L’Héroïne du Colorado

L’Héroïne du Colorado

de Gustave Le Rouge

PREMIER ÉPISODE – À la conquête du rail

Le drame dont nous allons raconter les émouvantes péripéties constitue un véritable document de guerre,bien qu’il se soit déroulé avant l’ouverture des hostilités et l’entrée des États-Unis dans le conflit européen.

Il montre combien était grave pour la grande république américaine le péril germanique qui la menaçait dans son unité et ses intérêts nationaux, sous quelles formes multiples et quels dehors trompeurs il était parvenu à l’envahir ; quels terribles ravages il eut fini par produire en elle si les événements qui bouleversent le monde et les crimes allemands dont elle fut elle-même victime, ne l’avaient appelée à se ranger fièrement et courageusement du côté des peuples qui défendent leurs droits et leur liberté.

Il montre également quelle admirable et clairvoyante énergie l’Américain sait apporter – et il nous en fournit actuellement des preuves héroïques – dans la lutte qu’il entreprend et qu’il soutient contre tout ce qu’il sait devoir être un danger pour son pays.

 

CHAPITRE PREMIER – Helen et George

Le général Todd Holmes avait eu une existencetrès mouvementée. Quoique riche, il était parti comme volontaire,dès le début de la guerre contre l’Espagne, et il n’avait pas tardéà jouer un rôle important. Plus tard, il avait guerroyé contre lespillards mexicains et dans ces luttes de frontière, il s’étaitacquis la réputation d’un chef héroïque, sagace, rompu à tous lesstratagèmes de la guerre d’embuscade.

Brusquement, à cinquante ans à peine, il avaitdemandé sa mise à la retraite.

Le général Holmes était pourtant encore danstoute la verdeur d’une robuste maturité. Il restait encore sansfatigue une journée entière à cheval. Mais des buts plusintéressants s’offraient à son activité.

Au cours de sa longue carrière, il avait puexplorer cette riche province du Colorado, où abondent les mines decuivre, d’or et d’argent et que son climat sec et tempéré trèssalubre, rend plus favorable que tout autre aux entreprisesindustrielles.

Todd Holmes venait de perdre sa femme,Georgina, qu’il adorait ; il avait besoin, pour fairediversion à son chagrin, d’entreprendre quelque labeur gigantesquequi lui permît d’oublier, en ne lui laissant pas le temps de sesouvenir.

Puis, il voulait que son unique enfant – sapetite Helen – alors âgée de huit ans, et le vivant portrait deMme Georgina, fût riche, prodigieusement riche.

Avec ses capitaux et ceux que lui confièrentses amis, il avait fondé la compagnie du Central Trust, dont le butétait la construction d’un réseau de voies ferrées qui rendissentaccessibles aux pionniers et aux capitalistes les immensesrichesses du Colorado.

Une compagnie rivale, la Colorado and Coast,avait bien, dès le début, réussi à acquérir une part importante desactions de la Central Trust, mais les deux puissants groupesfinanciers, en présence des terribles difficultés de l’énormetâche, avaient, d’un commun accord, renoncé à entrer en compétitionet s’étaient prêté, jusqu’alors, dans toutes les circonstances, uneaide efficace et mutuelle.

Le général Holmes voyait avec satisfaction sesplans audacieux entrer dans la voie des réalisations. Plusieurstronçons importants de lignes étaient terminés et en pleineexploitation.

Le projet d’un tunnel de plusieurs milles delongueur, qui devait traverser cette partie des montagnes Rocheusesqu’on appelle les montagnes du Diable, était au point, après delongs et laborieux efforts, et les techniciens qui avaient été àmême de l’étudier le considéraient comme un véritable tour deforce, à cause de la succession chaotique de marécages, deprécipices, de torrents et de falaises abruptes qui caractérisentla géologie des Devil’s Mounts.

Le directeur de la Central Trust habitait àDenver, la capitale du Colorado, une luxueuse villa, Cedar Grove,en bordure du jardin public aux cèdres centenaires et auxgigantesques palmiers.

Malheureusement, et c’était un des groschagrins de Helen – qui adorait son père – le général ne pouvaitpasser chez lui qu’un jour ou deux par semaine.

Le reste du temps, il courait les déserts etles plaines avec ses piqueurs et ses ingénieurs, veillant à tous,prévoyant tout, se dépensant sans compter, dans une incessanteactivité.

Précisément – c’était un vendredi – ledirecteur de la Central Trust allait prendre le train poursurveiller lui-même la paye du samedi, dans des chantiers les pluséloignés, en pleine brousse.

En descendant de l’auto qui l’avait conduit àla gare, Todd Holmes, comme il ne manquait jamais de le faire enpareil cas, avait fait à la rigide mistress Betty Hobson, qui enson absence dirigeait son intérieur, toutes sortes derecommandations au sujet de la petite Helen, dont le caractèreindépendant et déjà même quelque peu excentrique demandait unesurveillance de tous les instants.

Mistress Hobson avait promis de se montrerplus attentive, plus vigilante que jamais et le général était montédans son sleeping complètement rassuré.

*

**

Pendant que le rapide stoppait en gare – enAmérique, les voies ne sont pas clôturées comme chez nous – unpetit vendeur de journaux d’aspect misérable, âgé d’environ douzeans, s’était approché de la machine aux cuivres luisants, et lacontemplait avec une curiosité passionnée.

« Comme c’est beau et robuste, unelocomotive ! murmurait-il. Ah ! cela est une bellechose ! »

Et c’est avec une sorte de respect craintifqu’il passait son doigt sur le moyeu des hautes roues étincelantesqui, dans un instant, allaient couvrir des milles et des milles derail.

Quand le train fut parti, George Storm, ainsise nommait l’enfant, s’éloigna pensivement de la gare, oubliantmême de crier Denver’s Standard ! dont il portait denombreux exemplaires sous le bras.

Le chauffeur de l’auto du général, quiattendait à quelques pas de là, fut frappé de la mine soucieuse del’enfant.

– Eh bien, lui demanda-t-il en riant, çamarche le commerce du papier ?

– Pas trop fort, mais il faut bien fairequelque chose pour gagner sa vie…

– Tu n’as donc plus de parents ?

– Non, ma mère est morte, il y a troisans, et mon père, qui était mécanicien, a péri dans le grandaccident d’Ocean-Side.

– Ah ! oui, je mesouviens !…

Mais déjà, l’enfant continuait son chemin toutà sa rêverie.

Il était entré dans le jardin public quetraverse une voie ferrée d’intérêt local et il s’était assis aupied d’un gros palmier.

Tout à coup il tressaillit.

Une délicieuse petite fille, aux cheveuxblonds, aux grands yeux ingénus venait de sortir de derrière un desmassifs du jardin.

George Storm la connaissait de vue, c’était lapetite Helen, la fille du général Holmes, qui – ce qui lui arrivaitsouvent – avait profité de la négligence des domestiques pour faireun tour de promenade dans le jardin public.

Le petit crieur de journaux contemplait lafillette avec émerveillement ; il la mangeait littéralementdes yeux. Dans son esprit précocement mûri par le malheur, il sefaisait tout un travail. Il comprenait qu’entre cette petite féeblonde et lui, se creusait un infranchissable abîme.

Un monde les séparait. Jamais cette délicieusepetite Helen ne serait sa camarade, ne consentirait à partager sesjeux. Jamais il ne pourrait embrasser ses joues si délicatementrosées comme il s’en sentait une confuse envie.

Et il continuait de son coin à la regarderavec des yeux, à la fois admiratifs et mélancoliques.

Helen, cependant, ne songeait guère à lui.Elle avait aperçu Vloup, le gros dogue du gardien du square, un descompagnons habituels de ses jeux, et elle avait couru aprèslui.

– Vloup, ici, viens mon vieux Vloup.

L’animal, très intelligent, était accouru,puis se sauvait pour se laisser rejoindre, et prendre la fuite denouveau, à la grande joie de l’enfant, qui riait de toutes sesblanches quenottes, chaque fois qu’elle pouvait rejoindre lechien.

Dans leurs folles gambades, Helen et le fidèleVloup traversaient et retraversaient la voie du chemin de fer, del’autre côté de laquelle se trouvait le petit marchand dejournaux.

Tout à coup, George Storm poussa un criterrible et se dressa éperdu.

Un train lancé à toute vitesse venaitd’apparaître au détour de la voie au moment où la petite Helenvenait de s’engager entre les rails.

L’enfant épouvantée, demeurait inerte,terrassée par la surprise et par la peur.

Elle allait certainement être écrasée.

Le train était trop près pour que lemécanicien pût faire utilement usage de ses freins.

George Storm avait tout compris. Abandonnantson paquet de journaux, il s’était élancé, avait saisi rudement lapetite Helen dans ses bras, l’avait emportée d’un bond désespéréhors de la zone mortelle, et les deux enfants tout meurtris avaientroulé ensemble sur le gazon.

Déjà le train était passé et allait stopperquelques centaines de mètres plus loin.

Tout ce drame n’avait pas duré dixsecondes.

Maintenant, le petit vendeur de journaux, avecdes gestes maternels, consolait Helen qui portait au genou unegrande écorchure, et il la berçait doucement dans ses bras enessayant d’étancher les larmes qui coulaient de ses yeux. Iltamponnait avec son mouchoir la blessure du genou et, peu à peu,avec des paroles persuasives et câlines, il parvenait à calmer lafillette.

– Ne pleurez pas ; belle petitechérie, lui disait-il, cela ne sera rien, mais une autre fois, ilfaudra faire bien attention aux trains. Une locomotive, c’est unechose si terrible et si puissante !…

– Oh ! je n’ai plus peur, murmuraHelen, en souriant à travers ses larmes.

– Si j’avais été à la place du mécaniciende ce train, ajouta George d’un ton de défi, j’aurais trouvé moyende stopper, mais quand je serai grand, je serai mécanicien commemon père.

Déjà la pelouse s’emplissait d’une fouleeffarée, parmi laquelle se trouvaient le chauffeur de l’auto deM. Holmes et mistress Hobson, toute tremblante encore du périlque venait de courir sa jeune maîtresse et de la responsabilité quipesait sur elle.

– Helen, où est Helen !clamait-elle. Elle n’est pas blessée au moins ?

Les voyageurs descendus du train faisaientchorus. Helen, enlevée à George que tout le monde félicitait, étaitmaintenant dans les bras de mistress Hobson qui la tenait sur soncœur – d’une façon un peu bien théâtrale – mais, comme onl’emportait, la fillette eût pour son humble sauveur un regardchargé d’une infinie reconnaissance.

– Je ne vous oublierai jamais, luidit-elle gravement.

Et le pauvre George Storm, en dépit de cettepromesse, demeura dans le jardin, maintenant désert, en proie à dedouloureuses méditations.

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