L’Homme Truqué

Chapitre 8RADIOGRAPHIE

J’étais hargneux et triste. Et j’étais dépité. Ainsi, dès mesdébuts dans le rôle d’amoureux, j’avais éprouvé l’aveuglementtraditionnel ! Jean aimait Fanny, et moi qui vivais auprèsd’eux, je n’avais rien deviné !… Mais, vraiment, était-cepossible ? Après tout, si Fanny se trompait ? Elle avaitpu se méprendre à la douceur de Jean. Ce garçon timide étaittendre, caressant ; son amitié, ses inclinations les plusplatoniques se traduisaient en prévenances qu’une jeune filleadulée pouvait croire inspirées par d’autres sentiments…

J’interrogeai mes souvenirs, j’étudiai le passé comme un juged’instruction ; et alors une multitude de faits sedressèrent…

Pendant quelques jours, j’épiai les façons d’être de l’aveugleet même – honteusement – celles de Fanny…

Elle avait raison. Il fallait attendre. Il fallait se taire.

« Après ma mort » ! Maintenant, la sinistreparole de Jean Lebris avait un double sens. L’échéance du termefunèbre me permettrait à la fois de connaître le secret de Prosopeet d’épouser Fanny Grive. Un étrange hasard accumulait d’avance lesconsolations autour de la mort de mon ami Jean.

On ne doutera point qu’à dater de cette découverte, je mis unacharnement sans pareil à prolonger sa vie jusqu’à l’extrêmelimite. Dieu merci ! je n’ai rien à me reprocherlà-dessus ! Et si aujourd’hui je suis tourmenté par quelqueremords, ce n’est pas d’avoir failli à ma tâche la plus sacrée…

C’est seulement de n’avoir pas toujours résisté au besoin de lesséparer, elle et lui.

Parfois, en effet, une inquiétude intolérable me saisissait.Malgré toutes les preuves de tendresse que Fanny me prodiguait à ladérobée, je nourrissais les sourdes angoisses de la jalousie. Je meprenais à redouter la beauté diaphane de Jean, sa jeunessetouchante, la délicatesse nuancée de son âme sensible, l’attraittout-puissant de la pitié, la contagion de l’amour et jusqu’à cetteardeur qui est le propre des phtisiques. Les savoir ensemblem’exaspérait ; mais, par ailleurs, je répugnais maintenant àme mettre en tiers dans leurs entretiens. Car la vue des jeunesgens côte à côte m’irritait comme un sarcasme, et, bien que jepossède à l’ordinaire le gouvernement de mes attitudes, bien quemon visage ait coutume de m’obéir, je craignais que Jean Lebris nes’aperçût de mon trouble, lui qui voyait les émotions embraser nosnerfs comme chacun les voit embraser nos fronts. Enfin, jesupportais mal que ma fiancée fût exposée aux indiscrétions desyeux scientifiques.

Il s’ensuivit que je multipliai les occasions de me trouver seulà seul avec Fanny, et que j’entraînai Jean Lebris dans une suiteprécipitée d’expériences qui l’obligèrent à de fréquents séjourssous mon toit. La Science y gagna nombre d’observations sur lescourants alternatifs, l’induction et la localisation des centresintellectuels ; mais Jean Lebris, je dois le dire, se prêtaitd’assez mauvaise grâce à des exigences qui le privaient si souventdu plaisir de Fanny. Protestait-il, j’en appelais alors aupatriotisme, je montrais chacune de nos acquisitions comme unenrichissement national ; il faiblissait en bougonnant, serendait sans joie, et nous reprenions des travaux que bornaitseulement le soin de sa santé.

Celle-ci, vers la fin de septembre, m’inspira de vives alarmes.Il fallut espacer les expériences, devenues d’autant plusfatigantes que la finesse du sixième sens ne cessait des’accroître. D’autre part, après une sérieuse auscultation, il meparut indispensable de radiographier mon malade.

Jean Lebris, en dépit de mes objurgations, s’y était refuséjusque-là, niant que cela dût servir à autre chose qu’à me faireapercevoir la structure des yeux-électroscopes. « Je vous voisvenir ! me disait-il. Mais votre ruse est cousue de fil blanc.Vous savez ce que vous m’avez promis ?… Si je commence à melaisser faire, après cette séance-là vous m’en imposerez une autre,et je tournerai à la bête de laboratoire ! »

Je lui remontrai fort énergiquement qu’il n’y avait plus àtergiverser, que je n’avais plus le droit de m’arrêter à descaprices et qu’il fallait se laisser radiographier, sous peine dessuites les plus graves. J’ajoutai, sur l’honneur, que la curiositéscientifique n’entrait pour rien dans mes raisons, et que, simesquin qu’il se montrât dans sa défiance, je la respecteraistoutefois, lui jurant que, pour peu qu’il le désirât, je limiteraisla radioscopie à l’examen des poumons, pour ne la répéter qu’en casde nécessité absolue.

– Il y va de la vie, continuai-je.

Jean rectifia :

– Il y va de quelques semaines de plus ou de moins…Oh ! ne croyez pas que la vie me pèse au point que sa durée mesoit indifférente ! La vie est belle. Et je ne l’ai jamaistrouvée plus délicieuse qu’à présent…

Il poursuivit avec gravité, comme dans un rêve :

– Depuis quelque temps, oui, c’est pour moi une vraie fêteque la vie.

– Eh bien, alors ? questionnai-je en surveillant mavoix et mes nerfs.

Il posa sa main sur mon bras :

– C’est que, ce bonheur-là, je n’y ai pas droit,voyez-vous. Je n’ai pas le droit, moi, d’arrêter les vivants dansleur vie, de les retarder dans leur voyage vers le Bonheur. Jem’accorde en ce moment un luxe inouï – on me pardonnera, jel’espère-, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps…Laissez-moi m’en aller à mon heure naturelle, Bare. La dépasserserait de ma part une… indélicatesse, un abus ; je diraispresque : un crime…

– Je ne vous comprends pas, dis-je d’un ton rauque. Je neconnais personne qui ne désire fermement votre guérison ; etmoi je vous supplie, au nom de tous ceux quivous sont chers, de vous laisser radiographier !

Il secoua la tête.

– Non, dit-il. N’en parlons plus.

J’eus l’intuition qu’une seule influence était assez puissantepour le faire revenir sur sa décision. Le jour même, au tennis desBrissot, j’informai Fanny Grive de ce qui se passait.

– Il m’en voudra certainement d’avoir eu recours à vosprières, lui dis-je. Mais l’essentiel est de le décider, car je letrouve bien mal.

Puis je lui rapportai les termes dans lesquels Jean Lebrism’avait opposé son refus – en taisant, bien entendu, tout ce quiconcernait les yeux-électroscopes.

Il me sembla qu’elle pâlissait un peu.

Je n’étais venu chez les Brissot que pour la rencontrer et luiparler à l’aise. Nous cheminions dans une allée du parc, à l’abride tous les regards.

– Fanny ! m’écriai-je en la voyant pâlir.

Et je la dévisageai avec anxiété, mordu par la hideusejalousie.

Mais, sans relever la tête, elle plongea pensivement dans mesyeux le rayon gris de ses prunelles ; puis un sourire triste,imperceptiblement railleur, adoucit ses traits où je lus comme unreproche et de l’apitoiement.

Confus, désespéré, je balbutiai des excuses passionnées. Mesmains implorantes se tendaient vers elle…

J’ai conservé la feuille de noisetier qui me frôla la tempe àl’heure de notre premier baiser. La voici devant moi, sur ma table,encore verte et déjà sèche…

 

Le lendemain, Jean Lebris avait capitulé, et il fut convenu que,le jour suivant, je procéderais dans la matinée à saradiographie.

Pendant la guerre, l’hospice de Belvoux, organisé militairement,avait été pourvu d’une quantité d’appareils dont quelques-uns,après l’évacuation, étaient restés à la disposition du personnelcivil. Le laboratoire de radiographie, installé dans un pavillonspécial, était l’un des plus perfectionnés qui se pussent voir. Onl’utilisait rarement, et c’est moi qui en assumais ladirection.

Je passai à l’hospice dans l’après-midi, pour vérifier l’état del’engin et m’assurer de son fonctionnement. Tout marchait àsouhait. Je prévins mon aide qu’il n’assisterait pas à la séance dulendemain et qu’il eût, par conséquent, à la préparer avec tout lesoin désirable. Enfin, espérant encore que Jean Lebris mepermettrait de photographier l’intérieur de ses électroscopes,entretenant peut-être l’arrière-pensée inavouée de les faireapparaître et d’en fixer l’image à son insu, je fis apprêterplusieurs plaques sensibles.

Une excitation me tenait tout vibrant, et des pensées multiplesme traversaient l’esprit, à la vue de cet écran laiteux où tant dechoses diverses se dessineraient pour moi, si je le voulais – où lesquelette de Jean Lebris viendrait lui-même, dans une apparitionanticipée, m’annoncer la date de sa mort-, où peut-être (mais il netenait qu’à moi de biffer ce « peut-être ») la formidableinvention du sixième sens commencerait à sortir de son mystèreimpénétré.

Le soir tombait quand je sortis de l’hospice.

Rentré chez moi, je dînai rapidement et me mis à compulser lesnotes qui devaient servir à la rédaction de mon mémoiretechnique.

Je fus tiré du travail par une lugubre rumeur, des bruits de paspressés, un ronflement… Le tocsin commença de tinter ; unclairon, dans la nuit, sonna la générale…

L’incendie empourprait le quartier Saint-Fortunat. Les grandestoitures de l’hospice se découpaient à la silhouette sur le fond dubrasier. Autant que je pouvais l’apprécier, le foyer du sinistre setrouvait dans l’enceinte même de l’établissement. Ma gorge seserra.

– Prosope ! m’écriai-je dans la solitude.

Quelques minutes plus tard, mes appréhensions étaientconfirmées. Accouru sur les lieux, je ne pus que constaterl’anéantissement du laboratoire de radiographie dans une flambéecrépitante. Par bonheur, l’isolement du pavillon permit decirconscrire le désastre, et les salles de malades furentpréservées du feu.

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