Le drame dont nous allons raconter les émouvantes péripéties constitue un véritable document de guerre,bien qu’il se soit déroulé avant l’ouverture des hostilités et l’entrée des États-Unis dans le conflit européen.
Il montre combien était grave pour la grande république américaine le péril germanique qui la menaçait dans son unité et ses intérêts nationaux, sous quelles formes multiples et quels dehors trompeurs il était parvenu à l’envahir ; quels terribles ravages il eut fini par produire en elle si les événements qui bouleversent le monde et les crimes allemands dont elle fut elle-même victime, ne l’avaient appelée à se ranger fièrement et courageusement du côté des peuples qui défendent leurs droits et leur liberté.
Il montre également quelle admirable et clairvoyante énergie l’Américain sait apporter – et il nous en fournit actuellement des preuves héroïques – dans la lutte qu’il entreprend et qu’il soutient contre tout ce qu’il sait devoir être un danger pour son pays.
Le général Todd Holmes avait eu une existencetrès mouvementée. Quoique riche, il était parti comme volontaire,dès le début de la guerre contre l’Espagne, et il n’avait pas tardéà jouer un rôle important. Plus tard, il avait guerroyé contre lespillards mexicains et dans ces luttes de frontière, il s’étaitacquis la réputation d’un chef héroïque, sagace, rompu à tous lesstratagèmes de la guerre d’embuscade.
Brusquement, à cinquante ans à peine, il avaitdemandé sa mise à la retraite.
Le général Holmes était pourtant encore danstoute la verdeur d’une robuste maturité. Il restait encore sansfatigue une journée entière à cheval. Mais des buts plusintéressants s’offraient à son activité.
Au cours de sa longue carrière, il avait puexplorer cette riche province du Colorado, où abondent les mines decuivre, d’or et d’argent et que son climat sec et tempéré trèssalubre, rend plus favorable que tout autre aux entreprisesindustrielles.
Todd Holmes venait de perdre sa femme,Georgina, qu’il adorait ; il avait besoin, pour fairediversion à son chagrin, d’entreprendre quelque labeur gigantesquequi lui permît d’oublier, en ne lui laissant pas le temps de sesouvenir.
Puis, il voulait que son unique enfant – sapetite Helen – alors âgée de huit ans, et le vivant portrait deMme Georgina, fût riche, prodigieusement riche.
Avec ses capitaux et ceux que lui confièrentses amis, il avait fondé la compagnie du Central Trust, dont le butétait la construction d’un réseau de voies ferrées qui rendissentaccessibles aux pionniers et aux capitalistes les immensesrichesses du Colorado.
Une compagnie rivale, la Colorado and Coast,avait bien, dès le début, réussi à acquérir une part importante desactions de la Central Trust, mais les deux puissants groupesfinanciers, en présence des terribles difficultés de l’énormetâche, avaient, d’un commun accord, renoncé à entrer en compétitionet s’étaient prêté, jusqu’alors, dans toutes les circonstances, uneaide efficace et mutuelle.
Le général Holmes voyait avec satisfaction sesplans audacieux entrer dans la voie des réalisations. Plusieurstronçons importants de lignes étaient terminés et en pleineexploitation.
Le projet d’un tunnel de plusieurs milles delongueur, qui devait traverser cette partie des montagnes Rocheusesqu’on appelle les montagnes du Diable, était au point, après delongs et laborieux efforts, et les techniciens qui avaient été àmême de l’étudier le considéraient comme un véritable tour deforce, à cause de la succession chaotique de marécages, deprécipices, de torrents et de falaises abruptes qui caractérisentla géologie des Devil’s Mounts.
Le directeur de la Central Trust habitait àDenver, la capitale du Colorado, une luxueuse villa, Cedar Grove,en bordure du jardin public aux cèdres centenaires et auxgigantesques palmiers.
Malheureusement, et c’était un des groschagrins de Helen – qui adorait son père – le général ne pouvaitpasser chez lui qu’un jour ou deux par semaine.
Le reste du temps, il courait les déserts etles plaines avec ses piqueurs et ses ingénieurs, veillant à tous,prévoyant tout, se dépensant sans compter, dans une incessanteactivité.
Précisément – c’était un vendredi – ledirecteur de la Central Trust allait prendre le train poursurveiller lui-même la paye du samedi, dans des chantiers les pluséloignés, en pleine brousse.
En descendant de l’auto qui l’avait conduit àla gare, Todd Holmes, comme il ne manquait jamais de le faire enpareil cas, avait fait à la rigide mistress Betty Hobson, qui enson absence dirigeait son intérieur, toutes sortes derecommandations au sujet de la petite Helen, dont le caractèreindépendant et déjà même quelque peu excentrique demandait unesurveillance de tous les instants.
Mistress Hobson avait promis de se montrerplus attentive, plus vigilante que jamais et le général était montédans son sleeping complètement rassuré.
*
**
Pendant que le rapide stoppait en gare – enAmérique, les voies ne sont pas clôturées comme chez nous – unpetit vendeur de journaux d’aspect misérable, âgé d’environ douzeans, s’était approché de la machine aux cuivres luisants, et lacontemplait avec une curiosité passionnée.
« Comme c’est beau et robuste, unelocomotive ! murmurait-il. Ah ! cela est une bellechose ! »
Et c’est avec une sorte de respect craintifqu’il passait son doigt sur le moyeu des hautes roues étincelantesqui, dans un instant, allaient couvrir des milles et des milles derail.
Quand le train fut parti, George Storm, ainsise nommait l’enfant, s’éloigna pensivement de la gare, oubliantmême de crier Denver’s Standard ! dont il portait denombreux exemplaires sous le bras.
Le chauffeur de l’auto du général, quiattendait à quelques pas de là, fut frappé de la mine soucieuse del’enfant.
– Eh bien, lui demanda-t-il en riant, çamarche le commerce du papier ?
– Pas trop fort, mais il faut bien fairequelque chose pour gagner sa vie…
– Tu n’as donc plus de parents ?
– Non, ma mère est morte, il y a troisans, et mon père, qui était mécanicien, a péri dans le grandaccident d’Ocean-Side.
– Ah ! oui, je mesouviens !…
Mais déjà, l’enfant continuait son chemin toutà sa rêverie.
Il était entré dans le jardin public quetraverse une voie ferrée d’intérêt local et il s’était assis aupied d’un gros palmier.
Tout à coup il tressaillit.
Une délicieuse petite fille, aux cheveuxblonds, aux grands yeux ingénus venait de sortir de derrière un desmassifs du jardin.
George Storm la connaissait de vue, c’était lapetite Helen, la fille du général Holmes, qui – ce qui lui arrivaitsouvent – avait profité de la négligence des domestiques pour faireun tour de promenade dans le jardin public.
Le petit crieur de journaux contemplait lafillette avec émerveillement ; il la mangeait littéralementdes yeux. Dans son esprit précocement mûri par le malheur, il sefaisait tout un travail. Il comprenait qu’entre cette petite féeblonde et lui, se creusait un infranchissable abîme.
Un monde les séparait. Jamais cette délicieusepetite Helen ne serait sa camarade, ne consentirait à partager sesjeux. Jamais il ne pourrait embrasser ses joues si délicatementrosées comme il s’en sentait une confuse envie.
Et il continuait de son coin à la regarderavec des yeux, à la fois admiratifs et mélancoliques.
Helen, cependant, ne songeait guère à lui.Elle avait aperçu Vloup, le gros dogue du gardien du square, un descompagnons habituels de ses jeux, et elle avait couru aprèslui.
– Vloup, ici, viens mon vieux Vloup.
L’animal, très intelligent, était accouru,puis se sauvait pour se laisser rejoindre, et prendre la fuite denouveau, à la grande joie de l’enfant, qui riait de toutes sesblanches quenottes, chaque fois qu’elle pouvait rejoindre lechien.
Dans leurs folles gambades, Helen et le fidèleVloup traversaient et retraversaient la voie du chemin de fer, del’autre côté de laquelle se trouvait le petit marchand dejournaux.
Tout à coup, George Storm poussa un criterrible et se dressa éperdu.
Un train lancé à toute vitesse venaitd’apparaître au détour de la voie au moment où la petite Helenvenait de s’engager entre les rails.
L’enfant épouvantée, demeurait inerte,terrassée par la surprise et par la peur.
Elle allait certainement être écrasée.
Le train était trop près pour que lemécanicien pût faire utilement usage de ses freins.
George Storm avait tout compris. Abandonnantson paquet de journaux, il s’était élancé, avait saisi rudement lapetite Helen dans ses bras, l’avait emportée d’un bond désespéréhors de la zone mortelle, et les deux enfants tout meurtris avaientroulé ensemble sur le gazon.
Déjà le train était passé et allait stopperquelques centaines de mètres plus loin.
Tout ce drame n’avait pas duré dixsecondes.
Maintenant, le petit vendeur de journaux, avecdes gestes maternels, consolait Helen qui portait au genou unegrande écorchure, et il la berçait doucement dans ses bras enessayant d’étancher les larmes qui coulaient de ses yeux. Iltamponnait avec son mouchoir la blessure du genou et, peu à peu,avec des paroles persuasives et câlines, il parvenait à calmer lafillette.
– Ne pleurez pas ; belle petitechérie, lui disait-il, cela ne sera rien, mais une autre fois, ilfaudra faire bien attention aux trains. Une locomotive, c’est unechose si terrible et si puissante !…
– Oh ! je n’ai plus peur, murmuraHelen, en souriant à travers ses larmes.
– Si j’avais été à la place du mécaniciende ce train, ajouta George d’un ton de défi, j’aurais trouvé moyende stopper, mais quand je serai grand, je serai mécanicien commemon père.
Déjà la pelouse s’emplissait d’une fouleeffarée, parmi laquelle se trouvaient le chauffeur de l’auto deM. Holmes et mistress Hobson, toute tremblante encore du périlque venait de courir sa jeune maîtresse et de la responsabilité quipesait sur elle.
– Helen, où est Helen !clamait-elle. Elle n’est pas blessée au moins ?
Les voyageurs descendus du train faisaientchorus. Helen, enlevée à George que tout le monde félicitait, étaitmaintenant dans les bras de mistress Hobson qui la tenait sur soncœur – d’une façon un peu bien théâtrale – mais, comme onl’emportait, la fillette eût pour son humble sauveur un regardchargé d’une infinie reconnaissance.
– Je ne vous oublierai jamais, luidit-elle gravement.
Et le pauvre George Storm, en dépit de cettepromesse, demeura dans le jardin, maintenant désert, en proie à dedouloureuses méditations.
Depuis que George Storm, le petit crieur dejournaux, avait arraché à une mort certaine la fille du généralHolmes, le directeur de la Central Trust, les années avaientpassé.
Le général avait maintenant la barbe et lescheveux entièrement blancs, mais il était à peine un peu courbé, unpeu vieilli. On eût dit que la dévorante activité qu’il déployaitlui avait conservé une relative jeunesse.
Ses efforts, d’ailleurs avaient été, enpartie, couronnés de succès. Le réseau des voies de fer allongeaitchaque jour ses rubans à travers le désert, tissant à travers lesmontagnes et les marécages, les plateaux désolés du centre, unfilet de plus en plus serré, englobant les carrières les mines, lescités nouvelles, jaillies du sol comme par magie, au coup desifflet des locomotives civilisatrices.
Seul, le fameux tunnel qui devait traverserles montagnes du Diable (Devil’s Mounts) était à peine commencé.C’était là le gros morceau de l’entreprise, la difficulté la plusterrible à surmonter. Mais le général avait la foi qui transporteles montagnes et chaque jour, des adhésions nombreuses venaientapporter à son œuvre un appoint plus efficace.
Puis il était heureux.
Helen, la fillette indisciplinée etcapricieuse, était devenue une adorable jeune fille douce,instruite, modeste, et d’une compétence dans certaines questionstechniques qui lui permettait d’apporter à son père une aideprécieuse en maintes occasions.
Elle n’avait gardé de son enfance un peusauvage, qu’un goût presque désordonné pour les sports. Nageuse,boxeuse, écuyère hors ligne, elle était capable de traverser unbras de mer à la nage, ou de faire cent milles à cheval, sansétriers, sur un mustang indompté du Hano.
Une des coquetteries de cette étrange fille,était de ne rien ignorer de tout ce qui touche aux chemins de fer.Elle savait manœuvrer un frein, faire une aiguille, et elle avaitun jour piloté pendant cinquante milles un train spécial où avaientpris place des invités de son père.
À cette coquetterie tout au moins bizarre, ily avait peut-être une raison, Helen – en dépit de la distancesociale qui les séparait – était toujours demeurée l’amie de sonsauveteur, George Storm.
Grâce à la protection du général Holmes, lepetit crieur de journaux était devenu mécanicien sur une desprincipales lignes de la Central Trust, et, c’était lui qui avaiteu l’honneur d’initier miss Helen Holmes au mécanisme si compliquéet, pourtant si simple, de la locomotive.
George avait réalisé le rêve de son enfance.Il conduisait à travers les immenses espaces du désert un de cesmonstres de fer et d’acier qui l’avaient tant émerveilléautrefois.
Et quand il avait entrevu, dans le jardin deCedar Grove, miss Helen le saluant de sa petite main, alors qu’ilpassait sur sa machine, il emportait du bonheur pour plusieurssemaines.
Ce matin-là, le train chargé de cuivre queconduisait George Storm, traversait une contrée aride etdésertique, à cent milles de Denver ; à perte de vue c’étaitun horizon de collines pierreuses, de torrents desséchés, lesarbres étaient rares et rabougris, les herbes de la prairie brûléespar le soleil.
George venait de renouveler le contenu desboîtes à graisse, lorsque Joë Martyn, son chauffeur, l’appelabrusquement.
– Que se passe-t-il donc ? demandaGeorge.
– Un gros ennui, M. Storm, fit Joë,la soupape ne fonctionne plus.
– Je vais voir.
– C’est tout vu…, je l’ai visitée. Si jene m’en étais pas aperçu, la chaudière pouvait très bienéclater.
– Voilà qui est ennuyeux, murmura-t-il,pour remorquer ce train lourdement chargé, je ne puis pas diminuerla pression.
– Il serait prudent de stopper, fitobserver Joë.
George acquiesça à cette demande et fitmanœuvrer les freins.
Le conducteur, le garde-frein et les autresemployés du train, aussitôt prévenus, tinrent conseil.
– Je ne vois qu’une chose à faire,déclara George, c’est de télégraphier à la direction du matériel detraction pour demander des instructions.
Tout le monde tomba d’accord, c’était là leparti le plus sage.
Dans les chemins de fer américains, des boîtesde fer contenant un télégraphe portatif sont disposées de distanceen distance, le long de la voie. Le mécanicien a toujours sur luila clef qui ouvre ces boîtes.
Précisément il y en avait une dans levoisinage, George Storm l’ouvrit et lança le télégrammesuivant :
Direction de la Central Trust
La soupape de sûreté du train n° 145ne fonctionne plus. Télégraphiez instructions.
G. Storm, mécanicien.
Quelques minutes plus tard le télégramme,heureusement parvenu à Denver, était remis au directeur de latraction.
– C’est un accident assez fréquent,dit-il à l’employé qui venait de lui apporter le message de George.Voici ce que vous allez répondre :
Et il libella :
Mécanicien Storm,
Ramenez train 145, avec frein desecours.
Le message fut immédiatement expédié et reçupar George. Celui-ci, malgré la répugnance qu’il éprouvait àramener un train dans de pareilles conditions, s’empressa d’obéiraux ordres qui lui étaient transmis.
*
**
Ce même jour, le général Holmes se disposait àmonter en gare de…, dans le train spécial qui lui était réservé,lorsqu’il fut abordé par un gentleman d’allure correcte et mêmeélégante, à la physionomie intelligente, au visage complètementrasé.
– Général, dit le nouveau venu ens’inclinant respectueusement, excusez-moi de la liberté que jeprends, et permettez-moi de me présenter moi-même. Je suis FritzDixler, le principal administrateur de la Colorado Coast, lacompagnie rivale de la vôtre.
– On m’a fait grand éloge de vos talents,dit poliment le général.
– Je vais droit au fait, répliqua Dixleravec une franchise brutale j’ai cru que dans notre intérêt communil serait peut-être utile que nous fassions connaissance.
– Vous avez bien fait, il y a longtempsque je voulais vous voir. Il y a certainement beaucoup de pointssur lesquels nous pourrions nous entendre.
– Je ne demande que cela. Il est stupideque deux sociétés aussi puissantes que la Central Trust et laColorado se fassent la guerre au lieu de collaborerpacifiquement.
Le général Holmes avait été conquis du premiercoup par l’apparente franchise de son rival, un Allemand naturalisédepuis peu d’années et qui – on ne sait comment – avait su prendredans la Compagnie du Colorado une place prépondérante.
Le général Holmes était loin de soupçonnerqu’il se trouvait en présence d’un personnage des plus dangereux.Fritz Dixler, fondé de pouvoir de plusieurs banques qui servaientde paravent aux agents du gouvernement allemand, ne s’étaitintroduit dans la Colorado Coast que pour y faire prédominerl’influence allemande.
Le but de Dixler était d’accaparer au profitde l’Allemagne tout le réseau des voies ferrées du Colorado. À cemoment, les Allemands étaient en train d’envahir les opulentesprovinces du sud-ouest des États-Unis. On n’a pas oublié qu’unAllemand authentique, ami du Kaiser, fut peu de temps avant ladéclaration de guerre maire de San Francisco, et de bruyantesmanifestations pro-germaines avaient lieu en plein jour, sans quele gouvernement américain trop confiant s’en offusquât alors.
Dixler, d’ailleurs, afin d’avoir les coudéesfranches, et d’après les instructions de l’ambassade allemande,s’était fait naturaliser citoyen américain, aussitôt après sonarrivée aux États-Unis. Il parlait l’anglais avec une correctionparfaite et peu de personnes connaissaient sa véritablenationalité ; d’ailleurs on n’attachait à ce fait aucuneimportance.
– Voici ce que je vous propose, dit legénéral. Nous avons longuement à causer, montez avec mon ami etassocié, M. Rhinelander que vous connaissez, dans le trainspécial qui va me conduire à Denver, vous ferez connaissance avecma fille Helen, et je vous montrerai mon cottage de CedarGrove.
Dixler eut un sourire étrange.
– J’accepte, déclara-t-il avecenthousiasme. Ce sera pour moi un très grand honneur d’êtreprésenté à miss Helen.
– Et, chemin faisant, nous pourronscauser affaires tout à notre aise… mais il faut que je prévienne mafille.
*
**
Miss Helen se promenait sous les beaux arbresdu jardin de Cedar Grove et s’apprêtait à monter à cheval pour sapromenade quotidienne, lorsqu’on lui remit un télégramme. Elle ledécacheta et lut :
J’arrive avec Rhinelander et Dixler. Viensà notre rencontre.
Ton père, HOLMES.
– Cela ne change rien à mes projets,murmura la jeune fille, je vais seulement choisir comme but depromenade la gare du rapide.
Et après avoir donné quelques ordres pour laréception de ses invités, elle monta en selle, non sans avoircaressé son cheval, un arabe de pure race que le général Holmes,avait acquis à prix d’or d’un cheikh de Massate.
Arabian, c’était le nom du pur-sang, étaitintelligent comme un chien. On eût dit qu’il comprenait lesrecommandations de sa maîtresse qui faisait de lui tout ce qu’ellevoulait…
Quand il regardait la jeune fille de sesgrands yeux clairs presque bleus, on ne pouvait s’empêcher depenser à ces légendes arabes où un prince changé en bête, ou unmonstre, devient l’esclave d’une fée ou d’une princesse à laquelleil obéit aveuglément et qu’il préserve de tous les périls.
Miss Helen sauta légèrement en selle etArabian fila comme une flèche dans la direction de la gare de laCentral Trust, située à quelque distance de la ville.
Miss Holmes connaissait tout le personnel desbureaux et elle était respectée et obéie de tous. Elle alla droitau bureau télégraphique qui mettait directement l’administrationcentrale en communication avec les diverses gares du réseau.
– Le train 18 où se trouve votre pèreainsi que MM. Rhinelander et Dixler, lui répondit l’employé,n’arrivera pas avant une heure.
– Tant pis, j’attendrai, maisM. Tolny, vous avez l’air tout préoccupé.
– Je suis très inquiet, miss, etprécisément au sujet de votre protégé George Storm.
– De quoi s’agit-il ?
– Le train 145 qu’il conduit était endétresse, la soupape de sûreté ne fonctionnant plus, ils ont réussià la raccommoder, mais…
À ce moment la sonnerie de l’appareiltélégraphique retentit ; l’instant d’après le télégraphisteTolny portait à miss Helen la dépêche suivante :
Le 145 part – frein cassé – par voie18.
La jeune fille eut un geste d’angoisse.
– Mais c’est terrible, s’écria-t-elle, ense tordant les mains, le 145 va rencontrer le train spécial, uneépouvantable collision va se produire.
La sonnerie du télégraphe tintait à nouveau.Le cœur brisé par l’émotion Helen lut cette autredépêche :
« Le train 18 (le train spécial, parti àl’heure) doit être à ce moment près de la rivière. »
– Comment faire ? mon Dieu !Comment faire, murmura la jeune fille avec épouvante, la collisionva avoir lieu, le 145, qui n’a plus ni frein ni soupape de sûreté,dévale sur une pente rapide, M. Tolny, conseillez-moi !…Les minutes sont précieuses.
– Miss, il faudrait arriver assez vite àl’aiguille, qui se trouve à l’intersection des voies pour rejeter àtemps le 145 sur une voie de garage. Mais il n’y a plus le temps.Dans vingt minutes peut-être, la catastrophe aura lieu.
– Attendez, dit la jeune fille, il y apeut-être un moyen, je vais essayer, moi ! Je cours au secoursde mon père. Télégraphiez cela si vous voulez à la prochaine gare.Mais je n’ai plus une seconde à perdre.
Tout ce qu’avait expliqué le télégraphisteTolny à miss Helen était malheureusement exact. Par économie dansla région des mines, la Central Trust faisait surtout usage dumatériel d’occasion, de wagons achetés à d’autres compagnies etayant déjà fait un long service.
Cette méthode avait l’avantage d’être peudispendieuse. On en était quitte pour ne marcher qu’à une vitessemodérée, et pour ne jamais surcharger les wagons.
Mais, dans la pratique, ces sagesprescriptions étaient rarement suivies. Sur l’ordre même desingénieurs, quand on était pressé, on forçait la vapeur, et quandun stock de minerai était attendu à l’usine, on n’hésitait pas àmettre double charge.
Il en résultait des accidents assez fréquents.Celui dont George Storm était victime en offrait un exemple.
On sait combien le jeune mécanicien étaithabile dans sa partie. Après avoir vu successivement la soupape desûreté de la locomotive, puis les freins, cesser de fonctionner, ils’était mis courageusement au travail et avec l’aide du chauffeuret des employés du train, il avait réussi à remettre en état lasoupape de sûreté, télégraphiant au fur et à mesure àl’administration centrale tout ce qu’il faisait.
Une réparation effectuée dans de pareillesconditions ne pouvait être solide. Au bout d’un quart d’heure lasoupape cessa, de nouveau, de fonctionner. Toutes les tentativesfaites pour la remettre en état, furent inutiles.
– Maintenant, s’écria George, avecdécouragement, tout ce que nous tenterons ne servira de rien.
– Pourvu, murmura Joë, le chauffeur,qu’ils aient arrêté le train 18…
– Ils ne nous ont pas réponduaffirmativement, fit observer un des employés.
– Nous courons à une mort certaine, à unvéritable suicide, déclara Joë avec énergie. Sans frein et sanssoupape, nous allons dévaler le long de la pente avec une vitessecroissante et nous irons nous aplatir contre le train 18.
– Oui, approuvèrent les autres employés,c’est courir à un véritable suicide. Allons-nous-en ! Il fautsauter du train pendant que nous pouvons encore le faire.
– Désertez votre poste si vous voulez,moi je reste, dit froidement George Storm. D’ailleurs, je vaisfermer le régulateur.
– Cela n’empêchera pas le train dedégringoler la pente, grommela Joë. Allons-nous-en ! Lapremière chose est de sauver notre peau. Moi, je donnel’exemple !
En même temps qu’il finissait sa phrase lechauffeur avait adroitement sauté du tender sur le ballast. Lesautres l’imitèrent.
George resta seul.
Il avait eu beau fermer le régulateur, letrain continuait à descendre la pente avec une vertigineusevitesse.
À quelques milles de là, près du Rio Colorado,sur l’unique voie, il devait fatalement entrer en collision avec letrain 18, le train spécial où se trouvaient, le général Holmes,Rhinelander, un de ses associés, et Fritz Dixler, le principaladministrateur de la Compagnie du Colorado, la puissante rivale dela Central Trust.
Assis à l’arrière du pullman-car, accoudés àla balustrade de la plateforme, les trois financiers étaient loinde soupçonner l’épouvantable et imminent péril qui les attendait.Pendant que se déroulaient à leurs yeux les changeantesperspectives d’un admirable paysage, ils causaient tranquillementde leurs affaires, énumérant tour à tour, dans une sorte de défi,les succès remportés par chacune des compagnies rivales dans cettegigantesque lutte pour la conquête du rail.
Et le train spécial les emportait vers lacatastrophe certaine, à une vitesse de quatre-vingt-dix milles àl’heure.
Cependant miss Helen, sur son cheval Arabian,dévorait la route avec une rapidité qui tenait du prodige.
Arabian semblait avoir des ailes aux talons.Stimulé par sa maîtresse, il franchissait vallées, ruisseaux etcollines, comme un vivant météore.
– Nous approchons, songeait la jeunefille, le cœur serré d’angoisse la gorge sèche. Peut-êtrearriverai-je à temps pour les sauver tous.
Ils se trouvaient maintenant en vue dugigantesque pont mobile, tout en acier, jeté sur le fleuve, qui,lorsqu’il est levé, livre passage aux navires du plus grostonnage.
Helen s’était engagée sur le pont, dont lespoutrelles métalliques résonnaient bruyamment sous les sabots dupur-sang. De l’extrémité où se trouvait la jeune fille, le pontapparaissait comme un interminable corridor de fer dont l’autrebout semblait se perdre dans l’éloignement.
Tout à son idée fixe, miss Helen s’étaitengagée sans réfléchir, sans regarder sur la géante passerelle,mais elle avait à peine franchi une vingtaine de mètres, qu’unformidable craquement se fit entendre.
Le tablier mobile se levait pour livrerpassage à un torpilleur.
Helen n’eut que le temps de retenir Arabian,cabré d’épouvante. En face d’elle, c’était le vide, à vingt mètresde profondeur, à ses pieds les eaux mugissantes du fleuve, surlequel le torpilleur s’avançait majestueusement.
Ce pont qui comme par un fait exprès, selevait au moment où elle allait passer, c’était cinq minutes, dixminutes peut-être de perdues. Ces dix minutes, cela représentait lavie de son père, la vie de George Storm, celle de tous lesvoyageurs du train.
La jeune fille eut un moment de vertige.
– Il faudra bien que j’arrive,s’écria-t-elle, avec une sorte de rage ! Et sans se rendrecompte de la témérité insensée de son action, elle lança son chevaldans le gouffre béant, ouvert sous ses pieds.
Le cheval et l’amazone avaient disparu dansles eaux torrentueuses et jaunes du grand fleuve.
Bientôt ils reparurent.
Helen nageuse émérite était remontée à lasurface et se maintenait à côté d’Arabian qu’elle soutenait de sapoigne d’acier et qu’elle encourageait de la voix.
Tous deux faillirent d’abord être entraînéspar le courant très violent en cet endroit, mais après quelquesminutes d’une lutte désespérée, Helen, remontée en selle,réussissait à gagner des eaux plus tranquilles. Puis elle serapprocha du rivage.
Finalement, trempée jusqu’aux os, couverte deboue, elle réussit à prendre pied au milieu des roseaux quigarnissent les bords du fleuve.
Sans perdre une seconde, elle continua saroute, franchissant les fourrés et les buissons, sans même sesoucier du pauvre Arabian qui frissonnait de tous ses membres, defroid, sans doute, mais peut-être aussi de la peur qu’il avaiteue.
Déjà Helen apercevait l’aiguille installée aupied du signal d’alarme, à l’intersection des deux voies.
– J’arrive à temps ! s’écria-t-elle,avec un immense soupir de soulagement.
Elle était descendue de cheval et s’étaitprécipitée vers l’aiguille. Mais, tout à coup, elle poussa un cride désespoir.
Comme il arrive souvent dans l’ouest del’Amérique, où les bandits sont nombreux, l’aiguille étaitimmobilisée par un énorme cadenas.
Miss Helen n’avait pas songé à cela. Ainsi,les efforts surhumains qu’elle avait tentés seraient inutiles. Ellen’aurait risqué sa vie que pour arriver à temps, pour être letémoin impuissant et désespéré de la catastrophe où allaient périrceux qu’elle aimait.
Nerveusement, de ses frêles menottes, elleessaya d’ébranler l’énorme verrou. Elle ne le déplaça pas d’uneligne. Ses ongles saignaient vainement sur le métal rouillé.
Elle regarda autour d’elle avec égarement etresta quelques secondes toute chancelante : elle était à boutd’énergie.
Cet instant de dépression ne dura d’ailleursque l’espace d’un éclair.
Brusquement Helen se releva, les yeuxbrillants de fièvre. Elle venait d’apercevoir presque à ses pieds,une grosse pierre. Peut-être qu’avec cette masse pesante, ellearriverait à forcer le cadenas.
Elle se mit à l’œuvre avec une énergie queredoublait l’imminence du danger. Il lui semblait déjà entendrebourdonner à ses oreilles, le grondement des deux trains arrivanten sens inverse.
Et elle frappait à coups redoublés : illui semblait qu’elle était douée d’une surhumaine vigueur.
Enfin, le cadenas, déjà entamé sans doute parla rouille, se brisa avec un craquement sec, au moment même – cettefois, ce n’était pas une illusion – où Helen entendait arrivercomme un tonnerre, le grondement tout proche d’un train lancé àtoute vapeur.
Elle s’était ruée sur l’aiguille, manœuvrantles pesants leviers de fer, comme si c’eût été deux brins depaille.
Les disques tournèrent en même temps que lesrails se déplaçaient.
L’aiguille était faite.
Une minute plus tard le train spécial arrivaiten trombe et s’engageait sur la voie libre.
– Sauvés ! murmura la jeune fillequi se sentait prête à défaillir, après tant de poignantesémotions, ils sont sauvés.
Elle n’avait pas eu le temps de reprendre sonsang-froid, lorsque le train 145 arriva à son tour et s’engagea surune voie de garage.
C’est alors que se produisit un accident queHelen ne pouvait prévoir.
La locomotive sur laquelle se trouvait GeorgeStorm alla s’écraser sur une rame de wagons abandonnés sur cettevoie latérale qui ne servait qu’à de rares occasions.
Helen s’était élancée avec un cri déchirant.Toute sa joie serait gâtée s’il fallait qu’elle apprît la mort dubrave Storm.
Elle franchit rapidement la faible distancequi la séparait du théâtre de l’accident – un accident de secondordre, heureusement – et là, elle eut la joie de trouver son ami lemécanicien, sans une égratignure, très calme, au milieu des débrisdes wagons éventrés.
– J’ai sauté à temps, dit-ilsimplement.
Helen, trop émue pour prononcer de banalesparoles, serra énergiquement la main de George et échangea avec luiun de ces regards où elle savait mettre toute son âme.
Déjà arrivaient – car le train 18 avait stoppépresque aussitôt – le général Holmes, Dixler, Amos Rhinelander, ettout le personnel de la station voisine. Helen fut chaudementfélicitée et George lui-même eut sa part d’éloges.
Seul le général Holmes trouvait que Georgefinissait par prendre dans les préoccupations de sa fille, une tropgrande place. Il fit remarquer à Helen que si courageux et si bonmécanicien qu’il fût, George n’était pas un homme de son monde.
La jeune fille ne répondit à cette observationque par un imperceptible haussement d’épaules, et elle reprit placeavec son père et les invités, dans le confortable pullman-car, oùelle trouva tout ce qui lui était nécessaire pour changer decostume.
En cours de route, Dixler fut présenté à missHelen et se montra très empressé auprès d’elle. Mais tout en semontrant très polie envers l’hôte du général, elle garda enverscelui-ci une réserve pleine de froideur qui n’était guère faitepour l’engager à continuer ses tentatives de flirt.
Une heure plus tard, tous prenaient place àune table brillamment servie dans la salle de Cedar Grove.
Depuis plusieurs jours, le général Holmesétait soucieux. La Compagnie du Colorado, qui jusqu’alors n’avaitlutté contre la Central Trust qu’avec certains ménagements,devenait délibérément agressive.
À plusieurs reprises, et, cela grâce auxsournoises menées de l’Allemand Fritz Dixler, le général s’était vuenlever des parcelles de terrain et des concessions minières surlesquelles il avait jeté son dévolu et dont les propriétairesavaient déjà donné leur parole.
Ce matin-là, c’était précisément le jour oùdevait avoir lieu l’assemblée générale des actionnaires de laCentral Trust et de ceux de la Compagnie du Colorado, le générals’entretenait de ces graves questions avec son fidèle associé AmosRhinelander et celui-ci ne lui dissimulait pas ses inquiétudes.
– Tenez général, dit Rhinelander entendant un télégramme à son interlocuteur, voici qui va vousédifier complètement. C’est J. B. Rhodes, un de nos principauxactionnaires qui m’écrit.
Le général Holmes lut :
Colorado and Coast ont amateurs essayantde louer la ligne que nous avons en vue. Garde surveilleattentivement. Nous arriverons par le tram de midi et nous vousdonnerons détails complémentaires.
Votre dévoué,
J. B. RHODES.
– Voilà qui est désagréable, murmura legénéral. Je ne sais pourquoi, ils ont complètement changé d’alluresavec nous.
– J’attribue leur manque de volonté àl’influence de Dixler. Cet Allemand est le type accompli de la ruseet de la fourberie. Aucun scrupule ne l’arrête.
– N’exagérez-vous pas, mon cherami ? Dixler est très actif, très remuant, je le sais, mais delà à le croire malhonnête… Il a toujours fait preuve de la plusgrande cordialité envers ma fille et moi.
– Nous verrons bien qui de nous deux auraraison. Le général eut un haussement d’épaules.
– Les gens de la Colorado peuvent fairetout ce qu’ils voudront, déclara-t-il nettement. Je suis prêt, s’ille faut, à lutter contre eux. Nous avons en main une chose qui nousassurera toujours la supériorité.
– Le plan du tunnel ?
– Précisément.
Le général avait ouvert un coffre-fort et enavait retiré un rouleau de papiers qu’il étala sur la table.
– Écoutez-moi bien, Rhinelander,continua-t-il. Vous savez comme moi que pour construire une lignequi concurrence sérieusement la nôtre, nos adversaires serontforcés de la faire passer à travers les montagnes Rocheuses… Et iln’y a qu’un seul endroit où un tunnel puisse être creusé : lesmontagnes du Diable. Tant qu’ils n’auront pas en leur possession leplan qui a demandé des années d’études et qui nous assure sur euxune avance considérable, ils ne pourront rien faire.
Petit à petit, Rhinelander se laissaitconvaincre par l’enthousiasme du général Holmes.
Celui-ci détaillait complaisamment tous lesreliefs du terrain : gouffres à pic, marécages, torrents. Uneligne établie dans une pareille région aurait pu coûter en travauxd’art des milliards de dollars, mais grâce aux habiles dispositifs,imaginés par le général et ses ingénieurs, la ligne pouvait êtreétablie avec la plus grande économie.
– Évidemment, dit Rhinelander, ce planest un chef-d’œuvre.
– Et nos adversaires payeraient cher pourl’avoir en leur possession mais il ne sort jamais de moncoffre-fort.
– Peut-être aussi à la réunion qui doitavoir lieu tantôt trouverons-nous un terrain d’entente.
Le général avait consulté sa montre.
– Je le souhaite, mon cher ami, fit-il.En tout cas, je suis prêt à la guerre comme à la paix. Excusez-moi,j’ai encore deux ou trois courses urgentes à faire avant midi.
– Alors à tantôt. Nous nous retrouveronsà l’arrivée du train spécial qui doit amener les administrateurs etles principaux actionnaires des deux compagnies rivales.
La gare située en bordure des jardins de CedarGrove, la demeure du général Holmes où devait avoir lieu la réuniondes actionnaires, présentait cette après-midi-là le spectacle de laplus brillante animation. Nombre des plus riches capitalistes de laColorado se trouvaient là et d’autres allaient arriver par le trainspécial.
Dixler, très élégant et arrivé dès le matin,flirtait avec miss Helen très en beauté, mais la jeune fille neprêtait qu’une oreille distraite aux flatteries intéressées du ruséTeuton.
– Miss Helen, soupirait-il, je vousassure que j’ai pour vous la plus respectueuse et la plus profondeadmiration.
– Je suis certainement très flattéed’inspirer de pareils sentiments à M. Fritz Dixler.
– De quel ton vous me parlez, je ne mefais pas illusion ; je vois que je ne vous suis passympathique. Je vous assure que vous avez tort.
– Pourquoi cela ? demanda la jeunefille qui ne put s’empêcher de sourire.
– Miss Helen, répliqua l’Allemand avecvivacité, pourquoi ne me permettez-vous pas d’aspirer à votremain.
– Je suis beaucoup trop jeune pour songerau mariage ; d’ailleurs je ne veux pas quitter mon père.
– Vous ne le quitterez pas, reprit Dixleravec entêtement. Et si je vous épousais, la Colorado and Coast etla Central Trust pourraient fusionner. Tout l’État du Colorado nousappartiendrait au bout de peu de temps.
À ce moment même, le sifflet de la locomotivevint interrompre la déclaration d’amour du financier. Le trainspécial entrait en gare, conduit par George Storm, spécialementchoisi en cette occasion à cause de son habiletéprofessionnelle.
À la descente du pullman-car, ce furent deséchanges de saluts et de présentations.
MM. Rhodes et Rhinelander, de la CentralTrust.
MM. Dixler et Garde, de la ColoradoCoast !…
– Enchanté de faire votre connaissance,mon général.
– La charmante miss Helen Holmes,l’héroïne du dernier accident de chemin de fer.
– C’est cela, l’Héroïne duColorado ? dit la jeune fille en plaisantant. Tant que vous yêtes, ne vous gênez pas.
– C’est cela, l’Héroïne du Colorado,firent plusieurs voix. C’est miss Helen elle-même qui s’estbaptisée, le surnom lui restera.
Au milieu de ce tohu-bohu de conversations, derires et de shake-hand, George Storm qui était descendu de samachine pour saluer son directeur et sa fille – comme il le faisaitsouvent – demeura immobile et silencieux dans un coin. Aucun de cescapitalistes, fiers de leurs dollars et de leur influence nefaisaient attention au pauvre mécanicien.
Miss Helen fut la première à s’en apercevoiret, d’un geste impulsif qui fit froncer le sourcil au général etamena une moue de mécontentement sur la face rasée de Dixler, elleserra la main noire d’huile et de charbon de sa menotte gantée dedaim blanc.
Le geste fit presque scandale dans le groupedes financiers.
– Miss Holmes a de singulières relations,dit méchamment Dixler. Le général Holmes avait attiré sa fille unpeu à l’écart.
– Décidément, fit-il, ma chère enfant, tuexagères. Je t’ai déjà dit que je n’aimais pas que tu te montresaussi familière envers ce mécanicien. Tu t’exposes aux moqueries denos invités, ce qui ne me plaît guère.
– C’est bien, mon père, murmura la jeunefille avec un geste de dépit. Je ne croyais pas commettre un sigrand crime en serrant la main à l’homme qui après tout m’a sauvéla vie…
Helen était si mécontente de la remontrancepaternelle que, dans un mouvement d’inconsciente nervosité, elleavait enlevé le gant de daim blanc noirci par la poignée de main deGeorge et l’avait laissé tomber à terre.
Elle ne s’en aperçut qu’au moment de remonteren auto. Elle en fut vivement contrariée. Elle n’eût pas voulu queGeorge s’imaginât que c’était par mépris pour sa personne et pourses mains noircies par un rude labeur qu’elle avait jeté songant.
Pourtant c’était bien là ce que le pauvrediable s’imaginait.
Il avait vu tomber le gant et il avait devinéles paroles aigres-douces qu’avaient échangées le père et lafille.
– Ce n’est pourtant pas de ma faute,songeait-il, ce n’est pas moi qui lui ai tendu la main, c’est ellequi l’a prise.
Cependant la gare se vidait petit à petit. Lesvoyageurs du train spécial se dispersaient par petits groupes endiscutant avec animation. L’auto dans laquelle miss Holmeseffectuait le court trajet qui la séparait de Cedar Grave avaitdisparu.
Lorsque George Storm se crut seul, il sebaissa et d’un geste furtif ramassa le gant blanc, et le fitdisparaître sous son bourgeron de toile brune, non sans l’avoireffleuré d’un respectueux baiser.
– Ce sera un souvenir d’elle,murmura-t-il en se retirant presque consolé déjà.
Les actionnaires des deux compagnies rivalesavaient pris place autour d’une vaste table dans le grand salon deCedar Grove. Le général Holmes, après avoir souhaité la bienvenue àses hôtes, les assura qu’il ferait son possible pour amener lasolution amiable de tous les litiges. Et sous l’influence de cesparoles conciliantes, le début de la réunion fut en effet assezcordial.
Mais dès que Dixler eut pris la parole, ladiscussion ne tarda pas à s’envenimer.
– Gentlemen, dit-il, la proposition quej’ai à vous faire de la part des actionnaires que je représente esttrès simple : le général Holmes et son groupe possèdent troismille actions de la Central Trust, la Colorado en possède deuxmille. Je demande une égale répartition des actions.
– Quelle raison alléguez-vous pour nousdépouiller, demanda le général qui contenait à grand-peine sacolère.
– C’est très clair. La nouvelle ligne quevous êtes en train de construire va réduire à rien le traficd’intérêt local que nous possédons, par conséquent, il est justeque vous nous indemnisiez.
– Et si nous refusons ?
– Alors, c’est une guerre à mort entrenous. Nous vous retirons nos capitaux comme les statuts de votresociété nous le permettent ; nous annulons notre participationet nous construisons au besoin une ligne parallèle à la vôtre pourla concurrencer.
Le général était pâle de colère.
– Vous usez là, fit-il, d’un procédédéloyal ! Nous ne pouvons pas de gaieté de cœur nous laisserenlever nos actions. Vous avez dès l’origine connu le tracé denotre réseau. Nous avons toujours été de bonne foi.
– Je ne le nie pas, murmura hypocritementDixler, mais je représente ici les intérêts des actionnaires. Jevois que nous ne tomberons jamais d’accord. Il n’y a qu’un moyen derésoudre la question.
– Lequel ?
– Mettez la question aux voix.
– Soit ! acquiesça rageusement legénéral. On vota par mains levées.
Le résultat du vote fut exactement celui queprévoyaient Dixler et le général Holmes lui-même. Aucune des deuxparties ne voulut céder. Tous les actionnaires de la Central Trustvoulaient garder leurs actions, et tous ceux de la Coloradovoulaient les leur prendre.
Dixler triomphait…
– Dans ces conditions, continua-t-il, ilest inutile de prolonger la discussion ; vous voulez lalutte ? Eh bien, nous lutterons. Ce sera tant pis pourvous.
– Je n’ai pas dit mon dernier mot,grommela le général entre ses dents. Je vous affirme que voustrouverez à qui parler.
Des paroles de défi furent ainsi échangées depart et d’autre, et la séance prit fin au milieu d’une irritationet d’un mécontentement général.
Cependant M. Holmes, qui était avant toutun véritable gentleman, reconduisait cérémonieusement ses hôtesjusqu’au vestibule de la villa et prit congé d’eux avec des parolescourtoises.
Il se rappela alors qu’il avait offert àDixler, qui habitait un autre district de la province, de luidonner une chambre pour la nuit, et il jugea qu’il serait incorrectà lui de ne pas tenir sa promesse.
Dixler eut d’ailleurs le sans-gêned’accepter.
– Pour mon compte, dit-il, avec soneffronterie habituelle, je ne suis nullement brouillé avec vous. Jen’ai fait qu’obéir aux actionnaires qui m’avaient confié leurmandat. Je suis d’autant plus charmé d’accepter votre hospitalitéqu’étant donné votre offre, j’ignorais que nous n’allions pas nousentendre ; je n’ai pris aucune disposition pour mon logementcette nuit.
Pendant que les actionnaires prenaient congédu général, avec une froide et cérémonieuse politesse, Dixler eutl’audace de s’approcher de miss Helen, pour lui adresser sesgalanteries habituelles, mais la jeune fille lui répondit de tellefaçon qu’il jugea inutile d’insister. Quittant la jeune fille, ilalla faire ses adieux à M. Garde, le plus gros actionnaire dela Colorado Coast, et qui lui aussi était un agent du gouvernementallemand.
– Écoutez, Dixler, lui dit ce dernier enl’attirant à l’écart, j’ai reçu des ordres formels de l’ambassadeet j’ai la mission de vous les transmettre. Vous savez que sans leplan du tunnel nous ne pouvons rien faire. Il ne suffit pas dedéfier nos ennemis sans avoir les moyens de les vaincre. Je comptesur vous pour nous procurer ce plan.
– J’essayerai.
– Il faut essayer et réussir. J’aiprécisément sous la main deux mauvais drôles de notreconnaissance : Spike et Lefty.
– Deux gibiers de potence, fit Dixler,avec une grimace significative.
– Ils peuvent exécuter une besogne quirépugnerait à de plus honnêtes. Vous me comprenez. À tout hasard,je leur ai fait dire de vous attendre à la grille extérieure dujardin.
– Alors, ce serait cette nuit même,demanda l’Allemand sans enthousiasme.
– Cette nuit, il faut mettre à profitvotre connaissance des lieux, le plan est dans le coffre-fort, dansle cabinet de travail du général. Il a eu lui-même la sottise denous le dire. Alors, c’est entendu, je compte sur vous.
Et comme pour répondre à une objectionpossible de son interlocuteur.
– D’ailleurs ajouta-t-il, puisque vouspassez la nuit dans la maison, c’est une raison pour qu’on ne voussoupçonne pas. Donc à demain et bonne chance.
Fritz Dixler n’était qu’à demi satisfait de ladangereuse besogne qu’on lui imposait, mais M. Garde était undes plus gros actionnaires de la Colorado Coast ; de plus, ilétait au courant du passé peu édifiant de son complice. Enfincelui-ci se rendait parfaitement compte de la nécessité impérieusequ’il y avait pour lui de mettre la main sur le plan du tunnel.
– Après tout, réfléchit-il, Garde araison, on ne retrouvera peut-être jamais une si belle occasion. Cequi m’ennuie c’est d’avoir affaire à deux basses fripouilles commeSpike et Lefty. Je ne puis cependant pas opérer moi-même.
Tout en faisant ces réflexions, il s’étaitdirigé vers le jardin, et était arrivé sans être remarqué jusqu’àla grille extérieure où devaient l’attendre les deux bandits.
Il faisait nuit noire lorsqu’il yarriva ; et d’abord il ne vit personne. Il frotta uneallumette, et la clarté de la flamme lui révéla, tout près de lui,deux faces marquées du sceau de l’ignominie, qui semblaient jaillirdes ténèbres. L’une surtout était hideuse, celle de Spike.
Le misérable avait les traits hâves etflétris : le crâne complètement rasé, le sourire abject d’unévadé du bagne.
– Vous ne nous voyez donc pas, ricana ledrôle ; il y a déjà un moment que nous vous attendons,monsieur Dixler. Il paraît que l’on a besoin de nosservices ?
– Oui, répondit Dixler en réprimant unfrisson de dégoût, mais il faut réussir, et ne pas vous laisserprendre. Autrement vous pourriez retourner dans un endroit que vousconnaissez bien.
– Inutile de parler de ce ton-là,répliqua cyniquement Spike. Dites de quoi il s’agit.
L’Allemand se pencha à l’oreille du bandit etlentement, minutieusement, sans omettre le moindre détail, il luiexpliqua comment il devait s’y prendre pour voler le plan, etl’endroit où se trouvait le coffre-fort.
Lefty, le comparse de l’affaire, le type duscélérat insignifiant, se tenait à l’écart, s’en rapportant entoutes choses à Spike, qu’il regardait comme un homme de génie.
– Ce n’est pas tout, dit enfin Spike, ily a une question qu’il faut traiter. Je veux bien croire à vospromesses mais je demande une avance. Il y a des frais dans uneexpédition comme celle que nous allons tenter cette nuit.
Dixler s’exécuta d’assez mauvaise grâce etremit quelques bank-notes aux deux coquins. Puis il se hâta derentrer à Cedar Grove où son absence n’avait pas encore étéremarquée.
Au repas du soir, Dixler n’avait pourcommensal qu’Amos Rhinelander, qui d’ailleurs n’échangea avec luique quelques phrases banales. Le général et sa fille s’étaient faitexcuser et avaient pris leur repas dans la salle à manger d’été,située à l’autre bout de la villa.
Le général Holmes, qui se levait dès la pointedu jour, avait l’habitude de se coucher de très bonne heure, maisce soir-là, il allait et venait dans son cabinet de travail, enproie à toutes sortes de pressentiments néfastes.
– Ils engagent la bataille contre nous,c’est vrai, songeait-il, mais pourtant nous avons la partie belle.Sans le plan du tunnel, ils ne peuvent rien faire, absolument rienfaire.
Machinalement il s’était approché ducoffre-fort. Il en fit jouer le secret, poussa la lourde ported’acier chromé et sur une des tablettes intérieures, il prit lefameux plan, le considéra un instant, et un rapide sourire sedessina sur ses traits.
– Il est bien à sa place, murmura-t-il,et tant qu’il sera là, nos ennemis seront réduits àl’impuissance.
Rasséréné par la constatation qu’il venait defaire, il referma soigneusement le coffre-fort et regagna enfin sonappartement. Il pouvait être alors dix heures du soir.
Pas une lumière n’apparaissait aux fenêtres deCedar Grove. Tous les habitants de la villa étaient plongés dans lesommeil – sauf peut-être le misérable Dixler – lorsque Spike etLefty, qui avaient pris du cœur en buvant force rasades de whisky,pénétrèrent à pas de loup dans le jardin.
Spike, qui était d’une agilité simiesque, sehissa à la force du poignet sur le balcon du cabinet de travaildont il avait soigneusement relevé l’emplacement exact. Puis ilaida Lefty à le rejoindre après que ce dernier lui eut passé unvolumineux paquet qui renfermait les instruments de travail desdeux bandits.
Ils ouvrirent sans difficulté la fenêtre quin’avait été que poussée. Ils se trouvaient maintenant dans laplace, à quelques pas de là se trouvait le coffre-fort quirenfermait le plan convoité. À l’aide d’une lanterne sourde ilsreconnurent les lieux.
– Ce ne sera pas commode, grommela Spike,après avoir examiné en connaisseur le meuble d’acier martelé.
– Comment vas-tu faire, demandaLefty ; avec une déférence respectueuse.
– Comme d’habitude. Tire les rideaux desfenêtres, je vais faire marcher le chalumeau à gaz oxhydrique.
Lefty s’empressa d’obéir, pendant que Spiketirait du paquet qu’il avait apporté, un minuscule gazomètre. Uninstant après une longue flamme bleue jaillie de l’appareil venaitentamer l’acier du coffre-fort à une place marquée d’avance.
Sous l’influence de la terrible température dela flamme bleue, le métal s’amollissait. Au bout d’une dizaine deminutes, un trou de la dimension d’un bouchon ordinaire étaitpratiqué dans la porte.
Brusquement, la langue de flamme avaitdisparu, la pièce n’était plus éclairée que par le mince filet delumière venu de la lanterne sourde.
– Maintenant, dit brièvement Spike, lacartouche.
– Et il prit dans la poche de son vestonun petit tube de cuivre qui n’était autre qu’une cartouche dedynamite munie de son détonateur, et il l’ajusta dans le troucreusé par la flamme oxhydrique.
Pendant ce temps, Lefty, qui paraissait delongue date dressé à cette manœuvre, drapait toute la façade ducoffre-fort avec l’épaisse couverture de laine qui avait servi àenvelopper l’attirail des deux bandits. La couverture étaitdestinée, autant à atténuer le bruit de l’explosion, qu’à amortirla chute de la porte d’acier, si elle venait à se détacher sous lapoussée de l’explosif.
Il y eut une détonation à peine plus fortequ’un coup de revolver, presque aussitôt suivie d’un grincement demétal.
– Bravo, chuchota Spike, ça y est, laporte est arrachée. Dépêchons-nous de prendre le plan etdétalons.
– Tu es toujours épatant ! murmuraLefty avec admiration.
Du premier coup, Spike avait aperçu le plan ets’en était emparé, et, sans réfléchir qu’il eût été plus simple derepasser par le balcon, il s’était précipité dans l’escalier, suivide son complice.
Dans l’ivresse de leur succès, ils venaient demanquer à la plus élémentaire prudence. Maintenant, ils ne savaientplus par où sortir et ils erraient affolés à travers les escalierset les pièces désertes du rez-de-chaussée.
Tout à coup, ils entendirent tinter longuementune sonnette, et peu après des ombres parurent dans le jardin.
– By Jove ! grommela Spike,nous allons être pincés. Il faut faire taire cette mauditeclochette ! et trouver une issue avant que l’alarme soitdonnée.
Et ils remontèrent au premier étage d’oùsemblait partir le tintement ininterrompu de la sonnette ;ivres de fureur et de peur, prêts à tout…
Voilà ce qui s’était passé :
Bien que le cabinet de travail du général futassez éloigné des pièces habitées de sa villa, miss Helen, qui nedormait pas, avait parfaitement entendu le bruit de la détonation,et, courageuse comme à son ordinaire, elle avait passé un vêtementde nuit et s’était aventurée hors de sa chambre.
Sous l’influence d’un étrange pressentiment,elle avait couru au cabinet de travail, avait vu le coffre-fortéventré, le plan disparu.
Affolée, ne sachant si elle devait appeler àl’aide, elle avait tout à coup entendu dans le silence de la nuitle bruit d’un train entrant en gare à la station toute proche.
La station, c’est de là seulement que pouvaitvenir une aide efficace. La villa était isolée au milieu d’un vasteparc, et si elle était cernée par des bandits ? comme Helen sel’imaginait dans son affolement – une troupe de robustes policemenne serait pas de trop pour la défendre et surtout pour reconquérirle plan volé.
Il n’y avait d’ailleurs à Cedar Grove que deuxfemmes de chambre, qui couchaient dans les combles et qui n’eussentpas été d’un grand secours. Les autres domestiques avaient tousleur logement en ville.
C’est alors que miss Helen se souvint du filtransmetteur, qui, ainsi que cela se pratique dans certainesadministrations, sert au transport de petits objets qu’on faitglisser le long de l’inclinaison du fil.
Étant enfant, elle s’était souvent amusée à yfaire glisser une sonnette, qu’elle agitait au moment du passagedes trains, pour envoyer le bonjour à son ami George.
Cette sonnette existait encore, en un instantHelen l’eut fait glisser à l’autre extrémité du fil, et ellel’agita frénétiquement.
« Le train qui vient d’entrer en gare estcelui que conduit George Storm, songeait-elle, et c’est ici qu’iltermine son service. S’il m’a entendu, il viendra à notresecours. »
Dans son affolement, elle avait complètementoublié Dixler, ce soir-là l’hôte de la villa.
Cependant, elle ne s’était pas trompée dansses prévisions.
Le tintement de la sonnette s’agitantau-dessus de sa locomotive, rappelait à George trop de souvenirspour qu’il n’y fît pas attention.
– Cet appel en pleine nuit !s’écria-t-il angoissé, il se passe quelque chose d’insolite à CedarGrove. Miss Helen court peut-être quelque danger !
Et sans plus réfléchir, le brave garçon, suivide son chauffeur, s’était élancé dans la direction de la villa.
Pendant ce temps, Spike et Lefty, cherchanttoujours une issue avaient poussé une porte, s’étaient trouvés enface de Helen.
– C’est elle qui donne l’alarme, hurlaSpike, il faut la faire taire. Il va faire jour d’ici peu, nousserions pincés comme des rats d’eau dans une ratière.
– Au secours ! cria la jeune filled’une voix mourante.
Mais Spike avait bondi sur elle, et la tenaità la gorge. Puis, avec une dextérité que stimulait le danger qu’ilscouraient, les deux bandits lui lièrent les bras et les jambes, labâillonnèrent et la laissèrent évanouie, à demi-morte, sur undivan.
– Maintenant, dit Spike, je sais par oùpasser, suis-moi.
Grâce à la fenêtre ouverte sur le jardin dansla chambre de Helen, le bandit s’était rapidement orienté.
Une minute plus tard, les deux copainstraversaient le jardin sans encombre et dévalaient vers la gare detoute la vitesse de leurs jambes.
Il s’en était fallu de peu d’ailleurs qu’ilsne fussent pris.
Maintenant toute la maison était sur pied.Dixler, George, son chauffeur, Rhinelander, deux policemen venus dela gare fouillaient tous les coins de la villa, exploraient lejardin, et enfin constataient le bris du coffre-fort et le vol.
Dixler, qui pour dérouter les soupçons,faisait étalage du plus grand zèle, fut le premier à se demander cequ’était devenue miss Helen. Il courut à la chambre de la jeunefille, et c’est lui qui coupa ses liens et la délivra du bâillonqui l’étouffait.
À peine revenue à elle, elle murmura d’un airégaré :
– Le plan, ils ont volé le plan dutunnel !…
Mais Dixler, à qui une des femmes de servicevenait de dire quelques mots, s’écria d’un air decomponction :
– Hélas ! miss, ce n’est pas le seulmalheur… Votre père…
– Parlez, je suis assez courageuse poursupporter toute la vérité.
– En apprenant le vol dont il venaitd’être victime, le général Holmes a été frappé d’unecongestion.
Sans répondre une parole, Helen s’étaitélancée vers la chambre de son père auquel on faisait respirer dessels et dont on frictionnait les tempes. Mais tous les soins furentinutiles. Frappé dans ses espoirs les plus chers, le général avaitsuccombé à une apoplexie foudroyante.
Helen demeura quelques minutes comme écraséepar l’immensité du malheur qui la frappait. Elle tint longtempsdans ses mains les mains déjà glacées de son père.
Puis brusquement, elle s’arracha à cettecontemplation, essuya ses larmes et relevant la tête :
– J’aurai le temps de pleurer mon père,s’écria-t-elle, maintenant il faut que je le venge. Il faut que jefasse arrêter les bandits qui ont causé sa mort et que je retrouvele plan volé ! Et cela je le ferai, je le jure sur le corps demon pauvre père assassiné.
Suivie de Dixler, de George Storm, deRhinelander, du chauffeur Joë et de toutes les personnes présentes,miss Helen s’était élancée vers la gare. C’était la seule directionqu’eussent pu prendre les fuyards. De nombreuses traces de pas, desarbustes brisés dans les massifs ne permettaient d’ailleurs aucundoute à cet égard.
À la station on recueillit de nouveauxrenseignements. Il faisait maintenant grand jour et les employés dela gare prétendaient avoir vu un quart d’heure auparavant desombres suspectes rôder autour du train même qu’avait conduit Georgeet qui stationnait sur une voie de garage.
Le train fut fouillé de fond en comble sansamener aucune découverte.
À ce moment un homme d’équipe accourut enfaisant des signes désespérés.
– Je suis sur la piste, expliqua-t-il,les gredins se sont emparés d’une locomotive en stationnement et cesont eux que vous apercevez là-bas au tournant de la voie.
– Il faut les rejoindre à tout prix,déclara miss Helen.
– Voici une machine qui est plus rapideque celle qu’ils ont volée, dit George. Montons-y tous. Je mecharge de les rattraper. Le tender est plein de charbon, ils n’enont certainement pas autant.
Le conseil du mécanicien fut aussitôt suivi.Tout le monde, y compris miss Helen et deux policemen, prit placesur la locomotive, qui bientôt brûla le rail à une effarantevitesse.
– Nous gagnons un peu de terrain, fitremarquer George Storm au bout d’une demi-heure de poursuite, maisil y aurait peut-être un moyen plus rapide. Nous sommes sur la mêmevoie et nous nous exposons à une collision. C’est à un mille d’icique la voie bifurque. Nous allons nous engager sur la voieparallèle.
Spike et Lefty, qui de loin adressaient dehideuses grimaces à leurs poursuivants, eurent un ricanement dejoie en voyant que la locomotive qui leur donnait la chasse fairemachine arrière, pendant que miss Helen descendait et manœuvrait àl’aiguille.
Leur joie fut de courte durée.
Sitôt que George vit sa machine sur la secondevoie et qu’il n’eut plus de collision à redouter, il ouvrit toutgrand le robinet d’adduction de la vapeur et bientôt la distanceentre les locomotives diminua.
Maintenant on distinguait très nettement laface ricanante de Spike, la face stupide de Lefty.
Les deux bandits avaient beau bourrer lefourneau de combustible, la distance diminuait de plus en plus.
– Je vais toujours en démolirquelques-uns, hurla Spike en grinçant des dents.
Et il mit en joue miss Helen avec un énormebrowning.
Pendant quelques minutes, les ballescrépitèrent comme une grêle sur les tôles de la machine.
George et le policeman ripostèrent avec cettedifférence qu’ils étaient beaucoup mieux pourvus de cartouches queceux qu’ils poursuivaient.
Il vint un moment où les bandits furent àcourt de munitions. D’ailleurs, on n’apercevait plus Lefty. On sutplus tard qu’il avait été tué d’une balle en plein cœur.
Spike se vit perdu. Le feu baissait sous sachaudière, son charbon tirait à sa fin, et ses ennemis l’avaientpresque rejoint.
Il vint un moment où les deux locomotives setrouvèrent côte à côte.
– Il faut le prendre vivant, s’écria missHelen, à cause du plan. Sans savoir si quelqu’un l’accompagnait,elle avait bondi de la locomotive sur la toiture du tender et de làsur l’auto-machine et elle était tombée à l’improviste sur Spike,auquel elle cherchait à arracher le plan.
Le misérable luttait désespérément, roulantautour de lui des yeux égarés, pareil à une bête fauve traquée dansson repaire.
Enfin d’un suprême effort il se dégagea etsauta dans le vide.
La voie en cet endroit, traversait un immensemarécage, à travers lequel on avait jeté un pont. Spike avait assezbien calculé son élan pour savoir qu’en cet endroit il ne risquaitpas de se tuer. Et il n’avait pas lâché le plan du tunnel desmontagnes du Diable.
En tombant du haut du pont, Spike était venus’enfoncer dans la vase du marécage que surmontaient d’épaisbouquets de roseaux.
Un instant il pensa que ces roseaux luipermettraient d’échapper à ses ennemis. Une seconde de réflexionlui fit comprendre qu’on aurait vite fait de le retrouver. Iln’avait pas assez d’avance pour dépister ceux qui lepoursuivaient.
Alors, dans sa cervelle exaspérée, une autreidée lui apparut.
On me prendra si on peut, réfléchit-ilrapidement, mais on n’aura pas le plan, et grâce au plan, j’auraides droits à la reconnaissance de Dixler et des autres.
Ce projet parut au bandit trop judicieux pourn’être pas mis immédiatement à exécution.
Fébrilement, il déplaça une motte de gazon aupied d’une des piles, creusa dans la terre molle un trou avec sesongles, y fourra le plan soigneusement roulé, puis remit la mottede gazon à sa place et se tapit dans les roseaux, retenant sonhaleine, immobile comme une statue.
Les événements prouvèrent à Spike qu’il avaitraison de ne pas se bercer du chimérique espoir d’une évasion.
Quelques minutes après, ses ennemis étaientsur ses traces.
– Par ici, criait Helen ; il est parici, les roseaux sont foulés.
En un clin d’œil, le bandit fut cerné, dixpoings menaçants s’abattirent sur lui et bientôt il fut solidementappréhendé.
Non sans l’avoir gratifié de quelques horions,il fut hissé sur le pont et on le fit monter dans la locomotive quiavait servi à sa capture et qui reprit à toute vapeur le chemin deCedar Grove.
Là on le descendit du train avec le mêmecérémonial et on le conduisit à la villa où les magistrats devaientl’interroger, après avoir fait les constatations d’usage.
Sur un signe imperceptible de Dixler, qui, onle sait, avait assisté à toutes les péripéties de cette dramatiquecapture, Spike avait fini de se débattre et de hurler, et pendantun instant, au milieu de la foule qui remplissait le vestibule dela villa, les policemen chargés de sa surveillance, cessèrent unmoment de s’occuper de lui.
Sans affectation, Dixler s’était approché.
Alors Spike fit signe à son complice deregarder une de ses manchettes et celui-ci put lire ces quelquesmots, tracés au crayon :
« Ai enfoui plan tête du pont, marque21. »
L’Allemand eut un diabolique sourire. D’unimperceptible signe, il fit comprendre à Spike que tout irait bienet que ses protecteurs ne l’abandonneraient pas.
Le bandit, dès lors, se tint tranquille etrépondit docilement aux questions qui lui furent posées.
Par exemple, quand on lui demanda ce qu’ilavait fait du plan, il prit son air le plus stupide.
– Quand j’ai vu que j’allais être pris,déclara-t-il, je l’ai jeté dans le fourneau de la locomotive.
On ne put tirer autre chose de lui. Dixlertriomphait.
– Maintenant, songeait-il, je crois bienque nous avons gagné la partie. Le général mort, le plan disparu,la Central Trust ne vaut plus grand-chose et nous n’aurons pasgrand-peine, je crois, à nous en rendre acquéreur.
En prenant une physionomie de circonstance, ilalla se joindre à la foule des amis qui avaient pénétré dans lachambre mortuaire où était exposé le corps du général Holmes.
Maintenant qu’elle avait arrêté ceux quiavaient causé la mort de son père, miss Helen sentait toute sonénergie l’abandonner.
Elle allait à présent, pouvoir se donner toutentière à sa douleur.
Quand Ebenezer Spike s’éveilla le lendemainmatin, il fut fort étonné de ne pas reconnaître les murs familiersde sa petite chambre de Denver.
Il fit un mouvement pour se lever, mais cegeste lui arracha un cri de douleur et il retomba sur la couchettefort peu confortable où il était étendu.
Avec la douleur la mémoire lui revint.
Comme sur un écran cinématographique, tout ledrame de la veille se déroulait devant lui.
D’abord, les propositions de Dixler, puisl’expédition avec Lefty, nocturne et furtive à Cedar Grove,l’heureuse ouverture du coffre-fort et la capture des documentssignalés par l’Allemand. Jusque-là tout allait bien et Spike avaitconscience d’avoir accompli de la bonne besogne. Mais à partir dece moment les affaires se gâtaient ; la petite jeune fille quivoulait savoir qui faisait tant de tapage, cette nuit-là dans lecottage, la bataille avec Helen, il ne l’avait bien vue qu’uninstant, dans un rais de lune ; – oh ! comme elle avaitune figure expressive, vraiment belle et dramatique – et puis, lafuite, et puis enfin… la mauvaise chose… le grand malheur, larencontre du vieux gentleman… et le vieux gentleman qui avaittellement peur qu’il tombait en faiblesse… la fuite, la poursuite,les deux trains haletants, l’un derrière l’autre ; la petitedemoiselle qu’il avait si bien ficelée, reparaissant tout à coup etl’obligeant à faire le saut dans la rivière, le plan caché près dela pile du pont…, enfin, et c’est ici que l’aventure se gâtait toutà fait, la dernière poursuite, l’arrestation, la rentrée à CedarGrove et là, le vieux gentleman mort, parfaitement mort – il avaitle cœur trop sensible – et parce que cette brute de Lefty avait unefigure si peu sympathique et des manières de sauvage !
Et maintenant, c’était la justice et après laprison. Brrr…, le bandit eut une terrible vision de potence, decorde et d’un homme au bout de la corde qui gigotait et luiressemblait comme un frère.
Un frisson râpa l’échine du misérable, safigure de vieux singe devint d’une pâleur terreuse. Il ferma lesyeux.
Une voix rude le força bientôt à les rouvrir,quelqu’un l’appelait :
– Eh ! Spike !… Spikeregarda.
Devant lui, derrière les croisillons de lagrille de fer qui séparait sa cellule du couloir, il y avait ungardien, un gros garçon rouge, avec des yeux bleus qui semblaientfabriqués en porcelaine et qui l’examinait avec une évidentesatisfaction.
Reconnaissant un gardien – espèce humaine quedans sa longue carrière pénitentiaire Ebenezer avait appris à bienconnaître et qu’il détestait particulièrement – Spikegrogna :
– Je vous prie, monsieur, de me laissertranquille ! Le gardien éclata de rire.
– Tu ne me reconnais pas.
– J’ai l’habitude de choisir lespersonnes que je fréquente.
– Pas toujours, pas toujours, vieilleboule. Il t’est arrivé, bien des fois, de connaître des gens malgrétoi.
Cette allusion aux nombreux malheurs qu’ilavait eus, exaspéra Spike.
– Je vous répète, monsieur, grinça-t-il,tandis que ses petits yeux étincelaient comme des clous neufs, jevous répète que je vous prie de me laisser tranquille.
La colère de Spike sembla amuser beaucoup legardien.
– Allons, damné garçon, dit-il, nousallons te rafraîchir la mémoire… tiens ! rien qu’en te disantmon nom : Tom Brooks.
Spike qui s’était retourné, le nez contre lamuraille, fit un bond et se retrouva face à face avec soninterlocuteur.
– Hé ! hé ! ricana le gardien,il me semble que tes souvenirs se réveillent.
– Vieille canaille ! hurla Spike, lediable ne t’a donc pas étranglé.
– Il t’étranglera avant moi, vieilleboule, mais avant que tu fasses le saut dans la trappe, je suisvraiment heureux de t’avoir retrouvé pour te faire un peu payer letour que tu m’as joué à Frisco.
Une voix rude s’éleva dans le lointaincouloir :
– Brooks !
Le gardien devint tout rouge et rectifiaimmédiatement la position, en répondant :
– Monsieur !
– Vous savez que je vous ai défendu déjàplusieurs fois, de causer avec les détenus… Venez ici.
Tom Brooks s’éloigna, tandis que Spike sefrottait les mains, en répétant :
– Qu’est-ce qu’il va prendre, la vieillecrapule, avec le surveillant-chef !
Quatre années auparavant, au cours d’un séjourdans une prison de San Francisco, Spike avait eu comme gardien cemême Tom Brooks qu’il venait de retrouver, et Spike se rappelaittoutes les méchancetés, toutes les petites tortures que lui avaitfait subir ce tyran de troisième classe, qui savait être, àl’occasion, un ingénieux bourreau.
Mais Spike avait eu sa revanche.
Avec quelques bons garçons qui aspiraient,comme lui, à respirer l’air pur de la prairie, il avait, un beaujour, empoigné, ligoté et bâillonné le dit Brooks et pris la clefdes champs, au moyen de celles dont l’infortuné gardien étaitporteur, si j’ose dire.
Spike riait encore tout seul, au souvenir dela tête effarée et des yeux exorbités de Brooks, quand celui-cireparut, goguenard, devant la grille.
– Eh ! vieille boule, me voilàrevenu, je ne t’ai pas faussé compagnie bien longtemps !
– Le surveillant a dit qu’il étaitdéfendu de causer avec les prisonniers, objecta Spike, d’un airtrès digne.
– Le surveillant est parti déjeuner.
– Il a bien de la chance, le surveillant,soupira ingénument l’agent de Dixler.
– Tu as faim, mon gaillard ?
– Une faim terrible.
Tom Brooks eut un fou rire.
– Alors tu attendras jusqu’à ce soir,décida joyeusement le gardien, tu dîneras de bien meilleurappétit.
Spike ne répondit pas, mais ses yeux de renardeurent une petite flamme.
– Et puis comme cela, poursuivit Tom, jevais pouvoir te donner des nouvelles sans me bousculer.
Le gardien tira de sa poche un journal et ledéplia lentement.
– L’affaire fait un bruit énorme, vieilleboule. Te voilà célèbre. Pense donc, d’un seul coup tu cambrioles,tu voles le plan de la ligne de la Central Trust et tu fais décéderle général Holmes.
– Je n’y suis pour rien, répliquavivement Spike.
– Oui, oui, c’est entendu, c’est toujoursla même chanson. Quand deux gredins ont assassiné quelqu’un, c’esttoujours la victime qui est fautive.
– Non, non, protesta Spike avec la plusgrande énergie, je suis un voleur, un escroc, un faussaire, tout ceque tu voudras, mais je n’ai jamais tué, et jamais je ne tuerai,entends-tu Brooks.
– Ça, mon garçon, ce n’est pas monaffaire, c’est la tienne. Tu tâcheras de te débrouiller avec lesjuges. Maintenant, un conseil de bon camarade. Tum’écoutes ?…
– Oui.
– Je crois que si tu voulais dire où tuas caché le plan, tu pourrais peut-être encore sauver ta vilainepeau de singe.
Spike ne répondit pas.
Brooks ne sembla pas découragé.
Il poursuivit.
– Écoute ; tu m’as dit tout àl’heure que tu avais faim.
Les puissantes mâchoires de Spike eurent unpetit tressaillement, mais le gredin ne desserra pas les dents.
– Qu’est-ce que tu dirais de deux bonsœufs au lard ? La poitrine de Spike se gonfla.
– … d’une belle tranche de bœuf ?Spike eut un soupir.
– … d’un bon verre de whisky ?… Lesyeux de Spike se mouillèrent.
– Eh bien ! conclut le gardien,Spike aurait tout cela avant cinq minutes si Spike voulait confierà son ami Brooks où il a caché le plan de la ligne des montagnes duDiable.
Malgré les douleurs qu’il ressentait dans toutson corps meurtri, Spike sauta hors de sa paillasse et se rua surla grille avec une telle expression de fureur que Brooks, nepensant plus aux barreaux protecteurs, recula prudemment de deuxpas.
– Assassin, crapule, canaille,bandit ! hurlait Spike au paroxysme de la rage, gare à toiquand je serai hors d’ici.
– Tu ne sortiras d’ici, vieille boule,que pour faire ta visite à master Penkins.
Master Penkins était l’honorable bourreau deDenver.
– Veux-tu faire un pari ? ripostaEbenezer.
– Lequel ?
– C’est qu’avant huit jours je serailibre.
– Elle est bonne, la plaisanterie, ricanale gardien.
– Souviens-toi de San Francisco !…Le rire du gardien s’éteignit.
Il s’éloigna en grommelant des paroles demenaces.
Il y a un proverbe français qui assure que quidort dîne. Ebenezer voulut tenter l’expérience. Il s’étendit denouveau sur sa couchette et essaya de s’endormir.
Mais ce fut en vain qu’il appela le sommeil,il avait trop de choses qui remuaient dans sa tête.
Et puis, comment tout cela finirait-il ?Si les juges étaient persuadés comme le journal de cette brute deBrooks que c’était lui, Spike, l’assassin du général ? C’étaitla mort tout simplement. À cette pensée, il enrageait.Comment ! ce serait pour mille pauvres dollars, chichementdonnés par Dixler, qu’il serait pendu ! Ah ! il n’avaitjamais eu de chance ! Il conclut, avec un grand coup de poingdans sa paillasse.
Tout ça, c’est encore la faute du Memphisadvertiser !
Il faut dire pour l’explication de cettephrase mystérieuse, que Spike qui appartenait à une bonne familleavait été irrésistiblement entraîné vers le théâtre dès sonadolescence.
Son physique ingrat ne lui permettant pas deremplir les emplois d’amoureux, il avait dû longtemps se contenterdes emplois de groom et de valet. Enfin, un jour – jour de gloire –Charles Bâtes, le célèbre vaudevilliste, lui avait confié, carSpike ne manquait pas d’intelligence, le rôle principal d’unenouvelle pièce : Open the Window… dont on disait leplus grand bien.
Spike ne se sentait pas d’aise, et vivait dansun rêve doré. Il voyait miroiter devant lui la gloire et lafortune.
Le réveil fut dur.
La représentation ne put s’achever.
Déjà le physique disgracieux de Spike avaitindisposé le public, quand un subit manque de mémoire le laissabafouillant à l’endroit le plus excitant.
Ce fut une tempête. On faillit démolir lasalle.
Le lendemain, le grand journal de Memphis, oùavait eu lieu la représentation, l’Advertiser, publiait unarticle où Spike était traîné dans la boue et traité de détraquéindécent et maladroit.
Le surnom de Stupid Key (Singe idiot)demeura au pauvre Spike qui ne put jamais trouver un engagement etqui, de chute en chute, de misère en misère finit par tomber dansle crime.
Et depuis ce temps-là, toutes les fois qu’illui arrivait du malheur, Spike ne manquait pas de renouveler sonimprécation farouche contre le malencontreux journal dont lacritique avait brisé son avenir théâtral.
Le prisonnier en était là de ses réflexions,quand le surveillant-chef vint à passer dans le couloir.
Spike sauta à bas de son lit et courut à lagrille.
– Pardon, monsieur, commença-t-il.
– Qu’est-ce que vous voulez ?demanda le fonctionnaire, d’un ton bourru.
– Je voudrais écrire unelettre ?…
– C’est bien, je vais vous envoyer cequ’il vous faut.
Dans les prisons des États de l’Union, lesprisonniers ont le droit d’écrire à n’importe qui toutes leslettres qu’ils veulent. Les lettres sont envoyées scrupuleusement àleur adresse après, bien entendu, que le directeur en ait eu prisconnaissance.
Une heure plus tard, Spike remettait à Brooksfurieux d’être obligé de lui servir de facteur, le billetsuivant :
Monsieur Dixler,
J’ai tellement de chagrin de ne plus vousvoir que, si vous ne venez pas rendre une petite visite, je suiscapable de faire une bêtise.
Votre dévoué,
EBENEZER SPIKE.
Il y avait déjà un mois que Helen étaitorpheline, mais le temps avait beau passer, la douleur restait lamême.
Elle ne pensait qu’à son père.
Vingt fois par jour, en traînant ses pas dansce Cedar Grove, où elle avait grandi, où elle avait été siheureuse, elle songeait qu’elle ne verrait plus jamais, jamais, lecher papa, qui était si bon, si joyeux, qui aimait tant sa petitefille.
Et Helen ne pouvait retenir ses larmes.
Tous les jours, M. Hamilton, son parrain,et qui avait pour la jeune fille une affection quasi paternelle,venait au cottage et essayait de parler affaires à l’orpheline.
– Plus tard, plus tard, mon bon Ham, luidisait-elle.
– Mais, ma petite fille, répondait lebrave homme, le temps passe. Il faut pourtant que vous sachiez oùvous en êtes.
– Écoutez, Ham, voulez-vous me donnerencore huit jours.
– Soit, dans huit jours, je reviendrai…et vous serez raisonnable.
– Je vous le promets.
Dixler allait sortir de chez lui, quand on luiremit la lettre de Spike.
Il la lut rapidement et son parti fut vitepris. Spike était son complice et il avait besoin de le ménager. Sile comédien mangeait le morceau, cela pourrait devenir plus quegênant pour lui, Dixler.
Le jeune homme sauta dans son auto et se fitimmédiatement conduire à la prison de Denver.
Sa situation d’ingénieur en chef de laCompagnie du Colorado, lui ouvrait toutes les portes et ce fut sansdifficulté que l’Allemand obtint l’autorisation de voir Spike danssa cellule.
Or, ce matin-là, Spike était encore de plusmauvaise humeur que d’habitude. Tom Brooks, son bourreau venait,pour lui faire une bonne plaisanterie, de lui passer par leguichet, un unique morceau de pain, qui devait composer tout lemenu du prisonnier.
– C’est jeudi, aujourd’hui, protestaitSpike, j’ai droit à ma portion de viande.
– Oui, mon garçon, ricanait Brooks, tu asparfaitement raison, et tu as eu ta portion de viande comme lesautres.
– Alors ?
– Alors, il est arrivé un petit accident.Comme je t’apportais ton repas, la portion de viande – un beaumorceau de bœuf, ma foi – a glissé de l’assiette et est tombée parterre. Justement le chien du directeur passait, il a sauté sur latranche et s’est sauvé avec.
On ne sait pas à quelles extrémités se seraitporté Spike s’il n’avait aperçu à ce moment, dans le couloir,Dixler qui se dirigeait vers sa cellule. Quand il fut devant lagrille que Brooks venait d’ouvrir :
– Laissez-nous, dit Dixler à Brooks, enlui montrant la permission délivrée par le directeur.
– Impossible, monsieur, fit Tom, ensoulevant sa casquette.
– Et pourquoi, je vous prie ?
– Parce que les règlements sont formels.Je dois assister à tous les entretiens que peuvent avoir lesprisonniers.
– C’est bon, fit le jeune homme qui, bienque violemment contrarié, cherchait à faire bonne figure.
– Ah ! bonjour, monsieur Dixler,c’est gentil de venir voir les amis dans la peine ! s’écriaSpike.
– Je veux que vous soyez bien persuadé,Eben, répliqua l’ingénieur en regardant le prisonnier bien dans lesyeux que je ne les abandonne jamais.
Puis s’adressant à Brooks :
– J’espère, monsieur, disait-il, que vousêtes content de votre prisonnier.
– Euh ! euh ! fit Tom, çadépend des jours. Mais comme nous sommes de vieilles connaissances,on finit toujours par s’entendre.
Dixler sourit agréablement.
Cependant, très vite, Spike lui disait, enallemand :
– Avez-vous été au pont ?
– Pas encore.
– Allez-y le plus tôt possible.
– J’irai aujourd’hui et si je trouve ceque tu sais, je te jure que tu ne moisiras pas ici.
La voix de Brooks retentit.
– Oh ! messieurs, lesrèglements ! je vous en prie, observons les règlements !Il est interdit de causer avec les prisonniers dans une langueétrangère.
– Pardon, fit l’Allemand, j’ignoraisabsolument.
Il s’entretint encore quelques instants avecl’ancien forçat, auquel il donna des conseils moraux et desnouvelles insignifiantes, puis il prit congé de l’ancien comédienen lui promettant de revenir bientôt lui faire une nouvellevisite.
Dès qu’il fut hors de la prison, Dixler pritdans son portefeuille, un morceau de papier que Spike lui avaitglissé subrepticement dans la main et où il y avaitécrit :
Surveillez tête de pont,
marque 21,
près poutre en bois.
Il songea un instant, puis monta dans savoiture.
L’ingénieur donna ses indications auchauffeur ; une demi-heure plus tard, il était à l’endroitindiqué.
Après avoir fait stopper sa voiture à quelquedistance du pont, il descendit la berge du creck et s’engagea dansles roseaux.
Ses recherches ne furent pas longues.
Grâce aux indications précises de Spike, ileut vite fait de déterrer le précieux document.
Un sourire de triomphe illumina le beau visagedu gredin.
C’était bien le plan du tunnel des montagnesdu Diable.
– Allons, murmura-t-il, en regagnant sonauto, ce Spike est vraiment un garçon précieux. Il est bien tropintelligent pour rester en prison… je m’occuperai de lui, dèsdemain.
*
**
Ainsi qu’il l’avait promis à Helen,M. Hamilton se présentait huit jours plus tard à CedarGrove.
– Eh bien ? monsieur ! demandala jeune fille, en lui serrant les mains.
– Ma chère Helen, réponditM. Hamilton d’une voix grave, je viens vous annoncer unemauvaise nouvelle.
– N’hésitez pas… dites tout de suite ceque vous savez, je suis courageuse.
– Eh bien, mon enfant, le malheur estencore plus grand que je ne l’avais prévu. Votre pauvre père avaitengagé jusqu’au dernier dollar dans cette affaire.
« Pour le moment, vous n’avez plus rien,car tout l’avoir de votre père a été englouti dans cette mauditeaventure du tunnel des montagnes du Diable. C’est pour nous aussiun coup terrible. Sans le plan, nous sommes presque paralysés.Néanmoins, je fais quand même commencer les travaux de la ligne.L’essentiel est de gagner du temps. Si nous abandonnons notreprojet ce serait la catastrophe. Dieu veuille que nousréussissions… En attendant le résultat, ne désespérez pas. Voussavez combien je vous aime et combien j’aimais votre père. Vousallez venir chez moi et j’espère que vous me permettrez de voustraiter comme ma fille.
Helen avait redressé la tête.
Une flamme vaillante brillait dans sesyeux.
Son joli visage avait une expression devolonté et de force qui frappa le directeur de la CentralTrust.
– Merci de tout mon cœur, cher et bonami, répondit la jeune fille, mais je ne veux être à charge depersonne. Je suis forte, bien portante, mon pauvre père m’a faitdonner une éducation qui me permet de remplir bien des emplois.J’ai l’intention très arrêtée de travailler pour gagner ma vie. Laseule chose que je vous demande, c’est de me recommander àquelqu’un de vos amis afin que je puisse trouver un emploi le plusvite possible.
– Bien, Helen, bien ma chèreenfant ! s’écria M. Hamilton ému. Il sera fait comme vousle désirez et je vous estime pour votre décision.
Le directeur prit une carte dans sonportefeuille et écrivit rapidement quelques mots. Quand il eutfini, il tendit la carte à Helen. Elle lut :
Monsieur Robert Green,
Inspecteur à la Colorado Railway.
Mon cher Bob,
Cette carte vous sera présentée par HelenHolmes, la fille du général. Je vous serai personnellement trèsobligé de tout ce que vous pourrez faire pour elle.
HAMILTON.
*
**
– Embrassez-moi, s’écria Helen, ensautant au cou du vieillard. Si mon pauvre père nous voyait, ilserait content de vous… et je crois qu’il serait aussi content demoi.
Ce n’était pas seulement le désir d’êtreagréable à Spike, qui poussait Dixler à favoriser son évasion. Lejeune homme aurait parfaitement laissé son complice pourrir sur lapaille humide des cachots de Denver, s’il avait eu la certitude quel’ancien comédien passerait de vie à trépas, sans souffler mot.Mais il savait bien que Spike ne lui pardonnerait pas son abandon,et se voyant définitivement « lâché » ne manquerait pasde confier aux juges bien des choses qui auraient pour lui, Dixler,des conséquences infiniment désagréables.
Il résolut donc d’agir le plus rapidementpossible.
Le lendemain, il se rendait à la prison.
L’inévitable Tom Brooks lui ouvrit la porte dela cellule et pénétra à la suite de l’Allemand.
En voyant Dixler, Spike cligna de l’œil.
– Eh bien, monsieur Dixler, demanda-t-il,avez-vous fait une bonne promenade, hier ?
– Excellente, mon cher Spike, c’est unedes meilleures journées que j’aie eues depuis longtemps.
– De quel côté avez-vous porté vospas ?
– Du côté de Wood Bridge.
– À merveille. C’est un endroit bienagréable.
– N’est-ce pas ? J’y ai même faitune rencontre qui m’a comblé de joie.
Tom Brooks écoutait cette absurde conversationavec une sorte d’attention stupide. Profitant d’un moment où legardien tournait la tête Spike put glisser à l’oreille deDixler :
– Occupez l’homme pendant deux minutes.Aussitôt, Dixler se tourna du côté de Tom.
– Et vous, monsieur Brooks, demanda-t-ilaffectueusement, vous ne devez pas sortir souvent avec votreaffreux métier ?
Le gardien soupira.
– On n’est pas juste pour nous, monsieur,confia-t-il. Nous n’avons même pas nos dimanches ! C’est dur.Un jour par mois seulement, c’est dégoûtant et il y a bien d’autreschoses…
Tandis que Tom Brooks faisait ses doléances àDixler, qui semblait y prendre un intérêt croissant, Spike neperdait pas son temps.
Rapidement, il avait arraché et pétri en bouleune partie de la mie de son pain, puis, glissant sa main sous lepardessus de l’Allemand, il avait enfermé dans la mie de pain laclé de sa cellule qui pendait au premier rang du trousseau queBrooks tenait à bout de bras.
Avec des précautions infinies, l’empreinte dela clé soigneusement prise, il détacha la mie de pain du morceaud’acier, se renversa en arrière et cria d’une voixglapissante :
– Ah çà ! monsieur Dixler, est-ce àBrooks ou à moi que vous venez faire une visite ?
– Taisez-vous, vermine gronda Tom,furieux d’être interrompu au milieu de son discours.
– Je vous prierai de me parler poliment,rectifia Spike, d’un air digne.
– Non, mais a-t-on jamais vu ce gibier depotence…
– Chut ! chut ! fit Dixler, nevous disputez pas. Aussi bien, il faut que je m’en aille. Mais jereviendrai demain, dit-il à Spike, en le regardant fixement.
– Alors à demain, fit l’ancien forçat, enallongeant le bras pour donner une poignée de main à son ami.
Dixler tendait la main et sentit une boulemolle qu’on lui glissait dans les doigts.
Il comprit et eut un sourire.
– À demain, dit-il, en s’en allant. Puisà Brooks :
– Au revoir, monsieur Brooks, j’ai prisun plaisir infini à votre conversation.
Brooks, gonflé comme un dindon, l’accompagnajusqu’à la porte, en l’assurant que jamais il n’avait rencontré aucours de sa longue carrière un gentleman aussi intelligent et aussisympathique.
Spike dormit très peu cette nuit-là. Il nedoutait plus de la bonne volonté de Dixler, mais comment les chosesallaient-elles tourner. L’ancien comédien savait par expériencequ’une évasion est une chose délicate, que l’adresse et l’audace nesuffisent pas toujours et qu’il faut aussi une bonne part de chancepour réussir…
Au matin, il finit pourtant par s’assoupir. Ileut un rêve bizarre, ce dont il se souvint avec une étrange nettetéà son réveil.
Spike se voyait courant dans la prairie etpoursuivi par des chiens sauvages. Les animaux hurlants allaientl’atteindre quand, dans un dernier effort, il gagnait un petitvallon où il lui semblait qu’il serait à l’abri.
Mais aussitôt qu’il avait mis les pieds sur leperfide gazon de la vallée, Spike s’apercevait avec horreur que leterrain cédait sous ses pieds, et qu’il s’enfonçait doucement maisinévitablement dans un fétide marécage.
Et Dixler, subitement surgi d’une touffe deroseaux, lui appuyait sur les épaules en ricanant et afin de lefaire enfoncer plus vite.
Spike voulait appeler au secours, mais, par unétrange phénomène, pas un son ne sortait de son gosier contractépar l’angoisse.
Soudain, au moment où le misérable allaitdisparaître dans la boue, Helen Holmes apparaissait… Oh ! ilreconnaissait bien sa vaillante petite figure et ses beaux yeuxhardis. Elle repoussait rudement Dixler et, avec une forceincroyable, arrachait Spike à l’étreinte mortelle de la vase.
Et quand Spike, couché sur un sol ferme parmides herbes qui sentaient bon, reprenait connaissance, Helen luisouriait gentiment et n’avait plus du tout l’air fâché…
Ce rêve avait frappé Spike étrangement. Ilrestait les yeux mi-clos, gardant toujours la franche vision deHelen, quand la voix de Brooks le fit sursauter :
– Une visite pour toi, vieilleboule ! Spike ouvrit les yeux tout à fait.
Derrière la grille de la cellule, ilapercevait Dixler qui, malgré la chaleur, était engoncé dans unvaste pardessus.
En entrant dans la cellule et en donnant lamain à son complice, Dixler, d’un coup d’œil, lui recommanda d’êtresur ses gardes.
Puis il dit d’un ton indifférent :
– Mon vieux Spike, nous ne nous reverronspas d’ici quelque temps.
– Vous me lâchez.
– Non, mais il faut que j’aillesurveiller les travaux de la ligne.
– Dans combien de temps serez-vous deretour ?
– Dans six semaines environ.
– Alors, intervint Brooks avec un grosrire, vous pouvez, monsieur faire vos adieux définitifs à cettevieille vermine, car lorsque vous reviendrez, il y a longtemps quemon ami Spike aura été interrogé, jugé et exécuté.
Spike fit une grimace extraordinaire, puisfrappant sur l’épaule de Tom.
– Tu ne veux toujours pas tenir monpari ? demanda-t-il.
– Quel pari ?
– Tu sais bien que je t’ai proposé deparier avec moi que je serai bientôt libéré.
Le rire de Brooks redoubla.
– Je ne veux pas te gagner ton argent,vieille boule, fit-il en haussant les épaules.
Au bout de cinq minutes de conversation,Dixler prétextant un rendez-vous, prit congé de Spike.
Tom Brooks referma la porte à double tour etse disposa à accompagner Dixler.
– Tiens, dit tout à coup Dixler les yeuxfixés sur l’extrémité du couloir. Qu’est-ce qu’il y a donc parterre là-bas, on dirait un portefeuille.
Les regards de Tom Brooks se portèrent versl’endroit indiqué.
– C’est pardieu vrai, gentleman, s’écriale gardien qui courut vers l’objet tombé et le ramassa.
Mais déjà Dixler avait tiré de son paletot unlong rouleau qu’il passa rapidement à Spike à travers un descroisillons de la grille.
L’ancien forçat fit vivement disparaître lepaquet sous sa paillasse.
– Ah ! monsieur, voilà une saleblague, faisait piteusement Brooks qui revenait tenant dans unemain un portefeuille d’apparence modeste et dans l’autre un bout depapier tout déchiqueté.
– Qu’est-ce qu’il y a Brooks ?
– Il y a, monsieur, qu’il n’y a riencomme argent.
« Mais simplement ce papier, qui est bienla plus détestable chose que j’aie jamais vue.
– Montrez, Brooks…
Et le gardien, rouge de colère, tendit lepapier à Dixler. L’Allemand put lire en gros caractères :
BROOKS EST PLUS BÊTE QU’UN VIEUX MULET DUNEW HAMPSHIRE.
Le gardien ajouta :
– C’est sûrement quelqu’un qui me connaîtbien qui a écrit ça.
À ces mots, l’ingénieur ne put réprimer sonhilarité, Spike fit chorus derrière sa grille.
Tom Brooks devint violet.
Il expliqua :
– Ce que j’en dis, ce n’est pas pour la…chose… du machin… mais c’est que le New Hampshire est justement monpays.
Dixler entraînait le gardien en le consolant.Les deux hommes disparurent. Le corridor était désert. Avec uneextraordinaire célérité, Spike retira le paquet de sapaillasse.
Quand il l’eut déroulé, il se trouva avoirétendu sur son lit un grand cache-poussière en toile. Dans lespoches, il y avait une casquette, de grosses lunettes de chauffeuret une clé…
– Allons, fit Spike avec un rire joyeux.Dixler fait bien les choses. En un tour de main, Spike sedébarrassa de sa hideuse livrée de prison. Il jeta loin de lui avecdégoût l’infamante blouse rayée blanc et vert et endossa vivementle cache-poussière.
Il enfonça la casquette jusqu’aux oreilles,s’affubla de lunettes noires et, désormais méconnaissable, glissaen tremblant la clé dans la serrure.
Elle tourna sans difficulté… la porte s’ouvritet Spike se glissa dans le couloir.
Il aperçut dans le parloir qui précédait levestibule Tom Brooks et Dixler causant toujours.
Dixler, comme par hasard, était arrêté sur leseuil, touchant presque complètement la porte.
Spike continuait, sans se presser, à marchervers la sortie.
Au moment où il s’engageait sous la grandevoûte, le portier sortait de sa loge.
Spike eut un frisson.
Il lui semblait que le portier le regardaitavec méfiance, l’ancien comédien paya de toupet.
Il se retourna vers l’intérieur de la prisonet cria de toutes ses forces.
– C’est réparé, monsieur, nous pourronspartir quand vous voudrez. Le concierge, persuadé qu’il avaitaffaire au chauffeur de l’un des visiteurs de la maison, n’insistapas et continua sa route.
Une fois dehors, Spike se mélangea à la fouleet marcha au hasard un quart d’heure.
Quand il s’arrêta, il était devant lagare.
Il demeura une minute hésitant.
Machinalement il avait mis les mains dans sespoches. Il sentit un papier dans ses doigts.
Il le saisit vivement. C’était une lettrequ’il décacheta. Il lut :
« Va m’attendre au camp de PôleCreek. »
En plus de ce mot, l’enveloppe contenait unbillet de cent dollars.
L’étrange visage de Spike se plissacurieusement.
– Il y a du plaisir, murmura-t-il, àtravailler avec un homme comme ça.
Il entra dans la gare pour prendre sonbillet.
Grâce à la recommandation de M. RobertGreen, Helen Holmes avait été immédiatement placée dans les bureauxde l’exploitation de la nouvelle ligne de la Central Trust.
Du somptueux palais de New York ou même del’élégant cottage qu’elle venait de quitter à la grande maison debois qui allait être désormais sa patrie, la transition étaitbrutale, mais nous l’avons déjà dit Helen était une vaillante etson énergie savait accepter les plus rudes efforts pour parvenir aubut fixé.
Désormais, Helen suivait, sans défaillir, laroute de vie qu’elle s’était tracée.
Elle ne reculerait devant rien, elle ne selaisserait rebuter par nul obstacle jusqu’au jour où elle pourraitenfin réaliser sa volonté.
La tâche était nette.
Il s’agissait de retrouver le plan volé, ceplan du tunnel des montagnes du Diable qui avait été l’œuvre et lapensée de son père, ce plan sans lequel il était impossible deréaliser d’une façon pratique et rémunératrice la ligne d’Omaha àSan Francisco.
Ce plan, elle l’aurait.
En attendant, bien sagement assise à sa table,Helen Holmes travaillait dans la grande baraque en bois qui servaitd’abri aux bureaux de la Central Trust Railway, au camp de LastChance.
Un ingénieur entra.
– Bonjour, miss Holmes.
– Bonjour, monsieur Dickson.
– Avez-vous fini d’établir les feuillesde service.
– Oui, monsieur, les voici.
Et Helen tendait les papiers à Dickson.
– Ah ! pardon, fit l’ingénieur en seravisant. Il y a une petite modification que je vous prie de faire.Car c’est le mécanicien Storm qui partira avec le 18 au lieu dePhilippe.
– Bien, monsieur.
Helen reprit le papier, fit le changement denom demandé et rendit le bordereau à l’ingénieur.
Quand elle fut seule, elle se mit àsonger.
George Storm…
Quand elle était arrivée à Last Chance etaprès avoir vu M. Fowler, l’agent principal qui lui avaitexpliqué le travail qu’elle aurait à faire, la première personnequ’elle avait rencontrée avait été Storm qui descendait de samachine.
– George ?…
– Miss Helen.
– Que je suis content de vous voir.
– Et moi aussi ! miss Helen, bienheureux. Par quel prodigieux hasard vous trouvez-vous à LastChance ? Helen eut un grand rire, si franc, si frais.
– Parce que j’y suis employée.
– Employée ! !
– Au secrétariat de la direction. Stormouvrait des yeux immenses.
– Vous, vous, répétait-il, abasourdi,employée au camp. Vous, la fille du président de la CentralTrust.
– Hélas ! mon ami, le président estmort et sa fille est ruinée.
– Ruinée !…
– Complètement… Je n’ai pour toutefortune, actuellement, que les mille deux cents dollars quicomposaient ma bourse particulière.
– Et Cedar Grove ?
– Vendu !
– Et l’argent de la vente ?
– A servi à payer les dettes de monpère.
– Ruinée ! ruinée ! répétaitStorm, qui ne pouvait se faire à cette idée que miss Helen Holmesne possédait plus qu’un millier de dollars.
Helen éclata de rire.
– M’aimez-vous moins ? George, parceque je n’ai plus un sou.
– Ah ! pardieu, miss Helen, s’écriachaleureusement le mécanicien et s’il faut dire la vérité toutentière, j’aime presque mieux qu’il en soit ainsi.
– Et pourquoi donc, George ? demandahardiment la jeune fille.
– Parce que, parce que… répétait George,embarrassé, et qui, comprenant qu’il venait de faire une bêtise, sesentait devenir rouge comme une pomme.
– Enfin, vous avez une raison !…
– Oui, miss Helen, mais elle est si bête,que je ne veux pas la dire.
– Vous savez, George, que je n’aime pasles cachotteries.
– Eh bien ! fit brusquement Storm,en prenant son parti : c’est parce que maintenant, je pourraivous voir plus souvent.
– Ça ! c’est une explication, à larigueur.
– Pensez donc, miss Helen, je passe tousles jours ici, moi, je suis affecté au service de la ligne deFrisco au camp, je transporte les travailleurs, les matériaux, lesexplosifs ; alors, souvent, entre deux trains, je pourrai vousdire un petit bonjour, et je serai bien content, miss Helen.
– Avant toutes choses, George, je vousprie de laisser dorénavant de côté, les cérémonies, je vous appelleGeorge, appelez-moi Helen.
– Je n’oserai jamais.
– Quoi de plus naturel ! Nesommes-nous pas deux bons camarades qui travaillons chacun de notrecôté pour gagner notre vie, n’est-ce pas George ?
– Certainement, miss Helen.
– Encore !
– Laissez-moi le temps de m’y faire,répondit en riant le mécanicien, ça me semble si drôle.
– Est-ce que nous ne nous appelions pasainsi, autrefois ?
– Autrefois, nous étions deux gamins.
– Aujourd’hui, nous sommes deuxcamarades ; est-ce dit, George ?
– C’est dit, Helen !
– À la bonne heure !
– Alors… la main.
– Je ne peux pas !
– Pourquoi ?…
– Elle est si noire !
Et piteusement, George tendait sa main toutencrassée de charbon, d’huile, de poussière.
– Qu’est-ce que ça peut faire !s’écria joyeusement Helen, et sa main nerveuse et fine vint se lierà la main robuste de Storm.
– Oh ! miss Helen, c’est-à-direHelen, fit George, consterné.
– J’en serai quitte pour me laver lesmains tout à l’heure, nigaud. Elle ajouta, subitementsérieuse :
– Je vais même y aller tout de suite, caril faut que je me présente à M. Fowler.
– L’agent principal !
– Lui-même.
– C’est un bon garçon. Je vais vousconduire.
– Mais… ma main !
– Ah ! c’est vrai, dit George enriant. Venez jusqu’à ma machine. Les deux jeunes gens firentquelques pas et se trouvèrent tout de suite près des voies.
Une puissante machine haletait doucement,comme quelqu’un qui reprend son souffle, après une longuecourse.
– C’est ma Catherine, dit Storm, enflattant de la main le monstre d’acier, c’est une bonne fille.Puis, il appela « Sammy ! ».
Un chauffeur, noir comme un cafre etruisselant de sueur, apparut sur le plateforme.
– Descends un seau d’eau et du savon.
Une minute plus tard, Helen pouvait enfin selaver les mains.
– Grand Dieu ! dit-elle, riant etfurieuse, en retirant du seau ses menottes dégouttantes d’eausavonneuse, avec quoi vais-je m’essuyer.
Obligeamment, Sammy tira du coffre de lamachine un vieux chiffon graisseux.
– Es-tu fou, animal ! s’écriaGeorge.
– J’ai bien mon mouchoir, gémissaitHelen, mais il est trop petit.
– J’ai bien mon mouchoir, riposta Storm,mais il est bien grand.
– Tant mieux, tant mieux, vite, vite,donnez votre mouchoir, George !
Le jeune homme plongea sa main sous sajaquette de cuir et tira avec mille précautions de la poche de sonveston, un énorme mouchoir bien blanc, qui aurait pu faire aisémentune sorte de foc pour un bateau de petit tonnage.
– Il est merveilleux ! dit Helen, ens’en emparant. Quand la toilette de la jeune fille fut terminée,elle dit :
– Conduisez-moi vite auprès deM. Fowler, j’ai peur d’être en retard !
Les deux jeunes gens se hâtèrent vers lesbureaux.
Au moment d’entrer dans le baraquement, Georgedit à Helen :
– Où déjeunez-vous ?
– Je n’en sais absolument rien.
– Alors je vous invite.
– Et j’accepte.
– Je reviendrai vous prendre à midi.
– Entendu !
Les deux jeunes gens se séparèrent. Helenentra dans la maison de bois, tandis que George retournait auprèsde sa machine.
*
**
À midi tapant, George Storm faisait son entréedans le bureau.
Helen finissait de ranger ses papiers et sesporte-plumes.
– Êtes-vous prête, Helen ?
– Je suis à vos ordres, monsieur lemécanicien ! répondit en riant Helen.
En un tour de main elle mit son chapeau,endossa sa jaquette.
– Où m’emmenez-vous ? demanda Helen,en sortant.
– À la cantine ! On n’a guère lechoix du restaurant ici. Helen fit une petite moue.
– Écoutez, George ! Ce n’est pas unepose de ma part, mais pour le premier jour, j’aimerais bien quevous trouvassiez quelque chose de plus… calme, de plus intime, quela cantine du camp de Last Chance.
– Diable ! diable ! répétait lemécanicien, en se grattant la tête.
Tout à coup, son visage s’éclaira.
– J’ai trouvé ! s’écria-t-iljoyeusement, nous allons aller demander à déjeuner à Sammy.
– Sammy !… le nègre ?
– Oui, mon chauffeur… Il doit être à peuprès blanc, maintenant, il est installé au camp avec sa femme, quiest charmante. Ils m’aiment bien, tous les deux, ils ne nousrefuseront pas l’hospitalité.
Sam Rowland et sa femme, Ketty, habitaient unepetite maison en bois, comme toutes les constructions ducamp ; mais, Sammy, qui avait tout à fait des idéesoriginales, avait badigeonné sa maison de raies énormes, vertes,bleues et blanches, d’un aspect extrêmement pittoresque.
Au moment où Helen et George se présentaient,Sammy perfectionnait justement son œuvre. Au moyen d’un pot decouleur garance et d’un pinceau colossal, il peignait sur lesbandes vertes des fleurs rouges, de l’effet le plusréjouissant.
En quelques mots, George expliqua à sonchauffeur ce qu’il désirait. Celui-ci, avant de répondre, ditsimplement :
– Il faut que je demande à mongouvernement. Et il appela, d’une voix de stentor :
– Ketty ! Ohé ho, Ketty !
Une petite femme blonde et toute mignonne,parut sur le seuil. Elle était fraîche, rose et avait les plusjolis yeux bleus du monde.
– Bonjour, monsieur Storm ! dit-elleavec un sourire au mécanicien.
– Il ne s’agit pas de ça, Ketty !rugit Sam, en brandissant le pinceau qu’il avait conservé au poing,il ne s’agit pas de ça. Voilà, le patron qui voudrait savoir si tupeux lui donner à déjeuner, ainsi qu’à mademoiselle ?
– Vous nous rendriez service, ma bonneKetty, appuya George. Miss Holmes est employée au camp, depuis cematin, et pour le premier jour, elle n’a pas voulu manger à lacantine.
– Et vous avez bien raison, miss Holmes.La cantine ! Ah ! c’est du joli !… Une caverned’ivrognes… Si mon Sammy y mettait seulement le bout des pieds, ilverrait la bonne volée qu’il recevrait.
Cette affirmation de ce petit bout de femmedéclarant qu’elle rosserait ce colosse – Sam avait bien six pieds –était tellement drôle, que tout le monde éclata de rire.
– Et ce ne serait pas la première !affirma Ketty, qui tenait à prouver que c’était elle qui portaitles culottes.
– C’est bon ! c’est bon !grommelait Sammy, on sait que tu es mon gouvernement, mais c’est dudéjeuner qu’il s’agit.
– Pour une fois, mon homme, et parhasard, tu dis une parole sensée.
– Monsieur Storm, continua-t-elle, ens’adressant à George, et vous, miss Holmes, accordez-moi vingtminutes et j’espère vous servir un petit déjeuner qui ne sera pasbien extraordinaire, mais que je soignerais de mon mieux.
Laissant le camp à leur gauche, les deuxjeunes gens descendirent jusqu’aux rives de la Garana, une petiterivière qui est un des affluents du San Joachim, et dont les bordsfleuris de roseaux et de grands osiers offraient une retraitefraîche et charmante.
Quand ils furent éloignés de tout voisinageindiscret, Helen, dont le joli visage était devenu subitementgrave, dit à George Storm.
– George, je compte sur vous pour m’aiderdans une grande chose, que je rêve d’entreprendre.
– Vous savez que je vous suis toutdévoué, Helen, dévoué jusqu’à la mort, ne m’avez-vous pas déjàsauvé la vie. Vous pouvez disposer de moi à votre fantaisie.
– Que pensez-vous du plan qu’on a volédans la caisse de ce pauvre papa ?
– Je pense que si je tenais là le gredinqui a fait le coup, il passerait un vilain quart d’heure.
– Il ne suffit pas de menacer en vain,comme un enfant bavard, il faut agir comme un homme.
– Je vous répète que je vous suisacquis.
– Bon, à partir de ce moment, il faut,comme moi, vous consacrer à la recherche du plan du tunnel desmontagnes du Diable.
– Avez-vous des soupçons ?
– Oui, et je vous le dirai tout àl’heure. Pour le moment, qu’il vous suffise de savoir que l’hommeque nous avons arrêté a déclaré aux juges que le plan est resté auxmains de son complice, un certain Lefty, qui s’est échappé.
– Alors, il faut courir après Lefty.Helen eut un mystérieux sourire.
– Je ne crois pas que ce soit la bonnepiste, dit-elle.
– Il est certain que les deux gredinsn’ont pas volé le plan pour leur compte personnel. Ils ne sont dansl’aventure que des instruments. Il faut donc chercher du côté deceux qui ont été les instigateurs du crime.
– Alors !…
– Alors, dans cet ordre d’idées notrecercle d’investigations se rétrécit bien vite. Qui avait intérêt àdérober le plan du tunnel ? Des concurrents de la CentralTrust ? Quels sont les concurrents de la Central Trust ?Les gens de la Colorado Railway.
– Oui, oui, ce doit être cela, ditvivement Storm, qui suivait avec un intérêt passionné lesdéductions de la jeune fille, et parmi tous ces gens de laColorado, il y en a un surtout, qui ne me dit rien qui vaille.
– Lequel ?
– Fritz Dixler… Oui, d’ailleurs cethomme, je le hais, instinctivement, sans pouvoir m’expliquerpourquoi.
– L’autre jour, il vous a refusé lamain.
– Je m’en moque. Le jour où je voudrailui apprendre la politesse, je vous jure que je lui donnerai unebonne leçon. Mais ce n’est pas pour la grossièreté que je ledéteste, c’est parce que je sens, je suis sûr, que cet homme vousfera du mal.
– Vous êtes fou, George, dit Helen avecson joli rire, M. Dixler est mon flirt.
– Que dites-vous ?
– Était mon flirt, serait peut-être plusexact, car depuis six semaines Helen Holmes n’est plus, au lieu dela riche héritière qu’on pourrait convoiter, qu’une pauvre filleemployée dans une compagnie de chemins de fer et gagnant trentedollars par semaine.
– Comment ! ce misérable sepermettait de vous faire la cour ?
Et Storm avait les yeux brillants, les poingsserrés, la bouche mauvaise.
Helen l’observait avec un malicieuxsourire.
– Oh ! comme vous êtes en colère,George.
Le mécanicien rougit encore une foisviolemment, et balbutia :
– Qu’est-ce que vous voulez ? missHolmes, quand je pense que ce misérable vous a manqué de respect,je deviens fou !
– Qu’est-ce que vous me chantez là. SiM. Dixler m’avait manqué de respect, je suis assez grandefille pour lui apprendre le savoir-vivre, mais il ne s’agit de riende semblable. M. Dixler a flirté avec moi, mais comme un hommebien élevé flirte avec une jeune fille du monde.
– Cependant ?
– Et puis cela ne vous regarde pas, coupaHelen, qui avait de la peine à s’empêcher de rire, en voyant l’airdéconfit que prenait Storm. Ce dont il faut nous occupermaintenant, c’est du plan et du plan seulement.
À ce moment, la voix formidable de Sam Rowlandretentit :
– Patron, criait-il, mon gouvernementvous fait dire que le déjeuner est prêt.
– Tant mieux, dit Helen, car j’ai grandfaim. Dépêchez-vous, George.
Et les deux jeunes gens se dirigèrent à grandspas vers la maisonnette bariolée.
Ils n’étaient pas éloignés de cent mètres desrives de la Garana, qu’une touffe de roseaux s’écartait doucementet que le beau visage de Dixler apparaissait dans la verdure.
– Je regrette d’être arrivé trop tard,murmura-t-il, car je crois bien que ces deux tourtereaux parlaientde moi. Ma parole, continua-t-il, en haussant les épaules, cetimbécile de mécanicien semblait être jaloux de moi…
L’Allemand demeura quelque temps immobile, lesyeux fixés sur la fine silhouette de Helen, qui s’éloignait.
– C’est qu’elle est charmante, reprit-ilau bout d’un moment, oui… mais elle n’a plus le sou !
Il réfléchit encore un peu, eut un mauvaissourire et ajouta :
– Ce serait amusant tout de même…bah ! pourquoi pas ! enfin, nous verrons.
Il alluma une cigarette et reprit lentement lechemin de Pole Creek (le ruisseau de la perche).
Le camp et les chantiers de la Compagnie duColorado s’étendaient sur la rive droite de la Garana. Tout enmarchant, Dixler contemplait avec une sorte d’orgueil cette immensecité ouvrière, qu’il avait créée par son intelligence et qu’ilanimait par sa volonté.
Il se détourna un instant pour regarder lecamp de Last Chance.
Il eût un sourire de pitiéméprisant :
– Ah ! ils pourraient travaillerceux-là, c’était la ruine certaine au bout de l’effort.
Ce que Dixler s’expliquait mal, c’étaitl’obstination de Hamilton à poursuivre l’ancien tracé de Holmes etqui n’avait aucune chance de succès, puisqu’il n’avait plus en sapossession le plan du tunnel des montagnes du Diable.
À ce moment, un nègre qui arrivait en courants’arrêta devant l’Allemand :
– Qu’y a-t-il Platon ?
– Massa ! c’est un homme qui estdans la case et qui veut parler à toi.
– Il a dit son nom ?
– Spike qu’il a dit, massa, oui Spike,c’est bien ce nom-là.
Helen était dans son bureau et travaillait àun relevé de comptes que venait de lui remettre M. Fowler,quand elle entendit la porte s’ouvrir, en même temps qu’une voixdemandait :
– Miss Holmes, s’il vous plaît ?
– C’est moi, fit Helen en se levant.
Un personnage maigre, osseux, vêtu comme unouvrier était devant elle. La tête crapuleuse avait quelque chosede simiesque.
Helen eut un mouvement de recul.
Elle se ressaisit et se reprochant de ne pasmieux maîtriser ses nerfs elle demanda au nouveau venu :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Vous remettre ça, miss Holmes.
Et l’homme tendit à la jeune fille un bout depapier. Helen le prit et lut :
« John Blay, 25 dollars, vu :Hamilton. »
– C’est pour me faire inscrire sur leslistes de paye. M. Hamilton vient de m’embaucher commesurveillant du matériel.
– Ah ! bon.
Mais Helen ne se pressait pas d’inscrire surson registre le nommé John Clay. Elle ne pouvait détacher les yeuxde la face hideuse du nouveau surveillant.
Elle pensait obstinément :
– Où donc ai-je déjà vu cette affreusefigure ?
Cependant Helen, se dégageant de cetteobsession, s’était mise à écrire.
– Voilà, c’est fait, dit-elle à John Clayen lui rendant le papier.
– Merci, miss Holmes, dit le surveillanten saluant gauchement Helen.
Il allait s’en aller, mais se ravisant et sepenchant sur la jeune fille, il lui dit à voix basse :
– Vous n’avez jamais fait de théâtre,miss Holmes.
– Qu’est-ce qu’il vous prend ?
– C’est dommage, miss Holmes, vous avezun visage pathétique, si dramatique. Vous feriez une admirableCornélia.
Helen haussa les épaules et alla serasseoir.
– C’est un fou, murmura-t-elle, en seremettant à la besogne. Mais elle ne pouvait fixer son attentionsur son travail. Elle avait toujours la figure de Clay devant lesyeux. Elle pensait :
– J’ai déjà vu cette tête-là quelquepart.
Cependant, John Clay sortait des bureaux, touten monologuant.
– Quel dommage, quel dommage qu’elle neveuille pas se mettre au théâtre… je lui donnerais des leçons, desconseils. C’est drôle, je l’aime tout plein cette petite fille, etquand je pense que je suis dans les pattes de Dixler et qu’il mefaut…
– Eh bien ! dit tout à coup une voixrailleuse, qui le fit tressaillir, vous déclamez des vers…
Le surveillant releva la tête.
Dixler était devant lui ; ilpoursuivit :
– Voyons, maître Spike, as-tu exécuté mesordres.
– Chut ! chut ! fit l’anciencomédien, en roulant des yeux effarés, je ne m’appelle pas Spikeici, je me nomme John Clay.
Et il montrait le papier qu’il tenait toujoursà la main.
– Ah bon ! fit l’Allemand. Alors tevoilà embauché à la Central Trust. C’est à merveille.
– Savez-vous qui je viens de rencontrer,au bureau ?
– Comment le saurai-je,imbécile !
– La petite miss Holmes.
– Je le savais.
– Vous savez donc tout.
– Oui ! Mais à propos de missHolmes, il va falloir la surveiller, elle aussi.
– Vous ne voulez pas lui faire demal ?
– Oh ! oh ! vieux singe, ricanal’Allemand ; serais-tu amoureux de miss Helen, parhasard ?
– Pouvez-vous penser une pareille bêtise…Seulement, elle m’intéresse cette petite.
– Et pourquoi cela ?
– Parce qu’elle a une figure dramatique,et je voudrais qu’elle fît du théâtre.
– Ah çà ! vieux fou, tu n’es pasencore guéri de ta manie, et les oranges que tu as reçues enavalanche, à Memphis, ne t’ont pas calmé.
– J’ai été victime d’une cabale, fitfièrement Spike en se redressant.
– Tu joues un jeu bien autrementintéressant en travaillant avec moi. Rappelle-toi bien mesinstructions, dit l’ingénieur en redevenant sérieux. Observe tout,mets ton nez dans tous les services et chaque fois que, sans tecompromettre, tu peux entraver la marche des travaux, agis ou viensme prévenir.
– C’est compris.
– Maintenant, je te recommande en plus uncertain George Storm, le mécanicien du train 18, de la CentralTrust, ne le perds pas de vue.
– Oh ! pour celui-là, vous pouvezêtre tranquille, j’ai une dent contre lui. C’est lui qui m’a pincéavec trois autres, la fameuse nuit…, enfin, vous savez bien.
– Ah bah !… mais en ce cas, il va tereconnaître, quand il te rencontrera ici.
– Pas de danger. Il faisait noir… etpuis, maintenant, je suis vêtu comme un gentleman ; çachange.
Cette prétention de ressembler à un gentleman,qu’émettait l’ancien forçat, fit sourire Dixler.
– À présent, file à ton travail, ditl’Allemand. Aussi bien voici venir quelqu’un qui n’a pas besoin desavoir que nous nous connaissons.
Spike, d’un geste souple, s’esquiva derrièreune pile de traverses et Dixler fit quelques pas au-devant deHamilton, qui venait à lui.
– Eh bien ! je ne me trompais pas,s’écria le directeur avec un sourire de sa bonne face franche etrude, c’est l’ennemi qui a pénétré dans nos frontières.
– Oh ! l’ennemi… protesta Dixler, enserrant la main offerte.
– Vous avez raison, je retire le mot.
Le directeur de la Central Trust ajoutagravement :
– Je vous connais de longue date, Dixler,j’ai pu vous apprécier, je sais que nous pouvons être rivaux,adversaires, mais ennemis, jamais.
– À la bonne heure !
– Nous courrons un match, voilà tout.Lequel gagnera ?…
– Moi !
– En êtes-vous bien sûr ?
– Je n’ai pas l’ombre d’un doute. Ettenez, puisque nous nous rencontrons, laissez-moi vous direloyalement que vous avez tort de vous obstiner.
– Pourriez-vous me donner quelquesraisons ?
– Je pourrais vous en donner cent. Uneseule suffira.
– Parlez !
– La Central Trust n’a pas les reinsassez solides pour porter jusqu’au bout un pareil fardeau.
– C’est ce qui vous trompe.
– Même à supposer que vous puissiez menerà bonne fin votre entreprise, les frais seront tellement énormesque le rendement de l’affaire ne permettra pas à la compagnie detenir le coup.
– Nous verrons bien !
– C’est tout vu. Ah ! si vous aviezencore le plan de ce pauvre Holmes, ce serait autre chose. Sontracé économisait tant d’argent que l’opération devenait d’embléeexcellente.
– Qui vous dit que ce plan, nous nel’avons plus ?
– Vous bluffez, vieux Ham. Il y avait unseul et unique exemplaire du plan, et c’est ce document qui a étévolé. Est-ce vrai ?
– Vous voulez me faire parler, Dixler,mais vous en serez pour vos frais. Dites-moi maintenant ce que vouspensez de l’état de nos travaux.
– Ils vont bien, mais nous, nous sommesdéjà au mille 23.
– Et nous, seulement au mille 16. Ce qui,d’après vous, semble vouloir indiquer que nous sommes enretard.
– Dame ! il me semble.
– Vous calculez mal, mon cher ami, carvous qui êtes au mille 23, avez commencé vos travaux il y a troismois. Nous, il n’y a que quarante jours que nous avons donné lepremier coup de pioche et nous en sommes pourtant au mille 16.
– Enfin… qui vivra verra.
– Vous me quittez ?
– Il faut que je fasse un tour à monchantier de Plate River.
– Vous ne voulez pas dîner avecmoi ?
– Non, j’ai beaucoup à travailler cesoir.
– Ce sera pour une autre fois.
– Bientôt, j’espère.
Les deux hommes se serrèrent la main et seséparèrent.
Hamilton en remontant vers les chantiers fitun signe à un employé.
– Venez donc, Hardy, lui dit-il.L’employé, un conducteur de travaux, s’avança.
À ce moment, comme par hasard, Spike, sortantde son abri, s’approchait de M. Hamilton comme s’il avait euquelque communication à lui faire.
Le directeur ne fit même pas attention ausurveillant.
– Tenez, Hardy, disait-il au conducteur,prenez connaissance de cette note et prévenez l’exploitation.
Hardy prit le papier, lut la note etrépondit :
– Bien, monsieur.
– Vous préviendrez le mécanicien de lanature de son chargement.
– C’est entendu, monsieur.
– Qui doit conduire aujourd’hui le trainnormal.
– George Storm.
– À merveille.
Et tournant les talons, M. Hamiltons’éloigna.
Le surveillant partit en courant dans ladirection des voies de garage. Quand il eut disparu derrière labaraque des électriciens, Spike se baissa vivement et ramassa lanote que le conducteur des travaux avait laissé tomber parmégarde.
Il lut, tandis qu’un sourire ridait toute savilaine face de singe :
Le train de matériel comprendraaujourd’hui, outre les voitures ordinaires, deux wagonsd’explosifs.
HARTLING.
Spike regarda de tous côtés pour voir siquelqu’un ne l’épiait pas. Personne ne faisait attention à lui.
Il se lança alors à toutes jambes dans ladirection de Pôle Creek. L’ancien forçat ne fut pas long à faire lechemin qui séparait les deux camps.
– Bonne nouvelle, mon maître, cria-t-il,en entrant comme un fou dans la case de Dixler. Tenez, lisez,qu’est-ce que vous dites de ça.
Et il mit sous les yeux de l’Allemand, la noteque Hamilton avait remise à Hardy.
– Veux-tu ne pas beugler comme ça, fitDixler, en lui mettant la main, rudement, sur la bouche.
Puis, quand il eut lu :
– Tiens, dit-il, en allant à un grandcoffre de bois de chêne, qui lui servait de tiroir et d’armoire, jevais te donner quelque chose dont j’espère, tu sauras te serviravec adresse.
L’ingénieur plongea dans le coffre et enretira un petit paquet qu’il tendit à Spike.
Celui-ci s’en saisit.
– Tu n’auras qu’à glisser ça, aprèsl’avoir trempé, dans la boîte à graisse de l’un des wagons du trainaux explosifs… tu vois que ce n’est pas bien malin ?
– Assurément.
– Maintenant, file, et ne te fais paspincer… Spike fit un pas vers la porte et se ravisant :
– À propos, savez-vous qui doit conduirele train ?
– Non.
– C’est George Storm.
– C’est ce que l’on appelle faire d’unepierre deux coups, répondit le misérable, en ricanant.
*
**
– Alors voilà, Storm, tout est bienréglé, comme cela.
– Oui, M. Hardy.
– Vous garez le train à Pittsburg et vousrevenez avec votre machine haut-le-pied ?
– C’est entendu.
– Vous n’avez plus que le temps de vouspréparer, le départ est pour 11 h 15.
Les mains dans ses poches, la casquette surses yeux, Ebenezer Spike adossé au tronc d’un arbre, avait écoutétout ce dialogue, parfaitement indifférent en apparence, mais dèsque Storm se fut éloigné, se dirigeant vers sa machine, Spikes’élança dans la direction opposée.
Quand il fut ainsi au bout du train, audernier wagon et après avoir constaté qu’il était bien seul, ilglissa dans la boîte à graisse, après l’avoir préalablement trempédans une flaque d’eau, le petit paquet que Dixler lui avaitremis.
*
**
Sam Rowland s’étant penché, par hasard, endehors de la plate-forme, se rejeta vivement en arrière et saisitle bras de Storm.
– Damnation, patron, le feu est autrain.
– Qu’est-ce que tu dis.
– Regardez vous-même, le wagon de queuebrûle. Abandonnant un instant son manomètre, George sauta sur letender. Il n’y avait pas à s’y tromper.
Une fumée noire qui, d’instant en instant,devenait plus opaque, s’élevait comme un sinistre panache, àl’arrière du train.
– Pas de temps à perdre, vieux Sam,commanda George, en sautant sur la plate-forme, la prise d’eau deBook Hom n’est pas loin, nous allons essayer d’éteindre.
Storm leva des manettes, des leviers et letrain précipita sa marche.
Bientôt, la grosse tour métallique de la prised’eau apparut. Le mécanicien, aussitôt, stoppa et avec un telbonheur, que les wagons en feu étaient juste à la hauteur de latour. Suivi de Storm, Sam Rowland monta sur les toits des wagons,et de voiture en voiture, gagna les compartiments incendiés.
Là, les deux hommes mirent en action l’énormetuyau qui se mit à cracher des torrents d’eau. Mais au bout dequelques minutes, il fallut se rendre à l’évidence.
L’eau ne triomphait pas de la flamme.
L’incendie augmentait d’intensité d’instant eninstant. Au milieu de la fumée, le bon Sam dittranquillement :
– Oserais-je vous rappeler, monsieurStorm, que les wagons d’explosifs sont en milieu dutrain ?
– Oui, vieux Sam, répondit George, je lesais, et c’est pourquoi nous allons agir d’autre façon. Nous allonsdécrocher la machine et les premières voitures et laisser le resteà la grâce de Dieu.
– Bien, monsieur dit placidement lechauffeur, quand l’opération fut terminée.
– Maintenant, Sam, tu vas monter sur lamachine et conduire le train ou ce qu’il en reste à Pittsburg, quiétait notre destination.
– Mais vous ?
– Moi, je reste, je vais essayer encorede sauver les explosifs.
– Mais…
– Pas de réflexion. Je commande ici.
Sam baissa la tête et fit deux pas vers lamachine ; puis il revint et serra énergiquement les mains dujeune homme.
– Allons à notre ouvrage, dit Storm en sedégageant.
Une minute plus tard, il était remonté sur lestoits des wagons incendiés et le reste du train filait à toutevapeur, dans la direction indiquée.
*
**
Helen finissait de mettre au net un rapport del’ingénieur principal sur les terrassements quand la sonnerie dutéléphone l’appela à l’appareil :
– Allô, la Central Trust de LastChance ?
– Oui, c’est moi.
– C’est le porte-vigie 138 qui vousprévient qu’il vient de voir passer quatre wagons incendiés,revenant tout seuls sur Last Chance, les freins cassés sans doute.Un homme est visible sur le toit des wagons.
– Avez-vous pu reconnaître à quelleformation appartiennent ces wagons.
– Au train de matériel qui est parti cematin pour Pittsburg.
– Bien.
Helen raccrocha le récepteur. Les yeuxagrandis d’épouvante, les lèvres tremblantes, les joues blêmes,elle revint à sa place. C’était le train de Storm et l’homme sur letoit des wagons, c’était George lui-même…
Que faire ?
Il fallait agir pourtant, on ne pouvait lelaisser mourir ainsi…
Tout à coup, une idée folle traversa soncerveau.
Elle se précipita hors du bureau en criant auxemployés :
– Le train aux explosifs, les freinscassés et sa machine revient sur Last Chance !…
Puis elle courut au hangar aux provisions oùelle se rappelait avoir vu un énorme rouleau de cordes. Elle s’enempara et s’élança au-dehors.
Cependant au camp de Last Chance, l’alarmeétait donnée, et M. Hamilton aussitôt prévenu.
Helen, maintenant, courait le long de la voieaussi vite que ses jambes le lui permettaient.
Enfin elle s’arrêta.
Dans le lointain, au bout de la ligne, onapercevait une petite touffe de fumée qui grandissait.
– Oh ! mon Dieu, murmura Helen,faites que j’aie le temps. Tout en parlant, elle agissait.
Elle avait façonné à l’une des extrémités dela corde un solide nœud coulant qu’elle envoya adroitement coifferle haut d’un poteau télégraphique, puis traversant la voie ettraînant toujours son filin, elle commença de monter dans unchêne-vert qui se trouvait exactement en face du poteautélégraphique.
Elle lia l’autre bout de la corde à unerobuste branche et attendit. La corde maintenant traversait la voieà peu près à trois ou quatre mètres du sol.
Le train était visible.
Il approchait avec une impressionnanterapidité. Avec une terrible angoisse Helen distingua parmi lesvolutes de fumée une silhouette d’homme sur le toit d’un wagon.
– Mon Dieu, pensa-t-elle, mais dans tousces tourbillons, dans cette vitesse il ne verra pas la corde.
L’héroïque jeune fille n’hésita pas.
Empoignant le câble à pleines mains, ellecommença à cheminer et bientôt son corps se balançait au milieu dela voie. Le train arrivait en trombe.
– George, cria désespérément Helen dansle fracas.
Cependant Storm, dans la poussière, dans lesflammes, avait remarqué ce corps qui se balançait dans le vide.
À cent mètres, il reconnut Helen.
Comprenant l’admirable dévouement etl’ingénieuse intention de la jeune fille, il ramassa toutes sesénergies, se tenant prêt à bondir.
Au moment où il passait sous le câble, ils’élança. Ses mains s’accrochèrent au câble sauveur. Il reçut uneépouvantable secousse et crut que ses épaules se disloquaient, maisle train était déjà loin.
M. Hamilton, qui surveillait la voie avecsa lorgnette, avait assisté au terrible drame.
Il eut un cri de joie quand il constatal’heureuse réussite du plan de miss Holmes.
Maintenant il s’agissait de compléter lesauvetage.
Le directeur donna aussitôt des ordres etbientôt deux équipes munies de grandes couvertures le suivaient encourant.
Car la situation des deux jeunes gens étaitdes plus critiques. Helen et George, tous deux épuisés, étaientsans force pour rejoindre l’arbre ou le poteau.
Ils se cramponnaient à la corde avec l’énergiedu désespoir, mais il était évident que dans quelques minutes,quelques secondes peut-être, leurs doigts meurtris lâcheraientprise et qu’ils viendraient s’écraser sur la voie. Heureusement lessecours arrivaient à temps.
Une vingtaine d’hommes saisissant fortement lacouverture, la tendirent, fortement sous la corde.
– Sautez, George, commanda Helen. Lemécanicien obéit.
Puis ce fut le tour de Helen.
Un instant après, ils étaient sains et saufsdans les bras l’un de l’autre.
– Vous m’avez encore une fois sauvé lavie, Helen, disait tout bas George, comment reconnaîtrai-je jamaisce que vous avez fait pour moi.
Helen le regarda bien en face de ses yeuxrieurs et charmants et répondit :
– En m’aimant comme je vous aime.
– Vrai, vrai ! balbutia le pauvregarçon éperdu, vous m’aimez un peu.
– Je n’aurai pas d’autre mari que vous. Àpartir d’aujourd’hui, nous sommes fiancés.
Et comme pour sceller la solennelle promesse,une effroyable déflagration d’air bouleversa les couches d’air. Desmorceaux de fer, des débris de toutes sortes retombaient un peupartout.
C’était le train qui sautait.
En entendant l’explosion, Dixler avait eu unmauvais rire, puis il s’était aussitôt dirigé vers le camp de LastChance.
La première personne qu’il vit en entrant dansles bureaux, ce fut George.
Il croyait si bien le jeune homme pulvérisé,qu’il ne put retenir un mouvement de dépit.
– Ah ! cette fois, s’écriachaleureusement Helen, qui n’avait pas quitté son fiancé. Je croisque vous pouvez lui donner la main. Il s’est conduit en héros.
Mollement, Dixler tendit le bout des doigts àStorm qui les serra sans enthousiasme.
– La véritable héroïne, c’est vous,interrompit M. Hamilton qui s’était approché.
Et, malgré les protestations de la jeunefille, il raconta ce que Helen avait fait.
Un instant après, comme Storm et Hamiltonavaient dû s’éloigner pour affaires de service, Dixler, penché versl’orpheline, lui disait d’un ton pénétré :
– Miss Holmes, j’ai pour vous la plusgrande sympathie et croyez bien que vous avez en moi un véritableami. Si jamais vous avez besoin d’un appui, d’un secours, venez metrouver.
– Merci, monsieur, répondit froidementHelen. Dixler voulut lui prendre la main.
Elle la retira vivement.
– Excusez-moi, monsieur, si je vousquitte, coupa-t-elle vivement, j’ai encore beaucoup àtravailler.
Sa dernière conversation avec Hamilton avaitlaissé Dixler soucieux. L’Allemand savait bien qu’il était enpossession du plan mais il redoutait quelque chose : quoiexactement ? il n’aurait pas su le dire, mais c’était comme lepressentiment d’un malheur ou du moins de quelque chosed’extrêmement désagréable qui le menaçait.
L’Allemand se résolut, afin d’avoir latranquillité, à ruiner définitivement l’œuvre entreprise parHamilton. Après avoir travaillé toute la nuit, il envoyait un longrapport au conseil d’administration de la Colorado, à Oceanside, etle résultat de cette manœuvre ne se faisait pas attendre.
Le surlendemain, M. Hamilton était surles chantiers, dans la petite tente qui lui servait de bureau,quand on lui apporta la lettre suivante :
Mon cher Hamilton,
J’ai une mauvaise nouvelle à vousannoncer. Vous savez que bien que, rivale de la vôtre, notreCompagnie du Colorado avait verbalement consenti à laisser passervotre transit sur notre voie de Clover Hill, pour faciliter votrebesogne. Notre commission des travaux vient de décider qu’elle nerenouvellerait pas la location. J’ai bataillé comme j’ai pu envotre faveur, mais je me suis heurté à une volonté bien nette duconseil d’administration. Il reste une chance de salut.
D’après une conversation que vous auriezeue avec notre ingénieur en chef, M. Dixler, il paraîtrait quevous auriez entre les mains un plan ou une copie du plan du fameuxtrain du général Holmes.
Si cela était, nous serions heureux dereprendre les pourparlers d’antan et de faire en commun la grandeet nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco.
Nous vous attendrons jusqu’à lundi,midi.
Bien sincèrement à vous,
Fred MILNER.
Après avoir lu cette lettre, Hamilton resta unmoment atterré. Le coup était rude.
Le bail de Clover Hill non renouvelé, c’étaitla mort sans phrases de l’entreprise.
Il faudrait, pour amener les matériaux auchantier de la Central Trust, construire une ligne extrêmementcoûteuse, étant donné la nature des terrains que le rail devraittraverser.
Très ému, le directeur alla trouver Helen, etlui donna connaissance de la lettre de M. Milner.
– Mon Dieu, fit-elle, mais ce seraitépouvantable, il faut trouver une solution, et pourtant,ajouta-t-elle avec angoisse, je sens sous tout cela une manœuvresourde, qui me prouve que nos ennemis n’ont pas désarmé.
– Et ils ne désarmeront pas. La seulechose qui pourrait nous sauver, ce serait de représenter le plan.Où est-il maintenant ?
– Je le retrouverai, je vous le jure,déclara Helen avec une énergie fébrile.
– Mais, ma pauvre petite, nous n’avonsque trois jours devant nous, et la tâche n’est pas commode. J’aipartout fait rechercher ce Lefty qui vous a échappé après lecambriolage, et il reste introuvable. Quant à Spike qui était sousles verrous, ses complices ont trouvé moyen de le faireéchapper.
– N’importe, dit Helen, ne désespérez pasencore. En trois jours, on fait bien des choses.
M. Hamilton quitta Helen sans ajouter unmot, car il ne voulait pas ruiner les dernières espérances de lajeune fille, mais il sortit du bureau, profondément accablé.
*
**
Ce matin-là, Dixler était de belle humeur.
Il venait de recevoir de Slotter, son agent àOceanside, une lettre lui apprenant que ses suggestions avaient étésuivies à la lettre et qu’on avait mis M. Hamilton en demeured’apporter le plan du général Holmes ou de voir dénoncé le bail deClover.
– Décidément, murmura-t-il, en se versantun verre de cherry, je suis en pleine veine ; j’étais bienfou, l’autre jour, avec mes idées noires.
Tout en monologuant, il continuait d’ouvrirson courrier.
– Tiens, qu’est-ce que cela, fit-il, entirant d’une grande enveloppe une photographie. Mais c’estmoi-même. Ah ! j’y suis, les deux journalistes qui sont venus,l’autre matin, m’interviewer… Ils avaient voulu à toute forceprendre un cliché de cet éminent M. Fritz Dixler. M’ont-ilsassez rasé, d’autant plus que j’étais en plein travail… je bûchaismême le plan de cet infortuné et toujours regretté généralHolmes…
Ici, le misérable éclata de rire.
– Mais c’est que je suis très beau surcette photo, continua-t-il, en regardant l’épreuve aveccomplaisance. Tiens ! une idée… je vais l’envoyer, avec uneinvitation, à cette petite Helen, qui est décidément bien gentille…Spike ! hé ! Spike !… voyons, il rôdait par là, toutà l’heure.
L’ignoble visage de l’ancien forçat parut,dans l’entrebâillement de la porte.
– Entre, vieux singe, tu vas me faire unecommission. Spike pénétra dans le bureau.
En travers de la photographie, l’ingénieurécrivit :
Chère Miss Holmes, Faites-moi doncl’amitié de venir déjeuner avec moi, demain. Je vous ferai visiterPole Creek. Sincèrement,
DIXLER.
L’ingénieur mit la photo sous enveloppe,écrivit l’adresse et tendit la lettre à Spike.
– Tu vas porter cela à miss Holmes et tume donneras la réponse.
– Bien, monsieur.
Et Spike sortit, en contorsionnant son visagede la plus hideuse façon.
*
**
Helen avait beaucoup réfléchi depuis sonentrevue avec Hamilton. Des faits qui lui avaient, jusqu’à présent,échappé étaient revenus à sa mémoire. Elle aurait voulu causer avecStorm pour contrôler ses souvenirs, mais George était parti laveille et elle lui avait gaiement souhaité bon voyage, car c’étaitla première fois qu’il allait conduire le Central Pacific, de SanFrancisco à Omaha, et retour.
Une idée, surtout, obsédait la jeunefille.
Ce John Clay, ce surveillant des travaux,embauché par Hamilton, elle se rappelait maintenant où elle avaitvu sa tête ignoble.
C’était au cours de l’agression dont elleavait été victime à Cedar Grove, durant la nuit tragique.
Elle n’avait vu qu’un instant les traits del’un des deux bandits, mais ils étaient gravés dans sa mémoire.
John Clay, c’était Spike !
Et d’autre part, elle avait surpris plusieursfois de mystérieuses conversations, à Last Chance ou sur les bordsde la Garana, entre ce misérable et Dixler.
Tout cela commençait à se coordonner dans sonesprit.
Elle s’expliquait, maintenant, cetterépugnance ressentie pour l’Allemand. Tout s’enchaînait. Dixlerétait la tête, Spike était l’instrument. Maintenant elle voyaitclair.
La jeune fille se rendit immédiatement chezM. Hamilton.
– Mon vieux Ham, dit-elle en entrant, ilfaut que vous partiez ce soir pour Oceanside.
– Mais qu’irais-je faire là-bas, mapauvre petite.
– Vous m’attendrez.
– Vous avez découvert quelquechose ?
– Peut-être.
– Vous ne voulez rien me dire ?
– Non, parce que je ne sais rien.
M. Hamilton ouvrait des yeuximmenses.
– Vous me croyez un peu toquée, fit Helenen riant, rassurez-vous, j’ai toute ma tête, et je crois être surla bonne piste.
Le directeur, d’abord, se refusa à tentercette suprême démarche qu’il appelait une inutile folie, mais Helenfit si bien qu’elle triompha de sa résistance.
Une heure après, M. Hamilton pénétraitdans le bureau, Spike, devant lui, portait sa valise.
– Vous le voyez, ma chère enfant, je vousobéis, je pars pour Oceanside.
– Vous verrez que vous n’aurez pas à leregretter.
– Le ciel vous entende !
– Il m’exaucera… Ah ! je suiscontente, vieux Ham.
Helen sauta au cou du brave homme etl’embrassa tendrement. Un quart d’heure plus tard M. Hamiltonétait dans le train et l’orpheline qui l’avait accompagné jusqu’auwagon, lui criait :
– Bon voyage !… à demain…
En rentrant à son bureau, Helen réfléchissait.Comment fallait-il opérer ? Devait-elle confondre Spike et leforcer à avouer en le menaçant de le remettre entre les mains dushérif.
Elle en était là de ses réflexions, quand elleremarqua que quelqu’un marchait tout près, derrière elle.
Elle se retourna.
La jeune fille ne put s’empêcher detressaillir en reconnaissant Spike :
– Que me voulez-vous M. Clay ?demanda-t-elle.
– Vous parler !…
– À moi !
– Oui, j’ai une commission pour vous.
– Montez jusqu’au bureau.
– Je vous suis, miss Holmes. Quand Helenfut derrière son guichet :
– Eh bien ! interrogea-t-elle.
– Voici ce qu’on m’a dit de vousremettre, dit Spike en tirant de sa poche la lettre de Dixler qu’ilpassa par l’ouverture.
Helen prit l’enveloppe et ferma violemment leguichet au nez de Spike.
Puis elle passa dans son bureau particulier etouvrit la missive.
Elle eut un petit choc au cœur en voyant laphotographie mais après avoir lu les quelques mots tracés entravers elle rougit d’indignation.
– L’insolent, murmura-t-elle.
Et d’un geste instinctif elle s’apprêtait àdéchirer le portrait. Soudain une pensée l’arrêta.
Si elle allait à Pôle Creek pourtant… qui saitsi elle n’apprendrait pas quelque chose… de nouveau, elle regardaitla photographie…
– Ah ! mon Dieu, qu’est-ce quecela ?…
La poitrine haletante, les mains frémissantes,Helen courait à sa table et prenait une loupe…
– Là, là !… mais oui… sous le coudede Dixler, elle ne se trompait pas, elle n’était pas folle, onvoyait déployé un coin du plan de son père, du plan volé… Ah !elle le reconnaissait bien, elle l’avait étudié tant de fois avecle pauvre papa.
Donc, son instinct ne l’avait pastrompée ; c’était bien Dixler qui détenait le précieuxdocument.
La providence semblait la guider par lamain.
Il n’y avait plus à hésiter.
Elle cloua soigneusement la photographie aumur et passa dans le bureau commun.
Spike attendait toujours derrière leguichet.
Helen lui fit son plus gracieux sourire,auquel l’ancien cabot répondit par une épouvantable grimace.
– Vous pouvez dire à M. Dixler quej’accepte bien volontiers son invitation et que je serai à PoleCreek dans une demi-heure.
Spike ne bougeait pas.
– Pourquoi me regardez-vous ainsi ?questionna l’orpheline.
– Parce que vous avez une admirablefigure tragique.
– Oh ! je suis encore bien plustragique que vous ne pouvez le croire.
Et Helen éclata de rire.
– Tous les dons, tous les dons, murmuraitSpike, en s’en allant. Une figure pathétique quand elle veut, unsourire exquis quand il lui plaît… Ah ! si elle voulait suivremes leçons !…
Quand il entra dans la maison de l’Allemand,Spike semblait radieux.
– Deux bonnes choses à vous annoncer,monsieur Dixler, miss Holmes va venir déjeuner, et le vieux estparti pour Oceanside.
Helen maintenant n’hésitait plus.
Sa décision était prise, elle suivait unevolonté précise, elle mesurait toute la gravité de l’acte qu’elleallait accomplir. Mais elle ne tremblait pas.
Au moment où elle passait devant les bureaux,elle rencontra M. Fowler qui sortait.
– Vous m’excuserez cette après-midi, sije suis un peu en retard, lui dit-elle, M. Dixler m’a invité àdéjeuner au camp de Pôle Creek.
– Allez, allez, miss Helen réponditaimablement l’agent principal, je suis bien content que vouspreniez un peu de distraction. Ce n’est déjà pas si gai à LastChance.
Il la salua et s’éloigna vers la cantine.
À présent Helen dépassait les dernièresbaraques du camp de la Central Trust ; devant elle, la prairieavec ses hautes herbes descendait jusqu’à la Garana. Le soleilétait resplendissant, il promenait son globe doré sur un ciel sansnuage ; l’air était d’une limpidité et d’une transparence dontnous n’avons aucune idée en Europe.
Devant Helen, souriait parmi les graminées uneroute fleurie.
Un rideau de collines enserrait la petiterivière ; les pentes, couvertes de bruyères, semblaient seméesde rubis. Elles étaient couronnées de sapins et de cistes auxcouleurs sombres.
Un aigle décrivait de grands cercles dans leciel. Des petits oiseaux invisibles chantaient doucement, desparfums légers et grisants s’émanaient des plantes et des fleurs.Helen se sentait l’âme légère.
Quand la jeune fille eût franchi sur unepasserelle rudimentaire le cours paisible de la Garana, le camp dePole Creek lui apparut avec ses baraques, ses machines, ses wagonsbourrés de matériaux.
Elle s’arrêta une seconde contemplant labruyante agglomération industrielle, puis avec un accent d’uneintraduisible énergie :
– Go ahead !murmura-t-elle.
Quand Dixler avait appris que Helen acceptaitson invitation, il n’avait pu réprimer un mouvement de joie.
Sans bien savoir encore quelle ligne deconduite il adopterait avec Helen, l’Allemand ressentait une joiemauvaise en constatant que la jeune fille subissait son influenceet acceptait son emprise.
Quant à savoir ce qu’il ferait plus tard, illaissait aux circonstances le soin de le guider.
L’ingénieur avait arrangé le plus proprementpossible sa maison de bois, et il faisait disposer sur la table,par Platon, son nègre, un couvert presque élégant.
Il était donc occupé à placer les verres,quand une voix gaie l’interrompit dans sa besogne.
– Dépêchez-vous, je meurs de faim. Il seretourna.
Le gracieux visage de Helen était encadré dansla fenêtre et lui souriait.
Dixler courut à la grille qu’il ouvrit, fitentrer la jeune fille, la débarrassa de sa toque et de sa jaquetteet la remercia chaleureusement d’avoir bien voulu accepter soninvitation.
Tout en répondant gaiement, Helen observaittous les objets qui l’entouraient. Elle sentait, elle était sûreque le plan était là…, mais dans quelle cachette ?
Le repas commençait…
Platon venait d’apporter la traditionnellesoupe aux huîtres, suivie du rôti de porc aux haricots.
Dixler était galant : il ne tarissait pasde compliments, et Helen lui répondait en riant, un peu fébrilepeut-être.
– Ma parole, dit l’Allemand qui serapprochait de la jeune fille et dont les yeux avaient d’étrangeslueurs, il m’aurait bien étonné celui qui, il y a seulement troismois, m’aurait prédit que j’aurais le plaisir de déjeuner en tête àtête dans ma maison de bois avec la délicieuse miss Holmes.
Helen, à cette allusion aux terriblesévénements qui avaient bouleversé sa vie, s’assombrit brusquementet resta silencieuse.
Dixler s’aperçut bien vite de la nouvelleattitude de sa compagne.
Il s’excusa avec une lourdeur d’Allemand, etde la sorte ne fit qu’augmenter le malaise de Helen.
Il dit enfin, pensant tout arranger :
– Évidemment, chère Helen, vous avezpassé déjà des moments bien pénibles, mais, à votre âge, vousn’êtes encore qu’au début de la vie et l’avenir, sans doute, vousréserve de belles revanches.
Comme Helen restait muette, ilajouta :
– Tenez, si vous le voulez bien, nousallons boire à votre santé. J’ai dans mon coffre quelques vieillesbouteilles de cherry, qui n’auront jamais plus belle occasion de sedéboucher.
Sans attendre la réponse de la jeune fille,Dixler se leva et alla ouvrir le grand coffre de chêne qui luitenait à la fois de malle et d’armoire.
Machinalement Helen suivait des yeux tous lesmouvements de Dixler…
Tout à coup, elle étouffa un cri…
Là… là… parmi des couvertures, du linge, desarmes, des verres, des bouteilles, il y avait un rouleau de papierqu’elle connaissait bien et dont une feuille déroulée laissait voirl’inscription.
Devant elle… à quelques mètres d’elle… le planvolé était là !
Maintenant, il s’agissait de jouer serré.
Dixler avait refermé le coffre et revenaitsouriant une bouteille de cherry à la main.
L’Allemand débouchait le flacon, remplissaitles verres, et élevant le sien il dit avant de boire :
– À votre avenir, Helen, à vosamours !
– Voilà deux choses que je ne connais pasplus l’une que l’autre, répondit en riant la fille du général, dontla pensée revenait sans cesse à ces précieux papiers qui n’étaientséparés d’elle que par si peu de chose.
– Vous ne pensez cependant pas restervieille fille, reprit l’ingénieur. Vous vous marierez un jour.
– C’est bien mon intention.
– Helen, chère Helen, dit Dixler que levin capiteux et dont il usait largement commençait à rendre tendre,pourquoi ne pas comprendre que je vous aime de tout mon cœur etdepuis si longtemps.
L’orpheline le regarda avec un tel mépris quel’Allemand ne put retenir un geste de rage.
– Je suis bien fou, reprit-il, dechercher à m’installer dans une place qui est déjà prise…
– Que voulez-vous dire ?
– Je m’entends.
Helen sentit que la conversation devenaitdangereuse et qu’on allait à une querelle, qui, dans lacirconstance, ne pouvait que manquer à ses projets. Elle repritdonc son plus gracieux sourire et dit en se penchant surDixler :
– Nous n’allons pas nous disputer, jepense. Au lieu de dire des bêtises vous feriez bien mieux dem’offrir ces belles poires et ces magnifiques ananas que je voislà-bas.
Dixler se levait déjà. Helen le retint.
– Vous ne connaissez rien au service,dit-elle toujours gaiement. Nous mangerons le dessert quand latable sera nette. Mais ce soin me regarde. Ne bougez pas etlaissez-moi faire.
Gracieuse et légère, Helen emportait lesplats, les assiettes, et les déposait sur le bureau. Dixler, latête dans ses mains, songeait.
Helen crut le moment propice.
Elle se pencha rapidement, ouvrit le coffresans bruit et étendit la main vers le rouleau convoité.
– Non, certes !
Mais Dixler était déjà sur elle.
– Ah ! fille maudite, hurlait-il,c’est pour ça que tu étais venue ici ! Une lutte atroces’engagea.
L’Allemand brutal et féroce avait empoignéHelen à pleins bras et cherchait à l’arracher du coffre et à laterrasser, mais la jeune fille souple et sportive, opposait àl’ingénieur une résistance inattendue.
Pourtant elle se sentait faiblir.
Une minute, quelques secondes encore, etDixler allait être vainqueur… le plan perdu pour jamais.
– Non, non, cela ne serait pas… cela nepourrait pas être.
Un instant, d’un effort désespéré, elle put sedégager. Saisissant alors une des bouteilles étendues au fond d’uncoffre elle la brandit et l’asséna sur le crâne de Dixler, qui,avec un cri sourd, s’affaissa comme une masse.
Une seconde, Helen, en face de son acte,demeura immobile et tremblante, mais brusquement la vision de sonpère étendu sans vie passa devant ses yeux et tout son troubles’évanouit.
Elle franchit le grand corps de l’Allemand,revint au coffre, saisit les documents, ouvrit la porte sans bruitet se trouva dehors.
Nul ne fit attention à elle.
Autour du feu, les ouvriers des chantiersfaisaient griller des tranches de chevreau ou de mouton etn’étaient occupés que de leur repas.
Helen ne mit pas dix minutes à franchir ladistance qui séparait Pole Creek de Last Chance. Elle rentraprécipitamment dans le bureau et s’installa à la table dutélégraphe.
Elle était seule.
Tous les employés étaient encore àdéjeuner.
Vite, elle passa la dépêchesuivante :
Hamilton, Oceanside.
J’ai le plan, arriverai le plus rapidementpossible.
HELEN.
*
**
Quand Dixler revint à lui, il resta quelquessecondes comme hébété, cherchant à rassembler ses idées. Enfin, lamémoire lui revint. Avec un cri de rage, il se mit debout.
Après un coup d’œil au coffre ouvert, il diten serrant les poings : – J’ai été joué comme un enfant, maissi Helen croit que je la laisserai tranquillement en possession despapiers, c’est qu’elle ne me connaît pas.
Il essuya le sang qui lui souillait le visage,avala un grand verre d’eau et partit en courant.
Helen commençait à écrire un mot àM. Fowler, pour le prier d’excuser son absence, quand, par lafenêtre ouverte, elle aperçut Dixler.
Elle se précipita sur la porte, et ferma leverrou.
Il était temps.
Elle entendait gronder la voix de l’Allemandderrière les planches.
– Rendez-moi le plan, Helen, et je vousjure que je ne vous ferai pas de mal, mais si vous voulez lutteravec moi, gare à vous.
Et la pression de l’épaule pesante del’ingénieur faisait déjà craquer les joints du vantail.
L’orpheline comprit que, dans une minute, elleserait à la merci de l’Allemand.
Elle saisit le plan qu’elle avait laissé surla table et se lança dans l’escalier conduisant aux bureaux desdessinateurs.
Derrière elle, elle entendit la porte quis’effondrait. C’était Dixler qui d’une ruée violente avait toutfait sauter.
En courant, Helen traversa le bureau,descendit l’autre escalier qui donnait sur le garage des autos, ets’élança hors de la baraque.
Au moment de franchir la voie en construction,elle se retourna.
Dixler était derrière elle.
En fuyant, Helen avait d’abord eu l’idée de seréfugier à la cantine où elle aurait certainement trouvé desdéfenseurs, mais dans son trouble, elle s’était trompée deroute !
Elle courait maintenant dans la direction dela mer.
Quand la jeune fille s’aperçut de sa méprise,il était trop tard. Bientôt elle atteignait les rives de lafalaise. À cent pieds au-dessous d’elle les vagues venaient sebriser, écumantes sur les récifs.
– Ah ! je te tiens, maudite voleuse,s’écria Dixler, qui maintenant ne courait plus.
– Pas encore ! réponditintrépidement Helen.
Elle n’avait pourtant qu’un geste àfaire : jeter le plan aux pieds de Dixler et elle étaitsauvée. Mais sa vaillance était sans limite ; un cœur d’hommebattait dans cette poitrine d’enfant.
Sans frémir, elle abaissa ses regardsau-dessous d’elle.
En se précipitant de la falaise, elle avaitsoixante quinze chances sur cent de se tuer.
Pourtant elle n’hésita pas.
Rendre le plan… jamais.
– Voyons, disait Dixler, à trois pasd’elle, maintenant, ne vous obstinez pas, maudite fille. Rendez-moice que vous m’avez pris.
Déjà il allongeait les bras et la touchaitpresque… Helen le repoussa si rudement qu’il chancela, fit unecourte prière et sauta dans l’abîme.
L’Allemand se redressa avec un blasphème etcourut à l’endroit où la jeune fille venait de se précipiter.
Il ne vit rien que la mer et le ciel.
Par un bonheur incroyable, la jeune filleavait plongé entre deux rocs aigus et s’était tirée de soneffroyable chute sans une égratignure.
– Je te retrouverai, fit Dixler, blême defureur et en tendant le poing vers la mer. Pour le moment, le pluspressé est d’arriver le plus vite possible à Oceanside pour ruinerles projets de cette vieille bête de Hamilton.
*
**
Le Bragdon était un grand vapeur quifaisait le service de la baie.
Du bord on avait vu le saut terrible de lajeune fille et le commandant avait immédiatement changé sa routepour aller au secours de la personne qu’on voyait distinctementmaintenant lutter contre les flots.
Dix minutes plus tard, une embarcation duvapeur recueillait Helen qui suppliait qu’on la débarquât sur lacôte.
Le lieutenant qui commandait la chaloupe serendit à ses désirs, et vint aborder à un petit promontoire quesurmontait une ancienne cahute de pêcheur.
Après avoir chaudement remercié son sauveur,Helen tira le plan de son corsage et, pour le faire sécher,l’étendit au soleil sur la toile de la tente.
Helen Holmes était en possession du plan dutunnel des montagnes du Diable, et elle était en sûreté dans uncanot automobile qui la déposerait à Oceanside, bien avant midi,l’heure fixée par les actionnaires de la Central Trust, commedernier délai pour le dépôt du plan.
La jeune fille ressentait une indiciblesatisfaction, et elle avait oublié toutes ses fatigues, tous lesdangers qu’elle avait courus.
Tout en tenant la barre du canot qui filait àtoute vitesse le long des falaises escarpées qui avoisinent le nordd’Oceanside, elle s’abandonnait à l’ivresse du triomphe. Dixler,une fois encore, avait eu le dessous dans la lutte ; lasociété de la Central Trust réorganisée sur une base plus solide,avec de nouveaux capitaux, allait terminer l’immense réseau de sesvoies de fer et Dixler et ses complices définitivement matésn’auraient plus qu’à rétrocéder à leurs adversaires victorieux lesquelques lignes qu’ils avaient déjà construites.
Quant au plan qui avait été considérablementdétérioré par l’eau de mer, Helen l’avait étalé avec précaution surla bâche de grosse toile qui recouvrait le toit de la cabine, pourqu’il séchât au soleil.
Mais après s’être abandonnée pendant quelquetemps à l’exaltation du succès, Helen réfléchit et sa gracieusephysionomie refléta les inquiétudes qui, maintenant, l’assaillaienten foule.
Elle connaissait assez Fritz Dixler poursavoir que l’Allemand ne lâcherait pas si facilement la partie.
– Évidemment, se dit-elle, il est déjàdans une auto, ou dans un train pour tâcher d’arriver à Oceansideavant moi. Il va me susciter toutes sortes de difficultés, tâcherde me reprendre ce plan que j’ai eu tant de mal à conquérir… Il n’ya qu’un train pour Oceanside, où il arrive vers onze heurestrente ; ce train, il a certainement dû le prendre.
En cela, Helen voyait juste.
Dixler, plein de rage lorsqu’il s’était vudépouiller du précieux document, avait immédiatement sauté dans uneauto et, filant en quatrième vitesse, il était arrivé à la stationla plus proche, une minute à peine avant l’arrivée du train pourOceanside et il y avait pris place.
Installé dans un pullman-car le banditreprenait conscience, grâce au train, il arriverait avec une avanced’une bonne demi-heure sur sa rivale et une demi-heure, c’étaitplus qu’il n’en fallait pour mettre à exécution le projet qu’ilavait combiné.
Helen avait l’intuition de ce qui sepasserait, et, comme pour donner un aiguillon à ses craintes, elleaperçut bientôt, dévalant les pentes de la falaise, disparaissantentre les collines pour reparaître un peu plus loin, le traind’Oceanside avec sa locomotive géante aux bielles trapues, quecouronnait un panache de fumée noire.
– Le train a une demi-heure d’avance surmoi, s’écria-t-elle avec dépit et certainement Dixler est là.
La voie du chemin de fer côtoie le rivage encet endroit, et de son embarcation elle pouvait compter les wagons,elle en distinguait les ferrures luisantes et les petites fenêtresarrondies.
– Dixler peut très bien me voir,songea-t-elle, et Dieu sait de quels sinistres projets est capablece bandit assoiffé de vengeance et furieux d’avoir étévaincu !
Mais tout à coup la jeune fille se redressa,le visage rayonnant. Elle venait de se souvenir que c’étaitprécisément ce jour-là que George Storm prenait son service pour lapremière fois en qualité de mécanicien sur la ligned’Oceanside.
C’était George, sans nul doute, qui conduisaitle train, et George était au courant de tout, c’était lui qui, laveille, avait piloté le canot automobile jusqu’au pied de lafalaise où Helen l’avait trouvé.
Mais, comment prévenir lemécanicien ?
Helen, dans une seconde d’inspiration, crut enavoir trouvé le moyen. Habituée à la manipulation des appareilstélégraphiques dans les gares de la Central Trust, elle savait parcœur l’alphabet morse, où chaque lettre est représentée par unecombinaison de la ligne et du point.
La jeune fille avait quitté pour un instant labarre et manœuvrait fébrilement le sifflet d’alarme du canot, dontles vibrations très aiguës s’entendaient à plusieurs milles. Un sonprolongé remplacerait la ligne, un son bref le point, et Stormentendrait et comprendrait certainement.
Toute tremblante à la pensée que soninitiative pourrait ne pas réussir, Helen composa d’abord – à coupsde sifflet, les mots George Storm. Elle avait choisi le moment oùle train et le canot couraient presque parallèlement l’un àl’autre.
Au bout d’une minute d’une attente pleined’angoisse, elle eut la satisfaction d’entendre le puissant siffletde la locomotive lui répondre, à l’aide du même alphabet :Compris – Parlez.
Elle en éprouva une joie délirante.
– George est là et m’entend,s’écria-t-elle, nous sommes sauvés ! Et elle se hâta de lancerle télégramme suivant :
Dixler à bord de votre train, ralentissezafin que je puisse arriver à Oceanside la première.
Quelques minutes après, Helen eut lasatisfaction de voir le long convoi diminuer de vitesse, puiss’arrêter tout à fait.
– Allons, fit-elle joyeusement, Dixler vaêtre battu encore cette fois-ci !
Pendant ce temps, le canot automobile fendaitles vagues et déjà les hautes murailles des docks et des entrepôtsd’Oceanside et les mâtures élancées des grands voiliers, à l’ancredans la rade, se devinaient à l’horizon.
Helen avait gagné la partie.
Ce n’était pas sans un certain orgueilprofessionnel que le mécanicien George Storm avait pris place, pourla première fois, sur la puissante locomotive du rapided’Oceanside. Tant qu’il avait été au service de la Central Trust,jusqu’à la mort du général Holmes, il n’avait conduit que desconvois chargés de ballast, de charbon ou de minerai, et maintenantc’était un vrai train de voyageurs, sur une ligne toute neuve,aboutissant à une grande et populeuse cité, avec une locomotive quifaisait aisément 120 kilomètres à l’heure. Aussi mettait-il unesorte de coquetterie à déployer toutes les ressources de sonhabileté professionnelle.
L’œil fixé sur le manomètre, la main sur lamanette du régulateur, il veillait à ce que le niveau de l’eau nebaissât jamais dans la chaudière, et il s’assurait fréquemment dubon fonctionnement de la soupape de sûreté et du freinautomatique.
Entre-temps, George contemplait avecémerveillement le grandiose paysage des rochers abrupts, des forêtset des collines, au pied desquelles venaient mourir les vagues del’Océan. C’est alors que son regard exercé avait reconnu, filantentre les lames, la petite embarcation de Helen, et son cœur avaitbattu plus vite à la pensée de celle qu’il aimait d’un amour sansespoir, et pour laquelle il eût, sans hésitation, sacrifié savie.
Il était perdu dans sa rêverie, quand lescoups de sifflet étaient parvenus à ses oreilles. Lui aussi, commela plupart des gens de sa profession, savait par cœur l’alphabetMorse, et souvent il s’était servi de ce moyen pour communiquer deloin avec la jeune fille.
Helen a besoin de moi, s’écria-t-il. Voyons cequ’elle désire.
Et arrachant une feuille de papier blanc deson carnet.
– William, dit-il au chauffeur, prends uncrayon, et note les lettres que je te dirai, une à une et trèsdoucement.
– Bien, monsieur George, mais pour quoifaire ?
– Ne t’occupe pas de cela.
Le message une fois reçu, le mécanicienn’avait pas hésité. Il avait légèrement laissé tomber les feux etfermé à demi le tube d’adduction de la vapeur.
Au bout de cinq minutes, le train ne marchaitplus qu’à soixante kilomètres à l’heure, puis la vitesse diminuagraduellement et finalement le train stoppa, dans un endroitcomplètement désert, en pleine campagne.
Les voyageurs, mécontents, étaient descendusdes wagons. Dixler surtout, était furieux.
– On n’a pas idée de cela,hurla-t-il ; à quelle heure arriverons-nous àOceanside ?
– Je n’en sais rien, monsieur, dit lechauffeur, que tout ce qui précède avait fortement intrigué, maisje crois qu’il y a une avarie aux tiroirs ; M. Storm esten train de les examiner.
– George Storm est ici, s’écria Dixler,alors je m’explique l’avarie. Je rencontrerai donc toujours cemisérable sur mon chemin !
George qui faisait mine d’arranger un destiroirs, se releva, le visage empourpré de colère. Les deux hommesse trouvèrent face à face, au milieu d’un cercle formé par lesvoyageurs et les employés du train.
– Il n’y avait aucune raison valabled’arrêter, déclara Dixler d’un ton rogue et je vais demander audirecteur de la compagnie, une sanction sévère contre le mécanicienet le chauffeur.
– C’est que, dit ce dernier pour sejustifier, M. Storm a reçu un message.
– Quel message ?
Le chauffeur tira de sa poche le papier surlequel se trouvait le télégramme de Helen et le présenta àDixler.
Dixler blêmit de rage en constatant qu’unefois de plus Helen avait trouvé moyen d’entraver ses projets.
À ce moment, il n’était plus maître de lui. Lapensée de voir s’écrouler de nouveau ses projets le transportait defureur.
Il se rua sur George Storm et le saisit à lagorge. Mais le mécanicien, d’une stature athlétique, était detaille à se défendre et l’Allemand « encaissa » quelquesdirects vigoureusement appliqués.
Enfin, on les sépara.
Mais à la demande de Dixler, le chef de trainordonna à George de quitter la locomotive. On n’était plus qu’àquelques milles d’Oceanside et le chauffeur, stimulé d’ailleurs parla promesse d’une forte gratification, se faisait fort d’atteindrela gare à l’heure fixée par les horaires.
La locomotive bourrée de charbon reprit sacourse folle à travers les ravins et les vallons.
Dixler triomphait à son tour.
Les actionnaires de la Central Trust étaientréunis dans un des salons du Terminus Hôtel d’Oceanside, situé àproximité du port, et depuis près de deux heures ils discutaientâprement sur la nouvelle direction à imprimer à l’entreprise,maintenant qu’ils allaient de nouveau se trouver en possession duplan du tunnel des montagnes du Diable, ainsi que l’avait annoncéle télégramme de Helen.
L’ingénieur Hamilton, animé par le succès,avait parlé avec une véritable éloquence.
– Gentlemen, avait-il dit, la CentralTrust triomphe à présent, sans jeux de mots, sur toute la ligne.Les sacrifices d’argent que je vous demande sont minimes parcomparaison avec les énormes dividendes que vous êtes appelés àtoucher, dans un avenir très proche, le percement des Devil’sMounts nous rend maîtres du trafic de plusieurs milliers de millescarrés de territoire riche en mines de toute sorte.
Il y eut un murmure d’approbation. Hamiltoncontinua au milieu d’un profond silence.
– Vous connaissez aussi bien que moi lasituation. Privé du plan qu’il nous avait volé, Dixler estincapable de soutenir la lutte. Il nous cédera à bon compte lesquelques tronçons de voie ferrée déjà construits par la ColoradoCoast, et la voie parallèle commencée par nos adversaires pour nousconcurrencer nous permettra de doubler notre trafic. Je crois,gentlemen, qu’après un pareil succès nous devrons quelquereconnaissance à miss Helen Holmes.
– C’est entendu, s’écrièrent plusieursactionnaires, la part d’actions que miss Holmes a héritées de sonpère sera augmentée ! Hurrah ! pour miss Helen, l’Héroïnedu Colorado.
Mais, un personnage à la voix aigrelette, à laface chafouine, s’était avancé au milieu du salon et demandait laparole.
Walter Rogsorm, un homme d’affaires deréputation assez louche, était de notoriété publique leporte-parole, l’homme de paille de Dixler. Son intervention nesurprit personne.
– Gentlemen, commença-t-il, notre éminentcollègue, M. Hamilton parle d’or. Ses promesses sontalléchantes et il vient de nous faire entrevoir de merveilleuxrésultats.
« Je serais charmé qu’il ait dit vrai,mais nous ne pouvons pas, sur la lecture d’un simple télégramme,prendre une décision sérieuse. Je constate, moi, un fait brutal. Ilest près de midi, miss Helen n’est pas arrivée, et nous ne sommespas en possession du plan. Hamilton tira son chronomètre.
– Il est midi moins le quart, dit-il.
– Soit, c’est entendu. Mais il est biencompris aussi qu’une fois midi sonné, nous sommes en droit detraiter avec la Colorado Coast Company. C’est tout ce que jevoulais vous faire remarquer.
Les paroles de Ragsorm avaient jeté un froiddans le groupe des actionnaires. Maintenant ils se regardaientinquiets et nerveux, et chaque minute de ce quart d’heure, quidevait être décisif, leur paraissait longue comme un siècle.
À ce moment même, le rapide d’Oceansideentrait dans le hall de la gare, il était exactement onze heuresquarante-cinq.
George Storm, navré du peu de succès qu’avaiteu son intervention, aurait bien voulu suivre Dixler, mais il enfut empêché par les employés du train qui, d’urgence et presque deforce, le conduisirent au bureau du directeur de la traction,aussitôt mis au courant du retard volontairement causé par lemécanicien.
– Monsieur Storm, dit froidement ledirecteur, quelle que soit votre habileté technique, nous nepouvons conserver à notre service des agents qui mettent lematériel de la compagnie au service d’intérêts particuliers.Qu’avez-vous à répondre ?
– Rien, murmura George.
– Votre manière d’agir m’étonne, fit ledirecteur qui s’attendait à une explication, j’avais pourtant survous des renseignements excellents. Tant pis, je le regrette pourvous, mais à partir d’aujourd’hui vous n’appartenez plus à lacompagnie. Je suis obligé de vous révoquer, vous pourrez passer àla caisse quand il vous plaira.
Le mécanicien se retira sans mot dire. Ilcomprenait qu’aux yeux de tous il était dans son tort, et que ledirecteur n’avait pas pu parler autrement qu’il venait de le faire.Mais pour Helen, il eut subi bien d’autres affronts que celui qu’ilvenait d’essuyer.
Il alla toucher le peu d’argent qui lui étaitdû, et se dirigea mélancoliquement du côté du Terminus Hôtel où ilsavait retrouver Hamilton et miss Holmes. Il se flattait del’espoir que son dévouement n’avait pas été inutile et que la jeunefille était arrivée à temps.
Pendant que se déroulaient ces événements,Helen toute joyeuse, pilotait son canot automobile vers l’entrée duport et, louvoyant habilement entre les steamers, les voiliers etles embarcations de toute sorte, ancrées dans les bassins, ellearrivait à quai. Et prenant à peine le temps d’ancrer son canot,elle sautait dans un taxi-auto en jetant au chauffeur l’adresse duTerminus Hôtel.
Elle tenait sous son bras le précieux plan,maintenant parfaitement sec et qu’elle avait roulé avec soin.
Malheureusement – le train étant arrivéexactement à l’heure prévue – Dixler avait sur elle quelquesminutes d’avance.
Le bandit était, lui aussi, monté en taxi endescendant du pullman-car, mais en sortant de la gare il avaitréquisitionné un policeman, et l’avait prié de prendre place à côtéde lui dans l’auto.
Quand miss Helen, rayonnante de joie, arrivadevant l’hôtel, Dixler et le policeman qui l’accompagnait luibarrèrent le passage.
– Voici ma voleuse ! s’écria Dixler,en désignant la jeune fille à son acolyte. Elle a pris dans monbureau des papiers de grande valeur, entre autres ce plan, qu’elleporte sous le bras, et que je reconnais parfaitement.
– C’est une odieuse calomnie !
« C’est lui, Dixler, le voleur !Laissez-moi passer. Le policeman l’avait rudement empoignée.
– Vous ne passerez pas sans avoir fournides explications, déclara-t-il.
Puis, se tournant vers Dixler :
– Et vous, monsieur, faites la preuve dece que vous avancez ?
– C’est facile, dit le bandit avec unsarcastique sourire. Donnez-vous la peine de regarder ce plan. Ilest revêtu de mon cachet, il porte mon nom et l’adresse de mamaison : Dixler Colorado Coast Company.
Miss Helen ne savait que répondre.
– Vous voyez, fit le policeman, quemonsieur ici présent a raison, vous êtes une voleuse et je vaisvous conduire au Police Office.
– Non, dit ironiquement Dixler qui avaittranquillement roulé le plan et l’avait mis sous son bras. C’estinutile. Je suis content d’être rentré en possession de mon bien.Je n’en demande pas davantage. Relâchez cette jeune fille. Je neporte pas plainte contre elle. Qu’elle aille se faire pendreailleurs.
– Comme il vous plaira, murmura lepoliceman qui ne comprenait rien à une pareille aventure. Du momentque vous ne portez pas plainte…
Miss Helen, abasourdie, consternée, étaitencore à la même place, à la porte de l’hôtel, que Dixler et lepoliceman avaient disparu.
Ce fut la mort dans l’âme que la jeune fille,faisant appel à toute son énergie, se décida à pénétrer dansl’hôtel et à monter jusqu’au salon où l’attendaient lesactionnaires de la Central Trust.
Quand elle franchit le seuil, de joyeusesacclamations l’accueillirent.
– Bravo, miss, vous êtes exacte ! Leplan, donnez-moi vite le plan !
– Ce que vous avez fait estadmirable.
Mais voyant la mine consternée de la jeunefille, les physionomies s’allongèrent et ce fut au milieu d’unsilence glacial qu’on entendit s’élever la voix de Ragsorm, l’agentd’affaires.
– Miss Helen, dit-il, nous devinonsaisément que vous n’êtes pas en possession du plan que votretélégramme nous annonçait. Nous attendons vos explications.
– On vient de me le reprendre. Dixler m’afait arrêter par un policeman…
Il y eut un sourire d’incrédulité sur tous lesvisages.
– Je vais vous expliquer… Le plan, jel’avais il y a cinq minutes.
– Je crois plutôt, dit insolemmentRagsorm qui triomphait, que miss Helen a voulu gagner du temps etse moquer de nous.
– Je vous défends de parler sur ce ton àmiss Helen, s’écria Hamilton, en serrant les poings.
– Comme il vous plaira. Mais nous sommesici en présence d’un fait brutal. Miss Helen devait nous apporter,avant midi, le plan du tunnel des montagnes du Diable. Pour uneraison ou pour une autre, elle n’a pas pu le faire. Donc, nousreprenons notre liberté d’action.
– Parfaitement ! hurlèrent en chœurles actionnaires.
– Par conséquent, pas de plan, pasd’argent. Nous ne pouvons aventurer des capitaux dans uneentreprise fatalement vouée à l’insuccès, puisque nous sommesprivés de notre principal moyen d’action.
– Gentlemen, dit Helen, qui avaitrecouvré tout son sang-froid. Agissez comme il vous plaira. J’aifait l’impossible pour vous donner satisfaction. J’aimalheureusement échoué, mais si vous m’accordiez un délai…
– Oui, approuva Hamilton, quelques joursseulement…
– Non, déclara nettement Ragsorm, qui sesentait soutenu par tous les autres, il n’y a pas de délaipossible. Il y a assez longtemps qu’on tire les choses en longueuret qu’on se moque de nous.
– Pas le moindre délai, firent les autresactionnaires d’une même voix. Nous avons attendu assezlongtemps !
Ragsorm avait tiré sa montre.
– Gentlemen, expliqua-t-il, je suisobligé de vous quitter pour prendre le train qui part d’Oceanside àmidi trente-cinq, mais je suppose que maintenant la chose estdécidée. Personne de vous n’avancera un seul dollar àM. Hamilton pour l’établissement de sa ligne.
– Pas un seul dollar !
– Alors, j’y compte.
– C’est entendu, et, de plus, nous allonsnous mettre en rapport avec M. Dixler qui, somme toute, s’estmontré le plus fort et le plus intelligent dans toute cetteaffaire.
– Et qui est en possession du plan, nel’oublions pas. Je pense le voir aujourd’hui même et je voustiendrai au courant.
– C’est cela. Au revoir,M. Ragsorm.
L’agent d’affaires serra les mains qu’on luitendait à la ronde, salua froidement miss Helen et l’ingénieurHamilton et partit.
Un peu plus tard, il rejoignait Dixler à lagare d’Oceanside et le mettait au courant de l’heureuse issue del’assemblée des actionnaires.
Les deux complices montèrent ensemble dans letrain qui devait les ramener aux chantiers en se félicitantmutuellement de leur triomphe inespéré.
– Alors, fit Dixler, vous êtes bien sûrque les actionnaires ne feront pas la moindre avance ?
– Pas la moindre.
– J’en suis d’autant plus charmé queHamilton, je le sais, a fait une grosse commande de traverses,qu’il sera incapable de payer. Il va être obligé d’interrompre lestravaux sur son chantier. Cette fois, je crois que nous avons gagnéla partie.
Après le départ de Ragsorm, miss Helen Holmeset l’ingénieur Hamilton quittèrent à leur tour l’assemblée desactionnaires où ils savaient leur cause définitivement perdue.
Helen avait la mort dans l’âme et Hamiltonétait tout aussi découragé, pourtant il essaya de réconforter lajeune fille.
– Ce n’est pas votre faute si vous avezéchoué, lui dit-il, vous avez accompli des prodiges, mais nouscontinuerons la lutte, il ne sera pas dit que Dixlerl’emportera.
– Nous avons affaire à un ennemi sansscrupules et diaboliquement rusé, murmura tristement la jeunefille. Mais je suivrai vos conseils en toute chose.
Ils cheminèrent quelque temps silencieusementle long des quais. C’est alors qu’ils aperçurent George Storm qui,non moins mélancolique, les attendait près de l’endroit où avaitété amarré le canot-automobile.
– Vous savez, dit le mécanicien en lesabordant, qu’ils m’ont honteusement congédié à cause du retard.
– Et c’est de ma faute, murmura missHelen, en remerciant d’un regard affectueux le dévoué compagnon deson enfance.
– Tout cela ne serait rien, si nousn’avions pas perdu le plan, ajouta Hamilton.
– Le plan est perdu ?
– Oui, ou pour être plus exact, Dixlerl’a volé de nouveau à miss Helen.
Et l’ingénieur mit George Storm au courant duvol suivi du refus des actionnaires de faire la moindre avance defonds à la Central Trust.
– Que faisons-nous maintenant, demandaHelen qui paraissait très déprimée.
– Nous allons regagner les chantiers dela gare du Signal, répondit Hamilton, et George nous accompagnera.Comme le train de midi trente-cinq est parti depuis longtemps, lemieux est de nous servir du canot-automobile.
– Soit, dit George, je prendrai labarre.
Tous trois s’installèrent dans l’embarcationet démarrèrent.
Un quart d’heure plus tard, ils étaient sortisde la rade, encombrée de steamers de toutes nationalités, etlongeaient les hautes falaises du rivage. Tous trois demeurèrentsilencieux et mornes, lorsque tout à coup miss Helen jeta uncri.
– Mais non, bégayait-elle en proie à unevive émotion, ce serait trop de chance. Mais si, c’est bienvrai ! Mais regardez donc, George, Hamilton, nous sommessauvés.
Et elle montrait, sur la toile blanche de labâche qui recouvrait sa chambre du canot, un enchevêtrementcompliqué de lignes bleues, rouges et noires.
– Qu’y a-t-il donc, demanda Hamilton prêtà se demander si sous le coup de tant de violentes émotions laraison de la jeune fille ne s’était pas égarée.
– Vous ne comprenez donc pas ?fit-elle avec impatience, quand je me suis jetée à la mer, le plana été complètement imbibé par l’eau salée. Une fois à bord ducanot, mon premier soin a été d’étendre le plan bien à plat sur latoile pour le faire sécher.
– Je comprends, fit George, le plan s’estdécalqué !
– Et avec une netteté surprenante, rienn’y manque !
– C’est une chance inouïe,extraordinaire ! balbutiait Hamilton stupéfait.
Et dans sa joie il embrassait Helen, ilpleurait et riait aux éclats, il ne se connaissait plus.
En un clin d’œil la toile fut coupée toutautour du plan, si miraculeusement retrouvé.
– Et maintenant, dit Helen qui avaitrecouvré tout son sang-froid, il faut retourner en toute hâte àOceanside.
– Pour quoi faire ? demandeGeorge.
– Il y a une demi-heure à peine que noussommes en route. Nous avons les plus grandes chances de retrouverles actionnaires encore en séance.
– Vous croyez qu’ils ne sont paspartis ?
– Mais non, ils doivent être en train, àl’heure actuelle, de discuter les moyens de céder à Dixler leursliasses d’actions de la Central Trust, au meilleur comptepossible.
George Storm s’était empressé de virer debord ; le canot filait comme une flèche à la crête des lames,et moins d’un quart d’heure après venait s’amarrer au quai du grandbassin, presque en face du Terminus Hôtel.
Miss Helen ne s’était pas trompée.
Quand, suivie de Hamilton, elle pénétra encoup de vent dans le salon, les actionnaires étaient encore là. Ilsmanifestèrent quelque surprise en voyant revenir la jeunefille.
– Vous n’avez pas ajouté foi à mon récit,leur dit-elle, vous avez cru que je me moquais de vous. Mais tenezle voici, le plan du tunnel des Devil’s Mounts ou plutôt sondécalque.
Et au milieu de l’attention générale, elleraconta comment le plan mouillé avait pu se reproduire sur la toileblanche de la bâche.
Les actionnaires exultaient. Ils venaientprécisément de reconnaître qu’ils étaient à la merci de Dixler, etla possession du plan allait leur rendre toute leursupériorité.
– Miss Helen, dit l’un d’eux,permettez-moi de vous adresser toutes nos félicitations. Vous êtesaussi ingénieuse que vous êtes brave. Une fois de plus, vous venezde sauver la situation.
– J’espère, gentlemen, déclara alorsl’ingénieur, que dans ces conditions, rien ne s’oppose plus à ceque vous teniez vos promesses. Je vous avais demandé de m’ouvrir uncertain crédit.
– Accordé ! accordé ! firentensemble plusieurs voix.
– Tout le crédit dont vous aurezbesoin !
– Désormais, nous sommes avec vous etnous marchons à fond !
– Vous n’aurez pas à vous en repentir,dit l’ingénieur avec calme, maintenant je réponds du succès. Vousdevez vous en rendre compte en réfléchissant un instant. Entre lesmains d’un homme comme Dixler, vos capitaux étaient étrangementaventurés. Vous étiez vaincus d’avance dans la lutte.
Tous connaissaient la haute probité del’ingénieur. Pas un d’eux ne souleva une objection, puis Ragsorm,l’agent de Dixler n’était plus là pour brouiller les cartes.
Au bout d’une courte discussion à laquellemiss Helen elle-même prit part, un chèque se montant à une sommeconsidérable fut remis à Hamilton à titre de première avance.
Il comptait se servir de cet argent pouracquitter le prix d’un lot important de traverses qui devaient luipermettre de pousser activement la construction d’un tronçon devoie qui partait de la gare du Signal.
Pendant que ses projets – sans qu’il s’endoutât – se trouvaient ainsi contrecarrés, l’Allemand Dixler, enpossession du plan dont il se croyait l’unique détenteur,s’abandonnait à toutes les joies du triomphe.
Installé sur la plate-forme extérieure d’unwagon de luxe en compagnie de Ragsorm, son fidèle aide, il fumaitun havane en contemplant le paysage de l’air satisfait d’un hommequi a bien employé sa journée.
Il prit la peine d’expliquer à Ragsorm qu’ilconnaissait mal cette partie du Colorado et quelle était lasituation.
– Hamilton, dit-il, a construit une voiequi part de la gare du Signal et j’en construis une autre qui estparallèle à la sienne.
– Cette gare du Signal est àvous ?
– Ni à moi ni à lui ; elleappartient à une troisième compagnie, mais on nous la cédera, sinous sommes les plus forts…
– Alors, cette voie parallèle que vousconstruisez ?…
– Sera terminée avant la sienne puisqu’onlui refuse toute avance. Je vous ferai visiter tout cela… Lechantier de la Central Trust et le mien sont tout proches l’un del’autre ; on dirait deux camps ennemis.
« Seulement, ajouta-t-il avec orgueil,désormais c’est mon camp qui l’emporte. Hamilton n’existe plus.
Comme on vient de le voir, Dixler se trompaiten cela, et se trompait lourdement.
En sortant de la réunion des actionnaires,l’ingénieur avait confortablement lunché en compagnie de GeorgeStorm et de Helen dans la salle à manger du Terminus Hôtel.
Puis l’ingénieur était allé, sans perdre detemps, rendre visite à M. Manager, le grand marchand de boisavec lequel il était en affaires pour les traverses de la voie enconstruction. Un contrat avait été signé et il avait été convenu depart et d’autre que les traverses arriveraient le jeudi suivant engare du Signal, où elles seraient déchargées par les ouvriers duchantier de Hamilton et immédiatement posées.
Ce ne fut que lorsque cette importante affairefut définitivement réglée que l’ingénieur reprit le chemin de seschantiers.
Il avait été décidé que George, en attendantqu’il retrouvât un autre emploi, aiderait à la surveillance destravaux, et miss Helen était heureuse de savoir que désormais elleaurait près d’elle cet ami sûr et dévoué, sur lequel elle pouvaitcompter absolument.
Dans le canot automobile qui les emportait surla mer unie comme un lac, les trois amis se livraient à toutessortes de rêves d’avenir.
Hamilton se jurait de poursuivre et de mener àbien l’œuvre commencée par le général Holmes. George et Helendemeuraient silencieux, mais aux regards affectueux qu’ilséchangeaient de temps à autre, on eût su deviner quelles étaientleurs pensées.
Dixler travaillait paisiblement dans sonbureau, lorsqu’il reçut la visite d’un personnage vêtu enterrassier, auquel les regards fuyants, l’expression sournoise deses traits, donnaient un caractère de ruse et de bassesserépugnantes. C’était Spike, l’ancien forçat, le complice habituelde Dixler dans ses ténébreuses machinations.
C’était Spike, on s’en souvient, qui avait unepremière fois volé le plan du tunnel, puis qui, plus tard, grâce àla protection de Dixler, avait réussi à s’évader du pénitencier oùil avait été enfermé.
Pour le moment, Spike avait trouvé às’embaucher dans les chantiers de Hamilton et il y jouait le rôled’espion au profit de son complice qu’il tenait au courant desmoindres événements.
– Te voilà, vieux coquin, lui ditfamilièrement l’Allemand qui se trouvait ce matin-là d’excellentehumeur. Eh bien ! quoi de neuf ?
– Bien des choses, grommela l’autre d’unair renfrogné.
– Hamilton ne doit pas faire le fier ence moment ! Il est complètement coulé.
Spike secoua la tête.
– Je crois que vous êtes mal renseigné.Jamais l’ingénieur n’a paru aussi satisfait.
« Les travaux sont poussés avec uneactivité dévorante. L’argent ne manque pas, et la meilleure preuvec’est que Hamilton reçoit jeudi un train entier de traverses pourla voie.
Dixler s’était levé en serrant les poings.
– Que me chantes-tu là ? C’estimpossible. L’ingénieur, à cause de moi, n’a plus ni argent nicrédit.
– On ne le dirait guère, gouaillal’ancien forçat. Ce qui est certain, c’est que les traverses sontpayées d’avance.
– Tu es fou !
– J’ai vu les reçus dans le bureau del’ingénieur. L’Allemand était en proie à une sourde fureur.
– Mais alors, murmura-t-il avec rage, onse moque de moi et Ragsorm me trahit. Il m’a affirmé que lesactionnaires de la Central Trust refusaient tout nouveaucrédit.
À ce moment, on frappa à la porte. C’étaitRagsorm lui-même.
– Vous ne pouviez arriver plus à propos,lui dit rudement Dixler. Tâchez de répondre exactement à mesquestions. Est-il vrai – contrairement à vos affirmations d’hier –que les actionnaires de la Central Trust aient fait de nouvellesavances à Hamilton ?
Ragsorm était devenu blême.
– Je suis obligé d’avouer,balbutia-t-il ; je viens de l’apprendre à l’instant.
Cette fois, Dixler ne fut plus maître de sacolère, il saisit l’homme d’affaires à la gorge et la serra àl’étrangler.
– Ah ! traître, bandit ! J’aienvie de t’assommer. Et moi qui croyais naïvement ce qu’il meracontait hier. Mais, ils n’ont toujours pas le plan.
Ragsorm se dégagea par un suprême effort de lapoigne qui l’enserrait.
– Eh bien, si, bégaya-t-il, ils l’ont, leplan. Dixler passait de la colère à la stupeur.
– Mais, c’est idiot, grommela-t-il. Ilsne peuvent pas avoir le plan, puisqu’il est dans moncoffre-fort.
– Ils en ont un calque, ce qui revient aumême. Et c’est justement à cause de cela qu’ils se sont décidés àfinancer de nouveau.
Et Ragsorm, en phrases entrecoupées, racontace qu’il venait d’apprendre et ce que nos lecteurs connaissentdéjà, l’histoire du plan miraculeusement reproduit sur la toile ducanot.
L’homme d’affaires croyait que Dixler, aprèscette explication, allait s’excuser de sa violence. Il n’en futrien.
– Tu n’es décidément bon à rien, luidit-il ; il fallait rester jusqu’à la fin, me prévenir.Va-t-en, que je ne voie plus ta laide face de coquin.
Ragsorm ne se fit pas répéter deux fois cetteinvitation. Il disparut sans rien répliquer. Spike et Dixlerdemeurèrent seuls.
– Je suis battu encore une fois, prononçal’Allemand, dont la colère faisait peu à peu place à laréflexion ; mais il ne s’agit pas de s’endormir et de laisserle champ libre à Hamilton et à sa séquelle.
– J’ai bien une idée, fit Spike, cela m’aréussi très bien une fois, dans le Texas.
– Parle ?
– Si on changeait les écriteaux deswagons et qu’au lieu d’être adressées à M. Hamilton, ilsfussent expédiés à M. Dixler ?
– Eh bien !
– Vous en prendriez livraison et vous lesemploieriez. Avec la difficulté actuelle de trouver du bois, celavous donnerait un mois d’avance au moins sur vos adversaires, etd’ici là…
– Et tu te charges de mener à bien cetteexpédition ?
– J’essaierai, fit modestement l’ancienforçat. J’ai réussi des choses plus difficiles.
– Eh bien, soit ! fit Dixler, devenupensif. Gagner un mois, c’est énorme. Va, je te récompenseraigénéreusement en cas de succès.
Les deux bandits se concertèrent pendantquelque temps, et il fut décidé que, sans perdre un instant, Spikeirait immédiatement à la rencontre du train de traverses. Ilfallait que les écriteaux fussent changés longtemps à l’avance.
Deux heures plus tard – Spike, le matin, avaitpu se renseigner exactement en lisant le courrier de Hamilton –, ildébarquait dans la petite gare située en pleine brousse, où letrain chargé de traverses stationnait en attendant que la voie fûtlibre.
Après avoir rôdé quelque temps autour de lastation, il crut le moment favorable arrivé et il se glissa entredeux wagons, puis se hissa dans un fourgon.
Malheureusement pour lui, il avait été vu parun employé de la gare qui donna l’alarme et appela sescamarades.
– Venez vite, vous autres, encore un deces gredins de trampsqui voyagent gratis et qui pillentles fourgons.
– Il est passé par là.
– Non, par ici.
– Il faut le cerner et lui donner unebonne correction.
– Ça lui fera du bien !
En dépit de son agilité, Spike fut empoignébrutalement par plusieurs mains robustes et houspilléd’importance.
– Faut-il appeler le policeman ?demanda un des employés.
– Bah ! fit un autre, il a reçu unebelle volée. Ça lui ôtera l’envie de recommencer, qu’il aille doncse faire pendre ailleurs !
Spike moulu de coups se retira clopin-clopant,encore tout heureux et tout aise de s’être tiré de cette aventure àsi bon compte.
Le bandit n’avait d’ailleurs nullement renoncéà son projet, il en avait seulement modifié le plan.
À un mille environ de la gare où il avait étési malmené, un viaduc coupait la ligne du chemin de fer, jusqu’àangle droit.
Spike monta sur le viaduc et attendit.
Puis, quand le train de traverses, qui allait,comme tous les convois de ce genre, à une allure assez lente, futengagé sous le viaduc, Spike descendit à la force du poignet, lelong des traverses de fer, sauta dans le train en marche, puis setint allongé sur les pièces de bois.
Le chef de train avait bien cru voir un hommesauter sur les wagons, mais il n’en était pas sûr, puis dans cetrain, chargé de pièces de bois, il n’y avait rien à voler.
Cette réflexion empêcha l’honnêtefonctionnaire de faire arrêter le train, comme cela se pratiqueordinairement.
– Bah ! se dit-il, c’est un pauvrebougre qui n’a pas de quoi prendre un billet. Je le ferai descendreà la prochaine station.
Pendant ce temps, allongé sur les traverses,Spike avait tiré de ses poches tout un attirail et s’était mis àl’œuvre. Bientôt les étiquettes qui portaient :
Tr. 12
Hamilton
GARE DU SIGNAL
se trouvèrent remplacées par d’autres, ainsilibellées :
Tr. 18
M. Dixler
GARE DU SIGNAL
La gare du Signal étant commune aux chantiersdes deux entreprises il serait ainsi facile à l’Allemand de prendrepossession des traverses.
Cependant, Spike n’était pas au bout de satâche. Changer les étiquettes, c’était un premier point d’acquis,mais ce n’était pas tout.
Rampant de wagon en wagon, le bandit atteignitle fourgon du chef de train, et après s’être prudemment assuré quecelui-ci était absent, il s’y introduisit et alla droit à la petitecabine qui renferme le bureau et les papiers.
Il trouva, sans peine, le cahier qui remplaceen Amérique ce que nous appelons les lettres de voiture, et il enchangea soigneusement le libellé, remplaçant partout le nom deHamilton par celui de Dixler.
Cependant, le chef de train, qui regagnait sonposte d’observation, s’aperçut, cette fois, qu’il y avait quelqu’undans sa cabine.
Il n’avait plus à hésiter.
Il fit signe au chauffeur de stopper et letrain s’arrêta immédiatement.
Spike dont le travail était terminé et quiavait remis le cahier à sa place, sauta lestement à terre et se mità courir de toute la vitesse de ses jambes.
On ne songea pas à la poursuite, et continuantsa route en sens inverse du train, il ne tarda pas à arriver à unepetite station, où il y avait un poste télégraphique.
De là, il lança la dépêche suivante :
DIXLER,
Gare du Signal Étiquettes changées
SPIKE
Puis, satisfait d’avoir si bien accompli lamission dont on l’avait chargé, le bandit attendit paisiblement, ensirotant un verre de gin, le passage du train qui le ramènerait àla gare du Signal.
Ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure, que lapatronne de la taverne lui apprit que le dernier train était passé.Alors Spike se décida à se procurer, contre espèces sonnantes, uncheval, dans un rancho voisin, et c’est de cette façon que s’opérason retour.
Depuis longtemps Dixler était en possession dutélégramme qui lui annonçait que le changement d’étiquettes s’étaitopéré sans encombre, et il avait pris toutes les dispositionsnécessaires pour que le restant de l’opération – le vol de tout untrain de bois – réussît aussi bien que les débuts semblaientl’annoncer.
Le matin de ce jour-là – un jeudi – missHolmes, dans le petit bureau qu’elle occupait près de celui del’ingénieur Hamilton, avait reçu un télégramme l’avisant que lestraverses étaient arrivées en gare du Signal.
– C’est bien ! dit l’ingénieur,aussitôt prévenu par la jeune fille, je vais surveiller moi-même ledéchargement des wagons et George Storm nous donnera un coup demain.
– Cela ne sera pas long, fit remarquer lemécanicien, nous avons là une équipe de solides travailleurs.
– Allez les chercher, ils peuvent semettre à la besogne, dès à présent.
Mais ils avaient à peine eu le temps de poserà terre quelques-unes des lourdes pièces de bois, qu’une autretroupe, à la tête de laquelle se trouvaient Spike et Dixler,arrivait au pas de course.
– Laissez ces traverses ! fit Dixlerd’une voix pleine d’arrogance.
– Et pourquoi les laisserions-nous,répliqua George Storm sur le même ton.
– Parce qu’elles sont à moi ;regardez plutôt les étiquettes. Vous ne savez donc pas lire.
George regarda les étiquettes et constata,avec dépit, qu’elles portaient le nom de Dixler. Mais tout desuite, il flaira quelque supercherie.
– Je ne sais pas ce que cela veut dire,répliqua-t-il, en s’efforçant de rester calme, mais ce train nousappartient, et voici la dépêche qui nous avise de son arrivée.
– Je me moque de la dépêche, cestraverses sont portées à mon adresse, et je défends à qui que cesoit d’y toucher.
– C’est ce que nous allons voir.
Et George voulut saisir une des pièces debois, mais un des hommes de Dixler, un colosse, lui décocha unformidable coup de poing.
George riposta, tout aussi vigoureusement. Enune minute, la mêlée devint générale.
Au milieu d’un concert de jurons, de cris etde vociférations de toutes sortes, on entendait le bruit mat descoups de poings, les grincements des os broyés.
C’était une épouvantable bagarre, qui menaçaitde plus mal tourner encore, car un certain nombre de travailleursde la voie étaient possesseurs de ces longs couteaux que lesAméricains appellent des bowie knives.
Miss Helen s’était élancée courageusement aumilieu de la mêlée allant de l’un à l’autre, essayant de calmer lesplus enragés.
– Mais, c’est honteux de se battre avecune sauvagerie pareille s’écria-t-elle, ils vont s’exterminer.M. Dixler ! M. Storm ! empêchez ces hommes des’entre-tuer ! Voyez le sang coule déjà.
Dixler avait son plan. Il fit mine de céderaux remontrances de la jeune fille.
– Miss Helen ! fit-il hypocritement,vous avez parfaitement raison. Allons, vous autres, resteztranquilles. Ce n’est pas moi qui ai commencé la bataille ! Jesuis dans le cas de légitime défense, puisque ces traverses sont àmoi.
– Quelle importance ! s’écriaGeorge. Vous savez bien que vous mentez.
– Il y a un moyen très simple de serenseigner, reprit l’Allemand, allons au bureau des marchandises dela gare du Signal. Le cahier du chef de train nous éclaireraimmédiatement. C’est le seul moyen de s’entendre.
– Oui, approuva Spike, avec un ricanementgouailleur, c’est le seul moyen.
– Et, si le cahier du chef de train vousprouve que les traverses sont bien à nous, fit Hamilton, vous nousles laisserez décharger tranquillement.
– Je vous le promets. Cependant, vousallez vous convaincre qu’elles sont bien à moi.
Tous s’étaient précipités vers les bureaux dela gare de marchandises. L’employé, mis au courant, ne fit aucunedifficulté pour montrer le cahier.
C’était là que le rusé Dixler lesattendait.
– Vous pouvez voir, dit-iltranquillement, que je vous ai dit la vérité. Regardez,l’expédition a bien été faite en mon nom et pas à celui deHamilton. J’espère que, maintenant, vous n’allez plus nous dérangerdans notre travail.
L’ingénieur était atterré. Le cahier comme lesétiquettes portait le nom de Dixler.
– Je n’ai qu’à m’incliner, balbutia-t-il,bien qu’il y ait là quelque chose d’incompréhensible et d’inouï.J’attendais ce train pour aujourd’hui. Il m’a été annoncé, ce matinmême.
– J’en suis fâché pour vous, raillal’Allemand, mais les faits sont là et je n’ai pas de temps à perdreen de vaines discussions.
– Un instant ! s’écria miss Helen,qui depuis le commencement de cette discussion sentait la colèrel’envahir. M. Hamilton et vous aussi, George Storm, prenez lapeine d’examiner ce cahier d’un peu plus près.
– Qu’a-t-il de spécial ?… fitDixler.
– Ceci, ne voyez-vous donc pas que cesmots ont été grossièrement surchargés. Un enfant s’en apercevrait.Le changement d’étiquette, la falsification du cahier, tout celac’est un tour de passe-passe de M. Dixler. Il en a biend’autres dans son sac, mais nous ne nous laisserons pas faire,c’est moi qui vous le dis.
– Alors, tant pis pour vous ! hurlal’Allemand. La bataille va continuer et c’est nous qui sommes lesplus forts.
– C’est ce que nous allons voir, s’écriaGeorge, les poings serrés. L’instant d’après, la bagarre avaitrecommencé. À voir l’acharnement que déployait chacun desadversaires, on eût dit qu’ils étaient personnellement intéressésau succès de la lutte !
– Comment ferait-on bien pour arrêtercette tuerie, dit Hamilton à miss Helen ?
– Il n’y a qu’un moyen ; je vaisprévenir le constable et ses hommes. Et elle se précipita dans lebureau où étaient installés les appareils téléphoniques.
Par malheur, Dixler avait deviné le projet dela jeune fille et il avait toutes sortes de bonnes raisons pouréviter la présence du magistrat. Il fit signe à Spike et lui ditquelques mots à l’oreille.
L’ex-forçat, avec son agilité coutumière,escalada le toit de la maisonnette de planche qui tenait lieu debureau, et tirant de sa poche une pince coupante, il se mit endevoir de sectionner les uns après les autres, tous les filstélégraphiques et téléphoniques qui reliaient la gare du Signal àla grande station d’Oceanside et aux villes avoisinantes.
Pendant ce temps, miss Helen réitéraitvainement ses appels.
– Je n’y comprends rien, murmura-t-elle,on ne répond pas.
– Parbleu, fit Hamilton, les coquins sontcapables d’avoir coupé les fils pour empêcher qu’on ne vienne ànotre secours.
– Il n’y a pas de doute ? J’auraisdû penser à cela. Helen et l’ingénieur s’élancèrent en dehors.
Ils arrivèrent juste au moment où Spike ayantterminé sa tâche criminelle, dégringolait du toit ets’enfuyait.
– Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle.Voyez, sur l’ordre de Dixler, son complice, l’ancien forçat, acoupé tous les fils.
– Oh ! murmura l’ingénieur, si onétait débarrassé de Dixler, je me chargerais de calmer les hommesqui sont avec lui et de leur faire entendre raison.
– Vous avez raison. Ah ! si jepouvais téléphoner, faire venir du renfort.
Hamilton réfléchissait.
– Écoutez, miss Helen, dit-il, il y a unmoyen auquel nous n’avons pas songé.
– Lequel ?…
– Il doit y avoir dans le bureau un deces téléphones portatifs que l’on emploie le long des voies dechemin de fer en cas d’accident.
– Je comprends. Vous voudriez que jebranche l’appareil portatif sur un des fils coupés.
– Précisément, mais pour cela, il vafalloir que vous montiez sur le toit.
– Ce n’est pas cela qui m’embarrasse, ditla jeune fille avec insouciance. J’ai fait des choses pluspérilleuses avec mon cheval Arabian, et quand j’ai sauté du haut dela falaise dans la mer, pour échapper à Dixler…
– Alors, dépêchez-vous, ma chère Helen,car cette bataille est un véritable massacre.
Miss Holmes rentra dans le bureau et enressortit avec une boîte oblongue en tôle d’acier. C’était letéléphone portatif dont avait parlé Hamilton.
Malgré le fardeau dont elle était chargée,Helen escalada le toit avec la plus grande facilité, et, tenant lesfils de la boîte, elle commença à les raccorder tant bien que malavec l’extrémité des fils que Spike venait de couper.
Comme nous l’avons dit plus haut, à l’aide decet appareil portatif qui se pose sur n’importe quel fil, et donton fait surtout usage dans les accidents de chemin de fer, on peutd’un point quelconque de la ligne, se mettre en communication avecles autres postes.
Elle avait d’abord pensé à téléphoner auconstable du district, mais en y réfléchissant, elle se dit que lemagistrat, dont le poste se trouvait à plusieurs milles de là,mettrait peut-être trop de temps à venir, et quand elle se futassurée du bon fonctionnement de l’appareil, elle se mitdirectement en communication avec la station la plus proche où lescommunications étaient facilitées par le grand nombre destrains.
Le dialogue suivant s’engagea :
– Allô !
– Allô !
– Je suis miss Helen Holmes !
– Que désirez-vous ?
– Nous avons besoin qu’on vienne tout desuite à notre secours. Dixler, de la Colorado Coast Company, s’estemparé de force d’un train de traverses payées par nous et dontnous allions prendre livraison. Les chantiers sont en ce moment lethéâtre d’une bataille sanglante entre les travailleurs des deuxcamps.
– C’est très sérieux ?
– Plusieurs ouvriers ont été déjàgravement blessés ; il faudrait se hâter de venir à notreaide.
– Je vais faire le nécessaire. Leconstable va être prévenu immédiatement et va se mettre en routeavec ses hommes. Tenez bon jusque-là.
– Nous essayerons.
– Ce n’est pas pour rien qu’on vous asurnommée l’Héroïne du Colorado. Adieu, miss. Bon courage. Vouspouvez compter sur nous.
John Topping, le constable du district duSignal, n’avait rien de commun avec les magistrats de nos cités duVieux Monde, dont l’existence s’écoule en grande partie dans unbureau confortablement aménagé et pourvu de fauteuilsdouillettement rembourrés.
Escorté d’une douzaine de solides gaillardsvêtus à la mode mexicaine et coiffés d’immenses feutres pointus, àlarges bords, l’honorable John Topping passait le plus clair de sontemps à cheval.
Dans ces régions sans cesse désolées par lesrixes sanglantes et les attaques à main armée sur la grande route,il ne se passait pas de jour qu’il ne fût appelé à intervenir dansquelque bagarre.
Disons-le d’ailleurs, il jouissait d’uneautorité sans conteste.
Il était bien rare que sa seule présence nemit pas fin aux batailles à coups de couteau, ou de revolver, etn’amenât l’arrestation des coupables.
C’est que le magistrat était doué d’une rareénergie ; il n’y allait pas, comme on dit, par quatrechemins.
En Europe, surtout en France, on use de toutessortes de politesses et de prévenances envers les malfaiteurs. Onne les arrête qu’après avoir minutieusement vérifié leurculpabilité et, quand on les interroge, ils sont accompagnés d’unavocat qui les met en garde contre les questions captieuses du juged’instruction.
En Amérique, rien de pareil.
Un officier de police quelconque, même unsimple policeman, se trouve-t-il en présence d’un malfaiteur oud’un individu regardé comme tel, il braque son revolver sur lui enlui ordonnant de lever les bras.
Si l’homme met le moindre retard, la moindrehésitation à faire « camarade », l’agent tire. Si l’hommeest tué, c’est tant pis pour lui. Il n’avait qu’à obéir à la loi.Non seulement l’agent n’encourt aucun blâme, mais il estfélicité.
C’était cette méthode radicale que mettait enpratique l’honorable mister Topping, et il en avait jusqu’alorsobtenu des résultats excellents.
Les plus redoutables bandits se rendaient à samerci, sachant que M. Topping, pour trois secondes de retard,n’hésiterait pas à leur loger une demi-douzaine de balles dans latête.
Le digne magistrat achevait précisément unquartier de saumon grillé relevé d’une excellente sauce au piment,qu’accompagnait une bouteille de ce capiteux vin de Californie, quin’est pas sans analogie avec le vin d’Espagne, lorsque le téléphoneinstallé en permanence sur la table de la salle à manger, luiapprit que les chantiers de la gare du Signal étaient en ce momentle théâtre d’une véritable bataille rangée.
– C’est insensé, grommela-t-il, en seversant une rasade de consolation, quel métier ! Voilà huitjours que je n’ai pu terminer paisiblement mon repas ! CeDixler finit par devenir insupportable. Il faudra que j’endébarrasse le pays.
Le constable, tout en récriminant, avaitbouclé la ceinture qui supportait deux énormes brownings à douzecoups, et il s’était assuré que les bandes de cartouches dont ilétait toujours amplement muni se trouvaient bien à leur place.
Il ouvrit la fenêtre qui s’ouvrait sur la courintérieure du poste, et sur un coup de sifflet de lui, lespolicemen en train de panser leurs chevaux, sous les hangars,furent en selle en un clin d’œil.
Tous étaient habitués à ces alertes subites,et par habitude, ils en étaient venus à aimer le péril et labataille.
– Qu’y a-t-il, monsieur Topping, demandaun des policemen.
– Peuh ! fit le constable, en hommequi en avait vu bien d’autres, une bagarre dans les chantiers de lagare du Signal. Rien de grave, je pense, mais il s’agit d’arriveravant qu’il y ait eu trop de têtes cassées. En filant en droiteligne à travers le Hano, nous pouvons être arrivés avant unedemi-heure.
Une seconde après, les cavaliers – ilsn’étaient que quinze en comptant le constable – se lançaient dansla plaine dans une galopade effrénée.
Leurs montures, des chevaux de race, choisisentre mille, filaient comme des météores.
La petite troupe que commandait le constable,ne fut bientôt plus au bout de l’horizon qu’un nuage gris quidiminuait d’instant en instant et qui finit par disparaîtrecomplètement.
*
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Pendant ce temps, la bataille continuait plusâpre et plus terrible que jamais entre les hommes de Hamilton etceux que commandait Dixler. Ce dernier, cependant, cerné de touscôtés, avait fini par être séparé des siens, et ceux-ci n’étantplus soutenus par sa présence commençaient à faillir. La victoire,toujours incertaine, semblait pencher du côté de la CentralTrust.
Mais tandis que miss Helen était occupée àescalader le toit, à raccorder les fils et à téléphoner, GeorgeStorm avait eu une idée dont il avait fait part rapidement àl’ingénieur Hamilton et que celui-ci avait approuvée avecenthousiasme.
– Il n’y a qu’un moyen de sauver nostraverses, avait dit le mécanicien : c’est de les emmenerquelques milles plus loin. Quand Dixler et ses acolytess’apercevront que le train a disparu, la bataille s’arrêterad’elle-même. Le vol des traverses était une chose à réussir dupremier coup. Le fait de gagner une heure – ce qui donne le tempsau constable d’arriver – nous assure partie gagnée.
– Je m’en rapporte à vous, murmural’ingénieur très ému.
– Et surtout, ajouta George Storm,pendant que je vais démarrer, occupez suffisamment Dixler pourqu’il ne puisse pas intervenir.
Gagnant l’avant du train chargé de traverses –cause de la bagarre – le mécanicien monta sur la locomotive,desserra les freins et manœuvra la manette du régulateur. La vapeurpénétra en sifflant dans les tiroirs, les bielles se mirent enmouvement, et le train roula très lentement d’abord, puis à unevitesse de plus en plus accélérée.
Au milieu du vacarme de la gare, desvociférations de la lutte ou les swings et les directs tombaientdrus comme grêle sur les crânes et sur les poitrines, personne nes’aperçut tout d’abord que le train de traverses, objet du litige,était en train de filer vers une direction inconnue.
Alors du haut du toit où elle se trouvait,Helen avait tout vu, tout compris.
Elle n’eut qu’une pensée.
George Storm était seul, il allait courir,sans nul doute, un grave péril, elle devait partager sesdangers.
Au moment où le train qui n’avançait encorequ’avec lenteur passait en face du toit qui lui servaitd’observatoire, la jeune fille prit son élan, sauta sur un deswagons et de là se mit en devoir de gagner la locomotive.
Par malheur, hélas, un autre personnage encoreque miss Helen venait de s’apercevoir du départ du train.
C’était Spike.
En sautant en bas du toit, après avoir coupéles fils, il s’était tenu à l’écart de la mêlée, cherchant dans sacervelle matoise quelque ruse médite.
Il était déjà furieux d’avoir vu sous ses yeuxHelen raccorder les fils coupés avec ceux de l’appareil portatif.Sa colère fut au comble, quand il constata, mais trop tard, que letrain quittait la gare du Signal.
Courir après !… Il ne fallait pas ysonger, George Storm avait bourré ses fourneaux, ouvert tout grandle tube d’adduction de la vapeur. La locomotive brûlait le rail àune vitesse insensée, une vitesse qu’on eût cru impossibled’obtenir de cette lourde machine aux quatre roues accouplées,spécialement construites pour donner beaucoup de force enremorquant lentement d’interminables convois de marchandises.
– Cela ne se passera pas comme cela,s’écria-t-il avec un geste de haine. La voie sur laquelle ils sesont engagés décrit une courbe de plusieurs milles, je puis encoreles rejoindre en coupant à travers la plaine.
Spike s’était glissé hors du chantier. Ildétacha un des chevaux de Hamilton, sauta en selle d’un bond etpartit à bride abattue.
Le bandit connaissait admirablement le pays.Il était à peu près sûr de rejoindre le train qui, une fois loin dela gare, ralentirait sûrement son allure à un passage à niveauqu’il connaissait.
Spike, faute d’éperons, lardait son cheval decoups de bowie knife et le pauvre animal, sanglant,affolé, dévorait l’espace avec une rapidité vertigineuse. Le banditeut toutes les peines du monde à l’arrêter, quand enfin, apparurentles lignes luisantes des rails.
Sans plus se préoccuper de sa monture fourbue,Spike colla son oreille contre les rails ; il perçut legrondement sans cesse grandissant du train qui s’approchait.
– Bon ! grommela-t-il, je crois quej’arrive à temps. Il s’était aplati contre le talus.
Quand le train qui – chose prévue par lui –n’allait plus qu’à une faible vitesse passa à proximité, Spiken’eut aucune peine à escalader le marche-pied et à grimper sur latoiture d’un fourgon.
Mais là, il se trouva en face de Helen, quilaissant pour un instant George Storm à sa locomotive, était montéepour inspecter l’horizon.
– Ah ! je te tiens, ricana lebandit, à nous deux ma belle, je vais cette fois-ci me rassasier devengeance, rien ne peut te sauver de la mort.
Il avait saisi la jeune fille à la gorge et ilessayait, tout en l’étranglant, de la précipiter du toit du wagonsur la voie.
Une lutte terrible se déroula.
Miss Helen, douée d’une athlétique vigueur,résistait courageusement, mais cependant peu à peu ses forcesdiminuèrent. Elle prévoyait le moment où elle allait se briser lecrâne sur les cailloux aigus du ballast.
D’un sursaut désespéré, elle réussit àrelâcher l’étreinte des mains qui l’enserraient.
– Au secours ! George, ausecours ! cria-t-elle, Spike m’assassine !
– Te tairas-tu, vipère, hurla le banditen serrant de nouveau et plus vigoureusement le cou de la jeunefille, et il s’acharnait de toutes ses forces pour la projeter dansle vide. Il allait sans nul doute y réussir, Helen à bout d’énergiese vit perdue…
George Storm n’avait-il donc pas entendu sonappel ? Si.
Abandonnant la direction de sa machine, ilvola au secours de la jeune fille, que Spike fut obligé de lâcherpour faire face à ce nouvel assaillant.
Il était temps ! Helen, à demi étranglée,meurtrie de coups, était incapable de se défendre pluslongtemps.
Pendant qu’elle se remettait lentement, Spikeet George s’étaient saisis et une lutte désespérée s’était engagéeentre eux. Oubliant qu’ils se battaient sur le toit d’un wagon enmarche, vingt fois en se débattant ils faillirent être précipitéssur la voie.
George profitant de la surprise qu’avaitcausée son arrivée inattendue, l’avait d’abord emporté, maisl’ancien forçat était d’une colossale vigueur et connaissaitcertains coups traîtreux spéciaux aux malfaiteurs de profession quel’honnête mécanicien ne pouvait qu’ignorer.
Inopinément renversé par un croc-en-jambesournois, George se vit à la discrétion de son adversaire qui luiavait mis un genou sur la poitrine.
– Le train de traverses est le dernierque tu auras conduit ! hurla-t-il. Il n’acheva pas. MissHelen, qui avait eu le temps de reprendre complètement ses sens,venait de lui asséner sur le crâne un formidable coup de bâton.
Spike resta sur place à demi assommé etGeorge, pour s’assurer complètement de sa personne, s’empressa deregagner son poste sur la locomotive ; puis tout à coup, ilpoussa un cri de surprise et de désappointement.
– Qu’y a-t-il ? demanda missHelen.
– Impossible d’aller plus loin,murmura-t-il, nous ne sommes qu’à quelques yards du grandcroisement de lignes sans cesse sillonné par des rapides. Noussommes obligés de rester là.
Il avait fait fonctionner le freinautomatique, le train stoppa et Helen en descendit aussitôt pourinspecter les environs.
Pendant que George Storm s’éloignait avec sontrain de la gare du Signal, vers laquelle, dans le même temps, leconstable Topping et ses cavaliers se dirigeaient à bride abattue,la bataille avait continué sur les chantiers. Mais les deux partiscommençaient à éprouver une certaine lassitude qui alla enaugmentant, dès que Dixler, qui avait réussi à se dégager, eutconstaté le départ du train, en même temps que la disparition deSpike.
Peu de temps après, d’ailleurs, une galopadefurieuse ébranlait le sol et le constable et les policemenentraient en scène.
Les partisans de Dixler ne se trompèrent passur l’identité des nouveaux venus, dont les feutres mexicainsétaient remarquables de très loin. Ce fut un cri général.
– Le constable !Sauve-qui-peut !
En un clin d’œil, Dixler et sa troupe eurentdisparu et M. Topping qui, d’abord, avait commencé le« Haut ! les mains ! », fut un peu désappointé,quand il s’aperçut qu’il n’avait plus devant lui, que Hamilton etses ouvriers.
– Dixler et sa bande se sont envolés àvotre approche, expliqua l’ingénieur ; quant aux traverses,elles sont, pour l’instant du moins, hors de l’atteinte de nosadversaires.
– Pas tant que vous le croyez, répliquaM. Topping, après un moment de réflexion. Vous oubliez queGeorge Storm ne peut aller très loin ; quand il arrivera aucroisement des grandes voies, il sera obligé de garer sontrain.
– Je n’avais pas songé à cela…
– Mais, interrompit M. Topping, oùest miss Holmes ?
– Elle a suivi George et je viensd’apprendre que Spike, le forçat évadé, s’est lancé à sapoursuite.
– Et nous venons de voir Dixler et sabande, filer dans la même direction, reprit le constable, qui avaitl’habitude des promptes décisions.
« Nous trouverons en arrivant miss Helenet George Storm assassinés et les traverses… Allons, vite, enselle, si nous voulons arriver à temps !…
Comme toute cette délibération que nous nefaisons que résumer ici, avait duré une demi-heure, pendant cetemps la bande que commandait Dixler avait pris de l’avance.
On repartit donc en toute hâte, et cette fois– sur le conseil de Hamilton – en suivant la voie ferrée, car laplaine était dans ces parages, sillonnée de ravins, de puits, demines et d’excavations qui auraient retardé la marche deschevaux.
George et miss Helen, immobilisés sur leurtrain, attendaient avec une vive impatience qu’on vînt à leursecours, ou tout au moins qu’on leur apportât des nouvelles de labataille.
– Si je croyais que le combat a pris fin,dit George Storm, je ferais machine en arrière et nous regagnerionsla gare du Signal.
« Le constable doit être arrivé sur leslieux, je crois pourtant qu’il est plus prudent d’attendre.
« Je vais monter à la cabined’observation où se tient d’ordinaire le chef de train. Je viendraivous dire si je n’ai rien aperçu de suspect à l’horizon.
George escalada la plate-forme du wagon surlaquelle Spike, attaché à sa roue, grinçait des dents et se tordaitdans ses liens, puis Helen le vit redescendre précipitamment uninstant après :
– Que se passe-t-il donc ? demandala jeune fille, vous avez l’air consterné.
– Cette fois, nous sommes perdus, unetroupe nombreuse, que j’ai parfaitement reconnue pour être celle deDixler, s’avance vers nous en suivant la voie. Ils seront ici dansdix minutes.
– Prenons la fuite, avant qu’ils soientarrivés.
– Il n’est plus temps, nous serionsaperçus et traqués. Les deux jeunes gens se regardèrent avecangoisse, la situation leur paraissait désespérée.
Déjà, ils entendaient les cris de joie quepoussaient les gens de Dixler, à la vue du train.
George demeurait silencieux, la main serréesur la crosse de son browning, le front crispé par l’effort del’attention. Enfin il releva la tête, le visage presquesouriant.
– Je vais essayer pour les repousser,dit-il à miss Helen, d’un moyen assez bizarre, mais qui, à ce qu’onm’a affirmé, a souvent été employé avec succès contre lesIndiens.
– Si vous pouvez réussir ! murmurala jeune fille, qui au fond ne conservait plus grand espoir.
– Vous allez voir ; il estindispensable que nous laissions ces bandits s’approcher le plusprès possible de la locomotive.
– Vous savez que je ne suis paspeureuse…
Quelques minutes plus tard, Dixler et sa bandese ruaient en poussant des cris de triomphe, vers lalocomotive ; alors, au moment où ils allaient en escalader lemarche-pied, un sifflement aigu retentit. George venait d’ouvrirles purgeurs de la machine.
Aveuglés, ébouillantés par deux jets de vapeurbrûlante, les bandits s’enfuyaient en hurlant. Dixler lui-même,cruellement échaudé, ne se sentait plus le courage de tenter unnouvel assaut. D’ailleurs, personne n’eût voulu le suivre.
Les bandits s’étaient retirés à distancerespectueuse de la machine, et là, ils tenaient conseil, quand lespolicemen de M. Topping apparurent au détour de la voie.
Ce fut un désarroi général.
Devant les revolvers braqués sur eux, lesbandits, sans en excepter Dixler, levèrent les mains et serendirent à discrétion. On les désarma, et on regagna promptementla gare du Signal. Là, on fit descendre les prisonniers.
Le constable qui avait une grande habitude deces sortes de bagarres, avait déjà pris une décision.
– Je vais, dit-il à Hamilton, qui avaitrejoint Helen et George, remettre en liberté les travailleurs, qui,somme toute, n’ont fait qu’obéir à leur patron.
– Il est certain, approuva l’ingénieur,qu’ils ne s’imaginaient sans doute pas se rendre complices d’un volà main armée. Mais il y a deux coquins que je vous conseille demettre sous les verrous, c’est Spike et Dixler.
– Oh ! ceux-là !… Alors,M. Hamilton, vous déposez une plainte contre eux, entre mesmains.
Miss Holmes partit d’un franc éclat derire.
– Mon cher ami, dit-elle à l’ingénieur,je vous propose ma vengeance bien plus amusante. Ne portez pasplainte contre ces deux gredins.
– Comment cela ! fit l’ingénieuravec surprise.
– Non, à votre place, je leur feraisgrâce pour cette fois, mais à cette condition qu’ils déchargenteux-mêmes les traverses qu’ils voulaient nous voler.
Le constable eut un sourire approbateur.
– Miss Holmes a raison, étant donnée lafaçon dont l’affaire se présente, Dixler arguera de sa bonne foi.Les rixes du genre de celle qui vient de prendre fin sontfréquentes dans les chantiers.
– Oui, fit George, et Dixler commencerapar déposer caution, nous n’aurons même pas la satisfaction del’avoir gardé quelques jours en prison.
– Alors, c’est entendu, dit gaiement leconstable, j’avoue que cela va m’amuser de voir l’orgueilleuxAllemand condamné à jouer le rôle de docker.
*
**
Dixler et Spike, la rage au cœur, durent sesoumettre et ils commencèrent immédiatement à décharger les lourdespièces de bois. Dixler avait d’abord opposé une énergiquerésistance, puis sur la menace d’être lynché par les hommes deHamilton, il se résigna à obéir.
Tout en accomplissant ainsi, la sueur aufront, le dur labeur qui lui était imposé, il jetait sur le groupeque formaient ses adversaires, au centre du chantier, des regardschargés de haine. Comme Helen passait auprès de lui, insoucieuse etsouriante, il lui dit à demi-voix :
– Si vous avez gagné la partie, cettefois-ci, miss Helen Holmes, vous n’aurez pas toujours autant dechance, je vous jure que j’aurai ma revanche, une sanglante etterrible revanche. L’humiliation que vous m’imposez aujourd’huivous coûtera cher.
La jeune fille haussa les épaules avec unemoue dédaigneuse :
– Vous savez bien, Dixler, dit-elle, queje ne vous crains pas.
Jusqu’ici, vous n’avez pas été le plus fort.Et sans même abaisser son regard vers l’Allemand, fou de colère etde rage, elle alla rejoindre ses amis.
– Ham, mon vieux Ham, qui passez devantma porte sans même venir dire bonjour à votre petite Helen,donnez-vous donc la peine d’entrer, j’ai un télégramme à vousremettre.
C’était Helen Holmes qui, toute rieuse, del’entrée de son bureau interpellait ainsi M. Hamilton,l’ingénieur en chef et le directeur de la Central Trust.
– Ma chère enfant, répondit gaiement lebrave homme en embrassant la jeune fille sur les deux joues, vouscalomniez votre vieil ami, car après avoir fait ma tournée sur leschantiers, mon intention était de venir vous prendre et de vousemmener déjeuner.
– Alors je vous pardonne, dit Helen, àcondition que le menu soit soigné. En attendant, venez prendrevotre dépêche.
Helen rentra dans le bureau et le vieillard lasuivit.
Au moment où Hamilton prenait la dépêche desmains de la jeune fille, un beau fox turbulent et fou commença àsauter tout autour du directeur en aboyant d’une voixglapissante.
– Mais c’est Jap, s’écria le vieil ami deHelen en se penchant pour caresser le chien.
– C’est Jap, en effet, mon chien qui estbien le plus insupportable animal que je connaisse… mais aussi leplus fidèle et meilleur compagnon, ajouta l’orpheline en saisissantle fox qu’elle embrassa tendrement.
Jap en profita pour, d’un grand coup delangue, lui balayer toute la figure.
Durant ce temps, Hamilton avait prisconnaissance du télégramme.
– Ah ! je suis plus tranquille,dit-il en jetant le papier sur le bureau. Tenez, lisez Helen.
La jeune fille lut à son tour. La dépêcheétait brève.
Le montant de la paye du mois est expédiépar le train 4.
– Pensiez-vous donc, demanda Helen enlaissant à son tour tomber le télégramme sur son sous-main, qu’il yaurait quelques difficultés pour l’arrivée de cet argent.
– Ma chère enfant, mieux vaut tenir quecourir, et j’ai tant d’ennuis dans cette maudite exploitation queje suis tout surpris quand les rouages ont l’air de marcher defaçon normale.
M. Hamilton sortit du bureau et Helenl’accompagna quelques pas.
Maître Jap ne perdait pas son temps.
Ce papier qu’il avait vu passer de mains enmains l’intriguait furieusement.
Dès que Helen eut le dos tourné, il sauta surle bureau, respira, renifla le télégramme puis le happa à pleinegueule et se sauva dehors, sans doute pour prendre connaissance dudocument plus à son aise.
Mais les fox sont des chiens qui manquent desuite dans leurs idées. Au bout de vingt pas et de dix bonds, Jappensa à autre chose, lâcha la dépêche et se lança comme un fou à lapoursuite des feuilles mortes qui tourbillonnaient déjà, un peuplus loin.
Or, Spike, éternel et ponctuel espion deDixler, installé par lui à Last Chance, pour surveiller tout ce quise passait sur les chantiers de la Central Trust, était justementassis sur une bille de bois en face des bureaux.
Ce fut devant l’ancien forçat que Japabandonna son télégramme.
Machinalement, le comédien méconnu le ramassaet en prit connaissance.
Quand il eut lu et relu la dépêche, une petiteflamme s’alluma dans ses yeux, il se leva et, de son pas traînant,se glissa hors du camp.
Un quart d’heure plus tard, il entrait dans labaraque de Dixler.
– Du nouveau, patron ! dit-il enrefermant la porte.
– Qu’est-ce que c’est ? demandal’Allemand en s’arrêtant d’écrire.
– Ceci.
Et Spike tendait la dépêche à l’ingénieur.Dixler, après avoir lu, se mit à rire.
– Tu vas voir, Spike, dit-il, que cetargent-là va se tromper de chemin. Puis, redevenantsérieux :
– Il n’y a pas une minute à perdre,poursuivit-il, va chercher Dock, Bill et Lugg, ce sont descostauds ; à vous quatre, vous saurez bien, je pense, raflerles bank-notes au bon moment.
– Soyez sans crainte, patron.
– J’attache d’autant plus d’importance àce… détournement, que cela vous permettra, à toi et à tes copains,de monter la tête aux ouvriers de Last Chance. Vous leur direz quel’histoire du vol est une blague, que la compagnie n’a plus le souet quand vous les verrez chauffés à blanc, vous commencerez à crierqu’il faut quitter les chantiers et abandonner une compagnie quin’a même pas de quoi régler une paye mensuelle. Tu vois la mise enscène.
– N’ayez pas peur, patron, j’ai étécomédien.
– C’est vrai. Je l’oublie toujours. As-tude l’argent ?
– Donnez-en encore un peu… ça ne nuitjamais.
Dixler remit à son complice une poignée debank-notes et Spike le quitta pour se mettre à la recherche deshonorables gentlemen qui devaient l’assister dans sonexpédition.
*
**
À cinq heures précises, le conducteur du train4, qui venait d’arriver à Last Chance, entrait dans le bureau dugardien-chef et remettait à Hamilton, qui l’attendait en compagniede Helen, six grandes enveloppes non fermées et bourrées de billetsde banque.
L’ingénieur compta les bank-notes.
– Sept mille huit cent trente-troisdollars, le compte y est, dit-il, quand il eut fini sonopération.
– Voulez-vous alors me signer ma feuille,monsieur, demanda le conducteur du train.
Hamilton, au moment où il prenait la plume surle bureau, eut un faux mouvement et renversa l’encrier, quelquesbillets furent tachés de violet et Helen les essuya de son mieux,comme elle put.
– Maladroit ! dit-elle, en riant, àson tuteur.
Celui-ci, furieux, signa en maugréant lafeuille du conducteur qui, saluant sortit. Puis, comme Helen luitendait les enveloppes dans lesquelles elle venait de remettre lesbank-notes, Hamilton dit brusquement au garde en chef :
– Je ne puis garder jusqu’à demain unepareille somme dans ma baraque. Je n’ai pas un tiroir quiferme ! Dites-moi, Hartley ?
– Vous désirez, monsieur ?
– Vous avez ici un coffre-fortsolide ?
– Pour ça oui, c’est un boncoffre-fort.
– Eh bien, vous allez me garder cesbillets jusqu’à demain.
– À vos ordres, monsieur.
L’honnête Hartley, gardien-chef des chantiersde Last Chance, prit les précieuses enveloppes, les enfouit dans lecoffre-fort ; puis il referma la lourde porte et brouilla leslettres du mot de sûreté.
– À présent, je suis tranquille.Venez-vous Helen, nous allons faire une petite promenade jusqu’à laGarana.
– Vieux Ham, allez tout doucement et,dans un instant je vous rejoindrai. Je vais passer dans ma chambrepour me laver les mains, qui sont pleines d’encre… c’est encore devotre faute !
L’ingénieur sortit en bougonnant, tandis queHelen riait de tout son cœur.
– Puisque vous vous en allez miss Holmes,dit le gardien-chef, je vais en profiter pour fermer les bureaux,si vous le permettez.
– Mais faites, mon bon Hartley. Elleajouta, avec une hésitation :
– Vous ne craignez rien pour lesbillets ? Hartley se mit à rire.
– Ah ! mademoiselle, il faudraitêtre un fameux malin pour ouvrir le coffre… et puis vous savez quemon logement n’est pas loin. J’aurai l’œil sur les bâtiments.
Hartley aurait peut-être été moins confiants’il avait pu découvrir l’affreuse face de Spike qui était restéeune seconde collée à la vitre d’une des fenêtres, tandis queHamilton lui remettait la somme destinée à la paye.
Car Spike était un homme expéditif. Aussitôtaprès avoir téléphoné à Oceanside à M. Bill qu’il avait besoinà Last Chance de sa présence immédiate, ainsi que de celle deMM. Dock et Lugg, il était venu rôder autour des bureaux enattendant l’arrivée du train 4.
Il avait assisté d’ailleurs à la remise desvaleurs ; il avait vu M. Hamilton confier ses billets àHartley et celui-ci les enfouir dans la caisse.
Et Spike avait eu un petit rire satisfait, ensongeant que le hasard faisait bien les choses et que sa besognen’était plus qu’un jeu d’enfant.
*
**
Le lendemain matin, Dixler se leva avec lejour. Il avait peu dormi, cette nuit-là, car il lui tardait deconnaître le résultat de l’audacieux cambriolage ordonné parlui.
Mais, quand à huit heures, il aperçut Spike etses trois acolytes se présenter, la mine radieuse, il n’eut pasd’inquiétude.
– Alors ! questionna-t-il, leschoses se sont bien passées ?
– Tenez ! patron, voici les fafiots,répondit l’ancien forçat, en jetant des liasses de billets sur latable.
L’Allemand eut un sourire de triomphe.
– Bien travaillé ! mon garçon. Et çan’a pas été trop dur ?
– Mais non patron ! De l’ouvrage dedemoiselle. Le vieux Hamilton avait laissé la galette dans lecoffre-fort du gardien-chef Hartel Hartley. Alors, quand il a faitbien noir et que tout a été bouclé, nous nous sommes amenés endouce, avec ces messieurs. Par mesure de précaution, j’avais risquéun œil sur la combinaison, mais je n’avais pu bien lire que lesdeux dernières lettres : deux L, alors, une fois dans labaraque, nous avons fait un petit travail de littérature, qui aabouti au mot Bell, et à l’ouverture du coffre-fort.
« Nous avons pris les talbins et dans lesenveloppes, nous avons mis à leur place du vieux papier… pour fairedurer le plaisir plus longtemps. Dixler se mit à rire.
– Bien joué ! vieux singe, dit-il,en allongeant une claque formidable sur l’épaule del’ex-comédien : je suis content de toi et de ces messieurs… etje le prouve, ajouta-t-il, en distribuant aux quatre banditsquelques-uns des billets qu’on venait de lui apporter.
– Deux cents dollars chacun, pourcommencer. Pour le reste, vous allez l’emporter le plus tôtpossible, à Oceanside, vous le déposerez chez Storr.
– Le vieux receleur ?
– Lui-même ! C’est un homme à moi,quant à toi Spike, tu vas retourner à Last Chance et commencer àchauffer les ouvriers… C’est compris ?
– À merveille ! patron, vous allezvoir, on va faire du beau travail.
– J’y compte bien, messieurs ! Je nevous retiens plus.
Les coquins comprirent que l’audience étaitterminée. Lugg, qui avait de l’usage et savait son monde, tendit àl’ingénieur une large patte noire et déformée.
Mais, Dixler lui tourna le dos et Lugg en futpour ses frais.
– Car, enfin, gentlemen ! à quiferez-vous croire cette fable absurde, du vol de la paye ! Jevous le demande ? La vérité est tout simplement que lacompagnie se paye notre tête, au lieu de nous payer notre mois…
– Oui ! oui ! il araison !…
– C’est honteux !…
– L’argent !… ou on chambardetout !…
– À mort, Hamilton !
C’était Spike, qui, fidèle à la consignereçue, haranguait sur les chantiers, les ouvriers auxquels onvenait d’annoncer que par suite de la disparition des fonds envoyéspar le siège social, la paye serait retardée de quarante-huitheures.
Ce retard aurait, sans doute, été accepté sansdifficulté par les hommes de l’exploitation, si Spike n’avait pastout d’abord travaillé toutes les fortes têtes du chantier. Quandl’ancien forçat eut constaté un commencement de fermentation, il serépandit dans les groupes, jetant partout sa parole haineuse etdonnant à tous les pires conseils.
– Nous sommes les victimes d’uneconspiration du capital, continuait Spike, car savez-vous quel estle but des administrateurs de la compagnie ?
– Non ! non !…
– Dis toujours !
– Parle ! mais parle donc,Spike.
– Eh bien ! gentlemen ! c’esttout simplement de vous remplacer sur les chantiers par de lamain-d’œuvre jaune. On veut vous dégoûter, pour mettre à votreplace des Chinois, des sales Chinois, que ces messieurs de laCentral Trust paieront de quelques cents et d’une poignée deriz.
– Ah ! mais non.
– Ça ne se passera pas comme ça.
– Où est Hamilton, qu’on lecrève ?
– Ça y est, on va tout démolir.
George Storm, qui venait de descendre de sontrain et qui tombait en pleine effervescence, sans rien comprendreà ce qui se passait, courut à la direction.
Hamilton était là, Helen debout près delui.
Il téléphonait à Oceanside, pour demanderl’envoi immédiat de fonds.
– Ah ! Monsieur Hamilton !
– Qu’est-ce qu’il y a, mongarçon ?
– Il y a que ça chauffe rudement.
– Où cela ?
– Sur les chantiers. Ils crient qu’ilsvont tout saccager, s’ils n’ont pas leur argent.
– Bah ! bah ! quelquesmécontents… je vais aller les faire taire.
– Écoutez ! écoutez Rhine ! fittout à coup Helen, en ouvrant la fenêtre.
Une bouffée de clameurs furieuses entra dansle bureau.
– Entendez-vous ? Des voixhurlaient.
– Le feu ! foutons le feu auxbâtiments.
– Hamilton ! Hamilton ! À mortHamilton.
Le vieux directeur eut un geste de colère etse précipita vers la porte.
– Mais ils vont vous tuer, vieux Ham, ditHelen en cherchant à l’arrêter.
– Bah ! bah ! laissez-moi,petite fille, j’en ai vu bien d’autres ; ils ne me mangerontpas.
Et, résolument, il se jeta dehors.
Spike, sa tâche accomplie, avait été retrouverses copains dans une petite buvette qui se trouvait au bout ducamp. Avec la satisfaction d’une bonne conscience, il avala unverre de whisky et alluma une cigarette.
– Mes petits enfants, dit-il à Dock, Billet Lugg, je m’en vais vous dire adieu. Retournez au plus tôt àOceanside, moi je vais aller voir comment tournent lesévénements.
Le tavernier sortit aussi, attiré au-dehorspar les cris de la foule, qui, d’instant en instant devenaient plusféroces.
La cantine restait déserte.
Seule, une petite, une toute petite chose,continuait à vivre à l’intérieur de la cahute.
L’allumette que Spike avait jetée derrièrelui, après avoir allumé sa cigarette, persistait à flamber parterre tout doucement. Sa mince flamme jaune gagna un vieux chiffongraisseux qui traînait. Le chiffon s’embrasa et communiqua le feu àun amas de caisses vides.
En cinq minutes, toute la maisonnette était enfeu. Par malheur, la cantine était adossée au hangar qui abritaitles huiles et l’essence. Le bâtiment ne fut bientôt plus qu’unetorche rouge et noire, dont le vent rabattait le panaché vers lesautres baraques de l’exploitation.
Hamilton, malgré son âge, était solide,énergique et vigoureux ; il se jeta au plus épais de labagarre et cria de sa rude voix, qui domina un instant letumulte :
– Qu’est-ce que vous avez à crier commeça, tas d’abrutis ! Votre argent a été volé, ce n’est pas vousqui en pâtirez, c’est la compagnie. Je viens de téléphoner àl’instant à Oceanside qu’on me renvoie des fonds par le prochaintrain. Vous serez tous réglés demain.
– Pas demain, tout de suite.
– Oui, oui, à l’instant.
– L’argent, nous voulons l’argent.
Une dizaine d’énergumènes l’environnaient envociférant.
– Mais vous êtes idiots, complètementidiots, répliqua le directeur, que la colère commençait àgagner.
On ne l’écoutait plus.
Un grand diable de terrassier l’avait pris àla gorge ; un autre, plus expéditif encore ou peut-être pluspratique, fouillait dans ses poches.
De deux coups de poing bien appliqués,Hamilton se dégagea.
Mais d’autres venaient à la rescousse.
Storm, voyant le danger couru par sondirecteur, se précipita à son secours.
Des contremaîtres et des chefs de chantier lesuivirent. Une furieuse bataille s’engagea.
Tout à coup, une clameur s’éleva, plus forteque tous les autres bruits.
– Le feu !
Les combattants s’arrêtèrent et, en uninstant, chacun demeura immobile, considérant avec stupeur lestourbillons de flammes qui s’élevaient maintenant de troisbaraquements.
Devant le terrible fléau, Hamilton avaitrepris tout son sang-froid. Il commanda :
– Atkins, Jeffries, Macdonald, prenezchacun vingt hommes et démolissez tous les bâtiments qui setrouvent à gauche de la voie. Il faut faire la part du feu. Leshaches et les pics sont dans le hangar 23 ; hâtez-vous, lesgarçons, du cœur et des bras.
Sans une hésitation, chacun obéit.
En présence du danger commun, on ne pensaitplus qu’à obéir au chef.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que lebruit de haches, attaquant les murs, résonnait dans tout lechantier.
Spike avait assisté en amateur à cette scènetragique.
– C’est exprès que tu as mis lefeu ! lui demanda tout bas Bill.
– Le feu, moi ?
– Mais oui !… Voyons, avant desortir tu as jeté ton allumette sur un tas de vieux chiffons.
L’ancien forçat éclata de rire.
– Ma parole d’honneur, mes petitsenfants, reprit-il, c’est absolument par hasard que la chose s’estfaite, mais c’est du beau travail, et maintenant que tout flambe,je dirai au patron que c’est une diabolique idée du vieuxSpike.
– Et tu auras une gratificationsupplémentaire, vilain singe ! ricana Lugg, en lui donnant unegrande claque dans le dos.
– Le patron aime que l’on ait del’initiative, dit-il en se rengorgeant avec une aimablefatuité.
Il ajouta en changeant de ton :
– Mais le patron aime surtout que sesordres soient ponctuellement exécutés. Voilà pourquoi, mes amours,je vous engage vivement à prendre le train et d’aller déposerl’argent, comme il vous l’a dit, chez Storr. Bill et Lugg suffirontpour faire la commission. Dock restera avec moi. Je puis avoirbesoin de lui.
– Tu as raison, dit Lugg, nous n’avonsplus rien à faire ici ; tu viens, Bill.
Les quatre bandits échangèrent des poignées demain avec des mines complices.
Spike et Dock se rapprochèrent du foyer del’incendie ; Bill et Lugg se dirigèrent vers la petite baraquequi servait de gare à Last Chance.
– Deux billets pour Oceanside ?demanda Lugg, en jetant un bank-note de cent dollars àl’employé.
– Tu n’es pas fou, répondit celui-ci. Jen’ai pas douze shillings de monnaie dans ma caisse. Va demanderqu’on te change ton billet au poste central. Seulement,dépêche-toi, le train part dans cinq minutes.
Lugg, suivi de Bill, courut vers les bâtimentsdu poste central.
Helen était seule dans le bureau.
Lugg se pencha au guichet et demanda de lamonnaie de cent dollars.
La jeune fille, encore tout émue des tragiquesévénements qui venaient de se passer, compta presque machinalementl’argent au gredin.
Aussitôt en possession de leur monnaie, Billet Lugg filèrent à toutes jambes.
Au moment de jeter le billet dans son tiroir,Helen y jeta un dernier coup d’œil.
Le bank-note était en plusieurs endroitsmaculé d’encre violette.
L’orpheline eut un sursaut.
En un éclair, elle se rappela l’incident del’encrier renversé par Hamilton, les billets tachés, elle revit lafigure sombre des deux bandits qui venaient de se présenter auguichet.
Plus de doute… C’étaient les voleurs qu’ellevenait de voir…
Nous savons déjà que Helen était une fillepleine d’énergie et de décision.
Elle n’hésita pas.
Elle donna un tour de clé à son tiroir-caisseet se précipita sur les traces des deux malandrins.
Quand elle arriva à la gare, elle eut un cride rage impuissante.
Le train venait de partir. Il disparaissaitdéjà au tournant de la voie parmi les volutes de fumée del’incendie.
Helen jeta un regard désespéré autourd’elle.
Les voleurs allaient donc lui échapper.
Soudain, elle aperçut à quelque distance uninspecteur de la traction qui s’avançait à califourchon sur lapetite voiture électrique sur rails qui, aux États-Unis, sert àtous les travailleurs de la voie pour se transporter rapidementd’un point à l’autre.
En quelques mots, la jeune fille mitl’inspecteur au courant, sauta sur sa machine et se lança à toutevitesse à la poursuite du train.
Au bout de deux milles, grâce à une pentequ’elle avait descendue avec une vertigineuse vitesse, Helen avaitpresque rattrapé le train.
Elle fit des signaux conventionnels auconducteur qui se tenait sur la plate-forme arrière et ralentit lamarche du convoi, de telle sorte que la jeune fille put bientôt lerejoindre.
Elle sauta sur la plate-forme sans s’inquiéterde sa poussette.
– Les voleurs de l’argent de la paye sontdans le train, dit-elle, haletante, au conducteur. Nous allons lesarrêter.
Quelques instants auparavant, Bill s’étaitinstallé à la fenêtre du wagon pour contempler le paysage et, commeà ce moment le train était engagé sur une courbe, il putparfaitement apercevoir et reconnaître Helen qui faisait dessignaux au conducteur.
– Lugg, fit-il en rentrant vivement latête, nous sommes flambés.
– Tu es fou ?…
– Non, non, la petite caissière du postecentral est à notre poursuite.
Lugg se mit à rire.
– Tu n’as pourtant pas bu grand-chose,ricana-t-il.
À ce moment, les deux hommes entendirent unevoix tout près d’eux qui disait :
– Tenez, les voici, là, tous lesdeux.
Les deux bandits sursautèrent en reconnaissantHelen. D’un bond, les deux misérables furent à l’extrémité duwagon.
– Vite, vite, ils se sauvent !criait Helen.
Mais Bill et Lugg étaient de bons garçons quisavaient à temps prendre leur parti.
Comme le convoi à ce moment traversait le SanJoachim sur un double pont de fer ouvragé comme de la dentelle, ilspiquèrent une tête hardiment dans le fleuve.
Helen trépignait sur la plate-forme duwagon.
– Mon Dieu, miss, disait le conducteur dutrain en manière de consolation… voyez… tout n’est pas perdu. Lesdeux hommes se dirigent vers la côte. Ils y seront dans un instantet, par conséquent, ils seront forcés de traverser la ville ;nous, nous allons stopper dans vingt minutes en gare d’Oceanside etvous pourrez continuer vos recherches.
– Et mes coquins seront loin, conclutHelen ironiquement.
Puis elle ajouta toute frémissante.
– Il me reste encore une chance de lesrejoindre, je la joue !
Et avant que l’employé stupéfait ait pu faireun geste pour la retenir, Helen s’était lancée dans le vide.
La jeune fille avait bien calculé son élan.C’était le moment où le train allait quitter le pont, dont lapartie inférieure servait de voie aux piétons, aux voitures et auxtramways. Ce fut sur le second terre-plein que Helen vints’abattre.
Elle ne perdait pas de vue les hommes deDixler qui, après être sortis du fleuve et s’être essuyés de leurmieux, se dirigeaient en courant vers un car qui justementdébouchait du pont. Les deux gredins y sautèrent.
Mais Helen s’était relevée sans aucun mal.Elle avait vu Bill et Lugg monter dans le car.
Un taxi passait à vide. Elle l’arrêta ets’adressant à un policeman qui était tout à côté.
– Pardon, monsieur, fit la jeune fille,je poursuis deux voleurs. Je vous prie de m’accompagner.
L’officier de police monta dans l’auto avecl’orpheline et l’auto fila à la suite du tramway.
– Attention, dit Lugg, qui de sa placesurveillait les alentours. Voilà encore la petite caissière à nostrousses.
– Mais elle est enragée, cette fille-là,grommela Lugg.
– Enragée ou non, elle nous piste dur.Tiens, la vois-tu dans l’auto rouge avec un flic ?
– Avec un flic ?… Très bien, nous nesommes plus loin maintenant de chez Storr… On va leur brûler lapolitesse.
Une minute après, au risque de se tuer, lesdeux copains sautaient sur la chaussée.
Bill et Lugg se faufilèrent entre les voitureset s’engagèrent à toute vitesse dans la rue de Storr lereceleur.
Le vieux gredin habitait un immeublesordide.
Un escalier extérieur desservait lesdifférents étages. Bill et Lugg se faufilèrent entre les voitureset grimpèrent les degrés quatre à quatre ; ils heurtèrentviolemment à une porte peinte en couleur rouge et où dominait aubeau milieu du vantail un superbe chiffre 12.
– Qui est là ? demanda une voixavinée de l’intérieur.
– Bill et Lugg ! Ouvre vite, vieillemain, nous sommes pistés. La porte s’ouvrit.
Les deux coquins se trouvaient dans un ignobletaudis suant la débauche par tous ses murs lépreux.
Un gros homme à la face luisante, aux yeuxsournois, les regardait entrer avec défiance.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?bougonnait-il en fermant la porte.
– Ordre de Dixler, garder cet argent, ditLugg très vite en lui passant une liasse de billets.
– Bien.
– Et puis, dit Bill qui prêtaitl’oreille, nous faire filer au plus vite. Car les flics sont à nostrousses.
– Mille diables !… on montel’escalier… c’est elle, reprit Lugg qui venait d’écouter à sontour. Ah ! la diablesse de fille !
– Quelle fille ?
– Tu nous embêtes… fais-nous filer, je tedis.
– Attendez, fit Storr, montez surl’armoire. Les deux gredins se hissèrent sur une armoirebranlante.
– Bon, maintenant soulevez la trappe etvous serez sur le toit… oui, oui, là à côté du vitrage.
Bill et Lugg étaient accoutumés à ces issuesparadoxales. Trois secondes après ils avaient disparu. Il étaittemps.
On ébranlait la porte à grands coups de poinget une voix rude commandait :
– Ouvrez au policeman.
Storr, au lieu d’obtempérer à l’ordre reçu, sefourra précipitamment sous son lit.
Il y eut un bruit formidable et la portes’abattit à l’intérieur de la chambre.
C’était le policeman qui, d’un coup d’épaule,venait de se frayer un passage.
– Là, là… dit Helen en montrant la trappeentrouverte.
Et le policeman et la jeune fille suivirentsans hésiter le chemin pris par les bandits.
Cependant Bill et Lugg n’étaient pas au boutde leurs peines. Storr n’avait pas prévu que leur retraite seraitdécouverte. Il avait espéré les faire redescendre après la visiteinutile du policeman. L’immeuble habité par le vieux receleur étaiten effet isolé. Il était impossible de passer sur un autre toit. Lafuite était coupée.
Il fallait donc livrer combat.
Quand ils surgirent de la trappe, l’agent depolice et Helen furent accueillis par une salve de coups derevolver, mais les gredins n’avaient pas de chargeur de rechange etils durent bientôt jeter leurs armes inutiles.
Alors sur le toit s’engagea une luttefarouche.
Lugg s’était jeté sur Helen.
Le policeman avait empoigné Bill. Et lesquatre corps, étroitement liés, roulaient sur l’étroiteplate-forme, tandis que pleuvaient les coups de poing.
Helen se sentit faiblir.
Elle rassembla toutes ses forces, fit unsuprême effort et poussa Lugg jusqu’aux abords du toit.
Le bandit, une seconde, se retint à unesaillie de briques, mais ses doigts lâchèrent prise et il tombadans la rue où il s’écrasa.
Helen, penchée, avait vu l’horrible chute.Elle se rejeta en arrière, toute frémissante d’avoir tué. Mais cen’était pas le moment de s’attendrir.
Bill allait triompher du policeman. La jeunefille vint au secours de son compagnon qui bientôt repritl’avantage. Cependant Bill luttait désespérément.
Tout à coup, les combattants sentirent le sols’effondrer sous leur poids. Sans y faire attention, ils étaientarrivés sur le vitrage et les trois corps vinrent tomber dans lachambre de Storr au moment où le vieux receleur, comprenant que leschoses se gâtaient, se disposait à filer.
Mais là tout fut bientôt fini.
Helen qui avait ramassé le revolver dupoliceman tenait en respect les deux coquins et criait :
– Hands up ! (Haut lesmains !)
Storr et Bill levèrent les bras.
Ils se rendaient…
Le policier les fouilla. Il ne fut pas long àretrouver les bank-notes volés qu’il remit à Helen triomphante.
Une minute plus tard, Storr et Bill, lesmenottes aux mains, prenaient le chemin de la prison.
*
**
Cependant, grâce aux mesures prises parHamilton, l’incendie avait pu être circonscrit.
Mais les dégâts étaient énormes. De plus,l’agitation qui s’était calmée un moment pendant la lutte contreles flammes, reprenait de plus belle, maintenant que tout dangeravait disparu.
– Vilaine histoire, avait mâchonnéHamilton, qui, au milieu de ses hommes, encore fidèles, et de sescontremaîtres, voyait les groupes des mutins se reformer.
– Monsieur, monsieur, fit soudain unevoix haletante.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?grommela le directeur.
– Il y a, monsieur, dit George Storm, ense présentant, que miss Helen a disparu.
– Elle est au poste central…
– Elle y était, monsieur, mais elle n’yest plus. Cependant, son chapeau et sa jaquette sont encore auporte-manteau.
Le directeur devint très pâle.
– Vous êtes sûr de cela, Storm ?
– Absolument, monsieur. On a vu missHelen sortir en courant du bureau et depuis elle n’a pasreparu.
Hamilton allait sans doute agir, tenterquelque chose pour retrouver sa pupille, mais à ce moment, lesclameurs recommencèrent.
– À mort, Hamilton !
– Pendons les exploiteurs !…
– À bas la Central Trust !…
– Notre argent, nous voulons notreargent !
– Eh bien ! mes garçons, vous allezl’avoir votre argent, ne criez pas si fort.
Et une voix claire, jeune et joyeuse, dominaitle fracas de l’émeute.
Hamilton et Storm se retournèrent,stupéfait : dans une auto rouge qui se frayait péniblement unpassage parmi la foule des travailleurs, Helen continuait à parleraux ouvriers.
– Dans un quart d’heure, vous serezréglés, rentrez dans vos chantiers, les contremaîtres vontcommencer de faire la paye dans un petit moment.
– Helen, murmura Storm, en joignant lesmains.
– Mais, folle petite fille, s’écriaitHamilton, en recevant Helen dans ses bras qui sautait de lavoiture, qu’est-ce que vous dites donc ! Oubliez-vous donc quenous n’avons plus d’argent !
– Mais si, puisque le voilà, ripostagaiement Helen, en mettant dans les mains de son tuteur les liassesde bank-notes.
– Comment, mais comment tout celas’est-il passé ?
– C’est un peu long à raconter. Allonsd’abord au plus pressé. Payez tous ces braves gens et puislaissez-moi aller me recoiffer et changer de costume.
À ce moment, Helen aperçut le policeman qui,raide comme un piquet, attendait sans mot dire, debout, auprès dela voiture.
– Ah ! monsieur Watson, fit-elle enallant à lui et en le prenant par la main, je vous demande pardon,je vous oubliais.
« Vieux Ham, reprit-elle, en présentantle policeman au vieillard, il faudra payer aussi la prime à cebrave garçon. Je vous réponds qu’il ne l’a pas volée. Là,maintenant, je me sauve.
Déjà, elle avait fait trois pas vers lebureau.
– Et à moi, miss Helen, vous ne direzrien ? balbutia Storm, d’une voix piteuse.
– À vous, George, répondit en riant lajeune fille, je dirai qu’il n’est pas galant d’empêcher unedemoiselle aussi coquette que moi d’aller changer de toilette quandelle en a envie.
L’orpheline vit une telle expression dechagrin se marquer sur la physionomie du jeune homme qu’elle revintsur ses pas, et serrant la main du mécanicien :
– Je vous verrai tout à l’heure, George,lui dit-elle tout bas.
*
**
Spike avait suivi avec la plus grandeattention les événements qui venaient de se succéder sirapidement.
Quand Helen eut disparu, il se gratta latête :
– Quelle fille ! quelle fille !disait-il à demi-voix. Elle nous a roulés encore une fois… Etquelle magnifique expression elle avait, en parlant au vieux tout àl’heure… et quelle tendresse dans le regard pour son amoureux àl’instant même !… Ah ! si elle voulait faire duthéâtre !
Et Spike, hochant la tête, s’en alla de sonpas traînant, tandis que la foule hurlait :
– Vive la Central Trust ! viveHamilton et vive miss Helen !…
Dixler se trouvait à Oceanside, quand ilapprit que Helen Holmes avait, encore une fois, fait échouer sesprojets. Il entra dans une violente colère, à la nouvelle del’argent reconquis et de la révolte calmée.
Allait-il donc être tenu en échec par unegamine ? La fortune, qui jusqu’à présent lui avait souri,allait-elle commencer à se montrer boudeuse.
L’Allemand alluma une cigarette et réfléchitprofondément.
L’entreprise qu’il avait été chargé de mener àbien aux États-Unis, était cependant bien montée et devait réussir.Il s’agissait pour cette nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco etqui devait donner d’admirables bénéfices, de ruiner d’abord laCentral Trust, puis ensuite de ruiner la Colorado, quand elleaurait triomphé de la Central. C’est à ce moment que paraîtrait lapuissante compagnie allemande qu’il représentait et qui, après ladébâcle des deux premières, rachèterait l’affaire pour un morceaude pain.
Et ce plan si simple, si honnête, sigrandiose, où l’intelligence allemande se manifestait dans toute sabeauté, se trouvait entravé par une misérable fille sansressources, sans appui et soutenue seulement par son indomptableénergie ! Allons donc ! Quelle pitié ! Elle étaitdangereuse, pourtant, cette Helen Holmes, dont il avait eu lasottise de s’amouracher. Mais depuis le terrible coup de bouteilledont il portait encore la marque au front, le caprice s’étaitchangé en haine, et il n’attendait qu’une occasion de sevenger.
Le dangereux coquin en était là de sesréflexions, quand on poussa la porte et la face noire et huileusede Platon parut.
– Qu’est-ce ?
– Une lettre pour Missie.
– Donne.
Dixler prit la missive que lui tendait lenègre et, après l’avoir lue, une lueur de joie brilla dans sesyeux.
– Cette fois-ci, murmura-t-il, je croisque je la tiens. Il mit la lettre dans sa poche, et comme le nègreallait sortir, il lui commanda :
– Attends.
S’installant alors à sa table, il écrivit letélégramme suivant :
Spike, surveillant à Last Chance,
Arrive aussitôt que possible.
DIXLER.
Il plia le papier et le tendit à Platon.
– Cours vite mettre ça au télégraphe. Lenègre prit le papier, salua et sortit. Dixler alla se rasseoir dansun fauteuil.
– L’affaire peut être bâclée dimanche,murmura-t-il, avec un méchant sourire.
Et il alluma une autre cigarette.
*
**
Il était midi moins le quart, et Helen sedisposait à quitter le bureau pour aller déjeuner chez Sam, suivantson habitude, quand elle reçut le télégramme suivant :
Helen Holmes.
Des contrats pour M. Hamiltonarriveront par le train 19. Apportez-les dimanche. Storm vousattendra à l’arrivée du train.
MAC CARTHY.
Helen venait de plier la dépêche et de lamettre dans son corsage, quand la hideuse tête de Spike apparutdans l’ouverture du guichet.
– Psst ! psst ! miss Holmes,fit-il avec une épouvantable grimace qui voulait être unsourire.
– Qu’est-ce que vous voulez ?…
– Il n’y aurait pas moyen d’avoir unepetite avance ?
– Impossible, Clay, répondit en se levantla jeune fille. Le personnel abuse des avances. La direction les asupprimées.
Spike se gratta la tête.
– Il est impossible que vous n’ayez plusd’argent, Clay, poursuivit l’orpheline, vous avez touché votre payehier.
– C’est diablement vrai, miss Holmes,mais il s’est passé tant d’événements depuis hier.
– Vous avez bu ?
– Oh ! non, miss Holmes !
– Vous avez joué, alors ?
Spike eut un grand rire silencieux qui déformatellement son étrange physionomie qu’il aurait fait peur à unlion.
– Il y a bien une petite chose comme ça,consentit-il. Enfin, alors, il n’y a pas moyen. Bon, bon, n’enparlons plus… on s’arrangera autrement.
Il s’en allait.
– Dites-moi, monsieur Clay ? demandaHelen, avec une pointe d’hésitation.
Spike revint sur ses pas.
– Vous me donnez la petite avance !fit-il vivement.
– Non, ce n’est pas cela.
– Ah ! tant pis.
– Je voulais vous demander… Vous nesouffrez plus de ce coup que je vous ai donné à la tête…
– Oh ! plus du tout, miss Holmes,ricana l’ancien forçat, vous êtes bien bonne de vous informer de masanté.
– Vous ne m’en voulez pas trop ?
– Mais pas du tout, miss Holmes, on sebattait n’est-ce pas, vous vous défendiez, c’est tout simple. Mêmeje vous avouerai que j’ai pour vous beaucoup d’estime et desympathie.
– Vraiment ! fit Helen ensouriant.
– Oui, oui, mais je vous aimerais encorebien plus… si…
– Si ?…
– Si vous vouliez faire du théâtre.
La jeune fille éclata de rire et Spike s’enalla.
Après son déjeuner, en tête à tête avec lapetite mistress Palmer, car Sam et George étaient en route, Helenrevint au bureau, prévint son chef qu’elle était obligée des’absenter. Elle s’habilla dans sa chambre et se rendit à la petitegare pour prendre son train.
Elle réaperçut Spike qui se glissait en sedissimulant le long de la voie et qui s’accrochait à l’arrière d’unwagon, avec l’intention évidente d’accomplir gratis le voyage deLast Chance à Oceanside.
Mais d’autres yeux étaient plus vigilants. Uncontrôleur et un employé avaient surpris la manœuvre de l’anciencomédien qui fut vivement appréhendé et ramené sur la voie, le longdu train.
– Votre billet ?
– J’étais un peu pressé, répondit Spiked’un ton détaché, et je n’avais pas eu le temps d’accomplir cettepetite formalité.
– Payez, alors.
– Je n’ai pas le sou.
Et d’un coup d’épaules, Spike bouscula lecontrôleur pour se dégager, mais d’autres employés étant survenus,notre gaillard fut bientôt maîtrisé.
– Alors, mon garçon, grommela lecontrôleur, furieux d’avoir été bousculé, vous allez faire un petitvoyage gratis, c’est vrai, mais ce sera pour entrer directement àla prison d’Oceanside.
Ce mot de prison sonnait lugubrement auxoreilles de Spike.
La prison !…
S’il était bouclé une fois de plus, onreconnaîtrait en la personne du surveillant John Clay, le sinistregredin, avantageusement connu par toutes les polices de l’Union etqui portait le nom d’Ebenezer Spike deux fois évadé. Cette foisalors, il n’y coupait pas de dix ans de travail dur.
Il valait mieux n’importe quoi qu’une aussidésastreuse solution.
Aussi, bien qu’il n’eût guère de chance deréussir, Spike résolut-il de faire l’impossible pour échapper àceux qui le tenaient. Il feignit, un instant, de se résigner, puisréunissant toutes ses forces, il culbuta deux des employés et pritle large.
Mais, par malheur, le chef de gare, une sorted’hercule qui survenait, lui barra le passage et l’abattit d’uncoup de poing.
Spike comprit que le destin était contrelui.
Il était fataliste.
Il se résigna.
À ce moment, Helen, attirée par le bruit de labagarre, s’approcha du groupe et reconnut le surveillant de LastChance.
– Que se passe-t-il ?demanda-t-elle.
– C’est une espèce de lascar qui voulaitvoyager sans payer, répondit le contrôleur.
Les regards de Helen et de Spike secroisèrent. La jeune fille lut une telle détresse dans les yeux dumisérable qu’elle eut pitié.
– Où allait-il ? questionna encorel’orpheline.
– À Oceanside, sans doute.
– Quel est le prix du billet ?
– Quinze shillings six pences.
– Les voici.
Helen ouvrit son sac et remit à l’employé lasomme indiquée.
– Comment miss Holmes, s’écria le chef degare, vous payez pour ce malandrin ?
– Vous allez me comprendre, monsieurPashlow. Je suis un peu responsable de ce qui vient de se passer.Ce pauvre diable est venu ce matin me demander une avance ;comme j’ai cru qu’il voulait de l’argent pour aller boire, je lalui ai refusée.
Spike, en entendant les paroles de Helen, fitla plus extraordinaire grimace de sa vie et, pour la première foisdepuis qu’il était un homme, une larme tomba de ses yeux.
– Du moment que vous payez pour lui, jen’ai plus rien à dire, grommela le chef de gare. Mais entre nous,c’est une drôle d’idée. Allons, vous autres, continua-t-il ens’adressant aux employés, lâchez-le maintenant et qu’on lui donneson billet.
Le chef de gare s’en alla en marmottantquelques mots peu amènes sur l’incohérence et l’esprit desfemmes ; les employés reprirent leur besogne.
Spike et Helen restèrent seuls en face l’un del’autre.
Il y eut d’abord un silence, mais comme lajeune fille allait rejoindre son wagon, l’ancien forçat la retintdoucement :
– Vous m’avez rendu un grand, un trèsgrand service, miss Holmes, commença-t-il d’une voix étranglée.
– Mon Dieu, monsieur Clay, je n’ai rienfait d’extraordinaire.
– Si, miss, vous avez fait une très bellechose, croyez-moi. Mais vous pouvez être assurée que vous n’avezpas obligé un ingrat. Je ne suis qu’une vieille crapule, mais quandpar hasard quelqu’un me fait du bien, je ne l’oublie jamais. Non,je n’oublierai pas.
– Ne parlons plus de ça.
– Soit, maintenant, il me reste unedernière prière à vous adresser.
– Parlez !…
– Voulez-vous me donner la main.
– Mais de grand cœur, monsieur Clay.
Et Helen tendit sa fine main gantée augredin.
– Je ne m’appelle pas Clay, reprit Spikeavec violence, et je vous préviens que je suis un affreux drôle.Voulez-vous encore me donner la main.
– La voici, répondit la jeune fille avecson bon sourire. Elle serra fortement la main brutale de Spike, enajoutant :
– Je vous souhaite de redevenir honnêtehomme.
– Bien le bonjour, conclut l’ancienforçat, en enfonçant sur sa tête sa casquette à carreaux.
Et il s’éloigna avec un éclat de rire siétrange, que Helen murmura pensive :
– On dirait un sanglot.
Spike, après ce bizarre incident, arriva, sansencombres, à Oceanside et se rendit aussitôt chez Dixler.
– À la bonne heure, tu es exact, ditl’Allemand en le voyant entrer.
– Vous avez de la chance de me voiraujourd’hui, répondit Spike, d’un ton bourru.
– Pourquoi cela ?
– Parce que sans une bonne âme, qui apayé ma place, je n’aurais pu payer mon billet.
– Tu n’avais donc plus d’argent.
– Plus un farthing !…
– Peste, mon cher, tu mènes la vie àgrandes guides. Rien que de moi, tu as touché plus de quatre centsdollars depuis quinze jours.
– Si je les ai touchés, comme je ne lesai plus, c’est que je les ai dépensés.
– Parfaitement raisonné. En tout cas,puisque tu as trouvé un imbécile pour te faire des largesses, toutest pour le mieux.
– Ne dites pas cela ! ne dites pascela ! s’écria Spike, en grinçant des dents.
Dixler regarda son homme de confiance avecétonnement, puis, après avoir haussé les épaules, ilpoursuivit :
– Assez de paroles inutiles, allons chezStorr. On nous attend.
– Mais Storr est au bloc.
– Il est libre, il est avec la policeaméricaine des accommodements. Je l’ai fait relâcher hier, ainsique Bill.
Spike ne demanda pas de plus amplesexplications et suivit Dixler. L’auto de l’ingénieur, qui attendaitdevant la porte eut vite fait d’amener les deux hommes chez levieux receleur.
Storr n’était pas seul.
Les honorables gentlemen Dock et Bill luitenaient compagnie.
L’infortuné Lugg manquait seul, et pour cause,à cette charmante réunion.
Aussitôt entré. Dixler prit la parole.
– Voici la chose, dit-il. La Compagnie duColorado envoie aujourd’hui à Hamilton les contrats signés, quivont permettre à la Central Trust de continuer son exploitation.Ces contrats, il me les faut ! Quelqu’un viendra les chercherau train 19, à la gare du Signal.
– Ce n’est pas la mer à boire, dit Bill,en se dandinant.
– Il ne faut pas rater votre coup. Vousallez avoir affaire à forte partie.
– Qui donc est chargé de porter lespapiers à Last Chance ?
– Helen Holmes.
– Oh ! oh ! le plaisir seradouble, ricana Bill. J’ai une revanche à prendre et ce pauvre Luggà venger.
– Voici comment vous allez opérer :vous vous introduirez dans le train, qui emmènera la jeune fille,vous tâcherez…
– Pardon, monsieur, interrompitbrusquement Spike, mais j’ai quelque chose à vous dire.
– Et quoi donc, maître Spike ?
– C’est que je ne marche pas.
– Tu plaisantes ?
– Je n’ai jamais parlé plussérieusement.
La face du bel Allemand prit une expressionféroce.
– En ce cas, Spike, gronda-t-il, tu ensais trop long sur mes affaires pour sortir d’ici vivant.
Et il s’avançait, les mains tendues, versl’ancien forçat.
Mais Spike était sur ses gardes.
D’un swing bien appliqué, il fit chancelerDixler, puis comme les autres revenaient à la rescousse, il leurlança adroitement une chaise et une table entre les jambes, ouvritla porte vivement et put se sauver sans être inquiété.
En bas de l’escalier, le vieux comédiens’arrêta et réfléchit.
– Qu’est-ce que je vais faire ?monologua-t-il, pas un sou dans ma poche et quatre lieues à faire…et puis comment prévenir miss Helen de ce qu’on trame contreelle ?… J’ai été un idiot, j’aurais dû laisser Dixler racontertout ce qu’il avait à dire… Tu baisses mon garçon, positivement tubaisses… Est-ce que cet accident t’arrive parce que tu as décidé devivre en honnête homme désormais ?… Cela serait fâcheux pourla morale… Bah ! je trouverai bien un tampon de wagon oùm’accrocher. L’essentiel est d’arriver avant eux à la gare duSignal.
Spike se gratta la tête, haussa l’épaule et semit en marche à grandes enjambées.
Dixler, aussitôt Spike disparu, avait cherchéà reprendre son calme, mais il ne pouvait cacher l’émotion quil’agitait.
Il dit pourtant d’une voix qu’il s’efforçaitde rendre calme :
– Ne nous occupons plus de cette brute.Nous travaillerons sans lui. Écoutez maintenant soigneusement mesinstructions.
L’Allemand parla longtemps aux trois bandits,puis il les quitta, en répétant :
– Je vous attends à la halte de MountVernon, près de l’usine à gaz.
– Entendu, patron, dit Bill.
– Et tâchez d’être adroits, fit Dixler aumoment où il franchissait la porte ; je vous rappelle mespromesses : mille dollars tous les papiers, cinq mille dollarssi vous me livrez les papiers et la jeune fille.
– Je parie pour cinq mille dollars, ditjoyeusement Storr…
– Allons ! bonsoir, à dimanche.
Et Dixler s’en alla, cette fois,définitivement.
– Bill !
– Dock !
– Dis-moi vieux, commentvas-tu ?
– Pas très bien.
– Il est certain qu’on serait mieux dansun fauteuil de Monico.
– Dire qu’il y a des gens qui vantent leconfortable des chemins de fer américains !
– Je voudrais les voir à notreplace !
– Tu parles !
Cette bizarre conversation se tenait dans unlieu plus bizarre encore. C’était exactement sous le plancher ducinquième wagon du train allant de San Francisco à Denver que Billet Dock échangeaient les propos que nous venons de rapporter.
Ils roulèrent encore quelque temps parmil’acre poussière, le vent, le bruit infernal et la nuée de petitscailloux qui les criblaient comme d’impitoyables grêlons.
Enfin Dock cria dans le fracas :
– Je crois que c’est le moment !
– Si tu veux, vieux frère.
Les deux hommes sortirent alors de leurinvraisemblable cachette et se trouvèrent sur le marchepied.
Bill déroula la longue corde qu’il avaitautour du corps et par deux fois essaya de lancer le nœud coulantqui la terminait sur le toit du wagon.
Deux fois la corde retomba.
Mais à la troisième tentative, elle setendit.
Avec une audace stupéfiante, Bill empoigna lacorde et se mit à grimper.
En huit secondes, il avait atteint le toit duwagon ; là il fixa encore plus solidement le nœud coulant quiétait venu s’accrocher à l’un des chapeaux servant aux prisesd’air, et héla Dock, qui fit à son tour l’ascension.
*
**
Helen, suivant à la lettre les instructionsdonnées dans la dépêche de la direction avait, ce dimanche-là, prisle train de bonne heure pour se rendre aux chantiers de BridgeWells, où devait l’attendre M. Hamilton.
Au moment d’enfermer dans son petit sac lesprécieux documents qu’elle devait transporter, Helen, qui venait deles prendre dans le coffre-fort cambriolé si habilement par Spike,eut un petit sourire et hocha la tête.
Cette histoire de cambriolage lui rappelaitavec bien d’autres choses que la Central Trust avait des ennemishardis et puissants et qu’il fallait se méfier de tout et detous.
Aussi, en souvenir de l’échange fait par Spikedes bank-notes avec les vieux papiers, elle enveloppa avec le plusgrand soin et cacheta avec méthode un rouleau de vieux prospectuset les mit dans son réticule.
Quant aux véritables contrats, elle les pliaétroitement et les glissa dans sa poitrine.
Puis, elle alla prendre son train.
Helen, installée confortablement, étaitjoyeuse, tandis que le train roulait.
D’abord, elle était seule dans son wagon,ensuite le temps était superbe, et puis elle songeait qu’elleallait revoir son ami Storm, absent depuis huit jours, et son vieuxHam, si bon et si dévoué pour l’orpheline.
Tout à coup Helen sentit une main brutale quilui écrasait le visage, tandis qu’une violente odeur de pomme mûrelui montait au cerveau.
Un engourdissement invinciblel’envahissait.
Elle fit un effort désespéré pour secouer latorpeur qui l’envahissait, puis il lui sembla que sa tête devenaitlourde comme du plomb.
Enfin, pour elle, tout s’abolit.
– Bon travail, Dock…
– Le patron sera content, Bill.
– Cinq mille dollars.
– Quelle noce !
– Dis donc, vieux ! assez jaspiné,j’aperçois déjà dans le lointain la cheminée de l’usine à gaz.
– Diable !
– Mais avant tout, commençons par mettreen sûreté les papiers. Bill arracha brutalement à la main droite deHelen le sac de maroquin, l’ouvrit et eut une exclamationjoyeuse.
– Chouette ! papa ! voilà notreaffaire.
Il tendit le rouleau à Dock et mit dans sapoche le sac de la jeune fille.
– Maintenant, en douce, vieux ! Tu yes ?
– Oui, Bill !
– Allons-y !
Les deux hommes saisirent Helen, l’un par latête, l’autre par les pieds et la déposèrent sur la plate-formearrière du wagon.
À ce moment, ils aperçurent une auto quifilait le long de la voie, suivant le train.
Le convoi ralentissait, on allait arriver àune halte. L’auto força sa vitesse et se plaça exactement devant laplate-forme du wagon.
Bill sauta dans l’auto et tendit les bras.
Dock lui passa Helen, toujours endormie, puissauta à son tour dans la voiture.
L’audacieux enlèvement s’était exécuté enmoins de deux minutes.
Aussitôt le coup fait, l’auto vira et,laissant le train continuer sa route, s’éloigna un peu de lavoie.
À quelque distance, la voiture stoppa.
– Vous avez les papiers ? demandal’ingénieur.
– Voilà patron, répondit Dock, en passantle rouleau à l’Allemand. Très vite, l’ingénieur fit sauter lescachets.
Il feuilleta d’une main fébrile les feuilletsqu’il venait de découvrir. L’un vantait les mérites incomparablesdu rasoir Hulcheime ; un autre affirmait que le meilleur savonétait le Hop’s soap… ; quant aux traites, il n’y en avait pasla moindre trace.
Dixler lâcha un épouvantable jupon.
– C’est tout ça que vous aveztrouvé ?
– Oui ! patron.
– Eh bien ! vous êtes des ânes, destupides têtes de porc et la petite vous a roulés une fois deplus !
– Mais, cependant, patron !
– Assez ! nous tâcherons d’éclaircircela tout à l’heure. Et, reprenant le volant, Dixler lança savoiture dans la direction de l’usine à gaz.
Quand le train arriva à la halte de Dolly Hog,Storm, ainsi qu’il était convenu, attendait Helen sur le quai de lagare.
Le jeune garçon était très content.
Il allait revoir celle qu’il aimait.
Le convoi n’était pas encore arrêté, qu’ilcourait tout le long du train, pour apercevoir plus vite Helen.
Il ne vit que des visages inconnus.
Le mécanicien s’adressa au chef de train.
– Avez-vous remarqué si miss Helen estmontée dans le train à Last Chance ?
– Mais certainement, monsieur ! Mêmeà la halte d’Arden, j’ai dit deux mots à miss Helen, qui medemandait l’heure d’arrivée.
– Oh ! mon Dieu… murmura Storm, dontle cœur se mit à battre à grands coups.
– Voudriez-vous dire, monsieur Storm, quemiss Helen n’est pas là ?
– Elle n’est pas dans le train !
– Ah ! ah ! c’est tropfort.
Le conducteur fouilla chacun des wagons,dévisagea chacun des voyageurs.
Il fallut bien se rendre à l’évidence.
Helen avait disparu.
La machine sifflait.
Storm sauta à côté du chauffeur.
Le pauvre garçon était comme fou. Une idéeémergeait pourtant encore dans le chaos de son cerveau. Il fallaitimmédiatement prévenir Hamilton… et puis, c’était le devoir.
Ah ! sans cela, comme il aurait viterebroussé chemin, interrogeant tout le monde, pendant tout le coursde la route, essayant d’avoir un indice, une lueur, quelqueélément.
Le train allait dépasser l’usine à gaz.
Storm, penché en dehors de la plate-formeaperçut tout à coup une silhouette qui se glissait le long dumur.
Spike !
C’était Spike, qui rôdait par là.
Ah ! par lui, de gré ou de force, ilsaurait quelque chose.
– Ralentis ! demanda vivement Georgeà son collègue. Celui-ci le regarda, étonné.
– Oui ! je veux descendre.
Le mécanicien du train 19 était un homme peubavard et peu curieux. Il se contenta d’acquiescer de la tête etfit manœuvrer les manettes.
Le train ralentit brusquement.
Storm sauta à terre et se dirigea versl’usine, en se dissimulant le mieux qu’il pouvait.
Sans avoir été entendu, il arriva tout près del’ancien forçat, qui semblait écouter, l’oreille collée à unepetite porte.
Il sauta à la gorge du vieux comédien.
Spike plia d’abord sous le choc, mais il étaitencore vigoureux et adroit, il put se dégager et il allait riposterde belle manière à son agresseur, quand il demeura stupéfait enreconnaissant Storm.
– Comment es-tu ici ? demandaSpike.
– Ah ! ça te dérange, vieillecanaille ! hurla George, dont les mains tremblaient decolère.
– Chut ! plus bas ! tu vasfaire du vilain, si tu gueules comme ça.
– Es-tu fou ! En tout cas tun’arriveras pas à m’en imposer, je te tiens, je ne te lâcheplus.
Et une seconde fois, il se jeta, avec fureur,sur l’homme de confiance de Dixler.
– Ah çà ! mais tu es doncenragé ! reprit Spike, en parant une bourrade. Je suis avecvous, maintenant, que je te dis. Je suis un honnête homme.
Spike prononça ces cinq mots, avec uneimpressionnante dignité.
Malgré la gravité de la situation, lemécanicien ne put s’empêcher de rire.
– Toi !… un honnête homme !…commença-t-il…
– Puisque je te le dis. Mais ne fais doncpas du potin comme ça. Ils vont nous entendre.
– Qui ?
– Dixler, Dock et Bill.
– Et miss Holmes ?
– Elle est là, aussi.
– Ah ! crapule !… tu cherchaisà m’étourdir, pour m’empêcher d’aller à son secours… attends unpeu.
Et, pour la troisième fois, George se rua surSpike.
– Sacré tonnerre ! grondait l’ancienforçat en se défendant, puisque je te dis que je suis ici poursauver miss Helen. Veux-tu m’écouter un instant, oui ou non ?Écoute-moi un peu ! je t’assure que tu ne t’en repentiras pas.Viens avec moi dans ce coin, là-bas, nous allons causer.
Malgré sa colère, Storm avait encore assez desang-froid pour reconnaître dans les paroles de Spike un véritableaccent de sincérité. Il cessa donc de frapper et dit engrommelant :
– Parle !… mais gare à toi si tumens.
Spike haussa l’épaule et entraîna soncompagnon sous un petit escalier, qui conduisait aux fourneaux.Pourtant George eut encore une hésitation.
– Mais, pendant que nous causons… missHelen ?…
– Elle n’a rien à craindre pour lemoment. Écoute-moi.
– Vas-y !
– Il faut d’abord que je te dise, quej’ai bien changé, depuis notre dernière rencontre. Je suis devenuun honnête homme.
– Assez de blague !
– Je ne blague pas. Tu vas voir commentc’est arrivé. On venait de m’arrêter et j’allais en prison, et pourmoi la prison, c’était le bagne à perpette, quand voilà quelqu’unqui arrive et qui s’interpose, voilà que grâce à ce quelqu’un, touts’arrange et je suis libre. Maintenant, sais-tu qui est cequelqu’un ?
– Comment veux-tu que je lesache !
– C’était miss Helen.
– Helen ?
– Oui ! mon vieux ! ça te lacoupe, surtout après la dernière conversation que nous avions eue,tous les deux, sur le toit d’un wagon ! Eh bien !pourtant, c’est comme ça. Elle m’a regardé bien gentiment et commeje la remerciais, je lui ai dit : « Vous ne savez pas quije suis, si vous le saviez, vous me laisseriez pourrir enprison ». Elle m’a dit : « Qui que vous soyez, je neveux pas qu’il vous arrive malheur à cause de moi… » et puis…et puis…
– Qu’est-ce que tu as ?
L’épouvantable grimace que nous avons déjàsignalée se reproduisit sur le visage du vieux comédien et deslarmes coulaient dans ses paupières rougies.
– Tu pleures !
– Tonnerre de Dieu ! rugit lecoquin, je ne veux pas que tu dises que Spike pleure, si jamais turacontes que tu as vu pleurer Spike, je te casse la figure.
– Qui ça… Spike ? interrogeaGeorge.
– Eh bien oui, Spike c’est moi, j’aimangé le morceau, je m’en moque. Clay, c’était le nom que j’avaispris pour me faire embaucher aux chantiers… Spike, c’est moi.
– Alors ?… c’est toi qui, à CedarGrove, Lefty…
– Oui, oui, c’est moi, répondit Spikeavec violence, mais ça c’est une affaire finie, ne parlons plus deça… ça c’est une vilaine histoire… parlons de la belle maintenant,de l’histoire de Spike qui veut marcher de nouveau dans la bonneroute, parce qu’une petite main blanche a serré sa vilaine patte,parce qu’une voix douce lui a dit : « Je souhaite quevous deveniez honnête homme ! »
– Mais comment Helen…
– On te racontera tout par le détail, mongarçon, répliqua Spike qui avait repris sa mine gouailleuse,l’essentiel à présent, c’est de savoir que je marche avec toi etqu’à nous deux, nous allons sauver miss Holmes des griffes deDixler.
– Mais comment est-elle tombée entre sesmains ?
– Là-dessus, mon garçon, je peux d’autantmieux te renseigner, que c’est moi qui avais été chargé de faire lecoup.
– Ah ! gredin !
– T’emballe pas, j’ai dit à Dixler que jene mangeais pas de ce pain-là, et alors il a voulu m’estourbir,mais Spike n’est pas manchot et j’ai pu m’en aller sans trop demal.
– Tout cela ne me dit pas…
– Attends donc un peu. Dixler savait quemiss Helen rapporterait aujourd’hui dimanche à M. Hamilton lescontrats de la compagnie. Les contrats, il les voulait, l’Allemand,pour je ne sais quelles manigances. Toujours est-il qu’il a mis encampagne Dock et Bill qui se sont lancés à la piste de la petitedemoiselle. Au milieu de tout ça, j’étais bien embêté parce quej’ignorais presque tout de leur projet. Je savais seulement que lerendez-vous général était à l’usine à gaz Mount Vernon.
« Je m’y rendais à tout hasard quandvoilà que sur la route, je suis frôlé par une auto qui filait àtoute vitesse. J’eus tout juste le temps de me garer… mais voilàque dans la poussière, je crois reconnaître l’auto rouge et noirede Dixler. Je me gratte la tête pour chercher mes idées et, enbaissant les yeux, j’aperçois sur le sol un mouchoir qui venait detomber de la voiture ; je le ramassai, il puait à plein nez lechloroforme…
– Oh ! les misérables ! gémitStorm.
– Désormais, tu penses si j’étais fixé.Je savais tout. C’était le coup classique. Le mouchoir sur lafigure au moment où l’on s’y attend le moins et toute la boutique…la chose qui me chiffonne, c’est que je ne m’explique pas commentils ont pu passer du wagon dans l’auto. Enfin ça ne fait rien,l’essentiel est de savoir qu’elle est là et que nous allons lasauver.
– Oh ! oui, fit Storm en serrant lesdents.
– Attention, ne faisons pas de bêtises.Calculons bien notre petite affaire. Voilà ce que je propose…
– Parle.
– Dixler et sa bande sont dans la chambrede chauffe. Toi, tu vas grimper par les tuyaux pour leur retombersur la tête au bon moment ; moi, je vais attendre derrière laporte, et quand j’entends du chambard, je fonce ; c’estdit ?
– C’est dit.
Les deux hommes se serrèrent la main.
Dès que l’automobile fut arrivée devantl’usine déserte, Dixler fit transporter la jeune fille, toujoursendormie, jusqu’à la chambre de chauffe éclairée seulement pard’étroites embrasures et où l’on ne pouvait rien voir dudehors.
Tandis que Dock et Bill faisaient l’inspectionde l’usine pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, Dixler, restéavec Helen, contemplait sa victime.
Une bouffée de l’amour ancien lui revint aucœur. Si elle avait voulu pourtant, cette petite fille, elle auraitpu changer sa vie, faire de lui un homme vraiment bien, avec laconscience nette et les mains propres… et puis… et puis, lesouvenir de la lutte engagée lui revint à la mémoire, il se rappelaque dans les nombreuses phases du duel formidable engagé entre luiet elle, c’était Helen qui avait toujours triomphé…
Et l’orgueil étouffa l’amour.
Il n’eut plus qu’un désir : prendre sarevanche, et maintenant qu’il la tenait là, à sa merci, il sauraitbien en tirer ce qu’il voulait. Si elle refusait de livrer lescontrats et de répondre à ses questions… tant pis pourelle !
Helen rouvrit les yeux.
Elle les referma vivement, croyant sans douteêtre en proie à quelque cauchemar. Mais une lourdeur incomparable àla base du crâne, des douleurs aiguës dans les tempes et toujourscette odeur de pomme qui persistait…
Elle reprit conscience d’elle-même. Ellecomprit qu’elle avait été victime d’un odieux guet-apens, qu’elleétait au pouvoir de Dixler et elle releva ses paupières, acceptantcourageusement la lutte.
– Ah ! ah ! s’écria alorsDixler en s’inclinant avec ironie… je suis charmé de constater quemiss Holmes va mieux.
Helen le regarda avec mépris.
– N’affectez donc pas des manières degentleman, riposta-t-elle cinglante, vous n’êtes pas un gentleman,monsieur Dixler !
– Je suis désolé de voir une aussi joliebouche me refuser ce titre.
– Assez de raillerie, je le répète, vousêtes un drôle et un lâche ! Dixler blêmit et serra lespoings.
– Oui, un lâche coquin qui n’a pas hontede s’attaquer aux femmes.
– Allons, en voilà assez, répliqua engrognant l’Allemand. Je ne suis pas ici pour écouter vos insultes,et vous ne devriez pas oublier que vous êtes entre mes mains, queje vous tiens et que je ne vous lâcherai pas.
– Vous ne me faites pas peur.
– Vous baisserez le ton tout àl’heure.
– Nous verrons bien.
À ce moment, Dock et Bill rentraient dans lachambre de chauffe.
– Nous sommes bien seuls, patron, ditBill, il n’y a personne.
– À merveille, fit Dixler.
Puis se tournant vers Helen :
– À présent, ma petite, il faut nousremettre les contrats que vous apportiez au vieux Hamilton.
– Ils sont dans le sac que vous m’avezvolé. Dixler éclata de rire.
– Je ne vous demande pas les vieuxprospectus que vous aviez si soigneusement empaquetés. Ceux-là,j’ai eu le plaisir de les lire déjà.
– Je n’ai pas autre chose à vousdonner.
– En ce cas, conclut l’Allemand avec unmauvais sourire, il ne me reste plus qu’une ressource.
Et s’adressant à ses deux complices, ilajouta :
– Fouillez mademoiselle !
Helen se redressa, pâle d’indignation et decolère.
– Vous commettriez cette infamie !Dixler haussa les épaules.
Bill dit, en mettant la main sur l’épaule del’orpheline :
– Si vous croyez qu’on va segêner !
– Allons, allons, donnez de bonne grâceles contrats, miss Holmes.
– Vous êtes le dernier des misérables,répondit la jeune fille. Les papiers, vous ne les aurez qu’avec mavie !
– Finissons-en, dit rudement l’ingénieur.Dock s’avança à son tour.
Helen se crut bien perdue.
Mais soudain, il lui sembla entendre un bruitléger dans l’escalier.
– Au secours ! au secours !cria-t-elle de toutes ses forces.
Dixler lui ferma la bouche d’une main brutale,tandis que Bill l’enlaçait par derrière.
Souple et sportive, Helen put se dégager etsauta sur l’un des fourneaux, cherchant une issue pours’échapper.
Mais Dixler l’avait déjà reprise.
À ce moment, on frappa à la porte.
– Va voir ce que c’est, Dock, crial’Allemand, et si c’est quelqu’un qui vient nous embêter, tu saisce que tu as à faire.
Dock entrouvrit la porte et ne vitpersonne.
– J’ai la berlue !… on n’a pasfrappé ? marmotta le bandit. Pourtant, par acquit deconscience, il fit un pas au-dehors. Spike se dressait en face delui.
Il voulut l’éviter, mais déjà le terriblepoing de l’ancien forçat lui avait mis la mâchoire en marmelade. Ils’écroula comme une masse.
– Mille diables ! que sepasse-t-il ? rugit Dixler qui cherchait à arracher le corsagede la jeune fille.
Tout à coup, il eut un cri de triomphe.
Sous ses doigts, il avait senti du papier. Ilarracha les contrats, en criant :
– Victoire !
– Pas encore ! répondit Helen, ens’accrochant à lui et en cherchant à reprendre les papiers.
– Tenez bon, miss Helen, mevoici !
Au son de cette voix qu’elle reconnut tout desuite, Helen eut un cri de joie.
Dixler se retourna une seconde, pour voir quelétait ce nouvel arrivant.
Ce mouvement lui fut fatal.
D’un geste prodigieusement rapide, miss Helenlui arracha les contrats.
En même temps, George qui venait dedégringoler d’un tuyau de chauffage, se ruait sur l’ingénieur.
Entre les deux hommes, la lutte commença,farouche. Dock qui avait fait un pas vers la porte, pour voir cequi se passait, s’élança au secours de son patron, mais avant qu’ill’eut rejoint, Spike était déjà sur lui.
Dock était agile, mais Spike était fort. Ilplaça fort adroitement deux coups directs qui culbutèrent lebandit.
Dixler, tout en se débattant, avait pu jeterun coup d’œil autour de lui.
Il vit la partie perdue.
Il empoigna George brusquement sous le bras etle serra à l’étouffer, puis, profitant de la surprise, il envoyarouler le jeune homme sur le plancher.
Il s’engouffra en courant dans l’escalier, encriant :
– J’aurai ma revanche ! Spikevoulait le poursuivre.
– Non ! non ! laissez cethomme, j’ai les papiers, c’est tout ce qu’il faut.
– Vous n’êtes pas blessée, Helen, dit enlui prenant la main George, qui s’était relevé.
– Non, merci ! je n’ai rien !…ou plutôt, j’ai les contrats, ajoutât-elle, en riant. Mais, commentêtes-vous arrivé si à propos ?
– C’est grâce à Spike ! réponditStorm.
– Vous voulez dire Clay ! fit Helen,surprise.
– Non ! non ! George dit bien,Clay n’existe plus, il n’y a plus que Spike.
Il ajouta fortement, en regardant Helen.
– Spike ! désormais honnêtehomme.
*
**
– Mais, c’est épouvantable, ce que vousme racontez-là, Barnett… « Comment ! ma pupille disparue,enlevée en cours de route ?
– Il n’y a pas d’autre explication,monsieur Hamilton, on a fait des recherches sur la voie, il n’y apas eu d’accident.
– Et Storm ?
– Quand il eut constaté l’absence de missHolmes, il est monté sur la machine avec Noggs, puis il estdescendu en cours de route.
– Et puis, rien ?
– Rien, monsieur le directeur.
Ces propos s’échangeaient entreM. Hamilton et le conducteur du train 19, à la station duSignal, où le directeur de la Central Trust était venu attendreHelen. Le pauvre homme semblait abattu, désespéré. Helen, sa petiteHelen, qu’était-elle devenue ?
Une voix joyeuse lui fit soudain relever latête.
– Me voici ! vieux Ham ! jesuis un peu en retard, parce que je me suis arrêtée en route, maisvoici vos contrats.
– Ma chère enfant ! s’écriaM. Hamilton, en prenant Helen dans ses bras. Que vous est-ilarrivé, mon Dieu !
– Nous vous raconterons cela en dînant,si vous voulez bien nous inviter à dîner tous les trois, George etSpike.
– Qui est Spike ? demanda Hamiltonahuri, en voyant la figure du vieux comédien, qui grimaçaitderrière l’épaule du mécanicien.
– Spike ! c’est moi, monsieur !fit l’ex-bandit, en s’avançant, désormais, je suis Spike.
Et Helen ajouta, gravement :
– Spike ! l’honnête homme !
Il y a trois préceptes essentiels qui sontcomme la base de l’éducation de la jeune fille américaine :n’être intimidée par personne, savoir se tirer d’affaire sans lesecours d’autres, et se faire respecter de tous en toutescirconstances.
C’est ainsi que miss Helen Holmes, en faced’un grand magasin de nouveautés de la ville de Los Angeles,parlait à Spike, l’ancien forçat, avec autant de calme et d’aisanceque si elle se fût trouvée dans le salon paternel, à la villa deCedar Grove.
Spike, grâce à la générosité de miss Helen,venait de revêtir un complet neuf – un complet à carreaux peut-êtreun peu trop voyant – il était rasé de frais, chaussé de solidesbottines, encore parées de l’étiquette du marchand, et il arborait,non sans fatuité, un col de chemise et des manchettesimpeccables.
Sa physionomie même reflétait une satisfactionpleine de bonhomie, qu’on lui avait rarement connue autrefois.
Somme toute, notre vieille connaissance, Spikele malandrin, avait fait peau neuve de la façon la pluscomplète.
– Je suis heureuse de voir, dit gaiementmiss Helen, que vous voici redevenu tout à fait un gentleman.
– J’appartiens à une excellente famille,murmura Spike, avec une modestie affectée, et, de plus, j’aipendant assez longtemps exercé – vous le savez peut-être – laprofession d’artiste dramatique.
– C’est fort bien, reprit la jeune fille,mais il faut maintenant tâcher de mettre votre conduite en rapportavec d’aussi beaux antécédents.
– Miss Helen…
– Laissez-moi vous parlerfranchement ; j’ai pu me rendre compte que, malgré tous vosdéfauts – pour ne pas employer un mot plus énergique – vous nemanquez pas de qualités. Vous avez agi envers moi et envers mesamis d’une façon que je n’oublierai pas.
– Je n’ai fait qu’obéir à lareconnaissance… déclama Spike avec emphase.
– Mister Spike, répliqua sévèrement missHelen – tout en se mordant les lèvres pour ne pas rire –, nous nesommes pas au théâtre. Ce que je vous dis est très sérieux. Vousêtes intelligent, instruit même ; il ne tient qu’à vous defaire honorablement votre chemin dans le monde.
– Je vous obéirai en toutes choses,murmura humblement l’ancien forçat.
– Ce que je vous demande n’est pas biendifficile.
À ce moment, la jeune fille crut entendre toutprès d’elle un chuchotement confus ; elle regarda dans toutesles directions, elle ne vit personne.
Pourtant, elle ne s’était pas trompée. Tapidans un angle propice, Dixler, qu’accompagnaient deux Allemands,Dock et Bill, ses acolytes ordinaires, avait suivi laconversation.
– Maintenant, murmura-t-il avec rage,voilà Spike au service de ce démon femelle ! Je m’en doutaisdepuis longtemps. Mais cela ne se passera pas ainsi ; enattendant, continuons à écouter cette intéressanteconversation.
Tout à son œuvre de régénération, miss Helenpoursuivait :
– Il faut, Spike, que vous deveniez notrecollaborateur dévoué, dans l’œuvre que nous avons entreprise ;vous nous aiderez à déjouer les ruses de ce bandit de Dixler, àpercer à jour ses complots.
– Nous avons affaire à forte partie,murmura Spike, devenu pensif.
– Je le sais, Dixler a derrière lui deuxgrosses banques teutonnes et, derrière ces banques, l’ambassadeurd’Allemagne lui-même. On ne lui ménage ni les capitaux ni lesrecommandations. Sans cette protection ténébreuse, il y a longtempsque la Central Trust aurait terminé le réseau de ses voies ferrées,et que la Colorado Coast aurait baissé pavillon.
– Je connais tout cela mieux quepersonne. Les Allemands ont compris l’importance d’une ligne quidraguerait à leur profit les richesses minières du Colorado. Ils nereculeront devant rien pour arriver à leur but. Vous voyez quemalgré vos récents triomphes, malgré l’impossibilité où ils sont decontinuer un tunnel sous les montagnes du Diable, ils n’ont pashésité à entreprendre la construction d’une ligne parallèle à lavôtre.
La jeune fille releva fièrement latête :
– Ils ne m’intimideront pas une seuleminute, s’écria-t-elle. Pas plus moi que M. Hamilton et quemon vieux camarade George Storm. Nous verrons si l’astuce allemandel’emportera sur trois volontés américaines. Est-ce que vous auriezpeur de Dixler, mister Spike ?
– Nullement, répliqua l’ex-bandit, avecvivacité, je suis prêt à lutter avec vous contre Dixler et sabande. Je vous prouverai que je ne suis pas un ingrat.
– Alors, c’est entendu, vous êtes desnôtres. Vous rompez carrément avec Dixler et sa bande.M. Hamilton va vous donner des appointements raisonnables etun emploi en rapport avec votre intelligence. Si nous réussissons,et nous réussirons, j’en suis sûre, vous ne serez pas oublié. Et,d’abord, soyons pratiques, avant tout, avez-vous besoind’argent ?
Et sans attendre la réponse de Spike, quiesquissait un geste de dénégation, elle lui tendit plusieursbank-notes.
– Ne me remerciez pas, continua la jeunefille, vous nous avez déjà rendu de grands services, et je suiscertaine que vous nous en rendrez bien d’autres encore.
La conversation entre le malandrin repentantet celle qui, si généreusement, essayait de l’arracher à la voie dumal, se poursuivit longtemps sur ce thème.
Spike reçut de miss Helen les instructionsprécises sur le rôle nouveau qu’il aurait à jouer dans la CentralTrust.
Tout en parlant, ils étaient arrivés près d’unsquare planté de beaux arbres et, en ce moment, presque désert.C’est là qu’ils se séparèrent.
– Au revoir, mister Spike, et boncourage, dit gaiement miss Helen en se retirant. J’espère que d’icipeu vous me donnerez de vos nouvelles.
La jeune fille était à peine hors de vue, queDixler et ses deux acolytes apparurent aux regards effarés deSpike, d’une façon aussi inopinée que s’ils fussent sortis d’unetrappe.
– Tous nos compliments, Spike, fit Dixlerd’un air goguenard, vous possédez d’admirables relations.
– J’ai les relations qu’il me plaît,grommela l’ex-bandit, décidé à brusquer les choses. Elles valenttoujours bien les vôtres, je suppose ?
Dixler continua, imperturbable.
– Par un pur hasard, j’ai eu le plaisird’entendre une partie de votre conversation avec la charmante missHelen Holmes.
– Dites que vous nous espionniez.
– Cela est encore bien possible. J’aiconstaté avec un vif regret que monsieur Spike abandonnait sesvieux amis et passait avec une désinvolture charmante dans le campde l’ennemi.
– Eh ! bien, après ?…
– Chacun est libre de faire ce qu’ilveut, continua Dixler, avec un sang-froid qui exaspérait soninterlocuteur, mais, avant de lâcher aussi malproprement les amisqui vous ont arraché au bagne et, peut-être, au fauteuild’électrocution, il est bon de payer ses dettes.
– Quelles dettes ?
Dixler qui, jusqu’alors en parlant à sonancien complice avait employé le « vous » cérémonieux,reprit le tutoiement cynique dont il usait ordinairement.
– Tu n’as pas beaucoup de mémoire monvieux, fit-il, tu oublies que je t’ai engagé dans mon chantiercomme travailleur de la voie et que je t’ai versé deux semainesd’avance. Tu me dois deux semaines de travail.
Heureux d’en être quitte à si bon compte,Spike poussa un soupir de soulagement.
– Qu’à cela ne tienne, s’écria-t-il, enfouillant dans son portefeuille, je vais vous rembourser l’avanceque j’ai reçue, mais, à l’avenir, je ne veux plus rien avoir decommun avec vous.
En cherchant dans ses papiers, Spike avaitaperçu le contrat de travail passé entre Dixler et lui, il le pritet le mit en morceaux, en même temps qu’il tendait à son anciencomplice le prix des deux semaines qui lui avaient étéavancées.
Dixler et ses deux acolytes, qui, jusque-là,étaient demeurés silencieux, éclatèrent d’un rire énorme.
– Ah çà ! dit l’Allemand d’un tonnarquois, est-ce que tu te moques du monde ? Que veux-tu queje fasse de ces quelques misérables bank-notes ? Ce n’est paston argent que je veux, c’est ton travail ; tu vas me suivreimmédiatement au chantier, je t’emmène.
– Je refuse.
– Je suis sûr que tu voudras mesuivre.
– Nous allons bien voir.
– C’est tout vu…
– Faites ce que vous voudrez, je ne veuxplus, à l’avenir, être votre esclave et votre complice.
– C’est bien, mon vieux ; alors,puisque tu m’y forces, je vais employer, pour te convaincre, unautre genre d’argument.
Les deux hommes se regardèrent quelque tempsles yeux dans les yeux.
Spike était très pâle, mais résolu. Dixlerriait d’un mauvais rire ; derrière lui, ses deux acolytes,Bill et Dock, ricanaient.
L’Allemand avait tiré de sa poche un journal,qu’il déplia avec une lenteur affectée.
La première page était ornée d’unephotographie – celle de Spike – qu’entourait un texte dont Dixlerdonna lecture à haute voix en s’arrêtant sur chaque mot, aveccomplaisance. Voici quel était ce texte :
500 dollars de récompense à qui livrera lebandit Thomas, autrement dit Spike Canneras, taille 1 mètre 70,yeux bleus, nez busqué, bouche grande, menton ovale, oreilleslarges ; il porte sur l’avant-bras droit un tatouagereprésentant un dragon chinois. Récemment évadé d’un pénitencier,Spike a été plusieurs fois condamné pour vol et pourescroqueries.
Signé : le shérif : DALGUEN.
– Tu comprends, ajouta Dixler, aprèsavoir terminé la lecture de ce document édifiant, que si tu refusesde me suivre au chantier, j’ai là une excellente occasion de gagnercinq cents dollars.
Spike baissait la tête, la rage et ledésespoir dans le cœur.
– Tu vois, continua l’Allemand, de plusen plus gouailleur, que je suis maître de la situation. Je suisencore bon prince. Combien, à ma place, après l’ingratitude dont tuviens de faire preuve, n’hésiteraient pas devant une si belleoccasion. Cinq cents dollars, c’est une somme.
Le misérable Spike ne répondit pas un mot. Ilse voyait déshonoré aux yeux de miss Helen, à laquelle une grandeheure auparavant, il faisait de si belles promesses. Il eût vouluêtre mort.
Dixler savourait avec un cruel sourire, laconfusion et la douleur de son ancien complice.
– Allons, lui dit-il, je vois que tu ascompris qu’il n’y a rien à faire contre moi. Monte en auto biengentiment et tâche de ne plus comploter à l’avenir avec cettepetite sotte de miss Helen ! C’est le meilleur conseil que jepuisse te donner dans ta situation.
Bon gré, mal gré, Spike dut obéir, et monteren auto avec son ennemi, qui exigea, en outre qu’il déchirât lecontrat qu’il avait précédemment signé à Helen.
Malgré le découragement et la honte qu’iléprouvait, Spike tint cependant à montrer à Helen qu’en dépit desapparences, il ne l’avait pas trahie.
Comme les deux chantiers, celui de la CentralTrust et celui de la Colorado Coast étaient voisins, Spike eutl’occasion de parler à George Storm qu’il mit au courant de lavérité et qu’il chargea de restituer à la jeune fille l’argentqu’elle avait avancé et jusqu’au complet à carreaux – naguère sonorgueil – qu’il avait acheté avec une partie de la somme.
Dixler, informé du fait en prit prétexte pourexpédier Spike dans un autre chantier éloigné de plusieurs milles,afin qu’il n’eût plus aucun rapport avec miss Helen et sesamis.
L’Allemand ne désespérait pas de dompter toutà fait l’ancien forçat qu’il avait complètement à sadiscrétion ; il eût été heureux de retrouver en luil’instrument docile dont il s’était tant de fois servi, et ilcomptait bien réussir à force de privations et de menaces.
Ainsi que miss Helen l’avait expliqué à Spike,la lutte entre les deux compagnies rivales persistait plus âpre quejamais.
La Central Trust avait jusqu’alors lasupériorité et avait pu construire une longueur de voies biensupérieure à celle qu’avait établie la Colorado Coast. De plus, lestravaux du fameux tunnel des montagnes du Diable étaient poussésavec ardeur.
Dixler ne s’était pas découragé pour cela.Secrètement soutenu par la finance allemande et par l’ambassade, ilavait persévéré dans son entreprise, et il continuait en ce momentmême une voie presque parallèle à celle qu’édifiaitM. Hamilton.
C’était là une concurrence qui, dans l’avenir,pouvait devenir redoutable pour la Central Trust, et l’Allemagne,avec le concours de ses compatriotes, espérait bien, à force deténacité et de ruse, arriver sinon à devenir le seul maître dutrafic, du moins à en accaparer la meilleure moitié.
C’était entre Dixler et M. Hamilton,puissamment secondé par miss Helen et George, une bataille de tousles instants ; les terrains étaient disputés à coups dedollars, les ouvriers débauchés par la promesse de salairessupérieurs.
Nous ne parlons pas de grèves et des accidentsde toute nature que suscitaient les Allemands dans les chantiers deHamilton, qui d’ailleurs répondait à ces attaques déloyales avecune énergie tout américaine.
La lutte prenait d’autant plus un caractèreaigu, que les chantiers se trouvaient à proximité l’un de l’autre,et il n’était pas de journée que les travailleurs des deux campsn’échangeassent des injures et même des horions.
Au moment où Spike avait été contraint derentrer au service de Dixler, la situation se présentait pour lesdeux compagnies d’assez singulière façon.
Forcés par la configuration du sol de fairesuivre à leurs voies une bande de terrain assez étroite quebordaient à droite et à gauche des ravins et des marécages, Dixleraussi bien que Hamilton s’étaient tout à coup trouvés en présenced’une difficulté qui paraissait insoluble.
La bande de terrain praticable où passaientles deux voies se trouvait barrée en son milieu par une petitemaison de bois entourée d’un terrain protégé par une palissade.
Sans perdre beaucoup de temps et dépenserbeaucoup d’argent, il fallait que les rails fussent posés surl’emplacement même de la maisonnette, et son propriétaire, un vieilIrlandais, nommé Mick Cassidy, faisait la sourde oreille.
Il est facile de se rendre compte que celuides deux ingénieurs qui se rendrait le premier acquéreur de lapetite propriété, aurait sur son adversaire une avance considérableet l’obligerait à suspendre ses travaux ou du moins à lesinterrompre pendant quelque temps.
Chaque jour l’ingénieur Hamilton, qu’assistaitle mécanicien George Storm, examinait le plan de la voie quiallongeait ses rails dans la direction de la maison de bois, et ilsen revenaient toujours à la même conclusion : il fallait àtout prix acquérir la maison et le terrain de Mick Cassidy.
Or Mick, comme on dit quelquefois, ne voulaitrien savoir.
Mick Cassidy était un curieux original.
Possesseur d’une petite rente de deux centsdollars que lui versait une compagnie d’assurances à la suite d’unaccident de chemin de fer dont il avait été victime, le vieilIrlandais vivait en philosophe cynique, dans la maison de planchesqu’il s’était construite lui-même.
On le voyait presque toute la journée installésur le pas de sa porte, fumant sa pipe ou caressant sa barbichegrise d’un air malicieux.
Il paraissait prendre un grand plaisir à voirles travailleurs des deux équipes, suer sang et eau, en portant lespesantes traverses de chêne ou les rails d’acier.
– Ha ! ha ! ricanait-il, tousces bougres-là prennent bien du mal pour donner de la valeur à mapauvre maisonnette et à mon terrain dont personne, il y a deuxmois, n’eût donné cinquante dollars. Ils travaillent pour moi, etils ne s’en doutent pas ! Ça c’est une excellenteplaisanterie, ce qu’on peut appeler une bonne blague.
Et le père Mick rentrait dans sa maison afinde siroter une goutte de whisky, ou rallumer sa pipe pourreparaître cinq minutes après, plus goguenard que jamais sur leseuil de sa porte.
– Cette situation ne peut pas durer, ditun matin l’ingénieur Hamilton à son dévoué collaborateur GeorgeStorm. Venez avec moi, nous allons faire une dernière tentativeprès de ce vieux maniaque.
– Comme il vous plaira, approuva lemécanicien, mais j’ai idée que le père Mick, qui est plus malinqu’il n’en a l’air, ne nous tient ainsi la dragée haute que pourfaire payer plus cher sa baraque.
– Vous avez peut-être raison. Enfin nousallons voir.
Tous deux franchirent la faible distance quiséparait le chantier de Blackwood de la maison du père Mick.Celui-ci, contre son ordinaire, reçut aimablement sesvisiteurs.
– Comment va la santé, monsieurl’ingénieur, dit-il en enlevant la pipe de sa bouche pardéférence.
– Mais très bien, père Mick. Alors vousêtes toujours aussi têtu.
– Cela dépend, fit le vieillard avec unsourire plein de malice, mais donnez-vous donc la peined’entrer.
– Voulez-vous un cigare ?
– Ça n’est pas de refus.
L’Irlandais prit le somptueux havane que luitendait M. Hamilton, mais au lieu de l’allumer, ce qui l’eûtforcé de quitter sa pipe, il le serra précieusement dans la pocheintérieure de son veston.
Le logement de Mick Cassidy était modestementmeublé d’une petite table, de deux chaises, d’un fourneau decuisine et de quelques ustensiles ébréchés.
M. Hamilton embrassa d’un coup d’œil ceminable décor.
– Il ne tiendrait qu’à vous, père Mick,dit-il, de toucher aujourd’hui même cinq cents dollars.
– Cinq cents dollars, c’est une joliesomme, approuva railleusement le vieillard.
– Et votre maison ne les vaut pas.
– C’est selon.
– Pour trois cents dollars, vous pourriezen avoir une pareille en y comprenant le terrain.
– Ce ne serait pas la même.
Mick ne se pressait pas de faire connaître lefond de sa pensée ; il jouait avec ses interlocuteurs comme lechat joue avec la souris.
– Allons, père Mick, s’écria l’ingénieurimpatienté, finissons-en ! je vous offre mille dollars, avouezque c’est royalement payer une pareille baraque située en pleindésert.
– La baraque, comme vous dites, vautmieux. D’abord, elle n’est plus un désert, puisque le chemin de fery conduira.
– Dites votre prix.
– Je veux dix mille dollars, déclara Mickavec un sang-froid imperturbable. Dix mille dollars et la maisonest à vous, autrement j’y reste ou je la vends à votre concurrent,M. Dixler, qui sera peut-être enchanté de conclurel’affaire.
– Vous avez un fier toupet, s’écriaGeorge Storm.
– On m’a toujours dit, répliqua le pèreMick avec le même sang-froid, que c’était une qualité indispensablepour réussir dans les affaires.
– Vous abusez de la situation, repritl’ingénieur, vous n’êtes pas raisonnable. Je ne peux pas conclureun pareil marché. J’irai jusqu’à deux mille dollars.
– C’est à prendre ou à laisser. Je suissûr que M. Dixler sera plus coulant.
M. Hamilton et George échangèrent un coupd’œil rapide.
– Dix mille dollars, murmura George,c’est vingt fois ce que valent la maison et le terrain, mais cen’est pas trop payer une victoire sur Dixler qui va se voirimmobiliser dans ses travaux.
– Eh bien, soit ! dit l’ingénieur àhaute voix, nous cédons à la nécessité. Vous aurez vos dix milledollars.
– Parbleu ! grommela le rusévieillard, je m’en doutais bien.
Et sa pipe, enseigne de satisfaction, exhalaun vaste nuage de fumée.
– Alors, c’est entendu, repritM. Hamilton.
– Parfaitement.
– Dans ce cas, je vais rédiger l’acte devente immédiatement, j’ai apporté le papier nécessaire.
Sans perdre une minute, car avec un originalde la force du père Mick, on pouvait s’attendre à toutes sortes desurprises, l’ingénieur dressa un acte de vente du terrain et de lamaisonnette et le fit signer par Mick.
– Et l’argent ! s’écria celui-ci, seravisant brusquement et regardant ses deux interlocuteurs, d’un airplein de méfiance.
– Je vais vous donner immédiatement unchèque sur la banque de Los Angeles.
– Un chèque ?… Oui, je sais,j’aurais préféré des dollars, enfin, ça ne fait rien.
L’ingénieur Hamilton prit son carnet, libellaen bonne et due forme, un chèque de dix mille dollars à l’ordre deMick Cassidy, le détacha et le remit au bénéficiaire qui s’inclinajusqu’à terre.
– Eh bien ! père Mick, lui dit-il,êtes-vous content, vous avez fait une bonne affaire ?
– Oui, ça va.
– Voulez-vous un cigare ?
– Volontiers.
Et Mick prit un second cigare qui allarejoindre le premier, dans la poche du veston. Puis, il serra unedernière fois la main à ses acquéreurs, qu’il reconduisitcérémonieusement, et rentra chez lui pour y savourer en paix lasatisfaction d’avoir mené à bien un marché aussi avantageux.
– Il fallait bien qu’ils cédassent,songea-t-il en se frottant les mains. La voie ne peut passer quepar mon terrain. Tant mieux pour celui qui a conclu l’affaire lepremier. Mais je n’ai peut-être pas demandé assez cher. Il auraitdonné quinze mille dollars, comme il en a donné dix mille.Décidément, j’ai manqué d’estomac.
Cette pensée gâta quelque peu la joie del’honnête Mick Cassidy, mais comme c’était un philosophe, il finitpar se dire qu’il n’y avait pas à revenir sur le passé et qu’ensomme, l’affaire demeurait excellente.
C’est d’ailleurs également l’opinion deM. Hamilton et de George Storm qui étaient partis emportantl’acte de vente, bien en règle, du terrain et de la maison.
Presque au moment même où tous deux serendaient chez Mick, Dixler, lui aussi, après avoir examiné le plandes travaux avec ses piqueurs, en arrivait exactement à la mêmeconclusion que ses adversaires.
– Décidément, pensait-il après une courtediscussion, le seul passage possible est sur l’emplacementqu’occupe la maison de ce vieux fou. Il faut avoir raison de cetoriginal, qui ne se fait tant prier que pour vendre plus cher samarchandise. Allons, n’attendons pas que Hamilton m’aitdevancé.
Malheureusement pour l’Allemand, il s’yprenait un quart d’heure trop tard. Quand il arriva devant lamaison de l’Irlandais, Hamilton et George venaient d’en sortir. Ilsne purent s’empêcher d’adresser en passant, à leur ennemi, un salutironique !
– Bonjour, monsieur Dixler, dit GeorgeStorm. Vous allez rendre visite à notre voisin, Mick, mais je vousavertis charitablement que si c’est pour lui acheter sa maison etson terrain, vous venez trop tard.
– Ce qui signifie ?
– Que j’ai en poche l’acte de vente,railla l’ingénieur Hamilton. Cette fois, vous vous êtes laissédevancer.
La physionomie de l’Allemand devint pourpre decolère.
– J’aurais dû m’y attendre, gronda-t-il,en serrant les dents. Puis il ajouta, en fermant les poings d’unair de défi :
– Ne vous hâtez pas trop de triompher.Vous avez bénéficié de ma négligence. C’est fort bien. Vous tenezl’acte de cession, mais vous ne tenez pas encore le terrain. Ilpourra survenir bien des événements avant que les rails de laCentral Trust ne s’allongent à la place de la maison de Mick. Vousdevriez pourtant savoir que je ne suis pas un homme dont on semoque impunément.
Hamilton et George ne firent que rire desmenaces de l’Allemand.
– Je comprends que vous soyez mécontent,lui cria le mécanicien, mais à qui la faute ? Il fallait êtreun peu plus vigilant. Ce que nous avons fait est de bonne guerre,tant pis pour vous.
Dixler montra le poing à ses adversaires.
– Je vous jure, leur dit-il, que vousaurez de mes nouvelles avant la fin de la journée.
Mais ils ne l’écoutèrent pas et se dirigèrentvers le wagon qui leur servait de bureau, pour donner les ordresnécessaires à la démolition de la bicoque.
Après avoir vu George Storm et l’ingénieurs’éloigner, Dixler qui avait eu le temps de reconquérir sonsang-froid, avança, ainsi qu’il en avait eu d’abord l’intention,vers la maison de Mick Cassidy.
Ce dernier qui avait assisté, de loin, à ladiscussion des deux ingénieurs, se hâta de faire entrer l’Allemanddont il ne devinait pas encore les intentions. Puis, il n’était pasfâché de savoir comment son nouveau visiteur apprécierait le marchéqu’il venait de conclure.
Dès que Dixler fut entré, le père Mick, pourlui montrer qu’il connaissait bien, lui aussi, les belles manières,tira de sa poche, un des havanes de Hamilton :
– Un cigare, monsieur Dixler ?
– Volontiers, fit l’Allemand, qui ne puts’empêcher de sourire. Mais ils sont superbes voscigares !
– Oui, murmura l’autre, avec une feintemodestie, ils ne sont pas trop mauvais, mais pourrai-je savoir cequi me vaut l’honneur de votre visite ?
– On vient de me dire, père Mick, quevous avez vendu votre maison et votre terrain.
– On a dit la vérité, et je crois, sansme vanter, que je n’ai pas fait une mauvaise affaire.
Et une flamme d’orgueil passa dans les petitsyeux rasés du vieil Irlandais.
– Pour combien avez-vous vendu ?demanda l’Allemand d’un air détaché.
– Dix mille.
– Pas mal.
– N’est-ce pas ?
– Et l’on vous a payé ?
– Parfaitement, j’ai là un chèquerégulièrement libellé sur la banque de Los Angeles.
Dixler, à ces mots, partit d’un éclat de rireénorme, strident et tel qu’une ombre d’inquiétude passa sur laphysionomie du père Mick.
– Il n’y a pas de quoi rire, il mesemble, fit-il d’un ton aigre-doux.
– Mon pauvre père Mick, repritl’Allemand, d’un ton de commisération, vous vous êtes faitrouler ; vous avez lâché votre maison et votre terrain ;vous aurez bien de la chance si vous arrivez à toucher quelquesdollars.
– Mais expliquez-vous ! s’écria levieillard atterré et furieux. Ce n’est pas possible !
– Vous ne voyez donc pas que votre chèquen’est signé que de Hamilton : les administrateurs, lesactionnaires à qui appartiennent les capitaux refuseront de payer.La voie sera faite, votre maison démolie, vous n’aurez aucunrecours.
– Et la justice ?
– Si vous plaidez, ils feront venir desexperts, on évaluera votre baraque à quatre ou cinq cents dollarset il vous faudra payer là-dessus, un avocat. De toute façon, vousêtes floué, volé comme dans un bois.
Mick Cassidy était consterné ; il tombaitdu haut du beau rêve qu’il avait fait.
– Comment auriez-vous agi, à maplace ? demanda-t-il d’une voix étranglée.
– J’aurais demandé des bank-notes ou desdollars tout simplement.
– J’y ai bien pensé. Ils n’ont pas voulu.Ah ! les bandits ! J’en mourrai de chagrin… Dix milledollars ! Je suis ruiné ! quel coquin que cet Hamilton,je lui enverrai une balle dans la peau !…
Dixler, que cette colère amusait fort, laissal’Irlandais donner libre cours à sa colère et à son chagrin. Iln’intervint que quand il crut le moment opportun enfin arrivé.
– Écoutez-moi, vieux Mick, dit-il de savoix la plus affectueuse, votre situation me peine, mais aussi,pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à moi ?
– Est-ce que je savais ? Maisj’aurai la peau de Hamilton.
– Il y a mieux à faire, c’est de luirendre la monnaie de sa pièce. Soyez plus malin que lui. Il mevient une idée. Je vais venir à votre secours. Tout n’est peut-êtrepas encore perdu.
Mick, suivant une expression chère auxdétectives, « buvait du lait » ; il se sentaitrenaître à l’existence.
– Que faut-il faire ? demanda-t-ilanxieusement. Ah ! si je pouvais rattraper monargent !
– Vous le rattraperez, et avec un grosbénéfice.
Et jugeant le moment venu de frapper un grandcoup :
– Je vais vous donner quinze milledollars, séance tenante.
– En bank-notes ?
– En bank-notes ou en dollars, à votrechoix – je suis un homme, moi – mais vous allez me signer uncontrat de vente pareil à celui que vous avez donné à Hamilton etcomme il ne vous a pas payé, vous l’empêcherez d’entrer chezvous.
Mick gardait un reste de méfiance, quoiquepresque décidé.
– Possible, fit-il, mais ses hommes,forts du contrat, vont démolir ma maison.
– Erreur, le domicile d’un citoyenaméricain est inviolable. Vous allez prendre votre fusil, je vaisvous envoyer des hommes avec des carabines. Vous tirerez surHamilton et ses ouvriers s’ils approchent. Pour vous expulser, ilfaudra un magistrat, et d’ici qu’il ne soit venu, j’aurai terminéma ligne à moi et franchi votre propriété. Y êtes-vous ?
– C’est pourtant vrai, le domicile d’uncitoyen américain est inviolable.
– Je me charge de tout. Je ne vousdemande que de me laisser faire. Tout en parlant, Dixler qui savaitcombien les instants étaient précieux, libella rapidement uncontrat, le fit signer par Mick Cassidy et lui compta en bonsbank-notes les quinze mille dollars convenus. L’Irlandais ne sesentait pas de joie.
– Il y a plaisir à avoir affaire auxhonnêtes gens, répétait-il, avec un sourire béat.
– Il ne s’agit pas de s’endormir, déclaral’Allemand, les gens de Hamilton ont déjà démoli une partie de lapalissade du terrain. Ne les laissez pas pénétrer dans votremaison ! Prenez votre fusil et tirez sur le premier quil’essayera. La loi est pour vous ; le domicile d’un citoyenaméricain est inviolable !
Stimulé de la sorte, Mick s’arma d’un vieuxfusil de chasse et se mit à l’affût dans sa cuisine.
Pendant ce temps, Dixler avait envoyé cherchercinq ou six de ses plus robustes travailleurs et les avait postés àtoutes les issues de la bicoque.
Cependant, forts de leur bon droit, lesouvriers de George Storm avaient commencé à démolir les palissadesqui entouraient le terrain et ils allaient attaquer la maison.
Un d’entre eux s’en approcha, armé d’unehache.
– Feu ! commanda Dixler.
Mick lâcha la détente. Une balle siffla auxoreilles du charpentier, qui recula, épouvanté.
Il s’ensuivit un désordre inexprimable.
George Storm et Hamilton étaient accourus aubruit de la détonation et demandaient des renseignements auxouvriers.
Dixler continuait à placer ses hommes, armésde carabines.
Quant à Mick Cassidy, maintenant qu’il sesentait en poche une belle liasse de bank-notes, et qu’il secroyait sous la protection des tirailleurs de Dixler, il avaitrepris ses airs malicieux et goguenards d’autrefois. Il contemplaitla scène, appuyé sur son fusil, tout en fumant sa pipe enphilosophe, sur le seuil de la porte.
Ce fut sur lui que tomba la colère de Georgeet de Hamilton.
– Qu’est-ce que cela signifie ?demanda ce dernier. Est-ce que vous vous moquez du monde ?
– Je défends à qui que ce soit de toucherà ma maison ; la demeure d’un citoyen américain estinviolable !
– Vieux coquin, s’écria George, quicontenait à peine sa colère. Ta maison, tu l’as vendue, elle t’aété payée, elle ne t’appartient plus.
– Je n’ai pas touché d’argent, riposta levieillard. Je refuse de partir, et la justice me donnera raison.Maintenant, si quelqu’un touche à ma maison, il recevra des coupsde fusils, je vous le garantis !
On n’en put tirer autre chose.
Dixler qui, de l’intérieur de la maison, avaitentendu la discussion, riait sous cape.
– Il est évident, dit enfin l’ingénieurHamilton, que Mick, soit par bêtise, soit par cupidité, s’estlaissé circonvenir par Dixler.
– Ce traître d’Allemand, fit George, neserait peut-être pas fâché, de faire naître comme cela est déjàarrivé, une bagarre sanglante entre les travailleurs des deuxcamps, afin de retarder d’autant les travaux et peut-être de lesfaire cesser.
– Vous avez raison, ayons la sagesse dene pas répondre aux provocations de Mick, qui paraît complètementdominé par Dixler.
Les deux amis allaient se retirer, lorsquel’Allemand parut, le visage illuminé d’un sourire de triomphe.
– Vous voyez, dit-il, que j’avais raison,il y a une heure, quand je vous disais qu’il pourrait se passerbien des événements, avant que votre rail s’allongeât surl’emplacement de la maison de Mick.
– Vous agissez comme un voleur de grandchemin, répondit sévèrement Hamilton, vous n’ignorez pas que j’aiacheté et payé cette propriété, dont vous voulez m’interdirel’accès.
– Moi aussi, je l’ai achetée etpayée !
– Vous mentez !
– Voulez-vous voir le contrat.
– Inutile ! Je vais porter plaintecontre vous au tribunal de Los Angeles !
– Faites ce qu’il vous plaira. Je m’enmoque, mes droits sont égaux aux vôtres.
– La justice n’aura pas de peine à voirclair dans vos agissements. L’Allemand eut un sourire narquois.
– En attendant, railla-t-il, votre lignen’avance pas. Et croyez-moi, cette affaire est loin d’êtreterminée. Vous voyez bien, monsieur Hamilton, que vous aviez tortde triompher si arrogamment.
– De grâce, interrompit George Storm, ens’adressant à l’ingénieur Hamilton, ne vous amusez pas à répondreaux provocations de ce bandit.
– Vous avez raison, nous avons encore àfaire.
Tous deux se dirigèrent vers le wagon-bureau,garé sur une voie toute proche, pour délibérer sur la meilleuredécision à prendre.
Ils avaient à peine tourné les talons queDixler appelait d’un geste, Dock et Bill, ces deux jeunes vauriensque nous avons déjà vus lui servir de gardes de corps, lors de sonentrevue avec Spike.
– Attention ! vous autres, leurdit-il à demi-voix, il ne faut pas perdre de vue ni Hamilton ni lemécanicien. Je veux absolument que vous arriviez à savoir ce qui vaêtre décidé par eux.
– Ce n’est pas très facile ce que vousdemandez-là, monsieur le directeur, dit Bill.
– Arrangez-vous, je vais voir si vousêtes intelligents.
Et, d’un signe de la main, il congédia lesdeux drôles, assez peu satisfaits de la mission qui venait de leurêtre confiée.
Resté seul avec Mick Cassidy, l’Allemand donnabruyamment cours à sa satisfaction.
– Vous avez vu, père Mick, comme je lesai envoyés promener. C’est nous qui demeurons les maîtres du champde bataille.
L’Irlandais cligna de l’œil,facétieusement.
– Ils ont fait une drôle de tête, quandils ont vu que je ne voulais pas déguerpir.
– Et je n’ai pas fini de les embêter,murmura Dixler, d’une voix chargée de haine. Ils apprendront unjour ou l’autre à leurs dépens, ce qu’il en coûte de contrecarrerles projets d’un homme tel que moi.
Pendant ce temps, George et l’ingénieur, aprèsune longue conversation, expédiaient à miss Helen Holmes, àlaquelle incombait le soin de diriger les services administratifs,installés à Los Angeles, une dépêche ainsi conçue :
Miss Helen Holmes,
Dixler s’oppose par la force à l’exercicede mon droit de passage, priez le juge de paix de m’attendre autrain spécial, à onze heures et que ce train amène également despolicemen.
HAMILTON.
– Sitôt que miss Helen m’aura répondu,dit l’ingénieur, je partirai pour Los Angeles. Il est indispensableque je voie le juge de paix, M. Jonas Mortimer. C’est un hommetrès intègre et très énergique, que je connais de longue date.Quand je l’aurai mis au courant des agissements de Dixler, ilprendra certainement des mesures sévères contre lui et sescomplices.
– Quelles sont vos instructions pour letemps que vous allez être absent ?
– C’est bien simple : maintenir lestatu quo, jusqu’à l’arrivée du magistrat, éviter tout conflit avecles gens de Dixler. Cependant, il ne faut pas laisser Mick releversa palissade. Que nos hommes continuent la construction de la voiesur ce terrain dont ils n’ont pas osé nous déloger.
– Je ne sais pas si à l’extrême rigueur,nous n’aurions pas la largeur nécessaire pour pousser notre voie del’autre côté du terrain de Mick. Dans ce cas, Dixler serait bienattrapé, car la maison de Mick barre sa voie à lui. Il sera obligéde l’abattre, ce à quoi le vieux ne consentira pas, avant l’arrivéedes magistrats.
– Vous verrez cela, je m’en rapporte àvous. Quant à la maison, on l’isolerait de la voie par un forttreillis de fil d’acier.
À ce moment, la sonnerie du télégraphe se fitentendre.
– C’est la réponse de miss Helen, ditGeorge, en lisant :
Magistrat va venir vous voir, sitôt quevous serez arrivé. Le train spécial sera rendu dès onzeheures.
HELEN.
– Miss Helen n’a pas perdu de temps, fitM. Hamilton complètement rassuré. Je cours prendre le trainpour Los Angeles, afin de m’y trouver à onze heures. Je reviendraicomme il est convenu avec M. Jonas Mortimer. Au revoir donc,mon cher George et faites bonne garde.
Et l’ingénieur prit le chemin de la station deBlackwood, après avoir échangé avec George Storm, un cordialshake-hand.
M. Hamilton eût été beaucoup moinsrassuré s’il avait pu connaître le complot qu’en ce moment même sesennemis ourdissaient contre lui. Voici ce qui s’était passé.
Lorsque Dixler eut ordonné à ses agents Docket Bill de se procurer à tout prix des renseignements sur lesprojets de Hamilton, les deux mauvais drôles, assez embarrassés, sedirigèrent sans trop savoir comment ils allaient procéder vers lechantier de la Central Trust.
Rampant à travers les rames de voitures et lesamas de traverses, ils atteignirent sans être vus le wagon quitenait lieu de bureau à l’ingénieur.
Bill, le plus intelligent des deux chenapans,avait eu le temps de réfléchir. Il essaya d’abord, en collant sonoreille à la paroi, d’écouter ce qui se disait dans l’intérieur duwagon-bureau, mais les planches de chêne étaient épaisses et laporte à coulisse bien fermée : il ne discerna qu’un murmure devoix inintelligible et confus.
– Nous ne pourrons rien savoir, murmuraDock déjà découragé.
– Attends donc, fit l’autre, j’ai uneidée, un vieux truc qui réussit toujours, bien qu’il ait souventservi. Il est à peu près certain que Hamilton et George Storm vonttélégraphier à Los Angeles pour prévenir miss Helen et pourdemander du secours.
– Oui. Eh bien ?
– Nous allons simplement brancher un boutde fil sur celui que tu vois installé sur le toit du wagon-bureauet, à l’aide de l’appareil portatif, nous intercepterons ladépêche. Va vite chercher un fil, des pinces et un appareil, maissurtout prends garde de te faire voir.
Dock s’empressa d’obéir et un quart d’heureplus tard, leur criminelle opération ayant parfaitement réussi, lesdeux coquins étaient en possession de la dépêche adressée parl’ingénieur à miss Helen. Dock voulait aller immédiatement porterce précieux document à Dixler. Bill l’en empêcha.
– Ne te presse pas tant, lui dit-il, missHelen va certainement répondre et nous aurons la satisfactiond’apporter au patron les deux dépêches, la demande et la réponse.Il ne pourra que nous adresser des félicitations.
Dock, une lourde brute à face d’assassin, auxjoues énormes et carrées, fut émerveillé de l’intelligence de soncamarade.
– Décidément, murmura-t-il avec un rireépais, tu es un malin. Il n’y a que toi pour avoir de bonnesidées.
D’ailleurs les précisions de Bill seréalisèrent de point en point. La dépêche de miss Helen futinterceptée avec autant de succès que l’avait été celle deHamilton.
– Maintenant, ordonna Bill, nousn’apprendrons rien de plus, allons retrouver M. Dixler quidoit nous attendre avec impatience.
Supposition parfaitement exacte, du reste,l’Allemand se promenait de long en large, comme un lion en cage enattendant le retour de ses deux espions.
– Vous avez été bien longtemps, leurdit-il brutalement, et je parie que vous ne m’apportez riend’intéressant.
– Voyez, dit simplement Bill, en luitendant sous les yeux le texte des deux dépêches.
– C’est bon, fit Dixler après les avoirlues, pour une fois ce n’est pas trop mal travaillé, maislaissez-moi tranquille, j’ai besoin de réfléchir.
L’Allemand avait mille raisons de redouterl’arrivée de M. Jonas Mortimer dont il connaissait lecaractère essentiellement probe et inaccessible à la corruption. Ilfallait donc payer d’audace, inventer quelque ruse nouvelle.
Il avait beau se creuser l’imagination, il netrouvait rien de pratique et de facilement réalisable.
– Je finirai bien par découvrir lestratagème inédit qu’il me faut employer, songea-t-il, mais d’abordallons au plus pressé.
Il tira son chronomètre.
Le train pour Los Angeles allait partir dansdix minutes. D’un geste impérieux, il rappela Dock et Bill et, touten prenant dans un portefeuille quelques bank-notes qu’il leurremit :
– Vous autres, leur dit-il, vous allezprendre de suite le train pour Los Angeles. Vous avez lu les deuxdépêches, par conséquent vous êtes au courant.
– Oui, monsieur Dixler, répondit Billavec respect.
– Écoutez-moi attentivement. À onzeheures, il part de Los Angeles un train spécial qui doit amenerici, pour déranger nos plans, le juge de paix Jonas Mortimer, uncommissaire de police et des policemen. Hamilton, qui va prendrecertainement un billet en même temps que vous pour aller au-devantdu juge, sera aussi dans ce train spécial.
– C’est compris.
– Il faut que vous trouviez le moyend’empêcher le train spécial d’arriver ici avant minuit. D’ici lànotre voie aura dépassé la terre du vieux Cassidy et la situationaura changé de face.
– Comment ferez-vous ? demandacurieusement Bill.
– Cela ne te regarde pas, réponditdurement l’Allemand. D’ailleurs, je ne sais rien moi-même encore.Puis-je compter sur vous ?
– Absolument, monsieur Dixler, fit Billd’un ton plein de suffisance. Nous avons exécuté des tours de forceplus difficiles. Je vous en donne ma parole, le train spécialn’arrivera pas ici dans la nuit.
– Cela suffit, allez-vous-en. Vous n’avezque juste le temps de prendre vos billets, mais surtout ne vousfaites pas voir de Hamilton.
– N’ayez crainte. D’ailleurs, il ne nousconnaît pas, c’est à peine s’il nous a vus une fois ou deux.
Les deux bandits avaient disparu depuislongtemps que Dixler demeurait encore à la même place, les sourcilsfroncés, les lèvres pincées, jetant alternativement des regards decolère sur les deux chantiers et sur la petite maison de bois auseuil de laquelle le philosophe Mick Cassidy continuait à fumerpaisiblement sa pipe.
L’Allemand était à peu près sûr que les deuxagents arriveraient à empêcher ou à retarder le départ du trainspécial ; mais pour son compte, il ne voyait pas lapossibilité de faire franchir à sa voie la terre de Cassidy.
Bien plus, il ne tarda pas à s’apercevoir queses adversaires continuaient à pousser les travaux avec uneactivité fébrile.
Sous la direction de George, qui stimulait parses paroles et son exemple les équipes de travailleurs, la voie dela Central Trust s’allongeait pour ainsi dire à vue d’œil.
Déjà quelques traverses étaient placées sur leterrain qui avait été le jardin de Mick.
– J’aurais dû songer à cela,grommela-t-il entre ses dents. Entre la route et la maison deCassidy, ils ont juste la place de poser leur voie, mais ils l’ont.Et moi, je ne peux pas en faire autant, puisque cette satanéemaison barre précisément la voie de la Colorado Coast, ma voie àmoi…
Il se sentait devenir fou de colère, de rageimpuissante.
Cependant les poseurs ajoutaient les traversesaux traverses, pendant qu’une autre équipe s’occupait à boulonnerles rails avec une célérité qui tenait du miracle.
Dixler n’y put tenir davantage, les poingsserrés. Il s’avança vers George Storm, dont il ne se trouvait plusqu’à quelques pas.
– Je vous défends d’avancer sur monterrain ! lui cria-t-il.
– J’avancerai si cela me plaît, réponditGeorge avec le plus grand calme. Vous savez fort bien que ceterrain a été acheté et payé par nous.
– Je l’ai payé et plus cher quevous !
– Nous avons la priorité.
– Si vous ne cessez immédiatement letravail, je vais ordonner à mes hommes de tirer sur vous.
– C’est une menace qui ne m’effraie pas.Vous y regarderez à deux fois avant de renouveler la sanglantebagarre de la gare du Signal, qui a failli tourner si mal pourvous. D’ailleurs, mes hommes sont en nombre et en armes.
– Vous violez la propriété de Mick.
– Nullement, je respecte son domicile,comme le veut la loi, mais nous avons pris livraison du terrain quenous avons payé. Les palissades sont arrachées. Rien ne peut nousempêcher de continuer notre travail. D’ailleurs remarquez que Micklui-même ne formule aucune protestation.
Et il montrait à l’Allemand, non sans malice,le vieil Irlandais toujours occupé à fumer placidement sur le seuilde sa porte.
Dixler se rendait parfaitement compte queGeorge avait raison, aussi, au lieu de répondre à ce dernier parune pluie d’injures, comme celui-ci s’y attendait, il se calmabrusquement et sa physionomie exprima une sorte de résignation quieût paru comique en toute autre circonstance.
Dixler était extrêmement maître de lui-même,il savait donner à ses traits l’expression qu’il voulait, et iln’était jamais aussi dangereux que lorsqu’il affectait de sourire,alors que la colère grondait au fond de son cœur.
– Je vois, monsieur Storm, dit-il presquecordialement au mécanicien, que je ne puis contrecarrer vos plans.Je vous cède donc la place… Pour le moment, du moins, ajouta-t-il àdemi-voix, et je me retire.
Et, sans prêter attention à l’étonnement deGeorge, que ces paroles inquiétaient vaguement, il se dirigea sansse presser vers la maison de l’Irlandais.
Pendant que ces événements se déroulaient dansles chantiers de Blackwood, le train express qui emportait Hamiltonet les deux agents de Dixler filait à toute vapeur vers la gare deLos Angeles, qu’il atteignit sans accident.
Sitôt en gare, Dock et Bill se hâtèrent dequitter leur compartiment, avant que l’ingénieur ne fût descendu dusien et ils errèrent dans les bâtiments de la gare, en prenant lesplus grandes précautions pour éviter d’être reconnus par lespersonnes qui avaient pu les voir à Blackwood.
Tout en flânant et en fumant, ils attendirentsans impatience la formation du train spécial réservé aux gens dejustice.
Ils avaient déjà combiné tout un plan pourmettre à exécution les ordres de Dixler.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de leraconter plus haut, miss Helen Holmes dirigeait à Los Angeles où setrouvaient installés la majeure partie des bureaux du CentralTrust, un important service administratif.
Infatigable, veillant parfois sur ses livresde compte, ou sur sa correspondance jusqu’à une heure avancée de lanuit, c’était elle qui s’occupait du recrutement du personnel, del’approvisionnement et de l’outillage des chantiers, en même tempsqu’elle prenait part aux assemblées des actionnaires et qu’elletenait en respect les nombreux agents d’affaires d’origineallemande que Dixler commanditait à Los Angeles.
Comme le disait souvent Hamilton, cette jeunefille était comme l’âme vivante de la Central Trust, auquel elleimprimait chaque jour un nouvel et plus fécond essor.
Aussi, nulle affaire de quelque importancen’était-elle conclue, sans qu’on lui eût demandé conseil.
C’est à elle que Hamilton s’était tout d’abordadressé après la trahison de l’Irlandais, et miss Helen, sansperdre un instant, avait aussitôt téléphoné au juge de paix, dontelle avait eu l’occasion de faire connaissance en compagnie deHamilton.
M. Jonas Mortimer était un petit homme,d’une activité prodigieuse. Levé chaque matin à cinq heures, hivercomme été, il était rarement couché avant minuit et il lui arrivaitsouvent de trouver les journées trop courtes.
C’est que, dans ce pays en pleine formation,les affaires étaient aussi nombreuses qu’épineuses. Les mines, lesconcessions de terrains, les exploitations de tout genre, donnaientlieu à d’innombrables contestations, qu’il fallait trancher avecautant de célérité que d’impartialité.
À ce double point de vue, M. JonasMortimer s’était acquis une solide réputation. En quelques phrasesnettes et tranchantes, il débrouillait le procès le plus compliqué,et sa clairvoyance était si généralement connue et appréciée que,lorsqu’il avait donné tort à un plaideur, celui-ci renonçaitgénéralement à continuer le procès et cherchait un arrangement.
D’ailleurs, le juge de paix, dont laserviette, toujours bourrée de dossiers, était légendaire à vingtmilles à la ronde, connaissait admirablement tous les gens du pays,leur état de fortune, leur origine, leurs alliances, et leurmoralité.
Comme il aimait à le répéter : « Iln’est pas facile de me rouler. »
Et on le savait si bien qu’il était rare qu’onessayât.
En outre, M. Jonas Mortimer était d’untempérament très combatif, il aimait à se mesurer avec desadversaires dignes de lui, et les difficultés, au lieu de refroidirson ardeur, ne faisaient que l’animer davantage.
Il travaillait dans sa bibliothèque, lorsquela sonnerie du téléphone placé sur son bureau se fit entendre.
– Allô ! monsieurMortimer ?
– Allô ! parfaitement.
– Je suis Helen Holmes.
– Ah ! fort bien, miss Holmes, enquoi puis-je vous être utile ?
– Il s’agit encore de Dixler, expliqua lajeune fille, que la dépêche de Hamilton n’avait pu mettre aucourant de tous les détails du conflit. Il s’oppose, par laviolence, à la construction de notre voie.
Au nom de Dixler, M. Jonas avait bondi.Le Dixler qui, grâce à ses nombreuses et puissantes relations dansla colonie allemande, avait plusieurs fois réussi à le mettre enéchec. C’était pour le magistrat un véritable plaisir que d’avoir àlutter contre cet adversaire dont il connaissait l’astuce et lapuissance financière et morale.
Il accepta sans hésitation l’offre du trainspécial que lui faisait la jeune fille, au nom de l’ingénieurHamilton, et il promit d’être exact au rendez-vous.
Quand Helen entra dans la gare, un peu avantonze heures, M. Jonas y était déjà, tenant sous le bras sonindispensable serviette de maroquin – les mauvais plaisantsaffirment qu’il la plaçait chaque soir sous son oreiller, avant des’endormir.
Il salua gaiement la jeune fille et lui posaquelques questions sur Dixler ; il commençait à prendre ungrand intérêt aux révélations de la jeune fille, sur les exploitsantérieurs de l’Allemand, lorsque M. Hamilton parut.
Après les congratulations d’usage, ce dernierexpliqua rapidement ce qui s’était passé à l’occasion de la venteconsentie par Mick Cassidy et la façon déloyale dont l’Allemandavait agi en cette circonstance.
– Vous avez le contrat de vente ?demanda M. Mortimer, après un instant de réflexion.
– Parfaitement, et le reçu bien enrègle ; malheureusement, Dixler est aussi bien en règle quemoi à cet égard.
Le juge de paix haussa légèrement lesépaules.
– Cela n’a pas d’importance, dit-il d’unair détaché. Le seul fait que le contrat de Dixler porte cinq milledollars de plus que le vôtre est la preuve de la surenchère et, parconséquent, de la mauvaise foi de Mick Cassidy.
– Il est certain, fit observer Helen, quece vieux drôle ne peut nier un fait capital, c’est qu’il a vendudeux fois la même chose, délit qui est prévu par la loi.
– Puis, déclara l’ingénieur, nous avonsdes témoins et au besoin je sommerai Mick de prêter serment.
– Je connais Mick Cassidy, murmura lejuge, en recueillant ses souvenirs, c’est un Irlandais, un ancienvagabond, un tramp qui a passé dans la fainéantise la plusgrande partie de son existence. Il a eu la chance d’avoir quelquescôtes enfoncées dans un accident de chemin de fer ; c’estdepuis ce temps qu’il est rentier.
« Mais, je vous le répète, je me chargede lui faire avouer la vérité et de remettre toutes choses enl’état.
Et comme l’ingénieur s’excusait du dérangementqu’il causait à M. Jonas.
– Vous ne me causez aucun dérangement,répondit ce dernier.
« Je vous avoue au contraire, que je suisenchanté de donner une leçon à cet orgueilleux Dixler, quis’imagine qu’il est au-dessus de la loi parce qu’il est riche,influent et surtout protégé par de hautes personnalités de lacolonie allemande.
« La loi doit être la même pour tous.C’est une vérité que je lui apprendrai s’il l’ignore…
Cette conversation fut interrompue parl’arrivée d’un petit groupe de personnages graves et vêtus denoir.
C’était un des chefs de la police de LosAngeles et quelques-uns de ses agents choisis parmi les plusrobustes. Tous étaient armés de carabines et de pistoletsautomatiques. Faisant droit à la demande de M. Hamilton, lejuge de paix s’était adressé à la police locale pour le cas oùDixler, qu’on en savait fort capable, voudrait user de violence.Force devait rester à la loi.
L’officier de police, M. James Buxton etses hommes étaient des gaillards déterminés, habitués à mettre lebon ordre dans les champs de mines et dans les places où abondentles aventuriers de toutes les maisons. L’expédition qu’ils allaiententreprendre n’avait rien qui pût les effrayer.
En outre, ainsi que le fit remarquer missHelen Holmes, il n’était guère présumable que Dixler, si sûr delui, entrât ouvertement en lutte avec la force publique, ce qui eûteu pour lui de très graves conséquences.
– Permettez-moi de vous poser unequestion, demanda M. Hamilton au juge de paix. Ai-je eu raisonde ne pas attaquer Mick dans sa maison fortifiée ?
– Vous avez eu tout à fait raison, tantqu’un jugement, que la police seule est en droit de mettre àexécution, n’a pas ordonné l’expulsion d’un citoyen américain, sondomicile est inviolable.
– De sorte que si Mick ou les estafiersde Dixler m’avaient logé une balle dans la tête ?…
– Ils eussent été dans leur droit, àcondition toutefois qu’ils vous eussent pris en flagrant délitd’effraction ou de démolition de la maison.
– Somme toute, si la cabane del’Irlandais barrait entièrement ma voie, je serais obligé de larespecter.
– Il faudrait plaider, mais je vous l’aipromis, je crois avoir le moyen d’arranger l’affaire sans procès.Mick a eu très grand tort de vendre deux fois son bien à desacheteurs différents.
Cet entretien avait lieu sur le quai même dela gare pendant que le chauffeur et le mécanicien du train spécialfourbissaient leurs cuivres, vérifiaient le bon fonctionnement desfreins, des soupapes et des tiroirs et terminaient à l’aide deburettes à long col le graissage des organes délicats de leurmachine.
La cheminée lançait des torrents de fuméenoire, le manomètre enregistrait une forte pression, le trainspécial pourrait partir sitôt que M. Hamilton en donneraitl’ordre.
Mais pendant que l’ingénieur et ses amisétaient absorbés par leurs discussions et les agents du train parles préparatifs du départ, deux hommes qui jusque-là s’étaienttenus cachés derrière les bâtiments de la gare s’étaient approchéssans affectation.
Bill et Dock – c’étaient eux – avaient réussià s’introduire dans le train et personne n’avait fait attention àeux.
– Maintenant, dit Bill à son complice quis’était tapi à ses côtés dans l’angle le plus obscur du fourgon, lapremière partie de notre programme est exécutée. Nous sommes dansla place et c’est là l’essentiel.
– Oui, mais le plus difficile reste àfaire.
– Je voudrais que ce fût déjà fini. Il metarde que nous soyons partis et que le train soit en pleinecampagne déserte.
Par une bizarre coïncidence, l’ingénieurHamilton, à la minute même, disait aux personnes quil’accompagnaient :
– Monsieur Mortimer, monsieur Buxton, jene voudrais pas vous bousculer, mais il est onze heures passées etsi nous ne voulons pas arriver trop tard aux chantiers deBlackwood…
– À vos ordres, répondit-on d’une voixunanime.
– Au revoir, mon cher tuteur, dit missHelen, restée seule sur le quai pendant que tout le monde prenaitplace dans le wagon-fumoir ; vous me tiendrez au courant desévénements.
– Dès ce soir vous aurez un télégramme, àbientôt chère Helen.
– Et surtout, ajouta-t-elle, comme letrain commençait à s’ébranler, n’oubliez pas de faire mes amitiés àce brave George.
– Je n’y manquerai pas, au revoir.
Le train était déjà sorti de la gare que lajeune fille, toute songeuse, demeurait encore à la même place.Bientôt la locomotive du train spécial ne fut plus qu’une petitetache de fumée grise au fond de l’horizon. C’est alors seulementque miss Helen se décida à regagner ses bureaux.
Il nous faut maintenant revenir à George Stormque nous avons laissé à Blackwood.
Tout en attendant avec confiance l’arrivée dumagistrat, le jeune homme mettait toute son ardeur, tout sonentrain à stimuler les travailleurs qui faisaient avancer la voiede la Central Trust.
– En avant, ne cessait-il de leurrépéter. Je vous promets une bonne gratification à tous, sitôt queM. Hamilton sera de retour ! Hardi, camarades, il fautdevancer ceux de la Colorado Coast.
Et, pour donner l’exemple, il mettait lui-mêmela main à la pâte.
Le rail s’allongeait avec une céléritémerveilleuse.
Dixler ne donnait pas signe de vie.
On eût dit que, comme il l’avait déclaré, ilrenonçait à la lutte.
Il s’était enfermé dans la maison de MickCassidy avec ce dernier, et il n’en sortait plus.
On ne devait pas tarder à apprendre le sujetde leur mystérieuse conférence.
Quand enfin Mick apparut au seuil de samaison, il était rayonnant et serrait avec affectation dans sapoche des papiers qui ressemblaient fort à des bank-notes.
Quant à Dixler, en dépit de son impossibilitéde commande, il réprimait à peine un sourire de satisfaction. SiGeorge Storm, tout entier à son travail, eût pu voir ce jeu dephysionomie, il ne fût pas demeuré sans inquiétude, mais il nes’aperçut de rien.
Cependant, un mouvement extraordinairecommençait à se produire dans le chantier de Dixler. Mick étaitrentré chez lui…
Tout à coup, une équipe d’une vingtained’hommes s’avança vers la maison. Ils portaient d’énormes cordages,munis de crochets d’acier à l’une de leur extrémité.
La maison de Mick reposait tout entière sur unbâti de poutres posées à plat, surélevées de quelques centimètrespar des pierres, pour éviter l’humidité. Entre ce bâti et le sol,il y avait un espace vide.
C’est par là que les hommes de Dixlerpassèrent d’abord leurs cordages, qui furent tirés au-dessus dutoit et assujettis à l’aide des crochets.
En un clin d’œil, à la grande surprise deGeorge Storm et de ses ouvriers qui n’y comprenaient rien, lamaison fut comme emmaillotée de câbles solides qui tous vinrent seréunir à un crochet central placé au-dessus du toit.
– Du diable, si je comprends ce qu’ilsveulent faire, dit un poseur de rails.
– On dirait, fit un autre, qu’ils vontemporter la maison, comme on emporte une cage à serins, parl’anneau qui la surmonte.
On fut bientôt fixé sur les intentions deDixler, qui, sans doute, pendant leur longue conférence, avaitobtenu ou acheté l’autorisation de Mick.
Une grue à vapeur, montée sur rails, partitlentement du chantier de la Colorado Coast et s’avança vers lamaison, en suivant la voie qui s’arrêtait à la porte del’Irlandais.
La formidable machine – elle pouvait souleverjusqu’à cinquante tonnes – stoppa à quelques mètres de la maison etdes appareilleurs se mirent aussitôt en devoir d’attacher au brasdu levier de la machine, le crochet qui réunissait tous lescordages.
Un « oh ! » de stupeur etpresque d’admiration s’éleva de toutes les poitrines.
Le doute n’était plus possible, Dixlerenlevait la maison du vieil Irlandais, comme un simple ballot demarchandises. À une petite fenêtre, on pouvait voir le propriétairede l’immeuble, nullement émotionné et fumant d’un air goguenard sonéternelle pipe.
George n’avait pas perdu un détail de cettescène.
– Je ne puis, songeait-il, m’opposer à ceque fait Dixler. Le malheur est qu’une fois la maison enlevée,l’Allemand va pouvoir, sur l’emplacement qu’elle occupe, continuersa voie, parallèlement à la nôtre.
Les ouvriers discutaient les chances de succèsde l’opération.
– Cela réussira, disait l’un d’eux, lagrue peut lever cinquante tonnes, la maison du vieux maniaque, mêmeavec le mobilier, ne pèse pas si lourd.
– Oui, mais elle n’est pas solide, lesplanches sont vermoulues, elle peut éclater en morceaux au momentoù on va la soulever de terre.
Les chaînes de la grue à vapeur venaient degrincer, il se fit un profond silence. Tous les ouvriers avaientabandonné leur travail et regardaient bouche bée un spectacle siextraordinaire.
Tout à coup, un craquement sourd se produisit.La maison de Mick Cassidy venait de s’arracher du sol et commençaità s’élever dans les airs avec une lenteur majestueuse.
Quelques applaudissements éclatèrent, mêmedans le camp de la Central Trust.
– Bravo ! Dixler, bien joué.
– Maintenant, il pourra continuer lavoie. Hamilton est roulé ! La maison, cependant, continuait às’élever.
– Que vont-ils en faire ? ditquelqu’un, en remarquant que la grue demeurait à la même place. Ilsdevraient la porter plus loin.
– Je me demande où ils vont la placer.Maintenant qu’ils la tiennent, ils devraient s’en aller avec.
Cette question que tout le monde se posait, setrouva résolue de la façon la plus imprévue.
L’habitation de Mick se balançait maintenant àplusieurs mètres du sol.
Un coup de sifflet retentit.
Brusquement le bras d’acier de la grue obliquade gauche à droite.
La maison de Mick Cassidy se trouvaitmaintenant juste au-dessus de la voie que George était en train deconstruire.
Avant que les témoins de cette scène,pétrifiés de surprise, eussent pu prendre une décision ouintervenir d’une façon quelconque, la vaste poutre d’acier s’étaitrapidement abaissée.
La maison reposait, maintenant, sur lesderniers rails, posés une heure auparavant par les ouvriers de laCentral Trust.
– Et maintenant, ricana Mick, enapparaissant sur le seuil de la porte, avec sa pipe, n’oubliez pas,vous autres, que le domicile d’un citoyen américain est inviolable.Ah ! ah ! voilà une excellente plaisanterie.
George Storm était désespéré.
Par les soins de miss Helen, qui pensait àtout, un lunch substantiel se trouvait servi dans le bar du trainspécial.
Ces messieurs de la justice et de la police nedevaient souffrir en cours de route ni de la faim ni de lasoif.
Sur le buffet de marbre servi par un négrillonen livrée vert pomme, coiffé d’une casquette plus galonnée que leképi d’un général – les savoureux jambons d’ours du Canadavoisinaient avec le mouton fumé à l’écossaise, et le classiquerosbif cher à tout cœur anglais. Les beaux fruits de la Californies’entassaient dans des corbeilles, à côté des épis de maïs verts etdes piments écarlates. L’ale et le porter qui coulaient dans lespintes d’étain étaient de première qualité, et l’on termina cetteréfection qui n’avait rien d’ascétique par quelques coupesd’excellent champagne français.
Après un pareil repas, les policemen sesentaient en forme pour la bataille. L’Allemand Dixler et sesbandits pouvaient arriver, ils seraient reçus de la bellemanière.
M. Jonas Mortimer et l’ingénieur Hamiltonn’avaient pas attendu la fin de cette agape pour passer sur laplate-forme du wagon d’observation, à l’arrière du train ; ilsavaient allumé un excellent trabucos, et tout en contemplant lepaysage qui se déroulait à leurs yeux avec une vitessevertigineuse, ils causaient de choses et d’autres.
Fatalement, on en était venu à parler deDixler.
– Vous ne pourriez vous imaginer, fit lejuge à demi-voix, combien est néfaste l’influence qu’exerce cetAllemand dans le pays.
– J’en sais quelque chose, murmural’ingénieur ; sans ce gredin, le réseau de la Central Trustserait terminé depuis longtemps.
– Vous n’êtes pas le seul à avoirsouffert de ses agissements. Partout je retrouve la trace de lapuissante organisation qu’il dirige et derrière laquelle – il nefaut pas se le dissimuler – se trouvent les grandes banquesallemandes et le gouvernement impérial lui-même. Le pays estinfesté de ces gens-là. Ils accaparent tout, lignes de chemin defer, concessions minières, carrières, pêcheries, plantations et,partout, ils commettent des vols, en baissant la voix, des crimesd’une nature plus grave.
– Le gouvernement devrait intervenir.
– Le peuple américain est par essenced’une nature trop loyale, trop généreuse, pour soupçonner latrahison et la perfidie des autres peuples. Mais nous nous exposonsà un terrible danger. Beaucoup de nos chemins de fer sont aux mainsdes Allemands. Qu’arriverait-il si une guerre venait àéclater ?
M. Jonas Mortimer s’étaitinterrompu ; il prêtait l’oreille.
– Il m’a semblé, dit-il, entendre commeun cri étouffé, le bruit d’une lutte.
M. Hamilton écouta à son tour.
– Je n’entends rien.
– Je me suis sans doute trompé,M. Buxton et ses policemen fument paisiblement leur pipe dansle bar. Ce n’est pas eux qui se battent, certainement.
L’ingénieur et le juge de paix, persuadésqu’ils avaient été le jouet d’une illusion, avaient repris au pointoù elle en était restée leur conversation sur les empiétements del’Allemagne, pendant que le train spécial lancé à cent kilomètres àl’heure, traversait comme un météore les perspectives désolées, lesdéserts arides, mais riches en mines de toutes sortes que l’onrencontre dans cette partie de l’Amérique.
Cependant, la première impression deM. Jonas était la vraie. C’était bien le bruit assourdi d’unelutte qu’il avait distinguée à travers le fracas tonitruant desroues et le halètement de la machine.
Dock et Bill, tapis dans un coin du fourgon,étaient longtemps demeurés immobiles et silencieux.
Pour mener à bien leur projet, il fallait quele train fût loin de toute contrée habitée, très loin, en pleindésert.
Enfin, comme on traversait une série devallées pierreuses, coupées de ravins d’aspect sinistre, ils sedécidèrent.
Alors que le train ralentissait un peu pourgravir une pente abrupte Bill s’aventura, le browning au poing, surle marchepied du fourgon et se cramponnant de toutes ses forces auxappuis extérieurs, il se dirigea vers la locomotive, dont un espacede deux mètres à peine le séparait. Dock le suivait de près.
Secoués par l’infernale trépidation de lamachine, les deux bandits sentaient une âpre bise leur flageller levisage.
Ils comprenaient qu’au moindre faux mouvement,à la moindre défaillance, ils seraient lancés dans le vide comme devivants projectiles et voués à la mort la plus horrible.
À ce moment tous deux – chacun de son côté –regrettèrent de s’être lancés dans cette téméraire aventure. Ils nes’étaient pas figurés que le train spécial marchait à une tellevitesse. Ce qui était déjà difficile dans un train ordinairedevenait là presque impossible.
Mais il était trop tard pour reculer, ilfallait vaincre ou mourir.
La gorge serrée par l’angoisse, ilscontinuèrent à avancer…
Trois minutes plus tard, le chauffeur qui serelevait après avoir arrangé son feu, vit avec autant d’épouvanteque de stupeur, le canon d’un browning à trois pouces de son front,pendant qu’une voix lui criait : Haut les mains ! etqu’une face hideuse aux globes vitreux se penchait vers lui.
Le pauvre diable se hâta d’obéir, pendant queBill, qui s’était tenu jusque-là cramponné à la barre d’appui, sehissait sur la locomotive.
Le mécanicien, aussi surpris que sonchauffeur, avait fait un mouvement pour le secourir ; ils’était trouvé sous le feu du browning de Dock, dont la face étaitd’autant plus effrayante qu’il avait eu plus peur.
En un clin d’œil, les deux malheureux furentficelés et jetés au fond du tender.
Telle était la scène dont M. JonasMortimer avait entendu l’écho assourdi.
Bill et Dock essuyèrent la sueur qui leurcouvrait le visage.
– Ça y est, grommela Bill, mais, ma foi,je ne voudrais pas recommencer, quand même on me donnerait centmille dollars.
– Ni moi, approuva Dock.
– Nous n’avons pourtant pas fini.
– Par comparaison, ce qui reste à faireest une bagatelle.
Et Dock s’empara, sans plus de façons, de lagourde du chauffeur qui était pleine de pale ale et but àlongs traits, puis il passa charitablement le récipient à sonassocié.
– Qui de nous deux va détacherl’attelage, demanda Bill, tout à coup.
– Moi si tu veux, dit Dock docilement,mais à une condition, c’est que tu vas diminuer cette damnéevitesse.
– Pour ça, rien n’est plus facile.
Bill avait empoigné la manette durégulateur ; au bout de dix minutes, le train ne marchait plusqu’à la vitesse d’un omnibus ordinaire, alors Dock s’aventura denouveau sur l’étroit marchepied, puis s’accroupissant,s’arc-boutant aux chaînes, il défit l’un après l’autre les crochetsde l’attelage et regagna sain et sauf la locomotive.
– Tu peux donner de la vitesse tant quetu voudras maintenant, dit-il joyeusement à Bill. Nous n’avons plusrien à faire ici.
– Alors, ça y est ?
– Parbleu ! Ce sont les policemenqui vont être furieux. Je connais cet endroit, c’est au moins àvingt milles de toute habitation, un vrai désert.
– Raison de plus pour n’y pasmoisir !
Tout en parlant, Bill avait largement ouvertle tube d’adduction de la vapeur.
La locomotive se remit à brûler le rail,laissant bien loin derrière elle, le train spécial et sespassagers.
Ceux-ci ne se rendirent pas bien compte, toutd’abord, de ce qui leur arrivait ; mais finalement ils furentforcés de constater deux faits inquiétants, d’abord leralentissement graduel du train, puis la disparition de lalocomotive.
Le train, après avoir continué à roulerpendant quelque temps, en vertu de la vitesse acquise, venait des’arrêter au haut d’un remblai, au milieu d’une contrée rocailleuseet sauvage, comparable par son aspect désolé aux paysages lunaires,sans arbres et sans eau, que nous a révélés la photographie.
Tout le monde descendit du train, au milieud’un véritable concert d’imprécations.
– C’est stupide ! fit observer lejuge. Nous voilà immobilisés là, peut-être pour longtemps.Ah ! si je tenais les coquins qui nous ont abandonnélà !
– Ne vous y trompez pas, dittranquillement M. Hamilton, c’est encore là un tour deDixler.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr. Je vous expliqueraicela. Rappelez-vous que vous avez entendu un bruit de lutte. Lechauffeur et le mécanicien que je connais pour d’honnêtes gens, ontdû être assommés par des bandits à la solde de Dixler.
– Si c’est vrai, l’Allemand payera cherce nouveau crime.
– Ne perdons pas de temps en parolesinutiles. Nous avons heureusement le téléphone portatif qui sert encas d’accident, et qu’on peut brancher sur n’importe quel fil. Jevais prévenir miss Helen, elle nous enverra de Los Angeles unemachine à grande vitesse.
L’ingénieur revint bientôt avec la boîte quicontenait l’appareil, en raccorda les fils avec ceux du télégraphede la voie et dix minutes plus tard, il avait la satisfactiond’entrer en communication avec la jeune fille.
Miss Helen se montra plus indignée quesurprise, du nouvel attentat commis par Dixler.
– Avec lui, dit-elle, il faut s’attendreà tout, mais le plus pressé est de venir à votre secours. Prenezpatience d’ici une heure et demie, vous me verrez arriver moi-mêmeavec la locomotive la plus rapide qu’on pourra trouver dans ledépôt.
Comme M. Jonas manifestait quelquesurprise, l’ingénieur lui expliqua que miss Helen, grâce au milieuoù s’était écoulée sa jeunesse, conduisait une machine aussi bienqu’un mécanicien de profession.
Les policemen avaient été prévenus : dumoment qu’ils furent certains qu’on n’allait pas les abandonner enplein désert, ils prirent assez gaiement leur parti de lamésaventure.
Quand la locomotive libératrice fut signaléeon la salua de hourras enthousiastes, et quand miss Helen,elle-même, descendit de sa machine – suivant sa promesse, ellen’avait guère mis qu’une heure et demie à effectuer le trajet –elle fut entourée, acclamée, félicitée par tous les voyageurs.
– Il faut maintenant, déclara lacourageuse jeune fille, réparer le temps perdu. Je tremble queDixler n’ait mis à profit ce retard dont il est l’auteur, pourourdir contre nous quelque nouvelle machination.
– Il faut aussi, si cela se peut, ajoutaM. Jonas, mettre la main sur les bandits qui ont détaché lalocomotive.
– Comme il n’y a qu’une voie d’iciBlackwood, nous sommes sûrs de les rattraper à moins qu’ils n’aientlaissé la machine en place pour se sauver plus aisément.
La locomotive fut attelée en queue, lesvoyageurs remontèrent dans leurs wagons et le train spécial,piloté, cette fois par Helen, reprit sa course vertigineuse àtravers les montagnes et les vallées.
Cette seconde partie du voyage ne devait pasêtre moins dramatique que la première.
À un moment donné, les policemen placés commeguetteurs à l’avant du convoi, signalèrent un nuage de fumée, puisbientôt une locomotive isolée qui semblait monter à une faiblevitesse.
C’était, on l’a deviné, Bill et Dock, sondigne émule.
Les deux bandits avaient eu un accident àl’une de leurs bielles, mais peu désireux de rester en panne ou detraverser à pied une contrée inconnue et déserte, ils avaientréparé l’accident par des moyens de fortune et ils continuaient,tant bien que mal, leur voyage, jusqu’à ce qu’ils eussent atteintquelque village ou simplement quelque ferme.
L’arrivée inattendue du train spécial, qu’ilscroyaient bien loin, les atterra comme un coup de foudre.
– Nous sommes fichus, dit brusquementDock.
Bill ne répondit pas, mais il bourra le foyerde charbon, ouvrit le régulateur, tenta l’impossible pour augmenterla vitesse.
Peine bien inutile, la bielle fonctionnaitmal, le train spécial gagnait du terrain de minute en minute.
– Il faudrait stopper et nous enfuir, ditencore Dock.
– Comment ? si nous stoppons, ilsauront vite fait de nous rattraper. Décharge toujours une ou deuxbandes de cartouches sur eux, cela les intimidera peut-être.
Dock se mit à manœuvrer son browning, mais àses balles que la distance rendait inoffensives pour sesadversaires, ceux-ci ripostèrent par une grêle de coups decarabines. M. Hamilton et M. Jonas Mortimer nedédaignèrent pas de faire le coup de feu. Excellents tireurs tousles deux, ils s’attachaient à atteindre les organes essentiels dela locomotive ennemie.
Cette tactique réussit pleinement,d’ailleurs.
Au bout de dix minutes, un des tiroirs étaitcrevé, faisant fuir la vapeur, la machine après des halètementsd’agonie demeura immobile au sommet d’un talus escarpé.
– Sauve qui peut ! cria Dock…
Il ne put achever, la balle d’un policemanl’atteignant en plein front l’avait foudroyé.
Bill s’était élancé sous la grêle des balles,et se jetant à plat ventre, il s’était laissé rouler comme uneboule jusqu’en bas du remblai, puis tout meurtri qu’il fût par lescailloux aigus, il avait pris ses jambes à son cou.
Le chauffeur et le mécanicien, plus morts quevifs, mais heureux d’en être quittes à si bon compte, furentdébarrassés de leurs liens et racontèrent ce qu’ils savaient.
Enfin, on put se remettre en route et,jusqu’aux chantiers de Blackwood où on arriva très tard dansl’après-midi, il ne se produisit aucun accident susceptible d’êtrenoté.
M. Jonas Mortimer arrivait aux chantiersavec la ferme intention d’infliger à Dixler un exemplairechâtiment.
Sitôt que la maison de Mick Cassidy eut étémise en place, les hommes de Dixler s’étaient empressés d’enleverles câbles qui l’enserraient, la grue à vapeur avait regagné leshangars de la Colorado Coast Company et maintenant d’autres équipeségalisaient avec soin l’emplacement qu’occupait un quart d’heureauparavant l’habitation de l’Irlandais.
Dixler allait pouvoir continuer sa ligne etdéjà ses hommes apportaient des rails et des traverses etcommençaient à les poser.
Désespéré, ne sachant à quoi se résoudre,George Storm consultait nerveusement sa montre.
L’heure à laquelle il attendait le trainspécial était passée depuis longtemps.
Non seulement George était vaincu, mais il sesentait ridicule.
Les ouvriers réduits à l’inaction formaientdes groupes où l’on ne se gênait guère pour blaguer la déconvenuedu patron. On n’avait d’admiration que pour Dixler, un fier hommetout de même, un malin celui-là !
La physionomie goguenarde du vieil Irlandais,qui triomphait insolemment dans sa baraque, mettait le comble àl’irritation du jeune homme.
C’était la goutte d’eau qui fait déborder levase.
George eût été heureux de trouver quelqu’unsur qui décharger le trop plein de sa colère.
Ce fut Dixler qui se présenta au moment mêmeoù, pour la centième fois peut-être depuis une heure, Georgeconsultait sa montre.
– Vous regardez l’heure, fit l’Allemandd’un ton provocateur. Je sais pourquoi vous attendez le trainspécial qui doit amener ici les magistrats qui doivent me mettre àla raison.
– Vous êtes bien renseigné, grommelaGeorge, se contenant à grand-peine.
– Mieux que vous ne le croyez. Jepourrais vous dire, par exemple, que ce fameux train spécial, surl’arrivée duquel vous comptez, n’atteindra les chantiers qu’à uneheure avancée de la soirée, s’il les atteint.
– Je devine, s’écria le jeune homme avecindignation, que vous avez tendu quelque piège à mes amis. Maisquel que soit son retard, le train finira bien par arriver.
– Possible, mais alors la situation serachangée. Ma voie aura franchi la propriété de Cassidy. Le magistratse trouvera devant un fait accompli.
« On ne démolit pas une ligne de cheminde fer sans jugement, il faudra plaider.
– Nous plaiderons.
– Oui, mais pendant ce temps les jourspassent ; ma ligne avancera toujours, tandis que la vôtrerestera au même point.
George Storm était d’autant plus furieux qu’ilsentait une certaine apparence de vérité dans les paroles del’Allemand.
Puis le fait de voir son adversaire si bienrenseigné lui donnait beaucoup à penser. Il tremblait queM. Hamilton et le juge de paix n’eussent été victimes dequelque guet-apens.
Et le temps passait sans que le train spécialfût signalé.
Dixler, après les paroles insultantes qu’ilvenait de prononcer, s’était retiré avec ses hommes, ne s’occupantmême plus de George qu’il semblait regarder comme une quantiténégligeable.
Cependant le jeune homme, après la surpriseque lui avait causée l’enlèvement de la maison, se ressaisissaitpeu à peu.
Puisque l’Allemand avait employé contre luides moyens extralégaux, pourquoi ne ferait-il pas de même ?Pourquoi n’emploierait-il pas la force pour débarrasser sa voie dela maison qui l’obstruait.
Étant donnée la façon dont l’Allemand avaitagi, le magistrat ne pouvait trouver mauvais que George eût employéles mêmes moyens.
Il fallait à tout prix et sans perdre de tempsdésobstruer la voie ; mais George ne voulait pas que cetteopération, qui lui paraissait de prime abord impossible, fût leprétexte d’une rixe sanglante et coûtât la vie à un seul destravailleurs de l’un ou de l’autre camp.
Là était la difficulté.
Pendant que Dixler croyait son adversairecomplètement démoralisé, celui-ci se creusait la tête, cherchantavec une volonté obstinée la solution du problème.
Il crut l’avoir enfin trouvée.
Sans faire connaître son projet à sesouvriers, il appela un des contremaîtres en qui il avait touteconfiance et lui donna à voix basse des ordres mystérieux.
Puis il se dirigea vers la maison de MickCassidy.
– J’ai à vous dire un mot, monsieur Mick,commença-t-il.
– Vous voulez sans doute, raillal’Irlandais, creuser un tunnel sous ma maison ?
– Trêve de plaisanterie, je vous sommeune dernière fois de m’autoriser à démolir votre maison ?
Le vieux haussa les épaules.
– Vous savez bien que le domicile d’uncitoyen américain est inviolable. Je tirerai des coups de fusil surle premier qui touchera à mon habitation.
– C’est bien, ne vous en prenez qu’à vousde ce qui arrivera.
Et George Storm sans ajouter une parole sedirigea lentement du côté de son chantier. À ce moment un hommed’équipe couru après lui.
– Monsieur Storm, on signale le trainspécial, il sera ici dans dix minutes.
– Je vous remercie, mais, ajouta-t-ilentre ses dents, j’ai quelque chose à faire avant l’arrivée dujuge. Comme dit l’Allemand, je le placerai devant un fait accompli.Mick Cassidy, cependant, était vaguement inquiet, mais il étaittellement sûr de l’inviolabilité de son domicile, qu’il pensa quele mécanicien avait voulu seulement l’intimider.
En cela il se trompait.
Tout à coup un long sifflement se fitentendre.
Une locomotive que pilotait George, et quipoussait devant elle un unique wagon, arrivait à toute vitesse surla voie de la Central Trust.
Il était clair de voir que wagon et locomotiveallaient avant une minute rencontrer la maison de l’Irlandais. À lavitesse dont ils étaient lancés, il paraissait impossible de lesarrêter.
Cependant, à cent mètres de la petitehabitation, la locomotive stoppa, le wagon seul, continuant sacourse, avec la vitesse d’un bolide, vint buter contre lamaison.
Il y eut un craquement sinistre, un nuage depoussière s’éleva.
La baraque vermoulue s’était écroulée comme unchâteau de cartes ; le vieux Mick n’avait eu que le temps desauter, pour ne pas être écrasé sous les décombres.
C’était au tour de George de triompher.
– Maintenant, ordonna-t-il à ses hommesd’une voix tonnante, nous avons bu l’obstacle, déblayez-moirapidement tout cela, il s’agit de réparer le temps perdu.
Les hommes se mirent gaiement au travail.C’était à présent le tour de Dixler d’être blagué ! L’Allemandqu’excitait Mick piteux et navré, était accouru plein decolère.
– Vous avez violé le domicile d’uncitoyen, cria-t-il, il vous en coûtera cher.
– Permettez, répliqua George, avec calme,le cas n’est plus le même. J’ai simplement fait disparaître de monterrain, de ma voie, un obstacle qu’on y avait déposé. J’étais dansmon droit. D’ailleurs, ajouta-t-il, retournant à l’Allemand un deses arguments, nous plaiderons s’il le faut.
Et désignant d’un geste un groupe depersonnages qui s’approchait à grands pas.
– Voici précisément, monsieur le jugeMortimer qui se fera un devoir de trancher la question. Je croismonsieur Dixler que vous êtes bien mal renseigné, quand vous m’avezdit, il y a un instant, que le train spécial n’arriverait pasaujourd’hui.
L’Allemand était blême de rage.
Ce fut bien pis quand M. Jonas leregardant bien en face, lui dit :
– Monsieur Dixler, vos complices ontcommis sur ma personne, dans le train spécial, une tentatived’assassinat dont je vous rends responsable. Je vais me voir forcéde vous arrêter sous l’inculpation de complicité de meurtre.
L’Allemand se vit perdu.
– Je demande à fournir caution,balbutia-t-il, les lèvres blanches. Mais miss Helen s’étaitavancée, elle venait de se concerter avec Hamilton et George.
– Monsieur Mortimer, déclara-t-elle, nousne portons pas plainte contre M. Dixler, et nous vous prionsde faire de même. Un des bandits est déjà tombé sous les balles despolicemen. C’est assez. Que l’on nous rende le terrain de Cassidyqui nous appartient, que nous avons payé, c’est tout ce que nousdemandons.
– Et ma maison, interrompit Mick Cassidyqui s’était avancé au milieu du groupe.
– Vous, dit George, je vous conseille devous taire. Si vous ne voulez pas aller en prison.
L’Irlandais qui, au fond, ne se sentait pas laconscience tranquille, se le tint pour dit et s’éclipsa.M. Jonas réfléchissait.
– Je ne mettrai pas M. Dixler enétat d’arrestation, au moins aujourd’hui, déclara-t-il, mais je nepuis entraver l’action de la justice. Il faut que je sache lavérité sur l’attentat dont les voyageurs du train spécial ont étévictimes. Si la complicité de Dixler est établie, il sera arrêtécomme n’importe quel malfaiteur. La loi doit être égale pourtous.
Il ajouta, au milieu d’un profondsilence :
– Quant à la question du terrain, causede mon voyage, je la regarde comme jugée. La bonne foi deM. Hamilton est évidente, de même que la duplicité de Dixleret de Mick Cassidy me semble parfaitement établie. J’exige qu’avantune heure le terrain indûment occupé par la Colorado Coast Companysoit complètement évacué.
– Mais par où voulez-vous que je fassepasser ma voie ? murmura Dixler avec découragement.
– Peu m’importe, cela ne me regarde pas.L’Allemand s’éloigna les dents serrées, la rage au cœur.
– Vous êtes les maîtres aujourd’hui,murmura-t-il en montrant le poing à miss Helen et à ses amis, mais,d’ici peu, je vous le jure, je prendrai sur vous une éclatanterevanche.
Et il alla donner les ordres nécessaires pourl’enlèvement des rails et des traverses déjà posées surl’emplacement de la maison de Mick.
Fritz Dixler, assis à sa table, dans sa petitemaison de bois de Pôle Creek fumait mélancoliquement sa cigarette,quand Platon parut, sans avoir pris la peine de frapper, suivantl’ordre qu’il en avait reçu.
– Tu veux une bonne volée de coups decanne, double brute ! cria Dixler en se levant et ravi detrouver quelqu’un sur qui passer sa mauvaise humeur.
Le nègre roulait des yeux effarés. Il répondittrès vite en tremblant :
– C’est un homme, qui dit voir de suiteM. Dixler.
– Un homme ! quel homme ?
– Moi ! dit une voix rude.
Le personnage qui venait d’entrer sicavalièrement dans la baraque de l’ingénieur était un grandgaillard d’une quarantaine d’années, roux de poils, la mâchoireforte, les yeux gris, perçants et autoritaires. Il était vêtu commeun ouvrier.
– Qu’est-ce que vous voulez ?grommela l’ingénieur.
– D’abord, vous faire lire ceci.
L’homme tendait un papier à Dixler. En mêmetemps, il disait à Platon, d’un accent qui n’admettait pas deréplique :
– Toi ! va-t-en.
Le noir s’éclipsa sans demander son reste.
– Ah çà ! grommela l’Allemand,perdez-vous la tête, mon garçon. Vous vous mêlez de donner desordres à mon domestique.
L’homme haussa les épaules.
– Lisez ! répéta-t-il.
L’Allemand jeta enfin les yeux sur le papierqu’on venait de lui remettre.
Il lut ces simples mots, écrits enallemand :
Le baron von Hiring vous donnera mesinstructions.
Karl von BERNSTORF.
L’effet fut immédiat.
Dixler rectifia la position, bomba lapoitrine, fit le salut militaire et dit d’une voixhumble :
– À vos ordres ! monsieur lebaron.
L’inconnu eut un sourire de mépris, ets’assit, sans façon, dans le fauteuil de Dixler, tandis quecelui-ci restait debout.
– On n’est pas content de vous, àl’ambassade, Dixler ! commença sèchement von Hiring.
– Cependant !… voulut protester ledirecteur des travaux.
– Taisez-vous ! vous êtes ici pourm’écouter. Vous répondrez quand je vous interrogerai. Je le répète,on n’est pas content de vous, parce que vous avez fait du mauvaistravail. Vous avez été placé pour supplanter la compagnieaméricaine du Central Trust Railway, et au bout de cinq moisd’efforts, quel résultat avez-vous obtenu, je vous ledemande ? Voyez vos chantiers…, ils sont déserts, vos travauxsont interrompus, vous avez perdu votre procès devant les juges,Hamilton triomphe. Vous savez pourtant bien, mille diables,l’intérêt que nous avons à devenir les possesseurs de cette ligne,nécessaire à nos grands projets.
– Si vous saviez ! monsieur lebaron…
– Taisez-vous ! Le comte Bernstorfest furieux et il a mille raisons de l’être. Il y a dans cetteaffaire un détail qui l’irrite plus que tout. C’est que vous, unAllemand de la vieille Allemagne, un officier de l’armée de saglorieuse Majesté, un homme enfin sur lequel on avait le droit decompter, vous avez été roulé par une gamine qui, toutes les foisqu’elle s’est trouvée en lutte avec vous, a été la plus forte.
« Ne cherchez pas à vous justifier,reprit vivement von Hiring, en voyant que Dixler ouvrait la bouchepour parler. Nous connaissons les faits dans leurs plus petitsdétails. Nous sommes renseignés… Maintenant, il me reste à vousdemander ce que vous comptez faire, parlez ?
– J’ai l’intention, répondit Dixler, quiétait blême de rage, de reprendre les travaux coûte que coûte. Jevais embaucher des ouvriers allemands ou d’origine allemande etdont je serai sûr, et cette fois, je vous jure que j’irai jusqu’aubout.
Von Hiring haussa les épaules.
– Vous raisonnez comme un imbécile,dit-il, et vous irez à un nouvel échec. Au lieu de courir après deschimères, suivez tout simplement la bonne méthode allemande dontnous ne nous écartons jamais et qui nous a obtenu de si beauxrésultats. Vous n’êtes pas le plus fort, ne vous obstinez pas dansla violence. Demandez à la ruse ce que vous n’avez pu arracher à labrutalité. La situation est simple, que diable ! Deuxpersonnes font obstacle à la réalisation de nos projets : JoeHamilton et Helen Holmes. Ces deux obstacles doiventdisparaître ; c’est à vous de les supprimer.
– Mais vous me disiez, il n’y a qu’uninstant, monsieur le baron !…
– Oh ! ne confondons pas ; jene veux pas vous prêcher ici quelque attentat à tapage… Bien aucontraire, il faut agir en douceur, avec prudence… Il faut surtoutqu’on ne vous soupçonne pas de… l’accident qui peut arriver. Jevous sais assez intelligent pour me comprendre… Là-dessus,bonsoir ! Son Excellence m’a chargé de vous prévenir que vousaviez encore trois mois pour réussir. Ce laps de temps écoulé, siles choses ne sont pas au point, vous serez cassé commeverre ; vous voilà prévenu. Agissez en conséquence.
Le baron von Hiring s’était levé. Il sedirigeait vers la porte. Au moment de passer le seuil, il ditencore :
– Pour la question d’argent, ne ménagezrien. Un crédit illimité vous est ouvert… Ne me reconduisez pas… jedois passer inaperçu et nul ne doit soupçonner ma véritablepersonnalité. Bonsoir.
Il y avait déjà un moment que le baron avaitdisparu. Dixler était toujours à la même place, le front baissé,les yeux fixes, il y avait sur son visage de la colère, de lahonte, de la peur.
Enfin, il releva la tête.
Un méchant sourire crispa sa bouche et ilmurmura avec un accent de défi :
– Je crois que j’ai trouvé… À nous deuxmiss Helen Holmes ! ! !…
*
**
– Plus une assiette, miss Helen.
– Vraiment !
– Plus un verre…
– Pas possible.
– Il me reste une tasse, une pauvre tasseavec l’anse cassée, une tasse… Ce sont des sauvages, je vous ledis, des sauvages !…
Ces paroles s’échangeaient entre Helen Holmeset Mick Cassidy, au milieu des débris de la maison, que Storm avaitsi ingénieusement supprimée en lui envoyant un fourgon par letravers. Depuis la catastrophe, le bonhomme ne cessait pas seslamentations et Helen, qui avait bon cœur, était venue pour leconsoler.
– Comment vais-je faire pour menourrir ?
– Mon tuteur vous a versé dix milledollars.
– Je ne parle pas de plus tard,parbleu ! quand je pourrai aller à la ville, je ne serai pasen peine…, mais en attendant.
– Voyons, ne vous désolez pas, voici unpetit fourneau qui me paraît en bon état… Je vais vous envoyerchercher un bon morceau de viande et des pommes de terre et vousferez un petit repas confortable…
– Il n’y a pas à dire… vous êtesgentille, miss Helen ; dites-moi ?
– Quoi encore ?
– Vous ne pourriez pas en même temps quela nourriture me faire envoyer une fiole de whisky… toutes mesbouteilles sont en marmelade.
– Ce sera fait, promit en riant la jeunefille. Maintenant, allumons le feu.
– Ah ! ce n’est pas le bois casséqui manque, soupira Cassidy, tenez, mademoiselle, il n’y a qu’à sebaisser… Ah ! mon Dieu.
– Qu’est-ce que vous avez ?
– Dans quoi je mangerai monrepas ?
– Il vous reste une tasse.
– C’est vrai, mais elle est sale.
– Je vais la nettoyer.
– Oh non ! miss Helen, laissez donc,je vous en prie, ce n’est pas votre affaire.
– Voyons.
Helen enleva prestement la tasse des mains dubonhomme, découvrit une serviette échappée par miracle au désastreet se mit en devoir de frotter consciencieusement l’unique spécimende la vaisselle de Cassidy.
– Alors, je vais aller me faire prêter unverre à la cantine.
– C’est ça.
Cassidy s’en alla d’un pas traînant et Helenresta seule. Tout en continuant son ouvrage, elle avait un petitsourire. Qui lui aurait dit trois mois auparavant qu’elle serait cejour-là dans un camp d’ouvriers en train de récurer la vaisselled’un pauvre diable l’aurait bien étonnée. C’était vrai, pourtantelle n’était plus qu’une pauvre fille, gagnant sa vie comme unemanœuvre, une humble ouvrière… Bah ! tout cela changerait unjour. Elle avait confiance dans l’avenir et dans sa volonté.
– Quelle drôle d’occupation, miss Helen,dit une voix tout près. Elle se retourna.
Dixler était devant elle.
Le visage de la jeune fille se durcit.
– Que me voulez-vous ?demanda-t-elle.
– Vous dire que je suis trèsmalheureux.
– Parce que nous vous avons battu dans lematch que vous jouiez contre nous.
– Non, parce que j’ai perdu votre amitié.Helen le regarda, bien en face.
– L’avez-vous jamais eue.
– J’aurais pu l’avoir…
– Vous vous y êtes pris d’une drôle defaçon.
– Oui, oui, je sais… vous devez meconsidérer comme un misérable. Mais vous savez la passion que nousmettons dans nos luttes industrielles… je me suis laissé emporter,j’ai eu tort, pardonnez-moi.
Helen ouvrit la bouche pour répondre àl’Allemand quelque dure vérité quand elle se ravisa. Quel nouveauplan machinait l’Allemand ?… Quelle invention diaboliquepréparait-il encore ? Il fallait le savoir et pour cela ne pasrompre brusquement.
Helen se mit à sourire.
– Dites que vous me pardonnez, répétaDixler avec chaleur.
– Vous êtes un grand coupable, dit Helensouriant toujours, et je ne veux pas répondre avant de savoir sivotre repentir sera durable.
– Mettez-moi à l’épreuve.
– Parce que vous avez péché par orgueil,il faut commencer par vous humilier. Tenez, finissez de nettoyercette tasse.
L’orpheline, en riant, lui passa le récipientultime de Cassidy. Dixler prit gauchement le linge et la tasse ets’efforça de faire la besogne imposée.
– Décidément, vous vous y prenez tropmal. Et Helen lui enleva tout des mains.
*
**
Storm était en train d’essayer une nouvelleperforeuse, en compagnie de Hamilton, sur le chantier, quands’étant relevé et ayant regardé au loin, il eut une sourdeexclamation.
– Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon,demanda le directeur, tout en continuant ses investigations.
– Il y a, monsieur, que je me demande sije ne deviens pas fou.
– Pourquoi ?…
– Voyez donc là-bas, n’est-ce pas Dixlerque j’aperçois, causant avec miss Helen ?
Hamilton se redressa et regarda dans ladirection indiquée.
– C’est ma foi vrai ! Qu’est-ce quece drôle peut venir faire sur nos chantiers.
– Si on allait voir ? proposa Storm,dont le sang bouillait à la vue de l’Allemand exécré.
– Et tout de suite.
Les deux hommes abandonnèrent l’instrument etse dirigèrent à grands pas vers les débris de la maison deCassidy.
– Ah çà ! monsieur, demanda d’un tonpeu aimable le directeur de la Central Trust, quand il fut enprésence de son rival, auriez-vous l’obligeance de me dire ce quevous venez faire chez moi ?
Dixler avait tressailli en apercevant Hamiltonet Storm, mais il se remit très vite.
– Mon Dieu, monsieur Hamilton, je venaisvous dire tout simplement ceci : J’ai eu tort de vouloir vouscombattre et je reconnais ma sottise. Maintenant, très loyalement,je vous propose d’oublier le passé et de reprendre nos négociationsen vue d’aboutir à une loyale association de nos deuxcompagnies.
– Vous en avez de bonnes, répliquabrusquement Hamilton. Vous nous avez obligés à la lutte. Nous nepouvons accepter un compromis, maintenant que nous sommes sûrs dusuccès.
– À nous deux, nous pouvons faire degrandes choses !
– Je les ferai parfaitement bien toutseul.
– La Colorado est puissante ! Noscapitaux sont énormes.
– Je sais tout cela.
– Réfléchissez.
– C’est tout réfléchi.
– Allons, la main, Hamilton.
– Je donnerai volontiers la main à unadversaire loyal, mais vous avez agi comme un coquin !
Hamilton se montait. Helen le prit par lebras, voulant s’interposer. Sous l’insulte, Dixler avait pâli. Ilgarda pourtant son éternel sourire, et dit encore, conservant lamain tendue :
– Alors, vous ne voulez pas ?
– Non.
En lui tournant le dos, Hamilton s’en alla,entraînant Storm, qui ne cherchait qu’une occasion d’avoir unequerelle avec l’Allemand.
– Alors, il va falloir nous battreencore, fit Dixler, en regardant Helen.
– Bah ! laissez donc, dit la jeunefille qui paraissait contrariée de la rudesse de Hamilton, montuteur n’a pas dit son dernier mot.
– J’en doute !
– Je lui parlerai ce soir.
– Et vous ne voulez pas être monamie ?
– Je ne suis pas votre ennemie, réponditl’orpheline, avec un demi-sourire.
– Vous voulez bien me donner la main.
– Pourquoi pas ?
Et crânement, Helen, regardant Dixler bien enface, serra la main offerte.
Spike, sous sa tente, rêvait tristement.
Ah ! ce damné Dixler, comme il le tenaitbien. Pauvre Spike ! un moment, il avait cru pouvoir devenirun honnête homme, mais le sale Allemand était là, qui le guettaitet qui, au moment où il allait s’évader du crime, lui posait lamain sur l’épaule et lui disait :
– Je te garde, tu es à moi, tucontinueras à me servir, malgré ta volonté.
Spike eut un mouvement de rage.
La pensée de Helen le torturait, qu’allaitpenser de lui la jeune fille ? Elle avait été si bonne, siconfiante. Et ces beaux habits qu’elle lui avaitachetés !…
Au fait, ces habits, il ne pouvait pas lesgarder, maintenant. Non, non cela il ne fallait pas le faire…
Avec un gros soupir, Spike se leva, prit dansson coffre son complet, soigneusement plié, et sa cape, et sedirigea vers les bureaux.
Tout à coup, il aperçut Helen devant lui. Unmoment, il eut l’idée de tourner les talons et de s’enfuir, mais ilétait trop tard. La jeune fille l’avait vu et lui faisaitsigne.
– Tiens ! lui dit-elle en riant,vous déménagez ?
– Ce sont les habits que vous m’avezdonnés, miss Helen.
– Je vois bien.
– Je vous les rapporte.
– Ils ne vous plaisent pas ?
– Ils me plaisent beaucoup, au contraire,mais je ne puis plus les garder.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne suis plus un honnêtehomme.
– Voyons, Spike, tâchez de parlerclairement, mon ami. L’ancien forçat se gratta la nuque avecénergie.
– C’est que c’est très difficile à dire,miss Helen… C’est à cause de M. Dixler.
– De Dixler ?
– Oui, si je ne continue pas à faire pourlui la sale besogne pour laquelle il m’a embauché, je suis un hommeperdu.
– Vous devez exagérer.
– Hélas ! non, miss Holmes. C’estbien la vérité que je vous dis là.
– Expliquez-moi pourtant comment il sefait que vous seriez perdu si vous vous sépariez de Dixler.
– Ah ! voilà… C’est justement ce queje ne peux pas vous expliquer.
– Allons, dit Helen avec colère, je voisce que c’est, vous aimez mieux rester avec des coquins.
– Tenez, miss Helen, je vais tout vousdire… c’est à cause… Mais Spike s’arrêta net.
– Eh bien ?
– Non, non, je ne peux pas. Ça ne veutpas sortir du gosier. À vous, à vous, surtout, miss Helen, je nepeux pas dire… Ah ! tonnerre de sort… C’est dur,pourtant !…
« En tous cas, reprenez ces habits.
Et avant que la jeune fille ait pu l’enempêcher, il lui posa le paquet sur les bras.
– Vous êtes un vilain bonhomme, monsieurSpike, s’écria Helen, dont les beaux yeux lançaient des éclairs.Allez-vous-en, je ne veux pas vous voir !
Spike courba l’échine et s’en alla d’un airpiteux.
Storm et Hamilton, qui avaient vu de loin lascène, s’approchèrent.
– Qu’est-ce qu’il y a Helen, demanda ledirecteur ?
– Il y a, vieux Ham, que je vous demandede chasser Spike de vos chantiers.
– Mais il vous a sauvé la vie, ma petitefille !
– C’est possible, mais je ne veux plus levoir. Il a eu l’aplomb de venir me dire qu’il faut qu’il reste auservice de Dixler.
– Hé ! mais, interrompit Storm,voyez donc ce qui se passe là-bas ? Hamilton et la jeune filleregardèrent dans la direction indiquée.
– Ah ! mon Dieu ! s’écriaHelen, mais c’est Spike qu’ils assomment. Oh ! les lâches… ilssont cent contre lui. Vite, vite, George, il ne faut pas permettrecela !
Storm appela une équipe d’ouvriers déchargeantun wagon, et tous s’élancèrent à la voix du mécanicien.
Après l’incident de la maison de Cassidy,Dixler, voulant poursuivre malgré tout, s’était adressé au districtde Las Vegas, pour acheter un terrain qui lui permit le passage. Augrand étonnement de l’Allemand, et malgré le prix élevé qu’iloffrait, la commune refusa.
Exaspéré par la résistance, l’Allemand, quivenait de rencontrer le procureur d’Oceanside, ne lui cacha pas quesi la commune s’obstinait, il licencierait immédiatement sesouvriers, en ne leur dissimulant pas le motif de l’arrêt destravaux.
– Étant donnés les gaillards qui formentvos équipes, répondit le procureur, une pareille manœuvre pourraitêtre dangereuse et je ne vous la conseille pas. Vos hommes, pour laplupart, ne sont pas des Américains, ce sont des bandits de sac etde corde, rebuts de tous les pays qui profiteraient du prétextepour mettre Las Vegas à feu et à sang.
Dixler eut un ricanement féroce.
– C’est bien ce que j’espère, dit-il.
– Vous allez vous mettre dans un trèsmauvais cas.
– Pourquoi me refuse-t-on lepassage ?
– Je n’en sais rien, mais croyez-moi, nefaites rien avant d’avoir encore tenté une démarche. Voulez-vousque je vous accompagne ? Nous verrons les autorités àOceanside, et peut-être trouverons-nous un moyen d’arranger leschoses.
Dixler parut réfléchir.
– Soit, dit-il enfin.
– Alors, je vous attends au train, dansune demi-heure.
– C’est entendu.
Les deux hommes se séparèrent.
Le procureur se rendit à la gare.
Dixler retourna vers les chantiers.
L’Allemand se trouva bientôt en présence deDock. Il l’appela, ainsi que Bill, son inséparable.
– Mes garçons, dit l’ingénieur, en tirantun papier de sa poche, vous allez faire taper cette note et ensuitevous l’afficherez un peu partout.
Dock jeta les yeux sur le papier et lut touthaut :
OUVRIERS DE POLE CREEK
Les machinations de nos ennemis nousforcent à interrompre le travail dès aujourd’hui.
Je ne sais si j’aurai la possibilité de lereprendre. Je vous aviserai demain.
En tout cas, votre semaine vous seraintégralement payée aujourd’hui même.
Le directeur des travaux,
F. DIXLER.
– Ça va en faire un pétard, remarquaBill, en mâchonnant sa cigarette.
– C’est bien ce que j’attends. Vouspourrez même chauffer à blanc ceux que vous verrez les plusexcités. Il y aurait quelques têtes carrées du côté des chantiersde Last Chance que je n’en serais pas autrement mécontent.
– Soyez tranquille, patron, onchauffera.
– Je compte sur vous. Envoyez-moi lescontremaîtres et les chefs de chantiers.
Vingt minutes après, il remettait aux chefsd’équipe l’argent de la paye et se rendait à la gare où ilretrouvait le procureur.
Le train allait partir.
Il sauta dans le wagon avec le magistrat.
Une minute plus tard, le train filait versOceanside.
*
**
Dock et Bill accomplirent en conscience leurbesogne. Bientôt, la note de Dixler était affichée sur les poteaux,sur les grues, sur les wagons. Les ouvriers se groupaient etcommentaient la nouvelle avec violence.
– Quel cochon, ce Dixler, disait unIrlandais, de taille athlétique.
– Ferme donc ça, Mac Leod, ce n’est pas àDixler qu’il faut s’en prendre, repartait Bill.
– À qui donc, beau merle ?
– À ceux qui nous en veulent,parbleu ! appuya Dock, aux gens de la Central…
– Oui, oui, firent des voix, c’est lafaute aux hommes de Last Chance.
– Et puis, aussi, et puis surtout, c’estla faute aux mouchards qui rôdent parmi nous, renchérit Dock.
– Oh ! toi, tu vois des mouchardspartout, à t’entendre, ça serait plein d’espions, ici.
– En tout cas, mon garçon, en voici unque tu connais bien… Il est toujours fourré avec le vieux Hamilton.Encore tout à l’heure, il racontait ses boniments à missHolmes.
Celui que l’on désignait ainsi à la vindictepublique n’était autre que Spike qui marchait la tête basse, tout àson chagrin, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait autourde lui.
– Ne me touche pas, mouchard ! fitune voix rude, tu me salis !
– Qui donc m’appelle mouchard ? ditle vieux comédien en relevant le front.
– C’est moi, Dock.
– Ah ! c’est toi, vermine. Encaissecelui-là pour t’apprendre à tenir ta langue.
Et Dock, qui n’était pas sur ses gardes, reçutun copieux coup de poing qui lui mit le nez à sang.
– À mort, à mort ! rugirent centvoix.
– Ah çà ! répliqua Spike,perdez-vous la boule. Laissez-moi m’expliquer avec Dock d’abord, jevous répondrai ensuite.
Mais vingt bras se levaient sur lui. Il reçutun coup de bâton sur la tête qui le fit chanceler. Des poingstombaient sur ses épaules et sur sa face, cognant dur. Spike étaitsolide et adroit.
Il fonça sur ses adversaires et en culbutadeux, mais dix autres revinrent à la charge, puis d’autres encoreet la clameur grandissait.
– À mort Spike, l’espion, à mort !Spike se sentit perdu.
Mais il voulut bien se venger avant demourir.
Il rassembla tout ce qu’il avait d’énergie etfrappa avec fureur, avec frénésie.
Des corps encore tombèrent devant lui… Mais lavague humaine le submergea. Il lui sembla tout à coup que son crâneéclatait, tandis qu’une douleur atroce lui trouait la poitrine.
Et, pour lui, tout s’abolit.
Ce fut à ce moment que Storm, Hamilton, Helenet les gars de Last Chance s’élancèrent à son secours.
La bataille devint générale.
Storm s’était rué au plus épais de la mêlée oùil faisait merveille. Ses poings de fer s’abattaient régulièrementcomme deux marteaux, fêlant des têtes, cassant des côtes, enfonçantdes poitrines.
Hamilton était parvenu à dégager le pauvreSpike qui n’était plus qu’une sanglante loque humaine.
– Storm ! Storm ! appela ledirecteur.
Le mécanicien se dégagea et accourut.
– Aide-nous, Storm, dit Hamilton.
Les deux hommes soulevèrent le corps inerte etl’emportèrent jusqu’à la voie où il y avait des wagons et unelocomotive.
– Mettons-le dans le fourgon, et vous,Helen, conduisez-nous au chantier jusqu’au poste central.
Deux minutes plus tard, l’infortuné Spikeétait dans le fourgon. Storm et Hamilton lui prodiguaient lespremiers soins.
Helen avait sauté sur la machine et l’avaitmise en marche.
Il y avait à peine cinq minutes que Helenétait en marche quand elle ressentit un choc violent qui faillit larenverser sur sa plate-forme. Aussitôt qu’elle eut repris sonéquilibre, elle se pencha au-dehors et s’aperçut alors que salocomotive était séparée du fourgon qui s’en allait maintenant toutseul à l’aventure.
D’un coup d’œil, elle comprit ce qui s’étaitpassé. Un poteau, qu’on venait de dresser le long de la voie pour yposer des fils télégraphiques et sans doute mal enfoncé, s’étaitabattu tout à coup et, tombant entre la locomotive et le fourgon,avait rompu les amarres.
Le mal n’était pas bien grand ; Helenstoppa aussitôt et sauta à bas de sa machine.
Mais alors elle poussa un cri d’effroi.
Par une inconcevable malchance, le wagonemporté par son élan venait de s’engager sur la grande ligne dontla pente à cette partie du tracé était assez forte.
Et le fourgon continuait à rouler et savitesse s’accentuait.
Abandonnant sa machine sur la voie de garageoù elle venait de l’arrêter, Helen se mit à courir de toutes sesforces dans la direction du camp.
Quand elle y arriva, la bataille continuaitencore entre les hommes de Hamilton et les équipes de Dixler.
Sans s’occuper des combattants, la jeune fillese précipita sur le garage où elle savait trouver la puissante autode Dixler.
Deux fois la mise en marche refusa, enfin autroisième tour de volant, le moteur ronfla et l’auto démarra envitesse.
En deux minutes l’intrépide jeune fille étaitsur la voie où elle s’engagea à la poursuite du fourgonemballé.
Elle le distinguait maintenant très bien quiroulait comme un fou, mais assez loin devant elle.
Elle se mit à rire en songeant à la têtequ’allaient faire George et son tuteur en s’apercevant qu’ilsmarchaient sans machine.
Tout à coup elle eut un cri étouffé et elledevint toute pâle.
– L’express, l’express qui quittaitOceanside à 10 h 40, si on ne l’arrêtait pas, il allaitarriver en trombe et pulvériser le fourgon !
Helen réfléchit quelques secondes, son planfut vite bâti.
– Oui, oui, c’était bien cela, il n’yavait pas autre chose à faire.
Elle regarda l’heure à son poignet etmurmura.
– J’arriverai peut-être à temps.
Elle se reprit.
Un pli de volonté barra son front pur.
Une expression d’énergie virile durcit sesjolis traits.
Et elle dit avec un intraduisible accentd’énergie.
– Il faut que j’arrive à temps.
*
**
M. Josuah Batchelor occupait le postemodeste, mais utile, de préposé télégraphique au mille 914, entreTempleton et Baird, sur la ligne d’Oceanside.
C’était un grand garçon, d’aspectmélancolique, qui, toute la semaine, vivait solitaire dans sapetite maison de bois, n’ayant pour unique distraction que lecontinuel passage des trains et la sonnerie du télégraphe quil’appelait pour lui transmettre une dépêche qu’il expédiaitlui-même au poste central.
Ce matin-là, il était moins triste qued’habitude, parce que le calendrier marquait vendredi.
N’en concluez pas, mes chers lecteurs, queM. Batchelor était superstitieux à rebours. Non.
M. Batchelor était satisfait de savoirqu’on était au cinquième jour de la semaine parce qu’il pensait quequelques heures le séparaient seulement de cette bienheureusejournée du dimanche où il avait congé, tandis qu’un camarade moinsheureux le remplaçait au mille 914.
Tout en attendant le passage de l’express,M. Josuah Batchelor se rasait devant un morceau de glace, quiétait le plus bel ornement de son intérieur, et tout en se rasant,M. Batchelor pensait à la belle partie de yole qu’il ferait cebienheureux dimanche prochain, sur le San Joaquin, en compagnie deses amis, MM. Gibs et Caulthorn et de miss Violetta Cameron,miss Lilian Cassathy et de miss Eva Morgan ; jusqu’à présent,il faut l’avouer, miss Eva Morgan n’avait que faiblement répondu àla flamme discrète de son adorateur, mais M. Batchelor étaitsûr qu’il serait plus heureux ce prochain dimanche.
Oh ! comme il saurait trouver desexpressions éloquentes, comme il glisserait dans la jolie petiteoreille rose des choses tendres et douces.
Un fracas épouvantable, un bruit de vitresbrisées et d’objets renversés arracha M. Batchelor à sespoétiques rêveries.
Il jeta son rasoir sur la table et seretourna.
Quel désastre !
Le vitrage de sa maisonnette entièrementbrisé, des débris de verres jonchaient la table aux appareils, sescrayons au hasard sur le plancher, et puis… et puis… Ah çà !c’était le comble ! un énorme coussin d’automobile en cuirnoir, qui était sans doute tombé du ciel.
M. Batchelor restait la bouche ouverte,la figure toute floconneuse de mousse de savon, l’âme angoissée,quand il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’écrit sur lecoussin.
L’employé de la Central Trust sortit de sonengourdissement passager et alla ramasser le coussin.
Il ne s’était pas trompé.
Sur le cuir noir il y avait, hâtivement tracésà la craie, ces quelques mots :
Wagon emballé sur grande ligne. Arrêtezexpress à Baird. – Helen Holmes.
M. Batchelor était poète, mais c’étaitaussi un consciencieux employé.
Sans s’attarder à épiloguer sur l’incroyableévénement qui faisait pleuvoir chez lui des coussins télégrammes,il se rua sur sa machine et transmit scrupuleusementl’avertissement de Helen à la gare de Baird.
Justement, ce même matin, comme les appareilsétaient silencieux, il y avait une grande discussion entremessieurs les employés du bureau télégraphique de Baird.
M. Belhouse soutenait que Canington étaitle meilleur avant des équipes de football de la contrée, tandis queM. Bartholomew affirmait que O’Reilly lui était infinimentsupérieur.
M. Donehue, le chef de gare, qui entraità ce moment, fut convié à les départager.
M. Donehue réfléchit profondément.
À ce moment un train quittait la gare etpassait sur les plaques mobiles, secouant de son fracas tous lesvitrages de la légère baraque.
– À mon avis, commença M. Donehue,si Canington a réellement de grandes qualités dans ses attaques depointe…
Il s’arrêta net.
La sonnerie du téléphone venait deretentir.
– Voyez donc, Belhouse, dit-il en prenantun air grave.
M. Belhouse se pencha sur son appareil,qu’il fit manœuvrer. Au bout d’une minute, il tendait un papier àM. Donehue. Le chef de gare y jeta les yeux négligemment. Toutà coup, il sursauta.
– Ah ! tonnerre ! qu’est-ce queje viens de lire ?
« Wagon emballé sur la grande ligne,arrêtez express à Baird. – Helen Holmes. »
Le malheureux chef de gare s’arrachait lescheveux.
– Mais il est parti l’express…
– Peut-être, objecta M. Bartholomew,pourrait-on le rattraper à Brougham, où il ralentit pourl’aiguille…
– Oui, oui, c’est cela, vous avez raison,s’écria le chef de gare. Vite, vite, Belhouse, télégraphiez àBrougham.
– Bien, chef, mais quoi ?
– Ceci : « Retenez train 8.Ligne pas libre. Donehue. »
M. Belhouse se pencha sur son appareil etse mit à pianoter.
– Là, dit-il au bout d’un instant, c’estfait.
– Je vous remercie, M. Belhouse.
– Il n’y a pas de quoi, chef.
– Alors, reprit le chef de garecomplètement rassuré et en s’asseyant sur la table, vous voulezconnaître mon avis sur la valeur respective de Canington etd’O’Reilly… eh bien ! voilà.
Il était écrit au livre du destin, queMM. Belhouse et Bartholomew ne connaîtraient jamais l’opinionéclairée de M. Donehue sur les deux champions en cause.
La sonnerie du téléphone se fit entendre.
– C’est assommant, murmuraM. Donehue, on ne peut pas être une minute tranquille.
Consciencieusement, M. Belhouse recevaitla dépêche. Au dernier mot il eut un cri.
– Oh ! chef !
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Lisez.
Et l’infortuné chef de gare put lire sur lepapier tendu :
Train 8, passé en gare il y a une minute.Heure réglementaire.
L.
M. Donehue devint blême comme cire.
Il mit la tête dans ses mains, enmurmurant :
– Que va-t-il se passer ! queva-t-il se passer !
*
**
Tout en roulant, Helen avait arraché, enmaintenant, comme elle pouvait, du coude le volant, un des coussinsde cuir de l’automobile. Grâce à un morceau de craie trouvé dans lapochette de la voiture, elle avait pu y écrire les mots que nousconnaissons, et quand elle avait passé en vitesse devant la portede M. Batchelor, elle avait envoyé dans le vitrage le coussin,à toute volée.
Maintenant, les yeux rivés au fourgon qui, auloin, devant elle, filait comme une flèche, Helen poussait tantqu’elle pouvait sa machine, en murmurant :
– Je gagne ! je gagne !… Je lesaurai rejoints avant vingt minutes.
Elle ajouta mentalement :
« Pourvu qu’on ait pu arrêterl’express ! »
Dans le fourgon, Spike était toujoursévanoui.
– Je crois, murmura M. Hamilton quele pauvre diable a été bien touché.
– Mais avez-vous vu ces brutes,M. Hamilton, reprit Storm d’un ton indigné. Ils étaient bienquarante sur lui. Je ne comprends pas que des hommes civilisésagissent ainsi.
– Sont-ce bien des hommescivilisés ?
– Qui cela ?
– Les hommes de Dixler.
– C’est égal, monsieur, c’est deschrétiens tout de même. Ils devraient savoir qu’on ne se met pasquarante contre un, quand on veut avoir l’honneur d’être appelégentleman américain.
– Halte-là ! Storm.
– Qu’est-ce que j’ai dit ?
– Une grosse bêtise. Et je vous défendsde comparer de pareils gredins à nos compatriotes.
– Cependant !
– Tout ce monde-là est allemand, Storm,allemand comme Dixler lui-même.
– Au fait, fit le jeune mécanicien, enréfléchissant, ça fait bien des Allemands sur les chantiers.
– Et bien des Allemands dans la Compagniedu Colorado, Storm. Tous ces gars-là manigancent quelque chose depas bien propre, si on allait au fond des choses, je crois qu’ondécouvrirait une diablesse de combinaison.
– Mais, sapristi, reprit le directeur dela Central Trust, changeant tout à coup de conversation, il mesemble que nous allons bien vite.
– Et il me semble, dit à son tour Storm,qu’il y a longtemps, de ce train-là, que nous devrions être arrivésau chantier.
Le jeune homme fit glisser la cloison defermeture et se rejeta en arrière avec un cri d’horreur. Un paysageinconnu filait devant lui avec une rapidité vertigineuse.
– Que se passe-t-il ? demandaHamilton, se penchant à son tour.
– Il y a, monsieur, qu’un accidentquelconque nous a séparés de la machine, que nous sommes partis surla grande ligne et que, grâce à la pente, nous dévalons par notrepropre poids, à une vitesse folle.
– Il doit y avoir un frein à main, à cefourgon ?
– Évidemment, monsieur.
– Alors, grimpez là-haut, je vais voussuivre, et à nous deux c’est bien le diable si nous n’arrivons pasà arrêter cette maudite voiture.
Avec l’agilité d’un chat, Storm se hissa surle toit du wagon. M. Hamilton monta à son tour, mais plustranquillement. Le directeur et le mécanicien, chancelant surl’étroite plate-forme, se dirigèrent vers le frein à main,l’empoignèrent et se mirent en devoir de le faire manœuvrer.
– Hardi, Storm, un tour de bras, mongarçon.
Mais l’appareil n’avait pas servi depuislongtemps et la chaîne était rouillée et ce n’était pas trop del’effort des deux hommes pour parvenir à un résultat.
Tout à coup le volant céda brusquement et ledirecteur et le mécanicien roulèrent sur le toit du wagon où ilspurent se maintenir par miracle.
La chaîne usée avait cassé net…
– Eh bien, nous sommes frais, ditHamilton en se relevant, nous allons aller nous écraser je ne saispas où.
– Oh ! cela n’est pas à craindre,monsieur, reprit Storm, nous sommes sur la grande ligne et danscinquante milles d’ici, le terrain se relève et nous nousarrêterons tout seul.
– Alors tout va bien, c’est du temps deperdu, voilà tout.
– Ne dites pas que tout va bien, monsieurHamilton, car il se passera une terrible chose avant que nousarrivions à la pente de Tottletoe.
– Et quoi donc ?
– L’express, monsieur, le train 8 qui adû partir à 10 h 40 et qui nous tamponnera bientôt.
– Diable !
Les deux hommes se plongèrent dans leursréflexions qui n’étaient pas précisément couleur de rose.
Soudain le directeur qui regardait àl’horizon, s’écria :
– Mais regardez donc, Storm… là-bas, surla ligne, on jurerait que c’est une voiture…
– Oui, oui, vous avez raison, monsieur,mais qui donc la conduit ?
– Je crois voir une femme…
– C’est elle, monsieur.
– Qui… elle ?
– Miss Helen.
– Oh ! la brave fille ! ditHamilton, et comme si la jeune fille eût pu l’entendre, il criadans le vent :
– Brave Helen !
– Oui, monsieur, c’est elle, c’est bienelle, reprenait Storm radieux, elle se sera aperçue que salocomotive s’était détachée et elle s’est aussitôt mise à notrepoursuite pour venir à notre secours.
– Je crois que nous n’aurons pas besoind’elle, Storm, pour nous tirer d’affaire.
– Comment cela, monsieur.
– Voyez-vous à l’horizon ce branchementde prise d’eau ?
– Oui, monsieur.
– Nous allons y être dans un instant.
– Dans deux minutes.
– Eh bien, quand nous passerons sous letuyau, nous n’avons qu’à nous y cramponner.
– Non, monsieur.
– Hein ! qu’est-ce que vousdites ?
– Je dis « non, monsieur »,parce que je n’abandonnerai pas le wagon.
– Pour quelle raison ?
– Pour Spike. Je ne veux pas laissertoute seule cette malheureuse créature que nous avons essayé desauver.
– Vous avez raison, Storm, dit gravementHamilton. Alors, ce sera moi qui vais rester ici.
– Mais pas du tout, monsieur, jereste !
– Alors nous resterons tous les deux.
– Les wagons, c’est ma partie.
– Oui, mais moi je suis le patron. Donc,je vous ordonne, Storm !…
– Pardon ! monsieur, c’est entendu,vous êtes mon directeur, et c’est justement pour cela que votre vieest plus précieuse que la mienne. Vous, vous représentez desmilliers et des milliers d’existences. Vous représentez bien plusencore : la grande tâche que vous avez entreprise, que vousmènerez à bien, et qui intéresse la vie même de notre grandepatrie !
– Vous avez raison, Storm, dit simplementHamilton. Donnez-moi la main.
– Volontiers ! monsieur.
– George, je suis heureux, je suis trèsfier de serrer votre main de loyal boy américain.
– Ne nous attardons pas, monsieur, voicila prise d’eau qui n’est pas loin.
En effet, la charpente et les conduits del’énorme machine grossissaient à vue d’œil.
Au moment où le fourgon filait sous le tuyau,Hamilton empoigna la pièce de fonte avec une force et une agilitéqui auraient fait honneur à plus d’un jeune homme.
Il dégringola lestement par les traverses etsauta sur le sol, un peu secoué, un peu étourdi, mais sans uneégratignure.
Deux minutes plus tard, il grimpait dansl’auto que Helen venait d’arrêter devant lui.
– Et George ? demanda-t-elle.
– Il n’a pas voulu quitter lefourgon.
– Pourquoi ?
– Il a refusé d’abandonner Spike.
– Il a bien fait, dit la courageuse jeunefille, mais nous les sauverons, n’est-ce pas, vieux Ham ?
– Soyez tranquille, ma fille, noustrouverons bien quelque chose. Dieu ne nous abandonnera pas.
Helen, alors, raconta tout ce qui s’étaitpassé depuis le départ du chantier.
Hamilton trouva très ingénieuse l’idée ducoussin-télégramme.
– Mais alors, continua-t-il, ils n’ontplus rien à craindre.
– Comment cela ?…
– L’express est arrêté, n’est-cepas ?
– Sans doute !
– Alors, tout va bien, Storm m’a expliquéqu’après Tottletoe la voie remontait. Le fourgon s’arrêteraseul.
– Ah ! que je suis contente !s’écria Helen, dont les yeux brillèrent de joie.
– Comme vous l’aimez ! votre George,dit Hamilton, avec un sourire.
– Oui, vieux Ham, je l’aime beaucoup, jel’aime profondément… je l’aime comme une femme doit aimer.
– Alors, vous êtes biendécidée ?…
– À l’épouser… oui, mon tuteur.
– Vous avez raison, fillette, je neconnais pas de cœur plus vaillant et plus noble.
– N’est-ce pas… vieux Ham, n’est-cepas !…
Tout à coup, Helen s’arrêta net.
Sa fine oreille venait de percevoir un coup desifflet encore éloigné.
Elle se retourna.
Derrière elle, au lointain horizon, un pointpresque imperceptible sur la voie, avec au-dessus un peu defumée…
Elle eut un cri étouffé et de la main gaucheserra le bras de Hamilton.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda ledirecteur de la Central Trust ?
– L’express…
– Quel express ?
– Le train 8.
– Mais puisque vous avez télégraphié…
– La dépêche n’est pas arrivée àtemps.
– Vous êtes folle !…
– Regardez…
À son tour, le tuteur de Helen seretourna.
Il n’y avait pas de doute possible. Loin, trèsloin sans doute, tout là-bas, il y avait un train qui arrivait àtoute vapeur, marchant dans la direction du fourgon emballé, et cetrain ce ne pouvait être que l’express.
– Diable ! Diable ! fitHamilton, qui ne voulait pas sembler trop ému, voilà un train quiaurait bien dû avoir son retard habituel.
– Ne cherchez pas à plaisanter, vieuxHam, vous n’en avez pas plus envie que moi, fit Helen, dont levisage, dont la voix exprimaient la plus épouvantable angoisse.
– Croyez-vous donc que ce maudit expressrejoindra le fourgon avant la rampe de Tottletoe ?
– Oui, mais oui, certainement !
– Alors ?…
– Alors, il faut le sauver à tout prix etnous n’avons pas dix minutes pour le sauver.
Après avoir vu Hamilton atterrir sain et sauf,George était redescendu dans le fourgon pour soigner son malade. Lepauvre Spike n’avait pas encore repris connaissance, néanmoins leteint n’avait pas la pâleur cireuse qui lui donnait, tout àl’heure, comme un masque de mort ; la respiration semblaitmoins embarrassée, le cœur battait plus régulièrement, les membresreprenaient leur souplesse.
Un peu rassuré sur le sort de son malade,George remonta sur le toit du fourgon. Encore une fois, il essayabien inutilement d’actionner le frein à mains.
– Diable ! dit le brave garçon, ense grattant la tête avec découragement, voilà une vilaine aventureet je me demande comment je vais en sortir ! Bah ! jetrouverai bien, et puis, miss Helen ne m’abandonnera pas…
À ce moment, et comme pour répondre à sapensée, l’auto apparut à un tournant de la voie.
Storm vit Helen se lever et lui crier quelquechose, mais dans le fracas de la course effrénée, il n’entenditpas.
Il remarqua seulement que la voiture donnaittoute sa vitesse.
Enfin, sautant, bondissant parmi la poussièreet les pierres arrachées au ballast, Helen fut assez près pour sefaire entendre.
– George !
– Helen…
– Vous m’entendez ?
– Oui.
– L’express est derrière nous et nousgagne. C’est la mort dans cinq minutes. Sautez dans l’auto, c’estle seul moyen de vous sauver.
– Mais Spike ?
– Vous avez fait tout ce qui étaitpossible pour son salut. Il ne faut pas sacrifier votre vie pour cemalheureux.
– Non, répondit George, je me sauveraiavec lui ou je ne me sauverai pas du tout.
– Enragé garçon ! s’écria Hamiltonfurieux, je vous ordonne moi de vous sauver tout seul.
– Monsieur Hamilton, répondit lemécanicien qui hurlait pour se faire entendre, dans des momentscomme celui-ci on n’a plus qu’un maître, sa conscience. C’est àelle que j’obéis.
Il se pencha à plat ventre sur le toit de lavoiture et cria de toutes ses forces.
– Je vais tout de même tenter de noustirer de là, tous les deux, je vous demande seulement de collerl’auto au wagon le plus que vous pourrez.
Puis, sans attendre la réponse, il fit unrétablissement et disparut à l’intérieur du fourgon.
Bientôt Hamilton et Helen qui ne quittaientpas des yeux le fourgon, aperçurent un spectacle qui leur arrachaun cri d’effroi.
À l’ouverture de la glissière, George venaitd’apparaître portant Spike sur son dos. Il maintenait d’un bras soncorps inerte. Il ne lui restait plus qu’une main et ses jambes pourse hisser avec son fardeau sur le toit du wagon.
Il y parvint, mais l’effort avait été siviolent que le mécanicien resta étendu épuisé auprès du blessétoujours immobile.
Helen, dont le cœur avait cessé de battrependant l’atroce ascension, se retourna tout à coup.
Un sifflet tout proche avait retenti.
Surgissant comme un monstre gigantesque, autournant de la voie, l’express d’Oceanside venait d’apparaître.
– George ! George ! au nom duciel ! cria Helen… dépêchez-vous, l’express est sur nous.
En même temps, elle manœuvrait son volant defaçon à effleurer l’arrière du wagon avec l’auto.
George avait relevé la tête.
D’un coup d’œil il jugea l’effroyable etprochain danger.
Il se mit debout par un sursaut de volonté, etune fois encore chargea Spike sur ses reins, puis tirant une cordede sa poche, il lia fortement les poignets du blessé, de tellesorte que les bras de l’ancien forçat faisaient comme un collier,puis il s’avança en titubant sur le bord du toit.
Hamilton s’était levé, attendant le choc.
Courbée sur son volant, Helen frôlait au plusprès les roues arrière du fourgon.
– À la grâce de Dieu ! cria la voixclaire de George.
Une double forme s’élança dans le vide, l’autose cabra sous le poids et Helen osa se retourner, tandis queHamilton murmurait avec un soupir :
– Sauvés !
Helen vit George très pâle, mais qui luisouriait, Hamilton dénouait les liens qui retenaient les poignetsde Spike.
La pauvre fille se sentait heureuse,profondément. Elle était si fière de celui qu’elle aimait.
Elle cria, dans le vent, de sa voix gaie.
– Allons maintenant voir la tête des gensdu télégraphe et puis en route pour le chantier.
Déjà la voiture avait quitté la voie et Helens’apprêtait à la faire tourner.
– Helen… je vous en prie…
– Qu’y a-t-il George ?
– Il y a que l’express qui a la vuemasquée par la courbe de Light Bell va arriver en trombe sur lefourgon à peu près à la hauteur de l’estacade de Montgomerey.
– Peut-être, mais qu’ypouvons-nous ?
– Nous pouvons, nous devons, appuya avecforce le jeune homme, faire notre devoir d’honnêtes gens jusqu’aubout et essayer d’empêcher un épouvantable accident.
Ah çà ! mais il est enragé, murmuraHamilton.
Presque exactement à l’heure où se passaientces événements, Dixler, toujours accompagné du procureur, serendait au tribunal de Las Vegas.
Il fut immédiatement reçu par le juge.
Il exposa son cas et déclara que si la villerefusait de lui vendre les terrains nécessaires au passage de saligne, il interrompait brusquement les travaux et déclinait touteresponsabilité au sujet des événements graves qui pourraientrésulter de sa décision.
Le juge l’écouta gravement. Quand il eut fini,il lui dit tranquillement :
– Je suis un magistrat, monsieur, etjamais je n’ai cédé devant le chantage et l’intimidation !Faites ce que vous voudrez, mais je vous préviens que si, de votrefait, il y a une vitre de cassée dans la ville, je vous faisempoigner et jeter en prison.
L’Allemand réprima mal un geste de violence.Il dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme.
– Mais pourquoi ne pas me vendre lesterrains que je désire ?
– Parce que depuis deux mois ces terrainssont vendus à M. Hamilton. Les contrats sont enregistrésici.
Et de sa forte main, le magistrat frappait surun gros registre relié et clouté de cuivre.
– C’est épouvantable…
– Que faire ?
– Il devient impossible d’éviterl’accident.
– Peut-être.
– Vous avez une idée, George ?
– Oui, vous allez me déposer sur la voieet je vais tenter de faire dérailler le fourgon.
– Mais, objecta Hamilton, la voie estétroite, le wagon même déraillé sera heurté par l’express.
– C’est vrai, fit Helen.
– C’est pourquoi, fit Storm, je vaistenter quelque chose de pas très commode.
– Qu’allez-vous faire, George ?demanda Helen anxieuse.
– Je vais donc faire dérailler lefourgon, mais je vais le faire dérailler au moment où il s’engagerasur l’estacade de Cold Point.
– Jamais vous n’aurez le temps, ditHamilton.
– Si, monsieur. Seulement je vaisdemander à miss Helen de faire rendre tout ce qu’elle pourra à lamachine.
Helen obéit. Elle manœuvra manettes, leviers,boutons. Maintenant l’auto lancée à une vitesse folle bondissaitsur les rails. Personne ne parlait plus.
– Attention, dit tout à coup la voix deStorm. Je saute. Quant à vous, miss Helen, dévalez tout de suite letalus aussitôt que vous aurez franchi les trois pierres blanchesqui sont placées à votre gauche un peu avant l’entrée du pont…All right !
La vaillante exclamation du jeune homme seperdit dans le fracas de la machine.
Storm roula sur la voie, mais se releva sansaucun mal.
Le fourgon n’était pas encore en vue, mais ilallait bientôt se dégager de la courbe qui le masquait encore aussibien à Storm qu’au mécanicien de l’express.
Il n’y avait pas une seconde à perdre.
Le mécanicien choisit des pierres de moyennegrosseur et commença à bloquer les rails sur une longueur de troismètres à peu près.
Le pauvre garçon se hâtait…
Tout à coup, un bruit terrible lui fitredresser la tête.
C’était le fourgon qui venait sur lui comme unbolide… Derrière, l’express arrivait tout près, formidable.
Le mécanicien se jeta sur le talus et roula lelong de la pente presque à pic et arriva en bas sans trop demal.
Il resta accroupi dans le sable, haletant,harassé, les tempes bourdonnantes.
Soudain, un bruit de cataclysme fit retentirtous les échos de la vallée.
Storm souleva la tête et regarda.
Le fourgon, arraché des rails, avait fait unbond énorme et franchissant le pont de bois, venait de s’écrasersur la lèvre du remblai.
Derrière lui, sur la voie libérée, l’expressenfilait l’estacade à toute vapeur.
Mais bientôt le train stoppait.
Le mécanicien du train avait vu l’accident. Iln’y comprenait rien et voulait se rendre compte de ce qui s’étaitpassé.
Les voyageurs, eux, n’avaient rien vu etcomprenaient bien moins encore.
– Comment, on stoppe en rasecampagne ?
– Le train est attaqué ?
– Mais non, c’est un accident demachine.
– C’est gai, nous sommes encore à plus desoixante milles d’Oceanside.
– Tenez, regardez… qu’est-ce qu’il y adonc ? Et les voyageurs commencèrent à descendre.
Cependant le mécanicien et le chef de trainavaient couru à Storm qui venait de se relever et le questionnaientde façon peu aimable.
– Qu’est-ce que vous venez de manigancer,mon garçon ?
– Oui, il faut s’expliquer et plus viteque ça.
– Il vient de vous sauver la vie !s’écria impétueusement Helen qui accourait suivie de Hamilton.
– Qu’est-ce que c’est encore queceux-là ! demanda d’un ton bourru le chef de train.
– Ceux-là, c’est moi, fit rudementHamilton qui arrivait sur le lieu de la scène, et en retirant sonchapeau, ce qui permit de bien voir ses traits énergiques.
– Mille millions de diables ! lepatron ! grommela l’employé qui venait de retirer sa casquetteen reconnaissant son directeur.
– Je vous demande pardon, monsieurHamilton, je ne vous avais pas reconnu.
– Ce n’est pas une raison pour ne pasêtre poli.
Il poursuivit en mettant la main sur l’épaulede George :
– Ce garçon-là vient de risquer sa peaupour éviter un épouvantable accident.
Et en quelques mots, il raconta ce qui s’étaitpassé.
– Mais c’est Storm ! s’écria lemécanicien en dévisageant son collègue. Ma parole, George, jet’assure qu’il faut s’y prendre à deux fois pour s’assurer quec’est bien toi.
En effet, et il faut l’avouer, notre hérosavait une triste figure, un coup de poing qui lui avait poché l’œilgauche, la poussière du charbon dont le fourgon avait été chargémélangée à la sueur, la boue qu’il avait recueillie en faisant sesdeux culbutes le rendaient absolument méconnaissable. Maintenant onéchangeait des poignées de main et Storm recevait de tout le mondeles plus chaudes félicitations.
– Assez, assez, dit-il enfin en riant,d’ailleurs je ne suis pour rien dans l’aventure ou pour si peu dechose, celle qui a tout fait, c’est miss Holmes que voici…
– Voulez-vous vous taire, George !…Ce fut au tour de Helen à être acclamée. La jeune fille étaitfurieuse.
Enfin, voyageurs, mécanicien, employés,reprirent leur place, et le convoi continua sa marche. Au moment oùl’on se séparait, Hamilton avait crié au chef de train :
– En arrivant en gare d’Oceanside, lancezune dépêche sur toute la ligne pour annoncer que vous êtes arrivéssans accroc.
– Et tâchez de savoir, ajouta Helen,pourquoi le télégraphiste du poste 914 n’a pas transmis sadépêche.
Nos amis revinrent à l’auto. Spike venait derouvrir les yeux.
– Essayez de marcher un peu, mon garçon,dit Hamilton en le soulevant par les épaules.
– Ça va mieux, monsieur, ça va mieux,fit-il en risquant quelques pas en trébuchant.
Helen et Storm le soulevaient.
– Ah ! miss Helen, murmura-t-il,c’est encore à vous que je dois d’être en vie. Maintenant il peutbien arriver ce qu’on voudra, mais je jure que je ne vous quitteplus, si toutefois vous voulez bien de moi, ajouta-t-ilhumblement.
– Mais oui, Spike, mais oui, réponditgaiement la jeune fille, et nous ferons l’impossible pour que vousretrouviez cette peau d’honnête homme dans laquelle je veux vousvoir finir vos jours.
– Et les habits de gentleman aussi…demanda timidement Spike.
– Les habits de gentleman également.
Avec ses maisons blanches, ses larges avenues,ses squares plantés de palmiers et d’arbres verts, la ville de LasVegas est une des plus riantes cités du Sud-Ouest américain.L’hôtel de ville à la façade monumentale, aux fenêtres de pleincintre, rappelle les constructions du Vieux Monde, et fait oublierpour un instant les géantes bâtisses de trente étages, lesfantastiques charpentes d’acier de New York ou de Chicago.
L’hôtel de ville est d’ailleurs le centre d’unimportant mouvement d’affaires. C’est là que se trouve installé lebureau des domaines, c’est là que se traitent les ventes deterrain, les concessions minières qui, de jour en jour, donnentlieu à des transactions de plus en plus actives.
Las Vegas, tête de ligne déjà de plusieursvoies ferrées, est appelée par sa situation géographique à devenirune des plus riches cités de l’Ouest.
Le directeur des domaines, l’honorable JoePicklevick, se trouvait ce matin-là dans son cabinet, en compagniede son dévoué collaborateur, le conseiller John Rustock, et tousdeux étudiaient un nouveau projet d’adduction des eaux dont leconseil de ville devait voter l’exécution dans sa prochaineréunion, lorsqu’on lui annonça la visite de M. Fritz Dixler,directeur de la Colorado Coast Company.
– Faites entrer, dit M. Picklevick,avec un imperceptible froncement de sourcils.
– Que diable vous veut-il, grommela JohnRustock. Je n’aime pas beaucoup à avoir affaire à ce Dixler. Si cequ’on raconte de lui est vrai…
Le conseiller Rustock n’acheva pas. Dixlerentrait en ce moment même, toujours souriant et saluantcérémonieusement.
– Sirs, dit-il, sans préambule,je sais combien votre temps est précieux, je vais vous mettreimmédiatement au courant du but de ma visite.
– Nous vous écoutons, fit courtoisementM. Picklevick.
– Voici : une des lignes de cheminde fer que je construis doit traverser un des immenses terrains quisont la propriété de la ville de Las Vegas. Je viens solliciter devous l’achat du terrain strictement nécessaire à l’établissementdes voies et des stations. J’ajoute que je ne serai pas regardantquant au prix. Mes commanditaires m’ont ouvert les plus largescrédits.
– La ville a tout intérêt à voir sesterrains traversés par des voies ferrées, réponditM. Picklevick. Si rien ne s’y oppose, il sera fait droit àvotre demande.
Les yeux de l’Allemand étincelèrent, unsourire illumina sa face rusée.
N’ayant pu faire passer sa ligne sur leterrain qu’occupait la maison de l’Irlandais Mick Cassidy, il avaitété forcé de faire subir à ses plans des modificationsconsidérables. Si la ville de Las Vegas acceptait ses offres, ilregagnait tout le terrain perdu et gagnait même plusieurs millessur le tracé de ses adversaires de la Central Trust.
La veille encore, Dixler avait reçu del’ambassade d’Allemagne à Washington une dépêche chiffrée : onlui ordonnait d’empêcher à tout prix l’achèvement du réseau de laCentral Trust, qui, une fois en exploitation, doublerait le travaildes munitions à destination de l’Europe.
– Donc, reprit lentementM. Picklevick, je ne vois pas, en principe, d’objection àvotre demande. Nous allons maintenant consulter les registres de laville.
Ils passèrent dans la place voisine, oùtravaillaient une demi-douzaine d’employés du cadastre, trèsaffairés, par suite du grand nombre de demandes de concessions quileur étaient adressées.
Le directeur des domaines avait pris dans uncasier d’épais volumes reliés en toile et les feuilletait avecattention.
Dixler suivait chacun de ses mouvements d’unregard perplexe ; de la réponse de la ville allait dépendre lesuccès de la Colorado Coast ou le triomphe de ses adversaires de laCentral Trust.
– C’est fort regrettable, dit tout à coupM. Picklevick, j’en suis fâché, monsieur Dixler, mais je mevois dans l’obligation de rejeter votre offre.
– Comment cela ?… murmura Dixler,devenu pâle de colère.
– Pour une raison bien simple, la villede Las Vegas, par un contrat en bonne et due forme, a déjà concédéle droit de construire une ligne sur ses terrains à la Compagnie dela Central Trust, que dirige M. Hamilton, et ce, à l’exclusionde toute autre compagnie de chemin de fer. Voyez vous-même, lestermes sont formels. Il n’y a rien à faire.
Dixler se contenait à peine.
– Je vous donnerai deux fois, trois foisplus que ce que vous a payé Hamilton, s’écria-t-il.
– Je ne puis agir à l’encontre dutraité.
– Alors, vous refusez ?
– Je refuse.
– C’est votre dernier mot ?
– Absolument. La ville de Las Vegas nepeut vendre ce qu’elle a déjà vendu. C’est une question de probitéélémentaire. Vous devez le comprendre.
– Il y aurait peut-être moyen de tournerla difficulté…
– N’insistez pas. Aussi pourquoi vousobstinez-vous à construire une voie parallèle à celle de la CentralTrust. Il ne manque pas d’ailleurs de terrains.
– Ce sont ceux-là qu’il me fallait,s’écria M. Dixler avec rage. Mais je le vois, il n’y a rien àvous dire. Vous avez sans doute ressenti les bons effets de lagénérosité de Hamilton.
– Monsieur Dixler, vous allez trop loin,vous devenez grossier. On me connaît assez à Las Vegas pour savoirque je n’ai jamais touché de pot-de-vin ou de commissions de quique ce soit.
– Fort bien ! mais je vous prometsque je me vengerai de la façon dont on me traite. J’ai fait toutdernièrement au juge Buxtan, qui lui aussi, a pris en mains lesintérêts de la Central Trust, une menace que je vais mettre àexécution.
– Quelle menace ?
– Vous me refusez du terrain, vousm’empêchez de construire ma ligne. Je n’ai plus qu’une chose àfaire. Je vais faire cesser les travaux.
Et il ajouta avec un fielleuxsourire :
– Je sais bien que cela va mettrequelques centaines d’ouvriers sur le pavé. Ne vous en prenez qu’àvous, s’il se produit quelques désordres dans la ville.
– Ce que vous faites là est mal, ditgravement M. Picklevick. Il vous serait facile de faire dévierlégèrement votre tracé. Quoi qu’il en soit, je suis obligé de fairerespecter la loi. Toutes vos menaces ne peuvent m’obliger àmodifier la décision que j’ai prise.
Dixler sortit de l’hôtel de ville, la rage aucœur.
Dans la rue, il se calma un peu. Il n’étaitpas homme à renoncer si vivement à la lutte ; il trouverait unmoyen, mais avant de prendre aucune résolution, il décida qu’ilexécuterait sa menace et qu’il ordonnerait de suspendre lestravaux.
À la terrasse du premier café qu’il rencontra,il libella un bref message et le remit avec quelque monnaie à uncommissionnaire, avec ordre de le porter d’urgence au plus prochebureau de poste.
Une heure après, le directeur du principalchantier de Dixler, situé à trois milles de Las Vegas, recevait ladépêche suivante :
M. Betwen, au camp de laTranchée,
La ville me refuse le droit depassage ; cessez les travaux et ramenez le matériel à LasVegas.
DIXLER.
M. Betwen fut fort étonné de la décisionimprévue de son chef. Il n’arrivait pas à comprendre que celui-ciordonnait d’abandonner les travaux, alors que la veille encore, ilmanifestait un si vif désir d’avancer rapidement. Mais à l’école deDixler, le chef de chantier avait appris une obéissance passive. Ilne songea pas à discuter l’ordre qu’il venait de recevoir.
Sans hésiter, il fit venir les contremaîtreset les mit au courant.
– On va payer aux ouvriers ce qui leurest dû, déclara-t-il brutalement, les travaux sont interrompus.Commencez, dès maintenant, à faire charger le matériel sur leswagons qui doivent être ramenés.
– À cette époque de l’année ?objecta l’un d’eux, il nous sera très difficile de trouver à nousembaucher.
– Je le regrette, mais je n’y puis rien.Je ne fais qu’exécuter les ordres de M. Dixler.
– Va-t-il falloir aussi, demanda unautre, charger les traverses et les rails.
– Tout. Il ne doit rien rester ici. Jevous le répète, la construction de la voie est interrompue.
– Pour combien de temps ?
– Je n’en sais absolument rien. Allezcommencer à charger les wagons. Plus vite vous aurez fini, plus tôtvous serez de retour à Las Vegas.
Les ouvriers obéirent en maugréant. On leuravait promis du travail pour de longs mois, et voilà qu’on lescongédiait brusquement, sans tenir compte de la parole donnée.
Et tout cela, comme le bruit en circulait degroupe en groupe, c’était la faute de la ville de Las Vegas, quiavait pris parti pour la Central Trust. Beaucoup se proposaientd’aller demander des explications à Dixler lui-même et s’il lefallait aux membres de la municipalité, et ils auraient déjà vouluêtre de retour à la ville.
Cette hâte de regagner Las Vegas imprima auxtravaux une activité fébrile.
Les rails, les traverses, les provisions decharbon, les vivres et les machines furent entassés sur les wagonsavec une rapidité extraordinaire.
Le camp de la Tranchée, qui, avec ses tentes,ses feux en plein air et sa foule, ses travailleurs affairés,offrait l’aspect d’une pittoresque petite ville, eut bientôt faitde reprendre l’aspect désolé qu’il avait avant le commencement destravaux.
De toute cette laborieuse activité, il neresta plus que des amas de scories et de détritus, des monceaux deferraille rouillée, à côté d’un feu mal éteint.
Enfin, les équipes d’ouvriers prirent placesur les wagons qui devaient les ramener à Las Vegas, et le chantierde la Tranchée, où la voie s’arrêtait brusquement coupée, retournaau silence et à la solitude de la pampa.
Il nous faut maintenant, pour la clarté de cerécit, revenir de quelques chapitres en arrière.
Nous retrouvons Helen Holmes, Hamilton etSpike, l’ancien forçat, près des débris du wagon incendié quiachevaient de se consumer au pied même du pont où avait eu lieu ledéraillement providentiel causé par George.
Spike était maintenant complètement revenu àla vie et remerciait chaleureusement ses sauveurs.
– Non, balbutiait-il, miss Helen,monsieur Storm, jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pourmoi !… Vous pouvez me demander n’importe quel service…Ah ! si je n’étais pas dans les griffes de Dixler qui connaîttout mon criminel passé.
– Nous tâcherons de vous arracher auxgriffes du monstre, fit galamment la jeune fille. Vous avez pu voirqu’avec nous, il n’a pas toujours le dessus dans la lutte.
– Il n’a qu’à bien se tenir, ajoutaGeorge Storm ; tout Allemand qu’il est, il trouvera à quiparler.
Hamilton s’était approché.
Depuis quelques instants, il paraissaitpréoccupé.
– Il m’arrive un ennui très grave,déclara-t-il brusquement. Mes contrats les plus importants, ceuxque j’ai signés avec la municipalité de Las Vegas se trouvaientdans le wagon qui vient de brûler. Dixler serait enchanté s’ilpouvait savoir cela.
– Que voulez-vous dire ?
– Les originaux sont en cendre, reprit lajeune fille, mais il en existe un double à la mairie de Las Vegas.Le greffier peut parfaitement vous en délivrer un duplicata.
– Je n’avais pas pensé à cela, murmural’ingénieur en poussant un soupir de soulagement.
– C’est pourtant bien simple.
– Il faut vous rendre sans perdre uninstant à Las Vegas, dit George, et demander ces duplicata. SiDixler savait que les contrats sont brûlés, il serait capabled’inventer quelque nouvelle machination.
Tout le monde comprit l’opportunité de ceconseil et l’on remonta dans l’auto qui avait amené Helen etHamilton.
Cette auto, si l’on s’en souvient, appartenaità Dixler, mais dans sa hâte de voler au secours de ses amis, Helens’en était emparée sans attacher à ce fait aucune importance.
L’ingénieur Hamilton réfléchissait.
– Nous ne sommes guère qu’à une dizainede milles de nos chantiers et de l’endroit où s’élevait la maisonde Mick Cassidy. C’est là que nous allons d’abord nous rendre. Mesouvriers doivent se demander ce que je suis devenu.
– Comme il vous plaira, dit Helen ;le chantier, d’ailleurs, est sur la route de Las Vegas.
L’auto filait maintenant en troisième vitesseà travers la plaine désolée couverte d’un gazon déjà desséché desauges amères et de petits yuccas rabougris.
L’horizon était borné de toutes parts par uncercle de collines dénudées qui inspiraient au paysage un aspect demorne désolation.
– On dirait, dit pensivement miss Helen,une de ces perspectives lunaires que nous a révélées laphotographie astrale.
– Sans doute, répondit l’ingénieur, maisavec le rail accélérateur, vous verrez cette contrée changerd’aspect.
« Les forêts incendiées par les PeauxRouges et les prospecteurs couvriront de nouveau les collines, laplaine se couvrira de riches moissons, de jardins verdoyants oùmûriront tous les fruits.
– N’oublions pas Dixler, interrompit toutà coup Spike, jusqu’alors silencieux.
– Je ne l’oublie pas, répondit missHelen, mais je crois que pour l’instant il n’a pas la partiebelle.
Tout en devisant, ils avaient atteint lechantier où déjà la voie nouvelle allongeait ses rails étincelantssous l’emplacement même de la cabane de l’Irlandais.
– Il va falloir que je reste au chantier,au moins pendant quelques heures, expliquait l’ingénieurHamilton.
– Votre présence n’est pas indispensable,dit George, vous donnerez un mot à miss Helen pour le greffier, etje l’accompagnerai à Las Vegas.
– Il faut que je ramène l’auto de Dixlerà Las Vegas.
Les contrats qui prouvent mon droit depassage ont disparu dans un incendie.
Je vous prie de remettre au porteur unecopie authentique de ces contrats.
Votre dévoué, HAMILTON.
– Voilà qui est parfait, dit miss Helenen prenant la lettre ; alors à ce soir, car je suppose quevous viendrez nous rejoindre à Las Vegas sitôt votre besogneterminée.
– C’est entendu.
Ils remontèrent en auto et se lancèrent denouveau dans l’immensité de la plaine déserte ; trois quartsd’heure après, ils entraient dans la ville.
Pour traverser les rues étroites du faubourgtoujours encombrées, ils ne remarquèrent pas qu’un individu à lamine sournoise les considérait avec étonnement, puis relevaitsoigneusement sur un carnet le numéro de la voiture.
L’inconnu, un Allemand, nommé Otto, n’étaitautre qu’un des nombreux agents qui, plus ou moins ouvertement,agissaient pour le compte de Dixler. Otto alla en toute hâteavertir son patron.
– Savez-vous ce que je viens de voir,bégaya-t-il tout essoufflé ! Helen Holmes, le mécanicien etSpike, installés tous les trois dans votre auto !
– Tu es sûr de ce que tuannonces ?
– J’ai même relevé le numéro.
– Très bien ! Ils vont, sans doute,faire halte au numéro 3 de la Septième Avenue. C’est là qu’habitele mécanicien. Je ne suppose pas qu’ils aient voulu me voler mavoiture, mais je vais quand même essayer de leur causer quelquesennuis.
Il donna quelques indications à Otto quipartit en courant dans la direction de la Septième Avenue, etlui-même réquisitionna le premier agent qu’il rencontra enbourgeois. Il emmenait, et pour cause, tous ceux de Las Vegas, enexpliquant qu’on lui avait volé une automobile, dont il donnait lenuméro, et qu’on la retrouverait très probablement en face dunuméro 3 de la Septième Avenue.
Cette machination, si rapidement éclose dansla diabolique cervelle de Dixler, faillit avoir tout le succèsqu’il en attendait.
La circulation des piétons et des véhiculesest très active à Las Vegas. La lenteur avec laquelle avançaitl’auto, pilotée par Spike, permit aux argousins de l’Allemand, quiavaient pris par le plus court chemin, d’arriver assez à temps pourvoir la voiture stopper à l’entrée de la Septième Avenue.
Pour la circonstance, Otto avait jugénécessaire de s’adjoindre un second, un certain Frick, autreAllemand, également stipendié par Dixler.
Au moment où l’auto venait de stopper, Otto etFrick interpellèrent grossièrement miss Helen et ses amis.
– Monsieur ! voilà l’auto deM. Dixler, criaient-ils, les voleurs vont êtrepinces !
– Arrêtez-les ! au voleur !
Spike, furieux de cette aventure où il croyaitreconnaître la manière de Dixler, était descendu de voiture, ainsique miss Helen et George.
– Que désirent ces coquins-là, s’écriaGeorge Storm, en serrant les poings. C’est eux que je vais fairearrêter, après leur avoir administré une belle volée.
– Je reconduis cette auto chezM. Dixler, protesta Spike, assez peu rassuré au fond,laissez-moi tranquille.
– Nous allons te conduire au poste, hurlaFrick. Et il saisit Spike au collet.
L’ex-forçat se débattait comme un beaudiable ; il n’ignorait pas qu’une fois arrêté, il seraitfacilement identifié et, sans nul doute, renvoyé au pénitencier,d’où il s’était évadé, perspective qui, pour lui, n’offrait pas lemoindre attrait.
– Il ne faut pas laisser arrêter Spike,dit Helen, il est visible que c’est encore là une machination denotre ennemi.
George Storm, qui, nous avons eu déjàl’occasion de le constater, était d’une vigueur peu commune,s’avança entre les combattants et n’eut pas de peine à faire lâcherprise à celui qui avait empoigné Spike.
– Tâchez de disparaître au plus vite,dit-il aux deux Allemands, sinon, c’est à moi que vous allez avoiraffaire.
À ce moment un homme sortit de la foule quicommençait à s’attrouper et s’avança vers George, c’était l’agentréquisitionné par Dixler.
– J’appartiens au Police Office,déclara-t-il, cette voiture a été volée, je vais conduire au postetous ceux qui la montent.
– Je suis miss Holmes, dit simplementHelen, je suppose que l’on ne va pas me faire l’injure dem’arrêter. Il en coûterait cher à celui qui commettrait unepareille chose.
L’Héroïne du Colorado était très populaire àLas Vegas. Un murmure désapprobateur s’éleva de la foule, etl’agent, qui d’ailleurs se rappelait avoir déjà vu la jeune fille,perdit beaucoup de son assurance.
– J’affirme, continua la jeune fille, quecette voiture n’a pas été volée et je vais en fournir la preuve, etelle raconta brièvement les faits que le lecteur connaît déjà.
L’agent comprit qu’il avait fait fausse routeet se retira, après s’être excusé. Puis il alla rejoindre Dixlerqui l’attendait à l’angle d’une rue voisine.
– Vous n’êtes pas malin, mon garçon, fitl’Allemand, après avoir entendu le récit de l’homme de police.
– Je ne pouvais cependant pas, protestal’autre, arrêter miss Holmes qui est connue et respectée detous.
– C’est bon, je vous remercie de votrebonne volonté, voilà un dollar pour vous indemniser dudérangement.
Et il ajouta très haut :
– On m’emprunte ma voiture pendant unedemi-journée et vous allez voir que c’est moi qui vais être obligéde faire des excuses !
C’est sur Spike que tomba toute sacolère ; il l’accabla d’injures et de menaces.
– Décidément, lui dit-il, dès qu’ill’aperçut, tu as partie liée avec mes ennemis, tu séjourneras aubagne, je te le promets.
Spike se défendait de son mieux.
– Ce qui arrive n’est pas de ma faute,protestait-il. Je ne pouvais pourtant pas refuser l’usage de l’autoà ceux qui venaient de me sauver la vie. Vous en auriez fait autantà ma place !
Spike raconta alors, avec un grand luxe dedétails, comment il avait été à demi assommé par les ouvriers,sauvé par George et Hamilton et finalement par miss Helen.
L’ex-forçat ne manquait pas, quand il voulait,d’une certaine éloquence persuasive, et cette fois il exprimait lesfaits tels qu’ils s’étaient passés ou à peu près.
Dixler finit par se laisser convaincre.
– Pour une fois, grommela-t-il, je croisque tu n’as pas menti. Mais tu es un imbécile. Il fallait remontertout seul dans l’auto et laisser Hamilton, Helen et George en pleindésert. Leur absence aurait singulièrement facilité certains de mesprojets. N’importe. Je te pardonne pour cette fois, mais n’yrevient plus et tâche de me prouver que tu es bon à quelquechose.
– Ma bonne foi est si grande,déclara-t-il, avec une feinte naïveté, que je vais vous proposerune chose. Je sais où sont en ce moment miss Helen et GeorgeStorm.
– Eh bien ?
– Nous allons les trouver ensemble, etils vous certifieront eux-mêmes la vérité de ce que je vous aiannoncé.
Dixler ne put s’empêcher de sourire.
– C’est une idée originale, dit-il. Ehbien ! j’accepte. Je ne suis pas fâché de savoir ce qu’ilsvont me répondre, quand je leur demanderai de quel droit ils ontusé les pneus de ma voiture et dépensé mon essence.
– Je vais vous conduire, dit Spikesimplement, c’est au numéro 3 de la Septième Avenue.
Cinq minutes plus tard, Spike et Dixlerfaisaient halte en face d’une maison d’apparence sérieuse et grave.C’est là que se trouvait le logement de George Storm.
Après l’altercation qu’ils venaient d’avoiravec Otto et Frick, les agents de Dixler, miss Helen et George sedirigèrent vers l’hôtel de ville pour aller réclamer, ainsi quel’ingénieur Hamilton les en avait chargés, le duplicata descontrats détruits dans l’incendie du wagon.
– Je crains bien, dit Helen, que nousn’arrivions trop tard. Il est midi moins le quart.
– Eh bien !
– Les bureaux ferment à midi. Quand nousarriverons, nous ne trouverons personne. Les employés seront partiset les bureaux fermés.
– Ce n’est pas un grand malheur. Nous enserons quittes pour y aller à deux heures, après déjeuner.
– Il n’y a pas moyen de faire autrement.Mais où déjeunons-nous ?
– Si j’osais, balbutiait George enrougissant. Nous sommes à deux pas de mon petit logement…Voulez-vous, chère Helen, me faire l’honneur d’accepter moninvitation ?
– Oui, très volontiers, mon cher ami,répondit la jeune fille en souriant de l’embarras de son camaraded’enfance. Mais vous avez l’air très intimidé ! Il y apourtant bien des années que nous nous connaissons et je ne suis,comme vous, qu’une modeste employée de chemin de fer.
– Ce n’est pas très luxueux ni trèsconfortable, murmura George, de nouveau.
– Cela m’est bien égal. Je suis sûre quevous êtes admirablement installé.
Le mécanicien ne se sentait pas de joie, ilressentait au fond de son cœur une véritable et complèteallégresse.
Il exultait quand il commanda à la vieillefemme qui s’occupait de son ménage de garçon, de monter dudining room situé au rez-de-chaussée de la maison, tout cequ’il y avait de meilleur : un poulet, de ces beaux fruits deCalifornie, et même une bouteille de vin de France.
Helen protestait pour la forme, très amusée aufond.
– Vous allez vous ruiner, s’écria-t-elle,ce n’est plus un déjeuner, c’est un véritable festin.
Et elle ajouta, en levant le doigt d’un air demenace qui n’avait rien d’effrayant :
– Je n’épouserai jamais un homme qui ades goûts aussi fastueux. Nous aurions vite fait d’êtrecomplètement ruinés.
Tous deux riaient comme des écoliers qui vontfaire la dînette.
Ce fut Helen qui dressa le couvert sur unepetite table près de la fenêtre ; ce fut elle qui fit le thédans une belle théière de métal anglais dont George ne se servaitque dans les grandes occasions.
Elle disposa avec art les fruits dans lecompotier, elle découpa habilement le poulet et voulut elle-mêmeservir George qui la contemplait avec admiration.
Il lui semblait que la blonde chevelure deHelen mettait un rayon de soleil enchanté dans l’étroite petitepièce mesquinement meublée.
En ce moment sa petite salle à mangerparaissait à George plus magnifique que tous les palais impériauxou royaux dont il avait vu la photographie dans les revuesillustrées.
– Vous êtes une fée, murmura-t-ildélicieusement ému ; il rayonne de vous comme une atmosphèrede bonheur. Heureux celui que vous choisirez pour mari.
Et il ajouta mélancoliquement :
– Hélas ! ce ne sera pas moi.
– Qui sait, dit-elle malicieusement. On avu des choses plus extraordinaires…
Il y eut un long silence.
Doucement, George avait pris la main de Helenqui ne l’avait pas retirée.
Tous deux échangeaient des regards chargés demille pensées qu’ils n’osaient ou ne voulaient pas exprimer par desmots.
– … Je travaille beaucoup, dit tout àcoup George.
– Je le sais.
– M. Hamilton, qui dirige mesétudes, m’a assuré que dans trois mois je serai capable de passerl’examen d’ingénieur.
Cette conversation, qui commençait de prendreune tournure tout à fait confidentielle, fut brusquementinterrompue par un coup frappé à la porte.
George s’était levé furieux de cette visiteimportune.
– Qui va là ? demanda-t-il d’un tonbourru, qui n’était rien moins qu’aimable.
– C’est moi, Spike, avecM. Dixler.
– Dixler chez moi ! grommela lemécanicien, il ne manque pas de toupet.
– Ouvrez-lui, ordonna miss Helen, il fautsavoir ce qu’il nous veut. Avec vous, d’ailleurs, ajouta-t-elled’une voix plus douce, je n’ai pas peur de lui.
George poussa la porte et se trouva en face deDixler qui saluait en s’inclinant cérémonieusement. Quant à Spike,sur un ordre bref de son maître, il s’était éclipsé.
L’Allemand jeta sur les jeunes gens un regardà la fois haineux et railleur.
– Je suis désolé, fit-il, d’interromprevotre lunch et de troubler un aussi agréable tête-à-tête, mais j’aiune sérieuse réclamation à vous adresser.
– De quoi s’agit-il ? demandaGeorge, qui sentait la colère monter en lui.
– J’admire avec quelle désinvolturecharmante vous vous êtes emparés de mon auto, me causant ainsi ungrave préjudice. Faute de ce moyen de transport, j’ai manqué deconclure une affaire très importante, et je suis dans l’intentionde vous intenter un procès.
Miss Helen foudroya l’Allemand d’unregard.
– Et c’est pour me raconter cela que vousvenez me déranger, cria-t-elle. Je trouve véritablement votreimpudence un peu forte. Vous oubliez, monsieur Dixler, que si je mesuis servie de votre voiture, c’était pour sauver des existenceshumaines et notamment celle de Spike, votre salarié. Vous plaiderezsi vous voulez, mais vous êtes sûr de perdre !
Puis se ravisant :
– Je ne veux pas me donner contrevous-même l’apparence d’un tort. M. Hamilton vous enverra unchèque pour prix de la location de votre voiture. Dites-nous cequ’on vous doit ?
– J’estime à mille dollars le préjudicequi m’a été causé.
– Je vais transmettre votre demande àM. Hamilton, dit la jeune fille, avec un grand calme, ce n’estpas une perte de mille dollars qui empêchera la Central Trust determiner sa ligne.
George Storm se contenait à grand-peine. Ilavait beaucoup de mal à se retenir d’empoigner l’Allemand par lesdeux épaules et de le lancer dans l’escalier.
– C’est tout ce que vous aviez à nousdire, monsieur Dixler, fit-il d’une voix sourde.
– Mais oui, répliqua M. Dixler, avecun fielleux sourire. Au revoir, miss Holmes, au revoir, monsieurStorm, je vous souhaite beaucoup de plaisir dans votre flirt.
– Quel coquin ! s’écria George, dèsque le directeur de la Colorado Coast eut disparu. Je me demande cequ’il est venu faire ici.
Miss Helen réfléchissait :
– Je n’en sais rien. Peut-être a-t-ilvoulu vérifier le récit de Spike, ou simplement nous ennuyer avecsa stupide réclamation.
– Peut-être espérait-il que je meporterais à quelque violence contre lui, ce qui lui eut donnéprétexte à de nouvelles tracasseries.
– On ne sait jamais jusqu’où peuventaller les combinaisons machiavéliques d’un pareil drôle. En toutcas, j’espère bien que M. Hamilton ne lui donnera pas milledollars.
Helen et George continuèrent leur déjeunerinterrompu, mais on eût dit que l’apparition de Dixler avait rompule charme de leur entretien.
– Cet oiseau de mauvais augure nous agâté notre dînette, fit la jeune fille, avec une moue. Quand on levoit quelque part, on peut être sûr qu’il va se produire quelquecatastrophe.
Il fallut un long quart d’heure aux deuxjeunes gens pour retrouver leur gaieté et pour oublier l’intrus.Enfin le plaisir qu’ils avaient à se trouver réunis l’emporta etils se plongèrent dans une série de projets d’avenir, tous plussuperbes les uns que les autres.
Disons-le, sans se l’être avoué l’un àl’autre, Helen tenait une grande place dans les projets d’avenir deGeorge, et celui-ci une tout aussi importante dans ceux deHelen.
Helen servit le thé, excellent thé jaune dontle délicat parfum embaumait la petite pièce, lorsqu’on frappa denouveau à la porte.
– C’est assommant, s’écria George, on nepeut pas être tranquille un instant, mais cette fois, si c’estencore Dixler, je lui casse les reins.
Ce n’était pas Dixler, c’était Spike. Ilsemblait inquiet et mal à l’aise.
– Qu’est-il donc arrivé, demanda la jeunefille.
– Rien encore, mais j’ai tout lieu decroire que Dixler médite quelque mauvais coup.
– Qui vous fait croire cela ?
– D’abord, ainsi qu’il avait menacé de lefaire, Dixler a congédié tous les ouvriers du chantier de laTranchée. Il y aurait quelque bagarre en ville cet après-midi, queje n’en serais pas autrement surpris. Ce n’est pas tout.
« Lorsque Dixler est redescendu d’ici, jel’ai épié.
– Il devait être furieux, fit remarquerStorm.
– Il était exaspéré. D’abord il s’estpromené à grands pas en serrant les poings dans la rue à peu prèsdéserte. Puis il s’est calmé peu à peu, il semblait réfléchir. Saphysionomie est redevenue souriante, il avait dû découvrir quelquecombinaison. Tout à coup, il a tiré sa montre, le superbechronomètre que vous lui connaissez, et il l’a considéréattentivement ; il paraissait très satisfait. De l’encoignureoù j’étais abrité, j’ai pu constater que sa montre marquait midi,midi précis.
– Qu’est-ce que cela peut biensignifier ? demanda George.
– Attendez un peu ; un instantaprès, les deux coquins qui nous ont injuriés quand nous étions enauto, sont venus le rejoindre, et il leur a montré son chronomètretout en leur donnant des instructions. Il avait l’air d’attacherune grande importance à cette heure de midi. C’est alors que je mesuis montré sans affectation, comme si j’arrivais là par hasard,mais Dixler ni ses deux acolytes n’ont paru faire attention àmoi.
– Tout cela est assez mystérieux,interrompit Helen. Il s’agit certainement de quelque coup de main,de quelque guet-apens combiné par Dixler.
– Cela, j’en suis d’autant plus convaincuque je vais faire partie de l’expédition.
– Vous ? s’écria George avecsurprise. L’ex-forçat eut un sourire.
– Sans doute, fit-il, mais c’est dansvotre intérêt, pour déjouer le complot, si c’est en mon pouvoir outout au moins pour vous tenir au courant de ce qui s’est passé.
« Quand Dixler a été parti, les deuxespions se sont approchés de moi, ils paraissaient assez ennuyés dela mission qui leur avait été confiée et j’ai compris tout de suitequ’ils ne seraient pas fâchés de s’adjoindre le concours d’un hommequi a l’expérience et l’habitude de certaines choses (et Spikebaissa modestement les yeux), comme l’escalade, l’effraction, lecambriolage, etc.
– Et vous allez lesaccompagner ?
– À l’instant même. Malheureusement ilsne m’ont pas encore dit de quoi il s’agissait. Je suis pourtantbien sûr que l’entreprise à laquelle ils veulent m’associer ne doitpas être parfaitement légale.
– Alors bonne chance, dit miss Helen, jevous suis très reconnaissante du dévouement que vous nous montrez,mais de grâce, ne faites rien qui soit contre la légalité.
Spike haussa les épaules et eut un gesteévasif.
– Au revoir, miss, dit-il, au revoir,monsieur Storm, je me sauve. Je suis en retard et les deux coquinsdoivent m’attendre avec impatience.
Et il se hâta de disparaître, laissant lesdeux jeunes gens plus inquiets qu’ils ne voulaient se l’avouereux-mêmes.
Quand Spike rejoignit les deux Allemands, ilétait tout essoufflé de la rapidité avec laquelle il avaitcouru.
– Tu as été bien longtemps, lui dit Ottod’un air soupçonneux, d’où viens-tu ?
– Du bureau de poste, répondit Spikeeffrontément, j’avais un télégramme à expédier pourM. Dixler.
– C’est différent, mais il était tempsque tu arrives. Les minutes sont précieuses, nous ne réussironsqu’à condition d’aller vite en besogne.
– De quoi s’agit-il ? Il fautpourtant bien que je sache…
– Tu as d’autant plus droit à notreconfiance, ricana Frick, que tu es collaborateur, notre complice,si tu le préfères.
– Il s’agit tout simplement, reprit Otto,de pénétrer dans l’hôtel de ville pendant que les employés sont àdéjeuner et d’y prendre certains registres qui sont utiles àM. Dixler et qui contiennent des contrats signés entre laville de Las Vegas et la société du Central Trust.
Spike comprenait maintenant pourquoi Dixleravait attaché tant d’importance à cette heure de midi – l’heure dela sortie des employés. Il comprenait aussi que ces contrats qu’ilsétaient chargés de voler, c’était ceux-là mêmes dontM. Hamilton voulait avoir le duplicata. Ces contrats, une foisdétruits, aucune preuve n’existerait plus de la cession desterrains faite par la ville à l’ingénieur Hamilton.
– Et maintenant que tu connais notresecret, conclut l’Allemand avec un gros rire, il ne faudrait past’aviser à renoncer à l’expédition. M. Dixler sait comment tepunir si, par hasard, tu ne marchais pas droit.
– Je n’ai jamais eu pareille idée,répondit Spike, avec le plus grand calme.
– Et si nous réussissons, tu seras aussibien payé que nous, ajouta Frick, d’un ton conciliant.
Les trois complices se dirigèrent vers lagrande place de l’hôtel de ville, tout en convenant du rôle quechacun aurait à remplir.
Les employés sortaient en ce moment par petitsgroupes et se dispersaient vers les divers quartiers de laville.
Frick qui savait que M. Picklevick, ledirecteur des domaines, déjeunait quelquefois au bureau, les joursoù la besogne était pressée, le guettait à la sortie. Dès qu’ill’aperçut, il s’approcha de lui et, sous prétexte de lui demanderdes renseignements, il l’accompagna assez loin pour être sûr quel’honorable fonctionnaire déjeunait chez lui ce jour-là.
La place était maintenant complètementdéserte. Aux fenêtres des maisons strictement fermées, pour luttercontre la torride chaleur du climat, pas un visagen’apparaissait.
– Ça y est, dit Frick, en rejoignant sescomplices, je suis sûr, maintenant que le bonhomme ne rentrera pasavant deux heures.
– Le concierge vient de fermer la porte,expliqua Otto ; il a regagné le logement qu’il occupe dans uneautre aile du bâtiment. C’est le moment d’agir. Toi, Frick, quin’est pas très leste, tu feras le tour de l’hôtel de ville et tu teposteras dans la rue située derrière. Là, tu feras le guet,jusqu’au moment où nous t’appellerons.
Frick se hâta d’obéir, enchanté au fond de nejouer qu’un rôle secondaire dans une aventure qui pouvait très malfinir.
Alors Spike, avec cette agilité qui l’avaitautrefois rendu célèbre, escalada les montants de la grande porteque surmontaient deux baies vitrées, en demi-cercle. Il ouvrit unede ces baies, se laissa glisser à l’intérieur, ce qui lui permit depousser tout naturellement le verrou de fermeture et de donneraccès à son complice dans le vestibule de l’édifice.
– Le plus fort de la besogne est fait,dit joyeusement Otto, ravi de l’aide efficace que lui prêtaitl’ancien forçat. Maintenant, suis-moi. C’est au deuxième étage quenous allons et je connais le chemin.
– Silence, murmura Spike ; il m’asemblé entendre remuer. Il ne faut pas parler si haut.
Étouffant le bruit de leurs pas, les deuxbandits gravirent l’escalier de bois et atteignirent, sansencombre, le second étage où Otto savait que se trouvaient lesarchives.
L’Allemand n’eut même pas besoin de faireusage des fausses clefs dont il s’était muni. La porte du bureaun’était fermée qu’au loquet.
Qui aurait pu croire à un cambriolage en pleinmidi, étant donné ce fait – bien connu de tous les habitants de LasVegas – qu’il n’y avait pas un dollar à voler dans lesbureaux ? Tous les capitaux de la municipalité étaient déposésdans les coffres-forts incrochetables et incombustibles de laBanque des États – surveillée nuit et jour par une escouade depolicemen à cheval.
– Voici les registres, fit Otto àdemi-voix, et il désignait une série d’épais volumes alignés surune tablette de chêne ; tu vas examiner ceux de droite et moiceux de gauche.
« Et surtout n’oublie pas que lescontrats qu’il nous faut sont ceux qui ont été signés entre laville de Las Vegas et la société de la Central Trust.
– Je sais…
Tous deux s’étaient mis à explorer lesregistres avec une rapidité qui tenait du prodige, dans le grandsilence de l’édifice endormi dans la lourde chaleur de midi, onn’entendait que le bruit sec des feuillets tournés etretournés.
– Tarteiffe ! grommelal’Allemand après dix minutes d’infructueuses recherches, je netrouve rien.
– Ni moi non plus. Continuons, ce seraittrop de chance si nous avions découvert du premier coup ce que nouscherchions.
– Tu as raison, continuons.
Avec une lenteur et une minutie bienallemande, Otto se remit au travail.
En affirmant qu’il n’avait rien trouvé, Spikeavait effrontément menti.
La vérité, c’est qu’il avait eu la chance detomber presque tout de suite sur les quatre contrats quiétablissaient les droits de l’ingénieur Hamilton. Avec uneprestesse qui était le fruit d’une longue habitude, il les avaitfait disparaître dans la poche de son pantalon.
Maintenant, il lui tardait de quitter cetendroit où il n’avait plus rien à faire et dont le séjour d’uninstant à l’autre pouvait devenir très mauvais pour lui.
– Écoute, dit-il à Otto, le temps passeet les registres sont trop nombreux pour que nous puissionstrouver. Il n’y a qu’un seul parti à prendre.
– Lequel ?…
– Il faut jeter les registres à Frick quiattend en bas de la fenêtre. C’est d’autant plus prudent que sinous n’avions emporté que les contrats qui intéressent la CentralTrust, on aurait tout de suite deviné d’où partait le coup.
L’Allemand se rendit à un raisonnement siconvaincant.
– Eh bien ! soit, acquiesça-t-il, tues dans le vrai. M. Dixler pourra chercher lui-même lescontrats tout à loisir quand il sera en possession desregistres.
Spike ouvrit la grande fenêtre qui donnait surla rue déserte située derrière l’hôtel de ville et appela doucementFrick auquel Otto, après lui avoir fait comprendre par des signauxde quoi il s’agissait, commença à jeter, l’un après l’autre, leslourds registres des archives municipales.
Ils se croyaient sûrs de mener à bonne fincette opération de déménagement lorsque un bruit de pas retentitdans le vestibule.
– Sauve qui peut ! s’écriaSpike.
Et il s’élança vers l’escalier, suivi de prèspar Otto. Mais là, ils se trouvèrent en face du gardien qui, lerevolver au poing, ne paraissait pas décidé à leur livrer passage.Deux coups de revolver partirent à trente secondes l’une del’autre. C’était Spike et le gardien qui avaient tiré.
Affolé, Otto était rentré précipitamment dansle bureau qu’il venait de cambrioler.
Il ne lui restait plus qu’une chance desalut : sauter par la fenêtre.
Il n’hésita pas.
Grimpant sur le rebord de la fenêtre, ilcalcula son élan et s’élança dans le vide, en ayant soin de plierles jarrets pour amortir le choc.
Il n’y a, dit le proverbe, de chance que pourles coquins. Un honnête homme se fût pour le moins cassé une jambe.Otto atteignit sans se faire de mal le sol de la rue, se releva etse mit à courir de toute la vitesse de ses jambes, précédé de peupar Frick qui pliait sous le poids des registres volés.
Pendant ce temps, Spike, lui aussi, avaitréussi à prendre la fuite.
Quand le gardien, lancé à la poursuite d’Otto,avait pénétré dans le bureau sans avoir aperçu Spike qui s’étaitprudemment effacé, celui-ci avait descendu rapidement l’escalier ets’était caché pendant un instant dans une sorte de caveau dont lesoupirail donnait sur la grande place.
C’est par ce soupirail qu’il lui fut facile deprendre la clef des champs au moment même où le gardien constataitle vol commis dans les archives confiées à sa vigilance.
Maintenant, aux appels du gardien, au bruitdes détonations, les habitants des maisons voisines accouraient detoutes parts. C’était un concert de cris et d’exclamations.
– On a pillé les archives de laville.
– Le gardien croit qu’ils étaienttrois.
– Par où sont-ils passés ?
– Ils sont peut-être encore cachés dansquelque recoin.
– Il faut aller chercher lespolicemen.
– Ils ne peuvent pas être bien loin…
Ce fut vainement qu’on se livra aux plusminutieuses recherches, que toutes les pièces de l’édificemunicipal furent explorées, les bandits avaient disparu sanslaisser derrière eux aucun indice qui permit de retrouver leurpiste.
Cependant Otto et Frick avaient réussi àgagner sans encombre l’appartement qui servait de pied à terre àDixler pendant ses séjours à Las Vegas et qui était situé aun° 12 de la Sixième Avenue à une faible distance de la maisonoù se trouvait le logement de George Storm.
Tout d’abord les deux bandits furentchaleureusement accueillis par leur digne patron. Il était charméde se voir en possession des registres tant convoités. Ilexultait.
– Voici, s’écria-t-il, les propresparoles du directeur des domaines. « Tant qu’existerontles contrats Hamilton, il nous sera impossible d’accueillir votredemande. » Nous verrons maintenant ce qu’il me répondraquand je le sommerai de me montrer ces fameux contrats.
Tout en parlant, Dixler fouillait d’une mainnerveuse les registres volés.
Tout à coup il les rejeta brutalement etlançant un regard terrible à ses agents consternés :
– Les contrats n’y sont plus,s’écria-t-il avec rage, vous n’avez donc pas vu que des pages ontété coupées et ce sont précisément celles qui contiennent lescontrats Hamilton. La table des matières l’indique…
– Je ne me suis aperçu de rien, fit Ottotimidement, à moins que ce ne soit Spike…
La colère de l’Allemand fit explosion à cetteparole dont Otto ne comprenait pas la signification…
– Comment, hurla Dixler, vous avez emmenéSpike, et sans me prévenir. Il ne faut pas chercher plus loin,c’est lui qui a les contrats ! Tenez, vous êtes deuxmisérables, deux coquins incapables de me rendre aucun service. Jevous ferai périr sous la schlague !…
Tapis dans un coin, Otto et Frick écoutaientplus morts que vifs ces imprécations, lorsque tout à coup Dixler setut et parut absorbé par ce qu’il voyait dans l’avenue sur laquellesa fenêtre donnait directement.
Otto et Frick se regardaient ahuris, nesachant plus que penser.
Fred Corbell était un des rares habitants deLas Vegas qui exerçaient encore la profession de chasseur. Dans leColorado, comme partout ailleurs, la civilisation a presque faitdisparaître le gibier à poil et à plumes… La faune américaine,jadis une des plus riches de l’univers, est en train de devenir unedes plus pauvres.
Depuis longtemps, les bisons, les daims, lesantilopes, les dindons et les paons sauvages ont disparu, ou ne serencontrent plus que très rarement. Le grizzly, l’ours gris desmontagnes Rocheuses, cher au bon Fenimore Cooper, est passélui-même à l’état de légende.
Cependant, Fred Corbell dont la chasse étaitla seule passion, en même temps que le seul métier trouvait encoreà vivre. Lors du passage des pigeons migrateurs et des canardssauvages, il faisait encore de beaux bénéfices. Parfois il restaitdes semaines entières dans les déserts du Sud et revenait avec unchargement de fourrures et de plumages rares, dont la vente étaitassurée. Faute de mieux, il se livrait à l’extermination desalligators dont le cuir, bizarrement losange, est recherché desmaroquiniers.
À Las Vegas, l’obstiné chasseur occupait unecahute au milieu d’un terrain vague, qu’une simple palissadeséparait du trottoir de la Sixième Avenue ; malgré les offresbrillantes des spéculateurs, il n’avait jamais voulu se défaire desa propriété qu’il occupait depuis la fondation de la ville.
Cet après-midi-là, Fred Corbell était occupé ànettoyer sa carabine, lorsqu’il lui sembla entendre une granderumeur de foule dans l’avenue.
– Qu’est-ce que c’est que cela,grommela-t-il, on dirait une émeute ou une grève. Il y a longtempsqu’il ne s’en est produit dans ce pays-ci.
Il abandonna son arme pour mieux écouter, maisdans le mouvement qu’il fit, une des cartouches qu’il venait deretirer de la carabine, glissa à terre parmi les copeaux et lesbroussailles desséchées qui couvraient le sol, et le vieux chasseurne s’en aperçut pas.
Il se remit à sa besogne l’instant d’après,non sans avoir bourré et allumé une pipe, et il jetainsoucieusement à terre l’allumette tout enflammée. Quelquesbrindilles s’enflammèrent.
– Bah ! murmura philosophiquementFred Corbell, en regardant voltiger les flammèches, cela nettoieramon terrain.
Et il se contenta d’écarter les broussaillesenflammées de la palissade. À ce moment, les cris de la fouledevinrent plus distincts. Fred était curieux de peu de chose, commeceux qui vivent de longues périodes loin des villes.
– Il faut pourtant que j’aille voir ceque c’est, monologua-t-il. Pendant ce temps, le feu de broussaillescontinuait à brûler doucement. Le chasseur était loin de soupçonnerque dans les copeaux et les menues branches qui entouraient lebrasier qu’il avait allumé, il y avait une cartouche chargée deballes, une de celles qui lui servaient pour la chasse auxalligators.
*
**
Après avoir longtemps contemplé ce qui sepassait dans la rue, Dixler sorti enfin du silence qu’il gardait.Son visage s’était rasséréné et il paraissait avoir complètementoublié l’accès de colère qui l’avait agité quelques minutesauparavant.
– Regarde, dit-il à Frick, en lui faisantsigne de s’approcher de la fenêtre, que vois-tu ?
– Ce sont vos ouvriers, monsieur Dixler,un grand nombre des travailleurs du camp de la Tranchée. Ils sontfurieux de la suspension des travaux, cela est assez naturel. Et jene serais pas surpris qu’ils aillent manifester devant l’hôtel deville de Las Vegas et peut-être devant les bureaux de la ColoradoCoast Company.
– Pour le moment, je crois qu’ils ont uneautre préoccupation. Regarde l’homme qui forme le centre duprincipal groupe. Ils l’empêchent de s’en aller et ils semblentdisposés à lui faire un mauvais parti.
– Mais c’est Spike, s’écria l’Allemand,avec stupeur. Spike lui-même. Il a dû rencontrer les manifestants,après qu’il s’est évadé de l’hôtel de ville. Je sais que lesouvriers ne l’aiment pas. Ils l’ont déjà assommé, il y a quelquesjours, ils le regardent comme vendu à l’ingénieur Hamilton.
– Je sais tout cela. Comprends-tumaintenant le parti qu’on peut tirer de la situation ?
– Je ne vois pas très bien.
– Tu n’es pas très intelligent !s’écria Dixler avec impatience. Spike, s’il a pris les contrats,n’a certainement pas eu le temps de s’en débarrasser. Il doit lesavoir encore sur lui…
– Ah ! j’y suis.
– Ça n’est pas malheureux ! Ce quetu as à faire est facile. Tu vas descendre te mêler à la foule,l’exciter contre lui, faire en sorte que tu puisses t’assurer descontrats. Si tu réussis, je te pardonnerai ton échec de l’hôtel deville.
– Et moi ? demanda Otto, dois-jeaccompagner Frick.
– Si tu veux, mais après votre équipée,il n’est pas prudent de vous montrer ensemble. Tu me tiendras aucourant des événements.
De sa fenêtre, Dixler vit les deux Allemandsse glissant de groupe en groupe, ranimant la colère des ouvriersque Spike était parvenu à calmer.
– Allons, se dit-il, avec un mauvaissourire, l’affaire est en bonne voie, et je crois que maître Spikepourrait bien passer un mauvais quart d’heure.
*
**
Tout à leurs confidences, à leurs souriantsprojets, miss Helen et George ne s’étaient pas aperçus que le tempspassait.
– Comment ! s’écria avec stupeur lajeune fille, il va être deux heures ! Et les duplicata descontrats ? Nous devrions être depuis longtemps au bureau desDomaines.
– Nous allons rattraper le temps perdu,murmura le mécanicien, un peu confus. J’avais complètementoublié…
– Voilà qui n’est guère sérieux, monsieurStorm, mais je vous pardonne, parce qu’il y a un peu de mafaute.
Tout en parlant, la jeune fille avait pris sonchapeau, sa voilette, ses gants.
– Vous y êtes ? dit-elle gaiement.En route. Il ne faut pas que M. Hamilton puisse nous accuserde négligence.
Dans les rues, les deux jeunes gensremarquèrent une animation inusitée : des groupes se formaienten face des magasins, des gens allaient et venaient d’un aireffaré, et gesticulaient furieusement.
Helen et George ne prêtèrent d’abord pasgrande attention à ce vacarme, mais plus ils se rapprochaient del’hôtel de ville, plus il leur devenait difficile d’avancer ;ils finirent par s’inquiéter eux aussi de ce qui pouvaitbouleverser de la sorte les habitants de Las Vegas, d’ordinaire sipaisibles.
– Est-ce qu’il y a une révolution, parhasard ? demanda miss Holmes à un vieillard à longue barbeblanche qui, lui aussi, essayait de se frayer un passage à traversla cohue.
– Ce n’est pas tout à fait cela, murmural’homme en hochant la tête d’un air sentencieux, mais cela yressemble.
– De quoi s’agit-il ? fit Georgeimpatienté par le ton doctoral du bonhomme.
– Voilà ! la Compagnie du ColoradoCoast a suspendu ses travaux et jeté sur le pavé tous sestravailleurs ; alors ils manifestent contre la municipalité deLas Vegas qui paraît être la cause de tout le mal.
– Dixler est encore mêlé à cecommencement d’émeute, dit Helen à voix basse. Rappelez-vous ce quenous a dit Spike, il y a une heure.
– Il faut savoir au juste ce que signifiece mouvement, déclara George, avançons encore.
En dépit de ses solides biceps, le mécanicienéprouvait des difficultés à se frayer un chemin. Helen le suivait,appuyée à son bras.
Enfin, ils furent obligés de s’arrêter tout àfait ; un groupe compact leur barrait complètement lepassage ; au centre du groupe, un homme en costume d’ouvrier,était en train de pérorer et la foule l’écoutait avec une profondeattention.
– Oui, camarades, s’écria-t-il, avec unfort accent tudesque, ce n’est pas à la Colorado qu’il faut envouloir, ce n’est pas à M. Dixler : on sait combien il semontre juste pour ses ouvriers.
– C’est vrai ! approuvèrent quelquestravailleurs. L’orateur continua :
– M. Dixler a fait tout ce qu’il apu pour continuer les travaux, mais la ville refuse de lui céder leterrain nécessaire à sa ligne. C’est à la municipalité qu’il fauts’en prendre, à la municipalité qui est vendue corps et âme à laCentral Trust.
– Il a raison, firent de nombreuses voix.Allons à l’hôtel de ville.
À ce moment, miss Helen tira brusquementGeorge par sa manche.
– Allons-nous-en vite, lui dit-elle àl’oreille. Vous n’avez pas reconnu cet homme. C’est un des agentsde Dixler, un de ceux qui nous ont injuriés. S’ils nousapercevaient, ils seraient capables de nous faire un mauvaisparti.
George Storm jugea prudent de suivre ceconseil, pendant que l’orateur en plein vent, qui n’était autrequ’Otto, continuait avec un succès croissant.
Les deux jeunes gens rebroussèrent donc lechemin de la bagarre où ils s’étaient imprudemment engagés, mais lafoule s’était refermée derrière eux et il devenait aussi difficiled’avancer que de reculer.
– Regardez donc, murmura peu après Helen,en s’appuyant plus fortement sur le bras de George, mais c’estSpike…
– Au milieu d’un groupe menaçant… Si l’onne vient à son secours, ils vont l’écharper.
– Essayons ! s’écria miss Helen,avec sa générosité et son courage habituels.
Ce n’était pas chose facile que d’approcher deSpike, en ce moment aux prises avec Frick, qui l’avait pris aucollet et ameutait la colère des ouvriers contre lui. Ce ne fut quegrâce à force horions que George put avancer un peu.
Mais au moment où ils allaient franchir ledernier rang des spectateurs qui seul le séparait des combattants,une détonation retentit.
Frick poussa un cri et s’écroula comme unemasse. Une balle l’avait atteint en pleine poitrine.
Pendant que le vieux chasseur Fred Corbellsuivait en amateur les péripéties de l’émeute, le feu qui couvaitsous les broussailles s’était lentement rapproché de la cartoucheperdue. C’était cette cartouche qui venait d’éclater et dont laballe était venue frapper l’espion allemand.
C’était là un de ces hasards les plusfréquents, et moins extraordinaires que l’on ne pense, mais quiaurait pu soupçonner la vérité ?
Au moment où Frick avait été frappé, Spikevenait précisément de tirer, pour se défendre, le revolver qu’ilportait toujours sur lui.
– Ce n’est pas moi ! hurlait Spikeen se débattant au milieu d’une foule grondante et surexcitée, etivre de colère et de vengeance.
– Tu as menti ! s’écria un ouvrierd’une taille gigantesque en arrachant des mains de Spike lerevolver qu’il n’avait pas lâché. Voyez, camarades, il manque unedes six cartouches du barillet.
– À mort, l’assassin ! rugit lafoule.
Spike devint blême et sentit tout son couragel’abandonner.
Le fait était exact, une cartouche manquait àson arme, et il se souvint alors que, pendant le cambriolage dubureau, il avait tiré en l’air pour effrayer le gardien et seménager un moyen de fuite, mais il ne pouvait raconter cela à lacohue hurlante qui l’entourait.
Un remous de foule avait séparé Helen etGeorge du malheureux Spike que vingt bras robustes avaient presqueempoigné et sur lequel pleuvait une grêle de coups de poings.
– La loi de Lynch ! criait Otto,dont la voix dominait un instant le tumulte ; il faut luiappliquer la loi de Lynch, pas besoin de juges et de constablespour cela. Celui qui a tué sera exécuté immédiatement.
– Oui ! répéta la foule d’une seulevoix ! La loi de Lynch ! à mort l’assassin !
Il se produisit alors une diversion.
Une dizaine de solides policemen, que Georgeétait allé chercher, se frayaient un chemin dans la bagarre à coupsde casse-tête à boules de plomb.
Surpris par cette attaque imprévue, lesbourreaux de Spike fuyaient dans toutes les directions. En un clind’œil, les policemen eurent arraché l’ex-forçat à ses ennemis.
Ils le placèrent au milieu d’eux, et lepoussant en même temps qu’ils le soutenaient, ils se mirent endevoir de l’emmener.
Spike, les vêtements en lambeaux, le visagebarbouillé de sang, se laissait entraîner comme une masseinerte.
– Où me conduisez-vous, balbutia-t-ild’une voix faible comme un souffle. Je suis innocent.
– C’est possible, lui répondit un despolicemen, on verra cela plus tard. Pour le moment, il s’agit degagner le poste de police le plus proche, et cela dans votreintérêt. Ces gaillards-là vous en veulent avec leur fameuse loi deLynch, ils auraient vite fait de vous pendre au premier réverbèreou de vous faire rôtir sur des fagots enduits de pétrole.
Et les policemen, qui, presque tous, avaienteu l’occasion d’assister à des scènes du même genre, entraînaientSpike aussi rapidement qu’ils le pouvaient.
Cependant la foule, un instant décontenancéepar la soudaineté de l’attaque, s’était promptementressaisie ; furieuse de se voir arracher sa proie, ellerevenait à la charge plus menaçante et plus terriblequ’auparavant.
– La loi de Lynch, hurlaient les voixfurieuses.
La clameur de la foule devenait assourdissantecomme les hurlements du vent dans la tempête. Une furieuse vague defoule déferla entre le petit groupe des policemen. Les matraquesrépondaient aux casse-tête, aux coups de revolver. Les agents nepurent continuer d’avancer que le browning au poing.
– Livrez-nous-le ! criaient les plusféroces des agresseurs. Il faut que la loi de Lynchs’accomplisse ! C’est bien la peine de casser la tête à debraves travailleurs pour sauver la peau d’une pareillecanaille !
Et le refrain de la foule irritée :« la loi de Lynch » s’enflait, grandissait comme unsouffle d’ouragan.
Des pierres, des morceaux de charbon, desprojectiles de toute sorte, commençaient à pleuvoir sur lesdéfenseurs de la loi, dont la situation se faisait de plus en pluscritique.
À un moment donné, la poussée de la multitudedevint irrésistible. Les gens de police furent débordés à droite età gauche, et le cercle des assaillants se referma sur eux.
Spike se vit perdu.
La foule en était arrivée à ce paroxysmed’excitation où rien ne peut plus l’intimider. Ni les boules deplomb des casse-tête, ni les canons des brownings ne l’effrayaientplus.
– Ne m’abandonnez pas. Je vous enconjure ! balbutia Spike. Voyez, nous ne sommes plus qu’àcinquante mètres du poste.
L’ex-forçat ne souhaitait rien tant en cemoment que se trouver en prison, mais il ne semblait pas qu’il eûtbeaucoup de chance d’arriver sain et sauf.
Les policemen demeuraient silencieux ;mais une angoisse se lisait dans leur regard, leur visage étaitbaigné de sueur et trois d’entre eux, déjà, avaient été blessés pardes pierres ou des coups de bâton.
La situation semblait désespérée lorsqu’unevoix vibrante retentit au-dessus des rumeurs de la multitude.
– Courage ! tenez bon, voilà durenfort.
C’était George Storm qui à la tête d’unenouvelle escouade de policemen prenait les assaillants à revers.Les coups de casse-tête et de sandbag,recommencèrent àpleuvoir dru comme grêle.
Cette fois encore, la foule surprise, lâchapied et se déroba. Les protecteurs de Spike profitèrent de cetteaccalmie pour le faire entrer dans le poste, où pour le moment dumoins, ils avaient toutes raisons de se croire en sûreté.
Le bâtiment, dont la porte de chêne, à largesferrures venait de se refermer sur lui, n’avait qu’un étage ;les murs du moins étaient épais et les fenêtres étroites et garniesd’énormes barreaux.
Spike, aussitôt entré, fut conduit dans unecellule où ses plaies furent pansées, un grand verre de whiskyqu’on lui fit avaler, acheva de le réconforter. Il n’entendait plusque lointainement les rumeurs de la foule et il en venait àsupposer que ses ennemis avaient renoncé à leur projet devengeance.
Il ne tarda pas à reconnaître son erreur.Après dix minutes d’un calme relatif, la formidable clameur, de laloi de Lynch, retentit de nouveau, en même temps qu’une série dechocs violents ébranlait la porte de la prison.
Après s’être vu arracher leur victime pour laseconde fois, les lyncheurs revenaient à la charge avec plusd’acharnement que jamais, encore surexcités par les agents deDixler.
– Camarades ! s’écriait Otto, nousne laisserons pas impuni l’assassinat de notre camarade. Alors, lesgens de la Central Trust, parce que la police les protège, auraientle droit de nous fusiller en plein jour, sans que nous fassionsrien pour nous défendre ! Il faut leur montrer que nous sommesde taille à lutter ! La loi de Lynch doit être appliquée danstoute sa rigueur ! À mort l’assassin !… À mort lespolicemen qui le défendent !
– Oui, cria quelqu’un, mais maintenantl’assassin est en sûreté derrière de bonnes murailles !
– Nous ferons le siège de la prison,répliqua l’Allemand, et tenez, ajouta-t-il, en montrant un lourdpoteau qui supportait des plaques indicatrices, voilà de quoi faireun bélier. Si solide que soit la porte, elle ne résistera pas auxchocs d’une pareille poutre.
– Hurrah ! cria la fouleenthousiasmée. Vive la loi de Lynch !
En quelques minutes, sous l’effort de centbras vigoureux, le poteau fut déraciné, étendu horizontalement surle sol. Puis une vingtaine des plus robustes, parmi les lyncheurs,le soulevèrent et commencèrent à ébranler la porte de chocsrépétés.
C’était là le bruit que Spike avait entendu desa cellule. Comme venait de le dire Otto, si la porte était solide,sous un heurt aussi brutal, il arriverait un moment où ellevolerait en éclats.
George et Helen qui, croyant Spike sauvé,s’étaient retirés à l’écart, purent voir de loin le commencement dece siège.
– Il ne faut pourtant pas, s’écria lajeune fille, laisser assassiner Spike que je crois innocent et quinous a rendu et nous rendra de grands services. Commentfaire ?
– Je ne vois qu’un moyen, c’est detélégraphier à M. Hamilton qu’il vienne à notre secours. J’aieu l’occasion, tout à l’heure, de m’entretenir un instant avec ledirecteur de la police de Las Vegas. Il est très inquiet. C’est àpeine si en tout on dispose d’une trentaine d’hommes et c’est toutà fait insuffisant.
– Il serait terrible que les partisans deDixler deviennent maîtres de la ville. Il y a une quantitéd’Allemands parmi eux.
– Je vais télégraphier sans perdre uninstant.
Le mécanicien griffonna quelques lignes surune page de son carnet, puis arrêtant un commissionnaire quipassait, il le chargea de porter son message au bureau deposte.
Dix minutes plus tard, l’ingénieur Hamilton,que nous avions laissé à son chantier, recevait le télégrammesuivant :
Monsieur Hamilton,
Spike est poursuivi par la bande deDixler. Ils donnent l’assaut à la prison où on l’a enfermé etveulent le lyncher. Nous ne sommes pas assez forts pour ledéfendre. Préparez-vous à nous porter secours.
STORM.
L’ingénieur n’hésita pas. Pour que George luitélégraphiât en de pareils termes, il fallait que le péril fûturgent.
Brièvement, il mit ses contremaîtres aucourant. L’ordre de cesser le travail fut donné. Les travailleursau nombre de plus d’une vingtaine s’entassèrent dans les wagonnetsd’un train de matériel qu’on venait de décharger, mais qui étaitencore attelé de sa locomotive. Le mécanicien poussa les feux,ouvrit largement le régulateur, et bientôt le train qui portait lesdéfenseurs de Spike courut à une vitesse de cent kilomètres àl’heure, à travers les plaines désolées qui le séparaient de LasVegas.
– Pourvu, murmura l’ingénieur Hamilton,tout pensif, pourvu que nous n’arrivions pas trop tard !…
Pendant ce temps, les lyncheurs continuaientde faire le siège de la prison, d’autant plus tranquillement que ladisposition des fenêtres ne permettait pas aux policemen de tirersur eux. En outre, le chef de la police avait été obligé dedistraire la majeure partie de ses hommes pour défendre les locauxde la banque d’État qu’assaillait une autre troupe d’aventuriersenvoyés là pour faire diversion à l’instigation de Dixler.
– Hardi ! camarades ! criaitOtto, nous tenons l’assassin ! Entendez-vous craquer lesplanches ? La porte va céder. Vive la loi de Lynch !
– Vive la loi de Lynch ! répétait lafoule enthousiaste.
Sous l’assaut de ces furieux chocs, le boiss’écrasait, se fendillait, les gonds s’arrachaient de leursalvéoles et ce commencement de résultat donnait une nouvelle ardeuraux assaillants.
Enfin, avec un craquement sinistre, la lourdeporte vola en éclats et s’écroula. Avec mille cris de triomphe, lafoule hurlante se rua dans l’intérieur de la prison.
Là, une amère déception attendait leslyncheurs.
La prison était vide.
Spike et les policemen qui le gardaientavaient disparu.
Voici ce qui s’était passé :
Le chef du poste de police s’était promptementrendu compte que le poste ne résisterait pas longtemps auxformidables coups de bélier dont elle était battue et il avaittéléphoné au directeur du Police Office de Las Vegas pour luidemander du secours.
Le directeur ne pouvant envoyer un nombred’hommes suffisant pour rétablir la situation, s’était avisé d’unstratagème.
– Tenez bon tant que vous pourrez,avait-il répondu à son subordonné, je vais envoyer une auto dans lapetite rue presque déserte qui se trouve derrière le poste. Voustâcherez de vous évacuer par la fenêtre du premier avec votreprisonnier, et vous le conduirez au poste qui se trouve près de lagare. C’est tout ce que je puis faire pour le moment.
Ce plan avait pu être exécuté de point enpoint.
Pendant que les lyncheurs s’acharnaient contrele poste, Spike, encore tout moulu des coups qu’il avait reçus,avait été descendu dans l’auto, les policemen avaient pris place àses côtés, et l’on avait filé en quatrième vitesse, dans ladirection de la gare.
Les lyncheurs étaient arrivés quelques minutesplus tard.
Frustrés une fois de plus de leur vengeance,ils poussaient des cris de rage, quelques-uns même se demandaientsi Otto ne s’était pas moqué d’eux.
Leur déception à tous était telle qu’ils sefussent peut-être dispersés en renonçant à leurs projetssanguinaires, si l’un d’eux, au tournant de la rue, n’avait pasaperçu l’auto, reconnu le visage pâle et tuméfié de Spike, assisentre deux policemen.
Un long cri de fureur éclata.
– Les voilà ! Ils emmènentl’assassin.
– Il faut le leur arracher ! Enavant les brownings et vive la loi de Lynch !
Dans une course folle, toute la meute s’élançaà la poursuite de l’auto.
Les détonations des brownings retentirent, desprojectiles sifflèrent aux oreilles des policemen qui ripostèrentvigoureusement. Ce fut au milieu d’une grêle de balles que l’autovint stopper en face du poste de police, situé près de la gare.
La voiture, rapidement menée, avaitheureusement pris, sur les poursuivants, assez d’avance pour queSpike pût être descendu et mis en sûreté avant l’arrivée du gros dela troupe des lyncheurs.
Le poste composé de deux pièces, dont unedonnait sur la rue, était installé au premier étage au-dessus d’unmagasin d’épicerie. La fenêtre qui commandait l’entrée de la rue etpermettait de tirer sur les assaillants en rendait la défense plusfacile.
Si favorable que fût cette positionstratégique, les policemen qui gardaient Spike ne parurent engoûter que très médiocrement les avantages.
Ils commençaient à en avoir assez de cessièges et de ces batailles à coups de brownings, livrés au profitd’un coquin qui, à leurs yeux, ne méritait pas tant d’honneur.
– Ah çà ! fit l’un d’eux engrommelant, est-ce qu’on ne va pas bientôt nous débarrasser de cegibier de potence ? Je suis persuadé, pour mon compte, quec’est bien lui qui a abattu cet Allemand !
– Cela ne fait pas l’ombre d’un doute,expliqua un autre ; je finis par être de l’opinion deslyncheurs.
– Je vous jure que je suis innocent,protesta Spike, qui avait entendu une partie de la conversation.Les apparences sont contre moi, mais je prouverai moninnocence !
Le policeman haussa les épaules.
– Tous les coquins disent la même chose,grommela-t-il. Il y en a qui étaient plus innocents que toi et quecela n’a pas empêché d’aller au bout d’une corde.
À ce moment une grosse pierre vint butter unedes vitres, et alla rebondir contre le mur.
– Voilà que ça recommence, murmura lebrigadier avec mécontentement. Je commence, pour mon compte, à enavoir par-dessus les oreilles de toute cette histoire. Cette foisje vais descendre quelques-uns de ces drôles avec unbrowning ; jusqu’ici j’avais tiré en l’air pour les intimider,mais il faut défendre sa peau, que diable !
Puis, se tournant vers ses hommes :
– Vous autres, ajouta-t-il, ficelez-moisolidement ce citoyen-là, pendant que nous nous faisons casser lafigure pour le défendre, il serait bien capable de prendre lapoudre d’escampette.
– Je vous jure que je n’ai nullementl’intention de m’enfuir, s’écria Spike.
– Tu ne l’auras plus du tout dans uninstant, fit un des agents en plaisantant. Il est toujours bon deprendre des précautions.
Le poste de police qui n’était qu’un bureaudépendant des services de surveillance de la gare, ne possédait pasde locaux disciplinaires. Faute d’avoir à leur disposition unecellule ou un cachot quelconque, les policemen, en dépit desprotestations du bandit, le ficelèrent comme un saucisson etl’attachèrent avec de solides courroies de cuir de bœuf à lacolonne qui supportait le plafond de la seconde pièce.
Pendant qu’avait lieu cette scène, leslyncheurs, plus enragés que jamais, s’étaient reformés en bon ordreentourant le nouvel asile de Spike, en poussant leur éternelcri : « À mort l’assassin ! La loi deLynch ! »
Épouvanté, l’épicier qui habitait lerez-de-chaussée et qui voyait ses conserves et son whisky, surtoutson whisky, en grand danger d’être pillés par ces malandrins,s’était hâté de baisser sa devanture.
En cela il avait agit sagement.
Déjà les coups de feu crépitaient et une pluiede projectiles s’abattait sur les rideaux de tôle ondulée.
Exaspérés, les policemen tiraient dans le tas.Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que plusieurs lyncheurs,blessés plus ou moins légèrement, avaient dû abandonner lapartie ; d’autres, plus grièvement atteints, avaient étéemportés par leurs camarades loin du théâtre de la lutte.
À un moment donné, les assaillants battirenten retraite et se retirèrent loin de la zone dangereuse,c’est-à-dire hors de la portée des brownings des policemen. Ceux-cipurent croire pendant quelque temps qu’ils étaient victorieux.
En cela, ils se trompèrent, leurs ennemisn’avaient nullement renoncé à la lutte. Après avoir tenu sous laprésence d’Otto une sorte de conseil de guerre, ils étaient alléschercher du renfort. Une vingtaine de coureurs de prairie, gens desac et de corde que Dixler employait dans certaines expéditions,étaient venus se joindre aux lyncheurs, armés de fusils et decarabines.
Ces bandits, très à l’aise dans cette bagarre,comme dans leurs véritables éléments, ne manquaient pasd’expérience. Bien abrités dans les encoignures des maisons, sousl’embrasure des portes, ils commencèrent à diriger un feu nourrisur le poste.
Les vitres avaient volé en éclats, les mursétaient criblés de projectiles.
Spike, immobilisé par ses liens, ne pouvait nise jeter à plat ventre comme le faisaient les gardiens, ni mêmebaisser la tête. Vingt fois des balles sifflèrent à sesoreilles.
Les policemen, en désespoir de cause, avaientbarricadé la fenêtre avec des meubles, des sacs de papier, desliasses de registres, tout ce qui leur était tombé sous la main. Deplace en place, ils avaient aménagé d’étroites meurtrières, par oùils tiraient sur leurs ennemis, chaque fois que l’un d’eux essayaitd’approcher de la maison et arrivait à bonne portée.
La situation n’en était pas moins grave.
Le cri de guerre des émeutiers : « Àmort l’assassin ! Vive la loi de Lynch ! » montaitmaintenant comme un chant de triomphe.
Cependant, à la grande surprise des assiégés,une longue demi-heure s’écoula sans amener de changement dans lasituation. Les lyncheurs tiraient de temps en temps quelques coupsde carabine, tout en faisant pleuvoir sur les fenêtres une grêle depierres, mais ils ne se hâtaient pas de donner l’assaut. On eût ditqu’ils attendaient quelque chose.
Il y avait à cela une raison. Otto s’étaitabsenté et avait ordonné qu’on ne tentât rien de décisif avant sonretour.
– Continuez à les occuper, avait-il dit,je vous ménage une surprise. Avant une heure, les policemen et leurprotégé seront entre nos mains !
Il était parti, emmenant avec lui un jeunehomme qui avait été autrefois au service de l’épicier. Tout lemonde devina que l’Allemand allait sans doute essayer de pénétrerdans le poste en passant par les caves de la maison que l’ex-commisépicier connaissait sans doute parfaitement.
Confiants dans la promesse d’Otto, leslyncheurs attendaient patiemment, mais une désagréable surpriseleur était réservée.
Au moment où ils y comptaient le moins, unetroupe d’une centaine d’hommes, tous bien armés, sortit desbâtiments de la gare et s’élança au pas de charge vers leslyncheurs aux cris de : « Vive miss Helen ! Vivel’Héroïne du Colorado ! Mort à l’AllemandDixler !… »
C’étaient, on l’a deviné, les ouvriers de laCentral trust, conduits par l’ingénieur Hamilton auquel étaientvenus se joindre George Storm et miss Helen.
Complètement désemparés par la soudaineté decette attaque, les lyncheurs prirent la fuite de toute la vitessede leurs jambes, en proie à une panique telle que beaucouplaissèrent sur le champ de bataille leurs brownings ou leurscarabines. Leurs vainqueurs les poursuivirent de rue en rue, lesforçant à se réfugier dans les maisons et infligeant à tous ceuxsur lesquels ils pouvaient mettre la main de magistralesvolées.
En moins d’un quart d’heure, l’ordre avait étérétabli ; un calme complet régnait dans les rues de LasVegas.
George Storm et l’ingénieur Hamilton sefélicitaient de ce résultat auquel ils avaient largement contribuéde leur personne, lorsque miss Helen les rejoignit tout émue.
– Suivez-moi, s’écria-t-elle, les banditsont mis le feu à la maison, et le pauvre Spike va être grillé vif,si vous ne venez à son secours !
George et M. Hamilton, que la poursuitedes lyncheurs avait entraînés assez loin, se hâtèrent d’obéir à lajeune fille.
Quand ils arrivèrent en face du poste,l’incendie avait déjà pris de vastes proportions, de larges jets deflamme rougeâtre s’élançaient des soupiraux de la cave et de laboutique de l’épicier, et l’édifice tout entier était enveloppéd’un linceul de fumée noire, pailleté de millions d’étincelles. Descraquements intérieurs mêlés aux crépitements sinistres du brasiermontraient que la maison tout entière ne tarderait pas à s’abîmerdans les flammes.
L’incendie s’était allumé avec une sifoudroyante rapidité qu’il avait été impossible de l’enrayer.
Pendant que les lyncheurs amusaient les gensdu poste, en occupant leur attention, Otto et son complice avaientréussi à se glisser par un soupirail dans la cave de l’épicerie quicontenait de nombreux fûts de pétrole et plusieurs touriesd’essence et d’alcool, et, à l’aide de mèches d’amadou dont ilsavaient eu soin de se munir, ils avaient mis le feu en deux outrois endroits, puis ils avaient repassé en toute hâte par lesoupirail et avaient détalé à toutes jambes pour aller rendrecompte à Dixler de leur expédition.
La nature des matières combustibles et leurabondance expliquaient la soudaineté et la violence del’incendie.
Surpris par le feu, les policemen affoléss’étaient élancés au-dehors, les uns par l’escalier déjà envahi parles flammes, les autres par la fenêtre.
Le malheureux Spike, pendant ce temps,suppliait vainement ses gardiens de le délivrer de ses liens.
– Je vous en conjure, s’écriait-il d’unevoix lamentable, ne me laissez pas brûler tout vivant ! c’estatroce ! je ne puis déjà plus respirer.
Personne ne faisait attention à lui, chacun nesongeait qu’à sauver sa propre vie, et le malheureux, avec deshurlements d’agonie, se tortillait comme un ver, tous les musclestendus dans un effort désespéré pour rompre les courroies quil’attachaient au poteau du supplice.
Il était à bout de forces, les yeux hors de latête, la face horriblement convulsée.
La fumée lui rentrait dans la gorge etl’étouffait, ses cheveux étaient roussis, ses vêtements lebrûlaient comme les robes de soufre ardent dont parle Dante dansson Enfer.
Fou de douleur et d’épouvante, le misérablen’avait plus conscience que d’une chose : dans quelquessecondes, le feu allait faire de lui sa proie définitive,transformer son corps en une torche vivante. À ce moment, il eûtreçu avec une infinie gratitude le coup de poignard ou la balle quil’eussent arraché à ces tortures de damné.
Puis tout à coup des voix résonnèrent àl’oreille du malheureux, comme une céleste musique.
Miss Helen, puis Storm accouraient à lui. Ilsn’avaient pas hésité à braver les flammes. Ils s’étaient frayé unpassage à travers les décombres, et ils étaient là, ils allaientl’arracher à la mort, si toutefois l’incendie leur en laissait letemps.
– Hâtez-vous, George, criait miss Helen,la maison peut s’écrouler sur nous d’un instant à l’autre.
George Storm s’était approché du poteau pourdélivrer Spike, mais il s’aperçut alors qu’il n’avait, dans sahâte, emporté d’autre arme que sa hache. Il n’avait sur lui aucunelame capable de trancher les épaisses courroies.
– Tant pis, s’écria la jeune fille,essayez avec la hache.
– Oui, balbutia Spike, d’une voix moinslourde, il importe que vous me tuiez.
Alors, au risque de blesser ou de tuer celuiqu’il voulait sauver, le mécanicien leva sa hache qui s’enfonça ensifflant dans le bois du poteau en même temps qu’elle tranchaitl’une des courroies à un millimètre à peine de la poitrine dupatient.
Cinq fois il dut recommencer cette dangereusemanœuvre ; à la dernière, il entama le bras de Spike qui neput retenir un hurlement de douleur.
Blessé, oui ! mais libre, libre !mais au milieu d’une fournaise horrible, si affaibli qu’il netenait plus sur ses jambes.
George dut le saisir, le soulever dans sesbras, en même temps qu’il entraînait Helen. Et tous troiss’élancèrent dans l’escalier qui n’était plus qu’un brasierrougeoyant…
Une minute après, noirs, couverts de brûlures,ils foulaient le sol de la rue. Et l’ingénieur Hamilton, qui lesavait cru morts, victimes de leur héroïque générosité, les prenaitsur son cœur avec une poignante émotion. Par quel miracle, quelprodigieux hasard, ils avaient pu sortir vivants des flammes ?Ils ne l’expliquèrent jamais.
À peine touchaient-ils le pavé de la rue, quela maison tout entière s’abîmait avec un fracas de tonnerre.
L’ingénieur Hamilton se hâtait d’emmener lestrois rescapés loin du théâtre de ce drame. Mais à quelque distancede la maison écroulée, il se trouva en présence de Dixler, qui,furieux de tant de crimes inutiles commis dans cette seule journée,lui barrait insolemment le passage.
– Pardon, monsieur Hamilton, fitl’Allemand d’un ton rogue, pardon, cet assassin que vous venez desauver appartient à la justice. Il a tué un de mes ouvriers,j’exige qu’il soit arrêté et reconduit en prison.
Et il montrait d’un geste haineux lemalheureux Spike.
À ce moment, un nouveau personnage, quin’était autre que le constable de Las Vegas, s’avança versl’Allemand.
– Permettez-moi de vous dire, monsieurDixler, que vous vous trompez. J’ai eu le temps de faire une petiteenquête. D’abord vous le savez mieux que personne, votre ouvriern’est pas mort, il n’est que blessé. De plus la balle qui l’afrappé ne part pas d’un revolver mais d’une carabine. Parconséquent, je n’ai aucune raison de mettre cet homme en étatd’arrestation.
Et le magistrat se retira sans que Dixler eûttrouvé un mot à répondre.
Spike alors releva la tête avec un sourire detriomphe et, s’approchant de miss Helen, il lui tendit une liassede papiers noircis et chiffonnés qu’il tira d’une poche de sonpantalon.
– Miss Helen, murmura-t-il d’une voix oùvibrait toute sa reconnaissance, vous m’avez sauvé, vous venez dem’arracher à la mort la plus atroce, permettez-moi de vous rendre àmon tour un léger service. Voici les contrats de vente de la villede Las Vegas, qui, vous le savez sans doute, avaient été volés à lamunicipalité, j’ai pu les retrouver et je suis heureux de vous lesrestituer.
Miss Helen remercia chaleureusementl’ex-forçat que félicitèrent aussi l’ingénieur Hamilton et GeorgeStorm.
Quant à Dixler, il s’éloigna la tête basse,les poings rageusement serrés.
Cette fois il était vaincu.
Si ce soir-là à New York, quelqu’un, un peucurieux, s’était installé devant la grande porte close de la IrishGrocery, un des plus beaux magasins d’alimentation de la ville, ileût pu voir entrer une par une, deux par deux, par la petite portedécoupée dans la fermeture, une trentaine de personnes d’allures etde costumes bien différents.
Il y avait là des gentlemen, des garçons debar, des femmes élégantes, des Chinois, des ouvriers… Chacunfrappait à la devanture d’une certaine façon, la petite portes’ouvrait, le visiteur s’engouffrait dans un trou noir et la portese refermait sans bruit.
À onze heures et demie, un chasseur derestaurant entra à son tour et la porte ne se rouvrit plus.
Profitant de notre privilège de conteur, nousallons, à notre tour, faire pénétrer le lecteur dans la IrishGrocery.
La porte franchie, nous nous trouvons dans legrand vestibule absolument désert et complètement obscur. Nousfaisons quelques pas et nous tournons à gauche dans une desgaleries de vente.
Là, tout au bout, il y a une minuscule lampequi brûle sur un comptoir.
Elle éclaire les premières marches d’unescalier qui descend au sous-sol. À la troisième marche, il y a ungrand gaillard, qui sans mot dire, vous tend la main. Il faut ydéposer un jeton de métal en forme de croix de Malte. Alors ils’efface et laisse passer le visiteur.
Au bas de l’escalier, il y a une hautetenture : la draperie soulevée, on se trouve dans lessous-sols de la grande épicerie new-yorkaise. C’est une vastesalle, sommairement meublée, mais éclairée par une profusion delampes électriques.
Tous ceux que nous avons vu entrer sont là,attablés par petits groupes, autour de guéridons. Les hommesboivent et fument, les femmes bavardent.
Cependant, personne dans l’assistance n’élèvela voix.
C’est un brouhaha sans éclat. On sait que tousces gens attendent quelqu’un ou quelque chose.
Les regards se reportent à chaque instant aufond de la salle où s’élève une petite estrade avec une table ettrois chaises. Derrière, un grand rideau de velours rouge.
Tout à coup, le rideau s’écarte, et troishommes paraissent.
L’un est ce bon M. Blumenthal,propriétaire et directeur de l’Irish Grocery : l’aimableBlumenthal, dont raffolent toutes les belles gourmandes de NewYork. Blumenthal à l’éternel sourire et aux mielleuses paroles.
Mais aujourd’hui, il ne sourit plus, il al’air terrible, ce bon M. Blumenthal.
L’autre est ce même baron von Hiring que nousavons vu dans un précédent épisode venir gourmander Dixler à PôleCreek.
Le troisième…, nous allons en parler tout àl’heure.
Tout le monde s’était levé, le silence étaitmaintenant absolu.
M. Blumenthal s’adresse alors à l’hommede l’escalier, qui vient de pénétrer dans la salle, et lui demanded’un ton bref :
– Combien de jetons, Otto ?
– Trente-deux, monsieur le directeur.
– Le compte y est ?
– Exactement.
Puis se penchant vers l’assistance,M. Blumenthal dit avec une certaine emphase :
– Si je vous ai convoqués aujourd’hui,c’est que vous allez avoir l’honneur d’être interrogés par votrechef suprême, le distingué colonel comte de Graditz qui arrive deBerlin.
L’assemblée marque un vif mouvement decuriosité.
Le distingué comte de Graditz n’avait pourtantrien de bien extraordinaire. C’était un petit homme un peu voûté,avec un profil d’oiseau rapace.
Derrière les lunettes d’or brillaient des yeuxétrangement fouilleurs.
Il poussa délibérément Blumenthal aussitôt laprésentation faite, et s’installa sans façon à sa place. Sonpréambule jeta un froid dans l’auditoire.
– Je viens de Berlin, j’ai vu Sa Majestél’empereur et roi. Il n’est pas content de vous.
Sa voix criarde et tranchante, puis la langueallemande qu’il employait n’ajoutaient pas de douceur à sondiscours.
– On se néglige et tous les jours lesrapports qui nous arrivent sont moins clairs, moins abondants, lesdocuments envoyés manquent de précision. Bien plus, il y en a parmivous qui font preuve de la plus extrême sottise en acceptant commeargent comptant la première bourde venue. Tenez, vous, madame ClaraSchlammenschloss, vous nous avez adressé un état de la fabricationmétallurgique des usines de Julestong durant le premier semestre1916 qui est faux d’un bout à l’autre. Approchez, madame ClaraSchlammenschloss.
Une grande jeune femme très élégante sortitdes rangs et s’avança. Elle était remarquablement jolie.
Les New-Yorkais habitués du music-hallauraient été bien étonnés, s’ils avaient été présents, enreconnaissant sous son vrai nom d’Allemande la délicieuseMavourita, la danseuse javanaise, qui avait été le bibelot à lamode de la dernière season.
Mme Clara Schlammenschlossessaya d’expliquer que la provenance des documents en question nepouvait pas lui paraître suspecte, puisque les papiers avaient étésoustraits grâce à un habile cambriolage du coffre-fort même duservice compétent. Elle ajouta que cette opération lui avait coûtétrès cher.
– On vous a volé notre argent, ditrudement le colonel qui parut enchanté de sa petite trouvaille.
Il ajouta, pendant que la danseuse javanaiseregagnait sa place :
– Vous êtes remplacée comme chef degroupe, vous redevenez simple agent.
Mme Clara Schlammenschlossvoulut protester, mais le colonel eut un « assez » si secque la jeune femme demeura muette.
– C’est comme vous, M. Wagner, etvous, Himmel, vous vous êtes conduits comme des enfants dansl’affaire des mitrailleuses. On vous avait cependant facilité votretâche. Votre insuffisance va recevoir immédiatement sa récompense.Vous n’êtes plus chefs de groupe.
M. Wagner, un grand roux, et Himmel, ungarçon de bar à tête de veau, entamèrent immédiatement leurjustification. Mais M. de Graditz n’avait pas de temps àperdre.
– Silence ! fit-il de sa voixglapissante. Les deux hommes se turent.
Chacun subit à son tour l’examen du terriblefonctionnaire. Deux ou trois seulement reçurent des éloges et desfélicitations. La plupart des chefs de groupe furent rudementsecoués par le représentant de Sa Majesté l’empereur et roi.
Enfin il appela :
– Monsieur le baron Fritz von Dixler.L’ingénieur en chef de la Colorado s’avança.
Il n’avait plus l’air cassant que nous luiconnaissons. Il paraissait un tout petit garçon devant leredoutable colonel.
– Auriez-vous l’extrême obligeance de medire, continua M. de Graditz en affectant un ton decourtoisie qu’il n’avait pas employé jusqu’ici, pourquoi vous avezbrusquement cessé les travaux de la nouvelle ligne d’Omaha à SanFrancisco.
– Je me suis heurté à des difficultésmatérielles absolues.
– Il n’y a pas de difficultés matériellespour un bon agent allemand, monsieur, répondit Graditz, quisemblait furieux.
– La ville de Las Vegas m’a refusé unevente de terrain qui m’était absolument nécessaire pour poursuivrel’exploitation.
– Parce que vous n’aviez pas pris vosprécautions.
– Cependant, mon colonel…
– Il suffit, nous sommes renseignés. Vousavez été roulé comme un écolier dans cette affaire par Hamilton etsa pupille Helen Holmes.
« Vous saviez pourtant l’intérêt que nousavions à mettre peu à peu la main sur tout le réseau ferréaméricain. Sa Majesté a donc été très mécontente et vous auriez étédurement puni si le souvenir de vos réels services passés n’avaitpas fait pencher la balance du côté de l’indulgence.
Fritz Dixler s’inclina.
– Je désirerais, Excellence, dit-il en serelevant, vous faire part d’une circonstance…
– Tout à l’heure, tout à l’heure, fitvivement Graditz en levant la main. Je n’ai pas encore fini monexamen semestriel.
Dixler regagna sa place. L’interrogatoirecontinua.
Maintenant M. de Graditz enfinissait avec le dernier chef de groupe. C’était une dame RanzSchmidt qui dirigeait et surveillait un lot de mercantis quiavaient la spécialité de « faire » les grandes usines.Elle reçut des félicitations.
– Très ingénieuse votre idée d’apportervos bombes, qui ont fait sauter l’usine de Sand Creek, dans unpanier plein de fromages. Sa Majesté a daigné sourire quand je luiai rapporté le fait.
Mme Ranz Schmidt, une grosseet forte commère moustachue, fit une belle révérence et s’éloignade l’estrade, gonflée d’orgueil et de joie. À présent, le chef del’espionnage s’adressait à tout le monde :
– Vous êtes des soldats, proclama-t-il desa voix grinçante, votre poste est aussi honorable que celui duguerrier qui brave la mort sur les champs de bataille. Vous nedevez avoir qu’une triple pensée : la conquête de l’Amérique,le triomphe de la sainte Allemagne et l’amour de notre grandempereur. Il pense à vous et vous suit de loin. Il applaudit à vossuccès et pleure vos morts, car vous avez des martyrs, vousaussi.
Le distingué colonel fit une pause puisreprit, avec encore plus de solennité :
– Mes amis, avant de nous séparer,inclinons-nous devant les tombes encore fraîches de Karl Jolwig, demaître von Spitz, d’Augesius Spid Hans, lynchés ou électrocutés parces damnés Yankees que le Ciel confonde.
« Élevons nos cœurs, mes amis, etconservons-leur un pieux souvenir dans notre mémoire.Consolons-nous en pensant qu’ils sont maintenant dans la gloire,près de notre vieux Dieu allemand qui donnera la victoire àl’Empire.
– Hoch ! hoch !hoch ! glapirent une vingtaine de voix.
– Voulez-vous vous taire, doubles têtesde cochons ! Les voix se turent comme par enchantement.
Le distingué colonel reprit alors d’un tonpénétré :
– Dispersez-vous maintenant, mes amis,redoublez de zèle dans votre sainte mission. En mon absence voustrouverez toujours conseil, aide et assistance, chez mon cherBlumenthal, qui, après moi, a pleins pouvoirs pour récompenser oupour punir.
Le « cher Blumenthal », qui n’avaitpas ouvert la bouche pendant toute cette longue séance eut unsourire modeste et serra respectueusement la main que lui tendaitle haut fonctionnaire de police.
Maintenant, les élégantes, les grooms, lesgarçons de bar, les hommes du monde, les chauffeurs d’auto s’enallaient les uns après les autres.
Il ne restait plus dans la salle que ledistingué colonel, le cher Blumenthal, le baron von Hiring et FritzDixler.
– Vous avez à me parler, mon cherbaron ? dit Graditz qui finissait de ranger les notes quil’avaient aidé dans son interrogatoire.
– Oui, Excellence.
– Alors, venez par ici.
Blumenthal avait soulevé le rideau de veloursrouge et ouvrait une porte qui se trouvait derrière.
Le comte de Graditz entra le premier, puis vonHiring et Dixler, et enfin Blumenthal qui regarda soigneusementdans la salle avant de refermer la porte.
Nos quatre personnages se trouvaientmaintenant dans une sorte de petit bureau très sommairement meublé.Pour bien marquer la différence qu’il y avait entre lui et sesinterlocuteurs, le comte prussien s’installa dans le seul fauteuilet laissa debout ses subordonnés.
– Je vous écoute, dit-il, en tirant uncigare de sa poche et en l’allumant sans façon.
– Excellence, commença Dixler, c’est ausujet de la ligne du Pacific…
– Ah ! ah ! vous n’y avez doncpas tout à fait renoncé.
– J’ai été battu, mais je compte bienprendre ma revanche.
– Vous savez que le jour où la ligneconstruite tombera entre les mains des agents de la Deutsche Bank,il y aura une belle récompense pour vous.
– Je le sais, Excellence, mais j’en faissurtout une affaire personnelle. J’ai été parfaitement roulé, ainsique vous avez eu l’obligeance de me le rappeler tout à l’heure, jesuis en train à mon tour de rouler Hamilton et ses amis.
– Oh ! oh ! ça devientintéressant. Vous pourriez alors reprendre les travaux.
– Pas du tout, Excellence, je dois avoirtrouvé mieux. Je laisse construire par Hamilton sa ligne, puisquand tout est bien fini, je le ruine ainsi que ses actionnaires etje rachète tout le travail pour un morceau de pain.
– Si vous faisiez cela, Dixler, dit ledistingué colonel, qui semblait fort intéressé, vous pourriezdemander à Sa Majesté tout ce que vous voudriez… Mais ne vousavancez-vous pas un peu beaucoup ?…
– Votre Excellence va en juger.
Fritz Dixler s’approcha alors de la table etsoumit au comte de Graditz différents documents qui parurent fairegrande impression sur l’agent prussien.
Après une courte conversation à voix basse, ilse leva et tendit la main à Dixler.
– Je crois que vous réussirez, mon cherbaron, et nul ne le souhaite plus que moi, ajouta-t-ilchaleureusement.
Puis, s’adressant à Blumenthal :
– Vous mettrez à la disposition du baronDixler tous les fonds qu’il vous demandera.
– À vos ordres, Excellence. Dixlers’inclina et prit congé.
Cinq minutes plus tard, il entrait chez Monicoet se faisait servir une glace.
Quinze jours environ avant les événements quenous venons de rapporter, tout le personnel de la mine d’or deBlack Mountain, était en grand émoi.
Slim Roë, le chef de chantier, était en trainde déjeuner dans sa maison de bois, quand un mineur ouvrit la porteet se laissa tomber sur un siège, avec un juron.
– Qu’est-ce que tu as, Colt ?
– J’ai, monsieur Roë, que voilà unedamnée aventure.
– Explique-toi.
– Depuis ce matin, nous ne retrouvonsplus le filon. Slim Roë se leva d’un bond.
– On a tâté à droite, à gauche, on a faitsauter des blocs de quartz, et rien, toujours rien, plus uneparcelle d’or. La veine est perdue.
– Je vais aller voir cela par moi-même,garçon, fit le chef de chantier, qui, laissant son repas inachevé,suivit le mineur.
En présence du chef de chantier, lesexpériences recommencèrent.
Slim Roë fit sauter de nouvelles couches durocher, fit remplir deux wagonnets des débris produits parl’explosion et les fit immédiatement broyer par les moulins àquartz.
L’opération ne donna pas une paillette.
– Diable, diable, murmura-t-ilsoucieux.
Il ne voulut pourtant pas encore s’avouervaincu. Il fit prendre les sables rejetés par les pilons et lesappareils d’agglomération et les fit passer au« stinée », sur un fond de mercure.
Pas un atome du précieux métal ne se retrouvasur la cuvette.
L’épreuve était concluante.
Il n’y avait plus d’or dans la mine.
Slim Roë envoya aussitôt un homme à cheval àOceanside, porter la dépêche suivante :
À Monsieur Fritz Dixler, LasVegas,
Cher Monsieur,
Voulez-vous venir immédiatement à la mine.Le filon a disparu dans les principaux chantiers.
Slim ROË.
Quand Dixler reçut ce télégramme, il fut commeassommé. C’était au lendemain de son échec définitif, alors qu’ilavait dû abandonner les travaux de Pôle Creek. Toutl’accablait.
Un instant, il eut l’idée d’abandonner lamission qu’on lui avait confiée, aux États-Unis, et de retourner enAllemagne réclamer son grade de capitaine de la garde et reprendresa place avec ses camarades qui se battaient pour l’empire.
Mais une minute de réflexion lui fitcomprendre toute la folie de son dessein.
Pouvait-il faire ce qu’il voulait ?Avait-il seulement une volonté ? Il n’était rien qu’un esclavedans la main de fer de ses maîtres. Pas autre chose. Il serésigna.
Néanmoins, il fallait agir. Il avait mispresque toute sa fortune personnelle dans la mine de BlackMountain. Si la mine était épuisée, c’était la ruine. En tout cas,il fallait voir.
L’Allemand se fit indiquer un expert à unbureau de renseignements et une demi-heure après il pénétrait dansle bureau de M. Adams.
Il expliqua au professionnel l’objet de savisite et, comme l’expert était libre toute la journée, il l’emmenaimmédiatement.
Une heure plus tard, la puissante auto deDixler roulait sur la route d’Oceanside.
Slim Roë attendait son patron avec la plusvive impatience.
– Ah ! monsieur, quel malheur, ditle brave garçon, aussitôt qu’il l’aperçut.
– Tout n’est peut-être pasperdu ?
– Je crois bien que si,monsieur !
– En tout cas, M. Adams que j’amèneva tirer la chose au clair. Conduisez-nous aux chantiers.
M. Adams recommença toutes lesexpériences déjà faites par Slim Roë et se livra à un examenmicroscopique le plus sérieux et après une demi-journée de travail,il déclara à Dixler, désespéré :
– Je doute qu’il soit possible deretrouver le filon.
Dixler eut un geste violent et sortit de lamine, s’éloignant à grands pas.
Son dernier espoir s’écroulait.
Qu’allait-il faire, maintenant ?
Il se laissa tomber sur un rocher et réfléchitdouloureusement. Et une succession rapide d’images, toute sa vie,repassa devant ses yeux.
Il se voyait enfant, jouant insouciant dans ungrand château de Westphalie, puis jeune homme, entrant à l’écoledes Cadets. Comme il était alors heureux et insouciant ! Lesbelles années ! Les succès à ses examens, les compliments deses chefs et de ses maîtres lui faisaient espérer un avenirmagnifique, ce qui le gonflait d’orgueil.
Oh ! la joie de porter le glorieuxuniforme prussien, de faire sonner son sabre sur les pavés de laville, de sentir qu’il appartenait à une caste spéciale etdominatrice à laquelle tout était permis.
Il était beau, il était jeune, il était riche,il avait la faveur du maître… nul espoir ne lui était défendu.C’était le bon temps.
Alors, les mauvaises années étaientvenues.
Son père, le comte Dixler se lançait, commebien des gentilshommes allemands, dans des spéculations folles quile menaient, après bien des luttes, à la ruine.
Oh ! ce jour sinistre où, sur une dépêchede sa mère, il était revenu en hâte à Potsdam :
Ton père très souffrant. Viens vite.
Tatiana von DIXLER.
Il avait pénétré dans le vieux château, par unsombre après-midi de décembre. Le ciel déjà semblait porter ledeuil. Les serviteurs le saluaient en se détournant, il était montéjusqu’à la chambre de son père, et là, il avait vu un cadavre surle grand lit seigneurial et, écroulée sur le tapis, près de lacouche funèbre, sa chère mère qui sanglotait.
Tout était fini.
Bientôt, il apprenait l’horrible drame.
Le comte de Dixler n’était pas seulementruiné, quand la catastrophe s’était produite. Dans un coup defolie, voyant tout s’effondrer autour de lui, il avait signé defausses traites et le jour de l’échéance, dans l’impossibilité depayer, il s’était fait misérablement sauter la cervelle.
L’affaire avait fait un bruit énorme, et lescandale avait été si grand qu’on avait fait comprendre au jeunehomme qu’il lui fallait quitter l’armée.
Après avoir obtenu sa mise en disponibilité,la douleur du jeune homme avait été si rude qu’il avait pensé, uninstant, à imiter le geste honteux de son père.
Mais la pensée de sa mère, qu’il laisseraitainsi atrocement seule, l’avait sauvé du suicide.
Un devoir maintenant s’imposait. Il fallaitfaire vivre la comtesse de Dixler.
Le jeune officier chercha un emploi.
Comme il n’avait pas de métier, que toutes sesconnaissances se bornaient à une éducation strictement militaire,il ne trouva rien.
C’était maintenant la misère.
Un soir, où, échoué mélancoliquement dans unebrasserie de la Südenstrasse, à Berlin, il pensait à s’expatrier,on lui avait vaguement parlé d’un emploi en Afrique, il sentitqu’on lui frappait sur l’épaule.
Il se retourna vivement.
Devant lui, souriait un grand jeune hommepâle, à la moustache rare, le monocle à l’œil et qui était vêtufort élégamment.
– Comment ça va, Dixler ?…
Fritz eut, en reconnaissant celui qui luiparlait, un geste de recul. Comment ! Eitel von Garching, cetancien officier aux gardes, chassé de l’armée pour avoir triché aujeu, avait l’aplomb de lui tendre la main.
Puis, il songea à ce qu’il était lui-mêmedevenu, il courba la tête et répondit à voix basse :
– Bonjour, Garching.
– Ma foi, mon vieux, fit l’ancienofficier en s’asseyant sans façon à sa table, tu ne m’as pas l’airbien brillant ; à propos… on m’a appris que tu as demandé uncongé illimité.
Le jeune homme rougit. Il répondit enbalbutiant :
– Oui ! j’ai dû pour quelque temps…des raisons de famille… Eitel von Garching éclata d’un rirebruyant.
– Oui, oui, vieux renard, je connaistoute l’histoire : le papa a fait des bêtises… mais ce n’estpas une raison pour un joli garçon comme toi de rester dansl’embarras.
– J’ai cherché partout quelque chose àfaire.
– Et tu n’as rien trouvé ?
– Rien.
– Il fallait s’adresser aux vieuxamis ?
Dixler eut un haut-le-cœur en se voyant traitéavec cette familiarité protectrice par cet individu taré quepersonne de propre ne saluait plus.
Mais sa détresse était si grande qu’il fittaire son amour-propre et demanda :
– Tu as quelque chose à meproposer ?
– Peut-être !
– Alors, ne me fais pas attendre, car jesuis à bout.
– Une seconde, cependant…
Et tapant avec son stick sur la lourde tablede bois, Eitel appela la fille.
Une robuste marronne, les joues luisantescomme des pommes, le corsage largement échancré, se présentaaussitôt :
– Vous désirez ? Excellence.
– Du champagne.
– À six, sept ou huit marks ?
– Le meilleur.
– C’est trente marks.
– Ça m’est égal.
Le champagne, une fois pétillant dans lesverres, Garching mit les coudes sur la table et se penchant versDixler, il lui dit, les yeux dans les yeux :
– Causons.
– Je t’écoute.
– Tu veux gagner de l’argent ?
– Je veux empêcher ma mère de mourir defaim.
– Ce sentiment t’honore, ricana Eitel, etprouve que tu es fils, mais il faut aussi penser à soi. Maintenantune simple question…
– Parle.
– Es-tu disposé à toutaccepter ?
Le jeune homme hésita une seconde puis, enfermant les yeux, il répondit sourdement :
– Tout.
– Bien. Alors tu n’auras qu’à venirdemain à l’hôtel d’Angleterre, à dix heures, et je te présenterai àdes gens qui sauront t’employer et qui récompenseront généreusementton travail.
– En quoi consistera-t-il ?
– Que t’importe, puisque tu es disposé àtout faire.
– Je ne ferai rien contre l’honneur.
– Bah ! bah ! bagatelle… grandsmots, viande creuse, l’honneur !… tu en reviendras.
– Non, non, fit violemment Dixler en seraidissant, je ne sais pas où tu m’entraînes. Décidément, je nepeux pas ; mets que je n’ai rien dit.
– Nigaud, reprit l’ancien officier ensaisissant le poignet de son camarade… Connais-tu le septièmebureau ?
– Le septième bureau…, certainement, leservice d’espionnage !
– C’est bien cela.
– Alors ?
– C’est là où je te conduirai demainmatin.
Dixler sentit un flot de sang qui lui montaità la face. Il se leva brusquement.
– Non… ça, jamais ! Garching leforça à se rasseoir.
– Pardon, mon cher, dit-il d’un airpincé, mais je voudrais bien savoir ce que tu trouves dedéshonorant à servir ton pays.
– Pas comme ça…
– On le sert comme on peut. Je dépendscependant, moi qui te parle, du septième bureau, et je m’en trouvebien, à tout point de vue. Je suis sûr que si tu veux, demain, avecmoi, voir le général de Zorm, tu seras accepté d’emblée et pourvud’un emploi intéressant. Tu parles l’anglais ?…
– Et le français.
– C’est à merveille. À présent ne parlonsplus d’affaires sérieuses, buvons et réjouissons-nous…Gaudeamus igitur !…
En le quittant à trois heures du matin, Eitelvon Garching dit à Fritz von Dixler :
– Il reste encore assez de nuit pourporter conseil. Réfléchis. Bonsoir.
Et le lendemain matin, conduit parl’ex-officier, le jeune baron franchissait le seuil redouté duseptième bureau.
Quand il sortit, deux heures après, l’immensearmée de l’espionnage allemand, à travers le monde, comptait unsoldat de plus.
Et depuis, Dixler avait continué son infâmemétier.
Jusqu’ici, il avait été toujours très heureuxdans les différentes missions dont il avait été chargé, mais depuisl’affaire du chemin de fer du Pacifique, la chance semblait avoirtourné.
Déjà il était regardé en haut lieu d’un moinsbon œil. Il se rappelait avec dépit la visite du baron von Hiring àPôle Creek. Maintenant c’était cette affaire de mine qui venaitl’accabler. Où allait-il ? Qu’allait-il devenir ?
Tout à coup, il redressa le front, un mauvaissourire retroussa sa lèvre, ses yeux brillaient d’une joieperverse…
– Oui, oui, c’est cela… Quel coupmagnifique ! Ah ! si l’idée pouvait réussir… pourquoi pasaprès tout ?
Il dressa sa haute taille et fit signe àAdams, l’expert, qui sortait des chantiers.
Quand ce dernier l’eut rejoint :
– Décidément, fit-il, vous croyez qu’iln’y a qu’à abandonner la mine.
– Ma foi, monsieur, répondit Adams, ceserait le plus sage, vous connaissez ces histoires-là aussi bienque moi. C’est un coup de loterie ; vous pourriez aussi bienretrouver le filon, que dépenser un million de dollars à desrecherches inutiles… Dans votre intérêt, je vous conseille de toutlaisser là et de ne pas enterrer ici votre argent.
– Vraiment, vous pensez que la mine nevaut plus rien.
– C’est mon avis. Dixler se mit àrire.
– Eh bien, moi, je vous dis que la minevaut toujours trois millions de dollars.
– C’est de la folie !
– Écoutez-moi bien. J’ai en vue un grosacheteur. Personne ne connaît encore le malheur qui vient de nousarriver. Seuls, sont au courant, vous, moi, mon chef de chantier etquelques mineurs qu’on peut éloigner. Je suis sûr de Slim Roë commede moi-même. Reste donc…
– Moi, dit nettement l’expert, quicommençait à comprendre. Les deux hommes se regardèrent bien dansles yeux.
– Combien ? interrogea Adams.
– Cinq mille dollars.
– Non, cinquante mille.
– Je ne marche pas.
– Alors, rien de fait.
– Coupons la poire en deux. Je vous offrevingt mille.
– Vingt-cinq…
– Vingt-cinq mille dollars, soit.
– Je vais vous rédiger un petit rapportmagnifique où j’affirmerai que Black Mountain est aussi richequ’Allison Ranch, de fabuleuse mémoire.
– À merveille.
– Seulement, il faut se méfier. Notreacheteur ne se contentera pas seulement de mon contrôle, il tiendraà soumettre le minerai à l’expertise de l’un de mes confrères.
– C’est vrai, diable !
– Ne vous désolez pas. Donnez-moi, outreSlim Roë, deux hommes sûrs, et ne vous inquiétez pas du reste.
– Qu’allez-vous faire ?
– Nous allons truquer la mine, mon chermonsieur, et de telle façon que le plus malin n’y verra… que del’or.
Dixler se mit à rire.
– Vous êtes un joyeux compagnon, dit-il àAdams, en lui serrant vigoureusement la main, et je suis content dem’être adressé à vous.
– Deux hommes intelligents s’entendenttoujours, conclut finalement l’aimable gredin.
Deux heures plus tard, on aurait pu voirM. Adams et ses acolytes se livrer dans les galeries de lamine à un étrange travail.
Des mains adroites glissaient de la poudred’or dans les fissures du roc ou tiraient sur les blocs de quartzdes coups de fusil chargé de poudre d’or au lieu de plomb ; enun mot, comme l’avait si bien dit l’expert, on truquait la minestérile de la plus ingénieuse façon du monde.
L’acheteur pouvait venir. On avait même prisla précaution de faire charger un wagon de sacs de minerai, premiertitre, provenant de la production de la dernière semaine.
Ce matin-là pour fêter l’achèvement ducinquantième mille de la voie de la Central Trust Railway,M. Hamilton avait invité Helen et Storm à déjeuner.
Le repas avait été fort gai. Hamilton,débarrassé de Dixler et de la concurrence de la Colorado, voyaitmaintenant l’avenir en rose.
– Ma foi, petite, disait le directeur dela Central, que la veine nous favorise encore un peu et vous serezune riche héritière.
– Et je verrai à nouveau papillonnerautour de moi l’essaim des coureurs de dot, dit gaiement Helen.
– C’est que vous allez être un bonparti…
George était devenu tout pâle et sa fourchetteétait retombée sur son assiette.
– Qu’est-ce que vous avez, Storm, demandamalicieusement M. Hamilton au mécanicien, une migraine, un malde dents, une syncope ?…
– Rien… monsieur… rien, je vous assure,balbutiait le pauvre garçon qui regardait Helen avec des larmesdans les yeux.
L’orpheline lui prit la main. Tendrement, ellelui dit :
– Vous êtes une grosse bête, George.Depuis que nous nous voyons presque quotidiennement, n’avez-vousdonc pas appris à me mieux connaître ?
« Vous devriez savoir que Helen Holmesreste toujours à ses amis et à ses affections.
– Là, vous voilà rassuré, dit en riantencore Hamilton. Prenez un petit coup de claret pour vous remettretout à fait.
À ce moment, un bruit de dispute parvintjusqu’aux oreilles de nos amis.
Comme le repas avait lieu sous la tente quiservait d’appartement à Hamilton durant le séjour à Last Chance, onentendait parfaitement ce qui se disait au-dehors.
– C’est pressé, que je te dis.
– On ne dérange pas le directeur pendantqu’il mange.
– Vas-tu me laisser passer, oui ounon ?
– Encore une fois, file, ou tu vas voirce que tu vas prendre sur ton museau.
– De quoi, monsieur veut faire lemalin ?
– J’en ai dressé de plus durs quetoi.
– Eh bien ! Lamb ! criaHamilton, qu’est-ce que c’est que tout ce tapage ?
– C’est, monsieur, dit en entrant Lamb,le domestique du directeur, un imbécile qui veut à tout prix parlerà monsieur…
L’imbécile était entré en tendant une lettre àHamilton.
– Il y a une réponse ? demandacelui-ci.
– Je le pense, monsieur.
– Bien, attendez dehors. Je vousappellerai tout à l’heure. L’homme sortit.
Hamilton décacheta la missive et lut d’abordtout bas. Un vif étonnement se peignait sur son visage.
– Écoutez cela, mes enfants, dit-ilenfin… J’étais bien à cent lieues de m’attendre…
Et il lut à haute voix :
Cher monsieur Hamilton,
Ma mine de Black Mountain n’étaitintéressante pour moi que si je pouvais amener à proximité unchemin de fer d’exploitation. Vous savez mieux qu’un autre que jene puis conserver cet espoir. Je viens donc tout simplement vousproposer l’achat de Black Mountain. La mine conviendraitparfaitement à une société comme la vôtre.
Votre dévoué,
F. DIXLER.
– Qu’est-ce que vous allez faire, vieuxHam ? demanda curieusement Helen.
– Ma foi, la mine a toujours eu bonrendement. Si le prix est raisonnable, nous pourrions êtreacquéreurs.
– Ne croyez-vous pas à quelque piège.
– Vous perdez la tête, ma chère enfant.Dixler me propose une affaire que j’examinerai. C’est à moid’accepter ou de refuser.
– Il nous a déjà fait tant demal !
– Bah ! il luttait pour sacompagnie. Maintenant qu’il a définitivement perdu la partie, iln’a plus aucune raison de chercher à nous nuire.
– C’est un méchant homme ! ditviolemment Storm, un sale Allemand. Je le déteste !
– Oh ! vous, George, vous n’avez pasvoix au chapitre, parce que vous manquez d’impartialité. Vous vousrappelez toujours que Dixler, autrefois, flirtait avec Helen.
– Un flirt à coups de bouteille, dit enriant la jeune fille.
– J’aurai sa peau, gronda Storm, engrinçant des dents.
– En attendant, je vais tâcher d’avoir samine à de bonnes conditions… Eh ! Lamb, fais entrer leporteur.
L’homme de Dixler entra aussitôt.
– Dis à M. Dixler que je serai,demain, aux chantiers de Black Mountain, à midi.
– Bien, monsieur.
Le courrier salua et sortit.
– Vous ne savez pas, vieux Ham, fitHelen, ce que vous feriez si vous étiez gentil, bien gentil, trèsgentil ?
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– Vous laisseriez votre petite Helen vousaccompagner, demain.
– À Black Mountain ?
– Oui.
– Vous savez que c’est un affreuxpays.
– Ça m’est égal. Je n’ai jamais vu demine d’or.
– Ma foi, si ça vous amuse…
– Ah ! merci. Pour votrerécompense…
Helen se leva et embrassa son tuteur sur lesdeux joues. Storm ne disait mot, dans son coin.
– Qu’est-ce que vous avez à faire unetête pareille ? lui demanda brusquement la jeune fille.
– Je n’ai rien, mademoiselle.
– Oh ! oh ! il paraît que noussommes fâchés.
– Je vous demande pardon, Helen, fitStorm en se levant, mais il faut que j’aille voir ma machine.
– Fi ! le vilain boudeur, dit Helen,en lui barrant le passage. J’ai horreur, vous le savez pourtant,des mauvais caractères. Et pour votre punition, vousm’accompagnerez demain à Black Mountain.
– Vrai ! vrai ! s’écria lemécanicien, dont le franc visage s’éclaira.
– Pardon, pardon, protesta Hamilton, maisil me semble qu’on ne me demande pas mon avis.
– Vous, vieux Ham, dit en riant Helen,vous savez bien que c’est inutile, puisque vous faites toujours mesvolontés.
Depuis le retour de son courrier à BlackMountain, Dixler ne vivait plus. Hamilton avait bien répondu qu’ilviendrait à la mine, mais cela ne voulait pas dire qu’il acceptaitles propositions de l’ingénieur. Ne se dédirait-il pas au derniermoment ? Une indiscrétion ne serait-elle pas commise ? Ilsuffirait d’un rien pour faire écrouler son beau projet.
L’Allemand le savait bien. C’était sa dernièrecarte à jouer. Il n’ignorait pas que le gouvernement impérialn’était pas tendre pour les maladresses et les malchanceux. Encoreun accident et il serait brisé comme verre. Aussi, dès le matin,Dixler épiait-il avec anxiété l’arrivée du directeur de la CentralTrust et quand, au fond de la rocheuse vallée, il aperçut enfinl’auto toute petite, dans le formidable paysage, il eut un soupirde soulagement.
Quand la voiture fut plus près, il putdistinguer les occupants ; en reconnaissant Helen au volant,il eut un sourire satisfait, mais quand il eut aperçu Storm, il fitun geste de contrariété.
– Que vient-il encore faire ici, ce damnégarçon, grommela-t-il ; je le trouve toujours sur ma route.Que n’a-t-il sauté avec les wagons dans le traind’explosifs ?
Il ajouta avec une expression de férocité quibouleversait son visage :
– S’il me gêne trop, il faudra bien qu’ildisparaisse.
Quand l’auto stoppa devant les chantiers,Dixler avait retrouvé le plus admirable des sourires. Il eut un motcordial pour Hamilton, un compliment galant pour Helen, mais iltourna presque le dos à Storm, qui ne s’en formalisa pas le moinsdu monde.
L’Allemand voulait offrir desrafraîchissements à ses hôtes, mais Hamilton avait hâte de voir lamine.
Dixler se rendit immédiatement à son désir etla visite de Black Mountain commença.
Tout avait été admirablement mis en scène parAdams et Slim Roë, rien d’anormal ne pouvait se remarquer dans lesgaleries. Les chantiers présentaient leur animation accoutumée.
– Vous avez un rendement de cent dollarsd’or à la tonne, n’est-ce pas ? demanda Hamilton, tout enfaisant sa visite avec la plus scrupuleuse attention.
– Vous êtes admirablement renseigné,répondit Dixler. Nous faisons entre quatre-vingt-dix et centdix.
– C’est très joli. Mais bien que je soisà peu près sûr de ne pas me tromper, je vous demanderai de préleverquelques échantillons de quartz pour les soumettre à l’analyse.
– C’est trop juste.
Puis se tournant vers le chef des travaux quisuivait à quelque distance, il appela :
– Slim !
– Monsieur ? fit le contremaître ens’avançant.
– M. Hamilton voudrait deséchantillons de minerai, donnez un coup de mine.
– Bien, Monsieur.
Comme Dixler s’attendait à la demande duprésident de la Central Trust, tout était soigneusement préparédepuis la veille.
On fit semblant de creuser un fourneau et depréparer un cordon, et bientôt Slim s’avança sur le groupe desvisiteurs.
– Si vous voulez bien vous écarter unpeu. Monsieur et mademoiselle, le coup va partir.
Chacun s’éloigna d’une centaine de mètres dela galerie minée, et l’on attendit.
Bientôt une sourde détonation retentit, on vitdes morceaux de quartz se désagréger, des quartiers de rocss’écrouler les uns sur les autres.
Tout le monde, quand la fumée fut un peudissipée, accourut sur le lieu de l’explosion.
Hamilton se baissa et ramassa quelques débrisde la roche effritée.
Il les considéra avec attention.
Helen suivait son examen avec le plus vifintérêt.
Tout à coup, elle s’écria :
– Oh ! là !… regardez, vieuxHam, comme cela brille !
– C’est de l’or, ma petite.
– Et tenez, là encore, et là… deux,trois, six paillettes ! Son visage exprimait la plus vivesatisfaction.
Sans se douter qu’à ce moment, Storm l’épiait,Dixler eut un sourire de triomphe.
Le bon Hamilton pouvait se réjouir. Comme onavait fait sauter la partie de la galerie saturée de poudre d’orpar les soins diligents de M. Adams, il n’y avait riend’extraordinaire à ce que les échantillons prélevés fussent d’uneaussi fabuleuse richesse.
– Ma foi, dit enfin Hamilton, je vais melaisser tenter peut-être.
– Alors vous êtes acheteur ? ditDixler, peut-être plus vivement qu’il n’aurait fallu.
– J’ai dit peut-être, répondit le tuteurde Helen. Je vais d’abord faire examiner ces échantillons, quandj’aurai la réponse de l’expert, je me déciderai.
– Je suis certain du résultat de votreenquête.
– Et puis, ce n’est pas tout.
– Qu’y a-t-il encore ? fit Dixler,inquiet.
– Quel est votre prix ?
– Trois millions de dollars.
– Alors rien de fait.
– Cependant, c’est une bonneaffaire !
– Pas à ce prix-là.
– Vous n’allez pourtant pas m’étranglerparce que je suis forcé grâce à vous de me débarrasser de mamine.
– Mon cher monsieur Dixler, dit gravementHamilton en regardant l’Allemand bien dans les yeux, je n’ai jamaisétranglé personne en affaires. Ce n’est pas ma manière. Seulementje défends mon argent et l’argent de mes actionnaires, ce qui estmon droit et mon devoir.
– Alors, qu’est-ce que vousoffrez ?
– Deux millions de dollars.
– Impossible.
– Pas un sou de plus. Mais je veux bienvous consentir dans les bénéfices de l’exploitation une part quenous fixerons.
Dixler, qui savait mieux qu’un autre que lamine était à jamais ruinée, fit la grimace.
D’autre part, il ne commettrait pas la foliede refuser les propositions de Hamilton. C’était deux millions dedollars qui tombaient dans sa caisse, alors que la veille ilpouvait se croire sur la paille. Il se débattit pour la forme.
– Mais c’est épouvantable !Savez-vous ce que j’ai payé Black Mountain, il y a troisans ?
– Je ne veux pas le savoir. Vous l’avezpayé le prix qui vous a convenu, moi je l’achète le prix qui meplaît.
« D’ailleurs, je vous le répète, tout ceque nous disons en ce moment et rien c’est la même chose, tant queje n’aurai pas eu l’avis de l’expert.
– Je vous affirme qu’il serafavorable.
– Je le souhaite. Voici donc ce que nousallons faire. Vous allez venir avec moi à Las Vegas. L’examen auralieu en votre présence et si le résultat est bon, nous traiteronsimmédiatement.
– À deux millions ?
– À deux millions.
– Je vous le répète… vous me dépouillez.Tenez, regardez cette pile de sacs, répéta Dixler, ils sont pleinsde minerai au premier titre : ils partiront quand on voudrapour aller chez le fondeur.
« Eh bien, cet ordre est compris dans lecontrat.
– Tant mieux, dit en riant Hamilton, jeferai peut-être une moins mauvaise affaire que je n’aurais cru.
Dixler prit une mine désespérée.
– Allons, dit Helen en riant, ne soyezpas aussi mélancolique, mon cher monsieur Dixler, vous me donneriezenvie de pleurer.
– Ayez le sourire, que diable, repritHamilton, vous serez peut-être deux fois millionnaire ce soir.
– Oh ! je n’ai pas encore acceptévotre prix ; fit Dixler, en ayant l’air de se rebiffer.
– Bah ! bah ! vous y viendrez,il n’y a rien pour adoucir le caractère qu’à changer les idéescontre un beau petit chèque bien en règle qui aura sept chiffres aucoin.
Une demi-heure après les deux hommes partaienten auto pour Las Vegas.
Il avait été décidé que Helen et Georgeresteraient à la mine pendant le court voyage de Hamilton et deDixler.
De toute façon, le président de la CentralTrust devrait, le soir venu, chercher la pupille et lemécanicien.
Quand ils furent seuls, Helen dit àGeorge :
– Je ne m’attendais pas à trouver à BlackMountain des figures de connaissance.
– De qui voulez-vous parler ?
– Vous vous souvenez de Bill et de Dock,ces deux bandits à la solde de Dixler.
– Oui, eh bien ?
– Ils sont ici.
– Pas possible !
– Retournez-vous sans affectation etexaminez un peu les deux hommes qui sont actuellement assis sur lessacs de minerai. Vous me direz, si je me trompe ?
– Ce sont eux, murmura George, aprèsavoir porté ses regards du côté que Helen venait de lui indiquer.Que manigancent ces deux gredins… J’ai bien envie d’aller le leurdemander. Aussi bien, j’ai un vieux compte à régler avec eux.
– George ! George ! s’écriaHelen en se cramponnant à la veste du mécanicien, vous n’allez pasfaire de bêtises… n’est-ce pas ?
– Quand je pense que ces crapules ont oséporter la main sur vous !
– Laissez donc. Tout cela se passaitdurant la bataille. « Maintenant que la paix est faite, n’ypensons plus.
– J’y pense toujours, moi, dit Storm d’unton menaçant, et j’y penserai longtemps.
Si Helen avait pu entendre la conversation desdeux chenapans, elle aurait été immédiatement édifiée.
– Alors, qu’est-ce que tu enpenses ? disait Bill.
– Je pense qu’on risque gros.
– Qui ne risque rien, n’a rien.
– Mais Dixler, qu’est-ce qu’ildira ?
– Dixler se moque pas mal de ce que nouspouvons faire.
« S’il a réussi son coup avec Hamilton,il n’en demandera pas plus.
– Pour combien crois-tu qu’il y a dansles sacs ?
– Au bas mot, pour trois milledollars.
– C’est gentil.
– Allons, tu marches, oui ounon ?
– Je marche.
– Tu as une auto ?
– J’emprunterai celle de Slim.
– Bien, maintenant séparons-nous. Nousnous retrouverons dans une heure, pendant le déjeuner deshommes.
– Entendu.
– Ah ! encore quelque chose. Quiest-ce qui garde le wagon ?
– Batchelor et Carrey.
– Bon ! deux gourdes, ça va bien. Àtout à l’heure.
Batchelor et Carrey étaient en train dedécharger les sacs de minerai qu’ils avaient amenés dans unecarriole attelée de deux solides chevaux du Texas, sans se presser,en bons ouvriers qui savent qu’on ne doit pas « s’enfaire », ils transportaient les sacs de la voiture au wagon,avec une sage lenteur.
Quand le dernier sac fut bien rangé dans lefourgon, Batchelor dit à Carrey :
– Dis donc ! Carrey, si on allaitjusqu’à la cantine boire un coup.
– Ça ! c’est une jolie idée,Batchelor, car il fait un damné soleil. Puis l’homme ajouta, en segrattant la tête.
– Mais qui est-ce qui va garder le wagonpendant que nous ne serons pas là ?
– Il se gardera bien tout seul.
– Il ne s’envolera pas ?
– On le volerait plutôt… « Mais qui,imbécile ?
– Ça, c’est bien vrai. Allons !
Les deux mineurs n’allèrent pas loin,bousculés, assommés de coups de poings, ils s’écroulèrent sur lavoie.
Quand ils voulurent se relever, deux revolversétaient braqués sur eux, et c’étaient Bill et Dock qui les tenaienten joue.
Affolés, Batchelor et Carrey n’avaient pasencore eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, qu’ilsétaient soigneusement liés par les deux bandits, qui, après s’êtreassurés de la solidité des cordes qui garrottaient leurs victimes,ne s’en occupèrent plus et commencèrent à enlever du wagon lessacs, et à les porter dans l’auto amenée à quelque distance.
Cependant Batchelor, en se tortillant, avaitpu se traîner à côté de Carrey.
– Dis-donc, vieux, murmura-t-il à sonoreille, voilà un sale coup.
– Sans compter qu’on dira que nous sommescomplices.
– Écoute un peu, voir, tu as de bonnesdents ?…
– Pas mauvaises ! merci.
– Eh bien ! tâche de te glisserderrière mon dos et ronge la corde qui me serre les poignets ;une fois libre, je prends ma carabine dans le fourgon, et je faispayer cher la petite plaisanterie de tout à l’heure aux deuxlascars qui nous ont surpris.
– Ça, c’est une idée, Batchelor. Attends,on va essayer.
Bientôt Carrey put se glisser derrière le dosde son camarade et commença à entamer à coups de dents les liensqui tenaient Batchelor prisonnier.
Dock en était à son vingtième sac, quand uneballe lui enleva son chapeau, presque en même temps un coup de feuclaquait tout proche.
Bill, qui était de l’autre côté de l’auto,poussa un cri de rage.
– Gare à toi ! Dock, voilà notreimbécile détaché. Une seconde balle vint frapper les toiles de lavoiture.
C’était Batchelor qui, aussitôt libre, avaitcommencé le feu contre ses agresseurs.
Mais maintenant Bill et Dock ripostaient àcoups de revolver, et bientôt Batchelor s’aperçut qu’il n’avaitplus de cartouches.
– Tu ne vas donc pas me détacher, hurlaitCarrey qui se tortillait toujours sur les rails.
– Ah ! mon pauvre homme, j’ai bienautre chose à faire, gémissait Batchelor, qui détalait à toutevitesse, poursuivi par Bill et Dock, qui continuaient à tirer.
Mais les bandits n’allèrent pas bien loin.
– Dis donc, vieux, tu n’as pasl’intention de courir comme ça jusqu’au camp ? dit Bill.
– Tu parles…
– Alors, détalons… d’autant plus quevoilà le train de ravitaillement qui s’amène.
Dans le lointain, en effet, on entendait unhalètement sourd, et un panache de fumée noire se dressait sur leciel.
– Nous allons être pincés pour sûr.
– Oh ! toi, tu trembles toujours.Avec un peu de sang-froid nous nous en tirerons. Mais commençonspar enlever cette brute de Carrey que les employés du train vontdécouvrir en arrivant.
Les deux complices empoignèrent brutalementCarrey, plus mort que vif, et le déposèrent sans douceur, derrièreune petite dépression de terrain.
– Maintenant, causons, dit Bill.
– Qu’est-ce que nous allons faire ?Il ne faudrait tout de même pas perdre notre minerai d’or.
– Je n’en ai pas plus envie que toi, etjustement il me vient une idée.
– Parle !
– Si on pouvait glisser notre wagon dansla rame du train de ravitaillement qui va repartir, nousgrimperions dans le fourgon, nous jetterions les sacs à contre-voieet, à la nuit, nous viendrions les chercher avec l’auto.
– Bill, fit Dock avec admiration, tu esun homme épatant.
– Ça te va ?
– Je te crois.
– Alors, à l’œuvre.
*
**
George et Helen venaient de sortir ensemble.Ils avaient partagé le frugal repas des ouvriers à la cantine, etHelen, tout en marchant, mordait à belles dents dans une de cesbelles pommes de Californie qui sont d’un parfum si pénétrant,quand elle aperçut Batchelor qui accourait en criant.
– C’est à nous qu’on en veut, jecrois ?
– Probablement, répondit George en riant,puisque nous sommes actuellement les seuls êtres humains envue.
– Regardez ! regardez ! hurlaitBatchelor, qui était maintenant tout près.
– Quoi ! qu’est-ce que vous voulez…qu’est-ce que vous dites ?
– Je dis que les bandits filent avec lewagon aux minerais qu’ils ont accroché au train. Regardez…ah ! les crapules.
Le train de ravitaillement commençait en effetà démarrer, sa vitesse augmentait insensiblement.
– Mais, bon Dieu ! expliquez-vous,dit George en secouant rudement Batchelor par le bras.
En quelques mots haletants, l’homme mit aucourant les jeunes gens de ce qui venait de se passer.
Helen, nous le savons, était une femme derésolutions promptes.
– Vite, vite, George, il faut rattraperle train.
– Mais, comment ?
– Nous trouverons bien une auto.
– Je ne pense pas, dit Batchelor.
Helen, serrant les poings, regardait le trainqui s’enfonçait vers l’horizon.
Tout à coup, ses regards se portèrent sur lacarriole de Batchelor, toujours attelée de ses deux chevaux.
– Voilà notre affaire, Storm, avec lavoiture et en coupant au court, nous rejoindrons le train. Mais iln’y a pas une seconde à perdre.
Quelques instants après, les deux chevaux,lancés à toute allure, filaient à fond de train à travers laplaine.
Storm, debout, conduisait.
Helen, penchée et cramponnée à la paroi,excitait les animaux de la voix.
*
**
Bill et Dock, accroupis sur les sacs d’or, sefélicitaient du succès de leur ruse.
– Je crois qu’il est temps de mettredehors nos petits ballots, dit Bill.
– Allons-y.
Les deux bandits ouvrirent la glissière.
Dock balançait un premier sac pour le lancersur la voie.
Il se rejeta en arrière avec un cri.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Regarde. Bill se pencha.
– La damnée fille, hurla-t-il, c’estencore elle !
En effet, la carriole lancée à toute vitesse,suivait maintenant le train qui allait à petite allure.
– Tant pis, fit Bill en ajustant sonrevolver. Cette fois-ci elle y passera.
Dock lui empoigna la main.
– Tu n’es pas fou… nous sommes pincésc’est sûr… alors comme voleurs, c’est la prison… comme meurtriers,c’est la mort ! Très peu pour le fauteuil électrique.
En grommelant, Bill remit son revolver à saceinture.
*
**
Grâce aux innombrables lacets que faisait lavoie, les chevaux, fouettés à tour de bras, avaient pu rejoindre letrain.
– Serrez le convoi le plus possible,disait Helen.
– Vous n’allez pas sauter.
– Si.
– C’est de la folie.
– Obéissez.
Les roues de la carriole frôlaient les rouesdu wagon.
Helen prit son élan et bondit sur lemarchepied. De là, s’aidant de la main, elle grimpa sur letoit.
Mais Bill avait tout vu.
Cette fois Dock ne put le retenir. Fou derage, il tirait comme un dément sur Storm et la voiture.
George ramassa la carabine de Carrey qui setrouvait au fond du véhicule, et ripostait de son mieux.
– Tonnerre de Dieu ! hurlait Bill,la petite est dans le train, ils vont nous avoir.
– Il faut l’empêcher d’aller prévenir leconducteur, dit Dock.
– Tu as raison, en haut nous aussi.
– Dépêchons.
Un instant après ils étaient à leur tour surle toit du fourgon.
George se désespérait de savoir Helen seule enprésence des bandits. Tout à coup il aperçut au fond de la voiturela fourragère qui servait à corder les ballots sur la voiture.
Il s’en empara, fit un nœud coulant à l’unedes extrémités et lança un lasso d’un nouveau genre sur le toit duwagon contre lequel il courait.
Le nœud s’enroula autour de la prised’air.
Sentant la corde se raidir, Storm n’hésitapas, il lâcha la voiture et, s’aidant du filin, grimpa sur lewagon.
Il n’avait pas fait trois pas en chancelantsur l’étroite plate-forme qu’il se heurtait à Bill qui, l’assommantd’un coup de poing, le renversait inanimé.
Mais Helen n’avait pas perdu de temps. Ellerevenait avec les deux conducteurs du train qu’elle avaitprévenus.
Bravement, les deux hommes la suivirent.
Mais Bill et Dock, braquant leur revolver surles nouveaux venus, les forçaient bientôt à mettre les mains enl’air.
Cependant Helen ne perdait pas courage.Sournoisement son pied cherchait la cheville de Dock. Au moment oùelle le frôlait, elle donna à l’homme un violent croc-en-jambe etil s’abattit sur le plancher. Profitant de l’incident, les deuxagents s’élancèrent sur Bill qui, lui, dans la bagarre, perdit sonrevolver.
Le combat s’engagea furieux entre les quatrehommes.
Mais Helen ne pensait qu’à son pauvre George.De wagon en wagon, elle put le rejoindre.
Au moment où elle lui soulevait la tête, Stormouvrit les yeux.
– Rien de cassé, George ?
– Rien, Helen.
– Alors, tâchez de vous remettre le plusvite possible, moi je vais essayer de détacher du train le fourgonaux minerais.
– Rien de cassé, Helen ?
– Rien, George… et nous avons sauvé nossacs d’or.
Avec une force et une adresse incroyables,Helen réussit dans son téméraire dessein.
Aussitôt, elle sautait du wagon à terre.
Un homme se rua sur elle.
C’était Bill qui avait suivi sa manœuvre.
Une lutte mortelle s’engagea entre le banditet la jeune fille. Tout à coup Helen sentit qu’elle allait perdreconnaissance, mais George arrivait à la rescousse.
D’un beau direct à l’estomac, il culbutaBill.
Alors, aidant Helen à se relever, il dit enriant :
– Rien de cassé, Helen ?
– Rien, George…
– All right !
En Amérique, lorsqu’une mine d’or a cessé dedonner un bon rendement ou même lorsqu’elle ne donne plus aucunrendement, ses propriétaires, afin de la vendre le plus cherpossible, l’exploitation étant désormais sans valeur, se livrent àune escroquerie bien connue des chercheurs d’or, mais qui cependantréussit presque toujours.
Ils « salent » la mine…
Voici en quoi consiste ce procédé :
On remplace, dans la cartouche d’un fusil dechasse, le menu plomb par de la poudre d’or, puis on tire auhasard, sur le rocher de nature aurifère, et qui est censé contenirdes paillettes.
Les grains de poudre d’or s’incrustent dans lapierre et quand, ensuite, on soumet les échantillons géologiques duterrain minier à des experts, ceux-ci sont forcés de reconnaîtreque les fragments de quartz qu’on leur présente renferment bel etbien de l’or. Ils rédigent leurs rapports en conséquence et le tourest joué.
Moyennant une dépense de quelques centaines dedollars, la mine est vendue au prix fort. Inutile de dire qu’aprèsquelques journées de travail, les paillettes disparaissentcomplètement et que l’acquéreur s’aperçoit qu’il a été volé. Il n’aplus alors que la ressource d’intenter un procès au vendeur.
Mais celui-ci ne manque jamais d’objecterqu’il a été de bonne foi, qu’il ne pouvait pas supposer que lefilon était épuisé et que, d’ailleurs, il a fourni de nombreuxéchantillons de quartz aurifère.
Ainsi que nous l’avons vu précédemment,Dixler, directeur de la Colorado Coast Company, avait fait saler lamine qu’il comptait vendre à son adversaire financier, l’honorableM. Hamilton, directeur de la Central Trust, le tuteur de missHelen Holmes et le protecteur du mécanicien George Storm.
L’ingénieur Hamilton avait d’abord hésité.
Mais les échantillons qui lui avaient étésoumis présentaient une telle richesse, les rapports des expertsavaient été si concluants qu’après avoir pris l’avis de sescommanditaires, Hamilton s’était décidé à se rendre acquéreur decette mine, dont le rendement devait donner une nouvelle activitéau trafic des lignes nouvellement construites par la CentralTrust.
Dixler et Hamilton avaient donc prisrendez-vous chez le greffier de la ville de Clarke pour y signer lecontrat de vente.
En Amérique, les cessions de terrain ne sepassent pas tout à fait de la même manière que chez nous. Pour quela vente soit effective, il suffit que le texte du contrat soitinscrit sur le registre du greffier et signé des deux parties quipeuvent, lorsqu’elles en ont besoin, en réclamer des duplicata.
Hamilton et Dixler avaient donc prisrendez-vous ce matin-là, chez le greffier de la ville de Clarke,une petite ville dans le comté du même nom, de l’État duNevada.
Ils furent aimablement reçus par le greffier,M. William Hartmann, qui les introduisit aussitôt dans soncabinet et les fit asseoir, l’un à sa droite et l’autre à sagauche.
En regardant la face rusée de Dixler,l’ingénieur ne put s’empêcher d’éprouver comme un regret de s’êtreengagé si avant dans cette affaire :
– Pourquoi donc, demanda-t-il,brusquement à Dixler, avez-vous eu l’idée de vous défaire d’unemine si riche ?…
– J’ai peut-être tort en effet, réponditfroidement l’Allemand. Mais en ce moment, j’ai besoin de tous mescapitaux et j’ai d’ailleurs en vue des affaires plus avantageusesencore que cette mine.
– Enfin, c’est votre affaire.
– Messieurs, interrompit le greffier,vous êtes toujours bien d’accord sur toutes lesquestions ?
– Parfaitement.
– Il me reste donc à vous donner lecturedu contrat de vente que je vais transcrire sur mon registre.
– Il s’agit bien de la vente de deux lotsde la mine d’or Superstition, située dans la région minière ducomté de Clarke, État du Nevada, et que M. Dixler, directeurde la Colorado Coast Company, cède à M. Hamilton, directeur dela compagnie de la Central Trust ?
« La vente est transcrite sur le registredu comté, volume 1, page 215.
« Le prix est de deux millions deux centmille dollars, payable ainsi qu’il suit :
« Six cent mille à la signature ducontrat, six cent mille le 15 octobre, et cent vingt-cinq milledollars par trimestre jusqu’à complet paiement.
– C’est bien ce qui a été convenu, fitDixler.
– Alors, messieurs, veuillez apposer vossignatures. Cette formalité une fois remplie, M. Hamiltondemanda :
– Quand voulez-vous, monsieur Dixler, quej’effectue le premier paiement ?
– Mais à l’instant même, répliqual’Allemand avec arrogance. Le texte de l’acte dit « à lasignature du contrat ».
– Vous allez être satisfait. Je vais vouslibeller un chèque. L’ingénieur Hamilton s’exécuta et l’Allemand,après avoir vérifié le chèque, le serra dans son portefeuille, nonsans adresser à M. Hamilton ces paroles dont lui seul pouvaitcomprendre la profonde ironie.
– Je vous souhaite une bonne chance,M. Hamilton ! Vous avez fait là une affaire en or.
– Merci, monsieur Dixler, aurevoir !… et j’espère que si vous continuez à lutter contrenous, ce sera toujours, comme aujourd’hui, en loyal adversaire.
– Vous ne pouvez pas en douter un seulinstant, répliqua l’Allemand avec un sarcastique sourire.
Les deux hommes se serrèrent la main d’ungeste froid, mais correct, et se séparèrent.
L’ingénieur Hamilton, après s’être rendu aubureau de poste, alla faire en ville quelques courses urgentes. Ilavait décidé de prendre le premier train pour aller rejoindre, leplus tôt possible, George Storm et miss Helen à la mine deSuperstition. Il avait hâte d’entrer en possession de la concessiondont il venait de se rendre acquéreur.
Pendant ce temps, George Storm et miss Helen,en attendant la dépêche qui devait leur apprendre si l’affaireavait réussi ou si elle était manquée, avaient passé la matinée àparcourir les environs de la mine, à interroger les ouvriers, pourtâcher de se rendre un compte exact de la valeur de l’exploitationet des travaux qu’il faudrait y effectuer dans l’avenir.
Depuis longtemps déjà, une certaine intimités’était établie entre Helen et George, ils avaient les mêmesopinions, la même manière de voir sur toutes les questions. Ils nepouvaient rester longtemps l’un sans l’autre.
C’était quelque chose comme la tendreaffection d’un frère et d’une sœur, mais avec un sentiment plusprofond et plus passionné.
Sans qu’ils s’en rendissent compte, la francheamitié qui avait uni autrefois les deux enfants s’étaittransformée, petit à petit, chez les jeunes gens, en un amourvéritable.
– Comment aurais-je jamais espéré, fitGeorge Storm à demi-voix, que le pauvre mécanicien de la CentralTrust pourrait aspirer à l’honneur d’obtenir la main de la fille dugénéral Holmes, de la belle et courageuse miss Helen, de celle quel’Amérique entière a déjà surnommée l’Héroïne du Colorado.
– Rien n’est encore tout à fait décidé,répondit la jeune fille avec un sourire plein de coquetterie.
– Chère Helen, murmura George !…Avouez que vous ne m’avez pas trop découragé.
– Mais je ne veux pas non plus vousdécourager, au contraire ! J’ai assez de franchise pourreconnaître que j’ai pour vous une grande et profondeaffection.
– Je le sais.
– Mais ne croyez-vous pas, comme moi, moncher George, que, pour que nous puissions nous unir, il seraitcorrect que nous ayons l’un et l’autre une situation digne denous.
– Je suis entièrement de votre avis. Jecrois d’ailleurs que ce moment si impatiemment attendu par moiarrivera bientôt. Malgré toute son habileté, malgré toutes sesruses, en dépit de l’or allemand qui coule à flots dans sescaisses, Dixler a éprouvé plusieurs humiliantes défaites. Et letemps n’est pas loin, je crois, où la Central Trust auradéfinitivement triomphé de la Colorado Coast.
« L’acquisition de cette mine, sil’affaire réussit, va donner de formidables bénéfices, les frais depremier établissement sont faits. Les galeries qui atteignent lacouche de quartz aurifère sont creusées, l’outillage est aucomplet, et les rapports des experts annoncent un rendement enmétal bien supérieur à celui des concessions voisines.
Helen et George se trouvaient en ce moment àl’entrée même de la mine. Dans le flanc avide de la montagneéventrée s’enfonçaient des galeries profondes, ce que lesAméricains appellent des tunnels. Dans le ravin placé encontre-bas, s’entassaient des amoncellements de minerais, deschamps de pierrailles étaient traversés par les rails d’un cheminde fer à voie étroite, dans le genre de nos Decauville. Àl’horizon, c’était la sierra dans toute sa nudité grandiose, sansune goutte d’eau, sans un arbre, aussi stérile, aussi mélancoliqueà contempler que ces paysages lunaires que nous révèle laphotographie astrale.
– Quelle désolation, murmura George,après un silence : on dirait que cette perspective est marquéedu sceau de la détresse et du désespoir.
– Sans doute, répliqua la jeune filleavec feu, mais les riches métaux qui dorment dans les vieux rocséruptifs, grâce à l’activité humaine, s’éveilleront de leur sommeilmillénaire pour faire régner la prospérité et la joie dans cettevallée de désolation ; des villes et des villages entourés deculture surgiront au pied des monts, les collines se couvriront deforêts, des maisons onduleront dans les plaines… Miss Helen futinterrompue dans cette idyllique description par l’arrivée d’unemployé de la mine.
Une dépêche pourMlle Holmes.
– Donnez vite…
Miss Helen déchira l’enveloppe etlut :
Contrat de vente signé ; reviendraipar train 8. – Signé : HAMILTON.
– L’affaire a réussi, s’écria la jeunefille, en battant joyeusement des mains.
– La chance nous protège, reprit George.Le temps n’est pas loin, peut-être, chère Helen, où je pourrai vousappeler miss… Storm !…
– Nous verrons cela ; en attendant,il faut nous hâter, allons jusqu’à la gare, au-devant del’ingénieur ; je brûle de savoir comment l’affaire s’estconclue et quelle a été l’attitude de ce coquin de Dixler.
À ce moment même, l’Allemand, sans se douterqu’il fût l’objet d’une aussi flatteuse appréciation, s’abandonnaità toute l’ivresse du triomphe.
Rentré chez lui en sortant de chez legreffier, il s’était fait servir par son secrétaire un grand verrede Canadian Whisky et de soda-water,puis il avait alluméun trabucos et s’était abandonné à une douce rêverie.
– J’ai merveilleusement roulé cetimbécile de Hamilton, songeait-il, c’est une perte sèche dequelques millions de dollars pour la Central Trust… Mais à propos,il faut que je prévienne les membres du conseil d’administration,mes commanditaires, de ce brillant succès.
Il appela son secrétaire :
– Tony, ordonna-t-il, tu vasimmédiatement faire le nécessaire pour prévenir lesadministrateurs. Il y a assemblée générale extraordinaireaujourd’hui à trois heures.
Tony s’inclina silencieusement et sortit.
Dès qu’il eut tourné les talons, Dixler,décidément enchanté de lui-même, se versa un nouveau verre dewhisky et alluma un nouveau cigare.
L’ingénieur Hamilton, lui aussi, étaitd’excellente humeur. Il s’installa dans un confortable wagon dutrain 8, lut ses journaux, se livra même à des calculs sur lerendement probable de la mine dont les travaux d’aménagement qu’ilallait entreprendre devaient tripler le rendement, arrivant ainsi àdes totaux de plus en plus satisfaisants.
– Décidément, se disait-il, l’affaire estsuperbe ! Qu’il y ait seulement moitié autant d’or dans lamine que n’en annoncent les échantillons et nous allons encaisserde formidables bénéfices. Les actions de la Central Trust vontdépasser le pair, et ma chère Helen, un moment ruinée, va redevenirce qu’elle était avant la mort de son père, une des plus richeshéritières du Colorado.
C’est dans cette disposition d’esprit quel’ingénieur descendit du wagon et mit le pied sur le quai de lagare où l’attendaient miss Helen et George Storm.
– Mes chers amis, s’écria-t-il en leurserrant les mains avec effusion, l’affaire est dans le sac !…Il faut que Dixler ait réellement besoin d’argent.
Et se tournant vers miss Helen :
– Ma chère enfant, ajouta-t-il, il fautque nous soyons riches, très riches, et nous allons travailler enconséquence !
Chemin faisant, l’ingénieur qui avait fait desérieuses études en géologie, expliqua aux deux jeunes gens lanature de la mine Superstition.
– Les gisements aurifères sont de deuxsortes, leur dit-il, les placers et les mines proprement dites. Lesplacers se composent de sables aurifères entraînés petit à petitpar l’action des pluies ou des glaciers qui ont effrité la roche etont entraîné les débris que l’on rencontre généralement en couchesépaisses sur des bancs de glaise bleue, dans le voisinage desrivières et dans les terrains d’alluvions.
– Tels sont, par exemple, interrompitGeorge, les placers de Californie.
– Les mines, au contraire, se rencontrentdans les terrains volcaniques, souvent au cœur des montagnes commela sierra Nevada ; c’est parmi les porphyres verts, lesserpentines, les diorites que l’on rencontre les fissures parlesquelles se sont fait jour les veines de quartz aurifères oufilons.
« La mine de Superstition est un gisementconsidérable de ce quartz. Roches très dures que les mineursdoivent attaquer soit à la dynamite, soit avec le fleuret d’acierchromé.
L’ingénieur entra dans une foule d’autresexplications techniques qui intéressèrent vivement Helen et George.Cette conversation leur fit paraître le chemin très court, et ilsarrivèrent à l’entrée de la mine sans s’en être aperçu.
– Si vous le voulez bien, proposal’ingénieur, nous allons faire un tour dans les galeries. Je nesuis pas fâché de voir par moi-même ce qu’a produit le travail desquelques ouvriers qui sont encore ici et dont je compte biend’ailleurs d’ici peu décupler le nombre.
– Voici précisément, dit miss Helen, unwagonnet rempli de minerai qui a dû être extrait aujourd’huimême.
L’ingénieur contempla les petits caillouxcristallins aux reflets étincelants, il en prit quelques-uns auhasard et les examina avec sa loupe, puis les rejeta avec une mouede désappointement.
– Maigre butin, murmura-t-il, c’est àpeine si dans ce quartz il y a de faibles traces d’or, cescailloux-là sont tout au plus bons à empierrer les routes, ils nevalent pas les frais du traitement chimique qui, vous le savez, estassez coûteux.
– Il ne faut pas se décourager, ditHelen.
– Ce n’est pas que je sois découragé, jeconnais bien les exploitations aurifères, je n’ignore pas qu’ontravaillera très bien plusieurs jours de suite, sans résultatappréciable, comme on pourra tomber aussi du premier coup sur devéritables poches d’or renfermant des pépites d’une colossalegrosseur.
Tout en parlant ainsi, ils avaient pénétrédans la galerie. Le contremaître qui, suivant les conventionsarrêtées d’avance, passait du service de Dixler à celui deHamilton, vint au-devant de son nouveau directeur.
Carrington, tel était le nom du contremaître,était un mineur réputé, un Cornishman, c’est-à-dire qu’ilétait originaire de la province de Cornouailles, en Angleterre,dont les mineurs passent pour les plus experts, luttent pour ainsidire corps à corps avec le quartz, ce cristal siliceux, si durqu’il entame l’acier le mieux trempé en dégageant des gerbesd’étincelles.
À deux dans une seule journée, ils émoussentparfois vingt ou trente fleurets.
– Comment se présentent les travaux,aujourd’hui, mon brave Carrington, demanda l’ingénieur.
Le Cornishman eut un haussementd’épaules évasif :
– Ce n’est pas très brillant, monsieurl’ingénieur, murmura-t-il. Mais vous savez qu’il n’y a rien de sicapricieux que les filons. Heureusement, j’ai avec moi destravailleurs très sérieux.
– Puis, s’écria gaiement Helen, vousvenez à peine de signer le contrat de vente, vous ne voudriez pasque la mine vous eût déjà enrichi.
– Ce serait aller un peu vite en besogne,en effet !
Ils avaient pénétré sous les hautes voûtes,aux parois scintillantes.
Carrington alluma des lampes. Ils s’engagèrentdans une des galeries latérales qui semblaient s’enfoncer jusqu’aucœur de la montagne.
Bien que l’atmosphère y fût glaciale, lesmineurs qui travaillaient deux par deux, l’un tenant le fleuret,l’autre le lourd marteau, étaient ruisselants de sueur. Leurstorses demi-nus étaient moites et brillants.
À chaque groupe qu’ils rencontraient,l’ingénieur Hamilton posait la même question :
– Eh bien, et les travaux ? Chaquefois la réponse était la même :
– Rien de bon aujourd’hui, monsieurl’ingénieur.
– Mauvais début, grommelait l’ingénieuren essayant de réagir contre le pressentiment qu’il éprouvait.
Enfin, dans l’angle le plus obscur de lagalerie, ils trouvèrent un vieil Irlandais dont la réponse lesrasséréna un peu.
– Nous sommes certainement dans la bonnevoie, monsieur l’ingénieur, dit-il, il y a de l’or dans cerocher-là, beaucoup d’or.
– Puissiez-vous dire vrai, dit missHelen.
– Tenez, continua l’Irlandais, j’aidétaché ce matin deux fragments de minerai d’une richesse peuordinaire, en voici un que j’ai mis de côté pour vous lemontrer.
Et il tendit à l’ingénieur un morceau dequartz tout étincelant d’une poussière d’or.
– Voilà qui me rassure, dit Hamilton, enmettant l’échantillon dans sa poche après l’avoir fait admirer àGeorge et à miss Helen. Et, dans sa joie, il donna généreusement undollar de gratification au vieil Irlandais.
Dix mètres plus loin, ils questionnèrentencore un mineur, un Yankee à la face taciturne et fermée.
–… Rien ! fut la réponse mélancolique del’homme.
– Il y en a qui sont plus heureux quetoi, répliqua George Storm. Montrez-lui donc, monsieur Hamilton, lemorceau de minerai que vous a remis Paddy l’Irlandais.
L’ingénieur tira l’échantillon de sa poche. LeYankee l’examina longuement et attentivement.
– Voulez-vous mon opinion très franche,monsieur l’ingénieur, dit-il enfin.
– Mais, certainement.
– Eh bien, l’or que vous voyez là n’y apas été placé par la nature.
– Que veux-tu dire ?…
– Tout simplement que la mine a étésalée…
Le mot du Yankee fut pour l’ingénieur un traitde lumière. Hamilton, qui savait de quoi Dixler était capable, nedouta pas un seul instant qu’il n’eût été victime de l’astucieuxAllemand, mais aussi comment eût-il pu avoir des soupçons, lesrapports des experts étaient tous favorables et de plus – c’étaitlà un fait – on avait déjà extrait de la mine Superstition pourplusieurs millions d’or.
– Vous comprenez, reprit le Yankee de savoix calme, le filon est épuisé ou bien il est perdu, ce quirevient au même !…
L’ingénieur Hamilton crut voir la foudretomber à ses pieds. Helen et George se regardèrent atterrés.
– Le filon perdu ! balbutial’ingénieur avec désespoir, mais c’est impossible.
– Je ne me trompe pas, murmura le Yankee,je ne travaille ici que depuis ce matin mais j’ai une grandeexpérience des mines d’or, jamais je ne me suis occupé d’autrechose. Si je vous dis que la veine est épuisée ou perdue, c’est quec’est la pure vérité.
L’homme avait parlé d’un ton de conviction sitranquille que Hamilton comprit qu’il ne s’était pas trompé.
L’ingénieur porta la main à son front avecégarement, il se vit perdu.
Ses commanditaires allaient lui demandercompte des millions de dollars inutilement sacrifiés et peut-êtremême le croiraient-ils complice de Dixler, vendu lui-même àl’Allemagne ; il échangea avec George et Helen, qui eux aussicomprenaient la gravité de la catastrophe, un regard terrifié.
Il y eut un moment de silence tragique.
– Ce serait l’écroulement de tous nosplans, l’anéantissement de toutes nos espérances, murmura enfin lajeune fille d’une voix étranglée par l’émotion ? Mais cela nese peut pas…, cet homme se trompe…
– Non, répondit froidement l’ingénieur,ce qu’il a dit est parfaitement exact.
– C’est un désastre, balbutia GeorgeStorm, en se serrant contre Helen, d’un mouvement pour ainsi direinstinctif.
– Écoutez-moi attentivement, repritl’ingénieur, on vient de dire que le filon était épuisé ouperdu ; il est perdu, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
– Alors ? demanda Helen, dontl’angoisse faisait battre le cœur.
– Il est perdu, oui, mais il n’est pasépuisé !…
– Qui vous le donne à penser ?
– J’ai longtemps étudié la géologie decette région, je sais que le banc de quartz aurifère que nousexploitons s’étend à une distance considérable sous la montagne. Jele répète, le filon est certainement perdu, mais il n’est pasépuisé.
– Alors, il faut le retrouver, s’écriaimpétueusement miss Helen.
– Croyez-vous que ce soit facile !…Il n’y a qu’un moyen, la dynamite, encore ce moyen présente-t-ilmille inconvénients.
– Essayons-le, s’écrièrent d’une mêmevoix, Helen et George.
– C’est bien mon intention, repritl’ingénieur, faites venir Carrington, le Yankee et l’Irlandais, jevais leur indiquer les endroits où il faut pratiquer les trous demine, nous les aiderons à disposer les fils électriques et je veuxqu’à la fin de la journée nous ayons retrouvé le filon perdu, ouqu’alors…
Sous la direction de l’ingénieur, tout lemonde se mit à l’œuvre. Après avoir consulté les plans del’ancienne mine, on désigna les points où, suivant les cartesgéologiques de la région, on avait le plus de chance de retrouverla veine aurifère. Ces préparatifs demandèrent plus d’une heure,les travailleurs avaient eu soin de se retirer des galeries, missHelen s’était installée dans la cabine électrique.
Tous attendaient avec impatience !…
Il y eut quelques minutes d’une attenteangoissante.
– Feu !… commanda l’ingénieurHamilton.
Une formidable explosion fit trembler le sol,longtemps répercutée par l’écho des voûtes souterraines.
Le filon perdu était retrouvé ou la minecomplètement effondrée sous les décombres…
Les membres du conseil d’administration de laColorado Coast Company venaient d’arriver un à un dans le somptueuxsalon réservé aux assemblées extraordinaires.
C’était Woodwaller, le grand marchand deforêts, Tony Ragueneau, un des rois des fourrures, Bliss Bolking,le trusteur du lait, tous milliardaires et tout-puissants.
Après les shake-hand d’usage, ils prirentplace dans les fauteuils de maroquin qui leur étaient réservés etils attendirent avec impatience la communication de Dixler ;ils savaient qu’avec ce diable d’homme, il fallait toujourss’attendre à quelque surprise nouvelle.
L’Allemand exultait, il était sûr que lesuccès qu’il venait de remporter allait lui donner, près de sespuissants commanditaires, un nouveau prestige.
– Sirs, commença-t-il au milieud’un silence imposant, je suis heureux de vous annoncer, lepremier, une excellente nouvelle : la mine de Superstition quinous coûtait si cher et ne nous rapportait plus une once d’or, estvendue.
– J’espère, interrompit Woodwaller, quevous avez pu sauver quelques millions de dollars.
– Je me demande encore, fit TobyRagueneau, quels sont ceux qui ; ont eu la naïveté de troquerde bons dollars contre des pierres sans valeur.
Dixler ménageait ses effets, comme unvéritable comédien.
– Gentlemen, reprit-il, avec unesimplicité affectée, la mine de ; Superstition a été venduepar moi à nos adversaires de la Central Trust, pour la coquettesomme de deux millions deux cent mille dollars, dont six cent millepayables comptant.
D’un même mouvement, les administrateurss’étaient levés avec des gestes de surprise etd’incrédulité :
– C’est impossible !
– Dixler, vous nous faites une mauvaiseplaisanterie.
– Ce n’est pas sérieux !
– C’est un projet irréalisable !
– L’ingénieur Hamilton n’est pas sinaïf.
Dixler leur imposa silence d’un geste.
– Gentlemen, fit-il, avec une nuance dereproche dans la voix, il me semble que je n’ai pas l’habitude deplaisanter. Et si je vous affirme une chose, c’est qu’elle estexacte ! Je précise donc : non seulement la mine deSuperstition a été vendue dans les conditions que je viensd’énoncer, mais le contrat de vente a été signé et enregistréaujourd’hui même, chez M. Hartmann, greffier de la ville deClarke et j’ai touché les six cent mille dollars que comportait lepremier paiement.
Il y eut un cri de stupeur.
– C’est invraisemblable !
– Ce Dixler est un être diabolique.Dixler jouissait de son triomphe :
– Sirs, continua-t-il en tirantde sa poche son portefeuille, voici le chèque que m’a signél’ingénieur Hamilton et qui sera présenté à la banque aujourd’huimême !…
Revenus de leur première surprise, lescommanditaires félicitèrent chaudement leur habile représentant. Unseul d’entre eux, Woodwaller, gardait une mine renfrognée etmécontente.
– Tout cela est fort bien, déclara-t-ild’un ton bourru. Évidemment, M. Dixler a bien mérité duconseil d’administration, mais pour mon compte personnel, je neserais pas fâché de savoir de quel moyen il s’est servi pourréaliser un pareil tour de force.
L’Allemand eut un haussement d’épaulesdédaigneux.
– C’est bien simple, dit-ilorgueilleusement, je vais donner à la curiosité deM. Woodwaller, pleine et entière satisfaction. Vous savezprobablement tous, ce que c’est de saler une mine.
– Oui, grogna Woodwaller, on tire un coupde fusil sur le rocher avec de la poudre d’or qui s’incruste dansla pierre, on fait ainsi croire à l’acquéreur qu’il y a du métal,là où il n’y en a jamais eu, et on le vole.
« C’était une filouterie souvent employéeautrefois, par les bandits de placers.
Tous les regards se tournèrent vers Dixlerdont la face ordinairement pâle s’était empourprée, mais l’Allemandeut vite fait de reprendre son emprise sur lui-même.
– Gentlemen, reprit-il effrontément, vouspouvez en penser ce que vous voulez, oui je l’avoue, j’ai employéle vieux procédé des bandits de placers, j’ai salé la mine afin depouvoir la vendre à mes adversaires de la Central Trust, mais j’aifait tomber dans votre caisse deux millions six cent mille dollars.Trouvez-moi un homme rempli de scrupules, comme M. Woodwaller,par exemple, qui en fasse autant, et je lui cède la placevolontiers.
Comme beaucoup d’Allemands, Dixler manquait detact. Au lieu des applaudissements qu’il attendait, son aveucynique provoqua l’indignation de tous.
– Non ! c’est indigne !…
– C’est dépasser la mesure !…
– Nous sommes des spéculateurs, c’estpossible, mais nous ne sommes pas des escrocs.
– Nous ne pouvons approuver une pareillefaçon d’agir, déclara nettement Woodwaller, prenant la parole aunom des autres ; jamais aucun d’entre nous n’apposera sasignature au bas d’un acte de vente qui nous rendrait compliced’une véritable escroquerie.
– Prenez la chose comme il vous plaira,monsieur Dixler, fit un autre, mais nous ne signerons pas.
– Vous ne signerez pas ? demandal’Allemand, blême de rage et de confusion.
– Non, non, jamais ! répliquèrentd’une même voix, tous les administrateurs.
« L’ingénieur Hamilton est un honorablegentleman, un loyal adversaire. Il est honteux pour vous de l’avoirfilouté de la sorte. Gardez toute la responsabilité de votre acte,nous ne voulons pas un cent de ces dollars mal acquis.
– Ou mieux encore, s’écriaM. Woodwaller, déchirez l’acte de vente et rendezl’argent.
– Pour cela, n’y comptez pas, s’écrial’Allemand, ivre de colère. Puis, brusquement, il se calma,reconquit tout son sang-froid et ce fut d’une voix tranquille,qu’il déclara :
– Sirs ! il est possibleque dans tout mon zèle pour vos intérêts, dont je suis ledéfenseur, je sois allé un peu loin. Mon opinion à moi est qu’avecdes adversaires tels que les nôtres, toutes les armes sont bonnes,il faut laisser de côté certains scrupules, certains préjugés, quisont de mise en d’autres circonstances ; quoi qu’il en soit,il faut que cette affaire ait une solution.
– Oui ! il le faut et tout desuite !…
– Eh bien ! voici ! vous êtestous détenteurs d’actions de la mine Superstition. Ces actions, jevous les rachète et je vous les paie, séance tenante, au coursactuel ; vous me laisserez ensuite me débrouiller comme jel’entendrai avec l’ingénieur Hamilton.
– C’est malhonnête ! s’écriaWoodwaller.
Mais les autres administrateurs avaient envied’en finir le plus rapidement possible avec cette malpropreaffaire ; après s’être concertés un moment à voix basse, ilsdéclarèrent qu’ils acceptaient la proposition de Dixler, qui leurversa immédiatement, en bank-notes ou en chèques, le montant deleurs actions.
– Et maintenant ! s’écriaWoodwaller, qui, d’un tempérament très sanguin, commençait à sentirle besoin de prendre l’air ; allons-nous-en. Je suppose queM. Dixler n’a aucune autre communication à nous faire.
– Pas la moindre ! messieurs !répliqua l’escroc, avec une impudence tranquille.
– Au revoir, alors !
Woodwaller s’était levé aussitôt, imité partous ses collègues.
Dixler lui tendit la main.
La main de Woodwaller demeura obstinémentcachée, derrière son dos.
Avec un second administrateur, l’Allemandn’eut pas plus de succès, aucun des financiers ne voulût accorder àl’escroc le loyal shake-hand qu’en Amérique un homme, à quelqueclasse qu’il appartienne, ne refuse jamais à un autre homme.
Silencieusement, les autres membres du conseild’administration de la Colorado Coast Company sortirent de la salledu conseil, laissant Dixler en proie à la rage, et, quand sereferma la porte sur le dernier d’entre eux, il serra les poingsdans un geste de menace.
– Un jour, s’écria-t-il, l’Allemagne mevengera de ces imbéciles. Et pour se consoler de cet affront, ilsonna son secrétaire, et se fit apporter un grand verre dewhisky.
L’explosion qui avait fait trembler le sol àdeux milles à la ronde, avait rempli les galeries de la mine d’unefumée opaque et nauséabonde, dégageant une odeur caractéristique etfétide qui accompagne la combustion de tous les composésazotés.
En dépit des puissants ventilateurs, disposésà l’entrée des galeries, celles-ci allaient demeurer inaccessiblespendant au moins une heure.
L’ingénieur Hamilton, Helen et Georgeattendaient impatiemment que la mine fût enfin praticable.
L’ingénieur était perplexe, plein denervosité.
– Avez-vous entendu des bruitsd’éboulements, demanda-t-il à Helen et à George.
– Non, répondit la jeune fille.
– Ce que je viens de tenter était trèshardi, les galeries auraient pu s’ébouler et je ne suis pas encorecertain…
– Calmez donc votre inquiétude, fitobserver George Storm, vous n’ignorez pas que ces couloirs creusésdans la roche vive sont d’une solidité extraordinaire. Quelquesblocs déjà ébranlés dans leur alvéole ont pu se détacher, maisl’ensemble a résisté, j’en suis sûr ; les porphyres et lesquartz forment les assises les plus solides de l’antique écorce dela planète.
Cependant, la fumée se dissipait rapidement,les profondeurs de la mine apparaissaient comme un brouillard oùsemblaient s’agiter des formes indécises, c’était comme lecrépuscule d’un brumeux matin d’automne, succédant à la nuitpluvieuse et noire.
– Nous avons véritablement de la chance,murmura l’ingénieur, d’une voix saccadée, les galeries sontintactes.
– Je crois, dit George Storm, quemaintenant nous pouvons entrer.
– Je vous accompagne, demanda missHelen ?
– Non, miss, cela ne se peut pas,répliqua sévèrement l’ingénieur. Il peut encore rouler sur nousquelques blocs mal descellés et ce serait criminel de ma part devous exposer inutilement au danger.
– Comme il vous plaira, murmura la jeunefille, légèrement vexée, allez donc et revenez vite me dire que lefilon perdu est retrouvé.
L’ingénieur Hamilton et George Storm, aprèss’être munis de lampes, de fleurets, de pics et de marteaux,s’avancèrent dans les galeries.
À l’endroit où l’explosion des cartouches dedynamite s’était produite, des excavations s’étaient creusées, desprofondes fissures s’étaient formées.
À la lueur des lampes, les parois cristallinesdu roc étincelaient de mille feux. L’ingénieur, d’un coup de pic,détacha quelques fragments. George l’imita.
L’Irlandais, le Yankee et le contremaître quiles suivaient en firent autant.
Tous ces échantillons furent chargés sur unwagonnet et menés jusqu’à l’entrée de la mine où miss Holmes, avecl’aide d’un vieux mineur les examina.
Mais tous deux avaient beau retourner lespierres brillantes, les considérer dans tous les sens, ilsn’apercevaient que des traces de métal à peine perceptibles.
– Il vaut mieux que je vous le dise,murmura le mineur, il n’y a pas dans tous ces cailloux de quoiacheter une bouteille de whisky.
Miss Helen demeura silencieuse, mais son cœurse serrait à la pensée du désastre qu’allait causer à la Compagniedu Central Trust la fourberie de Fritz Dixler.
Pendant ce temps, avec une sorte de rage,George Storm et l’ingénieur Hamilton continuaient à détacher desmorceaux de rocs.
La sueur au front, ils n’interrompaient leurtravail que pour examiner, à la lueur de leurs lampes, la paroi dela galerie.
– Rien, il n’y a rien, répétaitl’ingénieur avec un amer découragement.
– Continuons, répondait George. Il estimpossible que nous ne retrouvions pas le filon perdu.
– Je commence à désespérer.
– Il faut que nous le retrouvions.Dussions-nous éventrer la montagne, nous poserons, s’il le faut, denouvelles cartouches.
– Je commence à craindre que tout celasoit inutile. « Oh ! Dixler savait bien ce qu’ilfaisait !…
« Je suis cruellement puni de ma naïveté,je me rends parfaitement compte, maintenant, que si la mine deSuperstition avait eu quelque valeur, l’Allemand n’aurait jamais eul’idée de la vendre.
– Ne désespérez pas ! tenez !je vois briller des paillettes d’or.
Et il montrait une cassure fraîche de lapierre, toute scintillante de métal.
L’ingénieur soupira comme débarrassé d’unlourd fardeau.
– Vous avez raison, murmura-t-il, c’estde l’or !…
Avec une joie fiévreuse, tous deux attaquèrentla roche siliceuse d’où l’acier de leur pic faisait jaillir desgerbes d’étincelles. L’or continuait à se montrer en assez grandeabondance.
– Le filon !… balbutiaitl’ingénieur, avec une sorte d’égarement, je crois que cette foisnous l’avons ressaisi !…
Et il continuait à détacher les fragments desilex avec une sorte de fièvre, pleine d’allégresse. Dans leursmains, les lourds outils d’acier ne pesaient pas plus qu’unepaille, ils ne sentaient pas leur fatigue. Et toujours les fauvesrayons du métal continuaient à luire à leurs yeux, comme si unerosée d’or eut filtré à travers la pierre.
À leurs pieds, il y en avait déjà un petitmonceau, puis tout à coup, les paillettes ne reparurent plus.
Ce n’était pas le filon qu’ils avaientretrouvé, c’était une de ces minuscules veines comme il s’en trouvedans tous les massifs schisteux.
L’ingénieur Hamilton s’était arrêté, horsd’haleine, les bras rompus par le violent exercice auquel il venaitde se livrer.
– Décidément, balbutia-t-il avectristesse, je crois qu’il faut y renoncer.
– Essayons encore, fit George avecobstination.
De nouveau, mais cette fois sans grandespoir ; ils se remirent au travail.
Ce fut peine inutile.
L’or, qui semblait ne s’être montré à eux quepour ainsi dire les narguer, avait définitivement disparu.
– Il vaut mieux y renoncer, déclaral’ingénieur. Vous voyez bien que nous n’arriverons à rien, nousavons perdu la partie.
– Monsieur Hamilton, répondit George,avec cette vive confiance que donne la jeunesse, il y a encore aubout de la galerie une faille que nous n’avons pas encoreexplorée.
– Examinons-la, si vous le désirez,murmura l’ingénieur avec une sombre résignation ; mais je suissûr que ce sera du temps et de la peine perdus ; aujourd’hui,la chance est contre nous.
– Essayons toujours !…
Ils se trouvaient à ce moment dans la partiela plus profonde de la mine, ils avaient laissé bien loin derrièreeux, les ouvriers occupés à détacher des morceaux de quartz et,dans l’éloignement, ils n’apercevaient plus leurs lampes, que commela lueur tremblante des feux follets dans la brume d’unmarécage.
Comme ils s’avançaient lentement versl’endroit indiqué par George, celui-ci eut un brusquemouvement.
– Avez-vous entendu, demanda-t-il ?L’ingénieur prêta l’oreille et sa physionomie s’altéra :
– Oui ! fit-il, il se produit autourde nous de sourds craquements, mais aussi les échos de la mine quirépercutent les moindres sonorités sont si trompeurs !L’ingénieur n’eut pas le temps d’achever sa phrase rassurante, unfracas solennel et sourd comme le bruit d’une avalanche parvint àleurs oreilles, en même temps que les lueurs lointaines des lampesdisparaissaient.
Hamilton et George Storm demeurèrent un momentplongés dans un silence plein d’angoisse.
– Expliquez-moi au juste ce qui se passe,demanda enfin le mécanicien.
– Mais vous ne comprenez donc pas, monpauvre George, s’écria l’ingénieur avec une poignante émotion, ceque j’avais redouté, tout d’abord, vient de se produire, les voûtesdes galeries de la mine, ébranlées par l’explosion, viennent des’écrouler, nous sommes ensevelis vivants !
– On viendra à notre secours.
– Ce n’est pas probable. Pour remuerl’énorme amas de rocs et de terre qui pèse sur nos têtes, ilfaudrait des machines, des centaines d’hommes et nous sommes ici enplein désert, à dix milles de toute habitation. Avant qu’on ait eule temps de nous délivrer, nous aurons succombé à la faim ou àl’asphyxie, George Storm ne trouva pas un mot à répondre, et dansle silence de l’étroite galerie qui devait être leur tombeau, lesdeux hommes échangèrent un regard plein d’un désespoir immense.
Miss Helen Holmes s’entretenait encore avec levieux mineur, près du wagonnet chargé de pierres schisteuses, quandle sourd fracas de l’éboulement souterrain parvint jusqu’àelle.
– Que signifie ce bruit ?demanda-t-elle au vieillard.
Celui-ci secoua la tête avec tristesse.
– Je crains bien, miss, qu’il ne se soitproduit quelque catastrophe terrible dans la mine !…Tenez ! je ne me suis pas trompé, voici tous les hommes quis’enfuient, éperdus.
Sans en entendre davantage, la jeune filles’était élancée au-devant des ouvriers qui sortaient, les uns aprèsles autres, de la voûte d’entrée, avec des visages épouvantés.
La jeune fille alla droit au contremaître. Lepauvre diable était consterné, ses jambes flageolaient souslui.
– Miss ! bégaya-t-il, je ne sais sije dois vous dire ! C’est épouvantable !… la voûte de lamine !…
– Mais parlez donc !… s’écria lajeune fille avec impatience.
– La voûte, reprit le contremaître avecdes yeux hagards, éboulée, anéantie !…
– Où est George Storm ?…M. Hamilton ?…
– Au fond ! ensevelis, enterrésvifs !… murmura Carrington avec effort.
Helen se sentit atteinte comme d’un coup enplein cœur. Sa gorge se serra, elle devint d’une pâleur mortelle,et elle crut qu’elle allait s’évanouir.
Par un effort surhumain, elle domina sonmouvement de faiblesse.
– Il faut les sauver !…s’écria-t-elle, avec égarement.
– Je voudrais bien, miss Helen, maiscomment ?… Il faudrait plus d’une semaine aux quelques hommesdont nous disposons pour se frayer une route à travers lesquartiers du roc qui obstruent les galeries, et dans quelquesheures, il sera trop tard… Si M. Hamilton et M. Stormn’ont pas été écrasés du premier coup, ils ne tarderont pas àsuccomber à l’asphyxie.
L’imminence du péril avait rendu à l’Héroïnedu Colorado tout son sang-froid, toute son indomptable énergie,tout son esprit d’initiative.
– Ce n’est pas ainsi qu’il faut parler,s’écria-t-elle, il faut tenter l’impossible pour sauver deuxexistences humaines. Vous, Carrington, vous allez téléphoneraussitôt à la ville de Clarke, puis vous vous rendrez chez lemédecin le plus proche et vous l’amènerez. Quant aux ouvriers quisont là, et qui ont la chance d’être indemnes, qu’ils commencent àfaire le déblaiement, sans perdre une minute.
– Cela ne servira pas à grand-chose,murmura Carrington, car ils sont trop peu nombreux.
– N’importe !… faites ce que je vousdis, les minutes sont précieuses. Pendant ce temps, je vais allerchercher du secours.
– Mais, où cela ?…
– À la mine d’argent voisine, SantaLeona ! Il y a là une centaine d’hommes, je suppose quel’ingénieur permettra bien à cinquante d’entre eux, de venir avecmoi !…
– Vous n’ignorez pas, dit encore lecontremaître, que le chemin de fer à voie étroite qui relie SantaLeona à Superstition, pour le transport du minerai, fait une grandequantité de circuits, vous aurez presque aussi vite fait d’aller àpied.
– Ne vous inquiétez pas de cela. Exécutezles instructions que je viens de vous donner et ne vous occupez pasdu reste !…
« Je vous jure que je serai promptementrendue à Santa Leona, et que plus promptement encore, je serai deretour avec une nombreuse équipe de travailleurs.
Malgré le peu de confiance qu’il avait dans lerésultat final, le contremaître ne pouvait s’empêcher d’admirerl’assurance et le courage de la jeune fille.
Sans rien lui répondre, il se hâta d’exécuterles ordres qu’il venait de recevoir.
Miss Holmes, comme nous avons eu l’occasion dele voir en plusieurs circonstances, était une mécanicienne experte.Elle sauta sur une des petites locomotives qui servait à traînerles wagonnets de minerai, jeta dans le foyer une pelletée decharbon, puis ouvrit largement la manette du régulateur.
Une minute après, la machine démarrait, puis,avec une vitesse sans cesse accrue, dévalait vertigineusement lespentes de la sierra.
Le paysage, en cette partie de l’État duNevada, est un des plus sauvages qui existent ; partout desmonceaux de caillasses, des rocs édentés, d’arides ravins que lespluies hivernales changent en torrents ; à l’horizon, uncercle de montagnes qui semblent se refermer derrière lesvoyageurs ; nulle part trace d’habitation ou de verdure ;c’est le désert où ne coule nulle source et sur lequel pèsentéternellement les rayons d’un soleil de plomb.
Miss Helen, debout sur l’étroite plate-forme,le front ruisselant de sueur, le visage fouetté par la pluie noireet les escarbilles, ne songeait guère à examiner le décor qu’elletraversait à toute vitesse.
Les yeux fixés sur le manomètre, qui luiindiquait la tension de la vapeur, la main sur la manette durégulateur, elle ne quittait cette attitude que pour jeter dans lefoyer des pelletées de charbon, sitôt que le feu commençait àbaisser.
Tout à coup, elle eut une exclamation dedésespoir, elle n’avait plus de charbon !…
Et elle était encore à plus d’un mille deSanta Leona. La tension de la vapeur baissait d’instant en instant,miss Helen, malgré tout son courage, sentait monter à ses yeux deslarmes de rage et de désespoir.
La locomotive allait maintenant trèslentement, elle franchit encore une centaine de mètres en vertu dela vitesse acquise, puis ses roues patinèrent et elle s’arrêta.
Miss Helen regarda autour d’elle. Dans lelointain, elle apercevait les cheminées de la mine de SantaLeona ; à ses pieds, un ravin profond, un véritable gouffre,qui séparait deux montagnes.
Il lui fallait deux heures au moins pourdescendre au fond de ce ravin et pour remonter sur l’autrebord.
Au-dessus du gouffre, les ingénieurs avaientinstallé un de ces monte-charge aériens grâce auquel, sur de grosfils de fer on fait glisser des wagonnets de minerai.
En regardant cette étrange machine, la jeunefille eut une inspiration.
N’était-elle pas l’acrobate qui avaitémerveillé toute l’Amérique en sautant d’une falaise de trentemètres dans la mer, en se jetant à l’eau avec son cheval du hautd’un pont, et en accomplissant ces mille exploits sportifs quil’avait fait surnommer l’Héroïne du Colorado !…
– Il est heureux, somme toute,songea-t-elle, que ma locomotive se soit arrêtée ici.
« Avec un peu d’audace, j’aurai franchice ravin et, dans dix minutes, je serai arrivée à Santa Leona.
Sans plus réfléchir, miss Helen escalada undes poteaux qui soutenaient les fils de traction, puis sesuspendant par les poignets à un des tracteurs, le corps balancédans le vide, elle commença la vertigineuse traversée.
Fermant les yeux pour ne pas voir sous sespieds le gouffre béant, elle commença à glisser lentement le longdu fil, mais à mesure qu’elle avançait, elle sentait les muscles deses bras s’engourdir.
Comme il arrive dans certains cauchemars, elleavait par instants une irrésistible envie d’ouvrir les mains et dese laisser tomber dans l’abîme. Ses oreilles bourdonnaient, il luisemblait que des voix confuses l’appelaient d’en bas.
« Tu n’as plus rien à faire, ici-bas, luisusurraient ces voix, celui que tu aimes est mort ! Il n’estplus pour toi de bonheur sur terre !… C’est seulement dans lapaix du tombeau que tu trouveras la tranquillité. Un simple gesteet tu seras délivrée des tortures de la vie !… »
Miss Helen eut besoin de toute son énergiepour résister à cette espèce de fascination, ses poignets tuméfiésne portaient plus qu’à grand-peine le poids de son corps et sesartères battaient à grands coups lorsqu’enfin elle atteignitl’autre bord du ravin.
Elle se laissa glisser à terre plus morte quevive, elle éprouvait une fatigue atroce, mais elle n’était plusqu’à une faible distance de Santa Leona.
Courant à perdre haleine, elle y arriva.
Trouver un ouvrier qui la conduisit à uningénieur ; raconter à celui-ci, en quelques mots, lacatastrophe de Superstition fut pour elle l’affaire d’uninstant.
Dans ces solitudes désolées, la solidarité estla première des vertus. Là, plus qu’ailleurs, l’homme a besoin deson semblable.
– Ce que vous me demandez, miss Helen, nese refuse jamais, je serais bien heureux que vous vinssiez à monsecours, si jamais une explosion semblable se produisait dans monexploitation, mais il ne faut pas perdre un instant.
Aussitôt prévenus par un contremaître, lesouvriers abandonnèrent précipitamment leur travail et s’entassèrenten désordre dans les wagonnets qui servaient au transport duminerai. Miss Helen prit place à leurs côtés, ainsi que l’ingénieurde Santa Leona et, une demi-heure après, toute l’équipe detravailleurs débarquait à la mine Superstition.
On se mit à l’œuvre sans perdre uninstant.
Sur les conseils de l’ingénieur, on renonça àdéblayer les galeries, ce qui eut été trop long, et l’on se mit endevoir d’essayer de percer perpendiculairement à la voûte, dans unendroit où l’épaisseur du roc paraissait plus faible.
– Je ne vous cache pas, cependant, ditl’ingénieur de Santa Leona à ceux qui l’entouraient que nousn’avons que de bien faibles chances de sauver les victimes, j’ai vumalheureusement beaucoup de catastrophes du même genre, et quandles ensevelis n’ont pas été tués sur le coup, l’asphyxie faitrapidement son œuvre.
À l’heure même où se faisait la catastrophe,Dixler installé dans son cabinet, fumait nonchalamment son éternelcigare, tout en compulsant diverses paperasses.
Quoique la vente de la mine eût rapporté laforte somme, l’Allemand n’était pas satisfait. Il sentait que,depuis la dernière réunion du conseil d’administration, sescommanditaires n’avaient plus en lui la même confiance, et il ne sedissimulait pas qu’à la première occasion ils s’empresseraient dele débarquer.
Il était plongé dans ces moroses réflexionslorsque son secrétaire lui apporta une dépêche. Il l’ouvritdistraitement, mais dès qu’il eut jeté un coup d’œil, il devintd’une pâleur effroyable.
Cette dépêche lui annonçait que George Stormet Hamilton avaient été enterrés sous un éboulement et qu’on neconservait aucun espoir de les sauver.
– Tant pis pour eux, grommela-t-il, enfroissant la dépêche d’un air mécontent, ce sont deux ennemis demoins, voilà tout !…
« J’ai, se dit-il, la réputation d’unhomme impitoyable, sans scrupule et sans cœur, il serait peut-êtrehabile de ma part de faire un peu de sentiment à propos de la mortde cet imbécile de Hamilton. Puis, maintenant que George Stormn’existe plus, le moment est peut-être venu de reprendre mesanciens projets de mariage avec miss Helen. Décidément, j’yvais !…
Un quart d’heure plus tard, Dixler montait enauto et filait vers la mine Superstition, en quatrième vitesse.
Après être restés pendant quelques minutesplongés dans une prostration affreuse, l’ingénieur Hamilton etGeorge Storm se ressaisirent et, tout d’abord, ils éteignirent unede leurs deux lampes, puis essayèrent de se rendre compte de lafaçon dont l’éboulement s’était produit et de voir s’ils nepourraient pas trouver un moyen de salut.
Pendant longtemps, George Storm frappa à coupde pic sur la paroi rocheuse afin d’attirer l’attention.
– Ce que vous faites là est inutile, monpauvre George, il faudrait des trains entiers et plusieurs équipesde travailleurs pour déblayer les décombres qui nous écrasent.
« Il y a longtemps que nous serons mortslorsqu’on parviendra jusqu’à nous, si même on essaie de lefaire.
L’ingénieur avait raison, George ne lecomprenait que trop ; il laissa tomber ses outils avecdécouragement. Mais une minute plus tard il les reprenait au grandétonnement de son compagnon.
– Que voulez-vous donc faire ?demanda ce dernier.
– Puisque nous n’avons pas de meilleuredistraction, fit George, je veux examiner la dernière faille, celleque nous allions étudier lorsque l’éboulement s’est produit. Ceserait une amère ironie, dans la situation où nous sommes, que detrouver le fameux filon.
– À quoi cela nousmènera-t-il ?…
– Qu’importe, je vais voir !…
L’ingénieur haussa les épaules pendant queGeorge, armé de sa lampe et de ses outils se mettait en devoird’entamer la roche schisteuse. Tout à coup le mécanicien poussa uncri de surprise :
– L’or !… Monsieur Hamilton,s’écria-t-il éperdu ! Un filon plus riche que je n’en aijamais vu, une vraie pêche d’or !…
Tout désespéré qu’il fût, l’ingénieur ressentiune violente émotion, il s’approcha à son tour et dut reconnaîtreque George ne s’était pas trompé.
Dans cette anfractuosité du roc, l’ors’étalait en abondance, non plus en paillettes minuscules, mais engros fragments, en véritables pépites dont la moindre constituaitune fortune.
– Cela ne nous avance pas à grand-chose,soupira l’ingénieur ; nous serons enterrés dans l’or, et voilàtout ! je donnerais bien toute cette richesse pour meretrouver à l’air pur.
– Quelle terrible malchance, murmuraGeorge. Moi qui aurais pu rendre miss Helen si heureuse.
Les deux hommes demeurèrent silencieux, ilsemblait que la découverte de ce gisement d’une fabuleuse richesseeût augmenté leur désespoir et leur souffrance.
De temps en temps, George Storm se levait etdonnait quelques coups de pic contre la paroi, dans l’espoirinsensé de se faire entendre du dehors. Mais bien vite, ilcomprenait la folie d’une pareille tentative et laissait retomberdans un immense découragement.
– Ne trouvez-vous pas, dit brusquementl’ingénieur, que l’air semble plus lourd ?…
– C’est vrai !… Je vais soufflercette lampe qui absorbe inutilement une part du peu d’oxygène quinous reste.
La lampe soufflée, ils se trouvèrent dans deprofondes ténèbres. Ils ne se parlaient pas, il y a des situationssi terribles que les paroles deviennent inutiles.
Dans les ténèbres de la caverne, ilsn’entendaient que le bruit de leur respiration sifflante.
– J’étouffe, balbutia George.
– Levez-vous, conseilla l’ingénieur,l’acide carbonique est plus lourd que l’oxygène et s’accumule auniveau du sol ; debout, vous respirerez plusaisément !…
Des minutes qui leur semblèrent longues commedes siècles s’écoulèrent ; il leur semblait qu’il y avait delongues années qu’ils étaient enfermés dans ce trou noir d’où ilsne devaient plus sortir.
Cependant les premiers phénomènes del’asphyxie commencèrent à se produire :
Les oreilles des deux victimes bourdonnaient.Elles étaient en proie à une maladive excitation.
George divaguait.
– Maintenant, murmurait-il, nous avons del’or, nous allons réaliser toutes sortes de beaux projets ;d’abord j’épouserai miss Helen, c’est là le plus important !…Nous achèterons la propriété du général Holmes !…
– Pauvre garçon ! murmural’ingénieur.
– Pourquoi m’appelez-vous pauvregarçon ? s’écria George subitement furieux, je suis riche,très riche !…
Pendant longtemps ainsi il continua à battrela campagne, puis les symptômes changèrent, George avait lapoitrine en feu, il étouffait, son cœur sautait à grands coups avecune effroyable sensation d’angoisse.
– De l’air ! de l’air !bégayait-il.
Des nausées l’envahissaient ; lesprunelles lui sortaient des orbites et des points de feu dansaientdevant ses yeux dans l’obscurité.
Il finit par s’abattre râlant sur le sol, àcôté de l’ingénieur Hamilton qui, moins robuste que son compagnon,avait résisté moins longtemps que lui.
Tout à coup, George cessa de souffrir, ilrêvait, il était en proie à une de ces hallucinations qui seproduisent dans certains cas. Il se voyait parcourant avec Helendes paysages merveilleux, des jardins parés de toutes les fleurs dela Floride, de tous les fruits de la Californie. Il y avait ausside vieux cèdres tout pareils à ceux de ce jardin public dans lequelil avait sauvé la vie de la petite Helen, des paysages merveilleux,alors que tout enfant lui-même, il gagnait sa vie en vendant desjournaux.
Enfin tout se brouilla dans sa pauvre cervelleet il n’eut plus aucune perception des choses quil’entouraient.
Cependant, à travers la léthargie où il étaitplongé, léthargie qui ne précède la mort que de peu de temps,George Storm eut tout d’un coup la vague sensation d’un bruitviolent au-dessus de sa tête. Il semblait que l’on ébranlait àcoups redoublés la voûte du rocher.
Malgré l’état d’inconscience où il étaitplongé, il fit un effort désespéré pour se relever, mais ses forcesle trahirent ; il retomba sur le sol définitivementanéanti.
– Nous n’avons que peu de chances de lesretrouver vivants, avait dit l’ingénieur de Santa Leona.
Et miss Helen lui avait répondu :
– N’y eût-il qu’une seule chancefavorable contre un million de chances contraires, qu’il faudraitessayer encore, c’est seulement une raison d’agir plus vite et plusénergiquement.
– Miss Helen, avait répondu l’ingénieur,j’admire votre résolution et je vous jure que si cela ne dépend quede moi et de mes hommes, nous réussirons.
Stimulés par la présence de la jeune fille,par les encouragements et les promesses qu’elle leur prodiguait,les mineurs s’étaient mis à l’œuvre avec une véritable furie.
Sous leurs efforts, la terre et les rocssemblaient fondre pour ainsi dire à vue d’œil.
Grâce à un vieux plan de la mine que lui avaitprocuré miss Helen, grâce aussi aux indications du contremaître,l’ingénieur avait pu repérer exactement l’endroit où l’éboulements’était produit, l’endroit où devaient se trouver les deuxensevelis vivants.
Au bout d’un quart d’heure, une excavationprofonde avait été pratiquée et bien que la couche de sable et deterre eut été dépassée, le travail continuait à avancerrapidement.
– Pour une fois, expliqua lecontremaître, nous avons de la chance, nous sommes tombés sur unecouche de schiste dont les minces feuillets s’écrasent sous lapioche.
« Si nous ne rencontrons pas une roched’un grain plus serré, avant une heure nous aurons crevé la voûtede la galerie.
– Mes amis, s’écria miss Helen,s’adressant à tous les travailleurs, je promets de vous récompensertous magnifiquement, si nous réussissons et même si, par malheur,nous arrivons trop tard, vous serez indemnisés largement de votrepeine.
Et elle allait de l’un à l’autre, lesexhortant, les suppliant même, leur communiquant à tous le noblezèle dont elle était animée.
Tout à coup, un des mineurs poussa un cri desurprise et appela ses camarades.
Sa pioche au-dessus de la couche schisteusevenait de rencontrer le vide.
L’ouverture fut rapidement agrandie et tous sepenchèrent anxieusement vers la margelle béante de ce puits deténèbres, au fond duquel gisaient deux créatures humaines.
Miss Helen demeura un instant surprise de cerésultat si rapide :
– Ne m’aviez-vous pas annoncé, dit-elle àl’ingénieur, qu’il faudrait encore deux ou trois heures d’un durtravail avant d’arriver à la voûte.
– J’avais dit l’exacte vérité, missHelen, mais nous avons eu le bonheur inouï d’aboutir à une faille,à une crevasse, nous aboutirons infailliblement dans la galerie oùse trouvent, d’après vos indications, M. Hamilton etM. Storm.
– Alors je vais y descendre à l’instantmême.
– Vous, miss Helen ?…
– Oui ! Aucun de vos hommes, sibraves soient-ils, ne saurait descendre le long des paroishérissées d’aspérités, le long de ces rocs tordus par l’explosion.Pour moi, dont vous n’ignorez sans doute pas les exploitsacrobatiques, cette descente n’est qu’un jeu.
– Alors, répondit respectueusementl’ingénieur, nous allons au moins prendre des précautions pour quevous ne courriez que le minimum de danger et que la mine ne fassepas une victime de plus.
– Voici ce que je vous demande, vousm’attacherez avec une corde à la ceinture et je tiendrai en mainune autre corde que vous remonterez à la moindre secousse dès quej’aurai attaché le corps d’un de nos amis.
– Prenez garde, miss Helen ; en vousaventurant dans cette atmosphère méphitique, vous risquez de tombervous-même asphyxiée.
– Si j’éprouve un malaise, je secoueraila corde et vous me remonterez, mais je vous en supplie,hâtons-nous, les minutes sont des heures pour ces malheureux quiagonisent au fond de leur tombeau de pierre.
On obéit à la jeune fille avec empressementet, retenue par la corde que maintenaient deux vigoureux mineurs,elle se laissa glisser dans l’ouverture béante.
Quelques mètres plus bas, elle put prendrepied sur une saillie du roc et la périlleuse descente commença.
Il y avait des corniches de roc où elle avaità peine la place de poser le pied, mais qui pourtant luifournissaient un point d’appui.
À mesure qu’elle descendait, l’atmosphèremortelle du fond montait vers elle et elle respirait avec plus dedifficulté, mais elle dominait le malaise qui l’envahissait, bienque le bourdonnement du vertige commençât à chanter à ses oreillessa chanson de mort.
Enfin, elle atteignit le fond du puits, sespieds foulèrent le roc qui formait le sol de la galerie.
La lampe dont elle s’était munie, illumina laparoi de quartz qui lui apparut dorée comme le lambris d’un palais,elle ne s’arrêta pas à cette constatation. Elle alla droit aux deuxcorps qu’elle voyait gisants sur le sol, et sans calculer, sansréfléchir, d’un geste inconscient elle s’élança vers George Storm,l’attacha solidement sous les aisselles avec la corde dont elles’était munie et le traîna juste au-dessous de l’orifice où le cieln’apparaissait plus que comme une grosse tache bleue.
Frénétiquement, elle secoua la corde.
Le corps de George fut remonté jusqu’auxrégions supérieures.
À ce moment, un personnage qui venait dedescendre d’une somptueuse auto et qui n’était autre que FritzDixler se mêla au groupe des mineurs et murmura d’un ton decompassion hypocrite :
– Pauvre M. Storm !… il estmort hélas !…
Le médecin, qui en ce moment même examinait lemécanicien, se releva brusquement.
– Non, monsieur Dixler, fit-il non sansironie, M. George Storm est parfaitement vivant, et je vousgarantis que d’ici peu, quand je lui aurai prodigué les soinsqu’exige son état, il sera sur pieds, prêt à vous remercier del’intérêt que vous prenez à sa santé.
Tous les mineurs connaissaient l’animosité quiexistait entre Dixler et la Central Trust, un gros rire courutparmi les groupes.
Dissimulant sa colère et son désappointement,l’Allemand s’était retiré à l’écart en affectant une attitudepleine de dignité.
C’est ainsi qu’il put assister au retour à lalumière, puis au retour à la vie de l’ingénieur Hamilton que missHelen, après s’être reposée quelques minutes, était allée chercherà son tour au fond du gouffre.
Il vit miss Helen et George s’embrasser, seserrer les mains, en échangeant les plus douces promesses.
L’Allemand faisait les plus grands effortspour cacher sa fureur et pour se consoler lui-même de sadéconvenue.
– Tout cela n’empêche pas, se disait-il,comme fiche de consolation, que je leur ai vendu pour plus de deuxmillions de dollars une mine qui ne renferme certainement pas unkilogramme d’or.
Mais George et Hamilton l’avaient aperçu. Ilsse dirigèrent vers lui :
– Monsieur Dixler, dit miss Helen,permettez-moi de vous remercier, en mon nom et au nom de mes amis,de l’excellente affaire que vous nous avez fait conclure.
Dixler rougit jusqu’aux oreilles.
– Oui, oui, balbutia-t-il avec effort, lamine !
– Vous êtes trop modeste, cher monsieurDixler, c’est un véritable cadeau que vous avez fait à la CentralTrust, nous venons de découvrir une poche d’or que l’on peutévaluer, selon l’appréciation la plus modeste, à cinq millions dedollars !
Un rictus de haine se dessina sur les traitsde l’Allemand, si furieux qu’il ne trouva pas un mot à répondre. Ils’enfuit en serrant les poings et en grinçant des dents, poursuivipar les huées des mineurs, tandis que George Storm et miss Helenallaient rejoindre l’ingénieur Hamilton, maintenant complètementremis de la terrible épreuve qu’il venait de traverser.
Depuis déjà quatre mois, Spike subissait sapeine à la prison de Las Vegas.
Le pauvre garçon, encore une fois victime dela canaillerie de Dixler, avait revêtu de nouveau l’infâme costumecerclé vert et jaune qui est l’uniforme des forçats américains.
Les jours s’écoulaient pour lui mornes etlourds, et les nuits sans sommeil se passaient à songerdouloureusement au passé.
Pourquoi n’avait-il pas suivi la voie droite,la bonne route des honnêtes gens ? Il serait aujourd’hui ungentleman. Grâce à son intelligence et à son travail, il auraitfait fortune comme les autres et vivrait heureux, respecté, enlibre citoyen de la libre Amérique.
Tandis que maintenant, flétri, déchu, ilvivrait et mourrait dans la chiourme, méprisé par tous ceux qui parhasard se souvenaient de lui.
Et la pensée que Helen Holmes ne songeait plusà lui qu’avec dégoût, le torturait comme une blessure fraîche.
Dans la journée, les forçats étaient occupés àl’extraction du minerai dans une mine de cuivre qui se trouvait auxenvirons de la ville non loin des bords du San Joaquin.
Bien des fois Spike avait eu la pensée, quandil interrompait le travail, de se jeter dans le fleuve et d’enfinir d’un seul coup avec ses misères, mais un espoir le faisaittoujours hésiter au dernier moment.
Qu’attendait-il pourtant ?
Un jour, pendant le repos de deux heures,Spike était étendu à l’ombre d’un énorme quartier de roche etrêvassait à d’impossibles choses, bercé par une demi-somnolence,quand il entendit comme un murmure à côté de lui.
Il lui semblait qu’on prononçait son nom.
– Spike, eh ! Spike… as-tu fini dedormir, vieux singe ?
– Qui me parle ? demanda Spike en sedressant sur son coude.
– Un ancien ami.
– Je n’ai plus d’amis.
– Tu te trompes, mais ne bouges pas, cecochon de Lang, le surveillant, regarde de notre côté. Tu n’as pasbesoin de me voir, tu n’as qu’à m’écouter.
– Parle.
– Est-ce que tu n’en as pas assez, vieuxfrère, de la vie que tu mènes ici ?
– Demande à un blessé s’il veutguérir.
– Eh bien ! il y a peut-être unmoyen d’aller respirer le bon air de la prairie.
– Que faut-il faire ?
– Tu le sauras tout à l’heure. Pour lemoment, il faut me répondre franchement. Es-tu toujours un garsd’attaque décidé à tout risquer ?
– Ça dépend…
– Oh ! alors, si tu commences àdiscuter, nous ne pourrons pas nous entendre. Je t’ai cependantconnu plus coulant autrefois, mon camarade.
– Qui donc es-tu ?
– Comment, tu n’as pas reconnu mavoix ?
– Non…
– Lefty !
Spike eut un brusque sursaut.
Lefty ! C’était Lefty, le bandit quil’avait associé à tous ses forfaits, son mauvais génie… Lefty étaitlà.
L’ancien homme de Dixler se méprit sur le sensdu geste de Spike.
– Hein, oui… ça te la coupe, vieilleboule, de me savoir près de toi, mais ne remue donc pas comme ça,ou Lang va nous tomber sur le poil. Quand il aura le dos tourné,nous continuerons notre petite conversation. Le surveillant Lang,après un long regard soupçonneux dans la direction du quartier deroche au pied duquel Spike était étendu, s’éloignait, se dirigeantvers un autre point du chantier.
Alors il y eut un glissement sur le sol, etSpike aperçut soudain Lefty à côté de lui.
– Là, nous pouvons causer, maintenant,vieille boule, dit le bandit… Tu es content de me voir ?
– Non, répondit nettement Spike en leregardant fixement.
– Tu n’es pas poli, mon garçon, mais jene t’en veux pas, car je t’ai toujours connu un caractère dehérisson… mais si tu n’es pas content maintenant, tu le seras toutà l’heure.
L’ancien comédien, l’air grognon, se remitdans son trou de roche.
Sans paraître faire attention à l’attitude,plutôt hostile, de Spike, Lefty : poursuivit.
– Je ne suis arrivé que depuis deux jourssur le chantier ; c’est pour cela que tu ne m’avais pas encorerencontré, mais en ces quarante-huit heures je n’ai pas perdu montemps. Ah ! ici, c’est un bon chantier, ce n’est pas comme auxmines du Nevada où j’étais employé jusqu’à présent ! Ici, unhonnête garçon, un peu intelligent, ne doit pas être long, s’ilsait profiter des circonstances, à reprendre sa liberté et à allerfaire le gentleman un peu plus loin.
Il se rapprocha de Spike et baissant encore lavoix :
– Voici ce que j’ai imaginé. Tu as dûremarquer comme moi que lorsqu’on fait partir un coup de mine, lessurveillants qui ont peur pour leur peau s’éloignent le plus loinpossible, laissant les pauvres forçats pour surveiller l’opération.C’est à ce moment que je compte fausser compagnie à ces messieurs.Après l’explosion, on constate l’effet du coup et on ne pense guèreà nous autres. Moi, pendant ce temps, je serai déjà loin…
– Et les sentinelles ? interrompitSpike.
– Il n’y en a que de loin en loin, maissi quelqu’un me barre la route, tant pis pour lui… j’ai pu cacherun couteau.
– Et ton costume, tu ne penses pas allerbien loin avec ton beau complet jaune et vert ?
Lefty eut un rire silencieux.
– Tu me prends donc pour un imbécile. Monpremier soin, avant-hier, a été d’acheter des vieux vêtements à unbrocanteur qui a dû les déposer à un endroit que je connais.
– Tu avais donc de l’argent ?
– Dixler n’oublie pas ses amis.
– C’est parfait. Bonne chance.
– Tu ne veux pas filer avecmoi ?
– Non.
Et Spike dit ce non avec encore plus d’énergieque le premier. Les yeux louches de Lefty eurent une lueurfarouche. Il saisit le poignet de Spike et gronda.
– Toi… tu vas me vendre ! Spikehaussa les épaules.
– Imbécile !
– Alors, pourquoi ne veux-tu past’échapper avec moi ?
– Parce que je ne veux plus rien avoir decommun avec toi ! répondit Spike avec violence, parce que tousmes malheurs viennent de toi, et que je ne veux plus teconnaître.
– Oh ! oh ! ricana Lefty,serais-tu devenu vertueux, par hasard ? Tu étais moinsscrupuleux autrefois.
– Autrefois, tu me tenais sous tadépendance… autrefois, j’étais lâche, j’avais peur de toi et deDixler. Vous m’aviez en votre pouvoir, j’étais votre chose, votreinstrument. Tu me menaçais à chaque instant de la dénonciation sije résistais à vos volontés, vous faisiez de moi tout ce qu’il vousplaisait… Aujourd’hui, c’est fini… je suis libre…
Lefty éclata de rire.
– Ah çà ! tu es fou, vieux singe,libre ? Essaie de faire trois pas en dehors du camp.
– Ça m’est égal… oui, je suis prisonnier,forçat, c’est entendu, mais je suis libre de bien me conduire si jeveux, je ne sens plus peser sur mes épaules votre effroyableemprise à Dixler et à toi !
– Ce n’est pas possible, on m’a changémon Spike, essaya de plaisanter le gredin.
– Oui, changé, bien changé…
– Quelque pasteur t’aura converti.
– Il n’y a pas de pasteur dansl’occurrence mais il y eut une petite voix si douce qui m’a dit unjour : « Je voudrais tant que vous fussiez honnêtehomme… » et cela a suffi.
Un coup de sifflet strident se fitentendre.
– Le repos est fini, murmura Spike en selevant. Lefty l’imita.
Il regarda, quand il fut debout, son anciencomplice sous le nez et lui dit un seul mot :
– Abruti !
Et il s’en alla en se dandinant rejoindre sonéquipe ; Spike le suivit des yeux jusqu’au tournant du chemin,poussa un soupir quand il eut disparu, ramassa sa pioche et sedirigea vers le lieu où il travaillait.
Aussitôt que les deux hommes eurent disparu,un phénomène étrange se produisit à quelques pas de la roche auprèsde laquelle Spike avait fait sa sieste.
Il y avait là un amas de débris de quartz quiformait une sorte de petit tumulus et qui brusquement s’éboula.
Un homme en sortit.
C’était un surveillant à rude figure dont lespetits yeux fureteurs avaient une flamme de joie.
– Ma parole, murmura-t-il, tout enessuyant comme il pouvait la poussière blanche qui le couvrait, jen’étais pas à mon aise dans ma petite cachette, mais je n’ai pasperdu mon temps.
Le lendemain, Lefty tentait de mettre sonhardi projet à exécution.
Les circonstances semblaient le favoriser. Onvenait de charger un énorme fourneau de mine, et tout le mondes’était écarté, les surveillants plus loin que les autres.
Lefty, tapi derrière une grosse roche,attendait le moment.
L’explosion eut lieu, formidable.
Le bandit, se relevant, se lança en avant,courant de toutes ses forces.
– Stop ! cria tout à coup une voixmenaçante.
Lefty tourna la tête et aperçut deux gardiensarmés de carabines qui, surgis subitement à vingt pas de lui, letenaient en joue.
Lefty se coucha, fit un brusque crochet etdétala encore plus vite.
Deux coups de feu retentirent.
Lefty roula comme un lapin.
Les deux surveillants s’élancèrent. Ilsappelèrent quelques forçats et firent transporter le corps del’homme de Dixler à l’ambulance.
Quand Lefty fut couché, on examina sesblessures.
Il avait reçu une balle dans les reins. Uneautre lui avait labouré les côtes et s’était logée dans lepoumon.
Il était perdu, mais il vivait encore.
On le transporta à l’infirmerie de laprison.
Ce fut là qu’il reprit connaissance.
Le médecin était auprès de lui.
Lefty voulut faire un mouvement. Une atrocedouleur le fit retomber sur sa couche.
– J’ai mon compte, hein ?interrogea-t-il. Le docteur hocha la tête sans répondre.
– Bon, j’ai compris, fini, nettoyé,bonsoir la compagnie. Il parut réfléchir, puis il ajouta :
– Je voudrais bien voir M. Wilcox,le directeur de la prison, j’ai des révélations à faire.
Le médecin donna un ordre à une infirmière quis’éloigna aussitôt. Cinq minutes après, le directeur était auchevet de l’agonisant.
– Vous voulez me parler ? demandaM. Wilcox.
– Oui, monsieur le directeur, dit Leftyd’une voix faible… au moment de passer l’arme à gauche, on a dedrôles d’idées… Figurez-vous que je me persuade que je m’en iraisplus tranquille si je vous racontais une petite histoire quiintéresse particulièrement un brave garçon qui est ici.
– Je vous écoute.
– Vous savez que c’est à propos del’affaire de Cedar Grove.
– En effet.
– J’avais un complice.
– Spike ?
– C’est cela même… Eh bien, Spike n’estpour rien dans l’affaire. J’avais réussi à le terroriser et c’est,affolé par les menaces, qu’il s’est joint à moi pour l’expéditionqui s’est terminée par la mort du général Holmes.
« Je jure que je dis la vérité.
– C’est bien, fit gravement le directeur,vous avez là une bonne pensée. Je vais rédiger votre déclaration etvous la signerez.
– Volontiers, monsieur le directeur, maisdépêchez-vous de faire vos écritures, car je sens que je n’irai pasloin.
Une demi-heure plus tard, Lefty renouvelaitses aveux en présence de Spike et signait le papier où ils avaientété consignés. Le fonctionnaire et le médecin s’éloignèrent unpeu.
Les deux forçats restèrent seuls enprésence.
– Tu vois, Spike, dit Lefty dont la voixbaissait, j’ai réparé le mal comme je l’ai pu.
Spike, très ému, lui prit la main et la luiserra. Lefty murmura encore entre ses dents :
– C’est cette canaille de Dixler qui m’aperdu…
Il ferma les yeux ; Spike crut que toutétait fini. Au bout d’un moment, Lefty murmura encore :
– Ah ! si j’avais aussi entendu unepetite voix douce… Mais jamais… jamais… il n’y a eu de petite voixdouce pour dire à Lefty ce qu’il fallait faire…
Les lèvres s’agitèrent encore quelquesinstants puis il eut un sursaut et ce fut tout. Lefty était mort.Spike pleurait. Une main qui se posait sur son épaule le fittressaillir.
– Suivez-moi à mon bureau, Spike, dit ledirecteur, j’ai à vous parler.
Spike jeta un dernier regard sur Lefty quimaintenant semblait apaisé dans la mort, quitta la chambre funèbreet suivit M. Wilcox. L’entretien entre le directeur et leforçat fut bref.
– Vous quitterez l’établissement de LasVegas à la fin du mois, déclara M. Wilcox.
– Puis-je vous demander oùj’irai ?
– Où vous voudrez.
Le cœur de Spike se mit à battre à grandscoups, un espoir fou remplit tout son sang et le faisait sonnercomme une volée de cloches dans ses oreilles.
Il balbutia :
– Que voulez-vous dire,monsieur ?
– Que vous êtes libre, mon garçon,conclut rondement le directeur, dont la rude physionomie s’éclairad’un sourire.
« La déclaration de Lefty vous innocenteet puis votre bonne conduite, depuis que vous êtes au pénitencier,efface vos anciennes peccadilles. Vous sortirez le 30, mais àpartir d’aujourd’hui, vous êtes exempt de tout travail et de toutecorvée. Vous allez même quitter votre costume de prison.
– Je pourrai reprendre mes habits degentleman ? demanda vivement Spike.
– Mais certainement.
– Merci, merci, monsieur le directeur,balbutia le pauvre garçon. Et il ajouta tout bas :
– Je vais donc enfin pouvoir être unhonnête homme ! Comme Elle le souhaitait…
M. le comte de Bernstorf venait derenvoyer ses secrétaires après l’expédition des affaires courantes,quand un grand valet qui avait la taille et la mine d’un grenadierroméranien vint lui apporter une carte sur un plateau d’argentciselé dans le plus pur mauvais goût munichois. L’ambassadeur pritla carte et la lut :
Fritz von Dixler.
Il jeta la carte sur son bureau etordonna :
– Faites entrer.
Une minute plus tard, l’ingénieur en chef dePole Creek était en présence de l’ambassadeur.
C’était bien Dixler, mais ce n’était plus leDixler que nous connaissions, arrogant, casseur, méprisant,traitant les inférieurs comme des chiens, et les autres comme desimbéciles… C’était un Dixler tout humble, tout petit, tout courbé,qui semblait bien peu de chose devant la toute-puissanteExcellence.
– Ah ! vous voilà, monsieur, ditBernstorf d’un ton rogue.
– À vos ordres, Excellence.
– Mes ordres sont très simples, vous êtescassé aux gages, mon garçon, et vous êtes ramené au rang de simpleindicateur.
Dixler chancela sous le coup. Il essayapourtant de protester.
– Si vous voulez me permettre, monsieurle comte… commença-t-il.
– Je ne permets rien du tout. Je vous aifait venir pour vous dire ce que je viens de vous apprendre. Vousle savez, vous n’avez qu’à retourner à Las Vegas où desinstructions vous seront transmises pour le rôle subalterne quevous allez jouer désormais.
– J’ai eu tout contre moi,Excellence.
– Vous n’en auriez eu que plus de gloireà réussir.
– Les circonstances m’ont desservi…
– On ne doit pas être à la merci descirconstances, quand on a l’honneur d’être Prussien, coupaviolemment l’ambassadeur. Les circonstances on les maîtrise.Regardez notre glorieux empereur qui, dans quelques jours, sera àParis avec nos troupes victorieuses. Il a toujours été le maîtredes événements et vous voyez maintenant les résultats. Pourtant,les circonstances ne l’ont guère servi : la Belgique qui osenous résister, l’Angleterre qui nous déclare la guerre, l’Italiequi nous trahit !… Il a triomphé de tout. Il faut à notreSeigneur et Maître des serviteurs à son image, et c’est pourquoi ilse prive de vos services.
M. de Bernstorf s’était levé etmarchait à grands pas dans son cabinet. Comme il était bel homme etcommençait à avoir de l’embonpoint, il prenait de l’exercice pourne pas grossir, toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion.
Dixler voulut tenter une dernière chance.
– Je m’incline, Excellence, dit-il d’unton soumis, mais puisque je ne peux être utile ici, je demande àrentrer là-bas et à reprendre du service dans l’armée avec mongrade.
L’ambassadeur s’arrêta au milieu de sapromenade, regarda bien en face son interlocuteur et éclata d’unrire insolent.
– Vous êtes prodigieux, ma paroled’honneur ! Parce que c’est votre bon plaisir, je vousenverrais en France, comme cela, par le premier bateau, faire avecnos héroïques soldats, la guerre fraîche et joyeuse ! Maisvous oubliez, mon garçon, que vous êtes chassé de l’armée, qui n’aaucun besoin de fripouilles de votre espèce.
Dixler devint livide, serra les poings, maisne répondit pas. M. de Bernstorf continua ens’échauffant.
– Vous êtes un plaisant drôle, en vérité.Parce que vous n’avez fait que des sottises, vous réclamez, vousexigez presque la faveur insigne de reprendre votre épée !…Ah ! vous auriez accepté quelque action utile comme ceux denos camarades qui ont fait sauter les usines d’Abraham, détruit lepont de New Falls ou suscité les grèves sanglantes de Pittsburgh,je ne dis pas, mais après toutes vos gaffes, venir demander à allercombattre parmi nos admirables troupes… Allons, mon garçon, vousêtes fou !
Un tremblement convulsif qu’il ne parvenaitpas à maîtriser, ébranlait tout le corps de Dixler.
– Je me retire, Excellence, dit enbalbutiant le misérable. Il gagnait la porte à petits pas, àreculons.
– Et, pas de bêtises, conclutl’ambassadeur au moment où il franchissait le seuil, ne vous amusezpas à jouer un double jeu, nous avons toujours l’œil sur vous, etau moindre soupçon de trahison, vous seriez exécuté sans merci.D’ailleurs, vous connaissez nos procédés et nos moyens d’exécution…Bonsoir.
Quand Dixler fut dans la rue, il crut, uneminute, qu’il allait devenir fou. Il regagna la gare en courant, sejeta dans le premier train en partance et quand il fut seul dansson wagon, pleura des larmes de rage.
Arrivé à Las Vegas, il s’enferma chez lui etcondamna sa porte.
Son parti était pris.
Jamais il n’accepterait le rôle de subalternequi allait lui être désormais assigné. Déshonoré, ruiné, réduit àtraîner une existence flétrie et médiocre, il valait mieuxdisparaître.
Il allait se tuer.
Mais avant de mourir, par un suprême esprit dediscipline, ne voulant laisser derrière lui aucune preuve desmultiples machinations qu’il avait ourdies, il commença àdépouiller sa volumineuse correspondance, afin de détruire tout cequ’il pourrait y avoir de compromettant.
Tout à coup l’Allemand eut un sursaut.
Il relisait machinalement le contrat qu’ilavait signé avec Hamilton, pour la vente de la mine de BlackMountain.
Ce fut comme un éblouissement.
Tout n’était peut-être pas perdu encore.
Il sentit son cœur battre à grands coups.
Un espoir insensé le faisait vibrer toutentier.
Pour la seconde fois, il relut le document etla clause principale :
Six cent mille dollars (600 000) àl’exécution des présentes. Six cent mille (600 000) au 15 octobre1916, et le solde, soit 125 000 par trimestre et par acompte demême valeur jusqu’à complet paiement.
Moyennant ces sommes et ces engagements,je cède et tiens ladite mine à la disposition de l’acquéreur et jem’engage, tant en mon nom qu’au nom de mes héritiers ou ayantsdroit, à en garantir la propriété pleine et entière àl’acquéreur.
Il est convenu entre les deux parties quefaute d’un seul paiement aux dates ci-dessus mentionnées, lapropriété de la mine redevient mienne et les sommes déjà versées mesont acquises.
En foi de quoi nous avons signé et faitenregistrer par le tribunal de Las Vegas le présent acte que nousreconnaissons bon et valable dans toutes les clauses.
HAMILTON, F. DIXLER.
L’ingénieur, après sa seconde lecture, relevala tête. Son diabolique sourire avait reparu sur ses lèvres.
Les termes du traité étaient formels.
Si Hamilton ne payait pas, le 15 octobre,avant le coucher du soleil, le premier versement de 600 000dollars, la mine redeviendrait sa propriété.
Cette mine qu’il avait cru épuisée et qui, parun hasard extraordinaire, se trouvait plus riche que jamaismaintenant que le précieux filon était retrouvé.
Le dernier mois avait donné 37 000 dollars depoudre d’or et la production ne pouvait aller qu’en augmentant.
S’il parvenait à reprendre la mine, il étaitriche, follement riche à quatre cent ou six cent mille dollars derevenus.
S’il parvenait à remettre la main sur untrésor, il se moquait bien du reste, la grande Allemagne,M. de Bernstorf, le Kaiser lui-même, devenaient lescadets de ses soucis !
Oui, mais pour cela il fallait que Hamilton nepayât point au jour fixé.
Il releva la tête et consulta son calendrier.Il marquait mardi 14 octobre.
Il n’y avait pas de temps à perdre.
L’Allemand baissa la tête et réfléchitquelques minutes.
Son plan ne fut pas long à échafauder.
Se dirigeant vers sa table, il s’assit etécrivit quelques mots.
– Ward ! appela-t-il, quand il eutfini.
La porte s’entrouvrit et une tête rousse etpâle parut dans l’entrebâillement.
C’était Ward, de son vrai nom Kasteffel, né àMagdebourg, le valet de chambre, le confident de l’ingénieur.
– À vos ordres, monsieur le comte.
– Va porter ce télégramme, et vivement.Ward prit le papier et disparut.
Alors Dixler se leva, passa la main sur sonfront, puis éclata d’un rire nerveux en voyant le revolver posétout chargé sur son bureau.
– Bon Dieu, que j’étais bête !s’écria-t-il en rejetant l’arme au fond du tiroir.
*
**
Depuis quinze jours, Hamilton, Helen et GeorgeStorm étaient installés à Black Mountain. La jeune fille éprouvaitun plaisir d’enfant en constatant les prodigieux résultats del’extraction. Cela lui rappelait un peu les merveilleux contes dontla berçait sa bonne irlandaise quand elle était toute petite.
Elle était tellement heureuse de voir enfin lachance tourner pour son vieux Ham, qui n’avait jamais désespéré,qui avait si courageusement lutté et qui, à présent, se voyait payéde ses peines !
Ce matin-là, comme ils allaient, après avoirvisité les travaux, rentrer déjeuner au campement, un ouvrierapporta une lettre qui venait d’arriver pour Helen.
Elle considéra avec étonnement la grosseécriture de la suscription, ouvrit et lut :
Chère Mademoiselle,
Il m’arrive une chose incroyable.
Lefty, jeudi, avant de mourir, a avoué quec’est par les menaces qu’il m’a forcé à marcher avec lui dansl’affaire de Cedar Grove. Ce qui fait que ces Messieurs m’ont rendula liberté.
Le 15 courant, je sortirai deprison.
Votre serviteur,
SPIKE.
– Comme je suis contente, s’écria Helen,en tendant la lettre à son tuteur. Quand M. Hamilton eut lul’épître de l’ancien comédien, il dit en riant à la jeunefille :
– Vous avez toujours eu un faible pour cecoquin. Allons, tant mieux pour lui.
La mine de Helen se fit grave.
– Ne parlez pas ainsi de Spike, vieuxHam. Il ne faut pas oublier qu’il m’a sauvé la vie et que sans soncourage et son adresse à retrouver les traités, vous perdiez votreprocès avec Dixler.
– C’est juste, mon enfant, concéda ledirecteur de la Central Trust, et je vous engage à lui écrire devenir nous retrouver ici. Nous lui ferons une situation à la mineoù il finira ses jours bien tranquille, si ça lui plaît.
Helen sauta au cou de son tuteur.
– Vous êtes un bon vieux, Ham, dit-ellejoyeusement, et je crois que je vous aime tous les jours un peuplus.
– À propos de la mine, reprit Hamilton,après avoir rendu son baiser à sa pupille, j’ai envie de faireconstruire une voie de raccordement de la Central à la mine. Celanous éviterait des charrois et des transbordements. Qu’enpensez-vous, Helen ? Quel est votre avis, George ?
– Ma foi, monsieur, la chose ne meregarde guère.
– C’est comme moi, ajouta Helen, je n’aipas voix au chapitre.
– Mais si…
– Comment cela ?
– N’êtes-vous pas mesassociés !…
– Vos associés !
– Ah ! c’est vrai, dit le malinbonhomme, en tirant deux papiers de sa poche qu’il tendit aux deuxjeunes gens, je suis tellement étourdi que j’avais oublié de vousdire que, depuis le 3 du mois courant et par un contrat bien enrègle, je ne suis plus propriétaire que d’un tiers de BlackMountain.
– Oh ! fit Helen avec une moue dedésappointement, comment n’avez-vous pas conservé pour vous toutseul une pareille aubaine ?
– Parce que j’ai beaucoup d’affectionpour mes nouveaux associés.
– Serait-il indiscret de vous demanderleur nom, monsieur ? questionna George.
– Pas du tout, mon garçon, l’un s’appelleGeorge Storm et l’autre Helen Holmes.
Les deux jeunes gens se regardèrentstupéfaits.
– Oh ! les bonnes figures que vousfaites ! s’écria Hamilton en riant de tout son cœur. Jeregrette bien de ne pas avoir un Kodak pour vous photographier.
George venait de serrer la main du directeurde la Central Trust.
Helen, très émue ne disait rien, mais elleavait au bout de ses longs cils bruns, une petite perle brillantequi ressemblait comme deux gouttes d’eau à une larme.
– Non, monsieur, non, dit Storm, je vousremercie de tout mon cœur, mais je ne puis accepter.
– Pourquoi faites-vous cela, Hamilton,dit enfin Helen.
– Parce que je vous aime de tout moncœur, mes chers enfants, fit chaleureusement le brave homme, en lesserrant contre lui.
« Et puis, n’avez-vous pas été, pendanttant de jours mes vaillants, mes fidèles associés dans la peine. Ilest juste que vous le soyez aussi dans la joie et dans leprofit.
« Et puis, continua-t-il, en cherchant àprendre un air sévère, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à yrevenir.
– Décidément, fit Helen en battant desmains, il était dit que je serais millionnaire.
– Oh ! riposta malicieusementHamilton en lançant un regard à la dérobée au mécanicien, ce nesont pas les prétendants qui vont te manquer, maintenant, ma petitefille.
George devint rouge comme une pomme mûre.
Gentiment Helen alla à lui et lui prit lamain :
– N’écoutez pas les méchancetés de montuteur, George, et rappelez-vous que je vous ai promis de vousdemander conseil, quand l’heure viendrait de choisir un mari.
Le jeune homme abaissa sur Helen un regardd’infinie tendresse.
À ce moment, le secrétaire de M. Hamiltonvint remettre à son patron, un télégramme qui venait d’arriver aubureau.
Après avoir pris connaissance de la dépêche,M. Hamilton eut un mouvement de colère.
Il lut tout haut :
Prière pas oublier paiement trimestriel,demain, 600 000 dollars.
DIXLER.
– Ah çà ! gronda le directeur de laCentral Trust, est-ce que cet Allemand se figure que je ne tienspas en ordre mes échéances.
– Est-ce que nous ne sommes pas bons poursix cent mille dollars, dit Helen, en fronçant sa jolie bouche avecla moue d’un vieil habitué du Stock-Exchange.
La mine était si drôle que Hamilton, malgré safureur, ne put s’empêcher de rire.
– En tout cas, conclut-il, je seraidemain à Las Vegas pour faire halte à Oceanside, car il me fautnégocier des valeurs, et j’arriverai à Las Vegas avant midi.
– Si vous êtes gentil, implora Helen,vous me permettrez de vous accompagner.
– Mais c’est absurde, ma petite fille, cen’est pas votre affaire.
– Ne suis-je pas votreassociée ?
– C’est juste, je m’incline.
– Vous êtes un adorable tuteur, vieuxHam, vous faites toujours ce que je veux.
– Vous avez donc bien envie de revoir lebeau Dixler ?
– Je me moque du beau Dixler, comme de mapremière poupée, mais je serai bien contente d’aller chercher monpauvre Spike à la prison dès qu’il sera libre.
– Allons, vous êtes encore la meilleure,murmura Hamilton, plus ému qu’il ne voulait le paraître.
– Et moi, gémit George, qu’est-ce que jevais faire dans tout cela ?
– Vous nous attendez bien sagement ici,mon garçon, en surveillant les travaux.
– Et en pensant à moi, termina Helen,avec son joli sourire si fin et si tendre.
Dixler, depuis qu’il n’avait plus sous la mainpour accomplir ses basses besognes les deux sinistres gredins Docket Bill, avait pris l’habitude de s’adresser, pour toutes lesopérations hasardeuses qu’il entreprenait et pour lesquelles ilavait besoin de comparses, à un certain Schulmann qui s’occupait unpeu de tout.
C’était un honnête industriel qui vous vendaitaussi bien deux wagons de blé que la vie d’un homme. Il tenaitcomptoir de toutes marchandises et procurait tout ce qu’on voulait.Le tout était de bien payer.
L’ancien directeur de la Colorado avait déjàeu plusieurs fois affaire à lui ; dans l’occasion il n’hésitapas et envoya à l’honorable Schulmann un télégramme ainsiconçu :
Tenez-moi prêt pour demain un hommesolide.
DIXLER.
Le lendemain, à la première heure, l’Allemandétait chez Schulmann ; Ward, son domestique, l’accompagnait.Schulmann, fidèle aux ordres reçus, attendait son compatriote encompagnie d’un aimable gredin qu’il lui présenta.
– Voici M. Senks, patron, c’est ungarçon qui n’a pas froid aux yeux et dont vous serez content.
Dixler examinait l’homme qu’on luiprésentait.
C’était un gaillard trapu, à la physionomiemauvaise et sournoise.
Il lui plut tout de suite.
– Voici ce dont il s’agit, expliqua-t-il.Demain matin, au train – il n’y en a qu’un, il n’y a pas à setromper – M. Hamilton, le directeur de la Central Trustprendra à Oceanside le train pour Las Vegas, il sera porteur d’uneforte somme en billets de banque. Cette somme, qui d’ailleurs serarendue le lendemain, il faut vous l’approprier par n’importe quelmoyen, mais il est nécessaire, pour des raisons à moi connues, queHamilton arrive à Las Vegas sans un sou dans sa poche. Est-cecompris ?
– On n’est pas un buffle, patron,répondit l’homme avec un accent crapuleux. Mais, avant tout, ilfaut nous entendre sur le prix.
– Je donne mille dollars tout de suite,trois mille si la chose réussit.
– Allons, on pourra peut-être s’entendre.Allongez un peu la sauce et tout ira bien.
Dixler chercha à rester sur ses positions,mais Senks avait la partie belle. Après une discussion animée, ilfut convenu que Senks toucherait deux mille dollars immédiatement,qui lui resteraient quoiqu’il arrive, et trois mille en plus sil’affaire réussissait.
L’Allemand était en train de verser lesbank-notes au bandit quand celui-ci se gratta la tête.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?demanda Dixler impatienté.
– Il y a quelque chose de bienembêtant !…
– Quoi donc ?
– Je ne connais pas votreM. Hamilton, moi.
– N’ayez pas peur. Voici Ward, mondomestique, qui vous le désignera et qui vous accompagnera pendanttoute l’expédition.
– Monsieur se méfie de bibi ?grimaça Senks.
– Pas du tout, mon garçon, mais il vauttoujours mieux être deux quand on fait des coups comme celui quevous allez tenter demain.
– C’est bon, on prendra le copain ;d’ailleurs c’est vous qui payez, vous avez le droit de faire cequ’il vous plaît.
– Partez tout de suite, commanda l’anciendirecteur de la Colorado.
– N’ayez pas peur, patron, vous saurezcomment Senks sait travailler.
– Hein ! s’écria Schulmann avec unaccent d’admiration, croyez-vous qu’il est un peu là legaillard.
– Attendons la fin.
– Vous serez content… Quand j’ai reçuvotre télégramme, je me suis tout de suite dit : Voilà uneaffaire pour Senks.
Tout en parlant, l’ingénieux industriel avaittiré de son gousset la dépêche et la regardait avecsatisfaction.
D’un geste brusque, Dixler la lui arracha desmains et la mit dans sa poche.
– Eh bien ! qu’est-ce que vousfaites donc, monsieur Dixler, demanda Schulmann un peu abruti parla rapidité du geste.
– J’ai horreur de laisser traîner macorrespondance, dit l’Allemand en lui frappant sur l’épaule.
Puis, s’adressant à Senks et à Ward :
– Filez vous autres, et faites de votremieux. Si je suis content, vous le serez aussi.
Le valet de chambre et Senks sortirentaussitôt.
Après avoir réglé avec Schulmann sacommission, Dixler partit à son tour.
*
**
À Oceanside, Hamilton avait été négocier à labanque des valeurs pour six cent mille dollars. La somme lui avaitété remise en bank-notes qu’il enferma, aidé de Helen, dans unpetit sac de cuir jaune qu’il tenait à la main.
– Allons prendre notre train, nousn’avons que le temps, dit le tuteur de Helen, en se dirigeant àgrands pas vers la gare. Tout en marchant, il disait à sapupille :
– Pendant que j’irai payer Dixler, allezdonc, avant d’aller délivrer Spike, déposer dans mon coffre-fort dela banque Watson cette liasse de valeurs que j’avais emportée etdont je n’ai pas eu besoin de me servir. Nous nous retrouverons àl’hôtel Knox.
– Donnez, parrain ? fit Helen.
Le directeur de la Central Trust tira de sapoche un fort paquet d’actions diverses, qu’il remit à la jeunefille.
Deux minutes plus tard, bien installés sur laplate-forme arrière du dernier wagon dans de confortablesrocking-chairs, le tuteur et sa pupille regardaient passer lacampagne.
Dans le compartiment voisin, deux hommescausaient, tout en jetant de leur côté des regards à ladérobée.
C’étaient Ward et Senks. Wardparlait :
– Tu l’as bien vu, c’est le gentleman àfigure rouge et à cheveux gris qui cause avec la jolie jeunefille.
– Pas moyen de se tromper. Il tient savalise entre ses jambes. C’est là où sont les pépettes.
Senks réfléchissait.
Enfin, il releva la tête et dit à soncompagnon :
– Il n’y a pas d’arrêt avant LasVegas ?
– Si.
– Où cela ?…
– À Clifton.
– Combien de temps ?
– Vingt minutes.
– C’est plus qu’il ne nous faut. Nousdescendrons et nous irons acheter une valise identiquement pareilleà celle du vieux monsieur. Après tu verras comment Senkstravaille.
Jamais Hamilton n’avait été de si meilleurehumeur. Quand le stewart s’approcha pour lui demander s’il retenaitune table pour le déjeuner, le directeur de la Central Trustdemanda cérémonieusement à Helen :
– Mon associée veut-elle me permettre delui offrir une bouteille de champagne pour arroser sondéjeuner.
– Oh ! oui, oui, vieux Ham, répliquala jeune fille dont les yeux brillèrent, voilà une jolie idée.
– Alors une bouteille bien sec surtout,commanda Hamilton au maître d’hôtel.
– Et pas du champagne de Californie,spécifia Helen en nant, je suis bonne patriote, mais pour les vins…Vive la France !
Le train filait à toute vapeur.
Après avoir traversé toute la partie pierreusequi s’étend d’Oceanside à Clifton, l’express traversait maintenantune région d’une incomparable beauté. Les grandes prairies étaientcoupées par des bouquets de bois admirables, des chênes d’unehauteur fantastique semblaient vouloir percer le ciel bleu de leurscimes vertes. Au loin, dans des vapeurs barrant l’horizon, lescrêtes déchiquetées des montagnes Rocheuses se découpaient.
Assise à la petite table du wagon-restaurant,Helen admirait le paysage.
Jamais elle ne s’était sentie de meilleurehumeur.
Tout d’ailleurs l’invitait à la joie.
Le temps était superbe, la vue magnifique. Leshuîtres de Sixley étaient des merveilles, le cuissot de daim exquiset cuit à point, des fruits merveilleux, et comme on n’en trouvequ’en Californie, s’empilaient dans une corbeille de cristal,mélangeant leurs parfums et leurs couleurs et bientôt le champagne,glacé à point et de bonne marque, panachait les verres de sa moussedorée.
– À votre santé, vieux Ham, fit Helen, enlevant sa coupe.
Et elle but à petits coups son champagne, lesavourant en fermant les yeux.
– Mon Dieu ! que c’est bon !murmura-t-elle. Et elle ajouta avec un éclat de rire :
– Quel malheur que mon pauvre George nepartage pas notre déjeuner, lui qui est si gourmand.
À ce moment, la table qui était à côté de laleur et qui se trouvait encore vide, fut occupée par deuxvoyageurs. C’étaient Ward et Senks. Ward portait une valise à lamain. Ils s’installèrent, en apparence, indifférents.
Senks, qui faisait face à Helen, ne quittaitpas des yeux la valise jaune de Hamilton. Elle était placée le longde la table. Ward, sur une brève indication de Senks, plaça lasienne exactement dans la même position.
– Pardon, monsieur Ward, dit Senks, etmultipliant les formules de politesse, auriez-vous l’extrêmeobligeance de me donner votre place ?
– Mais volontiers, monsieur Senks.
– J’ai la fâcheuse infirmité de nepouvoir voyager dans le sens contraire à la marche du train. Celane vous gêne pas ?
– Mais pas du tout.
Les deux bandits échangèrent leur place.
Senks se trouvait maintenant dos à dos avecHamilton.
Personne dans le wagon ne fit attention à leurpetit manège.
Les deux gredins commencèrent à manger, enparlant de la pluie et du beau temps, mais quand ils furent arrivésau dessert, Senks fit signe à Ward qui se mit à parler très fort ettrès haut.
Tandis que le domestique de Dixler tenaitainsi le dé de la conversation, Senks agissait.
Ayant glissé sa jambe en arrière, il avait,avec son pied et sans même effleurer même la jambe de Hamilton quiétait toute proche, accroché la poignée de la valise auxbank-notes. Il l’attira tout doucement à côté de sa table.
Sous prétexte de ramasser sa serviette, Ward,qui avait suivi la manœuvre, fit le changement des deux sacs. Lesac de Hamilton fut placé à l’endroit qu’occupait la valise jauneachetée par les gredins à Clifton, tandis que celle-ci, aprèss’être un instant balancée au bout du pied agile de Senks, allaits’installer à côté de Hamilton.
Le coup fait, les deux gredins se levèrentnonchalamment et quittèrent le wagon-restaurant.
Senks avait à la main la valise aux six centmille dollars.
Le coup exécuté avec une audace incroyableavait admirablement réussi.
Hamilton et Helen prolongeaient plus longtempsleur repas.
Tandis que le directeur de la Central Trustdégustait une tasse de thé, Helen, la nouvelle millionnaire, commeelle s’appelait elle-même, faisait de beaux projets d’avenir.
Hamilton l’écoutait en souriant.
Tout à coup des cris épouvantables, desvociférations furieuses interrompirent leur douce causerie.
Un gros homme, tenant à la cravate leconducteur du train et le secouant, répétait avec fureur :
– Je suis Blommberry de Chicago, vingtmillions d’affaires, trois usines de salaisons de porcs frais, etje n’admets pas des choses pareilles.
Le malheureux conducteur voulait répliquer,mais, à demi étranglé, la chose lui était presque impossible.
Enfin, il parvint à se dégager.
– Mais, monsieur, vous avez déjà faitvotre déposition à l’arrêt de Clifton et on a immédiatementtéléphoné à Las Vegas, on ne peut pas faire plus.
Le gros homme reprit, indigné :
– Volé, j’ai été volé de monportefeuille, tandis que je dormais… moi, Blommberry, de Chicago,vingt millions d’affaires…
– Trois usines, salaisons et porcs frais,continua Helen, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater derire.
M. Blommberry lui jeta un regard furieux,puis, poussant le contrôleur devant lui, il alla remplir de seslamentations une autre partie du convoi.
*
**
Au poste de police de Las Vegas, on avaittransmis la plainte de Blommberry. M. Dumbar, le chef de lapolice avait donné l’ordre à deux agents, Lambkin et Suskill, de serendre à la gare à l’arrivée du train d’Oceanside et de cueillirtous les individus de mine suspecte.
Lambkin et Suskill étaient de bonsphysionomistes, sans doute, car après avoir laissé passer laplupart des voyageurs, ils furent désagréablement surpris par laphysionomie de Ward et de Senks, et sans hésiter, leur mirent lamain au collet.
Les bandits voulurent résister, mais, aprèsune courte lutte, force resta à la loi.
Conduits au bureau du commissaire, les deuxgredins protestèrent et, quand ils connurent la plainte deM. Blommberry, réclamèrent hautement une confrontation avec cedigne gentleman.
– Bon, bon, dit le commissaire, qui étaitaccoutumé à de pareilles scènes, nous éclaircirons tout cela plustard. Pour le moment, bouclez-moi ces deux messieurs et passez-moicette valise, que je vais garder dans mon bureau.
Ward et Senks échangèrent un regard désespéré.Avoir échoué si près du port !
Une chose les consolait.
Les ordres de Dixler étaient exécutés.
L’argent de Hamilton était bien perdu pourlui, au moins pour vingt-quatre heures, et c’était tout ce qu’ilfallait.
Hamilton s’était rendu directement chezDixler.
– Vous voyez que je suis exact, dit enentrant le directeur de la Central Trust.
– Et vous avez raison, fit Dixler enl’introduisant dans son bureau. Car si vous n’aviez pas payéaujourd’hui, la mine me revenait.
– Que voulez-vous dire ?
– Avez-vous donc oublié les clauses denotre contrat.
– C’est ma foi vrai, répondit Hamilton,dont le front se rembrunit, mais soyez sans crainte, Dixler,l’affaire est trop belle pour que je la lâche… Préparez votre reçu,mon cher ami.
Tandis que Dixler, un peu inquiet del’assurance de son visiteur, libellait son reçu, Hamilton ouvraitsa valise en cuir jaune.
Il plongea la main dans le sac… puis regardavivement à l’intérieur… rien… rien… le sac était vide…
– Ah çà ! mais je suis fou…
Et le malheureux homme fouillaitinlassablement les flancs vides de sa valise. Dixler, du bout desdoigts, balançait nonchalamment le reçu préparé.
– Volé, je suis volé ! rugit enfinHamilton, c’est une épouvantable machination.
– J’en suis désolé pour vous, affirmaDixler, qui déchirait maintenant le reçu.
– Enfin, plaie d’argent n’est pasmortelle, je vous apporterai la somme demain matin.
– Ah ! non…
– Comment cela.
– Les termes de notre contrat sontformels. Si vous ne m’avez pas payé aujourd’hui, 15 octobre, avantle coucher du soleil, la mine redevient ma propriété.
Hamilton bondit sur Dixler et le prit à lagorge.
– Misérable ! dit-il, c’est vous quiavez tout machiné. Dixler se dégagea facilement en haussant lesépaules.
– Vous êtes fou, vieux Ham, dit-iltranquillement, à qui ferez-vous croire ces histoires debrigands ?
Hamilton réfléchissait.
Il sentait qu’il était perdu. Il ne pourraitrien par la violence, l’essentiel était de gagner du temps.
– Ne m’en voulez pas, Dixler, je suis unpeu nerveux. Cette histoire me contrarie énormément. Mais je nepense pas que vous allez m’étrangler parce que je suis victime d’unaccident que nul ne pouvait prévoir.
– Les affaires sont les affaires, ditsentencieusement Dixler.
– Ce qui veut dire…
– Ce qui veut dire que je m’en tiens auxtermes de notre traité. Encore une fois, Hamilton eut une envieféroce d’étrangler le terrible Allemand. Il sentait bien qu’ilétait joué…
Soudain il se dressa et demanda brusquement àl’ancien directeur de la Colorado.
– Vous contenterez-vous comme cautionjusqu’à demain de valeurs représentant un million de dollars.
– Assurément.
– Alors, attendez.
Il courut au téléphone, décrocha le récepteuret demanda :
– Donnez-moi l’hôtel Knox tout desuite.
*
**
Après avoir déposé les valeurs dans lecoffre-fort de la banque, quelques minutes avant la fermeture – caron ne faisait plus de retraits ou de dépôts dans l’après-midi –,Helen s’était rendue à la prison où elle avait trouvé Spike sur lepoint de quitter l’établissement.
La joie du pauvre garçon en voyant Helen futimmense, et il pensa devenir fou de bonheur quand la jeune fillelui annonça qu’il allait avoir une bonne place.
Après avoir remercié le directeur, Spikesuivit sa bienfaitrice qui l’emmena à l’hôtel.
Ils étaient arrivés à peine depuis cinqminutes quand la sonnerie du téléphone retentit.
Helen prit l’instrument et écouta.
– Hôtel Knox ?…
– Oui, monsieur.
– Miss Holmes…
– Elle-même… ah ! mon Dieu, qu’ya-t-il mon parrain ? Vous paraissez tout ému.
Helen venait de reconnaître la voix de sontuteur. Le dialogue s’engagea, angoissé, tragique.
En quelques mots, Hamilton racontait ce quivenait de lui arriver et suppliait Helen de courir chercher lesvaleurs laissées en banque et de les lui apporter immédiatementchez Dixler.
Spike n’avait entendu qu’une partie de lacommunication. Helen le mit rapidement au courant de tout.
– Vite, vite, courons, mon bon Spike.
En quelques instants la jeune fille etl’ancien forçat arrivèrent à la banque. Mais là ils se heurtèrent àun refus formel. Impossible d’ouvrir avant le lendemain.
Helen, au désespoir, ne savait plus à quelsaint se vouer. Spike réfléchissait.
– Mademoiselle, dit-il tout à coup, enentrant tout à l’heure, j’ai remarqué un petit escalier qui conduitaux caves. Nous pourrions faire un petit tour par là et si laserrure de la grille n’est pas trop difficile… je crois que jepourrais vous donner l’accès du coffre-fort.
Le brave garçon semblait très gêné enproposant ce moyen qui rappelait un peu trop brutalement sesanciennes occupations.
Mais ce n’était pas le moment d’avoir desscrupules. Sans encombre, la jeune fille et Spike arrivèrent devantla grille.
Là, après des efforts infructueux, il dutemprunter l’épingle à chapeau de Helen. Alors le cadenas céda.
Mais au moment où la jeune fille, folle dejoie, mettait la clé dans le trou de la serrure, des mains brutaless’abattirent sur elle et elle se sentit rudement appréhendée.
C’était le veilleur que nos amis avaientoublié et qui, entendant du bruit, avait prévenu les policemen.
Accablée de honte et de chagrin, Helen futconduite au poste de police en compagnie de Spike, qui se débattaitcomme un beau diable.
En vain la jeune fille expliquait-elle sonhistoire. Personne ne voulait la croire.
À la fin, elle demanda :
– Puis-je téléphoner à montuteur ?
– Oui, dit le commissaire de police, maisen ma présence.
Helen demanda aussitôt la communication chezDixler et raconta à Hamilton ce qui venait de lui arriver.Celui-ci, affolé, répondit qu’il accourait.
Helen voyait le temps passer et personne nevenait la délivrer. La jeune fille s’énervait et sentait une grosseenvie de pleurer lui monter aux yeux.
Tout à coup, la porte du commissariat s’ouvritet Hamilton parut.
Helen eut un cri de joie et courut se jeterdans ses bras.
L’affaire fut vite réglée.
Le directeur de la Central Trust connaissaitparticulièrement M. Dumbar, auquel il raconta son aventure. Ilen profita pour solliciter son concours afin de pouvoir prendredans son coffre-fort les valeurs qui lui étaient indispensables.Malheureusement, dans l’occasion, M. Dumbar était absolumentimpuissant.
– Vous comprenez, mon cher ami, disait-ilà Hamilton, je ne puis rien. Les administrateurs de la banque nesont jamais là dedans l’après-midi et tous les retraits de valeursont faits dans la matinée. Je ne peux pourtant pas, pour vousfaire plaisir, faire cambrioler la banque par mes agents.
À de pareilles raisons, il n’y avait qu’à serendre.
Après avoir bien remercié le chef de lapolice, Hamilton quitta le commissariat avec Spike et Helen. Unefois dans la rue, nos trois amis tinrent conseil.
Il allait agir, le temps pressait. À tout prixil fallait trouver de l’argent et payer Dixler.
– C’est encore ce gredin-là qui a fait lecoup, gronda Spike.
– Croyez-vous ? fit Helen.
– J’en suis sûr.
– Que ce soit Dixler ou un autre,intervint Hamilton, le mal est fait et le résultat est acquis. Ànous de retourner une parade.
Et ils continuèrent à discuter devant lecommissariat. Pendant ce temps-là, à l’intérieur du poste depolice, une autre scène se passait.
M. Blommberry, mis en présence de Ward etde Senks, ne reconnaissait pas ses voleurs et le magistrat étaitobligé de relâcher ces deux gredins en leur rendant leurvalise.
Aussitôt Senks commença à crier et à déclarerau commissaire qu’il aurait de ses nouvelles, mais celui-ci, luimontrant du doigt l’endroit d’où il venait, lui fit comprendre parcette simple pantomime qu’il aurait tort d’insister.
Nos deux complices filèrent rapidement,enchantés de voir l’aventure si bien se terminer. Mais au moment oùils mettaient le pied dans la rue, ils s’arrêtèrent net.
Hamilton, Spike et Helen étaient à trois pasd’eux.
– Au trot, au trot ! commanda Warden entraînant son compagnon. Mais Hamilton avait reconnu sescompagnons de table et encore bien plus sa valise.
Il s’élança sur les traces des coquins encriant :
– Au voleur !
Helen et Spike le suivirent.
Les deux gredins se dirigeaient vers lagare.
Ils arrivèrent sur les voies juste au momentoù un train démarrait. Ils bondirent sur le marchepied ets’engouffrèrent dans le fourgon à bagages.
– Ils nous échappent ! cria Hamiltonavec un cri de désespoir.
– Pas du tout, répliqua Helen haletante,ils sont pris comme des rats. Ces imbéciles viennent de sauter dansle train omnibus qui va à Fall Creek. Dans une minute, le rapide dePittsburgh, qui suit une voie parallèle, va démarrer. Laissez-moifaire… Ah ! tant pis, je n’ai que le temps.
En effet, le convoi de Pittsburgh sortait dela gare, laissant sur le quai nos amis ébahis, et elle sauta dansle train en marche et disparut bientôt dans des nuages defumée.
La courageuse jeune fille, cramponnée à uneplate-forme, se hissait maintenant à la force des poignets sur letoit d’un wagon. Là, fouettée par le vent et la fumée, elle regardale train omnibus s’en allant cahin-caha sur la voie parallèle, etqui n’était pas à plus d’un mille.
– Nous ne pouvons la laisser seule contreces deux bandits, s’écria Hamilton en se tordant les mains.
– Voici une auto, monsieur ! dittout à coup Spike qui, depuis un moment cherchait un moyen derejoindre à tout prix la jeune fille.
Hamilton s’élança sur le chauffeur.
– Mille dollars pour suivre l’expresstant que vous pourrez !
– Ça va, fit l’homme en manœuvrant sesmanettes, tandis que Hamilton et Spike sautaient dans lavoiture…
Cependant la distance qui séparait les deuxtrains diminuait rapidement.
Bientôt la machine de l’express atteignait ladernière voiture du train omnibus.
Helen se dressa, tous les nerfs tendus.
Elle calcula sa distance, prit son élan et, aurisque de se tuer vingt fois, sauta sur le toit de l’un des wagonsde l’autre train.
Elle roula, se retint comme elle put et, sanss’inquiéter des égratignures de l’épiderme et des accrocs de sarobe, se mit en devoir de gagner le fourgon aux bagages où ellesavait que les deux voleurs s’étaient réfugiés.
Senks et Ward étaient bien tranquilles et ilsriaient encore de la mine déconfite de Hamilton en les voyant filerà sa barbe quand Ward tressaillit.
– Hé ! Senks, vois donc…
Une forme blanche venait de se glisser dans lefourgon. Ward reconnut Helen.
– Damnation ! cria-t-il. MissHolmes !
Helen, du premier coup d’œil, avait vu lavalise et avait bondi, mais Senks lui barra le passage et Ward lasaisit à pleins bras.
Avec une force incroyable, Helen luttaitcontre les deux hommes et dans ce terrible danger conservait toutson sang-froid.
D’un coup de pied violent, elle envoya le sachors du wagon.
Fous de rage, les deux bandits cherchaient àl’étrangler, mais Helen, de deux coups de poing bien appliqués, sedébarrassa de ses agresseurs et, souple comme une couleuvre, glissahors du fourgon et se laissa tomber sur la voie.
Elle se releva sans aucun mal et se mitaussitôt à la recherche de la valise.
D’abord étourdi, Senks dit :
– Elle m’a démoli !
– Tu te plaindras plus tard, réponditdurement Ward, il s’agit de la rejoindre.
Et avec la même adresse et la même ardeur, lesdeux coquins s’élancèrent, à leur tour, sur la voie.
*
**
L’auto allait à une formidable allure et avaitrejoint déjà le train-omnibus, quand, passant sur un petit pont quicoupait la voie, Spike cria de toutes ses forces :
– Stop ! stop ! mais arrêtezdonc, mille diables !
L’ex-forçat venait d’apercevoir à quelquesmètres au-dessous de lui, Helen qui, aux mains des gredins quil’avaient rejointe, allait succomber.
Hamilton vit aussi ce qui se passait.
Le chauffeur freina brusquement.
Hamilton poussa un cri.
Le brave Spike venait, pour aller plus vite,de sauter du pont sur la voie.
À toutes jambes, le tuteur de Helendégringolait la pente…
Il était temps que les deux sauveteursarrivent.
Helen, à bout de forces, sentait tout sedérober autour d’elle.
Elle vit dans un rêve Spike et Hamiltonassommer les deux bandits, et elle sentait le vieux Ham quil’embrassait, en lui disant :
– Vous n’avez pas de mal, au moins, mapetite Helen…
*
**
Dixler, parfaitement content, car il n’avaitpas revu Hamilton de la journée, venait de rentrer chez lui, quandil entendit sonner.
En l’absence de Ward, il alla ouvrirlui-même.
Il retint un cri de rage.
Le directeur de la Central Trust était en saprésence et lui disait avec un bon sourire :
– Il n’est encore que cinq heures vingt,je suis donc en avance d’une bonne heure. Faites-moi votre reçu,Dixler… Voici l’argent.
La compagnie de la Central Trust, après lesdéboires des commencements, était entrée dans la prospérité.L’exploitation des lignes déjà terminées donnait de magnifiquesrésultats ; enfin la mine d’or de Superstition était venueaccroître d’une façon considérable le capital social et avaitpermis de distribuer aux commanditaires des dividendesimportants.
En dépit des subventions que touchait Dixlerdu gouvernement allemand, il avait eu décidément le dessous dans labataille financière. La Colorado Coast Company ne pouvait lutter nien importance ni en rendement avec la Central Trust.
D’ailleurs les actionnaires de cette dernièresociété, qui s’étaient parfaitement rendu compte que leur succèsétait dû, en grande partie, aux efforts de miss Helen Holmes, nes’étaient pas montrés ingrats envers l’Héroïne du Colorado.
Vingt-cinq pour cent des actions de la mined’or de Superstition lui avaient été attribués en toutepropriété.
Miss Helen se trouvait, maintenant, la richehéritière que nous avons connue au début de cette histoirevéridique.
Le premier usage que la jeune fille avait faitde son opulence avait été de racheter la propriétépaternelle : la villa et le parc de Cedar Grove, dont le tempsn’avait fait qu’embellir les poétiques ombrages.
Ce fut avec un bonheur infini que la jeunefille retrouva le décor familier où s’était écoulée son enfance, leclair ruisseau que traversaient des ponts rustiques et qui fuyaiten serpentant à travers des buissons de lauriers-roses et derhododendrons, les grandes allées majestueuses et les troncsantiques des cèdres et des hêtres, courbés par les vents duPacifique.
À la grande surprise de beaucoup de gens, missHelen avait pris comme factotum Spike, l’ancien forçat, dont elleavait eu maintes fois l’occasion d’apprécier l’intelligence et ledévouement.
Ce choix, qui partout ailleurs eût semblésingulier, ne fit que consacrer la réputation de l’héroïne.
– Très chic !… exentricwoman !… répétaient les nouveaux riches propriétaires dequelques mines.
Miss Helen Holmes était à la mode.
Elle était accablée d’invitations.
Les milliardaires, elles-mêmes, copiaient seschapeaux et ses robes, et regardaient comme un grand honneur d’êtreadmises aux soirées ou aux garden-parties qu’elle donnaitde temps à autre, dans le parc de Cedar Grove.
Miss Helen était demeurée fidèle à ses anciensamis. L’ingénieur Hamilton et le mécanicien George Storm étaientles commensaux habituels de la villa.
George, lui aussi, avait bénéficié de laprospérité croissante de la Central Trust. Le petit marchand dejournaux que nous avons connu était maintenant un correct gentlemanet, guidé par miss Helen, il préparait les derniers examens quiallaient lui permettre de devenir ingénieur.
– Il faut pourtant, dit un jour la jeunefille à M. Hamilton, que j’invite ce coquin de Dixler à l’unede mes réceptions.
– Je n’en vois pas la nécessité, réponditl’ingénieur, en manifestant un certain étonnement.
– Eh bien, moi, j’y tiensbeaucoup !…
– Pourquoi cela ?
– Je tiens à montrer à cet Allemand quenous avons décidément triomphé de lui. C’est une petite vengeance,une mesquinerie, si vous voulez, mais j’y tiens.
– Comme il vous plaira ! Seulement,je suis bien sûr que Dixler ne viendra pas !
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr !
– Eh bien, moi, je suis sûre qu’ilviendra. Il est bien trop orgueilleux pour refuser moninvitation.
– Vous avez tort, miss Helen, repritl’ingénieur avec une certaine vivacité, vous savez pourtant quechaque fois que Dixler se trouve quelque part, les crimes et lescatastrophes le suivent de près.
– C’est précisément pour cela, s’écriamiss Helen, que je tiens à l’inviter. Je tiens à lui prouver que jen’ai pas peur de lui.
– C’est peut-être un tort.
– Il a beau être habile, il a beau êtresoutenu par l’or et l’influence de l’Allemagne, il n’a pu triompherde la Central Trust et le moment est proche peut-être où laColorado Coast Company sera forcée d’entrer en liquidation.
L’ingénieur Hamilton connaissait de longuedate l’obstination de miss Helen, il comprit qu’il serait inutiled’essayer de l’empêcher d’inviter Dixler, et il n’insista plus.
Le soir même, la jeune fille envoyait uneinvitation pour le lendemain au directeur de la Colorado Coast pourune partie de tennis qui devait avoir lieu dans le parc de CedarGrove et où étaient conviés les membres les plus intéressants del’aristocratie financière du Colorado.
Un train spécial avait été commandé pour lesinvités.
*
**
Fritz Dixler se trouvait dans son cabinet detravail et venait d’expédier son courrier.
Il ne savait pas encore que ses menées pours’emparer de la mine d’or de Superstition avaient piteusementéchoué.
Quand il connut la vérité, il entra dans uneviolente colère. C’est tout juste s’il ne se livra pas à des actesde violence envers les agents maladroits dont il s’était servi.
– Ces coquins-là, grommela-t-il, ont dûêtre payés par la Central Trust pour me trahir.
Cependant, il eut beau les questionner detoutes les manières, les menacer, il ne put rien en tirer.
En y réfléchissant, il finit par reconnaîtrequ’ils étaient de bonne foi et qu’ils avaient fait tout leurpossible.
– Que voulez-vous qu’on fasse contre missHelen, lui dit l’un de ces bandits d’un ton bourru, cette jeunefille est plus intelligente et plus forte que nous.
À ce moment même, le secrétaire de Dixler luiapporta une dépêche. Il lut :
Gare du Signal,
Monsieur Dixler,
Je donne un tennis, suivi de thé, entreintimes. Voulez-vous y venir ?
Signé, Helen HOLMES.
L’Allemand froissa le message aveccolère !…
– Cette jeune fille se moque de moi,murmura-t-il, elle me brave, elle me regarde comme complètementvaincu… Elle pourrait se tromper !… Je n’ai pas encore dit mondernier mot, mais j’irai à cette réception, ne fût-ce que pour luimontrer que je n’ai pas peur d’elle et que je n’ai pas renoncé à lalutte. Puis, qui sait ?… le caractère féminin est sujet à desi brusques revirements !… Il est assez singulier que missHelen m’invite, mais peut-être a-t-elle pour cela des raisons quej’ignore.
Dixler relut la dépêche. L’invitation étaitpour le jour même.
En Amérique où tout est immédiat, rapide etimprovisé, on ne prévient pas les gens plusieurs jours à l’avance,ainsi que cela se pratique dans le Vieux Monde.
Dixler consulta son chronomètre, il n’avaitguère devant lui, qu’une heure pour se rendre à Cedar Grove. Il sehâta de changer de toilette.
Un chapeau de feutre léger, un complet deflanelle, au col largement échancré, des souliers spéciaux àsemelles de caoutchouc, le transformèrent, en un instant, en unparfait gentleman.
L’espion, l’agent secret du gouvernementallemand, offrait maintenant toutes les apparences d’un de ces filsde famille, exclusivement adonnés au sport, d’un de ces élégantsdésœuvrés dans l’existence desquels le polo, le cricket, le tenniset le flirt tiennent la plus large part.
– Miss Helen doit avoir quelques penséesde derrière la tête, songea-t-il, tout en mettant la dernière mainaux préparatifs de sa toilette.
Tout à coup, il se frappa le front.
Il venait d’avoir une idée, une mauvaise idéebien entendu.
– Il y a un train spécial,réfléchissait-il et un train fatalement doit passer par StationCity, à l’embranchement des voies de la Central Trust et de laColorado Coast Company.
« Hamilton, George Storm et tous mesennemis seront dans ce train. Il suffirait d’un bon accident, unecollision par exemple, pour me débarrasser de tous ces gêneurs. Lachose est d’autant plus facile que le train spécial n’étant pasporté sur les horaires, un oubli peut facilement se produire. Encas d’enquête, la Colorado Coast Company peut toujours arguer de sabonne foi.
« J’en serai quitte pour révoquer lesemployés responsables et pour adresser quelques lettres decondoléances aux familles de ces victimes.
« En mettant les choses au pis, si noussommes obligés de verser quelques indemnités nous y gagneronsencore. La mort de Hamilton, de Storm et des principauxcommanditaires de la Central Trust changerait complètement la facedes choses.
Fritz Dixler réfléchit longtemps. Il donnaquelques ordres mystérieux à l’un de ses secrétaires, il fallaitque, par une feinte négligence, la dépêche de service qui signalaitle départ du train spécial fût omise ou arrivât trop tard.
Après avoir pris toutes les mesures quidevaient assurer le succès de sa criminelle combinaison, l’Allemandse sentit tout joyeux.
– Je vais, songeait-il, donner une leçonà cette orgueilleuse jeune fille, elle finira par comprendre qu’iln’est pas si facile qu’elle se l’imagine de triompher de FritzDixler qui a derrière lui l’invincible puissance de la grandeAllemagne.
« Je vais jouer cette suprême partie etje la gagnerai !… L’Allemand mit une fleur à sa boutonnière,se fit apporter deux légères raquettes de tennis, en bois decitronnier, et demanda son automobile.
L’instant d’après, il courait sur les routespoudreuses dans la direction de Cedar Grove où il arriva un peuavant l’heure prescrite, le train spécial ne devant stopper en garedu Signal que dix minutes plus tard.
Dixler voulait se ménager un entretien avecmiss Helen, avant que la foule des invités n’eût fait irruptiondans le parc.
À une certaine distance de la villa, Dixlerarrêta son auto, en descendit et franchit la grille sans se faireannoncer, avec les façons sournoises qui lui étaienthabituelles.
Étouffant le bruit de ses pas, il s’aventurapar les allées ombragées, guidé par un bruit de voix qu’ilentendait du côté de la rivière artificielle. Tout à coup, ils’arrêta net, cloué sur place par la surprise, le spectacle qu’ilapercevait le fit pâlir de rage.
Miss Helen Holmes savourait paisiblement lebonheur d’avoir reconquis la situation sociale que la mort dugénéral lui avait fait perdre.
Entourée d’amis dévoués, indépendantemaîtresse d’une fortune qu’elle ne devait qu’à son courage, elleenvisageait l’avenir sous le plus brillant aspect.
Ce matin-là, elle avait déjeuné en compagniede l’ingénieur Hamilton, qui la considérait presque comme sa fille,puis, en attendant les invités, tous deux s’étaient promenés dansle parc où régnait une fraîcheur délicieuse, et miss Helen, envéritable enfant qu’elle était à ses heures, s’était longuementamusée de deux chiens, l’un blanc et l’autre noir, que Spike avaitachetés exprès pour elle.
Avec cette jovialité parfois un peu grosse,qui caractérise l’esprit américain, l’ingénieur Hamilton avaitcomparé le petit chien noir à George Storm, autrefois noir decharbon, quand il conduisait les locomotives de la CentralTrust.
– Alors, s’écria miss Helen en riant,appelez de suite la petite chienne blanche, miss Helen !
Comme on le devine, cette plaisanterie faisaitallusion aux fiançailles, depuis longtemps projetées, entrel’ex-mécanicien et la jeune fille.
Cependant cette union, qui autrefois avait étéconvenue, ne semblait plus aussi près de se réaliser.
Depuis que miss Helen Holmes était devenueriche, George Storm n’osait presque plus courtiser la jeune fille.Il semblait que la distance sociale qui séparait autrefois le petitvendeur de journaux de la fille du général n’eût pas cesséd’exister.
Pourtant, jamais Helen ne s’était montréeaussi accueillante, aussi familière même, avec son camaraded’enfance.
La vérité, c’est que George Storm seréservait, avant d’adresser sa demande. Il voulait être enpossession de son diplôme d’ingénieur, il lui semblait qu’une foisce degré franchi, il se serait rapproché de celle qu’il aimait.
Miss Helen le laissait faire, tout enattendant avec une secrète impatience, qu’il posât sacandidature.
Ce sujet tout à fait d’actualité revenaitfréquemment dans la conversation de la jeune fille avec l’ingénieurHamilton.
– Alors, dit celui-ci en souriant, leschoses ne sont pas plus avancées du côté de George.
Helen rougit imperceptiblement.
– Il est si timide, murmura-t-elle.
– Votre fortune lui fait peur.
– Vous verrez que ce sera moi qui seraisobligée de le demander en mariage.
– Cela s’est vu !
À ce moment, George Storm apparut, lui-même,au détour d’une allée.
– Je vais vous laisser, dit l’ingénieur.Il ne faut pas que ma présence empêche votre fiancé de vousdéclarer sa flamme.
M. Hamilton s’esquiva discrètement.
L’instant d’après, George Storm, vêtu avec uneélégance de bon aloi, s’approchait de miss Helen qui l’accueillaitde son bon et franc sourire et lui serrait la maincordialement.
– Pourquoi ne voulez-vous pas acceptermon invitation ? demanda la jeune fille.
– J’ai toujours peur d’être déplacé dansce milieu de milliardaires ou de multimillionnaires qui sont voshôtes habituels.
– Vous avez grand tort. Je vous trouve,moi, toutes les allures d’un véritable gentleman, et, parmi mesinvités, il y a certainement d’anciens terrassiers, d’ancienscireurs de bottes auxquels tous les dollars de la banque nedonneront jamais la distinction qui leur manque.
– C’est ce qu’en France on appelle lesnouveaux riches !…
– Mais moi, répondit gaiement la jeunefille, ne suis-je pas aussi une nouvelle riche ?
– J’aimerais presque mieux que vous soyezplus pauvre.
– Pourquoi cela ?…
– Je ne sais pas, murmura George Storm,avec embarras.
– Eh bien, je vais vous le dire, fitHelen, en prenant dans une de ses menottes blanches la robuste maindu mécanicien. Quand je n’étais, naguère encore, qu’une modesteemployée de chemin de fer, vous osiez me faire part de vos projetsd’avenir ; maintenant, par orgueil que je ne m’expliquevraiment pas, vous ne voulez plus aborder ce sujet en maprésence.
George avait rougi jusqu’aux oreilles.
– Miss Helen, balbutia-t-il, vous savezquel respectueux et profond dévouement j’ai toujours eu pourvous !…
– Oui, murmura miss Helen, avec unenuance à la fois ironique et attendrie, vous m’avez parlé maintesfois d’une affection qui ne devait finir qu’avec la vie ;maintenant vous êtes devenu beaucoup plus réservé ; je crois,monsieur George, que vous ne m’aimez plus.
– Comment pouvez-vous dire une pareillechose, miss Helen, s’écria-t-il, avec une espèce d’indignation.
– Dame, fit la jeune fille, en réprimantmal un malicieux éclat de rire, je m’en rapporte aux faits, depuisque j’ai touché ma part dans la mine d’or de Superstition, vousêtes devenu d’une discrétion, d’une froideur…
George Storm était très troublé.
– Vous devez comprendre, chère Helen,balbutia-t-il, en proie à une étrange émotion, que votre opulencem’intimide. Quand vous étiez pauvre, j’avais encore la hardiesse devous confier mes projets d’avenir, mais, maintenant…, disonsbrutalement les choses, je ne voudrais pour rien au monde que descoquins comme Dixler et d’autres encore puissent dire que j’ai faitune bonne affaire en abusant de notre vieille amitié d’enfance.
Miss Helen étreignit plus fort de ses mainsblanches la grosse main aux muscles solides que lui tendait lemécanicien :
– Que vous êtes donc naïf, mon cherGeorge ! murmura-t-elle, vous avez encore des préjugés et desidées fausses, comme les gens du Continent, les habitants du VieuxMonde, dont la conduite est souvent dirigée par de vieux principesabolis, de vieilles histoires, auxquelles eux-mêmes ne croientplus.
– Que voulez-vous dire ?
– Ceci simplement :
« De nous deux, c’est moi qui fais labonne affaire. J’épouse un homme intelligent, énergique, qui, dansquelques années sans doute sera multimillionnaire, qui succédera –cela est prévu –, à l’ingénieur Hamilton comme directeur de laCentral Trust, la plus puissante compagnie de l’Ouestaméricain.
– Chère Helen !… balbutia GeorgeStorm, très touché de la générosité de la jeune fille.
– Je possède quelque fortune sans doute,continua-t-elle d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, maisqu’est-ce que cela auprès du capital intelligence que vousapporterez à la communauté.
Pendant un long moment, Helen et Georgedemeurèrent silencieux, leurs âmes communiaient dans le sourire deleurs yeux, dans l’étreinte de leurs mains frémissantes.
– Cher George !…
– Chère Helen !…
– Ne vous ai-je pas dit bien des fois queje n’aurai d’autre époux que vous !
– Je n’osais plus croire à un telbonheur.
– Vous avez tort de douter de moi, cherami, ce n’est pas parce que je suis un peu moins pauvre qu’il y aquelques jours que mes sentiments ont pu se modifier.
À ce moment, miss Helen et George Storm setrouvaient dans un coin du parc d’un aspect particulièrementpittoresque, à deux pas d’eux, la rivière artificielle coulaitentre des buissons de fleurs. Ils s’étaient arrêtés près du troncd’un vieux platane à demi renversé par les vents, et qui avaitcontinué à pousser dans une position presque horizontale.
Ils étaient placés de chaque côté de ce troncvénérable et c’était, sur l’écorce tâchée de vert et de blanc,comme sur un autel offert par la nature elle-même à leur tendresse,que leurs mains s’étaient enlacées !…
Les parfums enivrants des lauriers-roses, desgéraniums géants, montaient du sol surchauffé par l’ardeur dusoleil torride.
L’heure était délicieuse etlanguide !…
– Croyez-vous donc, s’écria George, quej’ai douté de vous un seul instant ?
Avant que miss Helen eût pu deviner son geste,George Storm avait tiré de sa poche une délicieuse petite bague enor, une exquise bague de fiançailles et l’avait passée au doigt demiss Helen qui n’esquissa pas d’ailleurs le moindre mouvement derésistance.
La bague se composait de cinq perles avec, aucentre, une topaze, et représentait une fleur de marguerite.
– Vous voyez qu’elle est toute simple,balbutia George, comme honteux d’offrir à sa fiancée un bijoud’aussi peu de valeur. Cette pauvre bague n’est vraiment digne nide votre beauté, ni de votre fortune… Et il ajouta en baissant lavoix :… ni de l’immense amour que j’ai pour vous, chèreHelen.
– Cette bague est splendide, s’écria lajeune fille avec vivacité. George contemplait sa fiancée comme dansune sorte d’extase. Il la buvait, pour ainsi dire, du regard,jamais elle ne lui avait paru aussi belle.
– Chère Helen, dit-il au bout d’uninstant avec un sourire timide, vous savez que dans lesfiançailles, il n’y a pas seulement que la bague, il y a encore uneautre formalité à remplir.
– Quelle formalité ? demanda missHelen en rougissant un peu.
– Mais, je croyais… Il me semblait…
– Qu’on échangeait un baiser, pourquoin’osiez-vous pas me le dire ?…
« Ne suis-je pas tout à vous ?…
Miss Helen, avec une franchise qui n’excluaitpas une pudique rougeur, avait tendu son front. George y posa seslèvres.
*
**
– Chère Helen, dit George d’une voixgrave, j’ai maintenant votre promesse, si vous saviez combien lesjournées vont me sembler longues, tant que nous ne serons pasunis.
– Notre mariage aura lieu dès que vous ledésirerez, répondit la jeune fille avec cette belle et audacieusefranchise qui était sa qualité dominante.
Mais, pendant que George et Helen échangeaientainsi les plus douces promesses, il y avait quelqu’un qui lesépiait avec des regards chargés de haine et dont les mainstremblaient de rage et de jalousie.
C’était Fritz Dixler.
– Voilà un mariage qui n’est pas encorefait, grommela-t-il, en grinçant des dents avec fureur !Est-ce que miss Helen ne m’aurait fait venir ici que pour me rendretémoin de ses amours avec son mécanicien ?
« Il ne sera pas dit que l’on m’aurabafoué de la sorte ! Je tiens ma vengeance,heureusement !
Et Dixler, les sourcils froncés, la facelourde, se retira vers une autre partie du jardin.
Une chose que Dixler ne pouvait soupçonner,c’est que, pendant qu’il espionnait Helen et George, il étaitlui-même surveillé par Spike.
L’ancien forçat, toujours aux aguets, montaitla garde autour de miss Helen, comme un chien dévoué ; ilavait entendu le bruit de la grille qui s’ouvrait, il avait vuDixler se faufiler sournoisement dans les allées du parc, ill’avait suivi.
Il avait pu constater combien étaient grandesla fureur et la jalousie de l’espion allemand, et le geste demenace que Dixler avait adressé aux fiancés, avant de se retirer,n’avait pas échappé à l’honnête forçat.
Helen et George étaient encore tout entiers àleur tendre conversation, lorsque Spike apparut tout à coup à leursyeux.
– Qu’y a-t-il donc, demanda George Stormun peu mécontent d’être dérangé dans son entretien avec missHelen.
– Vous savez, mon brave Spike, dit lajeune fille radieuse, que maintenant je suis fiancée.
Et d’un geste enfantin, elle fit étinceler ausoleil la jolie bague dont le chaton représentait unemarguerite.
– Tous mes compliments, miss Helen,s’écria Spike, mais il est de mon devoir de vous prévenir que toutà l’heure, caché derrière un tronc d’arbre, Dixler vous épiait.
« Il était blême de rage et, en s’enallant, il vous a montré le poing d’un air menaçant.
Miss Helen haussa les épaules.
– Je n’ai pas peur de Dixler,dit-elle.
– Et s’il se mêle de ce qui ne le regardepas, ajouta George, je lui démolirai la figure.
Et George avait pris l’attitude classique duboxeur en exhibant des poings qui eussent fait honneur à unchampion. Miss Helen était brusquement devenue pensive.
– Cher George, fit-elle à demi-voix, jevous en prie, je vous en conjure, évitez toute espèce de querelleavec Dixler. Aujourd’hui, il est mon invité ; bien que jesache à quoi m’en tenir sur son compte, je tiens à ce que tous meshôtes, même ceux qui, comme vous, ont eu beaucoup à s’en plaindre,fassent preuve envers lui de la plus grande correction.
– C’est entendu, chère Helen, je supposed’ailleurs que Dixler sera assez intelligent pour se conduire engentleman.
– Oh ! pour cela, j’en suissûre.
L’instant d’après, l’Allemand, la minesouriante, l’air empressé, s’avançait vers miss Helen et versGeorge, et les saluait avec toute l’amabilité dont il étaitcapable.
Très maître de lui-même, il avait su sedominer et son visage ne portait plus aucune trace dumécontentement et de la rage qu’il avait dans le cœur.
– Je vous laisse, dit tout à coup missHelen.
– Déjà ? fit Dixler.
– Oui, j’aperçois, là-bas, une partie demes invités, je vais aller au devant d’eux. Aujourd’hui, je nem’appartiens plus, je suis maîtresse de maison et je me dois à meshôtes !
Miss Helen avait déjà disparu.
George Storm se trouvait maintenant seul avecDixler dans ce coin désert du parc.
Pendant quelques minutes, ils demeurèrentsilencieux, ils éprouvaient un réel embarras ; George savaitcombien Dixler le détestait, et l’Allemand se savait trop bienconnu de son adversaire pour essayer de lui en imposer, mais iln’eût pas manqué de le faire en d’autre circonstance.
Ce fut Dixler qui rompit la glace.
– J’ai appris, fit-il avec un sourireplein de méchanceté, que vous alliez vous fiancer avec miss HelenHolmes, qu’y a-t-il de vrai dans cette rumeur ?
– Parfaitement exact, répondit Georgeavec froideur. Je puis même vous dire que nos fiançailles sont unfait accompli.
– Tous mes compliments ! vous faiteslà une excellente affaire.
– Une affaire ? s’écria George dontle visage s’était empourpré de colère, j’aimerais bien que vousvous serviez d’un autre mot en parlant de mon union prochaine aveccette jeune fille que j’aime et que je respecte du plus profond demon cœur.
– Le mot « affaire » me sembleau contraire parfaitement choisi, riposta l’Allemand avec un flegmeplein d’insolence. Vous êtes pauvre, miss Helen est une richehéritière ; par conséquent, tout le monde dira comme je lepense moi-même que vous avez fait une excellente affaire.
George Storm se contenait à grand-peine en serappelant les recommandations de miss Helen.
– Laissons ce sujet, s’il vous plaît,dit-il, il faut croire que miss Helen a trouvé elle aussi l’affaireavantageuse, comme vous le dites…
– Je ne dis pas le contraire, ditl’Allemand en hochant la tête d’un air goguenard.
– Que prétendez-vous insinuer ?grommela George en serrant les poings.
– Oh ! fit l’Allemand d’un airdédaigneux, rien que personne ne connaisse parfaitement.
– Mais encore ?
– Rien !
– Maintenant, monsieur Dixler, il fautque vous parliez. Je sais qu’il est tout à fait dans la manière deceux de votre race de calomnier les gens à mots couverts et sansalléguer contre eux aucun fait précis, j’ai le droit de vousdemander ce que signifiait votre allusion de tout à l’heure.
Dixler prit son air le plus innocent pourdécocher cette phrase perfide.
– Miss Helen a passé tant de semaines, enplein désert, dans les camps de chercheurs d’or et dans leschantiers des railways en construction, loin de toutesurveillance, dans l’inévitable promiscuité des aventuriers et desprospecteurs, qu’elle eût peut-être trouvé difficilement à semarier si elle n’avait mis la main sur un brave garçon commevous.
De rouge qu’il était, George était devenupâle. De ses rudes mains, il avait empoigné Dixler à la gorge et lesecouait brutalement.
– Je vous défends, rugit-il d’une voixétranglée, de vous exprimer ainsi sur le compte de ma fiancée.
Dixler s’était dégagé brusquement.
– Je m’exprimerai comme il meplaira ! déclara-t-il avec arrogance ; d’ailleurs, je nesuis pas le seul de mon opinion…
Cette fois c’en était trop.
Le poing de George Storm s’était abattu surson visage et y avait laissé son empreinte.
Dixler voulut riposter, il n’était pas detaille.
Comme nous avons eu l’occasion de le vérifierà maintes reprises, le mécanicien était d’une vigueurcolossale.
Pendant que son adversaire éperdu cherchaitvainement son browning, George faisait pleuvoir sur lui une grêlede coups appliqués suivant toutes les règles de l’art de laboxe.
Les swings et les directs pleuvaient sur lacarcasse et sur le visage de l’Allemand avec une précisionadmirable.
– Tiens, prends ça, bandit, calomniateur,criait le mécanicien en ponctuant chaque coup d’une injure, et ça,vilain boche !… et celui-là encore, espèce d’espion !…Attrape ! encaisse !…
Dixler, littéralement moulu de coups, finitpar rouler à terre. Alors, George Storm lui mit le genou sur lapoitrine et lui serra le cou énergiquement.
Il avait bonne envie d’étrangler son ennemi,mais il eut honte d’abuser de sa victoire.
– Je devrais te tordre le cou, luidit-il, ce serait une bonne action que de débarrasser la sierrad’un bandit tel que toi, mais pour cette fois, je te fais grâce dela vie.
Dixler, à demi suffoqué, poussa un profondsoupir.
– Tu viens de recevoir une joliecorrection, continua le mécanicien. Que cela te donne un avant-goûtde ce qui t’attend si jamais j’apprends que tu as mal parlé de mafiancée…
– Je vous promets… je vous jure… bégayal’Allemand qui avait la plus grande hâte d’être sorti des mains deson ennemi.
Cependant Spike, toujours vigilant, avait vude loin cette scène rapide, et dans l’idée qu’il fallait à toutprix empêcher un malheur, il était allé aussitôt prévenirl’ingénieur Hamilton et miss Helen elle-même qui se hâtad’accourir.
Quelques-uns des invités l’avaient suivie.
– Je vous prie d’excuser cet incident,leur dit-elle très contrariée. Une querelle dont j’ignore le motifa éclaté entre M. Storm et M. Dixler et a dégénéré enpugilat, je vous serais reconnaissante de ne pas ébruiter cettepénible aventure.
Les invités protestèrent tous de leurdiscrétion, enchantés au fond du scandale qu’ils voyaient enperspective.
Une dame Brown, bien connue pour saméchanceté, dit à une de ses voisines, mais assez haut pour êtreentendue de miss Helen :
– Voilà qui donnera une leçon à cetteorgueilleuse héritière, à cette prétendue Héroïne du Colorado…
– Aussi, répliqua l’autre sur le mêmeton, on n’a pas idée de choisir pour époux un simple mécanicien, unvagabond des rues qui boxe les invités de sa fiancée, comme unvulgaire crocheteur.
– Ça lui apprendra !
– C’est bien fait !
– Voyez ce pauvre M. Dixler, sonbeau costume de tennis est plein de poussière, et il a la figure enmarmelade.
– Décidément, il faut faire bienattention aux gens que l’on reçoit chez soi !…
Pendant que les deux commères s’en donnaient àcœur joie, Spike et l’ingénieur Hamilton avaient séparé les deuxcombattants.
Dixler, qui flageolait encore sur ses jambes,s’était adossé au tronc d’un platane et reprenait haleinepéniblement ; l’ingénieur lui bassina les tempes avec de l’eaufraîche, pendant que Spike, à quelques pas de là, rendait le mêmeservice à George Storm, qui, dans la bagarre, avait reçu quelqueshorions.
– Je vous prie d’agréer toutes mesexcuses et celles de miss Helen, dit l’ingénieur à Dixler, je necomprends rien à la conduite de George Storm.
– Ni moi non plus, répliqua l’Allemandavec haine, il a failli m’étrangler, je sais d’ailleurs qu’il m’atoujours détesté.
– Nous tâcherons de vous faire oubliercet incident.
– Moi, je ne l’oublierai jamais, déclaral’Allemand avec un geste de menace, et je vous donne ma parole queje tirerai de ce brutal la vengeance la plus éclatante.
L’altercation qui venait d’avoir lieu entreGeorge et le directeur de la Colorado Coast Company, avait d’abordjeté un certain désarroi dans la fête.
Parmi les invités, les uns étaient des amis deDixler, les autres des amis de George, si bien qu’il s’en fallut depeu que les personnes présentes ne se trouvassent divisées en deuxcamps.
Mais, avec son tact et sa présence d’esprithabituels, miss Holmes réussit à éviter tout scandale. Petit àpetit, surtout à mesure que les autres amenaient de nouveauxinvités, la réception reprit toute son animation joyeuse, lesjeunes filles en claires toilettes envahirent l’emplacement réservépour le tennis, et bientôt la partie s’engagea avec l’entrain leplus cordial.
Bien que très mécontente au fond, miss Helenprit part au jeu et se distingua par son adresse et la précisionavec laquelle elle lançait les balles ou les recevait sur saraquette.
Dixler lui-même, brossé et pansé, se montratrès gai, et parut avoir complètement oublié la sévère correctionqu’il venait de recevoir.
L’ingénieur Hamilton fut un des rares qui neparvinssent pas à dissimuler leur mauvaise humeur.
À un moment donné, il prit à part George Stormet le sermonna d’importance.
– Je m’étonne de la façon dont vous avezagi, mon cher George, lui dit-il.
– Vous en auriez probablement fait autantà ma place, répliqua le mécanicien, d’un ton bourru.
– Je suis bien sûr du contraire, vousavez agi avec une brutalité révoltante et sans provocation aucune àce qu’il paraît.
– Qui vous a si bien renseigné ?
– Dixler lui-même.
– Cela se voit ! Dixler a toujoursété un menteur et un calomniateur, mais je serais curieux de savoirce qu’il a bien pu vous dire.
– Il m’a affirmé s’être borné à vousféliciter de la chance que vous aviez d’avoir été choisi par missHelen. Il prétend que vous avez compris ses paroles tout detravers.
– C’est-à-dire que je suis un imbécile,s’écria George, qui sentait la colère s’allumer de nouveau.Sachez-le, monsieur Hamilton, Dixler a parlé de miss Helen entermes outrageants ; je crois qu’à ma place vous n’auriez passupporté plus patiemment que moi ses insolences.
Mais l’ingénieur Hamilton, dans cetteoccasion, était de parti pris. Dixler avait eu l’art de lepersuader que c’était lui-même qui avait raison.
– Avouez plutôt, dit-il à George, quevotre jalousie et votre haine contre notre adversaire financiervous ont entraîné loin des limites de la correction que doit garderun véritable gentleman, surtout quand il n’est pas chez lui, qu’iln’est qu’un simple invité s’adressant à un autre invité.
– Cela est évidemment très regrettable,reprit George avec beaucoup de sang-froid, mais je vous donne maparole que si l’Allemand se permet sur le compte de miss Helend’autres réflexions désobligeantes, il s’exposera à recevoir uneautre correction.
– Vous avez tort, un homme du monde ne seconduit pas de la sorte, même quand les apparences lui donnentraison.
– Nous ne pouvons plus nousentendre !… Nous ne comprenons pas les choses de la mêmemanière.
– Cela est vrai ! Je crois que jeperds mon temps en essayant de vous sermonner, mais je ne sais tropde quelle façon miss Helen va prendre cette algarade.
– Au revoir, monsieur Hamilton, jetrouve, décidément, que c’est prendre beaucoup trop de ménagementsenvers un coquin comme Fritz Dixler.
Les deux hommes s’en allèrent chacun de leurcôté, très mécontents l’un de l’autre.
George erra un moment seul par les allées duparc où retentissaient les voix joyeuses des joueurs de tennis.
À l’angle d’un sentier qu’ombrageaient desplatanes centenaires, qui poussent et grandissent sous ces cieuxtorrides avec une robustesse et une magnificence inconnues enEurope, il rencontra le fidèle Spike qui le consola de son mieux etqui lui donna quelques conseils.
– Vous avez eu absolument raison, luidit-il ; il y a des choses qu’un homme ne peut pas entendre desang-froid. Cependant, en y réfléchissant bien, je suis persuadéque la conduite de Dixler était préméditée.
– Mais, dans quel but ?
– Tâcher de vous brouiller avec missHelen, ou tout au moins semer entre vous deux lamésintelligence.
– Il n’y réussira pas.
– Espérons-le, murmura l’ex-forçat d’unair préoccupé. Cependant, la partie de tennis avait pris fin.
Par petits groupes, les invités se dirigeaientvers le buffet installé dans un salon de verdure et où un lunchmagnifique avait été préparé.
Des pyramides de fruits s’amoncelaient sur deprécieuses coupes de Saxe ou de Limoges, les ananas, les goyaves,les bananes, les mangues, les avocats, les papayes, les pommes duJapon y voisinaient dans une profusion royale avec les fruitssavoureux de l’Ancien Monde.
Le champagne rafraîchissait dans des seaux devermeil. Et les bordeaux et le bourgogne, l’asti au parfum demuscat, le Johannesburg cher aux diplomates, le tokay, naguèreencore exclusivement réservé aux empereurs d’Autriche voisinaientavec les crus moins illustres de la Californie et de l’Australie,les vins d’ananas du Brésil et le vin de palme de la Floride et lepulque mexicain.
La partie substantielle n’avait pas étéoubliée.
Les jambons d’ours canadiens, le mouton fuméd’Écosse, les volailles truffées faisaient bonne figure à côté dusaumon des grands lacs et des esturgeons servis sur un lit defeuillage.
Des stewarts impeccables, graves et vêtus denoir comme des attachés d’ambassade, servaient les invités sanshâte apparente, mais trouvaient pourtant moyen de donnersatisfaction à tout le monde, avec une prestesse et une céléritéqui tenaient du prodige.
La salle de verdure où avaient été disposéesles petites tables du lunch était décorée des plus belles fleursdes tropiques.
Les magnolias, les flamboyants, le jasmin deFloride, les violettes géantes et de superbes massifs d’orchidéesformaient, de place en place, d’énormes bouquets qui répandaientune senteur embaumante.
Chacun félicitait miss Holmes du goût déployédans cet arrangement, et chacun enviait son bonheur.
Cependant, pour la première fois depuis bienlongtemps, la jeune fille était mécontente, profondément irritéecontre George Storm, qu’elle avait évité de parti pris pendant letennis.
N’ayant pas assisté à la conversation quiavait été la cause primitive de la discussion entre les deuxhommes, Helen se sentait disposée à donner raison à Dixler.
Celui-ci d’ailleurs, par des allusionsdétournées, par de perfides sous-entendus, avait eu soin d’aggraverla brouille naissante entre les deux fiancés, en parlant beaucoupde sa bonne foi, en insistant sur la façon peu intelligente dontGeorge Storm avait compris ses paroles.
– Vous comprenez, miss Helen, avait-ildit hypocritement, que je ne puis en vouloir à M. Storm.
« Cependant, je ne saurais approuver saconduite.
« Que voulez-vous, George Storm a degrandes qualités ; il est brave, dévoué, fidèle,intelligent.
– Certes oui, interrompit miss Helen quine comprenait pas où l’Allemand voulait en venir avec seséloges.
– Malheureusement, reprit Dixler, d’unton de condescendance et d’apitoiement, George Storm n’est pas ungentleman, il aura beau faire, il se ressentira encore longtemps desa première éducation qui a été fort négligée, plus que négligéemême, il faut en convenir.
Ces paroles perfides accrurent l’irritation dela jeune fille. Cependant elle crut qu’elle devait prendre ladéfense de son fiancé.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites,monsieur Dixler, répliqua-t-elle, mais il ne faut pas oublier queM. George Storm est mon fiancé – et elle insista sur le motfiancé – et un véritable self-made man, un homme qui s’estcréé lui-même ce qu’il est.
– Je rends justice à ses mérites.
– Quant à l’éducation qui lui faitdéfaut, il l’acquerra petit à petit, c’est une chose quis’apprend !
– Je le souhaite de tout mon cœur !Cependant, permettez-moi de vous dire qu’il lui reste encorequelques progrès à faire, les coups de poing que j’ai reçus en sontune preuve.
Miss Helen ne répondit rien, mais se morditles lèvres de dépit.
Dixler avait atteint son but. Il avait, parses réflexions, augmenté le mécontentement de la jeune fille et sacolère contre George.
– Je suis sûr, ajouta-t-il avec unmauvais sourire, que M. Storm, à votre école, aura vite faitde perdre ses mauvaises habitudes ; il ne saurait devenirbientôt ce qu’il aurait dû commencer par être, avant d’oser aspirerà votre union, c’est-à-dire un homme de votre monde, ungentleman.
Helen se redressa, très fière :
– Merci de vos conseils, monsieur Dixler,quand je prends une résolution, j’ai pour principe de ne m’enrapporter qu’à moi-même.
À ce moment, George apparut à l’extrémité del’allée.
Aussitôt Dixler, après un profond salut, seretira à quelques pas de là, avec une discrétion affectée.
George et Helen se trouvèrent en présence,tous deux presque aussi embarrassés l’un que l’autre.
– Chère Helen, murmura le jeune hommeaprès un moment de silence, je vous fais toutes mes excuses pour lemouvement de vivacité qui m’a porté à infliger à ce misérable unejuste correction…
« Mais quand vous connaîtrez…
– Je ne veux rien connaître, répliqua lajeune fille, encore sous l’impression des insinuations de Dixler.Tout ce que je sais, c’est que vous avez eu tort d’agir avec cetteviolence envers un homme qui, quels que soient ses torts, estaujourd’hui mon invité.
– Je sais bien, murmura George avecamertume, que j’ai trop de franchise pour devenir ce que vousappelez un homme du monde.
– Il faudra pourtant tâcher d’yréussir !…
George baissa la tête sans répondre. D’ungeste machinal, elle avait porté la main à la bague de fiançaillesqu’elle portait au doigt. George surprit ce geste. Tous deux seregardèrent bien en face.
– Écoutez, dit tout à coup le jeunehomme, je crains qu’en ce moment vous ne regrettiez la décision quevous avez prise, miss Helen, il est encore temps de le faire. Sivraiment vous me jugez indigne de vous, vous êtes libre dereprendre la parole que vous m’avez donnée !…
– J’en suis presque tentée !
– Ce sera comme il vous plaira !
– S’il en est ainsi, monsieur Storm,reprit Helen avec effort, car les larmes lui montaient aux yeux, jevous rends votre bague.
Et d’un geste très lent, comme à regret, ellearracha le bijou de son doigt et le tendit à George qui leprit.
– Cela vaut mieux ainsi, murmura-t-ild’une voix tremblante, nous nous étions trompés tous les deux.
– C’est ce que je crois aussi ; aurevoir, monsieur Storm, nous n’en resterons pas moins bons amis.Mais je vous quitte, il faut que j’aille reconduire mesinvités.
Avant que George Storm eût pu trouver laphrase émue, la parole généreuse et vibrante qui eût fait cesserl’odieux malentendu, miss Helen avait disparu.
La brillante réception, dont Cedar Grovevenait d’être le théâtre, était maintenant complètementterminée.
Déjà une bonne moitié des invités avaitregagné les luxueuses autos qui devaient les ramener à leurscottages ou à leurs usines.
Pour les autres, un train spécial avait étépréparé et chauffait en ce moment en gare de la petite stationsituée sur la bordure même du parc.
Dissimulant le chagrin et l’humiliationqu’elle ressentait, miss Helen se montra très gracieuse pour tousses invités, elle les reconduisit jusqu’au quai même de la gare,les vit s’embarquer dans les wagons aménagés spécialement pour eux,et leur serra une dernière fois la main en les remerciant d’avoiraccepté son invitation.
Elle serra aussi la main de George Storm ens’efforçant de prendre un air de cordialité indifférente :
– Au revoir, monsieur George Storm, nerestez pas trop longtemps sans nous donner de vos nouvelles.
– Au revoir, miss Helen…
Tous deux avaient le cœur gros, mais unemauvaise fierté les empêchait de revenir en arrière.
Dixler, qui les observait et à qui rienn’échappait, n’avait pas tardé à s’apercevoir que miss Helenn’avait plus au doigt son anneau de fiançailles, et il s’enréjouissait avec une joie maligne.
– J’ai reçu une belle volée, songeait-il,mais le plus attrapé c’est encore le mécanicien, il vient deperdre, grâce à moi, une belle fortune et une jolie fiancée.
– Vous ne prenez pas le train, monsieurDixler, demanda Helen au moment où les employés commençaient àrefermer les portières.
Comme on le verra plus tard, l’Allemand avaitdes raisons particulières pour ne pas employer ce moyen delocomotion.
– Non, miss Helen, répondit-il, je suisvenu dans mon auto. D’ailleurs, je ne suis pas à une minute près etje serai charmé de vous tenir compagnie encore quelque temps.
– Ce sera avec grand plaisir, répondit lajeune fille avec un enjouement un peu affecté !
À ce moment, le sifflet de la locomotive sefit entendre, le train s’ébranla et, suivant quelque temps la voiequi côtoyait le parc de Cedar Grove, il franchit bientôt lesaiguillages qui le séparaient de la ligne principale où, accélérantsa vitesse, il roula bientôt à raison de cent dix kilomètres àl’heure.
Dixler était demeuré seul avec miss Helen.
L’Allemand se disait que l’occasion étaitpeut-être propice pour faire une déclaration à la jeune fille enmettant à profit le mécontentement de celle-ci contre sonex-fiancé.
On parla quelque temps de chosesindifférentes, puis, brusquement, Dixler en vint à la questionqu’il avait le plus à cœur.
– J’espère, dit-il, que le pénibleincident de tantôt n’a pas été une cause de dissension entre vouset M. Storm, je serais désolé d’avoir été la cause d’unebrouille, quoique, véritablement, il n’y ait pas eu de mafaute !…
Miss Helen était la franchise même.
– J’aime mieux vous dire tout de suite,déclara-t-elle, que tout est rompu entre moi et M. Storm.
– Serait-il possible ? s’écriaDixler avec une feinte surprise.
– C’est comme cela !…
« Pour des raisons qu’il est inutile queje vous explique, nous avons d’un commun accord, M. Storm etmoi, renoncé à contracter une union dont l’idée nous avait d’abordsouri.
– Je vais peut-être vous blesser, repritDixler, mais je ne puis que vous féliciter de la décision que vousavez prise.
– Pourquoi cela ?
– Je vous répéterai ce que je vous disaistantôt : M. George Storm a de grandes qualités, mais cen’est pas un homme de votre monde, vous qui pourriez trouver de sibeaux partis.
– Je ne veux plus me marier ! Jesuis habituée à l’indépendance et je suis, par tempérament et parcaractère, trop volontaire, trop personnelle pour soumettre à quique ce soit la directive de ma vie.
– Il s’agirait seulement de découvrir unmari qui vous comprenne. Miss Helen ne put s’empêcher de sourire,car elle voyait clairement où Dixler voulait en venir.
– Il n’y en a probablement pas,répondit-elle.
– Je suis bien sûr du contraire.Ah ! si vous me laissiez dire tout le fond de ma pensée.
– Parlez, je vous écoute !
– Rappelez-vous ce que je vous disaisautrefois ; si à ce moment vous m’aviez écouté, vous ne seriezpas une simple millionnaire, vous seriez milliardaire, voustiendriez votre place dans les fastueuses réunions des Cinq Cents,vous passeriez l’hiver à Paris ou à Rome, vous posséderiez despalais et des yachts d’une magnificence royale ; avec votrebeauté et votre intelligence, vous seriez la reine d’un monded’élégance et de luxe ; ne serait-ce pas là une existence plusintéressante que celle que vous menez dans une ville perdue au fonddes déserts du Far West.
Miss Helen était redevenue grave.
– Oui, répondit-elle, mais pour atteindreà ce résultat grandiose, il aurait fallu devenirMme Dixler.
– Sans doute ! ne vous l’ai-je pasproposé ?
– Oui, et j’ai refusé.
– Vous avez eu tort ! En fusionnantensemble les deux compagnies du Central Trust et du Colorado Coast,nous arrivions à une puissance formidable. L’Amérique était ànous.
Miss Helen demeura un moment silencieuse.Petit à petit elle se ressaisissait.
Certes, elle s’en rendait compte, il y avaitdans les affirmations de l’Allemand une part de vérité, mais ellene pouvait oublier que si Dixler avait véritablement le génie desaffaires, c’était un génie subversif, ne reculant devant rien quandil s’agissait d’arriver au succès.
L’Allemand ne possédait à aucun degré lafranchise et la loyauté du pauvre George qu’elle venait d’évinceravec tant de désinvolture.
– Monsieur Dixler, répondit-elle, votreproposition me flatte infiniment, j’en comprends tous lesavantages, mais comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je préfèredemeurer indépendante.
L’Allemand n’insista pas.
Il comprenait qu’il eût été maladroit de lefaire, mais il avait fait ce qu’il appelait de la bonnebesogne.
Il était persuadé que miss Helen était déjà enpartie revenue de ses préventions contre lui, et il comptait surl’avenir pour faire le reste.
D’ailleurs, l’Allemand avait une autrepréoccupation.
De temps à autre, en ayant soin de n’être pasaperçu de la jeune fille, il consultait son chronomètre avecimpatience.
On eût dit qu’il attendait quelque événementtrop lent à se produire.
– Il va bientôt être temps que je meretire, déclara-t-il.
– Voulez-vous auparavant accepter unetasse de thé ?…
– Ce sera avec grand plaisir !
Tous deux se dirigèrent vers la maison, maisau moment où ils allaient y pénétrer, un des serviteurs de missHelen accourut au-devant d’eux.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda lajeune fille.
– Je ne sais, mais le chef de la stationdésire vous parler à l’instant même… Il a dit qu’il s’agissaitd’une chose urgente et importante.
Dixler remit son chronomètre dans sa poche enréprimant un sourire de satisfaction. L’événement qu’il attendaitavec impatience venait-il donc de se produire ?
– Courons vite ! s’écria miss Helen,vous m’accompagnerez, monsieur Dixler ?
– Certainement.
– Je crains qu’il ne se soit produitquelque accident sur l’une de nos lignes.
– Il n’y a aucune raison de lecroire ; il s’agit peut-être tout bonnement d’une de voscharmantes invitées qui a perdu un bracelet ou bien oublié dans leparc son ombrelle à manche d’ivoire.
– C’est assez probable, vous merassurez !
Tout en parlant, ils avaient traversé le parcet étaient arrivés à la maisonnette vitrée où se tenait enpermanence le surveillant de la station à côté de son appareiltélégraphique.
Le surveillant, un tout jeune homme, semblaiten proie à une violente émotion, il paraissait avoir à peine laforce de parler.
– Eh bien ? demanda miss Helen avecimpatience.
– Je viens de recevoir une dépêche,bégaya le surveillant d’une voix mal assurée, le train 1905.
– Le train spécial ?
– Oui, celui dans lequel se trouvent vosinvités, il va entrer en collision avec le train numéro 8, lerapide de Frisco à la station du Palmier.
Miss Helen arrêta sur Dixler un étrangeregard : la station du Palmier était commune aux deuxsociétés, la Colorado Coast, et la Central Trust ; il fallaitque les employés de Dixler n’eussent pas pris les mesuresnécessaires pour que la catastrophe ait été rendue possible.
– Le train 1905 n’a donc pas été signalé,demanda-t-elle d’une voix brève.
– Il y a certainement de la part de mesagents, répondit l’Allemand avec embarras, une négligenceimpardonnable, mais je sévirai, je vous le promets.
– Il vaudrait mieux essayer d’empêcher lacatastrophe.
– Essayons ! fit Dixler qui savaitparfaitement à quoi s’en tenir.
– Maintenant, c’est impossible !déclara le surveillant. Dans tout le parcours, il n’y a que desstations sans importance, quelques-unes mêmes ne sont pas pourvuesd’appareils télégraphiques ; les lignes sont inachevées dansbeaucoup d’endroits ; à moins d’un véritable miracle, uneépouvantable catastrophe est inévitable.
Sur l’ordre de miss Helen, le surveillantlança plusieurs télégrammes aux stations les plus éloignées, maispartout on lui faisait la même réponse :
« Vous nous prévenez trop tard, lacatastrophe ne peut manquer de se produire, le train 8, lancé àtoute vitesse, a déjà dépassé la gare de Feely. »
Miss Helen se tordait les bras.
– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avecdésespoir, et quand je songe que mes invités, tous ceux quej’aime : l’ingénieur Hamilton, George Storm, ce brave Spikelui-même sont dans ce train, voués à une mort affreuse. MonsieurDixler, il faut empêcher cela.
– C’est impossible ! fit l’Allemand,avec un flegme diabolique.
– Comme vous avez dit cela ? Maischaque minute, chaque seconde, nous rapprochent du dénouementfatal, il faut agir à tout prix !…
– Je ne vois pas trop ce qu’il faudraitfaire ?
– Eh bien, moi, je le vois, s’écria missHelen, illuminée par une soudaine inspiration, mais il ne faut pasperdre un instant ! Vous avez une auto ?
– Oui, une 80 chevaux d’une grande marqueallemande.
– Peut-elle faire du 120 àl’heure ?
– Elle fait, sans fatigue, du 150.
– Alors, tout est sauvé ! je connaisadmirablement la topographie du pays, en prenant un raccourci nouspouvons encore rejoindre le train spécial qui ne marche qu’à 110.Nous ferons des signaux, et nous le forcerons bien à s’arrêter.
Dixler, qui, on s’en souvient, avaitfroidement préparé de longue main l’accident où ses plusredoutables adversaires financiers devaient trouver la mort, avaitcompté sans l’intervention de la jeune fille.
– Mon auto est à votre disposition,dit-il avec mauvaise grâce, mais je doute fort que nous puissionsrejoindre le train spécial. Un pneu crevé et l’on perd du temps àle remplacer.
– Les pneus ne crèvent pas.
– Une panne peut se produire.
– Il n’y en aura pas.
Sous peine d’attirer sur lui les plus gravessoupçons, Dixler n’avait pu refuser sa voiture, mais ce fut àcontrecœur qu’il donna l’ordre à son chauffeur de se mettre enroute, après avoir pris place au fond de la voiture, en compagniede miss Helen.
Celle-ci, d’ailleurs, avait eu soin des’assurer que les réservoirs avaient leur plein d’essence et queles pneus étaient absolument neufs.
Peu à peu, pendant que la voiture, commebalayée par un souffle d’ouragan, filait à travers les plainesdésertes qui se trouvent derrière Cedar Grove, Dixler avait reprisson sang-froid et, maintenant, il était le premier à encourager sonchauffeur, en lui promettant une gratification royale, en cas desuccès.
Il serait bien surprenant, s’était-il dit,qu’à l’allure folle à laquelle nous marchons, il ne se produise pasquelque avarie, quelque grippage du mécanisme, et si nous nousarrêtons, ne fût-ce qu’une minute, je trouverai moyen de dire unmot à mon chauffeur.
Cependant, l’auto continuait à filer comme unvéritable météore, traversant sans arrêter les landes désertes, lesbois, les villages de mineurs, et les voies de chemin de fer, qu’enAmérique aucune clôture ne sépare des terres voisines.
– Plus vite, répétait toujours missHelen, en se dressant de temps à autre pour inspecterl’horizon.
– Plus vite, répétait machinalementDixler, furieux au fond de voir que jusqu’alors cette follerandonnée s’était accomplie sans le moindre accident.
– Après tout, se dit-il comme fiche deconsolation, si nous arrivons à temps pour empêcher la collision,c’est moi qui en aurai tout le bénéfice moral, et miss Helen, aprèscela, cessera peut-être d’avoir de moi une si mauvaise opinion.
Et l’auto continuait à escalader les coteaux,à dévaler la pente des ravins avec la rapidité foudroyante d’uncyclone.
*
**
Pendant que miss Helen déployait d’aussihéroïques efforts pour les sauver, les voyageurs du train spécial,confortablement installés dans les luxueux compartiments,s’entretenaient de la fête à laquelle ils venaient d’assister,fumaient sur les passerelles d’observation ou s’abandonnaientnonchalamment au plaisir de contempler les sites grandioses qui sedéroulaient devant leurs yeux.
L’ingénieur Hamilton, qui gardait rancune àGeorge Storm, n’avait pas pris place à côté de lui, et il faisaitsemblant de ne pas s’apercevoir de sa présence.
Le mécanicien avait pris place près de Spike,qui, nous le savons, avait profité du train spécial pour allerrégler, à Frisco, quelques affaires.
L’ex-forçat faisait de vains efforts pourconsoler le jeune homme, en proie à une tristesse mortelle, qu’ilne cherchait pas à cacher.
– Il ne faut pas désespérer, monsieurGeorge, dit Spike. Je connais miss Helen, elle a beaucoup devivacité, mais elle est loyale et généreuse, elle aura vite fait dereconnaître que c’est elle qui a eu tort, après l’ennui de vousêtre fâchés, vous aurez le plaisir de vous raccommoder.
George secoua tristement la tête…
– Tu aurais peut-être raison,répondait-il, si Dixler n’était pas mêlé à tout cela. Ce bandit m’atoujours été funeste.
– Je le surveille de près, repritl’ex-forçat ; rappelez-vous, j’ai presque toujours vu clairdans ses agissements.
– À quoi me servira-t-il d’y voir clair,s’il est trop tard, murmura George, impatienté ; tu as beau meconsoler, miss Helen ne veut plus de moi et je suisdésespéré ; je quitterai la Compagnie du Central Trust ;je souffrirai trop s’il me fallait voir miss Helen mariée à unautre.
– Mais que comptez-vous faire ?
– J’irai en Europe, en Australie, au boutdu monde, je vivrai pauvrement de mon travail, n’importe où ;j’ai eu tort d’essayer de sortir de l’humble sphère où j’étaisné ; miss Helen et Dixler ont raison, jamais je ne serai ungentleman.
Spike finit par comprendre que sesconsolations étaient inutiles, du moins pour le moment, mais il sepromit d’employer toute son adresse, toute sa diplomatie à fairerevenir miss Helen de son erreur et à la réconcilier avecGeorge.
– Aussi, songeait-il, pourquoi a-t-elleeu l’idée d’inviter à la fête ce coquin d’Allemand, qui ne nous ajamais joué que des tours pendables.
Pendant que ces conversations s’échangeaient,le train franchissant, pour ainsi dire, d’un élan une immenseproportion de territoire, avait dépassé la gare de Feely, et filaità toute vapeur à la rencontre du rapide contre lequel il devait seréduire en miettes, à moins de quelque providentielleintervention.
*
**
Contrairement aux prévisions de Dixler,l’automobile qui le portait n’avait éprouvé aucune avarie, et missHelen constatait, avec une vive satisfaction, que la distance quila séparait encore du train spécial diminuait d’instant eninstant.
– Voici la gare de Feely, dit-elle tout àcoup, en montrant au fond de l’horizon un amas de constructions enbriques rouges, entouré de verdures rabougries.
Elle consulta d’un regard samontre-bracelet.
– À l’allure dont nous marchons,réfléchit-elle, nous pourrons avoir rejoint le train spécial.
– J’en suis charmé, fit Dixler avec unegrimace. Il y eut quelques minutes de silence.
– Tenez, dit tout à coup la jeune fille,en montrant dans le lointain un faible nuage de fumée, voici notretrain.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûre, je connais l’horaire,et mes calculs sont précis. Plus vite ; il s’agit de sauverune centaine de vies humaines.
Le chauffeur, qui savait qu’une prime de troismille dollars lui serait allouée en cas de succès, accéléra lavitesse.
La voiture ne semblait plus toucher lesol ; elle filait comme une fusée.
Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que,déjà, on distinguait la ligne noire des wagons et les cuivresétincelants des portières.
La route à cet endroit était un peu encontrebas de la voie.
– Si nous voulons que l’on nousaperçoive, dit miss Helen, il faut leur faire des signaux, etsurtout, ajouta-t-elle en se tournant vers le chauffeur, ne vouslaissez pas dépasser par la locomotive.
Cependant, de l’intérieur du train, lesvoyageurs avaient aperçu miss Helen et Dixler, mais, bien loin desoupçonner la vérité, ils ne voyaient dans sa présence à côté de lavoie du chemin de fer que l’exécution d’un pari.
– Parbleu, c’est clair, s’écria un vieuxgentleman qui avait mangé aux courses une bonne partie de safortune, miss Helen fait un match, elle veut arriver avant nous outout au moins en même temps.
– Et Dixler est avec elle, murmura Georgeavec accablement, je vois bien maintenant que je n’ai plus rien àespérer.
Des faces joyeuses apparaissaient à toutes lesportières et la plupart des invités battaient des mains, encriant :
– Bravo Dixler !…
– Bravo miss Helen !…
D’ailleurs, le bruit de leurs voix, aussi bienque celui des appels déchirants de la jeune fille, était couvertpar le grondement formidable du train et par le ronflement dumoteur.
Quand ils virent la jeune fille toute droitedans l’auto et agitant un mouchoir blanc, dans une sorte dedésespoir dont personne ne pouvait se rendre compte, lesapplaudissements et les bravos redoublèrent, ce fut de lafrénésie.
Le chauffeur et le mécanicien eux-mêmes,auxquels la jeune fille s’adressait plus spécialement, se mirent dela partie.
– Parbleu ! s’écria l’un d’eux, ilest visible qu’elle nous propose le match.
Et pour montrer qu’il avait bien compris, ilouvrit tout grand le tube de la vapeur, ce qui eut pour effetimmédiat d’imprimer à la locomotive un nouvel et prodigieuxélan.
En cet endroit, la voie du chemin de fergravissait une sorte de falaise, escarpée, tandis que la routesuivait au contraire le ravin placé en contrebas. En moins d’uneminute, la locomotive et le train avaient disparu aux regards de lajeune fille.
– Ils sont perdus, s’écria-t-elle !en retombant anéantie aux côtés de Dixler.
Dixler avait regardé, avec une satisfactionfarouche, le train spécial disparaître sur la rampe de lafalaise.
– Décidément, miss Holmes, fit-il, nousn’avons pas de chance, nous avons pourtant tenté l’impossible.
La jeune fille ne répondit pas tout d’abord,elle réfléchissait avec cette profonde concentration de volonté quedonne l’imminence d’un péril. Tout à coup elle se leva.
– Tout n’est pas encore perdu, fit-elle,nous pouvons rattraper le train au pont de Burnett.
– Mais au pont, on ne comprendra pasmieux nos signaux que tout à l’heure.
– Peut-être.
– Que comptez-vous faire ?
– Je n’en sais rien encore, ce que jesais, c’est qu’il faut gagner le pont de Burnett aussi vite quepossible.
Dixler ne put s’empêcher d’admirer la jeunefille.
« Décidément, songea-t-il, elle a uneforce de volonté, une ténacité et une audace admirables. Et c’estpour cela qu’il faudra qu’elle devienne ma femme !… »
L’auto avait repris sa course désordonnée, lemoteur haletait exténué, le réservoir d’essence était presquevide.
– Hâtez-vous, répétait Helen, haletanted’angoisse, il faut que nous arrivions au pont avant le train…
De nouveau, on traversa, avec la rapidité d’unbolide, des étendues immenses.
Enfin, le pont de Burnett apparut àl’horizon.
Il était jeté sur une double voie de chemin defer, il était entièrement construit en fer et soutenu par d’énormescolonnes.
L’auto stoppa un instant sur le pont.
C’est alors que Dixler montra à Helen un petitnuage de fumée blanche qui apparaissait à l’autre extrémité de lavoie.
– Pauvre miss Helen, nous arrivons encoretrop tard ! le train sera ici dans cinq minutes.
– Ces cinq minutes me suffiront.
Et avant que Dixler ait pu deviner ce qu’elleallait faire, Helen s’était laissé glisser de l’auto sur le sol, etelle descendait le talus.
Puis, suspendue au-dessus du vide, sesoutenant seulement par ses poignets, cramponnée à la poutrellehorizontale d’acier, elle s’avança peu à peu au-dessus de lavoie.
Dixler la regardait avec une épouvante mêléed’admiration.
Qu’elle eût eu un moment de faiblesse et soncorps serait allé s’écraser sur les cailloux pointus duballast.
Du bout de l’horizon lointain, le trainarrivait dans un rugissement.
Au moment précis où il passait, Helen ouvritles mains, plia les jarrets et se laissa tomber.
Sans s’être fait aucun mal, elle se trouva surle toit de l’un des wagons.
Du sommet du pont où il était resté, Dixler lavit disparaître avec le train qui l’emportait.
Elle avait déjà accompli une partie de latâche qu’elle s’était fixée, mais ce n’était pas tout d’avoir puatteindre le train, il fallait maintenant éviter la collision.
Ce n’était plus d’un quart d’heure qu’ellepouvait à disposer, c’était de quelques minutes seulement.
Ce bref laps de temps, il fallait le mettre àprofit, sans une erreur, sans un faux mouvement, sans un gesteinutile.
Le wagon, sur lequel elle était tombée, étaitun des fourgons attelés derrière la locomotive.
Elle réfléchit qu’il suffisait de détacherl’attelage qui reliait ce wagon au reste du train pour que tous lesvoyageurs fussent sauvés.
Ce serait seulement la locomotive et lefourgon qui seraient victimes de la collision.
En une seconde, son parti fut pris.
Rampant à plat ventre sur les planches dumarchepied, se suspendant aux tampons et aux chaînes, elle réussit,à l’aide d’efforts incroyables, à atteindre les lourds crochets, etelle les détacha.
La minute d’après la locomotive et le fourgoncontinuaient seuls leur course échevelée, tandis que le restant dutrain ralentissait peu à peu son allure.
Mais l’énergie qu’avait déployée la jeunefille dans ce suprême effort avait complètement anéanti sesforces.
Elle se tint quelques instants cramponnée aucuivre de la barre d’appui, puis ses mains s’ouvrirent, ses yeux sefermèrent et elle alla rouler sur les cailloux du ballast, alorsque la vitesse du train, à peine diminuée, était encore de soixantekilomètres à l’heure.
– Elle est morte ! tel fut le cri detous les voyageurs, les invités de Cedar Grove, qui, de leur wagon,avaient assisté à ce drame foudroyant.
Quelques minutes après, les freinsmanœuvraient de l’intérieur des wagons, par les soins de GeorgeStorm, et arrêtèrent complètement le convoi.
Les voyageurs s’étaient précipités en foulepour venir au secours de la jeune fille, qui gisait inanimée sur leremblai.
– Elle vit encore !
– Qu’on donne promptement de l’eau deCologne !
– Des sels !
– De l’eau fraîche !
Tout le monde s’empressait autour de Helen,qui, petit à petit, ouvrit les yeux et regarda autour d’elle, avecune expression de souffrance.
– Elle doit avoir des lésions internes,dit quelqu’un.
– La colonne vertébrale brisée, ajouta unautre.
Helen avait refermé les yeux, elle étaitencore trop faible pour parler, tout son corps étaitdouloureusement meurtri.
C’est à ce moment qu’on vit une auto stoppersur le bord de la route. Dixler en descendit.
En cette tragique circonstance, il crutindispensable de faire étalage d’une sentimentalité théâtrale.
– Pauvre Helen, s’écria-t-il, malheureuseHéroïne, tu meurs victime de ton dévouement ! J’ai vainementvoulu empêcher son action insensée, mais je veux la sauver.
D’un geste plein d’autorité, il avait écartétoutes les personnes présentes, et il frictionnait vigoureusementles tempes de la blessée, tout en prononçant des phrases decirconstance !
– Je vous sauverai, charmante Helen, etje deviendrai votre époux. De nouveau miss Helen avait ouvert lesyeux et, dans les regards qu’elle dirigeait vers l’espion, il yavait un indicible étonnement.
À ce moment, Spike, très calme, s’approcha deDixler et lui mit la main sur l’épaule.
L’Allemand se redressa, furieux.
– Que me veux-tu, misérable ?fit-il.
– Monsieur Dixler, répondit l’autre d’unevoix tranquille, il me semble que vous n’avez plus rien à faireici.
– Pourquoi cela ?
– Tout simplement parce que beaucoup depersonnes commencent à soupçonner le rôle que vous avez joué enpréparant une catastrophe, qui, heureusement, ne s’est pasproduite. Si j’étais à votre place, je m’en irais !
– Et, s’il me plaît de rester ?
– Alors, vous recevrez probablement uneseconde leçon de boxe de la part de George Storm, et, cette fois,je crois qu’il aura l’approbation générale.
Dixler jeta un regard chargé de haine sur lespersonnes présentes, regagna lentement son auto, qui disparutbientôt à l’horizon, dans la direction de la frontière de l’État duTexas.
D’un mouvement spontané, c’était George Stormqui avait remplacé Dixler près de miss Helen.
Quand elle le reconnut, elle eut un douxsourire.
– Je savais bien que vous seriez près demoi, cher George, murmura-t-elle d’une voix faible comme unsouffle. De vous avoir vu, il me semble que je me trouve déjàmieux.
George serrait, dans ses grosses mains velues,les aristocratiques menottes blanches de l’Héroïne, tant il étaitému.
– Comme nous avons été enfants,reprit-elle doucement, c’est Dixler qui est cause de tout. Dès quevous avez été parti, je m’en suis rendue compte en réfléchissant unpeu.
– Ce que vous ne savez pas, dit GeorgeStorm, c’est que c’est aussi lui qui a préparé la catastrophe oùnous devions tous périr, et que, grâce à votre dévouement, nousavons évitée.
– Cela aussi, murmura la jeune fille ensouriant, je l’avais deviné. Pendant que nous courions ensemble enauto, à la poursuite du train, il a manifesté, à plusieursreprises, une satisfaction dont, sans en être bien sûre, j’ai crudécouvrir les motifs.
– J’espère, dit simplement le mécanicien,qu’une autre fois vous n’inviterez plus Dixler à vos parties detennis.
Helen, qui, maintenant, commençait à seremettre, s’amusa de cette boutade, et c’est de sa voix cordialed’autrefois, d’avant leur brouille, qu’elle répondit àGeorge :
– J’espère aussi, monsieur Storm, quevous allez me rendre tout de suite l’anneau de fiancée que vousm’avez si méchamment repris ce tantôt.
D’une main tremblante d’émotion, le jeunehomme passa au doigt de celle qui l’aimait la fragile bague, oùparmi des perles entourant une topaze, figurait une fleur demarguerite.
Une heure plus tard, miss Holmes, qui n’avaitpas été grièvement blessée, regagnait sa propriété de Cedar Grove,en compagnie de son fiancé.
Cette semaine-là, on put lire, dans tous lesjournaux de l’État du Colorado, l’article suivant :
Nous sommes heureux d’annoncer à noslecteurs le prochain mariage de notre compatriote miss HelenHolmes, que l’on a quelques fois appelée l’Héroïne du Colorado,avec M. George Storm, le jeune et distingué ingénieur de laCompagnie du Central Trust.
Nous prions les heureux fiancés de bienvouloir agréer nos meilleurs vœux de bonheur.
– Alors, Helen, vous êtescontente ?
– Oh ! oui, vieux Ham, bienheureuse.
Ce dialogue s’échangeait le 14 juin 1916 surle quai d’embarquement du vieux chantier de Pôle Creek, devenu unegare de la nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco, entre Hamiltonradieux et Helen épanouie et charmante, dans sa robe claire.
– N’ai-je pas, continuait Helen ens’appuyant tendrement au bras de son tuteur, vu s’accomplir commedans les contes de fées, tous mes souhaits… Notre ligne, notrebelle ligne de la Central, s’inaugure aujourd’hui, notre mine deBlack Mountain, qui n’était qu’un amas de cailloux, a vu sespierres se transformer en pépites d’or ; je suis fiancée aubrave garçon que j’aime et… ajouta-t-elle gravement, le Ciel a bienvoulu, après m’avoir fait perdre le meilleur des pères, mettre prèsde moi, pour le remplacer, le meilleur et le plus dévoué desamis.
Hamilton serra tendrement le bras de sapupille.
– Et George ? fit tout à coup Helengaiement, est-ce que ce terrible garçon va se faireattendre !
Comme s’il n’attendait que ce mot pourparaître, George fit à ce même moment son entrée sur le quaid’embarquement.
Il était magnifique.
Il portait une jaquette de bon faiseur, unpantalon impeccable et des chaussures ultra-chic. Sur sa chemisemolle une cravate délicieuse serpentait.
En l’apercevant, Helen eut un cri :
– Grand Dieu, George ! où avez-vousbien pu trouver cette extraordinaire cravate !
S’entendant interpeller de la sorte, George,qui était déjà très gêné dans ses vêtements de cérémonie, dont iln’avait pas l’habitude, devint rouge comme le feu.
– Elle est très bien, cette cravate, fitHamilton conciliant.
– Très bien ! vous osez dire trèsbien ! renchérit Helen avec indignation, vous trouvez joli,sans doute, cet assemblage hideux de rose aurore, de vert moisi etde bleu de Prusse ! ! ! Tenez, George, je vous enprie, promettez-moi de ne plus acheter vos cravates vous-même.
– Je vous le promets, Helen, balbutia lepauvre garçon tout déconfit. Et même, si vous voulez, je puis allerchanger de cravate.
– N’en faites rien, mon ami ; nousserions en retard et j’aime encore mieux vous voir toute lajournée, ainsi pavoisé, que de faire attendre le train qui va venirnous chercher.
Puis, voyant la physionomie navrée de sonfiancé :
– Allons ! grosse bête que vousêtes, dit-elle gaiement, vous n’allez pas prendre une figured’enterrement parce que j’ai critiqué un détail de votre costume.Je n’aime pas votre cravate, mais j’aime de tout mon cœur celui quila porte.
À ces mots, la figure si franche et si mobilede George s’éclaira.
En même temps, majestueusement, lâchant safumée à petites bouffées comme un vieux monsieur qui fume sa pipe,le train dont la locomotive disparaissait sous les drapeaux, venaitse ranger le long du quai.
C’est lui qui allait conduire Helen, Hamilton,George et les invités à Hockey Hill où se faisait l’inauguration dela nouvelle ligne de la Central Trust.
*
**
Dans une des plus sales rues de Las Vegass’élève, entre un magasin d’épicerie et un bureau derenseignements, une modeste construction en planchesprétentieusement peinturlurée en rose et bleu ciel et portant pourenseigne :
Au Serpent qui marche la nuit
Cette étrange inscription aurait pu fairecroire qu’il s’agissait en l’espèce d’une ménagerie ou d’un atelierd’empailleur, si les multiples flacons de spiritueux, lesbouteilles à col doré qui étincelaient derrière le vitragen’avaient péremptoirement prouvé qu’on se trouvait en présence d’undébit de boissons.
Le Serpent qui marche la nuit était,en effet, un bar, et cette bizarre enseigne avait l’étonnantprestige d’être à la fois l’enseigne de la maison et le nom dupropriétaire.
Omaka Kikeway (le serpent qui marche la nuit,en langage indien) était un honnête Peau-Rouge pawnee, qui avaitabandonné le sentier de la guerre pour la voie encore pluspérilleuse des affaires.
Ayant remarqué que l’eau de feu, au moyen delaquelle les Européens avaient abruti ses pères, jouait un grandrôle dans l’existence humaine, il s’était mis marchand d’alcools ets’en trouvait bien.
Son bar était fort achalandé, et s’il n’yavait pas toujours que des gentlemen, chez le Serpent qui marche lanuit, il y avait en revanche une société nombreuse, bruyante, desplus pittoresques.
Derrière son comptoir, tout vêtu de blanc, cequi faisait encore ressortir sa peau cuivrée, ses yeux sombres, sescheveux lisses d’un noir bleu, Omaka, très digne, versait lesdrinks et confectionnait les cocktails avec la gravité d’un sachem,mais, si quelque dispute menaçant de mal tourner s’élevait entreses clients, il avait vite fait de s’élancer dans la salle et derétablir rapidement l’ordre à coups de poing ou de revolver,suivant les circonstances.
Ce jour-là, par extraordinaire, il n’y avaitpas grand monde au Serpent qui marche la nuit, une dizaine declients tout au plus.
Comme un nouveau client venait d’entrer,Omaka, qui lisait le Las Vegas Times, se leva et empoignaimmédiatement les gobelets à confectionner les cocktails. Ilconnaissait sans doute les habitudes du nouveau venu et s’apprêtaità lui fabriquer sa boisson favorite.
– Tout à l’heure, fit le client, j’aid’abord à parler au gentleman qui est là-bas.
Sans dire un mot, le dernier des Pawnees lâchases instruments, et se remit à sa lecture.
Le « gentleman qui est là-bas »n’était autre que notre vieille connaissance Bill, l’éternelcomplice de Dixler.
Bill ne paraissait pas dans une situationflorissante à en juger par l’extérieur. Son linge était rare, sesvêtements usagés, et il n’était même pas rasé.
Le gredin semblait plongé dans de profondesréflexions qui ne devaient pas être couleur d’églantine.
– Hé, Bill ! dit une voix qui le fittressaillir.
Il leva la tête et reconnut dans l’homme quivenait d’entrer dans le bar, Ward, le valet de chambre del’ingénieur, Ward avec lequel il avait fait plus d’un bon coup.
– Ça ne va pas, vieille chose, questionnale larbin en s’asseyant à côté de lui et en lui tapantfamilièrement sur l’épaule.
– Ça ne va pas du tout, grogna Bill.
– Le patron veut te voir.
Bill se redressa et regarda Ward avec un airhostile.
– Ah ! le patron veut me voir ?eh bien, moi, je n’ai pas envie de voir le patron. Tu sais que jeparle franc, Ward, aussi vrai que Tom Linton a été lynché. Je croisque ce diable d’homme-là a le mauvais œil. Tout ce qu’il toucherate et il suffit qu’on se mette de son côté pour qu’il y ait de lacasse.
Ward avait écouté silencieusement cettesortie. Quand Bill eut fini, il tira silencieusement un bank-notede sa poche et le tendit au bandit en ajoutant :
– Il m’a dit de te donner ça.
Bill prit le billet et l’examina.
– Bigre ! cent dollars ! lepatron a besoin de moi ?
– Évidemment !
– Et ?… interrogea Bill en faisantdisparaître la coupure au fond de sa poche à revolver… et c’est dugros ouvrage ?
– Il te le dira.
– Allons-y.
– Je croyais, ironisa à son tour Ward,que Dixler avait le mauvais œil…
– Qu’importe ! si son argent estbon.
– Alors, en route.
Les deux amis se dirigeaient vers laporte.
Au moment où ils allaient franchir le seuil,la voix gutturale du Serpent qui marche la nuit se fitentendre :
– C’est deux schillings six.
Debout derrière son comptoir, très grave ettrès digne, Omaka jouait négligemment avec un revolver.
– Tiens, vieux voleur, fit Bill en luijetant quelques pièces de monnaie.
Le Serpent qui marche la nuit rafla prestementl’argent, puis s’inclina avec solennité en mettant la main sur soncœur.
Dix minutes après la rencontre, les deuxgredins étaient en présence de Dixler.
L’Allemand fut net et bref.
– Lisez ceci, dit-il en mettant sous lesyeux de Bill le dernier numéro du Las Vegas Times et enlui signalant d’un coup d’ongle un article de première page, liseztout haut mon garçon. Ward ne connaît rien de l’affaire. Ilprofitera de la lecture comme vous.
Et Bill lut tout haut d’abord letitre :
OUVERTURE DE LA LIGNE LAST CHANCE
Sous la présidence de Helen Holmes, lafille du général Holmes, associée de Joe Hamilton, l’ingénieur enchef de la Central Trust, et de George Storm, le mécanicien bienconnu par tant d’actes de dévouement et de courage.
Puis il passa à l’article :
C’est aujourd’hui, disait le journal,qu’aura lieu l’inauguration de la nouvelle ligne d’Omaha à SanFrancisco – cette entreprise commencée par le regretté généralHolmes ! !…
– Assez ! coupa Dixler, vous ensavez assez. C’est donc aujourd’hui que mes ennemis triomphent. Ehbien ! je veux que ce jour de joie soit pour eux un jour dedeuil. Je veux que ce maudit Storm, qui m’a honteusement battu,paie une fois pour toutes le vieux compte que nous avons ensemble.Je veux aussi que le damné Spike, qui ne le quitte pas plus que sonombre, soit châtié en même temps que lui. Écoutez-moi, voici ce quej’ai imaginé et pourquoi j’ai besoin de vous.
Les deux bandits se rapprochèrent.
Dixler parla quelque temps à voix basse.
Un quart d’heure plus tard, Bill et Wardsautaient dans l’auto de Dixler et se dirigeaient à toute vitessevers Rockey Hill où avait lieu l’inauguration de la nouvelleligne.
Rockey Hill, le lieu qui, pour l’augmentationde la nouvelle ligne de la Central Trust, avait été choisi pourdeux raisons : la première c’est que, à cet endroit du nouveauparcours, le paysage californien étalait toute sa splendeur ;la seconde c’est que Rockey Hill était le point d’où partaitl’embranchement de la ligne d’intérêt local qui desservait la minede Black Mountain dont le fabuleux rendement d’or augmentait tousles jours. Le train était arrivé à 11 h 30 par un tempsadmirable. Le soleil brillait dans les branches et faisait pluséclatantes les couleurs des drapeaux qui flottaient sur les arbres,sur les cabanes, sur les baraques, sur les hangars. Helen,radieuse, sauta du wagon, sans attendre l’aide de Hamilton, etserra les mains offertes. Amis, employés, chauffeurs, mécaniciens,travailleurs de la voie, tous témoignaient de leur sympathie àcette vaillante fille, dont l’inlassable volonté avait enfin faitaboutir l’œuvre commune.
Le père Duncan, le doyen des travailleurs, unvieux colosse à toison grise, fendit la foule et, d’un air gaucheet majestueux à la fois, tendit à miss Holmes deux objets : unlourd marteau et un mince boulon.
Helen comprit.
Elle allait avoir l’honneur de poser ledernier boulon de la ligne de Omaha au Pacifique.
Elle remercia le vieil homme d’un sourire et,un peu émue malgré tout, elle prit le boulon de ses mains et sepencha sur la voie à l’endroit que Duncan lui indiquait.Adroitement, elle mit en place la petite pièce de fer et,saisissant résolument le marteau, frappa de toutes ses forces.
Au troisième coup, respectueusement Duncanl’arrêta.
Elle en avait assez fait, à son avis.
Le reste le regardait.
Il empoigna la masse, en quelques coupsformidables, enfonça le boulon et se redressa, promenant un regardfier autour de lui.
Helen lui serra la main et, pour la premièrefois de sa vie, le vieux Duncan sentit quelque chose d’humide surses paupières.
– Allons, dit gaiement Hamilton, la ligneest terminée. Maintenant Helen Holmes va laisser passer le premiertrain.
Élevant la voix, il cria :
– George Storm, ouvrez lavoie !…
Au milieu des applaudissements et des rires,Storm suivi du brave Spike, qui était devenu son inséparable, sedirigea vers l’aiguille n° 1 qui était située à environ cinqcents yards de la station et sous un véritable berceau deverdure.
Les deux hommes arrivèrent bientôt au levierenrubanné et coquettement pavoisé aux couleurs nationales.
– À vous l’honneur, monsieur George, ditSpike qui semblait très ému par la solennité de l’acte qu’ilsétaient chargés d’accomplir.
– Pas tant de manière, vieux Spike, vas-ypuisque tu es arrivé le premier.
– Non, non, affirma l’ancien forçat avecune grande énergie, M. Hamilton a spécialement désigné GeorgeStorm.
– Bon Dieu ! vieux garçon, que tu esbête ! s’écria galamment le mécanicien, je ne te croyais passi formaliste.
Et manœuvrant le levier, il déclenchal’aiguille.
Le grand train d’Omaha à la mer pouvaitpasser !
Mais au même instant, un sifflement étrangefit relever la tête à George.
Il était trop tard.
Une brutale sensation d’étreinte aux bras et àla poitrine, avec un choc violent, le renversa brutalement sur lesol.
Dans un éblouissement, il vit Spike enveloppéet deux hommes qui se ruaient sur lui.
Du premier coup d’œil il reconnut Bill.
– Damnation ! grinça le jeune homme,je ne pensais plus à Dixler. Mais le démon pensait toujours àmoi !
C’était bien, en effet, Ward et Bill quivenaient de faire le coup.
Arrivés en auto, à quelque distance de RockeyHill, avant le commencement de la cérémonie, ils avaient pu suivrede près tous les mouvements de nos personnages. Quand ils avaientvu Spike et Storm se diriger vers l’aiguille qui était hors de lavue de la station, ils avaient décidé d’agir immédiatement.
– Hardi, ricana férocement Bill en sepenchant sur Spike qui se tordait à ses pieds : bientravaillé, vieille boule.
– Toi, mon garçon, riposta Spike, jouisde tes jours, parce que tu n’en as pas pour longtemps.
– Qu’est-ce que tu chantes ?
– Je chante ta chanson de mort, Bill.
– Vas-tu te taire, vieux corbeau demalheur.
Spike remarquait qu’il était impressionné. Ilpoursuivit :
– Tu sais bien que je démêle les chosesde l’avenir. Tiens… Lefty… tu te rappelles Lefty ?…
– Oui, gronda Bill, et après ?
– Eh bien, j’ai prédit sa mort à quelquesheures près.
– Et moi, fit Bill furieux, en armant sonrevolver, je puis te prédire la tienne à la minute exacte.
Ward saisit vivement le bras de soncomplice.
– Ah çà ! es-tu fou…, dit-il,veux-tu nous faire pincer comme deux apprentis !
– Nous n’allons pourtant pas monter lagarde devant ces deux cocos-là !
– Il m’est venu une idée admirable.
– Parle, mais fais vite, il ne fait pasbon pour nous, ici.
– As-tu remarqué, en arrivant, les wagonsà minerai qui sont vides sur la voie, à destination de BlackMountain ?
– Oui.
– Eh bien ! c’est là-dedans que nousallons mettre nos prisonniers.
– Mais on les découvrira bientôt…
– Pas avant dix jours, au moins.
– Diable, fit Bill, avec un affreuxsourire, ils ne seront plus très frais.
– Suis-moi. Nous faisons basculer nosdeux gaillards dans le wagon. La rame part tout à l’heure pour lamine et vient faire remplir ses voitures une à une sous ledéchargeur… Tu comprends… quand ces messieurs auront chacun cinq ousix tonnes de quartz sur la tête ils ne seront plus biengênants.
Storm, qui entendait toute cette conversation,eut un frisson d’horreur qui lui râpa l’épiderme.
Il fit un puissant effort pour se dégager,mais ne put y parvenir.
– Ah ! ah ! tu t’impatientes,mon garçon, ricana Ward qui venait de remarquer son geste. Allons,ouste, Bill, ne faisons pas attendre ces messieurs !
Les deux bandits empoignèrent le jeune hommepar les épaules et par les jambes et le transportèrent jusqu’à untalus qui surplombait les wagons à quartz en partance pour lamine.
Ils balancèrent un instant leur victimeau-dessus de la voiture, puis lâchèrent leur fardeau.
Alors ils se penchèrent.
Au fond de l’énorme cercueil d’acier, Storminerte, tombé le long de la paroi, semblait mort.
– Et d’un ! dit joyeusementBill.
Et les deux gredins se dirigèrent rapidementvers l’endroit où ils avaient laissé Spike.
Mais l’ancien comédien, qui savait le sort quilui était réservé, ne les avait pas attendus.
En rampant comme un ver, il avait pu glisserjusqu’au pont de bois qui raccordait la grande ligne àl’embranchement de Black Mountain.
Là, il se tortilla jusqu’au bord du talus,dans l’intention de se laisser tomber dans le ravin, mais, commed’un dernier coup de rein il passait par-dessus le parapet etaccomplissait son aventureux dessein, un gros clou, par unemalchance incroyable, se prit dans les cordes qui tenaient sespoignets et le malheureux Spike resta suspendu dans le vide.
La situation de l’ancien forçat étaithorrible.
Le poids de son corps, pesant sur ses poignetsdéjà meurtris, le faisait affreusement souffrir. De plus, il étaitévident que Bill et Ward n’allaient pas être longs à ledécouvrir.
Mais Ebenezer Spike avait une froide volontéet ne s’abandonnait jamais.
Malgré la douleur atroce qu’il ressentait, ilmultiplia ses contorsions et, sous ses efforts multipliés, lescordes cédèrent enfin.
Il tomba au fond d’une petite ravine, aumilieu de buissons épais et se releva sans le moindre mal. Seules,ses pauvres mains étaient en sang.
Soudain, il entendit des pas au-dessus de satête : c’étaient Bill et Ward qui, furieux, cherchaient leurseconde victime.
Les deux bandits marchaient sur le talus etcausaient haut, sûrs de ne pas être entendus.
– Comment ce démon a-t-il puéchapper ?
– Tu n’avais pas serré assez fort.
– En tout cas, il ne peut être loin.
– C’est très joli à dire, mon vieux Bill,mais je crois que ce que nous avons de mieux à faire c’est de noustirer des pieds. Tu penses bien que le Spike est maintenant auprèsde ses amis.
– Heureusement qu’il ne sait pas ce quenous avons fait de son compagnon.
– Oh ! Storm, je voudrais voir satête dans son wagon à minerai !
– Tu n’aurais pas le temps de la voirlongtemps, car j’aperçois le convoi qui se met en marche… Avantlongtemps le séduisant George sera bien peu de chose sousl’avalanche de quartz qui va lui tomber sur la figure.
– Il ne souffrira pas assezlongtemps.
– En tout cas, il est mort !
– De profundis !Filons ! Nous n’avons plus rien à faire ici.
Les deux bandits se dirigèrent rapidement versl’endroit où ils avaient laissé leur automobile.
Caché sous une des grosses poutres du pont,Spike avait tout entendu.
En apprenant le sort réservé à Storm, untremblement nerveux dont il n’était pas maître le secoua toutentier, mais, par un sursaut de volonté, il dompta ses nerfs et,après s’être assuré que Bill et Ward étaient bien partis, il selança à toutes jambes sur le chemin de Rockey Hill.
Étourdi par le choc, Storm était resté quelquetemps comme assommé.
Quand il reprit connaissance, il promena lesregards avec étonnement autour de lui.
Il voulut se lever, mais, aussitôt, il sentitla morsure des cordes qui le serraient.
La mémoire lui revint et avec la mémoire lesentiment de son atroce situation.
Le malheureux garçon faisait des effortsincroyables pour se débarrasser de ses liens, mais il neréussissait qu’à les faire pénétrer un peu plus dans seschairs.
Bill et Ward avaient soigneusement fait leurbesogne.
Tout à coup il prêta l’oreille.
Deux hommes passaient en causant le long de lavoie.
– C’est l’heure, dit l’un.
– Oui, voici la machine, dit l’autre.
Storm, bâillonné, ne pouvait crier, mais ildonnait de furieux coups de talons contre la paroi métallique duwagon.
Il s’arrêta un instant et écouta.
Plus rien…
Les ouvriers avaient continué leur route sansl’entendre.
Puis tout à coup, il y eut un coup de siffletet le train se mit en marche.
Avec un grand mouvement de désespoir, Storm seroula sur la tôle qui formait le plancher du wagon.
Il était bien perdu !…
*
**
Pour la soixantième fois, Helen était en trainde répondre à un digne Yankee invité à la fête et qui la félicitaitde sa glorieuse réussite.
Cette fois, il s’agissait d’un petit homme,marchand de confitures à San Francisco, qui célébrait en termeslyriques les bienfaits que la nouvelle ligne apportait à lacivilisation.
– Oui, oui, vous avez raison, merci millefois, M. Fencktobenty, répétait Helen, qui voulait à tout prixarrêter le flot de parole de l’intarissable bavard.
Mais M. Fencktobenty avait un discours àplacer et jamais la jeune fille ne serait arrivée à arrêter sonéloquence si Spike, arrivant comme un boulet, n’avait envoyé roulerà quatre pas l’infortuné négociant en confitures.
– Miss Helen…
– Qu’y a-t-il, mon Dieu ?
– Monsieur George.
– Eh bien ?…
Spike, épuisé de sa course, parlait par motsentrecoupés et ne pouvait parvenir à reprendre son souffle.
– Mais parlez donc, Spike, vous me faitesmourir…
– Monsieur George… pris par des bandits…ligoté… emmené… jeté dans un wagon à minerai ! Qui va… à vide…à Black…
Helen était devenue blanche comme laneige ; Hamilton qui s’était approché serrait les poings.
– Ah çà ! tu es fou, dit l’ingénieurà Spike…
– Non… non… répétait avec force lemalheureux Spike, c’est Ward et Bill qui… ont fait le coup…moi-même j’ai été pincé aussi… j’ai pu m’échapper…
À ce moment, le second train qui devaitinaugurer l’embranchement qui conduisait de Rockey Hill à BlackMountain se mettait en marche.
Sans s’occuper une minute de son élégantetoilette, Helen d’un bond sauta sur la plate-forme de lamachine.
Tout en bousculant le chauffeur ahuri et enlui donnant des ordres brefs, elle murmurait :
– Faites que j’arrive à temps, monDieu !
*
**
Il n’y avait guère, même pour un train dematériel, plus de vingt minutes de trajet de Rockey Hill à lamine.
Storm connaissait bien le chemin et, quand leconvoi s’arrêta, il put facilement se rendre compte qu’on étaitarrivé à destination.
Le malheureux garçon connaissait aussi lamanœuvre et pouvait ainsi calculer le temps qui lui restait àvivre.
Il savait qu’aussitôt arrivé chaque wagon duconvoi venait se placer sous le déchargeur qui, automatiquement,versait cinq tonnes de minerai dans la voiture, puis s’arrêtaitpour recommencer au wagon suivant.
Storm avait la certitude qu’il était à peuprès au milieu du train, composé d’ordinaire de douze voitures.
L’emplissage de chaque wagon prenait cinqminutes environ…
Le calcul effroyable était facile.
Le pauvre George avait donc au maximumvingt-cinq minutes à vivre.
Cette pensée lui rendit un flot d’énergie et,encore une fois, il se tordit dans ses liens pour les rompre.Peines et souffrances inutiles !…
Il aurait été enveloppé d’un réseau de chaînesde fer qu’il n’aurait pas été mieux garrotté.
Tout à coup le train fit un petit bond enavant et George entendit le bruit bien connu de la chute sonore duminerai sur le plancher métallique du premier wagon.
Un atroce frisson le parcourut toutentier.
La mort approchait.
Cinq minutes, comme abruti, assommé parl’inévitable, il resta l’oreille tendue sans faire un mouvement,écoutant ce glissement mortel qui lui semblait pareil àl’amoncellement de la terre sur un cercueil.
Puis le train se remit en marche pour quelquesmètres.
Et le glissement maudit recommença…
Quatre fois encore George entendit le mêmebruit, endura le même supplice.
Enfin, c’était son tour…
Il n’y avait pas à s’y tromper ; la massegrisâtre du déchargeur se dressait au-dessus de sa tête.
Son heure était venue.
Mais George voulait vivre et s’écorcha levisage contre la paroi lisse de la tôle pour arracher son bâillon,il frappa des coups furieux de talon contre la paroi…
La valve du déchargeur se déclencha et labouche formidable apparut tout à coup remplie de gravier jaune…
Et la grêle de mort commença à sonner autourdu jeune homme.
Et les débris du quartz commencèrent àpleuvoir sur lui.
Ah ! l’atroce moment.
Vivre !… Vivre !…
Le sable terrible, lentement, inexorablement,continuait à monter autour de lui.
C’était la fin hideuse…
L’enlisement.
– Helen, murmura George quis’évanouissait d’horreur.
Tout à coup, il sembla au malheureux que toutprès de lui, on venait de prononcer son nom.
Mais non, c’était le délire, l’agonie quiprécèdent la mort.
Le flot de sable montait toujours.
George fit un dernier effort pour s’arc-bouterle long de la paroi, mais il lui semblait que la paroi glissait surson épaule et il retomba dans le gravier.
Soudain, un cri délirant…
– George !
La glissière venait de fonctionner et Helen,de ses beaux bras où il y avait tant de force, tirait à elle tantqu’elle pouvait le corps de George complètement inerte.
– Sauvé, il est sauvé ! répétait lavaillante fille, riant et pleurant à la fois.
Hamilton et Spike, qui étaient montés dans letrain que conduisait Helen, accouraient.
Bientôt Storm reprit ses sens et on leconduisit en le soulevant vers le train qui avait stoppé à quelquedistance.
– Mes enfants, disait Hamilton toutjoyeux, j’ai assez d’émotion pour aujourd’hui ; si vous levoulez bien, nous allons aller nous reposer chez Helen.
– Chez moi, murmura la jeune fille dontles beaux yeux se voilèrent, je n’ai plus de chez moi !
– Et Cedar Grove ? dit l’ingénieurgaiement.
– Cedar Grove est racheté ?
– C’est exact.
– Alors ?…
– Seulement ce que vous ne savez pas,c’est que Cedar Grove est racheté par miss Helen Holmes.
– Ah ! vous êtes bon, vieux Ham,s’écria la jeune fille avec élan.
– Et c’est là que nous célébrerons lesfiançailles de miss Holmes et de M. George Storm.
Cette fois le mécanicien s’évanouit pour toutde bon. Mais c’était de joie.
Plus sombre encore que de coutume, Dixlerassis à sa table, dans sa chambre de Las Vegas, froissait entre sesmains fiévreuses un journal qu’il venait de lire.
Un entrefilet avait attiré son attention.
L’inauguration de la nouvelle ligne de laCentral Trust a failli être marquée par une épouvantablecatastrophe.
Des malfaiteurs encore inconnus, mais surla trace desquels est notre police, après avoir capturé parsurprise le mécanicien bien connu George Storm l’avaient jeté,bâillonné et ligoté dans un wagon à minerai, dans l’espoir que cetinfortuné serait enseveli sous le quartz ; avant d’avoir étédécouvert.
Par bonheur, miss Helen Holmes, dont on necompte plus les traits de courage et de dévouement, est arrivée àtemps pour arracher Storm à la plus épouvantable desmorts…
Dixler se leva et s’adressant à Ward et Billqui, immobiles à quelques pas de lui, attendaient qu’il parlât.
– Il n’y a pas de votre faute, mesgarçons, dit-il, la fatalité s’acharne après nous… ma foi, jequitte la partie… si vous voulez venir avec moi, en Europe, je vousemmène, cet affreux pays me dégoûte… je n’y ai récolté qu’affrontset déboires.
Bill ouvrait la bouche pour répondre, quand letimbre de l’entrée retentit.
Dixler prit le pli et décacheta vivementl’enveloppe d’où il retira une carte élégante.
On y pouvait lire :
JOE HAMILTON
À l’occasion des fiançailles de sapupille, Helen Holmes, avec George Storm, prie monsieur Dixler devenir passer la soirée du 20 courant à Cedar Grove.
– Ma parole, gronda Dixler, en jetant lacarte sur la table, ce vieil homme non content de m’avoir roulé, semoque de moi par-dessus le marché. M’inviter aux fiançailles deHelen… et à Cedar Grove, moi… Dixler ?
L’Allemand serrait les poings. Ses traits siréguliers étaient littéralement bouleversés par la fureur. Ses yeuxavaient des lueurs fauves.
Tout à coup, son visage s’éclaira.
– Pourquoi pas ? murmura-t-il, commerépondant à une pensée intérieure… C’est ce soir…
Il songea un instant.
– Ma foi, tant pis, dit-il tout haut ense décidant. Je peux prendre d’un seul coup ma revanche, je seraisun sot de ne pas tenter une dernière fois la fortune…
– Ward, Bill, écoutez-moi.
Les deux bandits approchèrent de leur maîtreet Dixler leur parla longuement à voix basse.
Puis il remit à chacun d’eux un revolver deprécision et les congédia.
– À ce soir, à neuf heures, ici.
– Entendu, patron, fit Bill.
Et comme Ward restait près deDixler :
– Je n’ai pas besoin de toi, fitl’Allemand, tu peux accompagner Bill. Mais surtout pas trop dewhisky, il faut avoir cette nuit l’œil et surtout la mainferme.
Les deux gredins ayant reçu leur congé s’enallèrent bras dessus bras dessous et gagnèrent, sans même s’êtredonné le mot, l’aimable bar où le Serpent qui marche la nuitconfectionnait ses incomparables cocktails. Quelques instants plustard, les deux compagnons installés devant deux mousseux MintJuleps pouvaient, dans un coin de la salle du bar, deviser en touteliberté.
– Enfin, dit Ward, après avoir tiré surson chalumeau, le patron se décide à prendre les grands moyens.
– Ce n’est pas trop tôt, grommelaBill.
– Cette fois, je crois que le damnégarçon y passera.
– S’il ne lui faut que ma balle pourfaire de lui un cadavre, le beau George a une jolie chance de nepas voir le soleil demain.
Il ajouta entre ses dents :
– Il y a d’ailleurs longtemps que je veuxavoir sa peau.
À l’heure dite, les deux bandits roulaient enauto avec Dixler.
Dixler, impeccable dans son habit noir, avaitaux lèvres son étrange sourire.
Il sauta légèrement dans la torpédo, etcommanda à Bill qui était au volant :
– En route !
Le trajet de Las Vegas à Cedar Grove n’est paslong, en trois quarts d’heure la route fut faite.
Arrivé à quelque distance de la propriété desHolmes, Dixler fit stopper, puis il dirigea tout doucement lamachine dans un petit chemin qui bordait le jardin du cottage.
– Venez, ordonna-t-il alors à ses deuxhommes.
Il franchit lentement la haie d’eucalyptus quibordait le parc.
Les deux compagnons l’imitèrent.
À pas de velours, les trois hommes seglissaient maintenant dans les allées. Quand ils furent arrivés àquelque distance de la villa dont toutes les fenêtres étaientilluminées, Dixler murmura :
– Stop.
Puis après avoir examiné les lieux, ilajouta :
– Venez ici et cachez-vous là.
L’Allemand avait embusqué ses hommes derrièrele tronc d’un énorme eucalyptus. Il glissa à leuroreille :
– Ne bougez pas, dans dix minutes jereviendrai vous dire quand il faudra agir.
Puis, quittant brusquement l’ombre quil’abritait, Dixler se dirigea délibérément vers le cottage d’oùs’échappait un joyeux brouhaha de rires, de musique. Dans levestibule, il jeta son pardessus à un domestique.
– Qui dois-je annoncer ? demanda levalet en s’inclinant.
– M. Fritz Dixler.
Et souriant, l’Allemand pénétra dans cettemaison où il allait porter le désespoir et la mort.
Cedar Grove était en fête.
Depuis la mort tragique du général Holmes,c’était la première fois qu’on rallumait les lustres du gracieuxcottage.
Helen, en entrant dans la maison qui avaitabrité son enfance, où elle avait été si heureuse, avait eu unepoignante minute d’émotion et des larmes avaient coulé des yeux dela vaillante fille.
Tant d’événements s’étaient passés depuisqu’elle avait franchi pour la dernière fois le seuil familial.
En une rapide vision, elle revit ces deuxannées qui avaient été les plus dramatiques de son existence.
La mort foudroyante de son père, le vol duplan du tunnel des montagnes du Diable, la lutte effroyable avecDixler et sa vie de labeur et de courage alors qu’elle ne savait etn’avait plus à compter que sur elle seule.
Que de périls ! Que desouffrances !… Que d’heures grises elle serappelait !
Mais dans sa détresse il y avait toujours deuxfigures présentes et secourables qui renouvelaient son énergie etaidaient sa volonté.
Hamilton…
George Storm…
Hamilton, la bonté, la paternelle affection,la délicatesse, l’aide de tous les instants.
Storm, le dévouement, l’amour sans bornes,l’éternelle vaillance !…
Et ils étaient là tous les deux près d’elle ence jour de joie. Il lui semblait que rien, sauf le cher disparu, nelui manquait.
Elle pensait, elle était sûre que, désormais,elle avait atteint le port et que le temps des épreuves étaitfini.
Plus jolie encore d’être heureuse, d’une grâceet d’une élégance exquises, dans une robe blanche d’un goûtparfait, Helen avait un mot aimable pour chacun des invités, unsourire pour tous ceux qui lui faisaient fête.
Un moment, Hamilton, qui la suivait des yeux,put lui parler un peu à l’écart.
– Vous êtes contente, petite fille,demanda l’ingénieur en la suivant.
– Ah ! vieux Ham, commentpourrais-je jamais vous remercier de tout ce que vous avez faitpour moi, répondit la jeune fille dont les yeux brillaient dereconnaissance.
– Il me semble que vous m’avez aidé.
– Comment ! N’est-ce pas vous quiavez racheté mon cher Cedar Grove ?
– Avec votre argent.
– Et mon argent d’où venait-il ?
– De la fortune.
– Et surtout de ce quart de BlackMountain que vous m’avez si généreusement donné !
– À quoi l’or de ma mine m’aurait-ilservi, si j’étais resté au fond de la terre… et sans ma petiteHelen, c’est un accident qui aurait fort bien pu m’arriver.
– Enfin… vous ne pouvez nier que c’estgrâce à vous que la ligne de la Central Trust Pacific a pu êtremenée à bonne fin.
– Comment l’aurais-je fait si vousn’aviez pas eu le courage et la volonté de retrouver les précieuxplans de votre père ?…
– Alors, vous ne voulez pas que je vousremercie ?…
– Je veux que vous me disiez que vousêtes contente, ce sera le meilleur des remerciements.
– Ah ! vieux Ham, cher vieux Ham,comme je vous aime.
Et sans s’inquiéter de ses invités, Helensauta de joie au cou de Hamilton et l’embrassa bruyamment sur lesdeux joues.
– Bravo ! bravo ! cria-t-on detoutes parts.
– Pardon ! interrompit une voixjoyeuse, et moi, dans tout cela… qu’est-ce que jedeviens !
C’était George, dont la grâce juvéniles’affinait en un habit noir dans lequel il était aussi à l’aise quedans ses vêtements de labeur et qui venait protester.
– Vous, George, répondit Helen en riant,vous aurez le temps d’attendre… et puis il y a bien plus longtempsque vous que le vieux Ham est mon ami.
– Pourtant, Helen, dit tout bas George,en se rapprochant et en lui prenant les mains, pourtant ce n’estpas d’hier l’histoire du petit marchand de journaux, de la joliefillette rose, et du train de Las Vegas !…
– Vous avez raison, George, dit Helen,dont les beaux yeux devinrent humides, croyez bien que je n’oublierien et je remercie Dieu qui m’a gâtée en me donnant deuxtendresses comme la vôtre et celle de mon tuteur.
À ce moment, le domestique annonça à l’entréedes salons :
– M. Dixler.
Helen tressaillit.
Elle eut au cœur comme un choc.
Jamais, jusqu’à présent, alors qu’ellecombattait l’Allemand rapace, fourbe et cruel, elle n’avait sentipareille angoisse morale.
Ce fut comme une défaillance de tout sonêtre.
Une épouvante sans nom la serrait à lagorge.
La jeune fille eut honte de sa faiblesse. Àforce de volonté, elle dompta encore une fois ses nerfs, mais neput s’empêcher de dire tout bas à Hamilton :
– Comment cet homme a-t-il eu l’audace devenir ici et surtout un pareil jour !
– C’est moi qui l’ai invité, confessaHamilton un peu confus.
– Vous ? vieux Ham, quelle étrangeidée.
– Je voulais qu’il puisse en nous voyanttous si heureux, constater qu’il était bien battu… C’est la seulevengeance que je veux tirer de lui.
– Et… Vous ne craignez rien ?…Hamilton éclata de rire.
– Ah çà ! vous êtes folle, mamignonne. Que pouvons-nous craindre désormais ? Le pauvrediable est à bas et n’a pas envie de recommencer la lutte.
– N’importe, la vue de ce misérable mecause une singulière impression dont je ne suis pas encoremaîtresse. Je ne le serai que tout à l’heure.
Et, sans attendre la réponse de son tuteur,Helen prit le bras de son fiancé et l’entraîna vers la véranda oùils pouvaient un peu s’isoler.
Cependant, se frayant un passage parmi lesgroupes, distribuant les saluts et les shake-hand, Dixler, portantbeau, souriant, vraiment superbe dans sa brutale beauté de mâle,venait de rejoindre Hamilton et lui tendait la main.
Le directeur de la Central Trust la lui serracordialement.
– Sans rancune, dit-il avec unsourire.
– Bah ! fit Dixler, souriant aussi,vous savez que je suis beau joueur. Vous avez été plus fort et plusmalin que moi, j’aurais mauvaise grâce à vous en vouloir.
Puis il ajouta, légèrement :
– Pourrais-je présenter mes hommages etmes compliments à miss Holmes ?
– Chut, fit Hamilton en mettant un doigtsur ses lèvres, pour le moment il ne faut pas déranger lesconfidences des amoureux.
Et d’un coup d’œil il indiquait la véranda oùles mains dans les mains, les yeux dans les yeux, Helen et Georgeétaient en grande conversation.
L’élégante silhouette de George, la formegracieuse de Helen se découpaient sur la verrerie voilée d’un storede mousseline.
Tout en continuant à causer amicalement avecHamilton, Dixler observait tout ce qui se passait dans la véranda.Il remarqua également une petite pièce toute proche qui servaitd’office, et dont la fenêtre donnait sur le parc.
Comme d’autres invités venaient se mêler à laconversation, l’Allemand, tout doucement et sans que personne fîtattention à lui, gagna la porte du vestibule.
Un domestique s’avança :
– Vous voulez votre auto,gentleman ?
– Non, merci. Je vais un instant fumerune cigarette.
Dixler prit son étui, choisit une mincecigarette à bout doré, l’alluma et fit quelques pas devant lecottage.
La nuit était magnifique, une de ces bellesnuits de Californie où la brise semble un parfum qui monte vers leciel clouté d’astres radieux.
– Il fait diablement clair, murmural’Allemand. Il jeta un rapide regard autour de lui. Personne nel’épiait.
Il prit sa course en évitant de faire lemoindre bruit et il eut bientôt rejoint Ward et Bill, immobiles etmuets derrière leurs troncs d’arbres.
À la vue de Dixler, qu’ils n’attendaient pas,ils se dressèrent en défense.
– C’est moi, imbéciles, n’ayez pas peur,écoutez-moi.
De l’endroit où les trois hommes étaientplacés, on découvrait tout le cottage illuminé de haut en bas.
– Voici l’instant, et il faut se montrerdégourdis, mes garçons, murmura Dixler. Tenez, voyez-vous ces deuxombres qui s’agitent derrière le rideau de la véranda ?
– Oui, patron, fit Bill, un homme et unefemme.
– Bon, l’homme c’est Storm, c’est sur luiqu’il faut tirer, suivez-moi bien… Je vais rentrer dans la maison.Quand vous me verrez agiter mon mouchoir, derrière le carreau de lafenêtre de gauche, ce sera le moment. Vous tirerez tous les deux etsi vous êtes adroits, voilà un coup de revolver qui rapportera dixmille dollars à chacun de vous.
« Est-ce compris ?
– Oui, fit Ward, sourdement.
– Et la femme ? interrogea Bill.
– Pour Dieu ! gronda Dixler, ne voustrompez pas. Car si une balle seulement l’effleurait, je nedonnerais pas cher de votre peau à tous les deux.
Les deux fiancés étaient toujours dans lavéranda.
Ah ! les beaux projets qu’ils faisaient,les jolis riens qu’ils disaient, ces riens qui sont des mondes pourles amoureux, sûrs de leur avenir, confiants en leur destinée.
Un moment, pourtant, il s’éleva entre eux unepetite dispute.
Helen voulait aller faire son voyage de nocesen Europe, la France surtout l’attirait.
George opinait pour le Japon. Il avaittoujours eu un désir fou de visiter le pays des chrysanthèmes, etil lui semblait que sa joie serait plus complète si, en compagniede Helen, il découvrait ce pays merveilleux.
– Je veux voir Paris, disait la jeunefille.
– Nous irons plus tard, ma chérie… Maisla vieille Europe n’est pas le cadre qu’il faut à nos jeunesamours. À Tokyo, Yomma, Yokohama, tous ces pays qui ont des nomsqui chantent comme des gazouillements d’oiseaux, quel rêve ceserait de parcourir ces contrées enchantées.
– Oh ! oh ! fit une voixmordante, je ne vous savais pas poète, monsieur Storm.
Et Dixler fit son entrée dans la véranda.
À sa vue, le même sentiment de malaise qu’elleavait eu, lors de l’entrée de l’Allemand dans le salon de CedarGrove, causa un frisson sur les épaules de Helen.
Mais ce fut court.
Storm et Helen se tenaient par la main, etmaintenant Helen écoutait, souriante, le compliment fort bientourné que lui adressait le bel Allemand.
À ce moment, quelqu’un appela Storm qui sortitde la véranda, et Dixler et Helen restèrent seuls.
Quiconque aurait pu lire dans l’âme del’Allemand, aurait été épouvanté. Tandis qu’il souriait de sonétrange sourire et qu’il débitait mille galanteries à la fiancée deGeorge, une rage folle bouillonnait en lui. Cette Helen qu’il avaitfollement aimée, qu’il aimait encore, qu’il désirait plus quejamais, elle allait être à un autre !
Il avait envie de se jeter sur Helen et del’emporter comme une proie.
Le misérable enfonçait ses ongles dans sesmains pour se contenir.
Malgré tous ses efforts pour être aimable,Helen était forcée de lutter contre la répulsion que lui causaitcet homme qui lui avait fait tant de mal.
Helen aurait voulu fuir la présence de Dixler.Mais une force magnétique la retenait près de lui.
La jeune fille commençait à souffrirvéritablement. Heureusement, Storm reparut qui fit diversion, ilapportait un seau de cristal où il y avait des fruits glacés etdeux coupes qu’il offrit à l’Allemand et à Helen.
– Voilà les rôles renversés, dit en riantDixler, c’est le fiancé qui fait les honneurs de la maison.
Storm riait aussi ; emplissait lescoupes.
– N’allez-vous pas trinquer avecnous ? demanda Dixler.
– Si, mais je n’ai rien pour boire.
– Attendez, dit Helen, je vais appeler undomestique.
– Non, non, fit George gaiement, on n’estjamais si bien servi que par soi-même.
Et il sortit en courant.
Dixler le suivait des yeux, son regard avaitune lueur à l’expression de férocité.
– Pourquoi regardez-vous Georgeainsi ? lui demanda Helen qui avait surpris son regard.
– Je l’admire et je l’envie, répliquagalamment le directeur de la Colorado, avec un ton d’exquisecourtoisie.
Il fallait en finir, il fallait faire le gesteau moment voulu, et cet odieux rival ne serait plus qu’une chosemorte. Dixler se leva et prononça, la coupe à la main :
– Je bois à vos amours et à votrebonheur, miss Holmes, puissiez-vous être heureuse longtemps.
Storm était passé dans la petite piècecontiguë à la véranda, comme nous l’avons dit, et, tout rieur,montrait son seau vide à mistress Bradbury, la fidèle et vigilantefemme de charge de M. Hamilton.
– Vite, vite, une coupe, madame Bradbury,et remplissez un seau de fruits glacés.
Mistress Bradbury prit un air indigné.
– Attendez d’abord que je l’essuie,monsieur George.
Et rapidement, la bonne femme saisissait uneserviette, arrachait presque le vase de cristal des mains deGeorge. Pour lui faire une niche, le mécanicien lui enlevabrusquement la serviette des mains, et, la tenant en l’air,l’éloigna des doigts suppliants de la gouvernante.
George était près de la fenêtre et agitait laserviette propre comme un signal…
– Tu as vu Bill ?
– Oui, le patron agite le mouchoir. C’estle moment, Ward.
– Allons-y ! tiens, voilà notrehomme de la véranda qui se lève.
– Tu y es ?
– Oui.
– Feu, alors !
Deux coups de revolver claquèrent dans lanuit. Dixler continua.
– Je bois à vous et à votre fiancé, missHolmes, longue vie et prospérité à George Storm.
Soudain il changea. Une horrible expression desouffrance ravagea ses traits, ses yeux eurent un dernier regard derage et de haine, et il s’écroula comme une masse sur le tapis.
Une double détonation avait éclaté.
– Ham ! George ! à moi !cria Helen épouvantée et dont les yeux ne pouvaient se détacher dece grand corps, foudroyé à ses pieds.
Les deux bandits, une fois leur coup derevolver tiré et après avoir vu s’affaisser la silhouette del’homme qu’ils avaient visé dans la véranda, ne purent retenir uncri de joie féroce.
– Ça y est. L’homme est éteint. Le patronva être content.
– Dix mille dollars chacun, vieux Bill,et ça n’a pas donné trop de mal.
– Maintenant, je crois qu’il est inutilede nous attarder ici pour attendre les compliments.
– À l’auto !
Les deux gredins franchirent en quelques bondsles massifs qui les séparaient de la route où ils avaient laisséleur torpédo.
D’un élan ils sautèrent sur la voiture aprèsl’avoir mise en marche.
Bill était au volant.
La puissante voiture s’ébranla et fila sur laroute en quatrième vitesse.
Cependant, le premier moment de confusionpassé, Helen avait reprit son sang-froid.
– C’est du jardin qu’on a tiré, dit-ellevivement à Storm, ceux qui ont fait le coup ne doivent pas êtreloin.
Les deux jeunes gens, sans faire attention àHamilton qui leur criait de l’attendre, s’élancèrent vers le garagedu cottage.
Quelqu’un les avait prévenus.
Le brave Spike, qui rodait dans la cuisine oùil sirotait de temps à autre un verre de punch à la santé desfiancés, s’était jeté dehors aussitôt qu’il avait entendu les coupsde feu.
Il avait vu une auto filer sur le chemin quiconduisait à Las Vegas et aussitôt, obéissant à son vieil instinct,il avait couru préparer la puissante machine de course deM. Hamilton ; quand les jeunes gens arrivèrent devant laremise, ils n’eurent qu’à sauter dans l’auto.
– Par là ! par là ! guidaitSpike qui était monté avec eux. Bientôt, on put apercevoir latorpédo des bandits.
– Nous les tenons ! s’écriaStorm.
Depuis un instant, Ward et Bill avaientcompris qu’ils étaient poursuivis, et Ward, penché en dehors de lavoiture, déchargeait avec rage sur nos amis toutes les balles deson revolver.
Tout à coup, Ward eut un hurlement defrayeur.
– C’est Helen Holmes ! C’est encorecette damnée fille qui est derrière nous.
Tout à coup un sifflet lointain se fitentendre.
– L’express d’Oceanside, dit Bill enserrant les dents. Si nous passons avant lui au passage à niveau deBail Cairu nous sommes sauvés.
Et, se penchant sur ses leviers, il fit rendreà sa machine toute sa vitesse.
– Va, mais va donc ! hurlait Ward,ils nous gagnent.
– Je ne peux pas faire plus.
Le grondement du train était proche.
– Nous passerons, nous passerons,grondait Bill qui, cramponné à sa direction, le cou tendu, semblaitvouloir lui infuser la volonté de fer qui le guidait.
À un tournant de la route, le passage à niveauapparut.
La voiture des deux bandits arrivait comme unetrombe.
Mais au moment où elle atteignait le rail, unemasse formidable vint s’abattre sur elle.
Il y eut deux cris d’agonie.
L’auto de Dixler, prise en écharpe, avait étébroyée sous la machine.
Maintenant le train stoppait.
Des employés, des voyageurs sortaient deswagons affolés.
L’auto de Hamilton avait pu freiner à quelquesmètres de la voie.
Helen, suivie de Storm et de Spike, s’étaitprécipitée la première vers les débris de la torpédo.
Mais, après un regard, la jeune fille serejeta en arrière.
– C’est trop affreux !murmura-t-elle.
Parmi un amas fondu et fumant de bois et deferraille, les deux corps déchiquetés gisaient.
Par un hasard extraordinaire, les visagesétaient presque sans blessures.
– Oh ! regardez, regardez, monsieurGeorge, s’écria Spike qui s’était penché… Bill et Ward… Dieu les apunis.
Helen, palpitante, s’était réfugiée dans lesbras de George qui la rassurait.
– Nous n’avons plus rien à craindredésormais, ma bien-aimée, disait-il, nos ennemis sont morts… Notreamour sera fait de bonheur…
– Et vous l’aurez rudement gagné, conclutHamilton qui, avec quelques-uns de ses hôtes, venait d’arriver surle lieu de l’accident.