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Lettres portugaises

Lettres portugaises

de Gabriel de Guilleragues

Chapitre 1 PREMIERE LETTRE

Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah malheureux ! tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs, ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence, qui le cause. Quoi ? cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux, dans lesquels je voyais tant d’amour et qui me faisaient connaître des mouvements, qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage, qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement, qui m’est si insupportable, qu’il me fera mourir en peu de temps. Cependant il me semble que j’ai quelque attachement pour des malheurs, dont vous êtes la seule cause : Je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu : et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant. J’envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent pour toute récompense de tant d’inquiétudes, qu’un avertissement trop sincère, que me donne ma mauvaise fortune, qui ala cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit àtous moments : Cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumervainement, et de chercher un Amant que tu ne verras jamais ;qui a passé les Mers pour te fuir, qui est en France au milieu desplaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui tedispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucungré ? Mais non, je ne puis me résoudre à juger siinjurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier: Je ne veux point m’imaginer que vous m’avez oubliée. Ne suis-jepas assez malheureuse sans me tourmenter par de fauxsoupçons ? Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plussouvenir de tous les soins que vous avez pris de me témoigner del’amour ? J’ai été si charmée de tous ces soins, que je seraisbien ingrate, si je ne vous aimais avec les mêmes emportements, quema Passion me donnait, quand je jouissais des témoignages de lavôtre. Comment se peut-il faire que les souvenirs des moments siagréables, soient devenus si cruels ? et faut-il que contreleur nature, ils ne servent qu’à tyranniser mon coeur ?Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état :il eut des mouvements si sensibles qu’il fit, ce semble, desefforts pour se séparer de moi, et pour vous aller trouver : Je fussi accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plusde trois heures abandonnée de tous mes sens : je me défendis derevenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puisla conserver pour vous, je revis enfin, malgré moi, la lumière, jeme flattais de sentir que je mourais d’amour ; et d’ailleursj’étais bien aise de n’être plus exposée à voir mon coeur déchirépar la douleur de votre absence. Après ces accidents, j’ai eubeaucoup de différentes indispositions : mais, puis-je jamais êtresans maux, tant que je ne vous verrai pas ? Je les supportecependant sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous. Quoi ?est-ce là la récompense, que vous me donnez, pour vous avoir sitendrement aimé ? Mais il n’importe, je suis résolue à vousadorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne ; et je vousassure que vous ferez bien aussi de n’aimer personne. Pourriez-vousêtre content d’une Passion moins ardente que la mienne ? Voustrouverez, peut-être, plus de beauté (vous m’avez pourtant ditautrefois, que j’étais assez belle) mais vous ne trouverez jamaistant d’amour, et tout le reste n’est rien. Ne remplissez plus voslettres de choses inutiles, et ne m’écrivez plus de me souvenir devous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi, que vousm’avez fait espérer, que vous viendriez passer quelque temps avecmoi. Hélas ! pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votrevie ? S’il m’était possible de sortir de ce malheureuxCloître, je n’attendrais pas en Portugal l’effet de vos promesses :j’irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, etvous aimer par tout le monde : je n’ose me flatter que cela puisseêtre, je ne veux point nourrir une espérance, qui me donneraitassurément quelque plaisir, et je ne veux plus être sensible qu’auxdouleurs. J’avoue cependant que l’occasion, que mon frère m’adonnée de vous écrire, a surpris en moi quelques mouvements dejoie, et qu’elle a suspendu pour un moment le désespoir, où jesuis. Je vous conjure de me dire, pourquoi vous vous êtes attaché àm’enchanter, comme vous avez fait, puisque vous saviez bien quevous deviez m’abandonner ? Et pourquoi avez-vous été siacharné à me rendre malheureuse ? que ne me laissiez-vous enrepos dans mon Cloître ? vous avais-je fait quelqueinjure ? Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien: je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuseseulement la rigueur de mon Destin. Il me semble qu’en nousséparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvionscraindre ; il ne saurait séparer nos coeurs ; l’amour quiest plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vousprenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je méritebien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votrecoeur, et de votre fortune, surtout venez, me voir. Adieu, je nepuis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudraisbien avoir le même bonheur : Hélas ! insensée que je suis, jem’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puisplus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrirencore plus de maux.

Chapitre 2SECONDE LETTRE

Votre Lieutenant vient de me dire, qu’une tempête vous a obligéde relâcher au royaume d’Algarve : je crains que vous n’ayezbeaucoup souffert sur la mer, et cette appréhension m’a tellementoccupée, que je n’ai plus pensé à tous mes maux ; êtes-vousbien persuadé que votre Lieutenant prenne plus de part que moi àtout ce qui vous arrive ? Pourquoi en est-il mieux informé, etenfin pourquoi ne m’avez-vous point écrit ? Je suis bienmalheureuse, si vous n’en avez trouvé aucune occasion depuis votredépart, et je la suis bien davantage, si vous en avez trouvé sansm’écrire ; votre injustice et votre ingratitude sont extrêmes: mais je serais au désespoir, si elles vous attiraient quelquemalheur, et j’aime beaucoup mieux qu’elles demeurent sans punition,que si j’en étais vengée : je résiste à toutes les apparences, quime devraient persuader que vous ne m’aimez guère, et je sens bienplus de disposition à m’abandonner aveuglément à ma Passion, qu’auxraisons que vous me donnez de me plaindre de votre peu de soin :que vous m’auriez épargné d’inquiétudes, si votre procédé eût étéaussi languissant les premiers jours que je vous vis, qu’il m’aparu depuis quelque temps ! mais qui n’aurait été abusée,comme moi, par tant d’empressements, et à qui n’eussent-ils pasparu sincères ? Qu’on a de peine à se résoudre à soupçonnerlongtemps la bonne foi de ceux qu’on aime ! je vois bien quela moindre excuse vous suffit, et sans que vous preniez le soin dem’en faire, l’amour que j’ai pour vous vous sert si fidèlement, queje ne puis consentir à vous trouver coupable, que pour jouir dusensible plaisir de vous justifier moi-même. Vous m’avez consomméepar vos assiduités, vous m’avez enflammée par vos transports, vousm’avez charmée par vos complaisances, vous m’avez assurée par vosserments, mon inclination violente m’a séduite, et les suites deces commencements si agréables, et si heureux ne sont que deslarmes, que des soupirs, et qu’une mort funeste, sans que je puissey porter aucun remède. Il est vrai que j’ai eu des plaisirs biensurprenants en vous aimant : mais ils me coûtent d’étrangesdouleurs, et tous les mouvements, que vous me causez, sontextrêmes. Si j’avais résisté avec opiniâtreté à votre amour, si jevous avais donné quelque sujet de chagrin, et de jalousie pour vousenflammer davantage, si vous aviez remarqué quelque ménagementartificieux dans ma conduite, si j’avais enfin voulu opposer maraison à l’inclination naturelle que j’ai pour vous, dont vous mefîtes bientôt apercevoir (quoique mes efforts eussent été sansdoute inutiles) vous pourriez me punir sévèrement, et vous servirde votre pouvoir : mais vous me parûtes aimable, avant que vousm’eussiez dit que vous m’aimiez, vous me témoignâtes une grandePassion, j’en fus ravie, et je m’abandonnai à vous aimeréperdument ; vous n’étiez point aveuglé, comme moi, pourquoiavez-vous donc souffert que je devinsse en l’état où je metrouve ? qu’est-ce que vous vouliez faire de tous mesemportements, qui ne pouvaient vous être que très importuns ?Vous saviez bien que vous ne seriez pas toujours en Portugal, etpourquoi m’y avez-vous voulu choisir pour me rendre simalheureuse ? Vous eussiez trouvé sans doute en ce Paysquelque femme qui eût été plus belle, avec laquelle vous eussiez euautant de plaisirs, puisque vous n’en cherchiez que de grossiers,qui vous eût fidèlement aimé aussi longtemps qu’elle vous eût vu,que le temps eût pu consoler de votre absence, et que vous auriezpu quitter sans perfidie, et sans cruauté : ce procédé est bienplus d’un Tyran, attaché à persécuter, que d’un Amant, qui ne doitpenser qu’à plaire : Hélas ! Pourquoi exercez-vous tant derigueurs sur un coeur, qui est à vous ? Je vois bien que vousêtes aussi facile à vous laisser persuader contre moi, que je l’aiété à me laisser persuader en votre faveur ; j’aurais résisté,sans avoir besoin de tout mon amour, et sans m’apercevoir quej’eusse rien fait d’extraordinaire, à de plus grandes raisons, quene peuvent être celles qui vous ont obligé à me quitter : ellesm’eussent paru bien faibles et il n’y en a point, qui eussentjamais pu m’arracher d’auprès de vous : mais vous avez vouluprofiter des prétextes, que vous avez trouvés de retourner enFrance ; un vaisseau partait, que ne le laissiez-vouspartir ? Votre famille vous avait écrit, ne savez-vous pastoutes les persécutions que j’ai souffertes de la mienne ?Votre honneur vous engageait à m’abandonner, ai-je pris quelquesoin du mien ? Vous étiez obligé d’aller servir votre Roi, sitout ce qu’on dit de lui est vrai, il n’ a aucun besoin de votresecours, et il vous aurait excusé.

J’eusse été trop heureuse, si nous avions passé notre vieensemble : mais puisqu’il fallait qu’une absence cruelle nousséparât, il me semble que je dois être bien aise de n’avoir pas étéinfidèle, et je ne voudrais pas pour toutes les choses du monde,avoir commis une action si noire : Quoi ? vous avez connu lefond de mon coeur, et de ma tendresse, et vous avez pu vousrésoudre à me laisser pour jamais, et à m’exposer aux frayeurs, queje dois avoir, que vous ne vous souvenez plus de moi, que pour mesacrifier à une nouvelle Passion ? Je vois bien que je vousaime, comme une folle : cependant je ne me plains point de toute laviolence des mouvements de mon coeur, je m’accoutume à sespersécutions, et je ne pourrais vivre sans un plaisir, que jedécouvre, et dont je jouis en vous aimant au milieu de milledouleurs : mais je suis sans cesse persécutée avec un extrêmedésagrément par la haine, et par le dégoût que j’ai pour touteschoses ; ma famille, mes amis et ce Couvent me sontinsupportables ; tout ce que je suis obligée de voir, et toutce qu’il faut que je fasse de toute nécessité, m’est odieux : jesuis si jalouse de ma Passion, qu’il me semble que toutes mesactions, et que tous mes devoirs vous regardent : Oui, je faisquelque scrupule, si je n’emploie tous les moments de ma vie pourvous ; que ferais-je, hélas ! sans tant de haine, et sanstant d’amour, qui remplissent mon coeur ? Pourrais-je survivreà ce qui m’occupe incessamment, pour mener une vie tranquille etlanguissante ? Ce vide et cette insensibilité ne peuvent meconvenir. Tout le monde s’est aperçu du changement entier de monhumeur, de mes manières, et de ma personne ; ma Mère m’en aparlé avec aigreur, et ensuite avec quelque bonté, je ne sais ceque je lui ai répondu, il me semble que je lui ai tout avoué. LesReligieuses les plus sévères ont pitié de l’état où je suis, illeur donne même quelque considération, et quelque ménagement pourmoi ; tout le monde est touché de mon amour, et vous demeurezdans une profonde indifférence, sans m’écrire, que des lettresfroides ; pleines de redites ; la moitié du papier n’estpas remplie, et il paraît grossièrement que vous mourez d’envie deles avoir achevées. Dona Brites me persécuta ces jours passés pourme faire sortir de ma chambre, et croyant me divertir, elle me menapromener sur le Balcon, d’où l’on voit Mertola ; je la suivis,et je fus aussitôt frappée d’un souvenir cruel, qui me fit pleurertout le reste du jour : elle me ramena, et je me jetai sur mon lit,où je fis mille réflexions sur le peu d’apparence que je vois deguérir jamais : ce qu’on fait pour me soulager aigrit ma douleur,et je retrouve dans les remèdes mêmes des raisons particulières dem’affliger : je vous ai vu souvent passer en ce lieu avec un airqui me charmait, et j’étais sur ce Balcon le jour fatal que jecommençai à sentir les premiers effets de ma Passion malheureuse :il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne meconnussiez pas : je me persuadai que vous m’aviez remarquée entretoutes celles qui étaient avec moi, je m’imaginai que lorsque vousvous arrêtiez, vous étiez bien aise que je vous visse mieux, etj’admirasse votre adresse, et votre bonne grâce, lorsque vouspoussiez votre cheval, j’étais surprise de quelque frayeur lorsquevous le faisiez passer dans un endroit difficile : enfin jem’intéressais secrètement à toutes vos actions, je sentais bien quevous ne m’étiez point indifférent, et je prenais pour moi tout ceque vous faisiez : Vous ne connaissez que trop les suites de cescommencements, et quoique je n’aie rien à ménager, je ne dois pasvous les écrire, de crainte de vous rendre plus coupable, s’il estpossible, que vous ne l’êtes, et d’avoir à me reprocher tantd’efforts inutiles pour vous obliger à m’être fidèle. Vous ne leserez point : Puis-je espérer de mes lettres, et de mes reprochesce que mon amour et mon abandonnement n’ont pu sur votreingratitude ? Je suis trop assurée de mon malheur, votreprocédé injuste ne me laisse pas la moindre raison d’en douter, etje dois tout appréhender, puisque vous m’avez abandonnée.N’aurez-vous de charmes que pour moi, et ne paraîtrez-vous pasagréable à d’autres yeux ? Je crois que je ne serai pas fâchéeque les sentiments des autres justifient les miens en quelquefaçon, et je voudrais que toutes les femmes de France voustrouvassent aimable, qu’aucune ne vous aimât, et qu’aucune ne vousplût : ce projet est ridicule, et impossible : néanmoins, j’aiassez éprouvé que vous n’êtes guère capable d’un grand entêtement,et que vous pourrez bien m’oublier sans aucun secours, et sans yêtre contraint par une nouvelle Passion : peut-être, voudrais-jeque vous eussiez quelque prétexte raisonnable ? Il est vraique je serais plus malheureuse, mais vous ne seriez pas si coupable: je vois bien que vous demeurerez en France sans de grandsplaisirs, avec une entière liberté ; la fatigue d’un longvoyage, quelque petite bienséance, et la crainte de ne répondre pasà mes transports, vous retiennent : Ah ! ne m’appréhendezpoint ? Je me contenterai de vous voir de temps en temps, etde savoir seulement que nous sommes en même lieu : mais je meflatte, peut-être, et vous serez plus touché de la rigueur et de lasévérité d’une autre, que vous ne l’avez été de mes faveurs ;est-il possible que vous serez enflammé par de mauvaistraitements ? Mais avant que de vous engager dans une grandePassion, pensez bien à l’excès de mes douleurs, à l’incertitude demes projets, à la diversité de mes mouvements, à l’extravagance demes Lettres, à mes confiances, à mes désespoirs, à mes souhaits, àma jalousie ? Ah ! vous allez vous rendremalheureux ; je vous conjure de profiter de l’état où je suis,et qu’au moins ce que je souffre pour vous, ne vous soit pasinutile ? Vous me fîtes, il y a cinq ou six mois, une fâcheuseconfidence, et vous m’avouâtes de trop bonne foi que vous aviezaimé une Dame en votre Pays : si elle vous empêche de revenir,mandez-le-moi sans ménagement ? afin que je ne languisseplus ; quelque reste d’espérance me soutient encore, et jeserai bien aise (si elle ne doit avoir aucune suite) de la perdretout à fait, et de me perdre moi-même ; envoyez-moi sonportrait avec quelqu’une de ses lettres ? Et écrivez-moi toutce qu’elle vous dit ? J’y trouverais, peut-être, des raisonsde me consoler, ou de m’affliger davantage ; je ne puisdemeurer plus longtemps dans l’état où je suis, et il n’y a pointde changement qui ne me soit favorable ? Je voudrais aussiavoir le portrait de votre frère et de votre Belle-soeur : tout cequi vous est quelque chose m’est fort cher, et je suis entièrementdévouée à ce qui vous touche : je ne me suis laissé aucunedisposition de moi-même : Il y a des moments, où il me semble quej’aurais assez de soumission pour servir celle que vousaimez ; vos mauvais traitements et vos mépris m’ont tellementabattue, que je n’ose quelquefois penser seulement, qu’il me sembleque je pourrais être jalouse sans vous déplaire, et que je croisavoir le plus grand tort du monde de vous faire des reproches : jesuis souvent convaincue que je ne dois point vous faire voir avecfureur, comme je fais, des sentiments, que vous désavouez. Il y alongtemps qu’un Officier attend votre Lettre ; j’avais résolude l’écrire d’une manière à vous la faire recevoir sans dégoût :mais elle est trop extravagante, il faut la finir : Hélas ! iln’est pas en mon pouvoir de m’y résoudre, il me semble que je vousparle, quand je vous écris, et que vous m’êtes un peu plus présent: La première ne sera pas si longue, ni si importune, vous pourrezl’ouvrir et la lire sur l’assurance que je vous donne ; il estvrai que je ne dois point vous parler d’une passion qui vousdéplaît, et je ne vous en parlerai plus. Il y aura un an dans peude jours que je m’abandonnai toute à vous sans ménagement : votrePassion me paraissait fort ardente, et fort sincère, et je n’eussejamais pensé que mes faveurs vous eussent assez rebuté, pour vousobliger à faire cinq cent lieues, et à vous exposer à des naufragespour vous en éloigner ; personne ne m’était redevable d’unpareil traitement : vous pouvez vous souvenir de ma pudeur, de maconfusion et de mon désordre, mais vous ne vous souvenez pas de cequi vous engagerait à m’aimer malgré vous. L’Officier qui doit vousporter cette Lettre me mande pour la quatrième fois, qu’il veutpartir ; qu’il est pressant ! il abandonne sans doutequelque malheureuse en ce Pays. Adieu, j’ai plus de peine à finirma Lettre, que vous n’en avez eu à me quitter, peut-être, pourtoujours. Adieu, je n’ose vous donner mille noms de tendresse, nim’abandonner sans contrainte à tous mes mouvements : je vous aimemille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je nepense ; que vous m’êtes cher ! et que vous m’êtescruel ! vous ne m’écrivez point, je n’ai pu m’empêcher de vousdire encore cela ; je vais recommencer, et l’Officierpartira ; qu’importe, qu’il parte, j’écris plus pour moi quepour vous, je ne cherche qu’à me soulager ; aussi bien lalongueur de ma lettre vous fera peur, vous ne la lirez point,qu’est-ce que j’ai fait pour être si malheureuse ? Et pourquoiavez-vous empoisonné ma vie ? Que ne suis-je née en un autrePays ? Adieu, pardonnez-moi ? Je n’ose plus vous prier dem’aimer ; voyez où mon destin m’a réduite ? Adieu.

Chapitre 3TROISIEME LETTRE

Qu’est-ce que je deviendrai, et qu’est-ce que vous voulez que jefasse ? Je me trouve bien éloignée de tout ce que j’avaisprévu : j’espérais que vous m’écririez de tous les endroits où vouspasseriez, et que vos lettres seraient fort longues ; que voussoutiendriez ma Passion par l’espérance de vous revoir, qu’uneentière confiance en votre fidélité me donnerait quelque sorte derepos, et que je demeurerais cependant dans un état assezsupportable sans d’extrêmes douleurs : j’avais même pensé àquelques faibles projets de faire tous les efforts, dont je seraiscapable, pour me guérir, si je pouvais connaître bien certainementque vous m’eussiez tout à fait oubliée ; votre éloignement,quelques mouvements de dévotion ; la crainte de ruinerentièrement le reste de ma santé par tant de veilles, et par tantd’inquiétudes ; le peu d’apparence de votre retour : lafroideur de votre Passion, et de vos derniers adieux ; votredépart, fondé sur d’assez méchants prétextes, et mille autresraisons, qui ne sont que trop bonnes, et que trop inutiles,semblaient me promettre un secours assez assuré, s’il me devenaitnécessaire : n’ayant enfin à combattre que contre moi-même, je nepouvais jamais me défier de toutes mes faiblesses, ni appréhendertout ce que je souffre aujourd’hui. Hélas ! que je suis àplaindre, de ne partager pas mes douleurs avec vous, et d’êtretoute seule malheureuse : cette pensée me tue, et je meurs defrayeur, que vous n’ayez jamais été extrêmement sensible à tout nosplaisirs. Oui : je connais présentement la mauvaise foi de tous vosmouvements : vous m’avez trahie toutes les fois que vous m’avez ditque vous étiez ravi d’être seul avec moi ; je ne dois qu’à mesimportunités vos empressements, et vos transports : vous aviez faitde sens froid un dessein de m’enflammer, vous n’avez regardé maPassion que comme une victoire, et votre coeur n’en a jamais étéprofondément touché ; n’êtes-vous pas bien malheureux, etn’avez-vous pas bien peu de délicatesse, de n’avoir su profiterqu’en cette manière de mes emportements ? Et comment est-ilpossible qu’avec tant d’amour je n’aie pu vous rendre tout à faitheureux ? Je regrette pour l’amour de vous seulement lesplaisirs infinis, que vous avez perdus : faut-il que vous n’ayezpas voulu en jouir ? Ah ! si vous les connaissiez, voustrouveriez sans doute qu’ils sont plus sensibles que celui dem’avoir abusée, et vous auriez éprouvé qu’on est beaucoup plusheureux, et qu’on sent quelque chose de bien plus touchant, quandon aime violemment, que lorsqu’on est aimé. Je ne sais, ni ce queje suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire : je suis déchiréepar mille mouvements contraires : Peut-on s’imaginer un état sidéplorable ? Je vous aime éperdument, et je vous ménage assezpour n’oser, peut-être, souhaiter que vous soyez agité des mêmestransports : je me tuerais, ou je mourrais de douleur sans me tuer,si j’étais assurée que vous n’avez jamais aucun repos, que votrevie n’est que trouble, et qu’agitation, que vous pleurez sanscesse, et que tout vous est odieux ; je ne puis suffire à mesmaux, comment pourrais-je supporter la douleur que me donneraientles vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ?Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que vous nepensiez point à moi ; et à vous parler sincèrement, je suisjalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et quitouche votre coeur, et votre goût en France. Je ne sais pourquoi jevous écris, je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, etje ne veux point de votre pitié ; j’ai bien du dépit contremoi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous aisacrifié : j’ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureurde mes parents, à la sévérité des lois de ce Pays contre lesReligieuses, et à votre ingratitude, qui me paraît le plus grand detous les malheurs : cependant je sens bien que mes remords ne sontpas véritables, que je voudrais du meilleur de mon coeur, avoircouru pour l’amour de vous de plus grands dangers, et que j’ai unplaisir funeste d’avoir hasardé ma vie et mon honneur ; toutce que j’ai de plus précieux, ne devait-il pas être en votredisposition ? Et ne dois-je pas être bien aise de l’avoiremployé comme j’ai fait : il me semble même que je ne suis guèrecontente ni de mes douleurs, ni de l’excès de mon amour, quoique jene puisse, hélas ! me flatter assez pour être contente devous ; je vis, infidèle que je suis, et je fais autant dechoses pour conserver ma vie, que pour la perdre. Ah ! j’enmeurs de honte : mon désespoir n’est donc que dans mesLettres ? Si je vous aimais autant que je vous l’ai dit millefois, ne serais-je pas morte, il y a longtemps ? Je vous aitrompé, c’est à vous à vous plaindre de moi : Hélas ! pourquoine vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je nepuis espérer de vous voir jamais de retour, et je respire cependant: je vous ai trahi, je vous en demande pardon : mais ne mel’accordez pas ? Traitez-moi sévèrement ? Ne trouvezpoint que mes sentiments soient assez violents ? Soyez plusdifficile à contenter ? Mandez-moi que vous voulez que jemeure d’amour pour vous ? Et je vous conjure de me donner cesecours, afin que je surmonte la faiblesse de mon sexe, et que jefinisse toutes mes irrésolutions par un véritable désespoir ;une fin tragique vous obligerait sans doute à penser souvent à moi,ma mémoire vous serait chère, et vous seriez, peut-être,sensiblement touché d’une mort extraordinaire, ne vaut-elle pasmieux que l’état où vous m’avez réduite ? Adieu, je voudraisbien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement lafausseté de ce sentiment, et je connais dans le moment que je vousécris, que j’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que dene vous avoir jamais vu ; je consens donc sans murmure à mamauvaise destinée, puisque vous n’avez pas voulu la rendremeilleure. Adieu, promettez-moi de me regretter tendrement, si jemeurs de douleur, et qu’au moins la violence de ma Passion vousdonne du dégoût et de l’éloignement pour toutes choses ; cetteconsolation me suffira, et s’il faut que je vous abandonne pourtoujours, je voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. Neseriez-vous pas bien cruel de vous servir de mon désespoir, pourvous rendre plus aimable, et pour vous faire voir que vous avezdonné la plus grande Passion du monde ? Adieu encore une fois,je vous écris des lettres trop longues, je n’ai pas assez d’égardpour vous, je vous en demande pardon, et j’ose espérer que vousaurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l’étaitpas, comme vous savez, avant qu’elle vous aimât. Adieu, il mesemble que je vous parle trop souvent de l’état insupportable où jesuis : cependant je vous remercie dans le fond de mon coeur dudésespoir que vous me causez, et je déteste la tranquillité, oùj’ai vécu, avant que je vous connusse. Adieu, ma Passion augmente àchaque moment. Ah ! que j’ai de choses à vous dire !

Chapitre 4QUATRIEME LETTRE

Il me semble que je fais le plus grand tort du monde auxsentiments de mon coeur, de tâcher de vous les faire connaître enles écrivant : que je serais heureuse, si vous en pouviez bienjuger par la violence des vôtres ! mais je ne dois pas m’enrapporter à vous, et je ne puis m’empêcher de vous dire, bien moinsvivement que je ne le sens, que vous ne devriez pas me maltraiter,comme vous faites, par un oubli, qui me met au désespoir, et quiest même honteux pour vous ; il est bien juste au moins, quevous souffriez que je me plaigne des malheurs, que j’avais bienprévus, quand je vous vis résolu de me quitter ; je connaisbien que je me suis abusée, lorsque j’ai pensé, que vous auriez unprocédé de meilleure foi, qu’on n’a accoutumé d’avoir, parce quel’excès de mon amour me mettait, ce semble, au-dessus de toutessortes de soupçons, et qu’il méritait plus de fidélité, qu’on n’entrouve d’ordinaire : mais la disposition, que vous avez à metrahir, l’emporte enfin sur la justice, que vous devez à tout ceque j’ai fait pour vous ; je ne laisserais pas d’être bienmalheureuse, si vous ne m’aimiez, que parce que je vous aime, et jevoudrais tout devoir à votre seule inclination ; mais je suissi éloignée d’être en cet état, que je n’ai pas reçu une seulelettre de vous depuis six mois : j’attribue tout ce malheur àl’aveuglement, avec lequel je me suis abandonnée à m’attacher àvous : ne devais-je pas prévoir que mes plaisirs finiraient plustôt que mon amour ? pouvais-je espérer, que vous demeurerieztoute votre vie en Portugal, et que vous renonceriez à votrefortune et à votre Pays, pour ne penser qu’à moi ? mesdouleurs ne peuvent recevoir aucun soulagement, et le souvenir demes plaisirs me comble de désespoir : Quoi ! tous mes désirsseront donc inutiles, et je ne vous verrai jamais en ma chambreavec toute l’ardeur, et tout l’emportement, que vous me faisiezvoir ? mais, hélas ! je m’abuse, et je ne connais quetrop, que tous les mouvements qui occupaient ma tête, et mon coeur,n’étaient excités en vous que par quelques plaisirs, et qu’ilsfinissaient aussi tôt qu’eux ; il fallait que dans ces momentstrop heureux j’appelasse ma raison à mon secours pour modérerl’excès funeste de mes délices, et pour m’annoncer tout ce que jesouffre présentement : mais je me donnais toute à vous, et jen’étais pas en état de penser à ce qui eût pu empoisonner ma joie,et m’empêcher de jouir pleinement des témoignages ardents de votrepassion ; je m’apercevais trop agréablement que j’étais avecvous, pour penser que vous seriez un jour éloigné de moi : je mesouviens pourtant de vous avoir dit quelquefois que vous merendriez malheureuse : mais ces frayeurs étaient bientôt dissipées,et je prenais plaisir à vous les sacrifier, et à m’abandonner àl’enchantement, et à la mauvaise foi de vos protestations : je voisbien le remède à tous mes maux, et j’en serais bientôt délivrée sije ne vous aimais plus : mais hélas ! quel remède ; non,j’aime mieux souffrir davantage, que vous oublier. Hélas !cela dépend-il de moi ? Je ne puis me reprocher d’avoirsouhaité un seul moment de ne vous plus aimer ; vous êtes plusà plaindre que je ne suis, et il vaut mieux souffrir tout ce que jesouffre, que de jouir des plaisirs languissants, que vous donnentvos Maîtresses de France : je n’envie point votre indifférence, etvous me faites pitié : Je vous défie de m’oublier entièrement : Jeme flatte de vous avoir mis en état de n’avoir sans moi que desplaisirs imparfaits, et je suis plus heureuse que vous, puisque jesuis plus occupée. L’on m’a faite depuis peu Portière en ceCouvent ; tous ceux qui me parlent, croient que je suis folle,je ne sais ce que je leur réponds : Et il faut que les Religieusessoient aussi insensées que moi, pour m’avoir crue capable dequelques soins. Ah ! j’envie le bonheur d’Emanuel et deFrancisque ; pourquoi ne suis-je pas incessamment avec vous,comme eux ? je vous aurais suivi, et je vous aurais assurémentservi de meilleur coeur, je ne souhaite rien en ce monde, que vousvoir : au moins souvenez-vous de moi ? je me contente de votresouvenir : mais je n’ose m’en assurer ; je ne bornais pas mesespérances à votre souvenir, quand je vous voyais tous les jours :mais vous m’avez bien appris, qu’il faut que je me soumette à toutce que vous voudrez : cependant je ne me repens point de vous avoiradoré, je suis bien aise que vous m’ayez séduite : votre absencerigoureuse, et peut-être éternelle, ne diminue en rienl’emportement de mon amour : je veux que tout le monde le sache, jen’en fais point un mystère, et je suis ravie d’avoir fait tout ceque j’ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance : je nemets plus mon honneur, et ma religion qu’à vous aimer éperdumenttoute ma vie, puisque j’ai commencé à vous aimer : je ne vous dispoint toutes ces choses pour vous obliger à m’écrire. Ah ! nevous contraignez point, je ne veux de vous, que ce qui viendra devotre mouvement, et je refuse tous les témoignages de votre amour,dont vous pourriez vous empêcher : j’aurai du plaisir à vousexcuser, parce que vous aurez, peut-être, du plaisir à ne pasprendre la peine de m’écrire : et je sens une profonde dispositionà vous pardonner toutes vos fautes. Un Officier Français a eu lacharité de me parler ce matin plus de trois heures de vous, il m’adit que la paix de France était faite : si cela est, nepourriez-vous pas me venir voir, et m’emmener en France ? Maisje ne le mérite pas, faites tout ce qu’il vous plaira, mon amour nedépend plus de la manière dont vous me traiterez ; depuis quevous êtes parti, je n’ai pas eu un seul moment de santé, et je n’aiaucun plaisir qu’en nommant votre nom mille fois le jour ;quelques Religieuses, qui savent l’état déplorable, où vous m’avezplongée, me parlent de vous fort souvent : je sors le moins qu’ilm’est possible de ma chambre, où vous êtes venu tant de fois, et jeregarde sans cesse votre portrait, qui m’est mille fois plus cherque ma vie, il me donne quelque plaisir : mais il me donne aussibien de la douleur, lorsque je ne vous reverrai, peut-être,jamais ; pourquoi faut-il qu’il soit possible que je ne vousverrai, peut-être, jamais ? M’avez-vous pour toujoursabandonnée ? Je suis au désespoir, votre pauvre Mariane n’enpeut plus, elle s’évanouit en finissant cette Lettre. Adieu, adieu,ayez pitié de moi.

Chapitre 5CINQUIEME LETTRE

Je vous écris pour la dernière fois, et j’espère vous faireconnaître par la différence des termes, et de la manière de cetteLettre, que vous m ‘avez enfin persuadée que vous ne m’aimiez plus,et qu’ainsi je ne dois plus vous aimer : Je vous renverrai donc parla première voie tout ce qui me reste encore de vous : Ne craignezpas que je vous écrive ; je ne mettrai pas même votre nomau-dessus du paquet ; j’ai chargé de tout ce détail DonaBrites, que j’avais accoutumée à des confidences bien éloignées decelle-ci ; ses soins me seront moins suspects que lesmiens ; elle prendra toutes les précautions nécessaires, afinde pouvoir m’assurer que vous avez reçu le portrait et lesbracelets que vous m’avez donnés : Je veux cependant que voussachiez que je me sens, depuis quelques jours, en état de brûler,et de déchirer ces gages de votre Amour, qui m’étaient si chers,mais je vous ai fait voir tant de faiblesse, que vous n’auriezjamais cru que j’eusse pu devenir capable d’une telleextrémité ; je veux donc jouir de toute la peine que j’ai eueà m’en séparer, et vous donner au moins quelque dépit : Je vousavoue à ma honte et à la vôtre, que je me suis trouvée plusattachée que je ne veux vous le dire, à ces bagatelles, et que j’aisenti que j’avais un nouveau besoin de toutes mes réflexions, pourme défaire de chacune en particulier, lors même que je me flattaisde n’être plus attachée à vous : Mais on vient à bout de tout cequ’on veut, avec tant de raisons : Je les ai mises entre les mainsde Dona Brites ; que cette résolution m’a coûté delarmes ! Après mille mouvements et mille incertitudes que vousne connaissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compteassurément. Je l’ai conjurée de ne m’en parler jamais, de ne me lesrendre jamais, quand même je les demanderais pour les revoir encoreune fois, et de vous les renvoyer, enfin, sans m’en avertir.

Je n’ai bien connu l’excès de mon Amour que depuis que j’aivoulu faire tous mes efforts pour m’en guérir ; et je crainsque je n’eusse osé l’entreprendre, si j’eusse pu prévoir tant dedifficultés et tant de violences. Je suis persuadée que j’eussesenti des mouvements moins désagréables en vous aimant tout ingratque vous êtes, qu’en vous quittant pour toujours. J’ai éprouvé quevous m’étiez moins cher que ma passion, et j’ai eu d’étrangespeines à la combattre, après que vos procédés injurieux m’ont renduvotre personne odieuse.

L’orgueil ordinaire de mon sexe ne m’a point aidée à prendre desrésolutions contre vous : Hélas ! j’ai souffert votremépris ; j’eusse supporté votre haine et toute la jalousie quem’eût donnée l’attachement que vous eussiez pu avoir pour uneautre, j’aurais eu, au moins, quelque passion à combattre, maisvotre indifférence m’est insupportable ; vos impertinentesprotestations d’amitié, et les civilités ridicules de votredernière lettre, m’ont fait voir que vous aviez reçu toutes cellesque je vous ai écrites, qu’elles n’ont causé dans votre coeur aucunmouvement, et que cependant vous les avez lues : Ingrat, je suisencore assez folle pour être au désespoir de ne pouvoir me flatterqu’elles ne soient pas venues jusques à vous, et qu’on ne vous lesait pas rendues. Je déteste votre bonne foi, vous avais-je prié deme mander sincèrement la vérité ? Que ne me laissiez-vous mapassion ; vous n’aviez qu’à ne me point écrire ; je necherchais pas à être éclaircie ; ne suis-je pas bienmalheureuse de n’avoir pu vous obliger à prendre quelque soin de metromper ? et de n’être plus en état de vous excuser ?Sachez que je m’aperçois que vous êtes indigne de tous messentiments, et que je connais toutes vos méchantes qualités :Cependant (si tout ce que j’ai fait pour vous peut mériter que vousayez quelques petits égards pour les grâces que je vous demande) jevous conjure de ne m’écrire plus, et de m’aider à vous oublierentièrement ; si vous me témoigniez, faiblement même, que vousavez eu quelque peine en lisant cette lettre, je vous croiraispeut-être ; et peut-être aussi votre aveu et votreconsentement me donneraient du dépit et de la colère, et tout celapourrait m’enflammer : Ne vous mêlez donc point de ma conduite,vous renverseriez, sans doute, tous mes projets, de quelque manièreque vous voulussiez y entrer ; je ne veux point savoir lesuccès de cette lettre ; ne troublez pas l’état que je meprépare, il me semble que vous pouvez être content des maux quevous me causez (quelque dessein que vous eussiez fait de me rendremalheureuse) : Ne m’ôtez point de mon incertitude ; j’espèreque j’en ferai, avec le temps, quelque chose de tranquille : Jevous promets de ne vous point haïr, je me défie trop des sentimentsviolents, pour oser l’entreprendre. Je suis persuadée que jetrouverais peut-être, en ce Pays un Amant plus fidèle et mieuxfait ; mais hélas ! qui pourra me donner del’amour ? La passion d’un autre m’occupera-t-elle ? Lamienne a-t-elle pu quelque chose sur vous ? N’éprouvé-je pasqu’un coeur attendri n’oublie jamais ce qui l’a fait apercevoir destransports qu’il ne connaissait pas, et dont il étaitcapable ; que tous ses mouvements sont attachés à l’Idolequ’il s’est faite ; que ses premières idées et que sespremières blessures ne peuvent être ni guéries ni effacées ;que toutes les passions qui s’offrent à son secours et qui font desefforts pour le remplir et pour le contenter, lui promettentvainement une sensibilité qu’il ne retrouve plus, que tous lesplaisirs qu’il cherche sans aucune envie de les rencontrer, neservent qu’à lui faire bien connaître que rien ne lui est si cherque le souvenir de ses douleurs. Pourquoi m’avez-vous faitconnaître l’imperfection et le désagrément d’un attachement qui nedoit pas durer éternellement, et les malheurs qui suivent un amourviolent, lorsqu’il n’est pas réciproque, et pourquoi uneinclination aveugle et une cruelle destinée s’attachent-elles,d’ordinaire, à nous déterminer pour ceux qui seraient sensiblespour quelque autre.

Quand même je pourrais espérer quelque amusement dans un nouvelengagement, et que je trouverais quelqu’un de bonne foi, j’ai tantde pitié de moi-même, que je ferais beaucoup de scrupule de mettrele dernier homme du monde en l’état où vous m’avez réduite : etquoique je ne sois pas obligée à vous ménager, je ne pourrais merésoudre à exercer sur vous une vengeance si cruelle, quand mêmeelle dépendrait de moi, par un changement que je ne prévoispas.

Je cherche dans ce moment à vous excuser, et je comprends bienqu’une Religieuse n’est guère aimable d’ordinaire : Cependant ilsemble que si on était capable de raisons, dans les choix qu’onfait, on devrait plutôt s’attacher à elles qu’aux autresfemmes ; rien ne les empêche de penser incessamment à leurpassion, elles ne sont point détournées par mille choses quidissipent et qui occupent dans le monde ; il me semble qu’iln’est pas fort agréable de voir celles qu’on aime, toujoursdistraites par mille bagatelles, et il faut avoir bien peu dedélicatesse, pour souffrir (sans en être au désespoir) qu’elles neparlent que d’assemblées, d’ajustements et de promenades ; onest sans cesse exposé à de nouvelles jalousies ; elles sontobligées à des égards, à des complaisances, à des conversations :qui peut s’assurer qu’elles n’ont aucun plaisir dans toutes cesoccasions, et qu’elles souffrent toujours leurs maris avec unextrême dégoût, et sans aucun consentement ? Ah !qu’elles doivent se défier d’un Amant qui ne leur fait pas rendreun compte bien exact là-dessus, qui croit aisément et sansinquiétude ce qu’elles lui disent, et qui les voit avec beaucoup deconfiance et de tranquillité sujettes à tous ces devoirs !Mais je ne prétends pas vous prouver par de bonnes raisons, quevous deviez m’aimer ; ce sont de très méchants moyens, et j’enai employé de beaucoup meilleurs qui ne m’ont pas réussi ; jeconnais trop bien mon destin pour tâcher à le surmonter ; jeserai malheureuse toute ma vie ; ne l’étais-je pas en vousvoyant tous les jours : Je mourais de frayeur que vous ne mefussiez pas fidèle, je voulais vous voir à tous moments, et celan’était pas possible, j’étais troublée par le péril que vouscouriez en entrant dans ce Couvent ; je ne vivais pas lorsquevous étiez à l’armée, j’étais au désespoir de n’être pas plus belleet plus digne de vous, je murmurais contre la médiocrité de macondition, je croyais souvent que l’attachement que vous paraissiezavoir pour moi vous pourrait faire quelque tort ; il mesemblait que je ne vous aimais pas assez, j’appréhendais pour vousla colère de mes parents, et j’étais enfin dans un état aussipitoyable qu’est celui où je suis présentement ; si vousm’eussiez donné quelques témoignages de votre passion depuis quevous n’êtes plus au Portugal, j’aurais fait tous mes efforts pouren sortir, je me fusse déguisée pour vous aller trouver ;hélas ! qu’est-ce que je fusse devenue, si vous ne vousfussiez plus soucié de moi, après que j’eusse été en France ?quel désordre ? quel égarement ? quel comble de hontepour ma famille, qui m’est fort chère depuis que je ne vous aimeplus. Vous voyez bien que je connais de sens froid qu’il étaitpossible que je fusse encore plus à plaindre que je ne suis ;et je vous parle, au moins, raisonnablement une fois en mavie ; que ma modération vous plaira, et que vous serez contentde moi ; je ne veux point le savoir, je vous ai déjà prié dene m’écrire plus, et je vous en conjure encore.

N’avez-vous jamais fait quelque réflexion sur la manière dontvous m’avez traitée, ne pensez-vous jamais que vous m ‘avez plusd’obligation qu’à personne du monde ? je vous ai aimé commeune insensée ; que de mépris j’ai eu pour toutes choses !Votre procédé n’est point d’un honnête homme, il faut que vous ayezeu pour moi de l’aversion naturelle, puisque vous ne m’avez pasaimée éperdument ; je me suis laissé enchanter par desqualités très médiocres, qu’avez-vous fait qui dût me plaire ?quel sacrifice m’avez-vous fait ? n’avez-vous pas cherchémille autres plaisirs ? avez-vous renoncé au jeu, et à lachasse ? n’êtes-vous pas parti le premier pour aller àl’Armée ? n’en êtes-vous pas revenu après tous lesautres ? Vous vous y êtes exposé follement, quoique je vouseusse prié de vous ménager pour l’amour de moi, vous n’avez pointcherché les moyens de vous établir en Portugal, où vous étiezestimé ; une lettre de votre frère vous en a fait partir, sanshésiter un moment ; et n’ai-je pas su que, durant le voyage,vous avez été de la plus belle humeur du monde ? Il fautavouer que je suis obligée à vous haïr mortellement ;ah ! je me suis attiré tous mes malheurs : je vous ai d’abordaccoutumé à une grande passion, avec trop de bonne foi, et il fautde l’artifice pour se faire aimer, il faut chercher avec quelqueadresse les moyens d’enflammer, et l’amour tout seul ne donne pointde l’amour ; vous vouliez que je vous aimasse, et comme vousaviez formé ce dessein, il n’y a rien que vous n’eussiez fait poury parvenir ; vous vous fussiez même résolu à m’aimer, s’il eûtété nécessaire ; mais vous avez connu que vous pouviez réussirdans votre entreprise sans passion, et que vous n’en aviez aucunbesoin, quelle perfidie ? Croyez-vous avoir pu impunément metromper. Si quelque hasard vous ramenait en ce pays, je vousdéclare que je vous livrerai à la vengeance de mes parents. J’aivécu longtemps dans un abandonnement et dans une idolâtrie qui medonne de l’horreur et mon remords me persécute avec une rigueurinsupportable, je sens vivement la honte des crimes que vous m’avezfait commettre, et je n’ai plus, hélas ! la passion quim’empêchait d’en connaître l’énormité ; quand est-ce que moncoeur ne sera plus déchiré ? quand est-ce que je seraidélivrée de cet embarras, cruel ? Cependant je crois que je nevous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir quevous fussiez heureux ; mais comment pourrez-vous l’être, sivous avez le coeur bien fait. Je veux vous écrire une autre Lettre,pour vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille dansquelque temps ; que j’aurai de plaisir de pouvoir vousreprocher vos procédés injustes après que je n’en serai plus sivivement touchée, et lorsque je vous ferai connaître que je vousméprise, que je parle avec beaucoup d’indifférence de votretrahison, que j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs,et que je ne me souviens de vous que lorsque je veux m’ensouvenir ! Je demeure d’accord que vous avez de grandsavantages sur moi, et que vous m’avez donné une passion qui m’afait perdre la raison, mais vous devez en tirer peu devanité ; j’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enferméedans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gensdésagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous medonniez incessamment, il me semblait que je vous devais les charmeset la beauté que vous me trouviez, et dont vous me faisiezapercevoir, j’entendais dire du bien de vous, tout le monde meparlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu’il fallait pour medonner de l’amour ; mais je suis, enfin, revenue de cetenchantement, vous m’avez donné de grands secours, et j’avoue quej’en avais un extrême besoin : En vous renvoyant vos Lettres, jegarderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites,et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières,afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. Ah ! qu’elles mecoûtent cher, et que j’aurais été heureuse, si vous eussiez voulusouffrir que je vous eusse toujours aimé. Je connais bien que jesuis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votreinfidélité ; mais souvenez-vous que je me suis promis un étatplus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contremoi quelque résolution extrême, que vous apprendrez sans beaucoupde déplaisir ; mais je ne veux plus rien de vous, je suis unefolle de redire les mêmes choses si souvent, il faut vous quitteret ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écriraiplus, suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous mesdivers mouvements ?

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