On sait que cette grande Hespérie,
si fameuse chez les anciens, était au commencement la Grèce, que ses
voisins regardaient comme un séjour de félicité : les Grecs, qui ne trouvaient
point chez eux ce pays heureux, l’allèrent chercher en Italie ; ceux d’Italie en
Espagne ; ceux d’Espagne dans la Bétique ou le Portugal : de manière que
toutes ces régions portèrent ce nom chez les anciens. Ces colonies grecques
apportèrent avec elles un esprit de liberté qu’elles avaient pris dans ce doux
pays. Ainsi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchie dans
l’Italie, l’Espagne, les Gaules. Tu verras bientôt que les peuples du Nord et
d’Allemagne n’étaient pas moins libres : et si l’on trouve des vestiges de
quelque royauté parmi eux, c’est qu’on a pris pour des rois les chefs des
armées ou des républiques.

Tout ceci se passait en Europe : car, pour l’Asie et l’Afrique, elles ont

toujours été accablées sous le despotisme, si vous en exceptez quelques
villes de l’Asie mineure dont nous avons parlé, et la république de Carthage
en Afrique.
Le monde fut partagé entre deux puissantes républiques, celle de Rome
et celle de Carthage. Il n’y a rien de si connu que les commencements de
la république romaine, et rien qui le soit si peu que l’origine de Carthage.
On ignore absolument la suite des princes africains depuis Didon, et comme
ils perdirent leur puissance. C’eût été un grand bonheur pour le monde que
l’agrandissement prodigieux de la république romaine, s’il n’y avait pas eu
cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuples vaincus ; si
l’on avait donné aux gouverneurs des provinces une autorité moins grande ;
si les lois si saintes pour empêcher leur tyrannie avaient été observées ; et
s’ils ne s’étaient pas servis pour les faire taire des mêmes trésors que leur
injustice avait amassés.
Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe, et
la servitude pour celui des peuples d’Asie. C’est en vain que les Romains
offrirent aux Cappadociens ce précieux trésor : cette nation lâche le refusa, et
elle courut à la servitude avec le même empressement que les autres peuples
courraient à la liberté.
César opprima la république romaine, et la soumit au pouvoir arbitraire.
L’Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent : et
la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.
Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se
répandirent comme des torrents dans les provinces romaines ; et, trouvant
autant de facilité à faire des conquêtes qu’à exercer leurs pirateries, elles
démembrèrent l’empire, et fondèrent des royaumes. Ces peuples étaient
libres ; et ils bornaient si fort l’autorité de leurs rois qu’ils n’étaient
proprement que des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes, quoique
fondés par la force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lorsque les
peuples d’Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis
à la volonté d’un seul, ils ne songèrent qu’à lui donner de nouveaux sujets,
et à établir par les armes son autorité violente : mais les peuples du Nord,
libres dans leur pays, s’emparant des provinces romaines, ne donnèrent
point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns même de ces peuples,
comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposaient leurs
rois dès qu’ils n’en étaient pas satisfaits ; et, chez les autres, l’autorité du
prince était bornée de mille manières différentes : un grand nombre de
seigneurs la partageaient avec lui ; les guerres n’étaient entreprises que
de leur consentement ; les dépouilles étaient partagées entre le chef et les
soldats ; aucun impôt en faveur du prince ; les lois étaient faites dans les

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assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces états qui
se formèrent des débris de l’empire romain.
De Venise, le 20 de la lune de Rhégeb, 1719.

LETTRE CXXXII
Rica à ***

Je fus il y a cinq ou six mois dans un café ; j’y remarquai un gentilhomme

assez bien mis, qui se faisait écouter : il parlait du plaisir qu’il y avait de
vivre à Paris ; il déplorait sa situation d’être obligé d’aller languir dans la
province. J’ai, dit-il, quinze mille livres de rente en fonds de terre, et je me
croirais plus heureux si j’avais le quart de ce bien-là en argent et en effets
portables partout. J’ai beau presser mes fermiers, les accabler de frais de
justice, je ne fais que les rendre plus insolvables : je n’ai jamais pu voir cent
pistoles à la fois. Si je devais dix mille francs, on me ferait saisir toutes mes
terres, et je serais à l’hôpital.
Je sortis sans avoir fait grande attention à tout ce discours : mais, me
trouvant hier dans ce quartier, j’entrai dans la même maison, et j’y vis un
homme grave, d’un visage pâle et allongé, qui, au milieu de cinq ou six
discoureurs, paraissait morne et pensif, jusqu’à ce que, prenant brusquement
la parole : Oui, messieurs, dit-il en haussant la voix, je suis ruiné ; je n’ai
plus de quoi vivre ; car j’ai actuellement chez moi deux cent mille livres
de billets de banque, et cent mille écus d’argent : je me trouve dans une
situation affreuse ; je me suis cru riche, et me voilà à l’hôpital : au moins si
j’avais seulement une petite terre ou je pusse me retirer, je serais sûr d’avoir
de quoi vivre ; mais je n’ai pas grand comme ce chapeau en fonds de terre.
Je tournai par hasard la tête d’un autre côté, et je vis un autre homme qui
faisait des grimaces de possédé. À qui se fier désormais ? s’écriait-il. Il y a
un traître que je croyais si fort de mes amis que je lui avais prêté mon argent,
et il me l’a rendu ! quelle perfidie horrible ! Il a beau faire, dans mon esprit
il sera toujours déshonoré.
Tout près de là était un homme très mal vêtu, qui, élevant les yeux au ciel,
disait : Dieu bénisse les projets de nos ministres ! puissé-je voir les actions à
deux mille, et tous les laquais de Paris plus riches que leurs maîtres ! J’eus la
curiosité de demander son nom. C’est un homme extrêmement pauvre, me
dit-on ; aussi a-t-il un pauvre métier : il est généalogiste ; et il espère que son
art rendra si les fortunes continuent, et que tous ces nouveaux riches auront
besoin de lui pour réformer leur nom, décrasser leurs ancêtres, et orner leurs
carrosses : il s’imagine qu’il va faire autant de gens de qualité qu’il voudra ;
et il tressaillit de joie de voir multiplier ses pratiques.

Enfin je vis entrer un vieillard pâle et sec, que je reconnus pour

nouvelliste avant qu’il se fût assis : il n’était pas du nombre de ceux qui ont
une assurance victorieuse contre tous les revers, et présagent toujours les
victoires et les trophées ; c’était au contraire un de ces trembleurs qui n’ont
que des nouvelles tristes. Les affaires vont bien mal du côté d’Espagne, dit-
il : nous n’avons point de cavalerie sur la frontière ; et il est à craindre que
le prince Pio, qui en a un gros corps, ne fasse contribuer tout le Languedoc.
Il y avait vis-à-vis de moi un philosophe assez mal en ordre, qui prenait le
nouvelliste en pitié, et haussait les épaules à mesure que l’autre haussait la
voix. Je m’approchai de lui, et il me dit à l’oreille : Vous voyez que ce fat
nous entretient il y a une heure de sa frayeur pour le Languedoc : et moi
j’aperçus hier au soir une tache dans le soleil, qui, si elle augmentait, pourrait
faire tomber toute la nature en engourdissement ; et je n’ai pas dit un seul
mot.
De Paris, le 17 de la lune de Rahmazan, 1719.

LETTRE CXXXIII
Rica à ***

J’allai l’autre jour voir une grande bibliothèque dans un couvent de
dervis, qui en sont comme les dépositaires, mais qui sont obligés d’y laisser
entrer tout le monde à certaines heures.
En entrant je vis un homme grave qui se promenait au milieu d’un nombre
innombrable de volumes qui l’entouraient. J’allai à lui et le priai de me dire
quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés les uns
que les autres. Monsieur, me dit-il, j’habite ici une terre étrangère ; je n’y
connais personne. Bien des gens me font de pareilles questions ; mais vous
voyez bien que je n’irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire : j’ai mon
bibliothécaire qui vous donnera satisfaction, car il s’occupe nuit et jour à
déchiffrer tout ce que vous voyez là : c’est un homme qui n’est bon à rien,
et qui nous est très à charge parce qu’il ne travaille point pour le couvent.
Mais j’entends l’heure du réfectoire qui sonne : ceux qui, comme moi, sont
à la tête d’une communauté doivent être les premiers à tous les exercices.
En disant cela le moine me poussa dehors, ferma la porte, et, comme s’il eût
volé, disparut mes yeux.
De Paris, le 21 la lune de Rahmazan, 1719.

LETTRE CXXXIV
Rica à ***

Je retournai le lendemain à cette bibliothèque, où je trouvai tout un autre

homme que celui que j’avais vu la première fois. Son air était simple, sa
physionomie spirituelle, et son abord très affable. Dès que je lui eus fait
connaître ma curiosité, il se mit en devoir de la satisfaire, et même en qualité
d’étranger, de m’instruire.
Mon père, lui dis-je, quels sont ces gros volumes qui tiennent tout ce côté
de bibliothèque ? Ce sont, me dit-il, les interprètes de l’Écriture. Il y en a
un grand nombre ! lui repartis-je : il faut que l’Écriture fût bien obscure
autrefois, et bien claire à présent. Reste-t-il encore quelques doutes ? peut-
il y avoir des points contestés ? S’il y en a, bon dieu ! s’il y en a ! me
répondit-il ; il y en a presque autant que de lignes. Oui ! lui dis-je : et qu’ont
donc fait tous ces auteurs ? Ces auteurs, me repartit-il, n’ont point cherché
dans l’Écriture ce qu’il faut croire, mais ce qu’ils croient eux-mêmes : ils ne
l’ont point regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes qu’ils
devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l’autorité
à leurs propres idées : c’est pour cela qu’ils en ont corrompu tous les sens,
et ont donné la torture à tous les passages. C’est un pays où les hommes
de toutes les sectes font des descentes, et vont comme au pillage ; c’est un
champ de bataille où les nations ennemies qui se rencontrent livrent bien des
combats, où l’on s’attaque, où l’on s’escarmouche de bien des manières.
Tout près de là vous voyez les livres ascétiques ou de dévotion ; ensuite
les livres de morale, bien plus utiles ; ceux de théologie doublement
inintelligibles et par la matière qui y est traitée et par la manière de la traiter ;
les ouvrages des mystiques, c’est-à-dire des dévots qui ont le cœur tendre.
Ah ! mon père, lui dis-je, un moment ; n’allez pas si vite ; parlez-moi de
ces mystiques. Monsieur, dit-il, la dévotion échauffe un cœur disposé à la
tendresse, et lui fait envoyer des esprits au cerveau qui l’échauffent de même,
d’où naissent les extases et les ravissements. Cet état est le délire de la
dévotion ; souvent il se perfectionne, ou plutôt dégénère en quiétisme : vous
savez qu’un quiétiste n’est autre chose qu’un homme fou, dévot et libertin.
Voici les casuistes qui mettent au jour les secrets de la nuit, qui forment
dans leur imagination tous les monstres que le démon d’amour peut produire,
les rassemblent, les comparent, et en font l’objet éternel de leurs pensées :

heureux si leur cœur ne se met pas de la partie, et ne devient pas lui-même
complice de tant d’égarements si naïvement décrits et si nuement peints ?
Vous voyez, monsieur, que je pense librement et que je vous dis tout ce
que je pense. Je suis naturellement naïf, et plus encore avec vous qui êtes un
étranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir telles qu’elles sont. Si je
voulais, je ne vous parlerais de tout ceci qu’avec admiration ; je vous dirais
sans cesse : Cela est divin ! cela est respectable ! il y a du merveilleux ! Et
il en arriverait, de deux choses l’une, ou que je vous tromperais, ou que je
me déshonorerais dans votre esprit.
Nous en restâmes là : une affaire qui survint au dervis rompit notre
conversation jusqu’au lendemain.
De Paris, le 23 de la lune de Rahmazan, 1719.

LETTRE CXXXV
Rica à ***

Je revins à l’heure marquée, et mon homme me mena précisément dans

l’endroit où nous nous étions quittés. Voici, me dit-il, les grammairiens, les
glossateurs et les commentateurs. Mon père, lui dis-je, tous ces gens-là ne
peuvent-ils pas se dispenser d’avoir du bon sens ? Oui, dit-il, ils le peuvent ;
et même il n’y paraît pas : leurs ouvrages n’en sont pas plus mauvais ; ce
qui est très commode pour eux. Cela est vrai, lui dis-je ; et je connais bien
des philosophes qui feraient bien de s’appliquer à ces sortes de sciences.
Voilà, poursuivit-il, les orateurs qui ont le talent de persuader
indépendamment des raisons ; et les géomètres qui obligent un homme
malgré lui d’être persuadé, et le convainquent avec tyrannie.
Voici les livres de métaphysique qui traitent de si grands intérêts, et
dans lesquels l’infini se rencontre partout ; les livres de physique qui ne
trouvent pas plus de merveilleux dans l’économie du vaste univers que dans
la machine la plus simple de nos artisans.
Les livres de médecine, ces monuments de la fragilité de la nature et de
la puissance de l’art, qui font trembler quand ils traitent des maladies même
les plus légères, tant ils nous rendent la mort présente, mais qui nous mettent
dans une sécurité entière quand ils parlent de la vertu des remèdes comme
si nous étions devenus immortels.
Tout près de là sont les livres d’anatomie, qui contiennent bien moins la
description des parties du corps humain que les noms barbares qu’on leur
a donnés ; chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le médecin de
son ignorance.
Voici la chimie qui habite tantôt l’hôpital, et tantôt les petites maisons,
comme des demeures qui lui sont également propres.
Voici les livres de science, ou plutôt d’ignorance occulte ; tels sont ceux
qui contiennent quelque espèce de diablerie : exécrables selon la plupart des
gens, pitoyables selon moi. Tels sont encore les livres d’astrologie judiciaire.
Que dites-vous, mon père ? Les livres d’astrologie judiciaire ! repartis-je
avec feu ; et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en Perse. Ils
règlent toutes les actions de notre vie, et nous déterminent dans toutes nos
entreprises : les astrologues sont proprement nos directeurs ; ils font plus,
ils entrent dans le gouvernement de l’état. Si cela est, me dit-il, vous vivez
sous un joug bien plus dur que celui de la raison : voilà le plus étrange de

tous les empires : je plains bien une famille, et encore plus une nation qui
se laisse si fort dominer par les planètes. Nous nous servons, lui repartis-
je, de l’astrologie comme vous vous servez de l’algèbre. Chaque nation a sa
science, selon laquelle elle règle sa politique. Tous les astrologues ensemble
n’ont jamais fait tant de sottises en notre Perse qu’un seul de vos algébristes
en a fait ici. Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas une
règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de système ? Si
l’on comptait les voix là-dessus en France et en Perse, ce serait un beau sujet
de triomphe pour l’astrologie ; vous verriez les calculateurs bien humiliés ;
quel accablant corollaire n’en pourrait-on pas tirer contre eux !
Notre dispute fut interrompue, et il fallut nous quitter.
De Paris, le 26 de la lune de Rahmazan, 1719.

LETTRE CXXXVI
Rica à ***

Dans l’entrevue suivante, mon savant me mena dans un cabinet

particulier. Voici les livres d’histoire moderne, me dit-il. Voyez
premièrement les historiens de l’église et des papes ; livres que je lis pour
m’édifier, et qui font souvent en moi un effet tout contraire.
Là ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formidable empire
romain, qui s’était formé du débris de tant de monarchies, et sur la chute
duquel il s’en forma aussi tant de nouvelles. Un nombre infini de peuples
barbares, aussi inconnus que les pays qu’ils habitaient, parurent tout à coup,
l’inondèrent, le ravagèrent, le dépecèrent, et fondèrent tous les royaumes
que vous voyez à présent en Europe. Ces peuples n’étaient point proprement
barbares, puisqu’ils étaient libres ; mais ils le sont devenus depuis que,
soumis pour la plupart à une puissance absolue, ils ont perdu cette douce
liberté si conforme à la raison, à l’humanité et à la nature.
Vous voyez ici les historiens de l’empire d’Allemagne, qui n’est qu’une
ombre du premier empire ; mais qui est, je crois, la seule puissance qui soit
sur la terre que la division n’a point affaiblie ; la seule, je crois encore, qui
se fortifie à mesure de ses pertes, et qui, lente à profiter des succès, devient
indomptable par ses défaites.
Voici les historiens de France, où l’on voit d’abord la puissance des
rois se former, mourir deux fois, renaître de même, languir ensuite pendant
plusieurs siècles ; mais, prenant insensiblement des forces, accrue de toutes
parts, montera son dernier période, semblable à ces fleuves qui, dans leur
course, perdent leurs eaux ou se cachent sous terre, puis, reparaissant de
nouveau, grossis par les rivières qui s’y jettent, entraînent avec rapidité tout
ce qui s’oppose à leur passage.
Là vous voyez la nation espagnole sortir de quelques montagnes ;
les princes mahométans subjugués aussi insensiblement qu’ils avaient
rapidement conquis ; tant de royaumes réunis dans une vaste monarchie, qui
devint presque la seule ; jusqu’à ce qu’accablée de sa propre grandeur et de
sa fausse opulence, elle perdit sa force et sa réputation même, et ne conserva
que l’orgueil de sa première puissance.
Ce sont ici les historiens d’Angleterre, où l’on voit la liberté sortir sans
cesse des feux de la discorde et de la sédition ; le prince toujours chancelant
sur un trône inébranlable ; une nation impatiente, sage dans sa fureur même,

et qui, maîtresse de la mer (chose inouïe jusqu’alors), mêle le commerce
avec l’empire.
Tout près de là sont les historiens de cette autre reine de la mer, la
république de Hollande, si respectée en Europe, et si formidable en Asie, où
ses négociants voient tant de rois prosternés devant eux.
Les historiens d’Italie vous représentent une nation autrefois maîtresse
du monde, aujourd’hui esclave de toutes les autres ; ses princes divisés et
faibles, et sans autre attribut de souveraineté qu’une vaine politique.
Voilà les historiens des républiques ; de la Suisse, qui est l’image de la
liberté ; de Venise, qui n’a de ressources qu’en son économie ; et de Gênes,
qui n’est superbe que par ses bâtiments.
Voici ceux du Nord, et entre autres de la Pologne, qui use si mal de
sa liberté et du droit qu’elle a d’élire ses rois, qu’il semble qu’elle veuille
consoler par là les peuples ses voisins, qui ont perdu l’un et l’autre.
Là-dessus nous nous séparâmes jusqu’au lendemain.
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1719.

LETTRE CXXXVII
Rica à ***

Le lendemain il me mena dans un autre cabinet. Ce sont ici les poètes,

me dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au
bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait
autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures. Vous les
connaissez ; ils ne sont pas rares chez les Orientaux, où le soleil, plus ardent,
semble échauffer les imaginations mêmes.
Voilà les poèmes épiques. Eh ! qu’est-ce que les poèmes épiques ? En
vérité, me dit-il, je n’en sais rien : les connaisseurs disent qu’on n’en a jamais
fait que deux, et que les autres qu’on donne sous ce nom ne le sont point :
c’est aussi ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu’il est impossible d’en
faire de nouveaux ; et cela est encore plus surprenant.
Voici les poètes dramatiques, qui, selon moi, sont les poètes par
excellence, et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes ; les comiques,
qui nous remuent si doucement ; et les tragiques, qui nous troublent et nous
agitent avec tant de violence.
Voici les lyriques, que je méprise autant que j’estime les autres, et qui
font de leur art une harmonieuse extravagance.
On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues, qui plaisent même
aux gens de cour par l’idée qu’ils leur donnent d’une certaine tranquillité
qu’ils n’ont pas, et qu’ils leur montrent dans la condition des bergers.
De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux ; ce sont
ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées qui
font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes.
Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poètes, et
qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur : ils passent leur
vie à chercher la nature, et la manquent toujours ; leurs héros y sont aussi
étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures.
J’ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans ; et, si vous voyiez les
nôtres, vous en seriez encore plus choqué : ils sont aussi peu naturels,
et d’ailleurs extrêmement gênés par nos mœurs : il faut dix années de
passion avant qu’un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse.
Cependant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces
ennuyeux préliminaires. Or il est impossible que les incidents soient variés :
on a recours à un artifice pire que le mal même qu’on veut guérir ; c’est

aux prodiges. Je suis sûr que vous ne trouverez pas bon qu’une magicienne
fasse sortir une armée de dessous terre ; qu’un héros lui seul en détruise
une de cent mille hommes. Cependant voilà nos romans : ces aventures
froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extravagants
nous révoltent.
De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1719.

LETTRE CXXXVIII
Rica à Ibben

À Smyrne

Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons. Depuis

trois ans j’ai vu changer quatre fois de système sur les finances. On lève
aujourd’hui les tributs en Turquie et en Perse comme les levaient les
fondateurs de ces empires : il s’en faut bien qu’il en soit ici de même. Il
est vrai que nous n’y mettons pas tant d’esprit que les Occidentaux. Nous
croyons qu’il n’y a pas plus de différence entre l’administration des revenus
du prince et celle des biens d’un particulier, qu’il y en a entre compter cent
mille tomans ou en compter cent : mais il y a ici bien plus de finesse et de
mystère. Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ; qu’ils enfantent
sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets ; qu’ils écoutent les avis
d’une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés ; qu’ils
se retirent et vivent dans le fond d’un cabinet impénétrable aux grands, et
sacré aux petits ; qu’ils aient toujours la tête remplie de secrets importants,
de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu’absorbés dans les
méditations, ils soient privés de l’usage de la parole, et quelquefois même
de celui de la politesse.
Dès que le feu roi eut fermé les yeux, on pensa à établir une nouvelle
administration. On sentait qu’on était mal ; mais on ne savait comment faire
pour être mieux. On ne s’était pas bien trouvé de l’autorité sans bornes des
ministres précédents ; on l’a voulu partager. On créa pour cet effet six ou
sept conseils ; et ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la
France avec plus de sens : la durée en fut courte, aussi bien que celle du bien
qu’elle produisit.
La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux :
Noailles prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, appliqua quelques
remèdes topiques. Mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un
étranger est venu qui a entrepris cette cure : après bien des remèdes violents,
il a cru lui avoir rendu son embonpoint ; et il l’a seulement rendue bouffie.
Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté ;
et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux
extrémités ne se sont touchées de si près. L’étranger a tourné l’état comme
un fripier tourne un habit : il fait paraître dessus ce qui était dessous : et ce

qui était dessus il le met à l’envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables
même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes
du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par
leurs maîtres !
Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais, qui avaient fait
fortune sous le règne passé, vantent aujourd’hui leur naissance : ils rendent à
ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris
qu’on avait pour eux il y a six mois : ils crient de toutes leurs forces : La
noblesse est ruinée ! quel désordre dans l’état ! quelle confusion dans les
rangs ! on ne voit que des inconnus faire fortune ! Je te promets que ceux-ci
prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que dans
trente ans ces gens de qualité feront bien du bruit.
De Paris, le premier de la lune de Zilcadé, 1720.

LETTRE CXXXIX
Rica à Ibben

Voici un grand exemple de la tendresse conjugale, non seulement dans
une femme, mais dans une reine. La reine de Suède voulant à toute force
associer le prince son époux à la couronne, pour aplanir toutes les difficultés,
a envoyé aux états une déclaration par laquelle elle se désiste de la régence
en cas qu’il soit élu.
Il y a soixante et quelques années qu’une autre reine, nommée Christine,
abdiqua la couronne pour se donner tout entière à la philosophie. Je ne sais
lequel de ces deux exemples nous devons admirer davantage.
Quoique j’approuve assez que chacun se tienne ferme dans le poste où la
nature l’a mis, et que je ne puisse louer la faiblesse de ceux qui, se trouvant
au-dessous de leur état, le quittent comme par une espèce de désertion ; je
suis cependant frappé de la grandeur d’ame de ces deux princesses, et de
voir l’esprit de l’une et le cœur de l’autre supérieurs à leur fortune. Christine
a songé à connaître dans le temps que les autres ne songent qu’à jouir ; et
l’autre ne veut jouir que pour mettre tout son bonheur entre les mains de son
auguste époux.
De Paris, le 27 de la lune de Maharram, 1720.

LETTRE CXL
Rica à Usbek

À ***

Le parlement de Paris vient d’être relégué dans une petite ville qu’on

appelle Pontoise. Le conseil lui a envoyé enregistrer ou approuver une
déclaration qui le déshonore ; et il l’a enregistrée d’une manière qui
déshonore le conseil.
On menace d’un pareil traitement quelques parlements du royaume.
Ces compagnies sont toujours odieuses : elles n’approchent des rois que
pour leur dire de tristes vérités ; et pendant qu’une foule de courtisans leur
représentent sans cesse un peuple heureux sous leur gouvernement, elles
viennent démentir la flatterie, et apporter au pied du trône les gémissements
et les larmes dont elles sont dépositaires.
C’est un pesant fardeau, mon cher Usbek, que celui de la vérité, lorsqu’il
faut la porter jusqu’aux princes ! Ils doivent bien penser que ceux qui s’y
déterminent y sont contraints, et qu’ils ne se resoudraient jamais à faire des
démarches si tristes et si affligeantes pour ceux qui les font, s’ils n’y étaient
forcés par leur devoir, leur respect, et même leur amour.
De Paris, le 21 de la lune de Gemmadi, 1,1720.

LETTRE CXLI
Rica à Usbek

J’irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours couleront agréablement

avec toi !
Je fus présenté il y a quelques jours à une dame de la cour, qui avait
quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des
regards de notre monarque et d’un rang auguste dans le lieu sacré où son
cœur repose.
Elle me fit mille questions sur les mœurs des Persans et sur la manière
de vivre des Persanes. Il me parut que la vie du sérail n’était pas de son
goût, et qu’elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix
ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l’un, et sans
pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des
poètes et des romans, elle souhaita que je parlasse des nôtres. Ce que je lui
en dis redoubla sa curiosité : elle me pria de lui faire traduire un fragment de
quelques-uns de ceux que j’ai apportés. Je le fis, et je lui envoyai quelques
jours après un conte persan. Peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti :

Du temps de Cheik-Ali-Can, il y avait en Perse une femme nommée
Zuléma : elle savait par cœur tout le saint Alcoran : il n’y avait point de dervis
qui entendît mieux qu’elle les traductions des saints prophètes ; les docteurs
arabes n’avaient rien dit de si mystérieux qu’elle n’en comprît tous les sens ;
et elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d’esprit enjoué
qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou
les instruire.
Un jour qu’elle était avec ses compagnes dans une des salles du sérail,
une d’elles lui demanda ce qu’elle pensait de l’autre vie, et si elle ajoutait
foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n’est fait que
pour les hommes.
C’est le sentiment commun, leur dit-elle : il n’y a rien que l’on n’ait fait
pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse,
qu’on appelle la nation juive, qui soutient par l’autorité de ses livres sacrés
que nous n’avons point d’âme.
Ces opinions si injurieuses n’ont d’autre origine hommes, porter
supériorité au-delà même leur vie, et ne pensent pas que dans le grand jour

toutes les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant, sans qu’il y ait
entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.
Dieu ne se bornera point dans ses récompenses ; et comme les hommes
qui auront bien vécu et bien usé de l’empire qu’ils ont ici bas sur nous seront
dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un
mortel les avait vues, il se donnerait aussitôt la mort dans l’impatience d’en
jouir : aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles
seront enivrées d’un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur
seront soumis : chacune d’elles aura un sérail dans lequel ils seront enfermés,
et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.
J’ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu’un homme nommé Ibrahim
était d’une jalousie insupportable. Il avait douze femmes extrêmement
belles, qu’il traitait d’une manière très dure : il ne se fiait plus à ses eunuques
ni aux murs de son sérail ; il les tenait presque toujours sous la clef,
enfermées dans leur chambre, sans qu’elles pussent se voir ni se parler ; car
il était même jaloux d’une amitié innocente : toutes ses actions prenaient la
teinture de sa brutalité naturelle ; jamais une douce parole ne sortit de sa
bouche, et jamais il ne fit le moindre signe qui n’ajoutât quelque chose à la
rigueur de leur esclavage.
Un jour qu’il les avait toutes assemblées dans une salle de son sérail,
une d’entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais
naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-
elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes
si malheureuses que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un
changement : d’autres à ma place souhaiteraient votre mort ; je ne souhaite
que la mienne ; et ne pouvant espérer d’être séparée de vous que par là, il
me sera encore bien doux d’en être séparée. Ce discours, qui aurait dû le
toucher, le fit entrer dans une furieuse colère ; il tira son poignard et le lui
plongea dans le sein. Mes chères compagnes, dit-elle d’une voix mourante,
si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez vengées. À ces mots, elle quitta cette
vie infortunée pour aller dans le séjour des délices, où les femmes qui ont
bien vécu jouissent d’un bonheur qui se renouvelle toujours.
D’abord elle vit une prairie riante dont la verdure était relevée par les
peintures des fleurs les plus vives : un ruisseau, dont les eaux étaient plus
pures que le crystal, y faisait un nombre infini de détours. Elle entra ensuite
dans des bocages charmants, dont le silence n’est interrompu que par le doux
chant des oiseaux. De magnifiques jardins se présentèrent ensuite ; la nature
les avait ornés avec sa simplicité et toute sa magnificence. Elle trouva enfin
un palais superbe préparé pour elle, et rempli d’hommes célestes destinés
à ses plaisirs.

Deux d’entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller ; d’autres

la mirent dans le bain, et la parfumèrent des plus délicieuses essences : on
lui donna ensuite des habits infiniment plus riches que les siens ; après quoi
on la mena dans une grande salle où elle trouva un feu fait avec des bois
odoriférants, et une table couverte des mets les plus exquis. Tout semblait
concourir au ravissement de ses sens : elle entendait d’un côté une musique
d’autant plus divine qu’elle était plus tendre ; de l’autre, elle ne voyait
que des danses de ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire.
Cependant tant de plaisirs ne devaient servir qu’à la conduire insensiblement
à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa chambre ; et après l’avoir
encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, où deux hommes
d’une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C’est pour lors qu’elle
fut enivrée et que ses ravissements passèrent même ses désirs. Je suis toute
hors de moi, leur disait-elle : je croirais mourir si je n’étais sûre de mon
immortalité. C’en est trop, laissez-moi ; je succombe sous la violence des
plaisirs. Oui, vous rendez un peu le calme à mes sens ; je commence à
respirer, et à revenir à moi-même. D’où vient que l’on a ôté les flambeaux ?
Que ne puis-je à présent considérer votre beauté divine ! que ne puis-je voir !
… Mais pourquoi voir ? Vous me faites rentrer dans mes premiers transports.
O dieux ! que ces ténèbres sont aimables ! Quoi ! je serai immortelle, et
immortelle avec vous ! je serai… Non, je vous demande grâce ; car je vois
bien que vous êtes gens à n’en demander jamais.
Après plusieurs commandements réitérés, elle fut obéie ; mais elle
ne le fut que lorsqu’elle voulut l’être bien sérieusement. Elle se reposa
languissamment, et s’endormit dans leurs bras. Deux moments de sommeil
réparèrent sa lassitude : elle reçut deux baisers qui l’enflammèrent soudain
et lui firent ouvrir les yeux. Je suis inquiète, dit-elle ; je crains que vous
ne m’aimiez plus. C’était un doute dans lequel elle ne voulait pas rester
longtemps : aussi eut-elle avec eux tous les éclaircissements qu’elle pouvait
désirer. Je suis désabusée, s’écria-t-elle ; pardon, pardon ; je suis sûre de
vous. Vous ne me dites rien ; mais vous prouvez mieux que tout ce que vous
me pourriez dire : oui, oui, je vous le confesse, on n’a jamais tant aimé. Mais
quoi ! vous vous disputez tous deux l’honneur de me persuader ! Ah ! si
vous vous disputez, si vous joignez l’ambition au plaisir de ma défaite, je
suis perdue ; vous serez tous deux vainqueurs, il n’y que moi de vaincue :
mais je vous vendrai bien cher la victoire.
Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et aimables
domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent lever ces deux jeunes
hommes, que deux vieillards ramenèrent dans les lieux où ils étaient gardés
pour ses plaisirs. Elle se leva ensuite, et parut d’abord à cette cour idolâtre
dans les charmes d’un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus

somptueux ornements. Cette nuit l’avait embellie ; elle avait donné de la
vie à son teint et de l’expression à ses grâces. Ce ne fut pendant tout le jour
que danses, que concerts, que festins, que jeux, que promenades ; et l’on
remarquait qu’Anaïs se dérobait de temps en temps, et volait vers ses deux
jeunes héros. Après quelques précieux instants d’entrevue, elle revenait
vers la troupe qu’elle avait quittée, toujours avec un visage plus serein.
Enfin sur le soir on la perdit tout à fait : elle alla s’enfermer dans le sérail,
où elle voulait, disait-elle, faire connaissance avec ces captifs immortels
qui devaient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appartements de
ces lieux les plus reculés et les plus charmants, où elle compta cinquante
esclaves d’une beauté miraculeuse : elle erra toute la nuit de chambre en
chambre, recevant partout des hommages toujours différents et toujours les
mêmes.
Voilà comment l’immortelle Anaïs passait sa vie, tantôt dans des plaisirs
éclatants, tantôt dans des plaisirs solitaires ; admirée d’une troupe brillante,
ou bien aimée d’un amant éperdu : souvent elle quittait un palais enchanté
pour aller dans une grotte champêtre : les fleurs semblaient naître sous ses
pas, et les jeux se présentaient en foule au-devant d’elle.
Il y avait plus de huit jours qu’elle était dans cette demeure heureuse,
que, toujours hors d’elle-même, elle n’avait pas fait une seule réflexion : elle
avait joui de son bonheur sans le connaître, et sans avoir eu un seul de ces
moments tranquilles où l’âme se rend pour ainsi dire compte à elle-même,
et s’écoute dans le silence des passions.
Les bienheureux ont des plaisirs si vifs qu’ils peuvent rarement jouir de
cette liberté d’esprit : c’est pour cela qu’attachés invinciblement aux objets
présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées, et n’ont
plus aucun souci de ce qu’ils ont connu ou aimé dans l’autre vie.
Mais Anaïs, dont l’esprit était vraiment philosophe, avait passé presque
toute sa vie à méditer : elle avait poussé ses réflexions beaucoup plus loin
qu’on n’aurait dû l’attendre d’une femme laissée à elle-même. La retraite
austère que son mari lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avantage.
C’est cette force d’esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont ses
compagnes étaient frappées, et la mort, qui devait être la fin de ses peines
et le commencement de sa félicité.
Ainsi elle sortit peu à peu de l’ivresse des plaisirs, et s’enferma seule dans
un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces
sur sa condition passée et sur sa félicité présente ; elle ne put s’empêcher de
s’attendrir sur le malheur de ses compagnes : on est sensible à des tourments
que l’on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la
compassion ; plus tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les
secourir.

Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étaient auprès d’elle de

prendre la figure de son mari, d’aller dans son sérail, de s’en rendre maître,
de l’en chasser, et d’y rester à sa place jusqu’à ce qu’elle le rappelât.
L’exécution fut prompte : il fendit les airs, arriva à la porte du sérail
d’Ibrahim, qui n’y était pas : il frappe, tout lui est ouvert : les eunuques
tombent à ses pieds. Il vole vers les appartements où les femmes d’Ibrahim
étaient enfermées. Il avait, en passant, pris les clefs dans la poche de ce
jaloux, à qui il s’était rendu invisible. Il entre, et les surprend d’abord par
son air doux et affable ; et bientôt après il les surprend davantage par ses
empressements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part
de l’étonnement ; et elles l’auraient pris pour un songe s’il y eût eu moins
de réalité.
Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte,
se nomme, tempête et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés il entre,
et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas ;
mais il recule en arrière, et tombe des nues quand il voit le faux Ibrahim, sa
véritable image, dans toutes les libertés d’un maître. Il crie au secours ; il
veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur ; mais il n’est pas obéi.
Il n’a plus qu’une bien faible ressource, c’est de s’en rapporter au jugement
de ses femmes. Dans une heure, le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges.
L’autre est chassé et traîné indignement hors du sérail ; et il aurait reçu la
mort mille fois, si son rival n’avait ordonné qu’on lui sauvât la vie. Enfin le
nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus
digne d’un tel choix, et se signala par des miracles jusqu’alors inconnus.
Vous ne ressemblez pas à Ibrahim disaient ces femmes. Dites plutôt que cet
imposteur ne me ressemble pas, disait le triomphant Ibrahim : comment faut-
il faire pour être votre époux, si ce que je fais ne suffit pas ?
Ah ! nous n’avons garde de douter, dirent les femmes : si vous n’êtes
pas Ibrahim, il nous suffit que vous ayez si bien mérité de l’être : vous êtes
plus Ibrahim en un jour qu’il ne l’a été dans le cours de dix années. Vous
me promettez donc, reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur contre
cet imposteur ? N’en doutez pas, dirent-elles d’une commune voix : nous
vous jurons une fidélité éternelle : nous n’avons été que trop longtemps
abusées : le traître ne soupçonnait point notre vertu, il ne soupçonnait que
sa faiblesse : nous voyons bien que les hommes ne sont point faits comme
lui ; c’est à vous sans doute qu’ils ressemblent : si vous saviez combien
vous nous le faites haïr ! Ah ! je vous donnerai souvent de nouveaux sujets
de haine, reprit le faux Ibrahim ; vous ne connaissez point encore tout le
tort qu’il vous a fait. Nous jugeons de son injustice par la grandeur de votre
vengeance, reprirent-elles. Oui, vous avez raison, dit l’homme divin ; j’ai
mesuré l’expiation au crime : je suis bien aise que vous soyez contentes

de ma manière de punir. Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient,
que ferons-nous ? Il lui serait, je crois, difficile de vous tromper, répondit-
il : dans la place que j’occupe auprès de vous, on ne se soutient guère par
la ruse ; et d’ailleurs je l’enverrai si loin que vous n’entendrez plus parler
de lui. Pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur. Je ne serai
point jaloux ; je saurai m’assurer de vous sans vous gêner ; j’ai assez bonne
opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles : si vous n’étiez
pas vertueuses avec moi, avec qui le seriez-vous ? Cette conversation dura
longtemps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des
deux Ibrahims que de leur ressemblance, ne songeaient pas même à se faire
éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari, désespéré, revint encore les
troubler : il trouva toute sa maison dans la joie, et ses femmes plus incrédules
que jamais. La place n’était pas tenable pour un jaloux ; il sortit mieux ; et
un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs
et le laissa à deux mille lieues de là.
Ô dieux ! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l’absence
de leur cher Ibrahim ! Déjà leurs eunuques avaient repris leur sévérité
naturelle ; toute la maison était en larmes ; elles s’imaginaient quelquefois
que tout ce qui leur était arrivé n’était qu’un songe ; elles se regardaient
toutes les unes les autres, et se rappelaient les moindres circonstances de ces
étranges aventures. Enfin le céleste Ibrahim revint, toujours plus aimable :
il leur parut que son voyage n’avait pas été pénible. Le nouveau maître prit
une conduite si opposée à celle de l’autre, qu’elle surprit tous les voisins. Il
congédia tous les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde : il
ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C’était une chose
singulière de les voir dans les festins parmi des hommes, aussi libres qu’eux.
Ibrahim crut, avec raison, que les coutumes du pays n’étaient pas faites pour
des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusait aucune dépense : il
dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois
ans après des pays lointains où il avait été transporté, ne trouva plus que ses
femmes et trente-six enfants.
De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi, 1720.

LETTRE CXLII
Rica à Usbek

À ***

Voici une lettre que je reçus hier d’un savant ; elle te paraîtra singulière.

« Monsieur,

Il y a six mois que j’ai recueilli la succession d’un oncle très riche qui m’a

laissé cinq ou six cent mille livres, et une maison superbement meublée. Il
y a plaisir d’avoir du bien lorsqu’on en sait faire un bon usage. Je n’ai point
d’ambition, ni de goût pour les plaisirs : je suis presque toujours enfermé
dans un cabinet, où je mène la vie d’un savant. C’est dans ce lieu que l’on
trouve un curieux amateur de la vénérable antiquité.
Lorsque mon oncle eut fermé les yeux, j’aurais fort souhaité de le faire
enterrer avec les cérémonies observées par les anciens Grecs et Romains ;
mais je n’avais pour lors ni lacrymatoires, ni urnes, ni lampes antiques.
Mais depuis je me suis bien pourvu de ces précieuses raretés. Il y a
quelques jours que je vendis ma vaisselle d’argent pour acheter une lampe
de terre qui avait servi à un philosophe stoïcien. Je me suis défait de
toutes les glaces dont mon oncle avait couvert presque tous les murs de
ses appartements, pour avoir un petit miroir un peu fêlé, qui fut autrefois à
l’usage de Virgile : je suis charmé d’y voir ma figure représentée au lieu de
celle du cygne de Mantoue. Ce n’est pas tout : j’ai acheté cent louis d’or
cinq ou six pièces d’une monnaie de cuivre qui avait cours il y a deux mille
ans. Je ne sache pas avoir à présent dans ma maison un seul meuble qui n’ait
été fait avant la décadence de l’empire. J’ai un petit cabinet de manuscrits
fort précieux et fort chers : quoique je me tue la vue à les lire, beaucoup
mieux m’en exemplaires imprimés, qui ne sont pas si corrects, et que tout
le monde a entre les mains. Quoique je ne sorte presque jamais, je ne laisse
pas d’avoir une passion démesurée de connaître tous les anciens chemins
qui étaient du temps des Romains. Il y en a un qui est près de chez moi,
qu’un proconsul des Gaules fit faire il y a environ douze cents ans : lorsque
je vais à ma maison de campagne, je ne manque jamais d’y passer, quoiqu’il
soit très incommode et qu’il m’allonge de plus d’une lieue ; mais ce qui me

fait enrager, c’est qu’on y a mis des poteaux de bois de distance en distance
pour marquer l’éloignement des villes voisines. Je suis désespéré de voir ces
misérables indices au lieu des colonnes milliaires qui y étaient autrefois : je
ne doute pas que je ne les fasse rétablir par mes héritiers, et que je ne les
engage à cette dépense par mon testament. Si vous avez, monsieur, quelque
manuscrit persan, vous me ferez plaisir de m’en accommoder ; je vous le
paierai tout ce que vous voudrez, et je vous donnerai par-dessus le marché
quelques ouvrages de ma façon par lesquels vous verrez que je ne suis point
un membre inutile de la république des lettres. Vous y remarquerez entre
autres une dissertation où je fais voir que la couronne dont on se servait
autrefois dans les triomphes était de chêne, et non pas de laurier : vous en
admirerez une autre où je prouve, par de doctes conjectures tirées des plus
graves auteurs grecs, que Cambyse fut blessé à la jambe gauche, et non pas
à la droite ; une autre où je démontre qu’un petit front était une beauté très
recherchée chez les Romains. Je vous enverrai encore un volume in-quarto
en forme d’explication d’un vers du sixième livre de l’Énéide de Virgile.
Vous ne recevrez tout ceci que dans quelques jours ; et quant à présent je me
contente de vous envoyer ce fragment d’un ancien mythologiste grec, qui
n’avait point paru jusques ici, et que j’ai découvert dans la poussière d’une
bibliothèque. Je vous quitte pour une affaire importante que j’ai sur les bras :
il s’agit de restituer un beau passage de Pline le naturaliste, que les copistes
du cinquième siècle ont étrangement défiguré.
Je suis, etc. »

FRAGMENT D’UN ANCIEN MYTHOLOGISTE.
« Dans une île près des Orcades il naquit un enfant qui avait pour père

Éole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie. On dit de lui
qu’il apprit tout seul à compter avec ses doigts, et que dès l’âge de quatre
ans il distinguait si parfaitement les métaux, que sa mère ayant voulu lui
donner une bague de laiton au lieu d’une d’or, il reconnut la tromperie et
la jeta par terre.
Dès qu’il fut grand, son père lui apprit le secret d’enfermer les vents
dans des outres, qu’il vendait ensuite à tous les voyageurs ; mais comme
la marchandise n’était pas fort prisée dans son pays, il le quitta, et se mit à
courir le monde en compagnie de l’aveugle dieu du hasard.
Il apprit dans ses voyages que dans la Bétique l’or reluisait de toutes
parts ; cela fit qu’il y précipita ses pas. Il y fut fort mal reçu de Saturne, qui
régnait pour lors ; mais ce dieu ayant quitté la terre, il s’avisa d’aller dans
tous les carrefours, où il criait sans cesse d’une voix rauque : Peuples de
Bétique, vous croyez être riches parce que vous avez de l’or et de l’argent !

votre erreur me fait pitié ; croyez-moi, quittez le pays des vils métaux ; venez
dans l’empire de l’imagination, et je vous promets des richesses qui vous
étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il
avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut.
Le lendemain il revint dans les mêmes carrefours, il s’écria : Peuples de
Bétique, voulez-vous être riches ? Imaginez-vous que je le suis beaucoup,
et que vous l’êtes beaucoup aussi : mettez-vous tous les matins dans l’esprit
que votre fortune a doublé pendant la nuit ; levez-vous ensuite ; et si vous
avez des créanciers, allez les payer de ce que vous aurez imaginé, et dites-
leur d’imaginer à leur tour.
Il reparut quelques jours après, et il parla ainsi : Peuples de Bétique, je
vois bien que votre imagination n’est pas si vive que les premiers jours,
laissez-vous conduire à la mienne : je mettrai tous les matins devant vos yeux
un écriteau qui sera pour vous la source des richesses : vous n’y verrez que
quatre paroles ; mais elles seront bien significatives, car elles régleront la dot
de vos femmes, la légitime de vos enfants, le nombre de vos domestiques. Et
quant à vous, dit-il à ceux de la troupe qui étaient le plus près de lui, quant à
vous, mes chers enfants (je puis vous appeler de ce nom, car vous avez reçu
de moi une seconde naissance), mon écriteau décidera de la magnificence
de vos équipages, de la somptuosité de maîtresses.
À quelques jours de là, il arriva dans le carrefour, tout essoufflé ; et, tout
transporté de colère, il s’écria : Peuples de Bétique, je vous avais conseillé
d’imaginer, et je vois que vous ne le faites pas ; hé bien, à présent je vous
l’ordonne. Là-dessus il les quitta brusquement : mais la réflexion le rappela
sur ses pas. J’apprends que quelques-uns de vous sont assez détestables
pour conserver leur or et leur argent. Encore passe pour de l’argent ; mais
pour de l’or… pour de l’or… Ah ! cela me met dans une indignation !…
Je jure par mes outres sacrées que, s’ils ne viennent me l’apporter, je les
punirai sévèrement. Puis il ajouta d’un air tout à fait persuasif : Croyez-vous
que ce soit pour garder ces misérables métaux que je vous les demande ?
Une marque de ma candeur, c’est que, lorsque vous me les apportâtes il y a
quelques jours, je vous en rendis sur-le-champ la moitié.
Le lendemain on l’aperçut de loin, et on le vit s’insinuer avec une voix
douce et flatteuse : Peuples de Bétique, j’apprends que vous avez une partie
de vos trésors dans les pays étrangers ; vous prie, faites-les-moi venir, vous
me ferez plaisir, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle.
Le fils d’Éole parlait à des gens qui n’avaient pas grande envie de rire ; ils
ne purent pourtant s’en empêcher ; ce qui fit qu’il s’en retourna bien confus.
Mais, reprenant courage, il hasarda encore une petite prière : Je sais que
vous avez des pierres précieuses ; au nom de Jupiter, défaites-vous-en ; rien
ne vous appauvrit comme ces sortes de choses ; défaites-vous-en, vous dis-

je. Si vous ne le pouvez pas par vous-même, je vous donnerai des hommes
d’affaires excellents. Que de richesses vont couler chez vous si vous faites
ce que je vous conseille ! Oui, je vous promets tout ce qu’il y a de plus pur
dans mes outres.
Enfin il monta sur un tréteau, et, prenant une voix plus assurée, il dit :
Peuples de Bétique, j’ai comparé l’heureux état dans lequel vous êtes avec
celui où je vous trouvai lorsque j’arrivai ici ; je vous vois le plus riche peuple
de la terre : mais, pour achever votre fortune, souffrez que je vous ôte la
moitié de vos biens. À ces mots, d’une aile légère, le fils d’Éole disparut,
et laissa ses auditeurs dans une consternation inexprimable ; ce qui fit qu’il
revint le lendemain, et parla ainsi : Je m’aperçus hier que mon discours
vous déplut extrêmement ; eh bien ! prenez que je ne vous aie rien dit. Il
est vrai, la moitié c’est trop. Il n’y a qu’à prendre d’autres expédients pour
arriver au but que je me suis proposé. Assemblons nos richesses dans un
même endroit ; nous le pouvons facilement, car elles ne tiennent pas un gros
volume. Aussitôt il en disparut les trois quarts. »
De Paris, le 9 de la lune Chahban, 1720.

LETTRE CXLIII
Rica à Nathanael
Lévi, médecin juif

À Livourne

Tu me demandes ce que je pense de la vertu des amulettes et de la

puissance des talismans. Pourquoi t’adresses-tu à moi ? Tu es juif, et je suis
mahométan ; c’est-à-dire que nous sommes tous deux bien crédules.
Je porte toujours sur moi plus de deux mille passages du saint Alcoran ;
j’attache à mes bras un petit paquet où sont écrits les noms de plus de deux
cents dervis : ceux d’Hali, de Fatmé et de tous les purs, sont cachés en plus
de vingt endroits de mes habits.
Cependant je ne désapprouve point ceux qui rejettent cette vertu que l’on
attribue à de certaines paroles. Il nous est bien plus difficile de répondre à
leurs raisonnements, qu’à eux de répondre à nos expériences.
Je porte tous ces chiffons sacrés par une longue habitude pour me
conformer à une pratique universelle : je crois que s’ils n’ont pas plus de
vertu que les bagues et les autres ornements dont on se pare ils n’en ont pas
moins. Mais toi, tu mets toute ta confiance sur quelques lettres mystérieuses,
et sans cette sauvegarde tu serais dans un effroi continuel.
Les hommes sont bien malheureux ! ils flottent sans cesse entre de fausses
espérances et des craintes ridicules ; et, au lieu de s’appuyer sur la raison, ils
se font des monstres qui les intimident, ou des fantômes qui les séduisent.
Quel effet veux-tu que produise l’arrangement de certaines lettres ? quel
effet veux-tu que leur dérangement puisse troubler ? quelle relation ont-elles
avec les vents pour apaiser les tempêtes, avec la poudre à canon pour en
vaincre l’effort, avec ce que les médecins appellent l’humeur peccante et la
cause morbifique des maladies, pour les guérir ?
Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ceux qui fatiguent leur raison pour
lui faire rapporter de certains événements à des vertus occultes, n’ont pas un
moindre effort à faire pour s’empêcher d’en voir la véritable cause.
Tu me diras que de certains prestiges ont fait gagner une bataille ; et moi
je te dirai qu’il faut que tu t’aveugles pour ne pas trouver dans la situation
du terrain, dans le nombre ou dans le courage des soldats, dans l’expérience

des capitaines, des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu veux
ignorer la cause.
Je te passe pour un moment qu’il y ait des prestiges ; passe-moi à mon
tour pour un moment qu’il n’y en ait point ; car cela n’est pas impossible. Ce
que tu m’accordes n’empêche pas que deux armées ne puissent se battre :
veux-tu que dans ce cas-là aucune des deux ne puisse remporter la victoire ?
Crois-tu que leur sort restera incertain jusqu’à ce qu’une puissance
invisible vienne le déterminer, que tous les coups seront perdus, toute la
prudence vaine, et tout le courage inutile ?
Penses-tu que la mort, dans ces occasions, rendue présente de mille
manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que
tu as tant de peine à expliquer ? Veux-tu que dans une année de cent
mille hommes il ne puisse pas y avoir un seul homme timide ? Crois-tu
que le découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découragement
d’un autre ; que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt
abandonner un quatrième ? Il n’en faut pas davantage pour que le désespoir
de vaincre saisisse soudain toute une armée, et la saisisse d’autant plus
facilement qu’elle se trouve plus nombreuse.
Tout le monde sait et tout le monde sent que les hommes, comme toutes
les créatures qui tendent à conserver leur être, aiment passionnément la vie :
on sait cela en général ; et on cherche pourquoi dans une certaine occasion
particulière ils ont craint de la perdre.
Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplie de ces
terreurs paniques ou surnaturelles, je n’imagine rien de si frivole ; parce que,
pour s’assurer qu’un effet peut être produit par cent mille causes naturelles
est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n’a
agi : ce qui est impossible.
Je ne t’en dirai pas davantage, Nathanael : il me semble que la matière
ne mérite pas d’être si sérieusement traitée.
De Paris, le 20 de la lune de Chahban, 1770.

P.S. Comme je finissais, j’ai entendu crier dans la rue une lettre d’un
médecin de province à un médecin de Paris (car ici toutes les bagatelles
s’impriment, se publient, et s’achètent). J’ai cru que je ferais bien de te
l’envoyer, parce qu’elle a du rapport à notre sujet.

LETTRE D’UN MÉDECIN DE PROVINCE

À UN MÉDECIN DE PARIS.
Il y avait dans notre ville un malade qui ne dormait pas depuis trente-cinq

jours. Son médecin lui ordonna l’opium mais il ne pouvait se résoudre à le
prendre ; et il avait la coupe à la main, qu’il était plus indéterminé que jamais.
Enfin il dit à son médecin : Monsieur, je vous demande quartier seulement
jusqu’à demain : je connais un homme qui n’exerce pas la médecine, mais
qui a chez lui un nombre innombrable de remèdes contre l’insomnie ;
souffrez que je l’envoie quérir ; et, si je ne dors pas cette nuit, je vous
promets que je reviendrai à vous. Le médecin congédié, le malade fit fermer
les rideaux, et dit à un petit laquais : Tiens, va-t’en chez M. Anis, et dis-
lui qu’il vienne me parler. M. Anis arrive. Mon cher monsieur Anis, je me
meurs ; je ne puis dormir : n’auriez-vous point dans votre boutique la C. du
G., ou bien quelque livre de dévotion composé par un révérend père jésuite,
que vous n’avez pas pu vendre, car souvent les remèdes les plus gardés
sont les meilleurs ? Monsieur, dit le libraire, j’ai chez moi la Cour sainte
du père Caussin, en six volumes, à votre service ; je vais vous l’envoyer :
je souhaite que vous vous en trouviez bien. Si vous voulez les œuvres du
révérend père Rodriguez, jésuite espagnol, ne vous en faites point faute.
Mais, croyez-moi, tenons-nous-en au père Caussin : j’espère, avec l’aide de
Dieu, qu’une période du père Caussin vous fera autant d’effet qu’un feuillet
tout entier de la C. du G. Là-dessus M. Anis sortit, et courut chercher le
remède à sa boutique. La Cour sainte arrive, on en secoue la poudre : le fils
du malade, jeune écolier, commence à la lire. Il en sentit le premier l’effet ;
à la seconde page il ne prononçait plus que d’une voix mal articulée, et déjà
toute la compagnie se sentait affaiblie : un instant après, tout ronfla, excepté
le malade, qui, après avoir été longtemps éprouvé, s’assoupit à la fin.
Le médecin arrive de grand matin. Eh bien ! a-t-on pris mon opium ? On
ne lui répond rien : la femme, la fille, le petit garçon, tous transportés de
joie, lui montrent le père Caussin. Il demande ce que c’est ; on lui dit : Vive
le père Caussin ! il faut l’envoyer relier. Qui l’eût dit qui ? l’eût cru ? c’est
un miracle ! Tenez, monsieur, voyez donc le père Caussin ; c’est ce volume-
là qui a fait dormir mon père. Et là-dessus on lui expliqua la chose comme
elle s’était passée.

LETTRE CXLIV
Rica à Usbek

Je trouvai il y a quelques jours dans une maison de campagne où j’étais

allé deux savants qui ont ici une grande célébrité. Leur caractère me parut
admirable. La conversation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci :
Ce que j’ai dit est vrai, parce que je l’ai dit. La conversation du second portait
sur autre chose : Ce que je n’ai pas dit n’est pas vrai, parce que je ne l’ai
pas dit.
J’aimais assez le premier : car qu’un homme soit opiniâtre, cela ne me
fait absolument rien ; mais qu’il soit impertinent, cela me fait beaucoup. Le
premier défend ses opinions ; c’est son bien : le second attaque les opinions
des autres ; et c’est le bien de tout le monde.
Ô mon cher Usbek ! que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus
forte que celle qui est nécessaire pour la conservation de la nature ! Ces gens
la veulent être admirés à force de déplaire. Ils cherchent à être supérieurs,
et ils ne sont pas seulement égaux.
Hommes modestes, venez, que je vous embrasse ! vous faites la douceur
et le charme de la vie. Vous croyez que vous n’avez rien ; et moi je vous
dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n’humiliez personne et vous
humiliez tout le monde. Et quand je vous compare dans mon idée avec ces
hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal et je les
mets à vos pieds.
De Paris, le 22 de la lune de Chahban, 1720.

LETTRE CXLV
Usbek à ***

Un homme d’esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit
peu de personnes : il s’ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu’il lui
plaît appeler mauvaise compagnie : il est impossible qu’il ne fasse un peu
sentir son dégoût : autant d’ennemis.
Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire.
Il est porté à la critique parce qu’il voit plus de choses qu’un autre, et
les sent mieux.
Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour
cela un plus grand nombre de moyens.
Il échoue dans ses entreprises, parce qu’il hasarde beaucoup. Sa vue, qui
se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes
distances ; sans compter que dans la naissance d’un projet il est moins frappé
des difficultés qui viennent de la chose que des remèdes qui sont de lui,
et qu’il tire de son propre fonds. Il néglige les menus détails, dont dépend
cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires.
L’homme médiocre au contraire cherche à tirer parti de tout : il sent bien
qu’il n’a rien à perdre en négligences.
L’approbation universelle est plus ordinairement pour l’homme
médiocre. On est charmé de donner à celui-ci ; on est enchanté d’ôter à
celui-là. Pendant que l’envie fond sur l’un, et qu’on ne lui pardonne rien, on
supplée tout en faveur de l’autre ; la vanité se déclare pour lui.
Mais si un homme d’esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la
dure condition des savants ?
Je n’y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d’un d’eux à un de
ses amis. La voici :

« Monsieur,
« Je suis un homme qui m’occupe toutes les nuits à regarder avec des
lunettes de trente pieds ces grands corps qui roulent sur nos têtes ; et, quand
je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron
ou une mite.
Je ne suis point riche, et je n’ai qu’une seule chambre ; je n’ose même y
faire du feu parce que j’y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère

le ferait hausser. L’hiver dernier je pensai mourir de froid ; et quoique mon
thermomètre, qui était au plus bas degré, m’avertît que mes mains allaient
se geler, je ne me dérangeai point. Et j’ai la consolation d’être instruit
exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l’année
passée.
Je me communique fort peu ; et de tous les gens que je vois je n’en connais
aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à
Londres, que je n’ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec
lesquels j’entretiens une correspondance si exacte que je ne laisse pas passer
un courrier sans leur écrire.
Mais quoique je ne connaisse personne dans mon quartier, j’y suis dans
une si mauvaise réputation, que je serai à la fin obligé de le quitter. Il
y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines pour
avoir fait la dissection d’un chien qu’elle prétendait lui appartenir. La
femme d’un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie ; et, pendant
que celle-là m’accablait d’injures, celle-ci m’assommait à coups de pierres,
conjointement avec le docteur *** qui était avec moi, et qui reçut un coup
terrible sur l’os frontal et occipital, dont le siège de sa raison fut très ébranlé.
Depuis ce temps-là, dès qu’il s’écarte quelque chien au bout de la rue,
il est aussitôt décidé qu’il a passé par mes mains. Une bonne bourgeoise
qui en avait perdu un petit, qu’elle aimait, disait-elle, plus que ses enfants,
vint l’autre jour s’évanouir dans ma chambre ; et, ne le trouvant pas, elle me
cita devant le magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice
importune de ces femmes, qui, avec leurs voix glapissantes, m’étourdissent
sans cesse de l’oraison funèbre de tous les automates qui sont morts depuis
dix ans.
Je suis, etc. »

Tous les savants étaient autrefois accusés de magie. Je n’en suis point

étonné. Chacun disait en lui-même : J’ai porté les talents naturels aussi loin
qu’ils peuvent aller ; cependant un certain savant a des avantages sur moi :
il faut bien qu’il y ait là quelque diablerie.
À présent que ces sortes d’accusations sont tombées dans le décri, on a
pris un autre tour ; et un savant ne saurait guère éviter le reproche d’irréligion
ou d’hérésie. Il a beau être absous par le peuple : la plaie est faite ; elle
ne se fermera jamais bien ; c’est toujours pour lui un endroit malade. Un
adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement : À Dieu ne plaise
que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai ! mais vous avez été obligé
de vous défendre. C’est ainsi qu’on tourne contre lui sa justification même.

S’il écrit quelque histoire, et qu’il ait de la noblesse dans l’esprit et

quelque droiture dans le cœur, on lui suscite mille persécutions. On ira contre
lui soulever le magistrat sur un fait qui s’est passé il y a mille ans ; et on
voudra que sa plume soit captive si elle n’est pas vénale.
Plus heureux cependant que ces hommes lâches qui abandonnent leur
foi pour une médiocre pension ; qui, à prendre toutes leurs impostures
en détail, ne les vendent pas seulement une obole ; qui renversent la
constitution de l’empire, diminuent les droits d’une puissance, augmentent
ceux d’une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des
droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les
vices qui sont sur le trône, imposant à la postérité d’autant plus indignement,
qu’elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.
Mais ce n’est point assez pour un auteur d’avoir essuyé toutes ces
insultes ; ce n’est point assez pour lui d’avoir été dans une inquiétude
continuelle sur le succès de son ouvrage : il voit le jour enfin cet ouvrage
qui lui a tant coûté ; il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment
les éviter ? Il avait un sentiment ; il l’a soutenu par ses écrits : il ne savait
pas qu’un homme à deux cents lieues de lui avait dit tout le contraire. Voilà
cependant la guerre qui se déclare.
Encore s’il pouvait espérer d’obtenir quelque considération ! Non ; il
n’est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre
de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui
a la tête chargée de faits, et il est à son tour regardé comme un visionnaire
par celui qui a une bonne mémoire.
Quant à ceux qui font profession d’une orgueilleuse ignorance, ils
voudraient que tout le genre humain fût enseveli dans l’oubli où ils seront
eux-mêmes.
Un homme à qui il manque un talent se dédommage en le méprisant : il
ôte cet obstacle qu’il rencontrait entre le mérite et lui, et par là se trouve au
niveau de celui dont il redoute les travaux.
Enfin, il faut joindre à une réputation équivoque la privation des plaisirs
et la perte de la santé.
De Paris, le 26 de la lune de Chahban, 1720.

LETTRE CXLVI
Usbek à Rhédi

À Venise

Il y a longtemps que l’on a dit que la bonne foi était l’âme d’un grand

ministre.
Un particulier peut jouir de l’obscurité où il se trouve ; il ne se décrédite
que devant quelques gens, il se tient couvert devant les autres : mais un
ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges qu’il
y a de gens qu’il gouverne.
Oserai-je le dire ? le plus grand mal que fait un ministre sans probité n’est
pas de desservir son prince et de ruiner son peuple : il y en a un autre, à mon
avis, mille fois plus dangereux ; c’est le mauvais exemple qu’il donne.
Tu sais que j’ai longtemps voyagé dans les Indes. J’y ai vu une nation,
naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier des sujets
jusqu’aux plus grands, par le mauvais exemple d’un ministre : j’y ai vu tout
un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi, ont
passé de tout temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier
des peuples ; le mal se communiquer, et n’épargner pas même les membres
les plus sains ; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes, et
violer les principes de la justice, sur ce vain prétexte qu’on la leur avait
violée.
Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches, et
nommaient nécessité l’injustice et la perfidie.
J’ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties,
toutes les lois des familles renversées. J’ai vu des débiteurs avares, fiers
d’une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la
rigueur des temps, feindre un paiement au lieu de le faire, et porter le couteau
dans le sein de leurs bienfaiteurs.
J’en ai vu d’autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou
plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne pour les mettre à la place de
la substance des veuves et des orphelins.
J’ai vu naître soudain dans tous les cœurs une soif insatiable des richesses.
J’ai vu se former en un moment une détestable conjuration de s’enrichir,
non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du
prince, de l’état et des concitoyens.

J’ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher

qu’en disant : J’ai ruiné une famille aujourd’hui ; j’en ruinerai une autre
demain.
Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire
à la main et un fer pointu à l’oreille, assassiner tous ceux à qui j’ai de
l’obligation.
Un autre disait : Je vois que j’accommode mes affaires : il est vrai que,
lorsque j’allai il y a trois jours faire un certain paiement, je laissai toute une
famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j’ôtai
l’éducation à un petit garçon : le père en mourra de douleur, la mère périt de
tristesse ; mais je n’ai fait que ce qui est permis par la loi.
Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu’il
corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus
généreuses, ternit l’éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond
la plus haute naissance dans le mépris universel ?
Que dira la postérité lorsqu’il lui faudra rougir de la honte de ses pères ?
Que dira le peuple naissant lorsqu’il comparera le fer de ses aïeux avec
l’or de ceux à qui il doit immédiatement le jour ? Je ne doute pas que les
nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui
les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l’affreux néant où
elle s’est mise.
De Paris, le 11 de la lune Rahmazan, 1720.

LETTRE CXLVII
Le grand eunuque à Usbek

À Paris

Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir : tes femmes

se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière : il se passe
ici des choses horribles : je tremble moi-même au cruel récit que je vais te
faire.
Zélis, allant il y a quelques jours à la mosquée, laissa tomber son voile,
et parut presque à visage découvert devant tout le peuple.
J’ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves, chose si défendue
par les lois du sérail.
J’ai surpris, par le plus grand hasard du monde, une lettre que je t’envoie :
je n’ai jamais pu découvrir à qui elle était adressée.
Hier au soir un jeune garçon fut trouvé dans le jardin du sérail, et il se
sauva par-dessus les murailles.
Ajoute à cela ce qui n’est pas parvenu à ma connaissance ; car sûrement
tu es trahi. J’attends tes ordres ; et, jusqu’à l’heureux moment que je les
recevrai, je vais être dans une situation mortelle. Mais si tu ne mets toutes
ces femmes à ma discrétion, je ne te réponds d’aucune d’elles, et j’aurai tous
les jours des nouvelles aussi tristes à te mander.
Du sérail d’Ispahan, le premier de la lune de Rhégeb, 1717.

LETTRE CXLVIII
Usbek au premier eunuque

Au sérail d’Ispahan

Recevez par cette lettre un pouvoir sans bornes sur tout le sérail :
commandez avec autant d’autorité que moi-même ; que la crainte et la
terreur marchent avec vous : courez d’appartements en appartements porter
les punitions et les châtiments ; que tout vive dans la consternation ; que
tout fonde en larmes devant vous : interrogez tout le sérail ; commencez par
les esclaves ; n’épargnez pas mon amour ; que tout subisse votre tribunal
redoutable : mettez au jour les secrets les plus cachés ; purifiez ce lieu
infâme, et faites-y rentrer la vertu bannie. Car dès ce moment je mets sur
votre tête les moindres fautes qui se commettront. Je soupçonne Zélis d’être
celle à qui la lettre que vous avez surprise s’adressait : examinez cela avec
des yeux de lynx.
De ***, le 11 de la lune de Zilhagé, 1718.

LETTRE CXLIX
Narsit à Usbek

À Paris

Le grand eunuque vient de mourir, magnifique seigneur : comme je suis

le plus vieux de tes esclaves, j’ai pris sa place jusqu’à ce que tu aies fait
connaître sur qui tu veux jeter les yeux.
Deux jours après sa mort on m’apporta une de tes lettres qui lui était
adressée : je me suis bien gardé de l’ouvrir ; je l’ai enveloppée avec respect,
et je l’ai serrée jusqu’à ce que tu m’aies fait connaître tes sacrées volontés.
Hier un esclave vint au milieu de la nuit me dire qu’il avait trouvé un
jeune homme dans le sérail : je me levai, j’examinai la chose, et je trouvai
que c’était une vision.
Je te baise les pieds, sublime seigneur ; et je te prie de compter sur mon
zèle, mon expérience et ma vieillesse.
Du sérail d’Ispahan, le 5 de la lune de Gemmadi, 1,1718.

LETTRE CL
Usbek à Narsit

Au sérail d’Ispahan

Malheureux que vous êtes ! vous avez dans vos mains des lettres qui
contiennent des ordres prompts et violents ; le moindre retardement peut me
désespérer : et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte !
Il se passe des choses horribles : j’ai peut-être la moitié de mes esclaves
qui méritent la mort. Je vous envoie la lettre que le premier eunuque
m’écrivit là-dessus avant de mourir. Si vous aviez ouvert le paquet qui lui
est adressé, vous y auriez trouvé des ordres sanglants. Lisez-les donc, ces
ordres ; et vous périrez si vous ne les exécutez pas.
De ***, le 25 de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CLI
Solim à Usbek

À Paris

Si je gardais plus longtemps le silence, je serais aussi coupable que tous

ces criminels que tu as dans le sérail.
J’étais le confident du grand eunuque, le plus fidèle de tes esclaves.
Lorsqu’il se vit près de sa fin, il me fit appeler, et me dit ces paroles : Je
me meurs ; mais le seul chagrin que j’aie en quittant la vie, c’est que mes
derniers regards ont trouvé les femmes de mon maître criminelles. Le ciel
puisse le garantir de tous les malheurs que je prévois ! Puisse, après ma
mort, mon ombre menaçante venir avertir ces perfides de leur devoir, et les
intimider encore ! Voilà les clefs de ces redoutables lieux ; va les porter au
plus vieux des noirs. Mais, si après ma mort, il manque de vigilance, songe
à en avertir ton maître. En achevant ces mots, il expira dans mes bras.
Je sais ce qu’il t’écrivit quelque temps avant sa mort sur la conduite de
tes femmes. Il y a dans le sérail une lettre qui aurait porté la terreur avec elle,
si elle avait été ouverte. Celle que tu as écrite depuis a été surprise à trois
lieues d’ici. Je ne sais ce que c’est ; tout se tourne malheureusement.
Cependant tes femmes ne gardent plus aucune retenue : depuis la mort du
grand eunuque, il semble que tout leur soit permis : la seule Roxane est restée
dans le devoir, et conserve de la modestie. On voit les mœurs se corrompre
tous les jours. On ne trouve plus sur le visage de tes femmes cette vertu mâle
et sévère qui y régnait autrefois : une joie nouvelle répandue dans ces lieux
est un témoignage infaillible, selon moi, de quelque satisfaction nouvelle.
Dans les plus petites choses, je remarque des libertés jusqu’alors inconnues.
Il règne, même parmi tes esclaves, une certaine indolence pour leur devoir et
pour l’observation des règles, qui me surprend ; ils n’ont plus ce zèle ardent
pour ton service qui semblait animer tout le sérail.
Tes femmes ont été huit jours à la campagne, à une de tes maisons les plus
abandonnées. On dit que l’esclave qui en a eu soin a été gagné, et qu’un jour
avant qu’elles arrivassent il avait fait cacher deux hommes dans un réduit de
pierre qui est dans la muraille de la principale chambre, d’où ils sortaient le
soir lorsque nous étions retirés. Le vieux eunuque qui est à présent à notre
tête est un imbécile à qui l’on fait croire tout ce qu’on veut.

Je suis agité d’une colère vengeresse contre tant de perfidies : et si le ciel

voulait pour le bien de ton service que tu me jugeasses capable de gouverner,
je te promets que si tes femmes n’étaient pas vertueuses, au moins elles
seraient fidèles.
Du sérail d’Ispahan, le 6 de la lune de Rebiab, 1,1719.

LETTRE CLII
Narsit à Usbek

À Paris

Roxane et Zélis ont souhaité d’aller à la campagne : je n’ai pas cru devoir

le leur refuser. Heureux Usbek, tu as des femmes fidèles et des esclaves
vigilants : je commande en des lieux où la vertu semble s’être choisi un asile.
Compte qu’il ne s’y passera rien que tes yeux ne puissent soutenir.
Il est arrivé un malheur qui me met en grande peine. Quelques marchands
arméniens, nouvellement arrivés à Ispahan, avaient apporté une de tes lettres
pour moi ; j’ai envoyé un esclave pour la chercher : il a été volé à son retour,
et la lettre est perdue. Écris-moi donc promptement ; car je m’imagine que
dans ce changement tu dois avoir des choses de conséquence à me mander.
Du sérail de Fatmé, le 6 de la lune de Rebiab, 1, 1719.

LETTRE CLIII
Usbek à Solim

Au sérail d’Ispahan

Je te mets le fer à la main. Je te confie ce que j’ai à présent dans le monde

de plus cher, qui est ma vengeance. Entre dans ce nouvel emploi ; mais n’y
porte ni cœur ni pitié. J’écris à mes femmes de t’obéir aveuglément : dans
la confusion de tant de crimes, elles tomberont devant tes regards. Il faut
que je te doive mon bonheur et mon repos. Rends-moi mon sérail comme
je l’ai laissé. Mais commence par l’expier ; extermine les coupables, et fais
trembler ceux qui se proposaient de le devenir. Que ne peux-tu pas espérer
de ton maître pour des services si signalés ! Il ne tiendra qu’à toi de te mettre
au- dessus de ta condition même, et de toutes les récompenses que tu as
jamais désirées.
De Paris le 4 de la lune de Chahban, 1719.

LETTRE CLIV
Usbek à ses femmes

Au sérail d’Ispahan

Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et
des tempêtes ! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder,
mais pour vous punir. Que tout le sérail s’abaisse devant lui. Il doit juger vos
actions passées ; et, pour l’avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux,
que vous regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas votre vertu.
De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

LETTRE CLV
Usbek à Nessir

À Ispahan

Heureux celui qui, connaissant tout le prix d’une vie douce et tranquille,
repose son cœur au milieu de sa famille, et ne connaît d’autre terre que celle
qui lui a donné le jour !
Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m’importune, absent
de tout ce qui m’intéresse. Une tristesse sombre me saisit ; je tombe dans un
accablement affreux : il me semble que je m’anéantis ; et je ne me retrouve
moi-même que lorsqu’une sombre jalousie vient s’allumer, et enfanter dans
mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.
Tu me connais, Nessir, tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le
tien. Je te ferais pitié si tu savais mon état déplorable. J’attends quelquefois
six mois entiers des nouvelles du sérail ; je compte tous les instants qui
s’écoulent ; mon impatience me les allonge toujours ; et, lorsque celui qui
a été tant attendu est près d’arriver, il se fait dans mon cœur une révolution
soudaine ; ma main tremble d’ouvrir une lettre fatale ; cette inquiétude qui
me désespérait, je la trouve l’état le plus heureux où je puisse être, et je crains
d’en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.
Mais, quelque raison que j’aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive
ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil.
Et ne mourrais-je pas tout de même, en proie à mes chagrins ? J’ai pressé
mille fois Rica de quitter cette terre étrangère : mais il s’oppose à toutes mes
résolutions ; il m’attache ici par mille prétextes : il semble qu’il ait oublié sa
patrie, ou plutôt il semble qu’il m’ait oublié moi-même, tant il est insensible
à mes déplaisirs.
Malheureux que je suis ! je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour
devenir plus malheureux encore ! Eh ! qu’y ferai-je ? je vais rapporter ma
tête à mes ennemis. Ce n’est pas tout : j’entrerai dans le sérail : il faut que
j’y demande compte du temps funeste de mon absence et, si j’y trouve des
coupables, que deviendrai-je ? Et si la seule idée m’accable de si loin, que
sera-ce lorsque ma présence la rendra plus vive ? que sera-ce s’il faut que je
voie, s’il faut que j’entende ce que je n’ose imaginer sans frémir ? que sera-
ce enfin s’il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même soient
des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir ?

J’irai m’enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour

les femmes qui y sont gardées ; j’y porterai tous mes soupçons, leurs
empressements ne m’en déroberont rien ; dans mon lit, dans leurs bras, je ne
jouirai que de mes inquiétudes ; dans un temps si peu propre aux réflexions
ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves
vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments l’amour, vous
ne gémiriez plus sur votre condition, si vous connaissiez le malheur de la
mienne.
De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

LETTRE CLVI
Roxane à Usbek

À Paris

L’horreur, la nuit et l’épouvante règnent dans le sérail ; un deuil affreux
l’environne : un tigre y exerce à chaque instant toute sa rage. Il a mis dans
les supplices deux eunuques blancs qui n’ont avoué que leur innocence : il
a vendu une partie de nos esclaves, et nous a obligées de changer entre nous
celles qui nous restaient. Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans
l’obscurité de la nuit, un traitement indigne ; le sacrilège n’a pas craint de
porter sur elles ses viles mains. Il nous tient enfermées chacune dans notre
appartement et quoique nous y soyons seules, il nous y fait vivre sous le
voile. Il ne nous est plus permis de nous parler ; ce serait un crime de nous
écrire : nous n’avons plus rien de libre que les pleurs.
Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sérail, où ils nous
assiègent nuit et jour : notre sommeil est sans cesse interrompu par leurs
méfiances feintes ou véritables. Ce qui me console, c’est que tout ceci ne
durera pas longtemps, et que ces peines finiront avec ma vie : elle ne sera
pas longue, cruel Usbek ! je ne te donnerai pas le temps de faire cesser tous
ces outrages.
Du sérail d’Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

LETTRE CLVII
Zachi à Usbek

À Paris

Ô ciel ! un barbare m’a outragée jusque dans la manière de me punir ! Il

m’a infligé ce châtiment qui commence par alarmer la pudeur ; ce châtiment
qui met dans l’humiliation extrême ; ce châtiment qui ramène pour ainsi dire
à l’enfance.
Mon ame, d’abord anéantie sous la honte, reprenait le sentiment d’elle-
même, et commençait à s’indigner, lorsque mes cris firent retentir les voûtes
de mes appartements. On m’entendit demander grâce au plus vil de tous les
humains, et tenter sa pitié à mesure qu’il était plus inexorable.
Depuis ce temps, son âme insolente et servile s’est élevée sur la mienne.
Sa présence, ses regards, ses paroles, tous les malheurs, viennent m’accabler.
Quand je suis seule, j’ai du moins la consolation de verser des larmes ; mais
lorsqu’il s’offre à ma vue, la fureur me saisit ; je la trouve impuissante, et
je tombe dans le désespoir.
Le tigre ose me dire que tu es l’auteur de toutes ces barbaries. Il voudrait
m’ôter mon amour, et profaner jusqu’aux sentiments de mon cœur. Quand
il me prononce le nom de celui que j’aime, je ne sais plus me plaindre, je
ne puis plus que mourir.
J’ai soutenu ton absence et j’ai conservé mon amour par la force de mon
amour. Les nuits, les jours, les moments, tout a été pour toi. J’étais superbe
de mon amour même ; et le tien me faisait respecter ici. Mais à présent…
Non, je ne puis plus soutenir l’humiliation où je suis descendue. Si je suis
innocente, reviens pour m’aimer : reviens, si je suis coupable, pour que
j’expire à tes pieds.
Du sérail d’Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

LETTRE CLVIII
Zélis à Usbek

À Paris

À mille lieues de moi, vous me jugez coupable ! à mille lieues de moi,
vous me punissez !
Qu’un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre
ordre : c’est le tyran qui m’outrage, et non celui qui exerce la tyrannie.
Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos mauvais traitements. Mon
cœur est tranquille depuis qu’il ne peut plus vous aimer. Votre âme se
dégrade, et vous devenez cruel : soyez sûr que vous n’êtes point heureux.
Adieu.
Du sérail d’Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

LETTRE CLIX
Solim à Usbek

À Paris

Je me plains, magnifique seigneur, et je te plains : jamais serviteur fidèle
n’est descendu dans l’affreux désespoir où je suis. Voici tes malheurs et les
miens ; je ne t’en écris qu’en tremblant.
Je jure par tous les prophètes du ciel que depuis que tu m’as confié tes
femmes j’ai veillé nuit et jour sur elles ; que je n’ai jamais suspendu un
moment le cours de mes inquiétudes. J’ai commencé mon ministère par les
châtiments, et je les ai suspendus sans sortir de mon austérité naturelle.
Mais que dis-je ! Pourquoi te vanter ici une fidélité qui t’a été inutile ?
Oublie tous mes services passés ; regarde-moi comme un traître, et punis-
moi de tous les crimes que je n’ai pu empêcher.
Roxane, la superbe Roxane… ô ciel ! à qui se fier désormais ? Tu
soupçonnais Zélis, et tu avais pour Roxane une sécurité entière : mais sa
vertu farouche était une cruelle imposture ; c’était le voile de sa perfidie.
Je l’ai surprise dans les bras d’un jeune homme, qui, dès qu’il s’est vu
découvert, est venu sur moi ; il m’a donné deux coups de poignard. Les
eunuques, accourus au bruit l’ont entouré : il s’est défendu longtemps, en
a blessé plusieurs ; il voulait même rentrer dans la chambre pour mourir,
disait-il, aux yeux de Roxane. Mais enfin il a cédé au nombre, et il est tombé
à nos pieds.
Je ne sais si j’attendrai, sublime seigneur, tes ordres sévères. Tu as mis ta
vengeance en mes mains ; je ne dois pas la faire languir.
Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune Rebiab, 1,1720.

LETTRE CLX
Solim à Usbek

À Paris

J’ai pris mon parti : tes malheurs vont disparaître ; je vais punir.
Je sens déjà une joie secrète : mon âme et la tienne vont s’apaiser : nous
allons exterminer le crime, et l’innocence va pâlir.
Ô vous qui semblez n’être faites que pour ignorer tous vos sens et être
indignées de vos désirs même, éternelles victimes de la honte et de la pudeur,
que ne puis-je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux,
pour vous voir étonnées de tout le sang que j’y vais répandre !
Du sérail d’Ispahan, le 8 la lune de Rebiab, 1720.

LETTRE CLXI Roxane à Usbek À Paris Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta

jalousie, et j’ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines ; car que ferais-je ici,
puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais
mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces
gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je
ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ; que pendant que tu
te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu
vivre dans la servitude ; mais j’ai toujours été libre. J’ai réformé tes lois sur
celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre graces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce
que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement
gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin
de ce que j’ai profané la vertu en souffrant qu’on appelât de ce nom ma
soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour : si
tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien
t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et
je te trompais.
Ce langage sans doute te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après
t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ?
Mais c’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne ; la plume
me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.
Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab, 1,1720.

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Tags: Montesquieu