— Il a bien l’air d’en être ainsi.
— Le véritable ami n’est donc pas ami en vue d’un autre
ami?
— Non.
— Ainsi, que l’ami ne soit pas ami à cause de quelque
chose d’ami, voilà qui est hors de discussion. Mais
n’aimons-nous pas le bon?
— Oui.
— Est-ce à raison du mal que le bon est aimé? et
si des trois choses de nature différente dont nous avons
parlé, le bon, le mauvais, et ce qui n’est ni mauvais ni
bon, deux seulement continuaient de subsister, et que la
troisième, c’est-à-dire le mauvais, disparût entièrement
et n’affectât plus ni le corps ni l’âme, ni aucune des
choses que nous reconnaissons n’être ni bonnes ni
mauvaises en elles-mêmes, le bon ne deviendrait-il pas
alors complètement inutile et sans usage? Si en effet
nous n’éprouvions aucune souffrance, nous ne sentirions
plus le besoin d’aucun soulagement; et par là il
serait évidemment prouvé que c’est à cause du mauvais
que nous recherchons et aimons le bon: le bon est en
quelque sorte le remède du mauvais, le mauvais est une
maladie; or, quand il n’y a pas de maladie, on n’a nul
besoin de remèdes. Il est donc dans la nature du bon
que l’homme, qui n’est ni bon ni mauvais, ne peut
l’aimer qu’à cause du mal; et que le bon n’a par lui-
même aucune utilité.
— Il me semble qu’il en est ainsi, répondit Ménexène.
— Ainsi, repris-je, cet ami auquel se rapportent toutes
les autres choses qui, comme nous le disions, sont
aimées en vue d’une autre, ne leur ressemble en rien.
Celles-ci en effet sont aimées, à ce que nous prétendons,
en vue de quelque chose que nous aimons; mais l’ami
véritable paraît être d’une nature tout opposée: d’après
ce que nous venons de dire, il est ami à cause de ce qui
est ennemi; et si ce qui est ennemi venait à disparaître, il
cesserait, à ce qu’il semble, de nous être ami.
— Je n’en crois rien, du moins d’après ce que nous
avons dit.
— Par Jupiter, réponds-moi, Ménexène: supposons que
le mal ait entièrement disparu; n’y aura-t-il plus ni faim,
ni soif, ni rien de semblable? ou bien au contraire
la faim n’existera-t-elle pas toujours, aussi longtemps du
moins qu’il y aura des hommes et des animaux, mais
sans être jamais nuisible, ainsi que la soif et tous les
autres appétits de cette sorte, sans qu’ils puissent jamais
devenir mauvais, puisque le mal n’est plus? ou est-ce
une question ridicule de demander, qu’y aura-t-il ou que
n’y aura-t-il pas alors?
— Qui le sait?
— Au moins, ce que nous savons, c’est que maintenant
l’homme qui a faim tantôt en souffre, tantôt en jouit.
N’est-il pas vrai?
— Oui.
— Et s’il a soif ou s’il éprouve tout autre appétit
semblable, ces appétits ne lui font-ils pas tantôt du bien,
tantôt du mal, et quelquefois aussi ni l’un ni l’autre?
— Sans doute.
— Dans le cas où le mal serait détruit, ce qui n’est pas
mauvais devrait-il être détruit avec le mal? Non.
— vraiment.
— Ainsi, les appétits qui ne sont ni bons ni mauvais
existeraient encore, lors même que le mal aurait disparu.
— Je le crois.
— L’appétit et le désir peuvent-ils exister sans l’amour?
— Je ne le pense pas.
— Il semblerait donc d’après cela que l’on aimerait
encore après la destruction du mal.
— Certainement.
— Si le mal donnait naissance à l’amitié, le mal une fois
disparu, l’amitié ne pourrait plus être: car, lorsque la
cause cesse, il est impossible que l’effet subsiste.
— C’est juste.
— Précédemment nous avions admis que celui qui aime
aime quelque chose et pour quelque chose; et nous
disions alors que c’était à cause du mal que ce qui n’est
ni bon ni mauvais aimait le bon.
— Oui.
— Je crois maintenant apercevoir une autre raison
d’aimer et d’être aimé.
— Voyons.
— Le désir est-il véritablement, comme nous venons de
le dire, la cause de l’amitié? Ce qui désire est-il, lorsqu’il
désire, ami de ce qui est désiré? et tous nos
raisonnements précédents sur l’amitié ne sont-ils qu’un
long bavardage?
— Je le crains.
— Et en effet, ce qui désire ne désire-t-il pas ce dont
il a besoin? Qu’en dis-tu?
— Je le pense.
— Ce qui a besoin est ami de ce dont il a besoin?
— Sans doute. — On a besoin de ce dont on est privé?
— Oui.
— Dès lors, c’est ce qui nous est convenable
apparemment qui est l’objet de l’amour, de l’amitié, du
désir; cela semble évident, Ménexène et Lysis.
— L’un et l’autre en convinrent.
— Ainsi vous, par exemple, si vous êtes amis, c’est qu’il
existe quelque convenance naturelle entre vous.
— Assurément, me répondirent-ils ensemble.
— Si quelqu’un, mes amis, en recherche et en aime un
autre, il faut qu’il y ait entre lui et l’objet aimé
quelque convenance soit d’âme, soit de caractère, soit
de mœurs, soit d’extérieur même; autrement il ne le
rechercherait pas, et n’aurait pour lui ni amour ni amitié.
Ménexène en convint; mais Lysis garda le silence.
Eh! bien, continuai-je, il est nécessaire que nous
aimions ce qui a quelque convenance naturelle avec
nous.
— Oui.
— Il est donc nécessaire que l’amant sincère et
véritable soit aimé de l’objet qu’il aime.
Un léger signe de tête indiqua l’assentiment de
Ménexène et de Lysis. Mais Hippothalès était ivre de joie,
et son visage changeait à chaque instant de couleur.
Pour moi, voulant examiner la chose de plus près, je
repris notre entretien en ces termes:
— Si ce qui convient diffère du semblable, nous avons
dit, je crois, ce que c’est que l’ami; mais si ce qui
convient ne fait qu’une seule et même chose avec le
semblable, comment rejeter maintenant ce que nous
avons précédemment admis, que le semblable, en tant
que semblable, est inutile au semblable? or, il serait
absurde de prétendre que ce qui est inutile peut
être ami. Voulez-vous donc, fatigués comme nous
sommes de discuter, que nous tombions d’accord et
admettions sur-le-champ que le convenable n’est pas la
même chose que le semblable?
— Soit.
— Mais dirons-nous que le bon est convenable à toute
chose, et que le mauvais y est étranger; ou bien que le
mauvais est convenable au mauvais, le bon au bon, ce
qui n’est ni bon ni mauvais à ce qui n’est ni mauvais ni
bon?
— Il nous semble, me dirent-ils, que cette dernière
hypothèse est plus juste.
— Mais nous voilà, mes enfants, retombés dans la
conclusion que nous avions repoussée au
commencement: car, à ce compte, l’injuste ne sera pas
moins ami de l’injuste et le mauvais du mauvais, que le
bon ne le sera du bon.
— Il est vrai.
— D’un autre côté, si le bon et le convenable ne sont
qu’une même chose, il n’y aura que le bon qui puisse
être ami du bon.
— C’est juste.
— Ici encore, je le crois, nous nous sommes d’avance
réfutés nous-mêmes. Ne vous en souvenez-vous pas?