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Mademoiselle Fifi

Mademoiselle Fifi

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Mademoiselle Fifi

Le major, commandant prussien, comte de Farlsberg, achevait de lire son courrier, le dos au fond d’un grand fauteuil de tapisserie et ses pieds bottés sur le marbre élégant de la cheminée, où ses éperons, depuis trois mois qu’ils occupaient le château d’Uville,avaient tracé deux trous profonds, fouillés un peu plus tous les jours.

Une tasse de café fumait sur un guéridon de marqueterie maculé par les liqueurs, brûlé par les cigares, entaillé par le canif de l’officier conquérant qui, parfois, s’arrêtant d’aiguiser un crayon, traçait sur le meuble gracieux des chiffres ou des dessins,à la fantaisie de son rêve nonchalant.

Quand il eut achevé ses lettres et parcouru les journaux allemands que son vaguemestre venait de lui apporter, il se leva,et, après avoir jeté au feu trois ou quatre énormes morceaux de bois vert, car ces messieurs abattaient peu à peu le parc pour se chauffer, il s’approcha de la fenêtre.

La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme unrideau, formant une sorte de mur à raies obliques, une pluiecinglante, éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environsde Rouen, ce pot de chambre de la France.

L’officier regarda longtemps les pelouses inondées, et, là-bas,l’Andelle gonflée qui débordait ; et il tambourinait contre lavitre une valse du Rhin, quand un bruit le fit se retourner :c’était son second, le baron de Kelweingstein, ayant le gradeéquivalent à celui de capitaine.

Le major était un géant, large d’épaules, orné d’une longuebarbe en éventail formant nappe sur sa poitrine ; et toute sagrande personne solennelle éveillait l’idée d’un paon militaire, unpaon qui aurait porté sa queue déployée à son menton. Il avait desyeux bleus, froids et doux, une joue fendue d’un coup de sabre dansla guerre d’Autriche ; et on le disait brave homme autant quebrave officier.

Le capitaine, un petit rougeaud à gros ventre, sanglé de force,portait presque ras son poil ardent, dont les fils de feu auraientfait croire, quand ils se trouvaient sous certains reflets, safigure frottée de phosphore. Deux dents perdues dans une nuit denoce, sans qu’il se rappelât au juste comment, lui faisaientcracher des paroles épaisses, qu’on n’entendait pas toujours ;et il était chauve du sommet du crâne seulement, tonsuré comme unmoine, avec une toison de petits cheveux frisés, dorés et luisants,autour de ce cerceau de chair nue.

Le commandant lui serra la main, et il avala d’un trait sa tassede café (la sixième depuis le matin), en écoutant le rapport de sonsubordonné sur les incidents survenus dans le service ; puistous deux se rapprochèrent de la fenêtre en déclarant que cen’était pas gai. Le major, homme tranquille, marié chez lui,s’accommodait de tout ; mais le baron capitaine, viveurtenace, coureur de bouges, forcené trousseur de filles, rageaitd’être enfermé depuis trois mois dans la chasteté obligatoire de ceposte perdu.

Comme on grattait à la porte, le commandant cria d’ouvrir, et unhomme, un de leurs soldats automates, apparut dans l’ouverture,disant par sa seule présence que le déjeuner était prêt.

Dans la salle ils trouvèrent les trois officiers de moindregrade : un lieutenant Otto de Grossling ; deuxsous-lieutenants, Fritz Scheunaubourg et le marquis Wilhem d’Eyrik,un tout petit blondin fier et brutal avec les hommes, dur auxvaincus, et violent comme une arme à feu.

Depuis son entrée en France, ses camarades ne l’appelaient plusque Mlle Fifi. Ce surnom lui venait de sa tournure coquette, de sataille fine qu’on aurait dit tenue en un corset, de sa figure pâleoù sa naissante moustache apparaissait à peine, et aussi del’habitude qu’il avait prise, pour exprimer son souverain méprisdes êtres et des choses, d’employer à tout moment la locutionfrançaise – fi, fi donc, qu’il prononçait avec un légersifflement.

La salle à manger du château d’Uville était une longue et royalepièce dont les glaces de cristal ancien, étoilées de balles, et leshautes tapisseries des Flandres, tailladées à coups de sabre etpendantes par endroits, disaient les occupations de Mlle Fifi enses heures de désœuvrement.

Sur les murs, trois portraits de famille, un guerrier vêtu defer, un cardinal et un président, fumaient de longues pipes deporcelaine, tandis qu’en son cadre dédoré par les ans, une nobledame à poitrine serrée montrait d’un air arrogant une énorme pairede moustaches faite au charbon.

Et le déjeuner des officiers s’écoula presque en silence danscette pièce mutilée, assombrie par l’averse, attristante par sonaspect vaincu, et dont le vieux parquet de chêne était devenusordide comme un sol de cabaret.

À l’heure du tabac, quand ils commencèrent à boire, ayant finide manger, ils se mirent, de même que chaque jour, à parler de leurennui. Les bouteilles de cognac et de liqueurs passaient de main enmain ; et tous, renversés sur leurs chaises, absorbaient àpetits coups répétés, en gardant au coin de la bouche le long tuyaucourbé que terminait l’œuf de faïence, toujours peinturluré commepour séduire des Hottentots. Dès que leur verre était vide, ils leremplissaient avec un geste de lassitude résignée. Mais Mlle Fificassait à tout moment le sien, et un soldat immédiatement lui enprésentait un autre.

Un brouillard de fumée âcre les noyait, et ils semblaients’enfoncer dans une ivresse endormie et triste, dans cettesaoulerie morne des gens qui n’ont rien à faire.

Mais le baron, soudain, se redressa. Une révolte lesecouait ; il jura : « Nom de Dieu, ça ne peut pas durer, ilfaut inventer quelque chose à la fin. »

Ensemble le lieutenant Otto et le sous-lieutenant Fritz, deuxAllemands doués éminemment de physionomies allemandes lourdes etgraves, répondirent :

« Quoi, mon capitaine ? »

Il réfléchit quelques secondes, puis reprit : « Quoi ? Ehbien, il faut organiser une fête, si le commandant le permet. »

Le major quitta sa pipe : « Quelle fête, capitaine ? »

Le baron s’approcha : « Je me charge de tout, mon commandant.J’enverrai à Rouen Le Devoir qui nous ramènera des dames ; jesais où les prendre. On préparera ici un souper ; rien nemanque d’ailleurs, et, au moins, nous passerons une bonne soirée.»

Le comte de Farlsberg haussa les épaules en souriant : « Vousêtes fou, mon ami. »

Mais tous les officiers s’étaient levés, entouraient leur chef,le suppliaient : – « Laissez faire le capitaine, mon commandant,c’est si triste ici. »

À la fin le major céda : « Soit », dit-il ; et aussitôt lebaron fit appeler Le Devoir. C’était un vieux sous-officier qu’onn’avait jamais vu rire, mais qui accomplissait fanatiquement tousles ordres de ses chefs, quels qu’ils fussent.

Debout, avec sa figure impassible, il reçut les instructions dubaron ; puis il sortit ; et, cinq minutes plus tard, unegrande voiture du train militaire, couverte d’une bâche de meuniertendue en dôme, détalait sous la pluie acharnée, au galop de quatrechevaux.

Aussitôt un frisson de réveil sembla courir dans lesesprits ; les poses alanguies se redressèrent, les visagess’animèrent et on se mit à causer.

Bien que l’averse continuât avec autant de furie, le majoraffirma qu’il faisait moins sombre ; et le lieutenant Ottoannonçait avec conviction que le ciel allait s’éclaircir. Mlle Fifielle-même ne semblait pas tenir en place. Elle se levait, serasseyait. Son œil clair et dur cherchait quelque chose à briser.Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira sonrevolver. »Tu ne verras pas cela toi », dit-il ; et, sansquitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrentles deux yeux du portrait. Puis il s’écria : « Faisons lamine ! » Et brusquement les conversations s’interrompirent,comme si un intérêt puissant et nouveau se fût emparé de tout lemonde.

La mine, c’était son invention, sa manière de détruire, sonamusement préféré.

En quittant son château, le propriétaire légitime, le comteFernand d’Amoys d’Uville, n’avait eu le temps de rien emporter nide rien cacher, sauf l’argenterie enfouie dans le trou d’un mur.Or, comme il était fort riche et magnifique, son grand salon, dontla porte ouvrait dans la salle à manger, présentait, avant la fuiteprécipitée du maître, l’aspect d’une galerie de musée.

Aux murailles pendaient des toiles, des dessins et desaquarelles de prix, tandis que sur les meubles, les étagères, etdans les vitrines élégantes, mille bibelots, des potiches, desstatuettes, des bonshommes de Saxe et des magots de Chine, desivoires anciens et des verres de Venise, peuplaient le vasteappartement de leur foule précieuse et bizarre.

Il n’en restait guère maintenant. Non qu’on les eût pillés, lemajor comte de Farlsberg ne l’aurait point permis ; mais MlleFifi, de temps en temps, faisait la mine ; et tous lesofficiers, ce jour-là, s’amusaient vraiment pendant cinqminutes.

Le petit marquis alla chercher dans le salon ce qu’il luifallait. Il rapporta une toute mignonne théière de Chine familleRose qu’il emplit de poudre à canon, et, par le bec, il introduisitdélicatement un long morceau d’amadou, l’alluma, et courut reportercette machine infernale dans l’appartement voisin.

Puis il revint bien vite, en fermant la porte. Tous lesAllemands attendaient, debout, avec la figure souriante d’unecuriosité enfantine ; et, dès que l’explosion eut secoué lechâteau, ils se précipitèrent ensemble.

Mlle Fifi, entrée la première, battait des mains avec déliredevant une Vénus de terre cuite dont la tête avait enfinsauté ; et chacun ramassa des morceaux de porcelaine,s’étonnant aux dentelures étranges des éclats, examinant les dégâtsnouveaux, contestant certains ravages comme produits parl’explosion précédente ; et le major considérait d’un airpaternel le vaste salon bouleversé par cette mitraille à la Néronet sablé de débris d’objets d’art. Il en sortit le premier, endéclarant avec bonhomie : « Ca a bien réussi, cette fois. »

Mais une telle trombe de fumée était entrée dans la salle àmanger, se mêlant à celle du tabac, qu’on ne pouvait plus respirer.Le commandant ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenuspour boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent.

L’air humide s’engouffra dans la pièce, apportant une sorte depoussière d’eau qui poudrait les barbes, et une odeur d’inondation.Ils regardaient les grands arbres accablés sous l’averse, la largevallée embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, ettout au loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grisedans la pluie battante.

Depuis leur arrivée, il n’avait plus sonné. C’était, du reste,la seule résistance que les envahisseurs eussent rencontrée auxenvirons : celle du clocher. Le curé ne s’était nullement refusé àrecevoir et à nourrir des soldats prussiens ; il avait mêmeplusieurs fois accepté de boire une bouteille de bière ou debordeaux avec le commandant ennemi, qui l’employait souvent commeintermédiaire bienveillant ; mais il ne fallait pas luidemander un seul tintement de sa cloche ; il se serait plutôtlaissé fusiller. C’était sa manière à lui de protester contrel’invasion, protestation pacifique, protestation du silence, laseule, disait-il, qui convînt au prêtre, homme de douceur et non desang ; et tout le monde, à dix lieues à la ronde, vantait lafermeté, l’héroïsme de l’abbé Chantavoine, qui osait affirmer ledeuil public, le proclamer, par le mutisme obstiné de sonéglise.

Le village entier, enthousiasmé par cette résistance, était prêtà soutenir jusqu’au bout son pasteur, à tout braver, considérantcette protestation tacite comme la sauvegarde de l’honneurnational. Il semblait aux paysans qu’ils avaient ainsi mieux méritéde la patrie que Belfort et que Strasbourg, qu’ils avaient donné unexemple équivalent, que le nom du hameau en deviendraitimmortel ; et, hormis cela, ils ne refusaient rien auxPrussiens vainqueurs.

Le commandant et ses officiers riaient ensemble de ce courageinoffensif ; et comme le pays entier se montrait obligeant etsouple à leur égard, ils toléraient volontiers son patriotismemuet.

Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien voulu forcer la clocheà sonner. Il enrageait de la condescendance politique de sonsupérieur pour le prêtre ; et chaque jour il suppliait lecommandant de le laisser faire « Ding-don-don », une fois, uneseule petite fois, pour rire un peu seulement. Et il demandait celaavec des grâces de chatte, des cajoleries de femme, des douceurs devoix d’une maîtresse affolée par une envie ; mais lecommandant ne cédait point, et Mlle Fifi, pour se consoler, faisaitla mine dans le château d’Uville.

Les cinq hommes restèrent là, en tas, quelques minutes, aspirantl’humidité. Le lieutenant Fritz, enfin, prononça en jetant un rirepâteux : « Ces temoiselles técitément, n’auront pas peau temps pourleur bromenate. »

Là-dessus, on se sépara, chacun allant à son service, et lecapitaine ayant fort à faire pour les préparatifs du dîner.

Quand ils se retrouvèrent de nouveau à la nuit tombante, ils semirent à rire en se voyant tous coquets et reluisants comme auxjours de grande revue, pommadés, parfumés, tout frais. Les cheveuxdu commandant semblaient moins gris que le matin ; et lecapitaine s’était rasé, ne gardant que sa moustache, qui luimettait une flamme sous le nez.

Malgré la pluie, on laissait la fenêtre ouverte ; et l’und’eux parfois allait écouter. À six heures dix minutes le baronsignala un lointain roulement. Tous se précipitèrent ; etbientôt la grande voiture accourut, avec ses quatre chevauxtoujours au galop, crottés jusqu’au dos, fumants et soufflants.

Et cinq femmes descendirent sur le perron, cinq belles filleschoisies avec soin par un camarade du capitaine à qui Le Devoirétait allé porter une carte de son officier.

Elles ne s’étaient point fait prier, sûres d’être bien payées,connaissant d’ailleurs les Prussiens, depuis trois mois qu’elles entâtaient, et prenant leur parti des hommes comme des choses. »C’estle métier qui veut ça », se disaient-elles en route, pour répondresans doute à quelque picotement secret d’un reste deconscience.

Et tout de suite on entra dans la salle à manger. Illuminée,elle semblait plus lugubre encore en son délabrement piteux ;et la table couverte de viandes, de vaisselle riche et d’argenterieretrouvée dans le mur où l’avait cachée le propriétaire, donnait àce lieu l’aspect d’une taverne de bandits qui soupent après unpillage. Le capitaine, radieux, s’empara des femmes comme d’unechose familière, les appréciant, les embrassant, les flairant, lesévaluant à leur valeur de filles de plaisir ; et comme lestrois jeunes gens voulaient en prendre chacun une, il s’y opposaavec autorité, se réservant de faire le partage, en toute justice,suivant les grades, pour ne blesser en rien la hiérarchie.

Alors, afin d’éviter toute discussion, toute contestation ettout soupçon de partialité, il les aligna par rang de taille, ets’adressant à la plus grande, avec le ton du commandement : « Tonnom ? »

Elle répondit en grossissant sa voix : « Paméla. »

Alors il proclama : « Numéro un, la nommée Paméla, adjugée aucommandant. »

Ayant ensuite embrassé Blondine, la seconde, en signe depropriété, il offrit au lieutenant Otto la grosse Amanda, Eva laTomate au sous-lieutenant Fritz, et la plus petite de toutes,Rachel, une brune toute jeune, à l’œil noir comme une tached’encre, une juive dont le nez retroussé confirmait la règle quidonne des becs courbes à toute sa race, au plus jeune desofficiers, au frêle marquis Wilhem d’Eyrik.

Toutes, d’ailleurs, étaient jolies et grasses, sans physionomiesbien distinctes, faites à peu près pareilles de tournure et de peaupar les pratiques d’amour quotidiennes et la vie commune desmaisons publiques.

Les trois jeunes gens prétendaient tout de suite entraîner leursfemmes, sous prétexte de leur offrir des brosses et du savon pourse nettoyer ; mais le capitaine s’y opposa sagement, affirmantqu’elles étaient assez propres pour se mettre à table et que ceuxqui monteraient voudraient changer en descendant et troubleraientles autres couples. Son expérience l’emporta. Il y eut seulementbeaucoup de baisers, des baisers d’attente.

Soudain, Rachel suffoqua, toussant aux larmes, et rendant de lafumée par les narines. Le marquis, sous prétexte de l’embrasser,venait de lui souffler un jet de tabac dans la bouche. Elle ne sefâcha point, ne dit pas un mot, mais elle regarda fixement sonpossesseur avec une colère éveillée tout au fond de son œilnoir.

On s’assit. Le commandant lui-même semblait enchanté ; ilprit à sa droite Paméla, Blondine à sa gauche, et déclara, endépliant sa serviette : « Vous avez eu là une charmante idée,capitaine. »

Les lieutenants Otto et Fritz, polis comme auprès de femmes dumonde, intimidaient un peu leurs voisines ; mais le baron deKelweingstein, lâché dans son vice, rayonnait, lançait des motsgrivois, semblait en feu avec sa couronne de cheveux rouges. Ilgalantisait en français du Rhin ; et ses compliments detaverne, expectorés par le trou des deux dents brisées, arrivaientaux filles au milieu d’une mitraille de salive.

Elles ne comprenaient rien, du reste ; et leur intelligencene sembla s’éveiller que lorsqu’il cracha des paroles obscènes, desexpressions crues, estropiées par son accent. Alors, toutesensemble, elles commencèrent à rire comme des folles, tombant surle ventre de leurs voisins, répétant les termes que le baron se mitalors à défigurer à plaisir pour leur faire dire des ordures. Ellesen vomissaient à volonté, saoules aux premières bouteilles devin ; et, redevenant elles, ouvrant la porte aux habitudes,elles embrassaient les moustaches de droite et celles de gauche,pinçaient les bras, poussaient des cris furieux, buvaient dans tousles verres, chantaient des couplets français et des bouts dechansons allemandes appris dans leurs rapports quotidiens avecl’ennemi.

Bientôt les hommes eux-mêmes, grisés par cette chair de femmeétalée sous leur nez et sous leurs mains, s’affolèrent, hurlant,brisant la vaisselle, tandis que, derrière leur dos, des soldatsimpassibles les servaient.

Le commandant seul gardait de la retenue.

Mlle Fifi avait pris Rachel sur ses genoux, et, s’animant àfroid, tantôt il embrassait follement les frisons d’ébène de soncou, humant par le mince intervalle entre la robe et la peau ladouce chaleur de son corps et tout le fumet de sa personne ;tantôt, à travers l’étoffe, il la pinçait avec fureur, la faisantcrier, saisi d’une férocité rageuse, travaillé par son besoin deravage. Souvent aussi, la tenant à pleins bras, l’étreignant commepour la mêler à lui, il appuyait longuement ses lèvres sur labouche fraîche de la juive, la baisait à perdre haleine ; maissoudain il la mordit si profondément qu’une traînée de sangdescendit sur le menton de la jeune femme et coula dans soncorsage.

Encore une fois, elle le regarda bien en face, et, lavant laplaie, murmura : « Ça se paye, cela. » Il se mit à rire, d’un riredur. « Je payerai », dit-il.

On arrivait au dessert ; on versait du champagne. Lecommandant se leva, et du même ton qu’il aurait pris pour porter lasanté de l’impératrice Augusta, il but :

« À nos dames ! » Et une série de toasts commença ;des toasts d’une galanterie de soudards et de pochards, mêlés deplaisanteries obscènes, rendues plus brutales encore parl’ignorance de la langue.

Ils se levaient l’un après l’autre, cherchant de l’esprit,s’efforçant d’être drôles ; et les femmes, ivres à tomber, lesyeux vagues, les lèvres pâteuses, applaudissaient chaque foiséperdument.

Le capitaine, voulant sans doute rendre à l’orgie un air galant,leva encore une fois son verre, et prononça : « À nos victoires surles cœurs ! »

Alors le lieutenant Otto, espèce d’ours de la Forêt-Noire, sedressa, enflammé, saturé de boissons. Et envahi brusquement depatriotisme alcoolique, il cria : « À nos victoires sur laFrance ! »

Toutes grises qu’elles étaient, les femmes se turent ; etRachel, frissonnante, se retourna : « Tu sais, j’en connais, desFrançais, devant qui tu ne dirais pas ça. »

Mais le petit marquis, la tenant toujours sur ses genoux, se mità rire, rendu très gai par le vin : « Ah ! ah ! ah !je n’en ai jamais vu, moi. Sitôt que nous paraissons, ils foutentle camp !

La fille, exaspérée, lui cria dans la figure : « Tu menssalop ! »

Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux clairs, comme illes fixait sur les tableaux dont il crevait la toile à coups derevolver, puis il se remit à rire : « Ah ! oui, parlons-en, labelle ! serions-nous ici, s’ils étaient braves ? » Et ils’animait : « Nous sommes leurs maîtres ! à nous laFrance ! »

Elle quitta ses genoux d’une secousse et retomba sur sa chaise.Il se leva, tendit son verre jusqu’au milieu de la table et répéta: « À nous la France et les Français, les bois, les champs et lesmaisons de France ! »

Les autres, tout à fait saouls, secoués soudain par unenthousiasme militaire, un enthousiasme de brutes, saisirent leursverres en vociférant : « Vive la Prusse ! » et les vidèrentd’un seul trait.

Les filles ne protestaient point, réduites au silence et prisesde peur. Rachel elle-même se taisait, impuissante à répondre.

Alors, le petit marquis posa sur la tête de la juive sa coupe dechampagne emplie à nouveau « À nous aussi, cria-t-il, toutes lesfemmes de France ! »

Elle se leva si vite, que le cristal, culbuté, vida, comme pourun baptême, le vin jaune dans ses cheveux noirs, et il tomba, sebrisant à terre. Les lèvres tremblantes, elle bravait du regardl’officier qui riait toujours, et elle balbutia, d’une voixétranglée de colère : « Ça, ça, ça n’est pas vrai, par exemple,vous n’aurez pas les femmes de France. »

Il s’assit pour rire à son aise, et, cherchant l’accent parisien: « Elle est peine ponte, peine ponte, qu’est-ce alors que tu viensfaire ici, petite ? »

Interdite, elle se tut d’abord, comprenant mal dans son trouble,puis, dès qu’elle eut bien saisi ce qu’il disait, elle lui jeta,indignée et véhémente : « Moi ! moi ! Je ne suis pas unefemme, moi, je suis une putain ; c’est bien tout ce qu’il fautà des Prussiens. »

Elle n’avait point fini qu’il la giflait à toute volée ;mais comme il levait encore une fois la main, affolée de rage, ellesaisit sur la table un petit couteau de dessert à lame d’argent, etsi brusquement qu’on ne vit rien d’abord, elle le lui piqua droitdans le cou, juste au creux où la poitrine commence.

Un mot qu’il prononçait fut coupé dans sa gorge ; et ilresta béant, avec un regard effroyable.

Tous poussèrent un rugissement, et se levèrent en tumulte ;mais ayant jeté sa chaise dans les jambes du lieutenant Otto, quis’écroula tout au long, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit avantqu’on eût pu l’atteindre, et s’élança dans la nuit, sous la pluiequi tombait toujours.

En deux minutes, Mlle Fifi fut morte. Alors Fritz et Ottodégainèrent et voulurent massacrer les femmes, qui se traînaient àleurs genoux. Le major, non sans peine, empêcha cette boucherie,fit enfermer dans une chambre, sous la garde de deux hommes, lesquatre filles éperdues ; puis, comme s’il eût disposé sessoldats pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive,bien certain de la reprendre.

Cinquante hommes, fouettés de menaces, furent lancés dans leparc. Deux cents autres fouillèrent les bois et toutes les maisonsde la vallée.

La table, desservie en un instant, servait maintenant de litmortuaire, et les quatre officiers, rigides, dégrisés, avec la facedure des hommes de guerre en fonction, restaient debout près desfenêtres, sondaient la nuit.

L’averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissaitles ténèbres, un flottant murmure d’eau qui tombe et d’eau quicoule, d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit.

Soudain, un coup de feu retentit, puis un autre très loin ;et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de temps en temps desdétonations proches ou lointaines, et des cris de ralliement, desmots étranges lancés comme appel par des voix gutturales.

Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient été tués,et trois autres blessés par leurs camarades dans l’ardeur de lachasse et l’effarement de cette poursuite nocturne.

On n’avait pas retrouvé Rachel.

Alors les habitants furent terrorisés, les demeuresbouleversées, toute la contrée parcourue, battue, retournée. Lajuive ne semblait pas avoir laissé une seule trace de sonpassage.

Le général, prévenu, ordonna d’étouffer l’affaire, pour ne pointdonner de mauvais exemple dans l’armée, et il frappa d’une peinedisciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le généralavait dit : « On ne fait pas la guerre pour s’amuser et caresserdes filles publiques. » Et le comte de Farlsberg, exaspéré, résolutde se venger sur le pays.

Comme il lui fallait un prétexte afin de sévir sans contrainte,il fit venir le curé et lui ordonna de sonner la cloche àl’enterrement du marquis d’Eyrik.

Contre toute attente, le prêtre se montra docile, humble, pleind’égards. Et quand le corps de Mlle Fifi, porté par des soldats,précédé, entouré, suivi de soldats qui marchaient le fusil chargé,quitta le château d’Uville, allant au cimetière, pour la premièrefois la cloche tinta son glas funèbre avec une allure allègre,comme si une main amie l’eût caressée.

Elle sonna le soir encore, et le lendemain aussi, et tous lesjours ; elle carillonna tant qu’on voulut. Parfois même, lanuit, elle se mettait toute seule en branle, et jetait doucementdeux ou trois sons dans l’ombre, prise de gaietés singulières,réveillée on ne sait pourquoi. Tous les paysans du lieu la direntalors ensorcelée ; et personne, sauf le curé et le sacristain,n’approchait plus du clocher.

C’est qu’une pauvre fille vivait là-haut, dans l’angoisse et lasolitude, nourrie en cachette par ces deux hommes.

Elle y resta jusqu’au départ des troupes allemandes. Puis, unsoir, le curé ayant emprunté le char-à-bancs du boulanger,conduisit lui-même sa prisonnière jusqu’à la porte de Rouen. Arrivélà, le prêtre l’embrassa ; elle descendit et regagna vivementà pied le logis public, dont la patronne la croyait morte.

Elle en fut tirée quelque temps après par un patriote sanspréjugés qui l’aima pour sa belle action, puis l’ayant ensuitechérie pour elle-même, l’épousa, en fit une Dame qui valut autantque beaucoup d’autres.

Chapitre 2Madame Baptiste

Quand j’entrai dans la salle des voyageurs de la gare deLoubain, mon premier regard fut pour l’horloge. J’avais à attendredeux heures dix minutes l’express de Paris.

Je me sentis las soudain comme après dix lieues à pieds ;puis je regardai autour de moi comme si j’allais découvrir sur lesmurs un moyen de tuer le temps ; puis je ressortis etm’arrêtai devant la porte de la gare, l’esprit travaillé par ledésir d’inventer quelque chose à faire.

La rue, sorte de boulevard planté d’acacias maigres, entre deuxrangs de maisons inégales et différentes, des maisons de petiteville, montait une sorte de colline ; et tout au bout onapercevait des arbres comme si un parc l’eût terminée.

De temps en temps un chat traversait la chaussée, enjambant lesruisseaux d’une manière délicate. Un roquet pressé sentait le piedde tous les arbres, cherchant des débris de cuisine. Jen’apercevais aucun homme.

Un morne découragement m’envahit. Que faire ? Quefaire ? Je songeais déjà à l’interminable et inévitable séancedans le petit café du chemin de fer, devant un bock imbuvable etl’illisible journal du lieu, quand j’aperçus un convoi funèbre quitournait une rue latérale pour s’engager dans celle où je metrouvais.

La vue du corbillard fut un soulagement pour moi. C’était aumoins dix minutes de gagnées. Mais soudain mon attention redoubla.Le mort n’était suivi que par huit messieurs dont un pleurait. Lesautres causaient amicalement. Aucun prêtre n’accompagnait. Jepensai : « Voici un enterrement civil », puis je réfléchis qu’uneville comme Loubain devait contenir au moins une centaine de librespenseurs qui se seraient fait un devoir de manifester. Alorsquoi ? La marche rapide du convoi disait bien pourtant qu’onenterrait ce défunt-là sans cérémonie, et, par conséquent, sansreligion.

Ma curiosité désœuvrée se jeta dans les hypothèses les pluscompliquées ; mais, comme la voiture funèbre passait devantmoi, une idée baroque me vint : c’était de suivre avec les huitmessieurs. J’avais là une heure au moins d’occupation, et je me misen marche, d’un air triste, derrière les autres.

Les deux derniers se retournèrent avec étonnement, puis separlèrent bas. Ils se demandaient certainement si j’étais de laville. Puis ils consultèrent les deux précédents, qui se mirent àleur tour à me dévisager. Cette attention investigatrice me gênait,et, pour y mettre fin, je m’approchai de mes voisins. Les ayantsalués, je dis : « Je vous demande bien pardon, messieurs, sij’interromps votre conversation. Mais apercevant un enterrementcivil, je me suis empressé de le suivre sans connaître, d’ailleurs,le mort que vous accompagnez. » Un des messieurs prononça : « C’estune morte. » Je fus surpris et je demandai : « Cependant c’est bienun enterrement civil, n’est-ce pas ? »

L’autre monsieur, qui désirait évidemment m’instruire, prit laparole : « Oui et non. Le clergé nous a refusé l’entrée del’église. » Je poussai, cette fois, un « Ah ! » destupéfaction. Je ne comprenais plus du tout.

Mon obligeant voisin me confia, à voix basse : « Oh ! c’esttoute une histoire. Cette jeune femme s’est tuée, et voilà pourquoion n’a pas pu la faire enterrer religieusement. C’est son mari quevous voyez là, le premier, celui qui pleure. »

Alors, je prononçai, en hésitant : « Vous m’étonnez et vousm’intéressez beaucoup, monsieur. Serait-il indiscret de vousdemander de me conter cette histoire ? Si je vous importune,mettez que je n’ai rien dit. »

Le monsieur me prit le bras familièrement : « Mais pas du tout,pas du tout. Tenez, restons un peu derrière. Je vais vous dire ça,c’est fort triste. Nous avons le temps, avant d’arriver aucimetière, dont vous voyez les arbres là-haut ; car la côteest rude. »

Et il commença :

Figurez-vous que cette jeune femme, Mme Paul Hamot, était lafille d’un riche commerçant du pays, M. Fontanelle. Elle eut, étanttout enfant, à l’âge de onze ans, une aventure terrible : un valetla souilla. Elle en faillit mourir, estropiée par ce misérable quesa brutalité dénonça. Un épouvantable procès eut lieu et révéla quedepuis trois mois la pauvre martyre était victime des honteusespratiques de cette brute. L’homme fut condamné aux travaux forcés àperpétuité.

La petite fille grandit, marquée d’infamie, isolée, sanscamarade, à peine embrassée par les grandes personnes qui auraientcru se tacher les lèvres en touchant son front.

Elle était devenue pour la ville une sorte de monstre, dephénomène. On disait tout bas : « Vous savez, la petite Fontanelle.» Dans la rue tout le monde se retournait quand elle passait. On nepouvait même pas trouver de bonnes pour la conduire à la promenade,les servantes des autres familles se tenant à l’écart comme si unecontagion se fût émanée de l’enfant pour s’étendre à tous ceux quil’approchaient.

C’était pitié de voir cette pauvre petite sur le cours où vontjouer les mioches toutes les après-midi. Elle restait toute seule,debout près de sa domestique, regardant d’un air triste les autresgamins qui s’amusaient. Quelquefois, cédant à une irrésistibleenvie de se mêler aux enfants, elle s’avançait timidement, avec desgestes craintifs et entrait dans un groupe d’un pas furtif, commeconsciente de son indignité. Et aussitôt, de tous les bancs,accouraient les mères, les bonnes, les tantes, qui saisissaient parla main les fillettes confiées à leur garde et les entraînaientbrutalement. La petite Fontanelle demeurait isolée, éperdue, sanscomprendre ; et elle se mettait à pleurer, le cœur crevant dechagrin. Puis elle courait se cacher la figure, en sanglotant, dansle tablier de sa bonne.

Elle grandit ; ce fut pis encore. On éloignait d’elle lesjeunes filles comme d’une pestiférée. Songez donc que cette jeunepersonne n’avait plus rien à apprendre, rien ; qu’elle n’avaitplus droit à la symbolique fleur d’oranger ; qu’elle avaitpénétré, presque avant de savoir lire, le redoutable mystère queles mères laissent à peine deviner, en tremblant, le soir seulementdu mariage.

Quand elle passait dans la rue, accompagnée de sa gouvernante,comme si on l’eût gardée à vue dans la crainte incessante dequelque nouvelle et terrible aventure, quand elle passait dans larue, les yeux toujours baissés sous la honte mystérieuse qu’ellesentait peser sur elle, les autres jeunes filles, moins naïvesqu’on ne pense, chuchotaient en la regardant sournoisement,ricanaient en dessous, et détournaient bien vite la tête d’un airdistrait, si par hasard elle les fixait.

On la saluait à peine. Seuls, quelques hommes se découvraient.Les mères feignaient de ne pas l’avoir aperçue. Quelques petitsvoyous l’appelaient « Madame Baptiste », du nom du valet quil’avait outragée et perdue.

Personne ne connaissait les tortures secrètes de son âme ;car elle ne parlait guère et ne riait jamais. Ses parents eux-mêmessemblaient gênés devant elle, comme s’ils lui en eussentéternellement voulu de quelque faute irréparable.

Un honnête homme ne donnerait pas volontiers la main à un forçatlibéré, n’est-ce pas, ce forçat fût-il son fils ? M. et MmeFontanelle considéraient leur fille comme ils eussent fait d’unfils sortant du bagne.

Elle était jolie et pâle, grande, mince, distinguée. Ellem’aurait beaucoup plu, monsieur, sans cette affaire.

Or, quand nous avons eu un nouveau sous-préfet, voici maintenantdix-huit mois, il amena avec lui son secrétaire particulier, undrôle de garçon, qui avait mené la vie dans le quartier Latin,paraît-il.

Il vit Mlle Fontanelle et en devint amoureux. On lui dit tout.Il se contenta de répondre : « Bah, c’est justement là une garantiepour l’avenir. J’aime mieux que ce soit avant qu’après. Avec cettefemme-là, je dormirai tranquille. »

Il fit sa cour, la demanda en mariage et l’épousa. Alors, ayantdu toupet il fit des visites de noce comme si de rien n’était.Quelques personnes les rendirent, d’autres s’abstinrent. Enfin, oncommençait à oublier et elle prenait place dans le monde.

Il faut vous dire qu’elle adorait son mari comme un dieu. Songezqu’il lui avait rendu l’honneur, qu’il avait fait rentrer dans laloi commune, qu’il avait bravé, forcé l’opinion, affronté lesoutrages, accompli, en somme, un acte de courage que bien peud’hommes accompliraient. Elle avait donc pour lui une passionexaltée et ombrageuse.

Elle devint enceinte, et, quand on apprit sa grossesse, lespersonnes les plus chatouilleuses lui ouvrirent leur porte, commesi elle eût été définitivement purifiée par la maternité. C’estdrôle, mais c’est comme ça…

Tout allait donc pour le mieux, quand nous avons eu, l’autrejour, la fête patronale du pays. Le préfet, entouré de sonétat-major et des autorités, présidait le concours des orphéons, etil venait de prononcer son discours, lorsque commença ladistribution des médailles que son secrétaire particulier, PaulHamot, remettait à chaque titulaire.

Vous savez que dans ces affaires-là il y a toujours desjalousies et des rivalités qui font perdre la mesure aux gens.

Toutes les dames de la ville étaient là, sur l’estrade.

À son tour s’avança le chef de musique du bourg de Mormillon. Latroupe n’avait qu’une médaille de deuxième classe. On ne peut pasen donner de première classe à tout le monde, n’est-cepas ?

Quand le secrétaire particulier lui remit son emblème, voilà quecet homme le lui jette à la figure en criant :

« Tu peux la garder pour Baptiste, ta médaille. Tu lui en dois,même une de première classe aussi bien qu’à moi. »

Il y avait là un tas de peuple qui se mit à rire. Le peuplen’est pas charitable ni délicat, et tous les yeux se sont tournésvers cette pauvre dame.

Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenirfolle ?

– Non.

– Eh bien, nous avons assisté à ce spectacle-là ! Elle seleva et retomba sur son siège trois fois de suite, comme si elleeût voulu se sauver et compris qu’elle ne pourrait traverser toutecette foule qui l’entourait.

Une voix, quelque part, dans le public, cria encore :

« Ohé, madame Baptiste ! » Alors une grande rumeur eutlieu, faite de gaietés et d’indignations.

C’était une houle, un tumulte ; toutes les têtes remuaient.On se répétait le mot ; on se haussait pour voir la figure quefaisait cette malheureuse ; des maris enlevaient leurs femmesdans leurs bras afin de la leur montrer ; des gens demandaient: « Laquelle, celle en bleu ? » Les gamins poussaient des crisde coq ; de grands rires éclataient de place en place.

Elle ne remuait plus, éperdue, sur son fauteuil d’apparat, commesi elle eût été placée en montre pour l’assemblée. Elle ne pouvaitni disparaître, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupièresclignotaient précipitamment comme si une grande lumière lui eûtbrûlé les yeux ; et elle soufflait à la façon d’un cheval quimonte une côte.

Ça fendait le cœur de la voir.

M. Hamot avait saisi à la gorge ce grossier personnage, et ilsse roulaient par terre au milieu d’un tumulte effroyable.

La cérémonie fut interrompue.

Une heure après, au moment où les Hamot rentraient chez eux, lajeune femme, qui n’avait pas prononcé un seul mot depuis l’insulte,mais qui tremblait comme si tous ses nerfs eussent été mis en dansepar un ressort, enjamba tout à coup le parapet du pont sans que sonmari ait eu le temps de la retenir, et se jeta dans la rivière.

L’eau est profonde sous les arches. On fut deux heures avant deparvenir à la repêcher. Elle était morte, naturellement.

Le conteur se tut. Puis il ajouta : « C’est peut-être ce qu’elleavait de mieux à faire dans sa position. Il y a des choses qu’onn’efface pas.

« Vous saisissez maintenant pourquoi le clergé a refusé la portede l’église. Oh ! si l’enterrement avait été religieux toutela ville serait venue. Mais vous comprenez que le suicides’ajoutant à l’autre histoire, les familles se sontabstenues ; et puis, il est bien difficile, ici, de suivre unenterrement sans prêtres. »

Nous franchissions la porte du cimetière. Et j’attendis, trèsému, qu’on eût descendu la bière dans la fosse pour m’approcher dupauvre garçon qui sanglotait et lui serrer énergiquement lamain.

Il me regarda avec surprise à travers ses larmes, puis prononça: « Merci, monsieur. » Et je ne regrettai pas d’avoir suivi ceconvoi.

Chapitre 3La Rouille

Il n’avait eu, toute sa vie, qu’une inapaisable passion, lachasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec unemportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printempscomme à l’automne, au marais, quand les règlements interdisaient laplaine et les bois ; il chassait au tiré, à courre, au chiend’arrêt, au chien courant, à l’affût, au miroir, au furet. Il neparlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse : «Doit-on être malheureux quand on n’aime pas la chasse ! »

Il avait maintenant cinquante ans sonnés, se portait bien,restait vert, bien que chauve, un peu gros, mais vigoureux ;et il portait tout le dessous de la moustache rasé pour biendécouvrir les lèvres et garder libre le tour de la bouche, afin depouvoir sonner du cor plus facilement.

On ne le désignait dans la contrée que par son petit nom : M.Hector. Il s’appelait le baron Hector Gontran de Coutelier.

Il habitait, au milieu des bois, un petit manoir, dont il avaithérité ; et bien qu’il connût toute la noblesse du départementet rencontrât tous ses représentants mâles dans les rendez-vous dechasse, il ne fréquentait assidûment qu’une famille : lesCourville, des voisins aimables, alliés à sa race depuis dessiècles.

Dans cette maison il était choyé, aimé, dorloté, et il disait :« Si je n’étais pas chasseur, je voudrais ne point vous quitter. »M. de Courville était son ami et son camarade depuis l’enfance.Gentilhomme agriculteur, il vivait tranquille avec sa femme, safille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne faisait rien, sousprétexte d’études historiques.

Le baron de Coutelier allait souvent dîner chez ses amis,surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longueshistoires de chiens et de furets dont il parlait comme despersonnages marquants qu’il aurait connus. Il dévoilait leurspensées, leurs intentions, les analysait, les expliquait : « QuandMédor a vu que le râle le faisait courir ainsi, il s’est dit : «Attends, mon gaillard, nous allons rire. » Alors en me faisantsigne de la tête d’aller au coin du champ de trèfle, il s’est mis àquêter de biais, à grand bruit, en remuant les herbes pour pousserle gibier dans l’angle où il ne pourrait plus s’échapper. Tout estarrivé comme il l’avait prévu ; le râle, tout d’un coup, s’esttrouvé sur la lisière. Impossible d’aller plus loin sans sedécouvrir. Il s’est dit : « Pincé, nom d’un chien ! » et s’esttapi. Médor alors tomba en arrêt en me regardant ; je lui faisun signe, il force. – Brrrou – le râle s’envole – j’épaule –pan ! – il tombe ; et Médor, en le rapportant, remuait laqueue pour me dire : « Est-il joué, ce tour-là, monsieurHector ? »

Courville, Darnetot et les deux femmes riaient follement de cesrécits pittoresques où le baron mettait toute son âme. Ils’animait, remuait les bras, gesticulait de tout le corps ; etquand il disait la mort du gibier, il riait d’un rire formidable,et demandait toujours comme conclusion : « Est-elle bonne,celle-là ? »

Dès qu’on parlait d’autre chose, il n’écoutait plus ets’essayait tout seul à fredonner des fanfares. Aussi, dès qu’uninstant de silence se faisait entre deux phrases, dans ces momentsde brusques accalmies qui coupent la rumeur des paroles, onentendait tout à coup un air de chasse : « Ton ton, ton taine tonton », que le baron poussait en gonflant les joues comme s’il eûttenu son cor.

Il n’avait jamais vécu que pour la chasse et vieillissait sanss’en douter ni s’en apercevoir. Brusquement, il eut une attaque derhumatisme et resta deux mois au lit. Il faillit mourir de chagrinet d’ennui. Comme il n’avait pas de bonne, faisant préparer sacuisine par un vieux serviteur, il n’obtenait ni cataplasmeschauds, ni petits soins, ni rien de ce qu’il faut aux souffrants.Son piqueur fut son garde-malade, et cet écuyer qui s’ennuyait aumoins autant que son maître, dormait jour et nuit dans un fauteuil,pendant que le baron jurait et s’exaspérait entre ses draps.

Les dames de Courville venaient parfois le voir ; etc’était pour lui des heures de calme et de bien-être. Ellespréparaient sa tisane, avaient soin du feu, lui servaient gentimentson déjeuner, sur le bord du lit ; et quand elles partaient ilmurmurait : « Sacrebleu ! vous devriez bien venir loger ici. »Et elles riaient de tout leur cœur.

Comme il allait mieux et recommençait à chasser au marais, ilvint un soir dîner chez ses amis ; mais il n’avait plus sonentrain ni sa gaieté. Une pensée incessante le torturait, lacrainte d’être ressaisi par les douleurs avant l’ouverture. Aumoment de prendre congé, alors que les femmes l’enveloppaient en unchâle, lui nouait un foulard au cou, et qu’il se laissait fairepour la première fois de sa vie, il murmura d’un ton désolé : « Siça recommence, je suis un homme foutu. »

Lorsqu’il fut parti, Mme de Darnetot dit à sa mère : « Ilfaudrait marier le baron. »

Tout le monde leva les bras. Comment n’y avait-on pas encoresongé ? On chercha toute la soirée parmi les veuves qu’onconnaissait, et le choix s’arrêta sur une femme de quarante ans,encore jolie, assez riche, de belle humeur et bien portante quis’appelait Mme Berthe Vilers.

On l’invita à passer un mois au château. Elle s’ennuyait. Ellevint. Elle était remuante et gaie ; M. de Coutelier lui pluttout de suite. Elle s’en amusait comme d’un jouet vivant et passaitdes heures entières à l’interroger sournoisement sur les sentimentsdes lapins et les machinations des renards. Il distinguaitgravement les manières de voir différentes des divers animaux, etleur prêtait des plans et des raisonnements subtils comme auxhommes de sa connaissance.

L’attention qu’elle lui donnait le ravit ; et, un soir,pour lui témoigner son estime, il la pria de chasser, ce qu’iln’avait encore jamais fait pour aucune femme. L’invitation parut sidrôle qu’elle accepta. Ce fut une fête pour l’équiper ; toutle monde s’y mit, lui offrit quelque chose ; et elle apparutvêtue en manière d’amazone, avec des bottes, des culottes d’homme,une jupe courte, une jaquette de velours trop étroite pour lagorge, et une casquette de valet de chiens.

Le baron semblait ému comme s’il allait tirer son premier coupde fusil. Il lui expliqua minutieusement la direction du vent, lesdifférents arrêts des chiens, la façon de tirer les gibiers ;puis il la poussa dans un champ, en la suivant pas à pas, avec lasollicitude d’une nourrice qui regarde son nourrisson marcher pourla première fois.

Médor rencontra, rampa, s’arrêta, leva la patte. Le baron,derrière son élève, tremblait comme une feuille. Il balbutiait : «Attention, attention, des per… des per… des perdrix. »

Il n’avait pas fini qu’un grand bruit s’envola de terre, – brr,brr, brr – et un régiment de gros oiseaux monta dans l’air enbattant des ailes.

Mme Vilers, éperdue, ferma les yeux, lâcha les deux coups,recula d’un pas sous la secousse du fusil ; puis, quand ellereprit son sang-froid, elle aperçut le baron qui dansait comme unfou, et Médor rapportant deux perdrix dans sa gueule.

À dater de ce jour, M. de Coutelier fut amoureux d’elle.

Il disait en levant les yeux : « Quelle femme ! » et ilvenait tous les soirs maintenant pour causer chasse. Un jour, M. deCourville, qui le reconduisait et l’écoutait s’extasier sur sanouvelle amie, lui demanda brusquement : « Pourquoi nel’épousez-vous pas ? » Le baron resta saisi : « Moi ?moi ? l’épouser !… mais… au fait… » Et il se tut. Puisserrant précipitamment la main de son compagnon, il murmura : « Aurevoir, mon ami », et disparut à grands pas dans la nuit.

Il fut trois jours sans revenir. Quand il reparut, il était pâlipar ses réflexions, et plus grave que de coutume. Ayant pris à partM. de Courville : « Vous avez eu là une fameuse idée. Tâchez de lapréparer à m’accepter. Sacrebleu ! une femme comme ça, on ladirait faite pour moi. Nous chasserons ensemble toute l’année.»

M. de Courville, certain qu’il ne serait pas refusé, répondit :« Faites votre demande tout de suite, mon cher. Voulez-vous que jem’en charge ? » Mais le baron se troubla soudain ; etbalbutiant : « Non… non… il faut d’abord que je fasse un petitvoyage… un petit voyage… à Paris. Dès que je serai revenu, je vousrépondrai définitivement. » On n’en put obtenir d’autreséclaircissements et il partit le lendemain.

Le voyage dura longtemps. Une semaine, deux semaines, troissemaines se passèrent. M. de Coutelier ne reparaissait pas. LesCourville, étonnés, inquiets, ne savaient que dire à leur amiequ’ils avaient prévenue de la démarche du baron. On envoyait tousles deux jours prendre chez lui de ses nouvelles ; aucun deses serviteurs n’en avait reçu.

Or, un soir, comme Mme Vilers chantait en s’accompagnant aupiano, une bonne vint, avec un grand mystère, chercher M. deCourville, en lui disant tout bas qu’un monsieur le demandait.C’était le baron, changé, vieilli, en costume de voyage. Dès qu’ilvit son vieil ami, il lui saisit les mains, et, d’une voix peufatiguée : « J’arrive à l’instant, mon cher, et j’accours chezvous, je n’en puis plus. » Puis il hésita, visiblement embarrassé :« Je voulais vous dire… tout de suite… que cette… cette affaire…vous savez bien… est manquée. »

M. de Courville le regardait stupéfait. « Comment ?manquée ? Et pourquoi ?

– Oh ! ne m’interrogez pas, je vous prie, ce serait troppénible à dire, mais soyez sûr que j’agis en… honnête homme. Je nepeux pas… Je n’ai pas le droit, vous entendez, pas le droit,d’épouser cette dame. J’attendrai qu’elle soit partie pour revenirchez vous ; il me serait trop douloureux de la revoir. Adieu.»

Et il s’enfuit.

Toute la famille délibéra, discuta, supposa mille choses. Onconclut qu’un grand mystère était caché dans la vie du baron, qu’ilavait peut-être des enfants naturels, une vieille liaison. Enfinl’affaire paraissait grave ; et pour ne point entrer en descomplications difficiles, on prévint habilement Mme Vilers, quis’en retourna veuve comme elle était venue.

Trois mois encore se passèrent. Un soir, comme il avaitfortement dîné et qu’il titubait un peu, M. de Coutelier, en fumantsa pipe le soir avec M. de Courville, lui dit : « Si vous saviezcomme je pense souvent à votre amie, vous auriez pitié de moi.»

L’autre, que la conduite du baron en cette circonstance avait unpeu froissé, lui dit sa pensée vivement :

« Sacrebleu, mon cher, quand on a des secrets dans sonexistence, on ne s’avance pas d’abord comme vous l’avez fait ;car, enfin, vous pouviez prévoir le motif de votre reculade,assurément. »

Le baron, confus, cessa de fumer.

« Oui et non. Enfin, je n’aurais pas cru ce qui est arrivé.»

M. de Courville, impatienté, reprit : « On doit tout prévoir.»

Mais M. de Coutelier, en sondant de l’œil les ténèbres pour êtresûr qu’on ne les écoutait pas, reprit à voix basse :

« Je vois bien que je vous ai blessé et je vais tout vous direpour me faire excuser. Depuis vingt ans, mon ami, je ne vis quepour la chasse. Je n’aime que ça, vous le savez, je ne m’occupe quede ça. Aussi, au moment de contracter des devoirs envers cettedame, un scrupule de conscience m’est venu. Depuis le temps quej’ai perdu l’habitude de… de… de l’amour, enfin je ne savais plussi je serais encore capable de… de… vous savez bien… Songezdonc ? voici maintenant seize ans exactement que… que… que…pour la dernière fois, vous comprenez. Dans ce pays-ci, ce n’estpas facile de… de… vous y êtes. Et puis j’avais autre chose àfaire. J’aime mieux tirer un coup de fusil. Bref, au moment dem’engager devant le maire et le prêtre à… à… ce que vous savez,j’ai eu peur. Je me suis dit : Bigre, mais si… si… j’allais rater.Un honnête homme ne manque jamais à ses engagements ; et jeprenais là un engagement sacré vis-à-vis de cette personne. Enfin,pour en avoir le cœur net, je me suis promis d’aller passer huitjours à Paris.

« Au bout de huit jours, rien, mais rien. Et ce n’est pas fauted’avoir essayé. J’ai pris ce qu’il y avait de mieux dans tous lesgenres. Je vous assure qu’elles ont fait ce qu’elles ont pu… Oui…certainement, elles n’ont rien négligé… Mais que voulez-vous ?elles se retiraient toujours… bredouilles… bredouilles…bredouilles.

« J’ai attendu alors quinze jours, trois semaines, espéranttoujours. J’ai mangé dans les restaurants un tas de chosespoivrées, qui m’ont perdu l’estomac et… et… rien… toujoursrien.

« Vous comprenez que, dans ces circonstances, devant cetteconstatation, je ne pouvais que… que… que me retirer. Ce que j’aifait. »

M. de Courville se tordait pour ne pas rire. Il serra gravementles mains du baron en lui disant : « Je vous plains », et lereconduisit jusqu’à mi-chemin de sa demeure. Puis, lorsqu’il setrouva seul avec sa femme, il lui dit tout, en suffoquant degaieté. Mais Mme de Courville ne riait point ; elle écoutait,très attentive, et lorsque son mari eut achevé, elle répondit avecun grand sérieux : « Le baron est un niais, mon cher ; ilavait peur, voilà tout. Je vais écrire à Berthe de revenir, et bienvite. »

Et comme M. de Courville objectait le long et inutile essai deleur ami, elle reprit : « Bah ! quand on aime sa femme,entendez-vous, cette chose-là… revient toujours. »

Et M. de Courville ne répliqua rien, un peu confus lui-même.

Chapitre 4Marroca

Mon ami, tu m’as demandé de t’envoyer mes impressions, mesaventures, et surtout mes histoires d’amour sur cette terred’Afrique qui m’attirait depuis si longtemps. Tu riais beaucoup,d’avance, de mes tendresses noires, comme tu disais ; et tu mevoyais déjà revenir suivi d’une grande femme en ébène, coiffée d’unfoulard jaune, et ballottante en des vêtements éclatants.

Le tour des Moricaudes viendra sans doute, car j’en ai vu déjàplusieurs qui m’ont donné quelque envie de me tremper en cetteencre ; mais je suis tombé pour mon début sur quelque chose demieux et de singulièrement original.

Tu m’as écrit, dans ta dernière lettre :

« Quand je sais comment on aime dans un pays, je connais ce paysà le décrire, bien que ne l’ayant jamais vu. » Sache qu’ici on aimefurieusement. On sent, dès les premiers jours, une sorte d’ardeurfrémissante, un soulèvement, une brusque tension des désirs, unénervement courant au bout des doigts, qui surexcitent à lesexaspérer nos puissances amoureuses et toutes nos facultés desensation physique, depuis le simple contact des mains jusqu’à cetinnommable besoin qui nous fait commettre tant de sottises.

Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l’amourdu cœur, l’amour des âmes, si l’idéalisme sentimental, leplatonisme enfin, peut exister sous ce ciel ; j’en doute même.Mais l’autre amour, celui des sens, qui a du bon, et beaucoup debon, est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cetteconstante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces soufflessuffocants du sud, ces marées de feu venues du grand désert siproche, ce lourd siroco, plus ravageant, plus desséchant que laflamme, ce perpétuel incendie d’un continent tout entier brûléjusqu’aux pierres par un énorme et dévorant soleil, embrasent lesang, affolent la chair, embestialisent.

Mais j’arrive à mon histoire. Je ne te dis rien de mes premierstemps de séjour en Algérie. Après avoir visité Bône, Constantine,Biskra et Sétif, je suis venu à Bougie par les gorges du Chabet, etune incomparable route au milieu des forêts kabyles, qui suit lamer en la dominant de deux cents mètres, et serpente selon lesfestons de la haute montagne, jusqu’à ce merveilleux golfe deBougie aussi beau que celui de Naples, que celui d’Ajaccio et quecelui de Douarnenez, les plus admirables que je connaisse.J’excepte dans ma comparaison cette invraisemblable baie de Porto,ceinte de granit rouge, et habitée par les fantastiques etsanglants géants de pierre qu’on appelle les « Calanche » de Piana,sur les côtes ouest de la Corse.

De loin, de très loin, avant de contourner le grand bassin oùdort l’eau pacifique, on aperçoit Bougie. Elle est bâtie sur lesflancs rapides d’un mont très élevé et couronné par des bois. C’estune tache blanche dans cette pente verte ; on dirait l’écumed’une cascade tombant à la mer.

Dès que j’eus mis le pied dans cette toute petite et ravissanteville, je compris que j’allais y rester longtemps. De partout l’œilembrasse un véritable cercle de sommets crochus, dentelés, cornuset bizarres, tellement fermé qu’on découvre à peine la pleine mer,et que le golfe a l’air d’un lac. L’eau bleue, d’un bleu laiteux,est d’une transparence admirable ; et le ciel d’azur, d’unazur épais, comme s’il avait reçu deux couches de couleur, étaleau-dessus sa surprenante beauté. Ils semblent se mirer l’un dansl’autre et se renvoyer leurs reflets.

Bougie est la ville des ruines. Sur le quai, en arrivant, onrencontre un débris si magnifique, qu’on le dirait d’opéra. C’estla vieille porte Sarrasine, envahie de lierre. Et dans les boismontueux autour de la cité, partout des ruines, des pans demurailles romaines, des morceaux de monuments sarrasins, des restesde constructions arabes.

J’avais loué dans la ville haute une petite maison mauresque. Tuconnais ces demeures si souvent décrites. Elles ne possèdent pointde fenêtres en dehors ; mais une cour intérieure les éclairedu haut en bas. Elles ont, au premier, une grande salle fraîche oùl’on passe les jours, et tout en haut une terrasse où l’on passeles nuits.

Je me mis tout de suite aux coutumes des pays chauds,c’est-à-dire à faire la sieste après mon déjeuner. C’est l’heureétouffante d’Afrique, l’heure où l’on ne respire plus, l’heure oùles rues, les plaines et les longues routes aveuglantes sontdésertes, où tout le monde dort, essaie au moins de dormir, avecaussi peu de vêtements que possible.

J’avais installé dans ma salle à colonnettes d’architecturearabe un grand divan moelleux, couvert de tapis du Djebel-Amour. Jem’étendais là-dessus à peu près dans le costume d’Adam, mais je n’ypouvais guère reposer, torturé par ma continence.

Oh ! mon ami, il est deux supplices de cette terre que jene te souhaite pas de connaître : le manque d’eau et le manque defemmes. Lequel est le plus affreux ? Je ne sais. Dans ledésert, on commettrait toutes les infamies pour un verre d’eauclaire et froide. Que ne ferait-on pas en certaines villes dulittoral pour une belle fille fraîche et saine ? Car elles nemanquent pas, les filles, en Afrique ! Elles foisonnent, aucontraire ; mais, pour continuer ma comparaison, elles y sonttoutes aussi malfaisantes et pourries que le liquide fangeux despuits sahariens.

Or, voici qu’un jour, plus énervé que de coutume, je tentai,mais en vain, de fermer les yeux. Mes jambes vibraient commepiquées en dedans ; une angoisse inquiète me retournait à toutmoment sur mes tapis. Enfin, n’y tenant plus, je me levai et jesortis.

C’était en juillet, par une après-midi torride. Les pavés desrues étaient chauds à cuire du pain ; la chemise, tout desuite trempée, collait au corps ; et, par tout l’horizon,flottait une petite vapeur blanche, cette buée ardente du siroco,qui semble de la chaleur palpable.

Je descendis près de la mer ; et, contournant le port, jeme mis à suivre la berge le long de la jolie baie où sont lesbains. La montagne escarpée, couverte de taillis, de hautes plantesaromatiques aux senteurs puissantes, s’arrondit en cercle autour decette crique où trempent, tout le long du bord, de gros rochersbruns.

Personne dehors ; rien ne remuait ; pas un cri debête, un vol d’oiseau, pas un bruit, pas même un clapotement, tantla mer immobile paraissait engourdie sous le soleil. Mais dansl’air cuisant, je croyais saisir une sorte de bourdonnement defeu.

Soudain, derrière une de ces roches à demi noyées dans l’ondesilencieuse, je devinai un léger mouvement ; et, m’étantretourné, j’aperçus, prenant son bain, se croyant bien seule àcette heure brûlante, une grande fille nue, enfoncée jusqu’auxseins. Elle tournait la tête vers la pleine mer, et sautillaitdoucement sans me voir.

Rien de plus étonnant que ce tableau : cette belle femme danscette eau transparente comme un verre, sous cette lumièreaveuglante. Car elle était belle merveilleusement, cette femme,grande, modelée en statue.

Elle se retourna, poussa un cri, et, moitié nageant, moitiémarchant, se cacha tout à fait derrière sa roche.

Comme il fallait bien qu’elle sortît, je m’assis sur la berge etj’attendis. Alors elle montra tout doucement sa tête surchargée decheveux noirs liés à la diable. Sa bouche était large, aux lèvresretroussées comme des bourrelets, ses yeux énormes, effrontés, ettoute sa chair un peu brunie par le climat semblait une chaird’ivoire ancien, dure et douce, de belle race blanche teintée parle soleil des nègres.

Elle me cria : « Allez-vous-en. » Et sa voix pleine, un peuforte comme toute sa personne, avait un accent guttural. Je nebougeai point. Elle ajouta : « Ça n’est pas bien de rester là,monsieur. » Les r, dans sa bouche, roulaient comme des chariots. Jene remuai pas davantage. La tête disparut.

Dix minutes s’écoulèrent ; et les cheveux, puis le front,puis les yeux se remontrèrent avec lenteur et prudence, comme fontles enfants qui jouent à cache-cache pour observer celui qui lescherche.

Cette fois, elle eut l’air furieux ; elle cria : « Vousallez me faire attraper mal. Je ne partirai pas tant que vous serezlà. » Alors je me levai et m’en allai, non sans me retournersouvent. Quand elle me jugea assez loin, elle sortit de l’eau àdemi courbée, me tournant ses reins ; et elle disparut dans uncreux du roc, derrière une jupe suspendue à l’entrée.

Je revins le lendemain. Elle était encore au bain, mais vêtued’un costume entier. Elle se mit à rire en me montrant ses dentsluisantes.

Huit jours après, nous étions amis. Huit jours de plus, et nousle devenions encore davantage.

Elle s’appelait Marroca, d’un surnom sans doute, et prononçaitce mot comme s’il eût contenu quinze r. Fille de colons espagnols,elle avait épousé un Français nommé Pontabèze. Son mari étaitemployé de l’État. Je n’ai jamais su bien au juste quellesfonctions il remplissait. Je constatai qu’il était fort occupé, etje n’en demandai pas plus long.

Alors, changeant l’heure de son bain, elle vint chaque jouraprès mon déjeuner faire la sieste en ma maison. Quellesieste ! Si c’est là se reposer !

C’était vraiment une admirable fille, d’un type un peu bestial,mais superbe. Ses yeux semblaient toujours luisants depassion ; sa bouche entrouverte, ses dents pointues, sonsourire même avaient quelque chose de férocement sensuel, et sesseins étranges, allongés et droits, aigus comme des poires dechair, élastiques comme s’ils eussent renfermé des ressortsd’acier, donnaient à son corps quelque chose d’animal, faisaientd’elle une sorte d’être inférieur et magnifique, de créaturedestinée à l’amour désordonné, éveillant en moi l’idée des obscènesdivinités antiques dont les tendresses libres s’étendaient aumilieu des herbes et des feuilles.

Et jamais femme ne porta dans ses flancs de plus inapaisablesdésirs. Ses ardeurs acharnées et ses hurlantes étreintes, avec desgrincements de dents, des convulsions et des morsures, étaientsuivies presque aussitôt d’assoupissements profonds comme une mort.Mais elle se réveillait brusquement en mes bras, toute prête à desenlacements nouveaux, la gorge gonflée de baisers.

Son esprit, d’ailleurs, était simple comme deux et deux fontquatre, et un rire sonore lui tenait lieu de pensée.

Fière par instinct de sa beauté, elle avait en horreur lesvoiles les plus légers ; et elle circulait, courait, gambadaitdans ma maison avec une impudeur inconsciente et hardie. Quand elleétait enfin repue d’amour, épuisée de cris et de mouvements, elledormait à mes côtés sur le divan, d’un sommeil fort etpaisible ; tandis que l’accablante chaleur faisait pointer sursa peau brunie de minuscules gouttes de sueur, dégageait d’elle, deses bras relevés sous sa tête, de tous ses replis secrets, cetteodeur fauve qui plaît aux mâles.

Quelquefois elle revenait le soir, son mari étant de service jene sais où. Nous nous étendions alors sur la terre, à peineenveloppés en de fins et flottants tissus d’Orient.

Quand la grande lune illuminante des pays chauds s’étalait enplein dans le ciel, éclairant la ville et le golfe avec son cadrearrondi de montagnes, nous apercevions alors sur toutes les autresterrasses comme une armée de silencieux fantômes étendus quiparfois se levaient, changeaient de place, et se recouchaient sousla tiédeur langoureuse du ciel apaisé.

Malgré l’éclat de ces soirées d’Afrique, Marroca s’obstinait àse mettre nue encore sous les clairs rayons de la lune ; ellene s’inquiétait guère de tous ceux qui nous pouvaient voir, etsouvent elle poussait par la nuit, malgré mes craintes et mesprières, de longs cris vibrants, qui faisaient au loin hurler leschiens.

Comme je sommeillais le soir, sous le large firmament toutbarbouillé d’étoiles, elle vint s’agenouiller sur mon tapis, etapprochant de ma bouche ses grandes lèvres retournées :

« Il faut, dit-elle, que tu viennes dormir chez moi. »

Je ne comprenais pas.

« Comment, chez toi ?

– Oui, quand mon mari sera parti, tu viendras dormir à sa place.»

Je ne pus m’empêcher de rire :

« Pourquoi ça, puisque tu viens ici ? »

Elle reprit, en me parlant dans la bouche, me jetant son haleinechaude au fond de la gorge, mouillant ma moustache de son souffle :« C’est pour me faire un souvenir. » – Et l’r de souvenir traînalongtemps avec un fracas de torrent sur des roches.

Je ne saisissais point son idée. Elle passa ses mains à moncou.

« Quand tu ne seras plus là, j’y penserai. Et quandj’embrasserai mon mari, il me semblera que ce sera toi. »

Et les rrrai et les rrra prenaient en sa voix des grondements detonnerres familiers.

Je murmurai, attendri et très égayé :

« Mais tu es folle. J’aime mieux rester chez moi. »

Je n’ai, en effet, aucun goût pour les rendez-vous sous un toitconjugal ; ce sont là des souricières où sont toujours prisles imbéciles. Mais elle me pria, me supplia, pleura même, ajoutant: « Tu verras comme je t’aimerai. » T’aimerrrai retentissait à lafaçon d’un roulement de tambour battant la charge.

Son désir me semblait tellement singulier que je ne mel’expliquais point ; puis, en y songeant, je crus démêlerquelque haine profonde contre son mari, une de ces vengeancessecrètes de femme qui trompe avec délices l’homme abhorré, et leveut encore tromper chez lui, dans ses meubles, dans ses draps.

Je lui dis :

« Ton mari est très méchant pour toi ? »

Elle prit un air fâché.

« Oh ! non, très bon.

– Mais tu ne l’aimes pas, toi ? »

Elle me fixa avec ses larges yeux étonnés.

« Si, je l’aime beaucoup, au contraire, beaucoup, beaucoup, maispas tant que toi, mon cœurrr. »

Je ne comprenais plus du tout, et comme je cherchais à deviner,elle appuya sur ma bouche une de ces caresses dont elle connaissaitle pouvoir, puis elle murmura :

« Tu viendras, dis ? »

Je résistai cependant. Alors elle s’habilla tout de suite ets’en alla.

Elle fut huit jours sans se montrer. Le neuvième jour ellereparut, s’arrêta gravement sur le seuil de ma chambre et demanda:

« Viendras-tu ce soir dorrrmirrr chez moi ? Si tu ne vienspas, je m’en vais. »

Huit jours, c’est long, mon ami, et, en Afrique, ces huitjours-là valaient bien un mois. Je criai : « Oui » et j’ouvris lesbras. Elle s’y jeta.

Elle m’attendit, à la nuit, dans une rue voisine, et meguida.

Ils habitaient près du port une petite maison basse.

Je traversai d’abord une cuisine où le ménage prenait ses repas,et je pénétrai dans la chambre blanchie à la chaux, propre, avecdes photographies de parents le long des murs et des fleurs depapier sous des globes. Marroca semblait folle de joie ; ellesautait, répétant : « Te voilà chez nous, te voilà chez toi. »

J’agis, en effet, comme chez moi.

J’étais un peu gêné, je l’avoue, même inquiet. Comme j’hésitais,dans cette demeure inconnue, à me séparer de certain vêtement sanslequel un homme surpris devient aussi gauche que ridicule, etincapable de toute action, elle me l’arracha de force et l’emportadans la pièce voisine, avec toutes mes autres hardes.

Je repris enfin mon assurance et je lui prouvai de tout monpouvoir, si bien qu’au bout de deux heures nous ne songions guèreau repos, quand des coups violents frappés soudain contre la portenous firent tressaillir ; et une voix forte d’homme cria : «Marroca, c’est moi. »

Elle fit un bond : « Mon mari ! Vite, cache-toi sous lelit. » Je cherchais éperdument mon pantalon ; mais elle mepoussa, haletante : « Va donc, va donc. »

Je m’étendis à plat ventre et me glissai sans murmurer sous celit, sur lequel j’étais si bien.

Alors elle passa dans la cuisine. Je l’entendis ouvrir unearmoire, la fermer, puis elle revint, apportant un objet que jen’aperçus pas, mais qu’elle posa vivement quelque part ; et,comme son mari perdait patience, elle répondit d’une voix forte etcalme : « Je ne trrrouve pas allumettes » ; puis soudain : «Les voilà, je t’ouvrrre. » Et elle ouvrit.

L’homme entra. Je ne vis que ses pieds, des pieds énormes. Si lereste se trouvait en proportion, il devait être un colosse.

J’entendis des baisers, une tape sur de la chair nue, unrire ; puis il dit avec un accent marseillais : « Zé oublié mabourse, té, il a fallu revenir. Autrement, je crois que tu dormaisde bon cœur. » Il alla vers la commode, chercha longtemps ce qu’illui fallait ; puis Marroca s’étant étendue sur le lit commeaccablée de fatigue, il revient à elle, et sans doute il essayaitde la caresser, car elle lui envoya, en phrases irritées, unemitraille d’r furieux.

Les pieds étaient si près de moi qu’une envie folle, stupide,inexplicable, me saisit de les toucher tout doucement. Je meretins.

Comme il ne réussissait pas en ses projets, il se vexa. « Tu esbien méçante aujourd’hui », dit-il. Mais il en prit son parti. «Adieu, pétite. » Un nouveau baiser sonna ; puis les gros piedsse retournèrent, me firent voir leurs gros clous en s’éloignant,passèrent dans la pièce voisine ; et la porte de la rue sereferma.

J’étais sauvé !

Je sortis lentement de ma retraite, humble et piteux, et tandisque Marroca, toujours nue, dansait une gigue autour de moi en riantaux éclats et battant des mains, je me laissai tomber lourdementsur une chaise. Mais je me relevai d’un bond ; une chosefroide gisait sous moi, et comme je n’étais pas plus vêtu que macomplice, le contact m’avait saisi. Je me retournai.

Je venais de m’asseoir sur une petite hachette à fendre le bois,aiguisée comme un couteau. Comment était-elle venue à cetteplace ? Je ne l’avais pas aperçue en entrant.

Marroca, voyant mon sursaut, étouffait de gaieté, poussait descris, toussait, les deux mains sur son ventre.

Je trouvai cette joie déplacée, inconvenante. Nous avions jouénotre vie stupidement ; j’en avais encore froid dans le dos,et ces rires fous me blessaient un peu.

« Et si ton mari m’avait vu ? » lui demandai-je.

Elle répondit : « Pas de danger.

– Comment ! pas de danger. Elle est raide celle-là !Il lui suffisait de se baisser pour me trouver. »

Elle ne riait plus ; elle souriait seulement en meregardant de ses grands yeux fixés, où germaient de nouveauxdésirs.

« Il ne se serait pas baissé. »

J’insistai. « Par exemple ! S’il avait seulement laissétomber son chapeau, il aurait bien fallu le ramasser, alors…j’étais propre, moi, dans ce costume. »

Elle posa sur mes épaules ses bras ronds et vigoureux, et,baissant le ton, comme si elle m’eût dit : « Je t’adorrre », ellemurmura : « Alorrrs, il ne se serait pas relevé. »

Je ne comprenais point :

« Pourquoi ça ? »

Elle cligna de l’œil avec malice, allongea sa main vers lachaise où je venais de m’asseoir ; et son doigt tendu, le plide sa joue, ses lèvres entrouvertes, ses dents pointues, claires etféroces, tout cela me montrait la petite hachette à fendre le bois,dont le tranchant aigu luisait.

Elle fit le geste de la prendre ; puis m’attirant du brasgauche tout contre elle, serrant sa hanche à la mienne, du brasdroit elle esquissa le mouvement qui décapite un homme àgenoux !…

Et voilà, mon cher, comment on comprend ici les devoirsconjugaux, l’amour et l’hospitalité !

Chapitre 5La Bûche

Le salon était petit, tout enveloppé de tentures épaisses, etdiscrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feuflambait- tandis qu’une seule lampe posée sur le coin de lacheminée versait une lumière molle, ombrée par un abat-jourd’ancienne dentelle, sur les deux personnes qui causaient.

Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs,mais un de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lissecomme un fin papier et parfumée, tout imprégnée de parfums,pénétrée jusqu’à la chair vive par les essences fines dont elle sebaigne, depuis si longtemps, l’épiderme : une vieille qui sent,quand on lui baise la main, l’odeur légère qui vous saute àl’odorat lorsqu’on ouvre une boîte de poudre d’iris florentine.

Lui était un ami d’autrefois, resté garçon, un ami de toutes lessemaines, un compagnon de voyage dans l’existence. Rien de plusd’ailleurs.

Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tousdeux regardaient le feu, rêvant à n’importe quoi, en l’un de cessilences amis des gens qui n’ont pas besoin de parler toujours pourse plaire l’un près de l’autre.

Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racinesenflammées, croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancéedans le salon, roula sur le tapis en jetant des éclats de feuautour d’elle.

La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir,tandis que lui, à coups de botte, rejetait dans la cheminéel’énorme charbon et ratissait de sa semelle toutes leséclaboussures ardentes répandues autour.

Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi serépandit ; et l’homme, se rasseyant en face de son amie, laregarda en souriant : « Et voilà, dit-il, en montrant la bûchereplacée dans l’âtre, voilà pourquoi je ne me suis jamais marié.»

Elle le considéra, tout étonnée, avec cet œil curieux des femmesqui veulent savoir, cet œil des femmes qui ne sont plus toutesjeunes, où la curiosité est réfléchie, compliquée, souventmalicieuse ; et elle demanda : « Comment ça ? »

Il reprit : « Oh ! c’est toute une histoire, une asseztriste et vilaine histoire.

« Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenutout à coup entre un de mes meilleurs amis, qui s’appelait, de sonpetit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deuxintimes, deux inséparables comme nous étions, avaient pu tout àcoup devenir presque étrangers l’un à l’autre. Or, voici le secretde notre éloignement.

« Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nousquittions jamais ; et l’amitié qui nous liait semblait siforte que rien n’aurait pu la briser.

« Un soir, en rentrant, il m’annonça son mariage.

« Je reçus un coup dans la poitrine, comme s’il m’avait volé outrahi. Quand un ami se marie, c’est fini, bien fini. L’affectionjalouse d’une femme, cette affection ombrageuse, inquiète etcharnelle, ne tolère point l’attachement vigoureux et franc, cetattachement d’esprit, de cœur et de confiance qui existe entre deuxhommes.

« Voyez-vous, madame, quel que soit l’amour qui les soude l’un àl’autre, l’homme et la femme sont toujours étrangers d’âme,d’intelligence ; ils restent deux belligérants ; ils sontd’une race différente ; il faut qu’il y ait toujours undompteur et un dompté, un maître et un esclave ; tantôt l’un,tantôt l’autre ; ils ne sont jamais deux égaux. Ilss’étreignent les mains, leurs mains frissonnantes d’ardeur ;ils ne se les serrent jamais d’une large et forte pression loyale,de cette pression qui semble ouvrir les cœurs, les mettre à nu dansun élan de sincère et forte et virile affection. Les sages, au lieude se marier et de procréer, comme consolation pour les vieuxjours, des enfants qui les abandonneront, devraient chercher un bonet solide ami, et vieillir avec lui dans cette communion de penséesqui ne peut exister qu’entre deux hommes.

« Enfin, mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme,charmante, une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblaitl’adorer.

« D’abord j’allais peu dans la maison, craignant de gêner leurtendresse, me tenant de trop entre eux. Ils semblaient pourtantm’attirer, m’appeler sans cesse, et m’aimer.

« Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cettevie commune ; et je dînais souvent chez eux ; et souvent,rentré chez moi la nuit, je songeais à faire comme lui, à prendreune femme, trouvant bien triste à présent ma maison vide.

« Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, unsoir, Julien m’écrivit de venir dîner. J’y allai. « Mon bon,dit-il, il va falloir que je m’absente, en sortant de table, pourune affaire. Je ne serai pas de retour avant onze heures ;mais à onze heures précises, je rentrerai. J’ai compté sur toi pourtenir compagnie à Berthe. »

« La jeune femme sourit. « C’est moi, d’ailleurs, qui ai eul’idée de vous envoyer chercher », reprit-elle.

« Je lui serrai la main : « Vous êtes gentille comme tout. » Etje sentis sur mes doigts une amicale et longue pression. Je n’ypris pas garde ; on se mit à table ; et, dès huit heures,Julien nous quittait.

« Aussitôt qu’il fut parti, une sorte de gêne singulière naquitbrusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encorejamais trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaquejour, le tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Jeparlai d’abord de choses vagues, de ces choses insignifiantes donton emplit les silences embarrassants. Elle ne répondit rien etrestait en face de moi, de l’autre côté de la cheminée, la têtebaissée, le regard indécis, un pied tendu vers la flamme, commeperdue en une difficile méditation. Quand je fus à sec d’idéesbanales, je me tus. C’est étonnant comme il est difficilequelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je sentais dunouveau dans l’air, je sentais de l’invisible, un je ne sais quoiimpossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vousprévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d’une autrepersonne à votre égard.

« Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit : «Mettez donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu’il vas’éteindre. » J’ouvris le coffre à bois, placé juste comme levôtre, et je pris une bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai enpyramide sur les autres morceaux de bois aux trois quartsconsumés.

« Et le silence recommença.

« Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façonqu’elle nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi sesyeux, des yeux qui me parurent étranges. « Il fait trop chaud,maintenant, dit-elle ; allons donc là-bas, sur le canapé.»

Et nous voilà partis sur le canapé.

Puis tout à coup, me regardant bien en face :

– Qu’est-ce que vous feriez si une femme vous disait qu’ellevous aime ? »

Je répondis, fort interloqué : « Ma foi, le cas n’est pas prévu,et puis, ça dépendrait de la femme. »

Alors, elle se mit à rire, d’un rire sec, nerveux, frémissant,un de ces rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, etelle ajouta :

– Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins. » Elle se tut,puis reprit :

– Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul ? »

Je l’avouai : – oui, j’avais été amoureux.

– Racontez-moi ça », dit-elle.

Je lui racontait une histoire quelconque. Elle m’écoutaitattentivement, avec des marques fréquentes d’improbation et demépris ; et soudain :

– Non, vous n’y entendez rien. Pour que l’amour fût bon, ilfaudrait, il me semble, qu’il bouleversât le cœur, tordît les nerfset ravageât la tête ; il faudrait qu’il fût – commentdirai-je ? – dangereux, terrible même, presque criminel,presque sacrilège, qu’il fût une sorte de trahison ; je veuxdire qu’il a besoin de rompre des obstacles sacrés, des lois, desliens fraternels ; quand l’amour est tranquille, facile, sanspérils, légal, est-ce bien de l’amour ? »

Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cetteexclamation philosophique : ô cervelle féminine, te voilàbien !

Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, saintenitouche ; et, appuyée sur les coussins, elle s’étaitallongée, couchée, la tête contre mon épaule, la robe un peurelevée, laissant voir un bas de soie rouge que les éclats du foyerenflammaient par instants.

Au bout d’une minute : « Je vous fais peur », dit-elle. Jeprotestai. Elle s’appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans meregarder : « Si je vous disais, moi, que je vous aime, queferiez-vous ? » Et avant que j’eusse pu trouver ma réponse,ses bras avaient pris mon cou, avaient attiré brusquement ma tête,et ses lèvres joignaient les miennes.

« Ah ! ma chère amie, je vous réponds que je ne m’amusaispas ! Quoi ! tromper Julien ? devenir l’amant decette petite folle perverse et rusée, effroyablement sensuelle sansdoute, à qui son mari déjà ne suffisait plus ! Trahir sanscesse, tromper toujours, jouer l’amour pour le seul attrait dufruit défendu, du danger bravé, de l’amitié trahie ! Non, celane m’allait guère. Mais que faire ? imiter Joseph ! rôlefort sot et, de plus, fort difficile, car elle était affolante ensa perfidie, cette fille, et enflammée d’audace, et palpitante, etacharnée. Oh ! que celui qui n’a jamais senti sur sa bouche lebaiser profond d’une femme prête à se donner, me jette la premièrepierre…

… Enfin, une minute de plus… vous comprenez, n’est-ce pas ?Une minute de plus et… j’étais… non, elle était… pardon, c’est luiqui l’était !… ou plutôt qui l’aurait été, quand voilà qu’unbruit terrible nous fit bondir.

La bûche, oui, la bûche, madame, s’élançait dans le salon,renversant la pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan deflamme, incendiant le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu’elleallait infailliblement flamber.

Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dansla cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s’ouvrit !Julien, tout joyeux, rentrait. Il s’écria : « Je suis libre,l’affaire est finie deux heures plus tôt ! »

Oui, mon amie, sans la bûche, j’étais pincé en flagrant délit.Et vous apercevez d’ici les conséquences !

Or, je fis en sorte de n’être plus repris dans une situationpareille, jamais, jamais. Puis je m’aperçus que Julien me battaitfroid, comme on dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié ;et peu à peu il m’éloigna de chez lui ; et nous avons cessé denous voir.

« Je ne me suis point marié. Cela ne doit plus vous étonner.»

Chapitre 6La Relique

Monsieur l’abbé Louis d’Ennemare, à Soissons.

Mon cher abbé,

Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la façon la plusbête, pour une mauvaise plaisanterie que j’ai faite presqueinvolontairement à ma fiancée.

J’ai recours à toi, mon vieux camarade, dans l’embarras où je metrouve ; car tu peux me tirer d’affaire. Je t’en seraireconnaissant jusqu’à la mort.

Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître ; maisconnaît-on jamais les femmes ? Toutes leurs opinions, leurscroyances, leurs idées sont à surprises. Tout cela est plein dedétours, de retours, d’imprévu, de raisonnements insaisissables, delogique à rebours, d’entêtements qui semblent définitifs et quicèdent parce qu’un petit oiseau est venu se poser sur le bord d’unefenêtre.

Je n’ai pas à t’apprendre que ta cousine est religieuse àl’extrême, élevée par les Dames blanches ou noires de Nancy.

Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute,c’est qu’elle est exaltée en tout comme en dévotion. Sa têtes’envole à la façon d’une feuille cabriolant dans le vent, et elleest femme, ou plutôt jeune fille, plus qu’aucune autre, tout desuite attendrie ou fâchée, partant au galop pour l’affection commepour la haine, et revenant de la même façon ; et jolie… commetu sais ; et charmeuse plus qu’on ne peut dire… et comme tu nesauras jamais.

Donc, nous étions fiancés ; je l’adorais comme je l’adoreencore. Elle semblait m’aimer.

Un soir je reçus une dépêche qui m’appelait à Cologne pour uneconsultation suivie peut-être d’une opération grave et difficile.Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux àGilberte et dire pourquoi je ne dînerais point chez mes futursbeaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de monretour. Oh ! prends garde aux vendredis : je t’assure qu’ilssont funestes !

Quand je parlai de mon départ, je vis une larme dans sesyeux ; mais quand j’annonçai ma prochaine revenue, elle battitaussitôt des mains et s’écria : « Quel bonheur ! vous merapporterez quelque chose ; presque rien, un simple souvenir,mais un souvenir choisi pour moi. Il faut découvrir ce qui me ferale plus de plaisir, entendez-vous ? Je verrai si vous avez del’imagination. »

Elle réfléchit quelques secondes, puis ajouta : « Je vousdéfends d’y mettre plus de vingt francs. Je veux être touchée parl’intention, par l’invention, monsieur, non par le prix. » Puis,après un nouveau silence, elle dit à mi-voix, les yeux baissés : «Si cela ne vous coûte rien, comme argent, et si c’est bieningénieux, bien délicat, je vous… je vous embrasserai. »

J’étais à Cologne le lendemain. Il s’agissait d’un accidentaffreux qui mettait au désespoir une famille entière. Uneamputation était urgente. On me logea, on m’enferma presque ;je ne vis que des gens en larmes qui m’assourdissaient ;j’opérai un moribond qui faillit trépasser entre mes mains ;je restai deux nuits près de lui ; puis, quand j’aperçus unechance de salut, je me fis conduire à la gare.

Or je m’étais trompé, j’avais une heure à perdre. J’errais parles rues en songeant encore à mon pauvre malade quand un individum’aborda.

Je ne sais pas l’allemand ; il ignorait le français ;enfin je compris qu’il me proposait des reliques. Le souvenir deGilberte me traversa le cœur ; je connaissais sa dévotionfanatique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis l’homme dans unmagasin d’objets de sainteté, et je pris un « bétit morceau d’un osdes once mille fierges ».

La prétendue relique était enfermée dans une charmante boîte envieil argent qui décida mon choix.

Je mis l’objet dans ma poche et je montai dans mon wagon.

En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat.Je le pris… La boîte s’était ouverte, la relique étaitperdue ! J’eus beau fouiller ma poche, la retourner ; lepetit os, gros comme la moitié d’une épingle, avait disparu.

Je n’ai, tu le sais, mon cher abbé, qu’une foi moyenne, tu as lagrandeur d’âme, l’amitié, de tolérer ma froideur, et de me laisserlibre, attendant l’avenir, dis-tu ; mais je suis absolumentincrédule aux reliques des brocanteurs en piété, et tu partages mesdoutes absolus à cet égard. Donc, la perte de cette parcelle decarcasse de mouton ne me désola point, et je me procurai, sanspeine, un fragment analogue que je collai soigneusement dansl’intérieur de mon bijou.

Et j’allai chez ma fiancée.

Dès qu’elle me vit entrer, elle s’élança devant moi, anxieuse etsouriante : « Qu’est-ce que vous m’avez rapporté ? »

Je fis semblant d’avoir oublié ; elle ne me crut pas. Je melaissai prier, supplier mêmes et, quand je la sentais éperdue decuriosité, je lui offris le saint médaillon. Elle demeura saisie dejoie. « Une relique ! Oh ! une relique ! » et ellebaisait passionnément la boîte. J’eus honte de ma supercherie.

Mais une inquiétude l’effleura, qui devint aussitôt une craintehorrible ; et, me fixant au fond des yeux :

« Etes-vous bien sûr qu’elle soit authentique ?

– Absolument certain.

– Comment cela ? »

J’étais pris. Avouer que j’avais acheté cet ossement à unmarchand courant les rues, c’était me perdre. Que dire ? Uneidée folle me traversa l’esprit ; je répondis à voix basse,d’un ton mystérieux :

« Je l’ai volée pour vous. »

Elle me contempla avec ses grands yeux émerveillés et ravis. «Oh ! vous l’avez volée. Où ça ?

– Dans la cathédrale, dans la châsse même des onze millevierges. » Son cœur battait ; elle défaillait debonheur ; elle murmura :

« Oh ! vous avez fait cela… pour moi. Racontez… dites-moitout ! »

C’était fini, je ne pouvais plus reculer. J’inventai unehistoire fantastique avec des détails précis et surprenants.J’avais donné cent francs au gardien de l’édifice pour le visiterseul ; la châsse était en réparation, mais je tombais juste àl’heure du déjeuner des ouvriers et du clergé, en enlevant unpanneau que je recollai ensuite soigneusement, j’avais pu saisir unpetit os (oh ! si petit) au milieu d’une quantité d’autres (jedis une quantité en songeant à ce que doivent produire les débrisdes onze mille squelettes de vierges). Puis je m’étais rendu chezun orfèvre et j’avais acheté un bijou digne de la relique.

Je n’étais pas fâché de lui faire savoir que le médaillonm’avait coûté cinq cents francs.

Mais elle ne songeait guère à cela, elle m’écoutait frémissante,en extase. Elle murmura : « Comme je vous aime ! » et selaissa tomber dans mes bras.

Remarque ceci : J’avais commis pour elle, un sacrilège. J’avaisvolé ; j’avais violé une église, violé une châsse – violé etvolé des reliques sacrées. Elle m’adorait pour cela ; metrouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbé,toute la femme.

Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiancés. Elleavait organisé dans sa chambre une sorte de chapelle magnifiquepour y placer cette parcelle de côtelette qui m’avait faitaccomplir, croyait-elle, ce divin crime d’amour, et elle s’exaltaitlà, devant, soir et matin.

Je l’avais priée du secret, par crainte, disais-je, de me voirarrêté, condamné, livré à l’Allemagne. Elle m’avait tenuparole.

Or, voilà qu’au commencement de l’été, un désir fou lui vint devoir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son père(sans lui avouer sa raison secrète) qu’il l’emmena à Cologne en mecachant cette excursion, selon le désir de sa fille.

Je n’ai pas besoin de te dire que je n’ai pas vu la cathédrale àl’intérieur. J’ignore où est le tombeau (S’il y a tombeau ?)des onze mille vierges. Il paraît que ce sépulcre est inabordable,hélas !

Je reçus, huit jours après, dix lignes me rendant maparole ; plus une lettre explicative du père, confidenttardif.

À l’aspect de la châsse, elle avait compris soudain masupercherie, mon mensonge et, en même temps, ma réelle innocence.Ayant demandé au gardien des reliques si aucun vol n’avait étécommis, l’homme s’était mis à rire en démontrant l’impossibilitéd’un semblable attentat.

Mais du moment que je n’avais pas fracturé un lieu sacré etplongé ma main profane au milieu de restes vénérables, je n’étaisplus digne de ma blonde et délicate fiancée.

On me défendit l’entrée de la maison. J’eus beau prier,supplier, rien ne put attendrir la belle dévote.

Je fus malade de chagrin.

Or, la semaine dernière, sa cousine, qui est aussi la tienne,Mme d’Arville, me fit prier de la venir trouver.

Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j’apporte unerelique, une vraie, authentique, certifiée par Notre Saint-Père lePape, d’une vierge et martyre quelconque.

Je deviens fou d’embarras et d’inquiétude.

J’irai à Rome s’il le faut. Mais je ne puis me présenter au Papeà l’improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doutequ’on confie aux particuliers des reliques véritables.

Ne pourrais-tu me recommander à quelque monsignor, ou seulementà quelque prélat français, propriétaire de fragments d’unesainte ? Toi-même, n’aurais-tu pas en tes collections leprécieux objet réclamé ?

Sauve-moi, mon cher abbé, et je te promets de me convertir dixans plus tôt !

Mme d’Arville, qui prend la chose au sérieux, m’a dit : « Cettepauvre Gilberte ne se mariera jamais. »

Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d’unestupide fumisterie ? Je t’en supplie, fais qu’elle ne soit pasla onze mille et unième.

Pardonne, je suis indigne ; mais je t’embrasse et je t’aimede tout cœur.

Ton vieil ami,

Henri Pontal.

Chapitre 7Le Lit

Par un torride après-midi du dernier été, le vaste hôtel desVentes semblait endormi, et les commissaires-priseurs adjugeaientd’une voix mourante. Dans une salle du fond, au premier étage, unlot d’anciennes soieries d’église gisaient en un coin.

C’étaient des chapes solennelles et de gracieuses chasubles oùdes guirlandes brodées s’enroulaient autour des lettres symboliquessur un fond de soie un peu jaunie, devenue crémeuse, de blanchequ’elle fut jadis.

Quelques revendeurs attendaient, deux ou trois hommes à barbessales et une grosse femme ventrue, une de ces marchandes dites à latoilette, conseillères et protectrices d’amour prohibées, quibrocantent sur la chair humaine jeune et vieille autant que sur lesjeunes et vieilles nippes.

Soudain, on mit en vente une mignonne chasuble Louis XV, joliecomme une robe de marquise, restée fraîche avec une procession demuguets autour de la croix, de longs iris bleus montant jusqu’auxpieds de l’emblème sacré et, dans les coins, des couronnes deroses. Quand je l’eus achetée, je m’aperçus qu’elle était demeuréevaguement odorante, comme pénétrée d’un reste d’encens, ou plutôtcomme habitée encore par ces si légères et si douces senteursd’autrefois qui semblent des souvenirs de parfum, l’âme desessences évaporées.

Quand je l’eus chez moi, j’en voulus couvrir une petite chaisede la même époque charmante ; et, la maniant pour prendre lesmesures, je sentis sous mes doigts se froisser des papiers. Ayantfendu la doublure, quelques lettres tombèrent à mes pieds. Ellesétaient jaunies ; et l’encre effacée semblait de la rouille.Une main fine avait tracée sur une face de la feuille pliée à lamode ancienne : « À monsieur, monsieur l’abbé d’Argencé. »

Les trois premières lettres fixaient simplement des rendez-vous.Et voici la quatrième :

« Mon ami, je suis malade, toute souffrante, et je ne quitte pasmon lit. La pluie bat mes vitres, et je reste chaudement, mollementrêveuse, dans la tiédeur des duvets. J’ai un livre, un livre quej’aime et qui me semble fait avec un peu de moi. Vous dirais-jelequel ? Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j’ai lu, jesonge, et je vais vous dire à quoi.

« On a mis derrière ma tête des oreillers qui me tiennentassise, et je vous écris sur ce mignon pupitre que j’ai reçu devous.

« Etant depuis trois jours en mon lit, c’est à mon lit que jepense, et même dans le sommeil j’y médite encore.

« Le lit, mon ami, c’est toute notre vie. C’est là qu’on naît,c’est là qu’on aime, c’est là qu’on meurt.

« Si j’avais la plume de M. de Crébillon, j’écrirais l’histoired’un lit. Et que d’aventures émouvantes, terribles, aussi qued’aventures gracieuses, aussi que d’autres attendrissantes !Que d’enseignements n’en pourrait-on pas tirer, et de moralitéspour tout le monde ?

« Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous ne vous figurerezjamais que de choses j’y ai découvertes depuis trois jours, etcomme je l’aime davantage. Il me semble habité, hanté, dirai-je,par un tas de gens que je ne soupçonnais point et qui cependant ontlaissé quelque chose d’eux en cette couche.

« Oh ! comme je ne comprends pas ceux qui achètent des litsnouveaux, des lits sans mémoires. Le mien, le nôtre, si vieux, siusé, et si spacieux, a dû contenir bien des existences, de lanaissance au tombeau. Songez-y, mon ami ; songez à tout,revoyez des vies entières entre ces quatre colonnes, sous ce tapisà personnages tendu sur nos têtes, qui a regardé tant de choses.Qu’a-t-il vu depuis trois siècles qu’il est là ?

« Voici une jeune femme étendue. De temps en temps elle pousseun soupir, puis elle gémit ; et les vieux parents l’entourent,et voilà que d’elle sort un petit être miaulant comme un chat, etcrispé, tout ridé. C’est un homme qui commence. Elle, la jeunemère, se sent douloureusement joyeuse ; elle étouffe debonheur à ce premier cri, et tend les bras et suffoque et, autouron pleure avec délices ; car ce petit morceau de créaturevivante séparé d’elle, c’est la famille continuée, la prolongationdu sang, du cœur et de l’âme des vieux qui regardent, touttremblants.

« Puis voici que pour la première fois deux amants se trouventchair à chair dans ce tabernacle de la vie. Ils tremblent, maistransportés d’allégresse, ils se sentent délicieusement l’un prèsde l’autre ; et, peu à peu, leurs bouches s’approchent. Cebaiser divin les confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, cebaiser qui chante les délices humaines, qui les promet toujours,les annonce et les devance. Et leur lit s’émeut comme une mersoulevée, ploie et murmure, semble lui-même animé, joyeux, car surlui le délirant mystère d’amour s’accomplit. Quoi de plus suave, deplus parfait en ce monde que ces étreintes faisant de deux êtres unseul, et donnant à chacun, dans le même moment, la même pensée, lamême attente et la même joie éperdue qui descend en eux comme unfeu dévorant et céleste ?

« Vous rappelez-vous ces vers que vous m’avez lus, l’autreannée, dans quelque poète antique, je ne sais lequel, peut-être ledoux Ronsard ?

Et quand au lit nous serons

Entrelacés, nous ferons

Les lascifs, selon les guises

Des amants qui librement

Pratiquent folâtrement

Sous les draps cent mignardises.

« Ces vers- là, je les voudrais avoir brodés en ce plafond demon lit, d’où Pyrame et Thisbé me regardent sans fin avec leursyeux de tapisserie.

« Et songez à la mort, mon ami, à tous ceux qui ont exhalé versDieu leur dernier souffle en ce lit. Car il est aussi le tombeaudes espérances finies, la porte qui ferme tout après avoir étécelle qui ouvre le monde. Que de cris, que d’angoisses, desouffrances, de désespoirs épouvantables, de gémissements d’agonie,de bras tendus vers les choses passées, d’appels aux bonheursterminés à jamais ; que de convulsions, de râles, de grimaces,de bouches tordues, d’yeux retournés, dans ce lit où je vous écris,depuis trois siècles qu’il prête aux hommes son abri.

« Le lit songez-y, c’est le symbole de la vie ; je me suisaperçue de cela depuis trois jours. Rien n’est excellent hors dulit.

« Le sommeil n’est-il pas encore un de nos instants lesmeilleurs ?

« Mais c’est aussi là qu’on souffre ! Il est le refuge desmalades, un lieu de douleurs aux corps épuisés.

« Le lit, c’est l’homme. Notre Seigneur Jésus, pour prouverqu’il n’avait rien d’humain, ne semble pas avoir jamais eu besoind’un lit. Il est né sur la paille et mort sur la croix, laissantaux créatures comme nous leur couche de mollesse et de repos.

« Que d’autres choses me sont encore venues ! mais je n’aile temps de vous les marquer, et puis me les rappellerais-jetoutes ? et puis je suis déjà tant fatiguée que je vaisretirer mes oreillers, m’étendre tout au long et dormir quelquepeu.

« Venez me voir demain à trois heures ; peut-être serai-jemieux et vous le pourrai-je montrer.

« Adieu, mon ami ; voici mes mains pour que vous lesbaisiez et je vous tends aussi mes lèvres. »

Chapitre 8Fou ?

Suis-je fou ? ou seulement jaloux ? Je n’en sais rien,mais j’ai souffert horriblement. J’ai accompli un acte de folie, defolie furieuse, c’est vrai ; mais la jalousie haletante, maisl’amour exalté, trahi, condamné, mais la douleur abominable quej’endure, tout cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre descrimes et des folies sans être vraiment criminel par le cœur ou parle cerveau ?

Oh ! j’ai souffert, souffert, souffert d’une façoncontinue, aiguë, épouvantable. J’ai aimé cette femme d’un élanfrénétique… Et cependant est-ce vrai ? L’ai-je aimée ?Non, non, non. Elle m’a possédé âme et corps, envahi, lié. J’aiété, je suis sa chose, son jouet. J’appartiens à son sourire, à sabouche, à son regard, aux lignes de son corps, à la forme de sonvisage, je halète sous la domination de son apparenceextérieure ; mais Elle, la femme de tout cela, l’être de cecorps, je la hais, je la méprise, je l’exècre, je l’ai toujourshaïe, méprisée, exécrée ; car elle est perfide, bestiale,immonde, impure ; elle est la femme de perdition, l’animalsensuel et faux chez qui l’âme n’est point, chez qui la pensée necircule jamais comme un air libre et vivifiant, elle est la bêtehumaine ; moins que cela : elle n’est qu’un flanc, unemerveille de chair douce et ronde qu’habite l’Infamie.

Les premiers temps de notre liaison furent étranges etdélicieux. Entre ses bras toujours ouverts, je m’épuisais dans unerage d’inassouvissable désir. Ses yeux, comme s’ils m’eussent donnésoif, me faisaient ouvrir la bouche. Ils étaient gris à midi,teintés de vert à la tombée du jour, et bleus au soleil levant. Jene suis pas fou ; je jure qu’ils avaient ces troiscouleurs.

Aux heures d’amour ils étaient bleus, comme meurtris, avec despupilles énormes et nerveuses. Ses lèvres, remuées d’untremblement, laissaient jaillir parfois la pointe rose et mouilléede sa langue, qui palpitait comme celle d’un reptile ; et sespaupières lourdes se relevaient lentement, découvrant ce regardardent et anéanti qui m’affolait. En l’étreignant dans mes bras jeregardais son œil et je frémissais, secoué tout autant par lebesoin de tuer cette bête que par la nécessité de la posséder sanscesse.

Quand elle marchait à travers ma chambre, le bruit de chacun deses pas faisait une commotion dans mon cœur ; et quand ellecommençait à se dévêtir, laissait tomber sa robe, et sortant,infâme et radieuse, du linge qui s’écrasait autour d’elle, jesentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long desjambes, dans ma poitrine essoufflée, une défaillance infinie etlâche.

Un jour, je m’aperçus qu’elle était lasse de moi. Je le vis dansson œil, au réveil. Penché sur elle, j’attendais, chaque matin cepremier regard. Je l’attendais plein de rage, de haine, de méprispour cette brute endormie dont j’étais l’esclave. Mais quand lebleu pâle de sa prunelle, ce bleu liquide comme de l’eau, sedécouvrait, encore languissant, encore fatigué, encore malade desrécentes caresses, c’était comme une flamme rapide qui me brûlait,exaspérant mes ardeurs. Ce jour-là, quand s’ouvrit sa paupière,j’aperçus un regard indifférent et morne qui ne désirait plusrien.

Oh ! je le vis, je le sus, je le sentis, je le compris toutde suite. C’était fini, fini, pour toujours. Et j’en eus la preuveà chaque heure, à chaque seconde.

Quand je l’appelais des bras et des lèvres, elle se retournaitennuyée, murmurant : « Laissez-moi donc ! » ou bien : « Vousêtes odieux ! » ou bien : « Ne serai-je jamaistranquille ! »

Alors, je fus jaloux, mais jaloux comme un chien et rusé,défiant, dissimulé. Je savais bien qu’elle recommencerait bientôt,qu’un autre viendrait pour rallumer ses sens.

Je fus jaloux avec frénésie, mais je ne suis pas fou ; non,certes, non.

J’attendis ; oh ! j’épiais ; elle ne m’aurait pastrompé ; mais elle restait froide, endormie. Elle disaitparfois : « Les hommes me dégoûtent. » Et c’était vrai.

Alors je fus jaloux d’elle-même ; jaloux de sonindifférence, jaloux de la solitude de ses nuits ; jaloux deses gestes, de sa pensée que je sentais toujours infâme, jaloux detout ce que je devinais. Et quand elle avait parfois, à son lever,ce regard mou qui suivait jadis nos nuits ardentes, comme siquelque concupiscence avait hanté son âme et remué ses désirs, ilme venait des suffocations de colère, des tremblementsd’indignation, des démangeaisons de l’étrangler, de l’abattre sousmon genou et de lui faire avouer, en lui serrant la gorge, tous lessecrets honteux de son cœur.

Suis-je fou ? – Non.

Voilà qu’un soir je la sentis heureuse. Je sentis qu’unenouvelle passion vibrait en elle. J’en étais sûr, indubitablementsûr. Elle palpitait comme après mes étreintes ; son œilflambait, ses mains étaient chaudes, toute sa personne vibrantedégageait cette vapeur d’amour d’où mon affolement était venu.

Je feignis de ne rien comprendre, mais mon attentionl’enveloppait comme un filet.

Je ne découvrais rien, pourtant.

J’attendis une semaine, un mois, une saison. Elle s’épanouissaitdans l’éclosion d’une incompréhensible ardeur ; elles’apaisait dans le bonheur d’une insaisissable caresse.

Et, tout à coup, je devinai ! Je ne suis pas fou. Je lejure, je ne suis pas fou !

Comment dire cela ? Comment me faire comprendre ?Comment exprimer cette abominable et incompréhensiblechose ?

Voici de quelle manière je fus averti.

Un soir, je vous l’ai dit, un soir, comme elle rentrait d’unelongue promenade à cheval, elle tomba, les pommettes rouges, lapoitrine battante, les jambes cassées, les yeux meurtris, sur unechaise basse, en face de moi. Je l’avais vue comme cela ! Elleaimait ! Je ne pouvais m’y tromper !

Alors, perdant la tête, pour ne plus la contempler, je metournai vers la fenêtre, et j’aperçus un valet emmenant par labride vers l’écurie son grand cheval qui se cabrait.

Elle aussi suivait de l’œil l’animal ardent et bondissant. Puis,quand il eut disparu, elle s’endormit tout à coup.

Je songeais toute la nuit ; et il me sembla pénétrer desmystères que je n’avais jamais soupçonnés. Qui sondera jamais lesperversions de la sensualité des femmes ? Qui comprendra leursinvraisemblables caprices et l’assouvissement étrange des plusétranges fantaisies ?

Chaque matin, dès l’aurore, elle partait au galop par lesplaines et les bois ; et chaque fois, elle rentrait alanguie,comme après des frénésies d’amour.

J’avais compris ! j’était jaloux maintenant du chevalnerveux et galopant ; jaloux du vent qui caressait son visagequand elle allait d’une course folle ; jaloux des feuilles quibaisaient, en passant, ses oreilles ; des gouttes de soleilqui lui tombaient sur le front à travers les branches ; jalouxde la selle qui la portait et qu’elle étreignait de sa cuisse.

C’était tout cela qui la faisait heureuse, qui l’exaltait,l’assouvissait, l’épuisait et me la rendait ensuite insensible etpresque pâmée.

Je résolus de me venger. Je fus doux et plein d’attentions pourelle. Je lui tendais la main quand elle allait sauter à terre aprèsses courses effrénées. L’animal furieux ruait vers moi ; ellele flattait sur son cou recourbé, l’embrassait sur ses naseauxfrémissants sans essuyer ensuite ses lèvres ; et le parfum deson corps en sueur, comme après la tiédeur du lit, se mêlait sousma narine à l’odeur âcre et fauve de la bête.

Je sortis avant l’aurore, avec une corde dans la main et mespistolets cachés sur ma poitrine, comme si j’allais me battre enduel.

Je courus vers le chemin qu’elle aimait ; je tendis lacorde entre deux arbres ; puis je me cachai dans lesherbes.

J’avais l’oreille contre le sol ; j’entendis son galoplointain ; puis je l’aperçus là-bas, sous les feuilles commeau bout d’une voûte, arrivant à fond de train. Oh ! je nem’étais pas trompé, c’était cela ! Elle semblait transportéed’allégresse, le sang aux joues, de la folie dans le regard ;et le mouvement précipité de la course faisait vibrer ses nerfsd’une jouissance solitaire et furieuse.

L’animal heurta mon piège des deux jambes de devant, et roula,les os cassés. Elle, je la reçus dans mes bras. Je suis fort àporter un bœuf. Puis, quand je l’eus déposée à terre, jem’approchai de Lui qui nous regardait ; alors, pendant qu’ilessayait de me mordre encore, je lui mis un pistolet dansl’oreille… et je le tuai… comme un homme.

Mais je tombai moi-même, la figure coupée par deux coups decravache ; et comme elle se ruait de nouveau sur moi, je luitirai mon autre balle dans le ventre.

Dites-moi, suis-je fou ?

Chapitre 9Réveil

Depuis trois ans qu’elle était mariée, elle n’avait point quittéle val de Ciré, où son mari possédait deux filatures. Elle vivaittranquille, sans enfants, heureuse dans sa maison cachée sous lesarbres, et que les ouvriers appelaient « le château ».

M. Vasseur, bien plus vieux qu’elle, était bon. Ellel’aimait ; et jamais une pensée coupable n’avait pénétré dansson cœur. Sa mère venait passer tous les étés à Ciré, puisretournait s’installer à Paris pour l’hiver, dès que les feuillescommençaient à tomber.

Chaque automne Jeanne toussait un peu. La vallée étroite oùserpentait la rivière s’embrumait alors pendant cinq mois. Desbrouillards légers flottaient d’abord sur les prairies, rendanttous les fonds pareils à un grand étang d’où émergeaient les toitsdes maisons. Puis cette nuée blanche, montant comme une marée,enveloppait tout, faisait de ce vallon un pays de fantômes où leshommes glissaient comme des ombres sans se connaître à dix pas. Lesarbres, drapés de vapeurs, se dressaient, moisis dans cettehumidité.

Mais les gens qui passaient sur les côtes voisines, et quiregardaient le trou blanc de la vallée, voyaient surgir au-dessusdes brumes accumulées au niveau des collines, les deux cheminéesgéantes des établissements de M. Vasseur, qui vomissaient nuit etjour à travers le ciel deux serpents de fumée noire.

Cela seul indiquait qu’on vivait dans ce creux qui semblaitrempli d’un nuage de coton.

Or, cette année-là, quand revint octobre, le médecin conseilla àla jeune femme d’aller passer l’hiver à Paris chez sa mère, l’airdu vallon devenant dangereux pour sa poitrine.

Elle partit.

Pendant les premiers mois elle pensa sans cesse à la maisonabandonnée où s’étaient enracinées ses habitudes, dont elle aimaitles meubles familiers et l’allure tranquille. Puis elle s’accoutumaà sa vie nouvelle et prit goût aux fêtes, aux dîners, aux soirées,à la danse.

Elle avait conservé jusque-là ses manières de jeune fille,quelque chose d’indécis et d’endormi, une marche un peu traînante,un sourire un peu las. Elle devint vive, gaie, toujours prête auxplaisirs. Des hommes lui firent la cour. Elle s’amusait de leursbavardages, jouait avec leurs galanteries, sûre de sa résistance,un peu dégoûtée de l’amour par ce qu’elle en avait appris dans lemariage.

La pensée de livrer son corps aux grossières caresses de cesêtres barbus la faisait rire de pitié et frissonner un peu derépugnance. Elle se demandait avec stupeur comment des femmespouvaient consentir à ces contacts dégradants avec des étrangers,alors qu’elles y étaient déjà contraintes avec l’époux légitime.Elle eût aimé plus tendrement son mari s’ils avaient vécu commedeux amis, s’en tenant aux chastes baisers qui sont les caressesdes âmes.

Mais elle s’amusait beaucoup des compliments, des désirs apparusdans les yeux et qu’elle ne partageait point, des attaquesdirectes, des déclarations jetées dans l’oreille quand on repassaitau salon après les fins dîners, des paroles balbutiées si bas qu’illes fallait presque deviner, et qui laissaient la chair froide, lecœur tranquille, tout en chatouillant sa coquetterie inconsciente,en allumant au fond d’elle une flamme de contentement, en faisants’épanouir sa lèvre, briller son regard, frissonner son âme defemme à qui les adorations sont dues.

Elle aimait ces tête-à-tête des soirs tombants, au coin du feu,dans le salon déjà sombre, alors que l’homme devient pressant,balbutie, tremble et tombe à genoux. C’était pour elle une joieexquise et nouvelle de sentir cette passion qui ne l’effleuraitpas, de dire non de la tête et des lèvres, de retirer ses mains, dese lever, et de sonner avec sang-froid pour demander les lampes, etde voir se redresser confus et rageant, en entendant venir levalet, celui qui tremblait à ses pieds.

Elle avait des rires secs qui glaçaient les paroles brûlantes,des mots durs tombant comme un jet d’eau glacée sur lesprotestations ardentes, des intonations à faire se tuer celui quil’eût adorée éperdument.

Deux jeunes gens surtout la poursuivaient avec obstination. Ilsne se ressemblaient guère.

L’un, M. Paul Péronel, était un grand garçon mondain, galant ethardi, homme à bonnes fortunes, qui savait attendre et choisir sesheures.

L’autre, M. d’Avancelle, frémissait en l’approchant, osait àpeine laisser deviner sa tendresse, mais la suivait comme sonombre, disant son désir désespéré par des regards éperdus et parl’assiduité de sa présence auprès d’elle.

Elle appelait le premier le « Capitaine Fracasse » et le second« Mouton fidèle » ; elle finit par faire de celui-ci une sorted’esclave attaché à ses pas, dont elle usait comme d’undomestique.

Elle eût bien ri si on lui eût dit qu’elle l’aimerait.

Elle l’aima pourtant d’une singulière façon. Comme elle levoyait sans cesse, elle avait pris l’habitude de sa voix, de sesgestes, de toute l’allure de sa personne, comme l’on prendl’habitude de ceux près de qui on vit continuellement.

Bien souvent en ses rêves son visage la hantait : elle lerevoyait tel qu’il était dans la vie, doux, délicat, humblementpassionné ; et elle s’éveillait obsédée du souvenir de cessonges, croyant l’entendre encore, et le sentir près d’elle. Or,une nuit (elle avait la fièvre peut-être), elle se vit seule aveclui, dans un petit bois, assis tous deux sur l’herbe.

Il lui disait des choses charmantes en lui pressant les mains etles baisant. Elle sentait la chaleur de sa peau et le souffle deson haleine ; et, d’une façon naturelle, elle lui caressaitles cheveux.

On est, dans le rêve, tout autre que dans la vie. Elle sesentait pleine de tendresse pour lui, d’une tendresse calme etprofonde, heureuse de toucher son front et de le tenir contreelle.

Peu à peu il l’enlaçait de ses bras, lui baisait les joues etles yeux sans qu’elle fît rien pour lui échapper, et leurs lèvresse rencontrèrent. Elle s’abandonna.

Ce fut (la réalité n’a pas de ces extases), ce fut une seconded’un bonheur suraigu et surhumain, idéal et charnel, affolant,inoubliable.

Elle s’éveilla, vibrante, éperdue, et ne put se rendormir, tantelle se sentait obsédée, possédée toujours par lui.

Et quand elle le revit, ignorant du trouble qu’il avait produit,elle se sentit rougir ; et pendant qu’il lui parlaittimidement de son amour, elle se rappelait sans cesse, sans pouvoirrejeter cette pensée, elle se rappelait l’enlacement délicieux deson rêve.

Elle l’aima, elle l’aima d’une étrange tendresse, raffinée etsensuelle, faite surtout du souvenir de ce songe, bien qu’elleredoutât l’accomplissement du désir qui s’était éveillé dans sonâme.

Il s’en aperçut enfin. Et elle lui dit tout, jusqu’à la peurqu’elle avait de ses baisers. Elle lui fit jurer qu’il larespecterait.

Il la respecta. Ils passaient ensemble des heures d’amourexalté, où les âmes seules s’étreignaient. Et ils se séparaientensuite énervés, défaillants, enfiévrés.

Leurs lèvres parfois se joignaient ; et, fermant les yeux,ils savouraient cette caresse longue, mais chaste quand même.

Elle comprit qu’elle ne résisterait plus longtemps ; et,comme elle ne voulait pas faillir, elle écrivit à son mari qu’elledésirait retourner près de lui et reprendre sa vie tranquille etsolitaire.

Il répondit une lettre excellente, en la dissuadant de reveniren plein hiver, de s’exposer à ce brusque dépaysement, aux brumesglaciales de la vallée.

Elle fut atterrée et indignée contre cet homme confiant, qui necomprendrait pas, qui ne devinait pas les luttes de son cœur.

Février était clair et doux, et bien qu’elle évitât maintenantde se trouver longtemps seule avec « Mouton Fidèle », elleacceptait parfois de faire en voiture, avec lui, une promenadeautour du lac, au crépuscule.

On eût dit ce soir-là que toutes les sèves s’éveillaient, tantles souffles de l’air étaient tièdes. Le petit coupé allait au pas,la nuit tombait ; ils se tenaient les mains, serrés l’uncontre l’autre. Elle se disait : « C’est fini, c’est fini, je suisperdue », sentant en elle un soulèvement de désirs, l’impérieuxbesoin de cette longues suprême étreinte qu’elle avait ressentie sicomplète en un rêve. Leurs bouches à tout instant se cherchaientl’une à l’autre, et se repoussaient pour se retrouver aussitôt.

Il n’osa pas la reconduire chez elle, et la laissa sur sa porte,affolée et défaillante.

M. Paul Péronel l’attendait dans le petit salon sanslumière.

En lui touchant la main, il sentit qu’une fièvre la brûlait. Ilse mit à causer à mi-voix, tendre et galant, berçant cette âmeépuisée au charme de paroles amoureuses. Elle l’écoutait sansrépondre, pensant à l’autre, croyant entendre l’autre, croyant lesentir contre elle dans une sorte d’hallucination. Elle ne voyaitque lui, ne se rappelait plus qu’il existait un autre homme aumonde ; et quand son oreille tressaillait à ces trois syllabes: « Je vous aime » c’était lui, l’autre qui les disait, qui baisaitses doigts, c’était lui qui serrait sa poitrine comme tout àl’heure dans le coupé, c’était lui qui jetait sur les lèvres cescaresses victorieuses, c’était lui qu’elle étreignait, qu’elleenlaçait, qu’elle appelait de tout l’élan de son cœur, de toutel’ardeur exaspérée de son corps.

Quand elle s’éveilla de ce songe, elle poussa un criépouvantable.

Le « Capitaine Fracasse », a genoux près d’elle, la remerciaitpassionnément en couvrant de baisers ses cheveux dénoués. Elle cria: « Allez-vous-en, allez-vous-en ! »

Et comme il ne comprenait pas et cherchait à ressaisir sataille, elle se tordit en bégayant : « Vous êtes infâme, je voushais, vous m’avez volée, allez-vous-en. »

Il se releva, abasourdi, prit son chapeau et s’en alla.

Le lendemain, elle retournait au val de Ciré. Son mari, surpris,lui reprocha ce coup de tête. « Je ne pouvais plus vivre loin detoi », dit-elle.

Il la trouva changée de caractère, plus tristequ’autrefois ; et quand il lui demandait : « Qu’as-tudonc ? Tu sembles malheureuse. Que désires-tu ? » Ellerépondait, « Rien. Il n’y a que les rêves de bons dans la vie.»

« Mouton Fidèle » vint la revoir l’été suivant.

Elle le reçut sans trouble et sans regrets, comprenant soudainqu’elle ne l’avait jamais aimé qu’en un songe dont Péronel l’avaitbrutalement réveillée.

Mais le jeune homme, qui l’adorait toujours, pensait en s’enretournant : « Les femmes sont vraiment bien bizarres, compliquéeset inexplicables. »

Chapitre 10Une Ruse

Ils bavardaient au coin du feu, le vieux médecin et la jeunemalade. Elle n’était qu’un peu souffrante de ces malaises fémininsqu’ont souvent les jolies femmes : un peu d’anémie, des nerfs, etun peu de fatigue, de cette fatigue qu’éprouvent parfois lesnouveaux époux à la fin du premier mois d’union, quand ils ont faitun mariage d’amour.

Elle était étendue sur sa chaise longue et causait. « Non,docteur, je ne comprendrai jamais qu’une femme trompe son mari.J’admets même qu’elle ne l’aime pas, qu’elle ne tienne aucun comptede ses promesses, de ses serments ! Mais comment oser sedonner à un autre homme ? Comment cacher cela aux yeux detous ? Comment pouvoir aimer dans le mensonge et dans latrahison ? »

Le médecin souriait.

« Quand à cela, c’est facile. Je vous assure qu’on ne réfléchitguère à toutes ces subtilités quand l’envie vous prend de faillir.Je suis même certain qu’une femme n’est mûre pour l’amour vraiqu’après avoir passé par toutes les promiscuités et tous lesdégoûts du mariage, qui n’est, suivant un homme illustre, qu’unéchange de mauvaises humeurs pendant le jour et de mauvaises odeurspendant la nuit. Rien de plus vrai. Une femme ne peut aimerpassionnément qu’après avoir été mariée. Si je la pouvais comparerà une maison, je dirais qu’elle n’est habitable que lorsqu’un maria essuyé les plâtres.

« Quand à la dissimulation, toutes les femmes en ont à revendreen ces occasions-là. Les plus simples sont merveilleuses et setirent avec génie des cas les plus difficiles. »

Mais la jeune femme semblait incrédule…

« Non, docteur, on ne s’avise jamais qu’après coup de ce qu’onaurait dû faire dans les occasions périlleuses ; et les femmessont certes encore plus disposées que les hommes à perdre la tête.»

Le médecin leva les bras.

« Après coup, dites-vous ! Nous autres, nous n’avonsl’inspiration qu’après coup. Mais vous !… Tenez, je vais vousraconter une petite histoire arrivée à une de mes clientes à quij’aurais donné le bon Dieu sans confession, comme on dit.

« Ceci s’est passé dans une ville de province.

« Un soir, comme je dormais profondément de ce pesant premiersommeil si difficile à troubler, il me sembla, dans un rêve obscur,que les cloches de la ville sonnaient au feu.

« Tout à coup je m’éveillai : c’était ma sonnette, celle de larue, qui tintait désespérément. Comme mon domestique ne semblaitpoint répondre, j’agitai à mon tour le cordon pendu dans mon lit,et bientôt des portes battirent, des pas troublèrent le silence dela maison dormante ; puis Jean parut, tenant une lettre quidisait : « Mme Lelièvre prie avec instance M. le docteur Siméon depasser chez elle immédiatement. »

« Je réfléchis quelques secondes ; je pensais : Crise denerfs, vapeurs, tralala, je suis trop fatigué. Et je répondis : «Le docteur Siméon, fort souffrant, prie Mme Lelièvre de vouloirbien appeler son confrère M. Bonnet. »

« Puis, je donnai le billet sous enveloppe et je merendormis.

« Une demi-heure plus tard environ, la sonnette de la rue appelade nouveau, et Jean vint me dire : « C’est quelqu’un, un homme ouune femme (je ne sais pas au juste, tant il est caché) qui voudraitparler bien vite à monsieur. Il dit qu’il y va de la vie de deuxpersonnes. »

« Je me dressai. « Faites entrer. »

« J’attendis, assis dans mon lit.

« Une espèce de fantôme noir apparut et, dès que Jean fut sorti,se découvrit. C’était Mme Berthe Lelièvre, une toute jeune femme,mariée depuis trois ans avec un gros commerçant de la ville quipassait pour avoir épousé la plus jolie personne de laprovince.

« Elle était horriblement pâle, avec ces crispations de visagedes gens affolés ; et ses mains tremblaient ; deux foiselle essaya de parler sans qu’un son pût sortir de sa bouche.Enfin, elle balbutia : « Vite, vite… vite… Docteur… Venez. Mon… monamant est mort dans ma chambre… »

« Elle s’arrêta suffoquant, puis reprit : « Mon mari va… varentrer du cercle… »

« Je sautai sur mes pieds, sans même songer que j’étais enchemise, et je m’habillai en quelques secondes. Puis je demandai :« C’est vous-même qui êtes venue tout à l’heure ? » Elle,debout comme une statue, pétrifiée par l’angoisse, murmura : « Non…c’est ma bonne… elle sait… » Puis, après un silence. « Moi, j’étaisrestée… près de lui. » Et une sorte de cri de douleur horriblesortit de ses lèvres, et, après un étouffement qui la fit râler,elle pleura, elle pleura éperdument avec des sanglots et desspasmes pendant une minute ou deux ; puis ses larmes, soudain,s’arrêtèrent, se tarirent, comme séchées en dedans par dufeu ; et redevenue tragiquement calme : « Allons vite ! »dit-elle.

« J’étais prêt, mais je m’écriai : « Sacrebleu, je n’ai pas ditd’atteler mon coupé ! » Elle répondit : « J’en ai un, j’ai lesien qui l’attendait. » Elle s’enveloppa jusqu’aux cheveux. Nouspartîmes.

« Quand elle fut à mon côté dans l’obscurité de la voiture, elleme saisit brusquement la main, et la broyant dans ses doigts fins,elle balbutia avec des secousses dans la voix, des secousses venuesdu cœur déchiré : « Oh ! si vous saviez, si vous saviez commeje souffre ! Je l’aimais, je l’aimais éperdument, comme uneinsensée, depuis six mois ».

« Je demandai : « Est-on réveillé, chez vous ? »

« Elle répondit : « Non, personne, excepté Rose, qui sait tout.»

« On s’arrêta devant sa porte ; tous dormaient, en effet,dans la maison ; nous sommes entrés sans bruit avec unpasse-partout, et nous voilà montant sur la pointe des pieds. Labonne, effarée, était assise par terre au haut de l’escalier, avecune bougie allumée, à son côté, n’ayant pas osé demeurer près dumort.

« Et je pénétrai dans la chambre. Elle était bouleversée commeaprès une lutte. Le lit fripé, meurtri, restait ouvert, semblaitattendre – un drap traînait jusqu’au tapis ; des serviettesmouillées, dont on avait battu les tempes du jeune homme, gisaientà terre à côté d’une cuvette et d’un verre. Et une singulière odeurde vinaigre de cuisine mêlée à des souffles de Lubin écœurait dèsla porte.

« Tout de son long, sur le dos, au milieu de la chambre, lecadavre était étendu.

« Je m’approchai ; je le considérai, je le tâtai ;j’ouvris les yeux ; je palpai les mains, puis, me tournantvers les deux femmes qui grelottaient comme si elles eussent étégelées, je leur dis : « Aidez-moi à le porter sur le lit. » Et onle coucha doucement. Alors, j’auscultai le cœur et je posai uneglace devant la bouche ; puis je murmurai : « C’est fini,habillons-le bien vite. » Ce fut une chose affreuse àvoir !

« Je prenais un à un les membres comme ceux d’une énorme poupée,et je les tendais aux vêtements qu’apportaient les femmes. On passales chaussettes, le caleçon, la culotte, le gilet, puis l’habit oùnous eûmes beaucoup de mal à faire entrer les bras.

« Quand il fallut boutonner les bottines, les deux femmes semirent à genoux, tandis que je les éclairais ; mais comme lespieds étaient enflés un peu, ce fut effroyablement difficile.N’ayant pas trouvé le tire-boutons, elles avaient pris leursépingles à cheveux.

« Sitôt que l’horrible toilette fut terminée, je considérainotre œuvre et je dis : « Il faudrait le repeigner un peu. » Labonne alla chercher le démêloir et la brosse de sa maîtresse, maiscomme elle tremblait et arrachait, en des mouvements involontaires,les cheveux longs et mêlés, Mme Lelièvre s’empara violemment dupeigne, et elle rajusta la chevelure avec douceur, comme si ellel’eût caressée. Elle refit la raie, brossa la barbe, puis roulalentement les moustaches sur son doigt, ainsi qu’elle avait coutumede le faire, sans doute, en des familiarités d’amour.

« Et tout à coup, lâchant ce qu’elle tenait aux mains, ellesaisit la tête inerte de son amant, et regarda longuement,désespérément cette face morte qui ne lui souriait plus ;puis, s’abattant sur lui, elle l’étreignit à pleins bras, enl’embrassant avec fureur. Ses baisers tombaient, comme des coups,sur la bouche fermée, sur les yeux éteints, sur les tempes, sur lefront. Puis, s’approchant de l’oreille, comme s’il eût pul’entendre encore, comme pour balbutier le mot qui fait plusardentes les étreintes, elle répéta, dix fois de suite, d’une voixdéchirante : « Adieu, chéri. »

« Mais la pendule sonna minuit.

« J’eus un sursaut : « Bigre, minuit ! c’est l’heure oùferme le cercle. Allons, madame, de l’énergie ! »

« Elle se redressa. J’ordonnai : « Portons-le dans le salon. »Nous le prîmes tous trois, et, l’ayant emporté, je le fis asseoirsur un canapé, puis j’allumai les candélabres.

« La porte de la rue s’ouvrit et se referma lourdement. C’étaitLui déjà. Je criai : « Rose, vite, apportez-moi les serviettes etla cuvette, et refaites la chambre ; dépêchez-vous, nom deDieu ! Voilà M. Lelièvre qui rentre. »

« J’entendis les pas monter, s’approcher. Des mains, dansl’ombre, palpaient les murs. Alors j’appelai : « Par ici, mon cher: nous avons eu un accident. »

« Et le mari, stupéfait, parut sur le seuil, un cigare à labouche. Il demanda : « Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce quecela ? »

« J’allai vers lui : « Mon bon, vous nous voyez dans un rudeembarras. J’étais resté tard à bavarder chez vous avec votre femmeet notre ami qui m’avait amené dans sa voiture. Voilà qu’il s’estaffaissé tout à coup, et depuis deux heures, malgré nos soins, ildemeure sans connaissance. Je n’ai pas voulu appeler des étrangers.Aidez-moi donc à le faire descendre, je le soignerai mieux chezlui. »

« L’époux surpris, mais sans méfiance, ôta son chapeau ;puis il empoigna sous ses bras son rival désormais inoffensif. Jem’attelai entre les jambes, comme un cheval entre deuxbrancards ; et nous voilà descendant l’escalier, éclairésmaintenant par la femme.

« Lorsque nous fûmes devant la porte, je redressai le cadavre etje lui parlai, l’encourageant pour tromper son cocher. – « Allons,mon brave ami, ce ne sera rien ; vous vous sentez déjà mieux,n’est-ce pas ? Du courage, voyons, un peu de courage, faitesun petit effort, et c’est fini. »

« Comme je sentais qu’il allait s’écrouler, qu’il me glissaitentre les mains, je lui flanquai un grand coup d’épaule qui le jetaen avant et le fit basculer dans la voiture, puis je montaiderrière lui.

« Le mari, inquiet, me demandait : « Croyez-vous que ce oitgrave ? » Je répondis. « Non », en souriant, et je regardai lafemme. Elle avait passé son bras sous celui de l’époux légitime etelle plongeait son œil dans le fond obscur du coupé.

« Je serrai les mains, et je donnai l’ordre de partir. Tout lelong de la route, le mort me retomba sur l’oreille droite.

« Quand nous fûmes arrivés chez lui, j’annonçai qu’il avaitperdu connaissance en chemin. J’aidai à le remonter dans sachambre, puis je constatai le décès ; je jouai toute unenouvelle comédie devant sa famille éperdue. Enfin je regagnai monlit, non sans jurer contre les amoureux. »

Le docteur se tut, souriant toujours.

La jeune femme, crispée, demanda :

« Pourquoi m’avez-vous raconté cette épouvantablehistoire ? »

Il salua galamment :

« Pour vous offrir mes services à l’occasion. »

Chapitre 11A Cheval

Les pauvres gens vivaient péniblement des petits appointementsdu mari. Deux enfants étaient nés depuis leur mariage, et la gênepremière était devenue une de ces misères humbles, voilées,honteuses, une misère de famille noble qui veut tenir son rangquand même.

Hector de Gribelin avait été élevé en province, dans le manoirpaternel, par un vieil abbé précepteur. On n’était pas riche, maison vivotait en gardant les apparences.

Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une position, et ilétait entré, commis à quinze cents francs, au ministère de laMarine. Il avait échoué sur cet écueil comme tous ceux qui ne sontpoint préparés de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceuxqui voient l’existence à travers un nuage, qui ignorent les moyenset les résistances, en qui on n’a pas développé dès l’enfance desaptitudes spéciales, des facultés particulières, une âpre énergie àla lutte, tous ceux à qui on n’a pas remis une arme ou un outildans la main.

Ses trois premières années de bureau furent horribles.

Il avait retrouvé quelques amis de sa famille, vieilles gensattardés et peu fortunés aussi, qui vivaient dans les rues nobles,les tristes rues du faubourg Saint-Germain ; et il s’étaitfait un cercle de connaissances.

Etrangers à la vie moderne, humbles et aristocrates nécessiteuxhabitaient les étages élevés de maisons endormies. Du haut en basde ces demeures, les locataires étaient titrés, mais l’argentsemblait rare au premier comme au sixième.

Les éternels préjugés, la préoccupation du rang, le souci de nepas déchoir, hantaient ces familles autrefois brillantes, etruinées par l’inaction des hommes. Hector de Gribelin rencontradans ce monde une jeune fille noble et pauvre comme lui, etl’épousa.

Ils eurent deux enfants en quatre ans.

Pendant quatre années encore, ce ménage, harcelé par la misère,ne connut d’autres distractions que la promenade auxChamps-Elysées, le dimanche, et quelques soirées au théâtre, une oudeux par hiver, grâce à des billets de faveur offerts par uncollègue.

Mais voilà que, vers le printemps, un travail supplémentaire futconfié à l’employé par son chef, et il reçut une gratificationextraordinaire de trois cents francs.

En rapportant cet argent, il dit à sa femme :

« Ma chère Henriette, il faut nous offrir quelque chose, parexemple une partie de plaisir pour les enfants. »

Et après une longue discussion, il fut décidé qu’on iraitdéjeuner à la campagne…

« Ma foi, s’écria Hector, une fois n’est pas coutume, nouslouerons un break pour toi, les petits et la bonne, et moi jeprendrai un cheval au manège. Cela me fera du bien. »

Et pendant toute la semaine on ne parla que de l’excursionprojetée.

Chaque soir, en rentrant du bureau, Hector saisissait son filsaîné, le plaçait à califourchon sur sa jambe, et, en le faisantsauter de toute sa force, il lui disait :

« Voilà comment il galopera, papa, dimanche prochain, à lapromenade. »

Et le gamin, tout le jour, enfourchait les chaises et lestraînait autour de la salle en criant : « C’est papa à dada. »

Et la bonne elle-même regardait monsieur d’un œil émerveillé, ensongeant qu’il accompagnerait la voiture à cheval ; et pendanttous les repas elle l’écoutait parler d’équitation, raconter sesexploits de jadis, chez son père. Oh ! il avait été à bonneécole, et, une fois la bête entre ses jambes, il ne craignait rien,mais rien !

Il répétait à sa femme en se frottant les mains :

« Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je seraisenchanté. Tu verras comme je monte ; et, si tu veux nousreviendrons par les Champs-Elysées au moment du retour du Bois.Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fâché derencontrer quelqu’un du Ministère. Il n’en faut pas plus pour sefaire respecter de ses chefs. »

Au jour dit, la voiture et le cheval arrivèrent en même tempsdevant la porte. Il descendit aussitôt, pour examiner sa monture.Il avait fait coudre des sous-pieds à son pantalon, et manœuvraitune cravache achetée la veille.

Il leva et palpa, l’une après l’autre, les quatre jambes de labête, tâta le cou, les côtes, les jarrets, éprouva du doigt lesreins, ouvrit la bouche, examina les dents, déclara son âge, et,comme toute la famille descendait, il fit une sorte de petit coursthéorique et pratique sur le cheval en général et en particuliersur celui-là, qu’il reconnaissait excellent.

Quand tout le monde fut bien placé dans la voiture, il vérifiales sangles de la selle ; puis, s’enlevant sur un étrier, ilretomba sur l’animal, qui se mit à danser sous la charge et faillitdésarçonner son cavalier.

Hector, ému, tâchait de le calmer :

« Allons, tout beau, mon ami, tout beau. »

Puis, quand le porteur eut repris sa tranquillité et le portéson aplomb, celui-ci demanda :

« Est-on prêt ? »

Toutes les voix répondirent :

Oui. »

Alors, il commanda :

« En route ! »

Et la cavalcade s’éloigna.

Tous les regards étaient tendus vers lui, il trottait àl’anglaise en exagérant les ressauts. À peine était-il retombé surla selle qu’il rebondissait comme pour monter dans l’espace.Souvent il semblait prêt à s’abattre sur la crinière ; et iltenait ses yeux fixes devant lui, ayant la figure crispée et lesjoues pâles.

Sa femme, gardant sur ses genoux un des enfants, et la bonne quiportait l’autre, répétaient sans cesse :

« Regardez papa, regardez papa ! »

Et les deux gamins, grisés par le mouvement, la joie et l’airvif, poussaient des cris aigus. Le cheval, effrayé par cesclameurs, finit par prendre le galop, et, pendant que le cavaliers’efforçait de l’arrêter, le chapeau roula par terre. Il fallut quele cocher descendît de son siège pour ramasser cette coiffure, et,quand Hector l’eut reçue de ses mains, il s’adressa de loin à safemme :

« Empêche donc les enfants de crier comme ça : tu me feraisemporter ! »

On déjeuna sur l’herbe, dans les bois du Vésinet, avec lesprovisions déposées dans les coffres.

Bien que le cocher prît soin des trois chevaux, Hector à toutmoment se levait pour aller voir si le sien ne manquait de rien, etil le caressait sur le cou, lui faisant manger du pain, desgâteaux, du sucre.

Il déclara :

« C’est un rude trotteur. Il m’a même un peu secoué dans lespremiers moments ; mais tu as vu que je m’y suis vite remis :il a reconnu son maître, il ne bougera plus maintenant. »

Comme il avait été décidé, on revint par les Champs-Elysées.

La vaste avenue fourmillait de voitures. Et sur les côtés, lespromeneurs étaient si nombreux qu’on eût dit deux longs rubansnoirs se déroulant, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’à la place de laConcorde. Une averse de soleil tombait sur tout ce monde, faisaitétinceler le vernis des calèches, l’acier des harnais, les poignéesdes portières.

Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter cettefoule de gens, d’équipages et de bêtes. Et l’Obélisque, là-bas, sedressait dans une buée d’or.

Le cheval d’Hector, dès qu’il eut dépassé l’Arc de Triomphe, futsaisi soudain d’une ardeur nouvelle, et il filait à travers lesrues, au grand trot, vers l’écurie, malgré toutes les tentativesd’apaisement de son cavalier.

La voiture était loin maintenant, loin derrière ; et voilàqu’en face du Palais de l’industrie, l’animal se voyant du champ,tourna à droite et prit le galop.

Une vieille femme en tablier traversait la chaussée d’un pastranquille ; elle se trouvait juste sur le chemin d’Hector,qui arrivait à fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête, il semit à crier de toute sa force « Holà ! hé ! holà !là-bas ! »

Elle était sourde peut-être, car elle continua paisiblement saroute jusqu’au moment où, heurtée par le poitrail du cheval lancécomme une locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupesen l’air, après trois culbutes sur la tête.

Des voix criaient :

« Arrêtez-le ! »

Hector, éperdu, se cramponnait à la crinière en hurlant :

« Au secours ! »

Une secousse terrible le fit passer comme une balle par-dessusles oreilles de son coursier et tomber dans les bras d’un sergentde ville qui venait de se jeter à sa rencontre.

En une seconde, un groupe furieux, gesticulant, vociférant, seforma autour de lui. Un vieux monsieur, surtout, un vieux monsieurportant une grande décoration ronde et de grandes moustachesblanches, semblait exaspéré. Il répétait :

« Sacrebleu, quand on est maladroit comme ça, on reste chezsoi ! On ne vient pas tuer les gens dans la rue quand on nesait pas conduire un cheval. » Mais quatre hommes, portant lavieille, apparurent. Elle semblait morte, avec sa figure jaune etson bonnet de travers, tout gris de poussière.

« Portez cette femme chez un pharmacien, commanda le vieuxmonsieur, et allons chez le commissaire de police. »

Hector, entre les deux agents, se mit en route. Un troisièmetenait son cheval. Une foule suivait ; et soudain le breakparut. Sa femme s’élança, la bonne perdait la tête, les marmotspiaillaient. Il expliqua qu’il allait rentrer, qu’il avait renverséune femme, que ce n’était rien. Et sa famille, affolée,s’éloigna.

Chez le commissaire, l’explication fut courte. Il donna son nom,Hector de Gribelin, attaché au ministère de la Marine ; et onattendit des nouvelles de la blessée. Un agent envoyé auxrenseignements revint. Elle avait repris connaissance, mais ellesouffrait effroyablement en dedans, disait-elle. C’était une femmede ménage, âgée de soixante-cinq ans, et dénommée Mme Simon.

Quand il sut qu’elle n’était pas morte, Hector reprit espoir etpromit de subvenir aux frais de sa guérison. Puis il courut chez lepharmacien.

Une cohue stationnait devant la porte ; la bonne femme,affaissée dans un fauteuil, geignait les mains inertes, la faceabrutie. Deux médecins l’examinaient encore. Aucun membre n’étaitcassé, mais on craignait une lésion interne.

Hector lui parla :

« Souffrez-vous beaucoup ?

– Oh ! oui.

– Où ça ?

– C’est comme un feu que j’aurais dans les estomacs. »

Un médecin s’approcha :

« C’est vous, monsieur, qui êtes l’auteur del’accident ?

– Oui, monsieur.

– Il faudrait envoyer cette femme dans une maison desanté ; j’en connais une où on la recevrait à six francs parjour. Voulez-vous que je m’en charge ? »

Hector, ravi, remercia et rentra chez lui soulagé.

Sa femme l’attendait dans les larmes : il l’apaisa.

« Ce n’est rien, cette dame Simon va déjà mieux, dans troisjours, il n’y paraîtra plus ; je l’ai envoyée dans une maisonde santé ; ce n’est rien. »

Ce n’est rien !

En sortant de son bureau, le lendemain, il alla prendre desnouvelles de Mme Simon. Il la trouva en train de manger un bouillongras d’un air satisfait.

« Eh bien ? » dit-il.

Elle répondit :

« Oh ! mon pauv’monsieur ça n’change pas. Je me sensquasiment anéantie. N’y a pas de mieux. »

Le médecin déclara qu’il fallait attendre, une complicationpouvant survenir.

Il attendit trois jours, puis il revint. La vieille femme, leteint clair, l’œil limpide, se mit à geindre en l’apercevant :

« Je n’peux pu r’muer, mon pauv’monsieur ; je n’peux pu.J’en ai pour jusqu’à la fin de mes jours. » Un frisson courut dansles os d’Hector. Il demanda le médecin. Le médecin leva les bras:

« Que voulez-vous, monsieur, je ne sais pas, moi. Elle hurlequand on essaie de la soulever. On ne peut même changer de placeson fauteuil sans lui faire pousser des cris déchirants. Je doiscroire ce qu’elle me dit, monsieur ; je ne suis pas dedans.Tant que je ne l’aurai pas vue marcher, je n’ai pas le droit desupposer un mensonge de sa part. »

La vieille écoutait, immobile, l’œil sournois.

Huit jours se passèrent ; puis quinze, puis un mois.

Mme Simon ne quittait pas son fauteuil. Elle mangeait du matinau soir, engraissait, causait gaiement avec les autres malades,semblait accoutumée à l’immobilité comme si c’eût été le repos biengagné par ses cinquante ans d’escaliers montés et descendus, dematelas retournés, de charbon porté d’étage en étage, de coups debalai et de coups de brosse.

Hector, éperdu, venait chaque jour ; chaque jour il latrouvait tranquille et sereine, et déclarant :

« Je n’peux pu r’muer, mon pauv’monsieur, je n’peux pu. »

Chaque soir, Mme de Gribelin demandait, dévorée d’angoisse :

« Et Mme Simon ? »

Et, chaque fois, il répondait avec un abattement désespéré :

« Rien de changé, absolument rien ! » On renvoya la bonne,dont les gages devenaient trop lourds. On économisa davantageencore, la gratification tout entière y passa.

Alors Hector assembla quatre grands médecins qui se réunirentautour de la vieille. Elle se laissa examiner, tâter, palper, enles guettant d’un œil malin.

« Il faut la faire marcher », dit l’un.

Elle s’écria :

« Je n’peux pu, mes bons messieurs, je n’peux pu ! »

Alors ils l’empoignèrent, la soulevèrent, la traînèrent quelquespas ; mais elle leur échappa des mains et s’écroula sur leplancher en poussant des clameurs si épouvantables qu’ils lareportèrent sur son siège avec des précautions infinies.

Ils émirent une opinion discrète, concluant cependant àl’impossibilité du travail.

Et, quand Hector apporta cette nouvelle à sa femme, elle selaissa choir sur une chaise en balbutiant :

« Il vaudrait encore mieux la prendre ici, ça coûterait moinscher. »

Il bondit :

« Ici, chez nous, y penses-tu ? »

Mais elle répondit, résignée à tout maintenant, et avec deslarmes dans les yeux :

« Que veux-tu, mon ami, ce n’est pas ma faute !… »

Chapitre 12Un Réveillon

Je ne sais plus au juste l’année. Depuis un mois entier jechassais avec emportement, avec une joie sauvage, avec cette ardeurqu’on a pour les passions nouvelles.

J’étais en Normandie, chez un parent non marié, Jules deBanneville, seul avec lui, sa bonne, un valet et un garde dans sonchâteau seigneurial. Ce château, vieux bâtiment grisâtre entouré desapins gémissants, au centre de longues avenues de chênes oùgalopait le vent, semblait abandonné depuis des siècles. Un antiquemobilier habitait seul les pièces toujours fermées, où jadis cesgens dont on voyait les portraits accrochés dans un corridor aussitempétueux que les avenues recevaient cérémonieusement les noblesvoisins.

Quant à nous, nous nous étions réfugiés dans la cuisine, seulcoin habitable du manoir, une immense cuisine dont les lointainssombres s’éclairaient quand on jetait une bourrée nouvelle dans lavaste cheminée. Puis, chaque soir, après une douce somnolencedevant le feu, après que nos bottes trempées avaient fumé longtempset que nos chiens d’arrêt, couchés en rond entre nos jambes,avaient rêvé de chasse en aboyant comme des somnambules, nousmontions dans notre chambre.

C’était l’unique pièce qu’on eût fait plafonner et plâtrerpartout, à cause des souris. Mais elle était demeurée nue, blanchieseulement à la chaux, avec des fusils, des fouets à chiens et descors de chasse accrochés aux murs ; et nous nous glissionsgrelottants dans nos lits, aux deux coins de cette casesibérienne.

À une lieue en face du château, la falaise à pic tombait dans lamer ; et les puissants souffles de l’Océan, jour et nuit,faisaient soupirer les grands arbres courbés, pleurer le toit etles girouettes, crier tout le vénérable bâtiment, qui s’emplissaitde vent par ses tuiles disjointes, ses cheminées larges comme desgouffres, ses fenêtres qui ne fermaient plus.

Ce jour-là il avait gelé horriblement. Le soir était venu. Nousallions nous mettre à table devant le grand feu de la hautecheminée où rôtissaient un râble de lièvre flanqué de deux perdrixqui sentaient bon.

Mon cousin leva la tête : « Il ne fera pas chaud en se couchant», dit-il.

Indifférent, je répliquai : « Non, mais nous aurons du canardaux étangs demain matin. »

La servante, qui mettait notre couvert à un bout de la table etcelui des domestiques à l’autre bout, demanda : « Ces messieurssavent-ils que c’est ce soir le réveillon ? »

Nous n’en savions rien assurément, car nous ne regardions guèrele calendrier. Mon compagnon reprit : « Alors c’est ce soir lamesse de minuit. C’est donc pour cela qu’on a sonné toute lajournée ! »

La servante répliqua : « Oui et non, monsieur ; on a sonnéaussi parce que le père Fournel est mort. »

Le père Fournel, ancien berger, était une célébrité du pays. Agéde quatre-vingt-seize ans, il n’avait jamais été malade jusqu’aumoment où, un mois auparavant, il avait pris froid, étant tombédans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s’était mis aulit. Depuis lors il agonisait.

Mon cousin se tourna vers moi : « Si tu veux, dit-il, nous ironstout à l’heure voir ces pauvres gens. » Il voulait parler de lafamille du vieux, son petit-fils, âgé de cinquante-huit ans, et sapetite belle-fille, d’une année plus jeune. La générationintermédiaire n’existait déjà plus depuis longtemps. Ils habitaientune lamentable masure, à l’entrée du hameau, sur la droite.

Mais je ne sais pourquoi cette idée de Noël, au fond de cettesolitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, entête-à-tête, nous nous racontions des histoires de réveillonsanciens, des aventures de cette nuit folle, les bonnes fortunespassées et les réveils du lendemain, les réveils à deux avec leurssurprises hasardeuses, l’étonnement des découvertes.

De cette façon, notre dîner dura longtemps. De nombreuses pipesle suivirent ; et, envahis par ces gaietés de solitaires, desgaietés communicatives qui naissent soudain entre deux intimesamis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous direces souvenirs confidentiels du cœur qui s’échappent en ces heuresd’effusion.

La bonne, partie depuis longtemps, reparut : « Je vais à lamesse, monsieur.

– Déjà !

– Il est minuit moins trois quarts.

– Si nous allions aussi jusqu’à l’église ? demanda Jules :cette messe de Noël est bien curieuse aux champs. »

J’acceptai, et nous partîmes, enveloppés en nos fourrures dechasse.

Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L’aircru saisissait les poumons, desséchait la gorge. Le ciel profond,net et dur, était criblé d’étoiles qu’on eût dites pâlies par lagelée ; elles scintillaient non point comme des feux, maiscomme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Auloin, sur la terre d’airain, sèche et retentissante, les sabots despaysans sonnaient ; et, par tout l’horizon, les petitescloches des villages, tintant, jetaient leurs notes grêles commefrileuses aussi, dans la vaste nuit glacée.

La campagne ne dormait point. Des coqs, trompés par ces bruits,chantaient ; et en passant le long des étables, on entendaitremuer les bêtes troublées par ces rumeurs de vie.

En approchant du hameau, Jules se ressouvint des Fournel. «Voici leur baraque, dit-il : entrons ! »

Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine, qui sortait dechez elle pour se rendre à l’église, nous ayant aperçus : « Ilssont à la messe, messieurs : ils vont prier pour le père. »

« Nous les verrons en sortant », dit mon cousin.

La lune à son déclin profilait au bord de l’horizon sasilhouette de faucille au milieu de cette semaine infinie de grainsluisants jetés à poignée dans l’espace. Et par la campagne noire,des petits feux tremblants s’en venaient de partout vers le clocherpointu qui sonnait sans répit. Entre les cours des fermes plantéesd’arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, cesfeux, en rasant la terre. C’étaient des lanternes de corne queportaient les paysans devant leurs femmes en bonnet blanc,enveloppées de longues mantes noires, et suivies de mioches maléveillés, se tenant la main dans la nuit.

Par la porte ouverte de l’église, on apercevait le chœurilluminé. Une guirlande de chandelles d’un sou faisait le tour dela nef – et par terre, dans une chapelle à gauche, un gros EnfantJésus étalait sur de la vraie paille, au milieu des branches desapin, sa nudité rose et maniérée.

L’office commençait. Les paysans courbés, les femmes à genouxpriaient. Ces simples gens, relevés par la nuit froide,regardaient, tout remués, l’image grossièrement peinte, et ilsjoignaient les mains, naïvement convaincus autant qu’intimidés parl’humble splendeur de cette représentation puérile.

L’air glacé faisait palpiter les flammes. Jules me dit : «Sortons ! on est encore mieux dehors. »

Et sur la route déserte, pendant que tous les campagnardsprosternés grelottaient dévotement, nous nous mîmes à recauser denos souvenirs, si longtemps que l’office était fini quand nousrevînmes au hameau.

Un filet de lumière passait sous la porte des Fournel. « Ilsveillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvresgens, cela leur fera plaisir. »

Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce noire,vernie de saleté, avec ses solives vermoulues, brunies par letemps, était pleine d’une odeur suffocante de boudin grillé. Aumilieu de la grande table, sous laquelle la huche au pains’arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, unechandelle dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu’au plafondl’âcre fumée de sa mèche en champignon. Et les deux Fournel,l’homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.

Mornes, avec l’air navré et la face abrutie des paysans, ilsmangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette,posée entre eux, un grand morceau de boudin dégageait sa vapeurempestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec lapointe de leur couteau, l’écrasaient sur leur pain qu’ils coupaienten bouchées, puis mâchaient avec lenteur.

Quand le verre de l’homme était vide, la femme, prenant lacruche au cidre, le remplissait.

À notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nousoffrirent de « faire comme eux », et, sur notre refus, se remirentà manger.

Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda : «Eh bien, Anthime, votre grand-père est mort ?

– Oui, mon pauv’monsieur, il a passé tantôt. »

Le silence recommença. La femme, par politesse, moucha lachandelle. Alors, pour dire quelque chose, j’ajoutai : « Il étaitbien vieux. »

Sa petite belle-fille de cinquante-sept ans reprit : « Oh !son temps était terminé, il n’avait plus rien à faire ici. »

Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de cecentenaire, et je priai qu’on me le montrât.

Les deux paysans, jusque-là placides, s’émurent brusquement.Leurs yeux inquiets s’interrogèrent, et ils ne répondirent pas.

Mon cousin, voyant leur trouble, insista.

L’homme alors, d’un air soupçonneux et sournois, demanda : « Àquoi qu’ça vous servirait ?

– À rien, dit Jules, mais ça se fait tous les jours ;pourquoi ne voulez-vous pas le montrer ? »

Le paysan haussa les épaules. « Oh ! moi, j’veux ben ;seulement, à c’te heure-ci, c’est malaisé. »

Mille suppositions nous passaient dans l’esprit. Comme lespetits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraientface à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gensmécontents, qui semble dire : « Allez-vous-en », mon cousin parlaavec autorité : « Allons, Anthime, levez-vous, et conduisez-nousdans sa chambre. » Mais l’homme, ayant pris son parti, réponditd’un air renfrogné : « C’est pas la peine, il n’y est pu,monsieur.

Mais alors, où donc est-il ? »

La femme coupa la parole à son mari :

« J’vas vous dire : j’lavons mis jusqu’a d’main dans la huche,parce que j’avions point d’place. »

Et, retirant l’assiette au boudin, elle leva le couvercle deleur table, se pencha avec la chandelle pour éclairer l’intérieurdu grand coffre béant au fond duquel nous aperçûmes quelque chosede gris, une sorte de long paquet d’où sortait, par un bout, unetête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l’autrebout, deux pieds nus.

C’était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans sonmanteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieud’antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui.

Ses enfants avaient réveillonné dessus !

Jules, indigné, tremblant de colère, cria : « Pourquoi nel’avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes ?»

Alors la femme se mit à larmoyer, et très vite : « J’vas vousdire, mon bon monsieur, j’avons qu’un lit dans la maison.J’couchions avec lui auparavant puisque j’étions qu’trois. D’puisqu’il est si malade, j’couchons par terre ; c’est dur, monbrave monsieur, dans ces temps-ci. Eh ben, quand il a été trépassé,tantôt, j’nous sommes dit comme ça : Puisqu’il n’souffre pu,c’t’homme, à quoi qu’ça sert de l’laisser dans l’lit ?J’pouvons ben l’mettre jusqu’à d’main dans la huche, et j’pouvionspourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs !… »

Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement en claquant la porte,tandis que je le suivais, riant aux larmes.

Chapitre 13Mots d’Amour

Dimanche.

Mon gros coq chéri,

Tu ne m’écris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu asdonc cessé de m’aimer ? Pourquoi ? Qu’ai-je fait ?Dis-le-moi, je t’en supplie, mon cher amour ! Moi, je t’aimetant, tant, tant ! Je voudrais t’avoir toujours près de moi,et t’embrasser tout le jour, en te donnant, ô mon cœur, mon chataimé, tous les noms tendres qui me viendraient à la pensée. Jet’adore, je t’adore, je t’adore, ô mon beau coq.

Ta poulette

Sophie.

Lundi.

Ma chère amie,

Tu ne comprendras absolument rien à ce que je vais te dire.N’importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d’uneautre femme, elle lui sera peut-être profitable.

Si tu avais été sourde et muette, je t’aurais sans doute aiméelongtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles, voilàtout. Un poète a dit :

Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

En amour, vois-tu, on fait toujours chanter les rêves ;mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu’on lesinterrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompttoujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire desmots sublimes, et les mots sublimes n’éclosent pas dans les petitescaboches des jolies filles.

Tu ne comprends rien, n’est-ce pas ? Tant mieux. Jecontinue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plusadorables femmes que j’aie jamais vues.

Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de songe queles tiens, plus de promesses inconnues, plus d’infinid’amour ? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avecses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on diraitqu’il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique,quelque chose d’invraisemblablement suave, de doux à fairesangloter.

Alors tu m’appelles tranquillement : « Mon gros lapin adoré. »Et il me semble tout à coup que j’entre dans ta tête, que je voisfonctionner ton âme, ta petite âme de petite femme jolie, jolie,mais… et cela me gêne, vois-tu, me gêne beaucoup. J’aimerais mieuxne pas voir.

Tu continues à ne point comprendre, n’est-ce pas ? J’ycomptais.

Te rappelles-tu la première fois que tu es venue chez moi ?Tu es entrée brusquement avec une odeur de violette envolée de tesjupes ; nous nous sommes regardés longtemps sans dire un mot,puis embrassés comme des fous… puis… puis jusqu’au lendemain nousn’avons point parlé.

Mais, quand nous nous sommes quittés, nos mains tremblaient etnos yeux se disaient des choses, des choses… qu’on ne peut exprimerdans aucune langue. Du moins, je l’ai cru. Et tout bas, en mequittant, tu as murmuré : « À bientôt ! » – Voilà tout ce quetu as dit ; et tu ne t’imagineras jamais quel enveloppement derêve tu me laissais, tout ce que j’entrevoyais, tout ce que jecroyais deviner en ta pensée.

Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peuraffinés, un peu supérieurs, l’amour est un instrument si compliquéqu’un rien le détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamaisle ridicule de certaines choses quand vous aimez, et le grotesquedes expressions vous échappe.

Pourquoi une parole juste dans la bouche d’une petite femmebrune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d’unegrosse femme blonde ? Pourquoi le geste câlin de l’unesera-t-il déplacé chez l’autre ? Pourquoi certaines caressescharmantes de la part de celle-ci seront-elles gênantes de la partde celle-là ? Pourquoi ? Parce qu’il faut en tout, maisprincipalement en amour, une parfaite harmonie, une accordanceabsolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestationtendre, avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son âge,la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et laphysionomie de sa beauté.

Une femme de trente-cinq ans, à l’âge des grandes passionsviolentes, qui conserverait seulement un rien de la mièvreriecaressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pasqu’elle doit s’exprimer autrement, embrasser autrement, qu’elledoit être une Didon et non plus une Juliette, écœureraitinfailliblement neuf amants sur dix, même s’ils ne se rendaientnullement compte des raisons de leur éloignement.

Comprends-tu ? – Non. – Je l’espérais bien.

À partir du jour où tu as ouvert ton robinet à tendresses, cefut fini pour moi, mon amie.

Quelquefois nous nous embrassions cinq minutes, d’un seul baiserinterminable, éperdu, d’un de ces baisers qui font se fermer lesyeux, comme s’il pouvait s’en échapper par le regard, comme pourles conserver plus entiers dans l’âme enténébrée qu’ils ravagent.Puis, quand nous séparions nos lèvres, tu me disais en riant d’unrire clair : « C’est bon, mon gros chien ! » Alors je t’auraisbattue.

Car tu m’as donné successivement tous les noms d’animaux et delégumes que tu as trouvés sans doute dans La Cuisinière bourgeoise,Le Parfait jardinier et Les Eléments d’histoire naturelle à l’usagedes classes inférieures. Mais cela n’est rien encore.

La caresse d’amour est brutale, bestiale, et plus, quand on ysonge. Musset a dit :

Je me souviens encor de ces spasmes terribles,

De ces baisers muets, de ces muscles ardents,

De cet être absorbé, blême et serrant les dents.

S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.

ou grotesques !… Oh ! ma pauvre enfant, quel géniefarceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler tes mots… dela fin ?

Je les ai collectionnés, mais, par amour pour toi, je ne lesmontrerai pas.

Et puis tu manquais vraiment d’à-propos, et tu trouvais moyen delâcher un « Je t’aime ! » exalté en certaines occasions sisingulières, qu’il me fallait comprimer de furieuses envies derire. Il est des instants où cette parole-là : « Je t’aime ! »est si déplacée qu’elle en devient inconcevante, sache-le bien.

Mais tu ne me comprends pas.

Bien des femmes aussi ne me comprendront point et me jugerontstupide. Peu m’importe, d’ailleurs. Les affamés mangent engloutons, mais les délicats sont dégoûtés, et ils ont souvent, pourpeu de chose, d’invincibles répugnances. Il en est de l’amour commede la cuisine.

Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est que certainesfemmes qui connaissent si bien l’irrésistible séduction des bas desoie fins et brodés, et le charme exquis des nuances, etl’ensorcellement des précieuses dentelles cachées dans laprofondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxesecret, des dessous raffinés, toutes les subtiles délicatesses desélégances féminines, ne comprennent jamais l’irrésistible dégoûtque nous inspirent les paroles déplacées ou niaisement tendres.

Un mot brutal, parfois, fait merveille, fouette la chair, faitbondir le cœur. Ceux-là sont permis aux heures de combat. Celui deCambronne n’est-il pas sublime ? Rien ne choque qui vient àtemps. Mais il faut aussi savoir se taire, et éviter en certainsmoments les phrases à la Paul de Kock.

Et je t’embrasse passionnément, à condition que tu ne dirasrien.

René.

Chapitre 14Une Aventure Parisienne

Est-il un sentiment plus aigu que la curiosité chez lafemme ? Oh ! savoir, connaître, toucher ce qu’on arêvé ! Que ne ferait-elle pas pour cela ? Une femme,quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes lesfolies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, nereculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douéesde cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnableet froid, mais dont les trois compartiments secrets sont remplis :l’un d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de rusecolorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistiquée etredoutable ; le dernier enfin, de canaillerie charmante, detromperie exquise, de délicieuse perfidie, de toutes ces perversesqualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules,mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale,platement honnête jusque-là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulaitdans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elleélevait en femme irréprochable. Mais son cœur frémissait d’unecuriosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait àParis, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Lerécit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner sesdésirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée parles échos pleins de sous-entendus, par les voiles à demi soulevésen des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons dejouissances coupables et ravageantes.

De là-bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxemagnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflementrégulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec unfoulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont lesnoms apparaissent à la première page des journaux comme de grandesétoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vieaffolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiquesépouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité sicompliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre despassions humaines ; et toutes leurs maisons recelaientassurément des mystères d’amour, prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoirrien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusementmonotones et banales qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer.Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquillecomme un fruit d’hiver dans une armoire close ; mais rongée,ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si ellemourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sanss’être jetée une fois, une seule fois, tout entière, dans ce flotdes voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris,inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son marine pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons qui luipermettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deuxnuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disait-elle, des amis quidemeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir,sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’œil les grandscafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, quilui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel del’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgiesd’artistes et d’actrices ; rien ne lui révélait les temples deces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme lacaverne des Mille et une Nuits et ces catacombes de Rome, oùs’accomplissaient secrètement les mystères d’une religionpersécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaîtreaucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans satête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quandle hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée-d’Antin,elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelotsjaponais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté.Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potichesaux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, àl’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences,montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton,un énorme magot ventru, pièce unique, disait-il. Et à chaque phrasedu marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme unappel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, desmessieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’œil furtif etrapide, d’un coup d’œil comme il faut et manifestement respectueux,l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot deporcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids commedeux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : « Pour vous, monsieur Jean Varin, je lelaisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pourtout le monde ce serait quinze cents francs ; mais je tiens àma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ilsviennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnachm’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deuxflambeaux comme ça (sont-ils beaux, dites ?) à M. AlexandreDumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait,elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, maissongeant à la somme, et il ne s’occupait pas plus des regards ques’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’œil fixé effrontément sur lui,et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune.C’était Jean Varin lui-même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa lapotiche sur la table. « Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchant redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur JeanVarin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou.»

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours lebonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’esttrop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança : « Pour moi,dit-elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame.

– Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque-là ne l’avait pas même aperçue, seretourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête enobservateur, l’œil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il ladétailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flammequi jusque-là dormait en elle. Et puis une femme qui achète unbibelot de quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; etse tournant vers lui, la voix tremblante « Pardon, monsieur, j’aiété sans doute un peu vive, vous n’aviez peut-être pas dit votredernier mot. »

Il s’inclina : « Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, tout émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plustard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous.Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc meconnaissiez-vous ? » dit-il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses œuvres, futéloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant enelle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclamevivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout dumagasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est-cebeau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et ellefrissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec unIllustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les générauxqui vont donner l’assaut : « Monsieur, dit-elle, faites-moi ungrand, un très grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magotcomme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et quevous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant degrand cœur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien, je vais le porter chez voustout de suite ; où demeurez-vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayantdemandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle sesauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, nevoulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait àqui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et ils’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui semettait en route ; puis il s’assit à son côté, fortennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Commeils arrivaient devant la porte elle posa ses conditions : « Jeconsentirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela, si vousaccomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cetteheure-ci ? »

Après un peu d’hésitation : « Je me promène » dit-il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtoutles impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurshabitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites-vous tous les jours à cetteheure ? » dit-elle.

Il répondit en riant : « Je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors monsieur, allons prendrel’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait,et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elleétait folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : «Enfin, enfin ! »

Le temps passait, elle demanda : « Est-ce l’heure de votredîner ? »

Il répondit : « Oui, madame.

– Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir, que faites-vous ? »dit-elle.

Il la regarda fixement : « Cela dépend ; quelquefois jevais au théâtre.

– Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloiresuprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise auxfauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main « Il mereste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse… » Ellel’interrompit.

« À cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits ?

– Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toutesecouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des enviesde rester, avec, tout au fond du cœur, une bien ferme volontéd’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant sonémotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, uneallumette-bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite etse glissa dans le lit sans prononcer une parole ; et elleattendit blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’unnotaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à troisqueues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par letic-tac de la pendule ; et, immobile, songeant aux nuitsconjugales ; sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoiseelle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, toutrond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballongonflé au gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, desrenâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingtcheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement,fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ilsdevaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’uncoin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés.Elle se leva, s’habilla sans bruit, et, déjà elle avait ouvert àmoitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveillaen se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement sessens ; puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, ildemanda : « Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui, voicile matin. »

Il se mit sur son séant : « Voyons, dit-il, à mon tour, j’aiquelque chose à vous demander. »

Elle ne répondit pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonnédepuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait toutça, car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. «J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pasdrôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs,les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du mêmemouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies,ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux ; et, derue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchantautomatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelquechose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa têtela sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris aumatin.

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

Chapitre 15Deux Amis

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaientbien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. Onmangeait n’importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvierle long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de saculotte d’uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de sonétat et pantouflard par occasion, s’arrêta net devant un confrèrequ’il reconnut pour un ami. C’était M. Sauvage, une connaissance dubord de l’eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l’aurore,une canne en bambou d’une main, une boîte en fer-blanc sur le dos.Il prenait le chemin de fer d’Argenteuil, descendait à Colombes,puis gagnait à pied l’île Marante. À peine arrivé en ce lieu de sesrêves, il se mettait à pêcher ; il pêchait jusqu’à lanuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet etjovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autrepêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte àcôte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus ducourant ; et ils s’étaient pris d’amitié l’un pourl’autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ilscausaient ; mais ils s’entendaient admirablement sans riendire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeunifaisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buée quicoule avec l’eau, et versait dans le dos des deux enragés pêcheursune bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à sonvoisin : « Hein ! quelle douceur ! » et M. Sauvagerépondait : « Je ne connais rien de meilleur ». Et cela leursuffisait pour se comprendre et s’estimer.

À l’automne, vers la fin du jour, quand le ciel, ensanglanté parle soleil couchant, jetait dans l’eau des figures de nuagesécarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l’horizon,faisait rouge comme du feu entre les deux amis, et dorait lesarbres roussis déjà, frémissants d’un frisson d’hiver, M. Sauvageregardait en souriant Morissot et prononçait : « Quelspectacle ! » Et Morissot émerveillé répondait, sans quitterdes yeux son flotteur : « Cela vaut mieux que le boulevard,hein ! »

Dès qu’ils se furent reconnus, ils se serrèrent les mainsénergiquement, tout émus de se retrouver en des circonstances sidifférentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura : « En voilàdes événements ! » Morissot, très morne, gémit : « Et queltemps ! C’est aujourd’hui le premier beau jour de l’année.»

Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de lumière.

Ils se mirent à marcher côte à côte, rêveurs et tristes,Morissot reprit : « Et la pêche ? hein ! quel bonsouvenir ! »

M. Sauvage demanda : « Quand y retournerons-nous ? »

Ils entrèrent dans un petit café et burent ensemble uneabsinthe ; puis ils se remirent à se promener sur lestrottoirs.

Morissot s’arrêta soudain : « Une seconde verte, hein ? »M. Sauvage y consentit : « À votre disposition. » Et ilspénétrèrent chez un autre marchand de vins.

Ils étaient fort étourdis en sortant, troublés comme des gens àjeun dont le ventre est plein d’alcool. Il faisait doux. Une brisecaressante leur chatouillait le visage ; M. Sauvage, que l’airtiède achevait de griser, s’arrêta : « Si on y allait ? »

– Où ça ?

– À la pêche, donc.

– Mais où ?

– Mais à notre île. Les avant-postes français sont auprès deColombes. Je connais le colonel Dumoulin ; on nous laisserapasser facilement. »

Morissot frémit de désir : « C’est dit. J’en suis. » Et ils seséparèrent pour prendre leurs instruments.

Une heure après, ils marchaient côte à côte, sur la grand’route.Puis ils gagnèrent la villa qu’occupait le colonel. Il sourit deleur demande et consentit à leur fantaisie. Ils se remirent enmarche, munis d’un laissez-passer.

Bientôt ils franchirent les avant-postes, traversèrent Colombesabandonné, et se retrouvèrent au bord des petits champs de vignequi descendent vers la Seine. Il était environ onze heures.

En face, le village d’Argenteuil semblait mort. Les hauteursd’Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plainequi va jusqu’à Nanterre était vide, toute vide, avec ses cerisiersnus et ses terres grises.

M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura : « LesPrussiens sont là-haut ! » Et une inquiétude paralysait lesdeux amis devant ce pays désert.

Les Prussiens ! Ils n’en avaient jamais aperçu mais il lessentaient là depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France,pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et unesorte de terreur superstitieuse s’ajoutait à la haine qu’ilsavaient pour ce peuple inconnu et victorieux.

Morissot balbutia : « Hein ! si nous allions enrencontrer ? »

M. Sauvage répondit, avec cette gouaillerie parisiennereparaissant malgré tout : « Nous leur offririons une friture.»

Mais ils hésitaient à s’aventurer dans la campagne, intimidéspar le silence de tout l’horizon.

À la fin, M. Sauvage se décida : « Allons, en route ! maisavec précaution. » Et ils descendirent dans un champ de vigne,courbés en deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir,l’œil inquiet, l’oreille tendue.

Une bande de terre nue restait à traverser pour gagner le borddu fleuve. Ils se mirent à courir ; et dès qu’ils eurentatteint la berge, ils se blottirent dans les roseaux secs.

Morissot colla sa joue par terre pour écouter si on ne marchaitpas dans les environs. Il n’entendit rien. Ils étaient bien seuls,tout seuls.

Ils se rassurèrent et se mirent à pêcher.

En face d’eux, l’île Marante abandonnée les cachait à l’autreberge. La petite maison du restaurant était close, semblaitdélaissée depuis des années.

M. Sauvage prit le premier goujon. Morissot attrapa le second,et d’instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petitebête argentée frétillant au bout du fil ; une vraie pêchemiraculeuse.

Ils introduisaient délicatement les poissons dans une poche defilet à mailles très serrées, qui trempait à leurs pieds, et unejoie délicieuse les pénétrait, cette joie qui vous saisit quand onretrouve un plaisir aimé dont on est privé depuis longtemps.

Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les épaules ;ils n’écoutaient plus rien ; ils ne pensaient plus àrien ; ils ignoraient le reste du monde ; ilspêchaient.

Mais soudain un bruit sourd qui semblait venir de sous terre fittrembler le sol. Le canon se remettait à tonner.

Morissot tourna la tête, et par-dessus la berge il aperçut,là-bas, sur la gauche, la grande silhouette du Mont-Valérien, quiportait au front une aigrette blanche, une buée de poudre qu’ilvenait de cracher.

Et aussitôt un second jet de fumée partit du sommet de laforteresse ; et quelques instants après une nouvelledétonation gronda.

Puis d’autres suivirent, et de moment en moment, la montagnejetait son haleine de mort, soufflait ses vapeurs laiteuses quis’élevaient lentement dans le ciel calme, faisaient un nuageau-dessus d’elle.

M. Sauvage haussa les épaules : « Voilà qu’ils recommencent »,dit-il.

Morissot, qui regardait anxieusement plonger coup sur coup laplume de son flotteur, fut pris soudain d’une colère d’hommepaisible contre ces enragés qui se battaient ainsi, et il grommela: « Faut-il être stupide pour se tuer comme ça ! »

M. Sauvage reprit : « C’est pis que des bêtes. »

Et Morissot qui venait de saisir une ablette, déclara : « Etdire que ce sera toujours ainsi tant qu’il y aura desgouvernements. »

M. Sauvage l’arrêta : « La République n’aurait pas déclaré laguerre… »

Morissot l’interrompit : « Avec les rois on a la guerre audehors ; avec la République on a la guerre au dedans. »

Et tranquillement ils se mirent à discuter, débrouillant lesgrands problèmes politiques avec une raison saine d’hommes doux etbornés, tombant d’accord sur ce point, qu’on ne serait jamaislibres. Et le Mont-Valérien tonnait sans repos, démolissant à coupsde boulet des maisons françaises, broyant des vies, écrasant desêtres, mettant fin à bien des rêves ; à bien des joiesattendues, à bien des bonheurs espérés, ouvrant en des cœurs defemmes, en des cœurs de filles, en des cœurs de mères, là-bas, end’autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus.

« C’est la vie », déclara M. Sauvage.

« Dites plutôt que c’est la mort », reprit en riantMorissot.

Mais ils tressaillirent effarés, sentant bien qu’on venait demarcher derrière eux ; et ayant tourné les yeux, ilsaperçurent, debout contre leurs épaules, quatre hommes, quatregrands hommes armés et barbus, vêtus comme des domestiques enlivrée et coiffés de casquettes plates, les tenant en joue au boutde leurs fusils.

Les deux lignes s’échappèrent de leurs mains et se mirent àdescendre la rivière.

En quelques secondes, ils furent saisis, emportés, jetés dansune barque et passés dans l’île.

Et derrière la maison qu’ils avaient crue abandonnée, ilsaperçurent une vingtaine de soldats allemands.

Une sorte de géant velu, qui fumait, à cheval sur une chaise,une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent français: « Eh bien, messieurs, avez-vous fait bonne pêche ? »

Alors un soldat déposa aux pieds de l’officier le filet plein depoissons qu’il avait eu soin d’emporter. Le Prussien sourit : «Eh ! eh ! je vois que ça n’allait pas mal. Mais il s’agitd’autre chose. Ecoutez-moi et ne vous troublez pas.

« Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Jevous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pêcher,afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes tombés entre mesmains, tant pis pour vous ; c’est la guerre. Mais comme vousêtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un motd’ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d’ordre et je vous faisgrâce. »

Les deux amis, livides, côte à côte, les mains agitées d’unléger tremblement nerveux, se taisaient.

L’officier reprit : « Personne ne le saura jamais, vousrentrerez paisiblement. Le secret disparaîtra avec vous. Si vousrefusez, c’est la mort, et tout de suite. Choisissez ? »

Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la bouche.

Le Prussien, toujours calme, reprit en étendant la main vers larivière : « Songez que dans cinq minutes vous serez au fond decette eau. Dans cinq minutes ! Vous devez avoir desparents ? »

Le Mont-Valérien tonnait toujours.

Les deux pêcheurs restaient debout et silencieux. L’Allemanddonna des ordres dans sa langue. Puis il changea sa chaise de placepour ne pas se trouver trop près des prisonniers ; et douzehommes vinrent se placer à vingt pas, le fusil au pied.

L’officier reprit : « Je vous donne une minute, pas deuxsecondes de plus. »

Puis il se leva brusquement, s’approcha des deux Français, pritMorissot sous le bras, l’entraîna plus loin, lui dit à voix basse :« Vite, ce mot d’ordre ? Votre camarade ne saura rien, j’aurail’air de m’attendrir. »

Morissot ne répondit rien.

Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et lui posa la mêmequestion.

M. Sauvage ne répondit pas.

Ils se retrouvèrent côte à côte.

Et l’officier se mit à commander. Les soldats élevèrent leursarmes.

Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet pleinde goujons, resté dans l’herbe, à quelques pas de lui.

Un rayon de soleil faisait briller le tas de poisson quis’agitaient encore. Et une défaillance l’envahit. Malgré sesefforts, ses yeux s’emplirent de larmes.

Il balbutia : « Adieu, monsieur Sauvage. »

M. Sauvage répondit : « Adieu, monsieur Morissot. »

Ils se serrèrent la main, secoués des pieds à la tête pard’invincibles tremblements.

L’officier cria : « Feu ! »

Les douze coups n’en firent qu’un.

M. Sauvage tomba d’un bloc sur le nez. Morissot, plus grand,oscilla, pivota et s’abattit en travers sur son camarade, le visageau ciel, tandis que des bouillons de sang s’échappaient de satunique crevée à la poitrine.

L’Allemand donna de nouveaux ordres.

Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent avec des cordes etdes pierres qu’ils attachèrent aux pieds des deux morts ; puisils les portèrent sur la berge.

Le Mont-Valérien ne cessait pas de gronder, coiffé maintenantd’une montagne de fumée.

Deux soldats prirent Morissot par la tête et par lesjambes ; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon.Les corps, un instant balancés avec force, furent lancés au loin,décrivirent une courbe, puis plongèrent, debout, dans le fleuve,les pierres entraînant les pieds d’abord.

L’eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandisque de toutes petites vagues s’en venaient jusqu’aux rives. Un peude sang flottait.

L’officier, toujours serein, dit à mi-voix : « C’est le tour despoissons maintenant. »

Puis il revint vers la maison.

Et soudain il aperçut le filet aux goujons dans l’herbe. Il leramassa, l’examina, sourit, cria : « Wilhelm ! »

Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetantla pêche des deux fusillés, commanda : « Fais-moi frire tout desuite ces petits animaux-là pendant qu’ils sont encore vivants. Cesera délicieux. »

Puis il se remit à fumer sa pipe.

Chapitre 16Le Voleur

« Puisque je vous dis qu’on ne la croira pas.

– Racontez tout de même.

– Je le veux bien. Mais j’éprouve d’abord le besoin de vousaffirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelqueinvraisemblable qu’elle paraisse. Les peintres seuls nes’étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque oùl’esprit farceur sévissait si bien qu’il nous hantait encore dansles circonstances les plus graves. »

Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.

Ceci se passait dans la salle à manger d’un hôtel deBarbizon.

Il reprit : « Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvreSorieul, aujourd’hui mort, le plus enragé de nous. Nous étionstrois seulement : Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois ;mais je n’oserais affirmer que c’était lui. Je parle, bien entendu,du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non dupaysagiste, bien vivant et plein de talent.

Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nousétions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyéeil est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en cetemps-là. Etendus sur des tapis, nous discourions extravagammentdans la petite chambre qui touchait à l’atelier. Sorieul, le dos àterre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait surles uniformes de l’Empire, et soudain se levant, il prit dans sagrande armoire aux accessoires une tunique complète de hussard, ets’en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumeren grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l’empoignâmes, et,après l’avoir déshabillé, nous l’introduisîmes dans un uniformeimmense où il fut englouti.

Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fitexécuter un mouvement compliqué. Puis il s’écria : « Puisque noussommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards. »

Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flammes’éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleinegueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadisles vieux troupiers de la grande armée.

Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presquemaître de lui, nous fit taire, puis, après un silence de quelquessecondes, il dit à mi-voix : « Je suis sûr qu’on a marché dansl’atelier. » Sorieul se leva comme il put, et s’écria : « Unvoleur ! quelle chance ! » Puis, soudain, il entonna laMarseillaise :

Aux armes, citoyens !

Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nosuniformes. J’eus une sorte de mousquet et un sabre ; LePoittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, netrouvant pas ce qu’il fallait, s’empara d’un pistolet d’arçon qu’ilglissa dans sa ceinture, et d’une hache d’abordage qu’il brandit.Puis il ouvrit avec précaution la porte de l’atelier, et l’arméeentra sur le territoire suspect.

Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toilesimmenses, de meubles, d’objets singuliers et inattendus, Sorieulnous dit : « Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi,les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l’ennemi, c’est-à-diredonner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu serasmon escorte. »

J’exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros destroupes qui opérait une reconnaissance.

Au moment où j’allais le rattraper derrière un grand paravent,un bruit furieux éclata. Je m’élançai, portant toujours une bougieà la main. Le Poittevin venait de traverser d’un coup de baïonnettela poitrine d’un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups dehache. L’erreur reconnue, le général commanda : « Soyons prudents», et les opérations recommencèrent.

Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins etrecoins de l’atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l’idéed’ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j’avançaimon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait ; unhomme était là, un homme vivant, qui m’avait regardé.

Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, eton tint de nouveau conseil.

Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfumer levoleur. Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Jeproposai de faire sauter le placard avec de la poudre.

L’avis de Le Poittevin prévalut ; et, pendant qu’il montaitla garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste dupunch et nos pipes ; puis on s’installa devant la portefermée, et on but au prisonnier.

Au bout d’une demi-heure, Sorieul dit : « C’est égal, jevoudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par laforce ? »

Je criai : « Bravo ! » Chacun s’élança sur ses armes ;la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistoletqui n’était pas chargé, se précipita le premier.

Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyabledans l’ombre ; et après cinq minutes d’une lutteinvraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit àcheveux blancs, sordide et déguenillé.

On lui lia les pieds et les mains, puis on l’assit dans unfauteuil. Il ne prononça pas une parole.

Alors Sorieul, pénétré d’une ivresse solennelle, se tourna versnous :

« Maintenant nous allons juger ce misérable. »

J’étais tellement gris que cette proposition me parut toutenaturelle.

Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi desoutenir l’accusation.

Il fut condamné à mort à l’unanimité moins une voix, celle deson défenseur.

« Nous allons l’exécuter », dit Sorieul. Mais un scrupule luivint : « Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de lareligion. Si on allait chercher un prêtre ? » J’objectai qu’ilétait tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office ;et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.

L’homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, sedemandant à quel genre d’êtres il avait affaire. Alors il articulad’une voix creuse, brûlée par l’alcool « Vous voulez rire, sansdoute. » Mais Sorieul l’agenouilla de force, et, de crainte que sesparents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur lecrâne un verre de rhum.

Puis il dit :

« Confesse-toi à monsieur ; ta dernière heure a sonné.»

Eperdu, le vieux gredin se mit à crier :

« Au secours ! » avec une telle force qu’on fut contraintde le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors ilse roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles,crevant les toiles. À la fin, Sorieul, impatienté, cria : «Finissons-en. » Et visant le misérable étendu par terre, il pressala détente de son pistolet. Le chien tomba avec un bruit sec.Emporté par l’exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était àpierre, lança une étincelle dont je fus surpris.

Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles : « Avons-nousbien le droit de tuer cet homme ? »

Sorieul, stupéfait, répondit : « Puisque nous l’avons condamné àmort ! »

Mais Le Poittevin reprit : « On ne fusille pas les civils,celui-ci doit être livré au bourreau. Il faut le conduire au poste.»

L’argument nous parut concluant. On ramassa l’homme, et comme ilne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle,solidement attaché, et je l’emportai avec Le Poittevin, tandis queSorieul, armé jusqu’aux dents, fermait la marche.

Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste,mandé, nous reconnut, et, comme chaque jour il était témoin de nosfarces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il secontenta de rire et refusa notre prisonnier.

Sorieul insista : alors le soldat nous invita sévèrement àretourner chez nous sans faire de bruit.

La troupe se remit en route et rentra dans l’atelier. Jedemandai : « Qu’allons-nous faire du voleur ? »

Le Poittevin, attendri, affirma qu’il devait être bien fatigué,cet homme. En effet, il avait l’air agonisant, ainsi ficelé,bâillonné, ligaturé sur sa planche.

Je fus pris à mon tour d’une pitié violente, une pitiéd’ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai : « Eh bien,mon pauv’vieux, comment ça va-t-il ? »

Il gémit : « J’en ai assez, nom d’un chien ! » AlorsSorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fitasseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes toustrois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquilledans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, onlui tendit un verre – nous lui aurions volontiers soutenu la tête,et on trinqua.

Le prisonnier but autant qu’un régiment. Mais, comme le jourcommençait à paraître, il se leva, et, d’un air fort calme : « Jevais être obligé de vous quitter, parce qu’il faut que je rentrechez moi. »

Nous fûmes désolés ; on voulut le retenir, mais il serefusa à rester plus longtemps.

Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l’éclairadans le vestibule. en criant : « Prenez garde à la marche sous laporte cochère. »

On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sapipe, et il ajouta, en se campant en face de nous.

« Mais le plus drôle de mon histoire c’est qu’elle est vraie.»

Chapitre 17Nuit de Nöel

« Le Réveillon ! le Réveillon ! Ah ! mais non, jene réveillonnerai pas ! »

Le gros Henri Templier disait cela d’une voix furieuse, comme sion lui eût proposé une infamie.

Les autres, riant, s’écrièrent : « Pourquoi te mets-tu encolère ? »

Il répondit : « Parce que le réveillon m’a joué le plus saletour du monde, et que j’ai gardé une insurmontable horreur pourcette nuit stupide de gaieté imbécile.

– Quoi donc ?

– Quoi ? Vous voulez le savoir ? Eh bien, écoutez:

Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, àcette époque ; un froid à tuer les pauvres dans la rue. LaSeine gelait, les trottoirs glaçaient les pieds à travers lessemelles des bottines ; le monde semblait sur le point decrever.

J’avais alors un gros travail en train et je refusai touteinvitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant unetable. Je dînai seul ; puis je me mis à l’œuvre. Mais voilàque, vers dix heures, la pensée de la gaieté courant Paris, lebruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs desouper de mes voisins, entendus à travers les cloisons,m’agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais ; j’écrivaisdes bêtises ; et je compris qu’il fallait renoncer à l’espoirde produire quelque chose de bon cette nuit-là.

Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m’assis, je merelevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joiedu dehors, et je me résignai.

Je sonnai ma bonne et je lui dis : « Angèle, allez m’acheter dequoi souper à deux : des huîtres, un perdreau froid, desécrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles dechampagne : mettez le couvert et couchez-vous. »

Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j’endossai monpardessus, et je sortis.

Une grosse question restait à résoudre : Avec qui allais-jeréveillonner ? Mes amies étaient invitées partout. Pour enavoir une, il aurait fallu m’y prendre d’avance. Alors, je songeaià faire en même temps une bonne action. Je me dis : Paris est pleinde pauvres et belles filles qui n’ont pas un souper sur la planche,et qui errent en quête d’un garçon généreux. Je veux être laProvidence de Noël d’une de ces déshéritées.

Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner,chasser, choisir à mon gré.

Et je me mis à parcourir la ville.

Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchantaventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, oumaigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées.

J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Pluselles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me faitperdre la raison.

Soudain, en face du théâtre des Variétés, j’aperçus un profil àmon gré. Une tête, puis, par-devant, deux bosses, celle de lapoitrine, fort belle, celle du dessous surprenante : un ventred’oie grasse. J’en frissonnai, murmurant : « Sacristi, la bellefille ! » Un point me restait à éclaircir : le visage.

Le visage, c’est le dessert ; le reste c’est… c’est lerôti.

Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous unbec de gaz, je me retournai brusquement. Elle était charmante,toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.

Je fis ma proposition qu’elle accepta sans hésitation.

Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés dans monappartement.

Elle dit en entrant : « Ah ! on est bien ici. »

Et elle regarda autour d’elle avec la satisfaction visibled’avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elleétait superbe, tellement jolie qu’elle m’étonnait, et grosse àravir mon cœur pour toujours.

Elle ôta son manteau, son chapeau, s’assit et se mit àmanger ; mais elle ne paraissait pas en train, et parfois safigure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d’unchagrin caché.

Je lui demandai : « Tu as des embêtements ? »

Elle répondit : « Bah ! oublions tout. »

Et elle se mit à boire. Elle vidait d’un trait son verre dechampagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.

Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues ; et ellecommença à rire.

Moi, je l’adorais déjà, l’embrassant à pleine bouche, découvrantqu’elle n’était ni bête, ni commune, ni grossière comme les fillesdu trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit: « Mon petit, cela ne te regarde pas ! »

Hélas ! une heure plus tard…

Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant quej’enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabillahâtivement et se glissa sous les couvertures.

Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantantcomme des fous ; et je me disais : « J’ai eu rudement raisond’aller chercher cette belle fille ; je n’aurai jamais putravailler. »

Un profond gémissement me fit retourner. Je demandai : «Qu’as-tu, ma chatte ? » Elle ne répondit pas, mais ellecontinuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eûtsouffert horriblement.

Je repris : « Est-ce que tu te trouves indisposée ? » Etsoudain elle jeta un cri, un cri déchirant. Je me précipitai, unebougie à la main.

Son visage était décomposé par la douleur, et elle se tordaitles mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes degémissements sourds qui semblent des râles et qui font défaillir lecœur.

Je demandai, éperdu : « Mais qu’as-tu ? dis-moi,qu’as-tu ? »

Elle ne répondit pas et se mit à hurler.

Tout à coup les voisins se turent, écoutant ce qui se passaitchez moi.

Je répétais : « Où souffres-tu, dis-moi, où souffres-tu ?»

Elle balbutia : « Oh ! mon ventre ! mon ventre !» D’un seul coup je relevai la couverture, et j’aperçus…

Elle accouchait, mes amis.

Alors je perdis la tête ; je me précipitai sur le mur queje heurtai à coups de poing, de toute ma force, en vociférant : «Au secours, au secours ! »

Ma porte s’ouvrit ; une foule se précipita chez moi, deshommes en habit, des femmes décolletées, des Pierrots, des Turcs,des Mousquetaires. Cette invasion m’affola tellement que je nepouvais même plus m’expliquer.

Eux, ils avaient cru à quelque accident, à un crime peut-être,et ne comprenait plus.

Je dis enfin : « C’est… c’est… cette… cette femme qui… quiaccouche. »

Alors tout le monde l’examina, dit son avis. Un capucin surtoutprétendait s’y connaître, et voulait aider la nature.

Ils étaient gris comme des ânes. Je crus qu’ils allaient latuer ; et je me précipitai, nu-tête, dans l’escalier, pourchercher un vieux médecin qui habitait dans une rue voisine.

Quand je revins avec le docteur, toute ma maison étaitdebout ; on avait rallumé le gaz de l’escalier ; leshabitants de tous les étages occupaient mon appartement ;quatre débardeurs attablés achevaient mon champagne et mesécrevisses.

À ma vue, un cri formidable éclata, et une laitière me présentadans une serviette un affreux petit morceau de chair ridée,plissée, geignante, miaulant comme un chat ; et elle me dit :« C’est une fille. »

Le médecin examina l’accouchée, déclara douteux son état,l’accident ayant eu lieu immédiatement après un souper, et ilpartit en annonçant qu’il allait m’envoyer immédiatement unegarde-malade et une nourrice.

Les deux femmes arrivèrent une heure après, apportant un paquetde médicaments.

Je passai la nuit dans un fauteuil, trop éperdu pour réfléchiraux suites.

Dès le matin, le médecin revint. Il trouva la malade assezmal.

Il me dit : « Votre femme, monsieur… »

Je l’interrompis : « Ce n’est pas ma femme. »

Il reprit : « Votre maîtresse, peu m’importe. » Et il énumérales soins qu’il lui fallait, le régime, les remèdes.

Que faire ? Envoyer cette malheureuse à l’hôpital ?J’aurais passé pour un manant dans toute la maison, dans tout lequartier.

Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines.

L’enfant ? Je l’envoyai chez des paysans de Poissy. Il mecoûte encore cinquante francs par mois. Ayant payé dans le début,me voici forcé de payer jusqu’à ma mort.

Et, plus tard, il me croira son père.

Mais, pour comble de malheur, quand la fille a été guérie… ellem’aimait… elle m’aimait éperdument, la gueuse !

– Eh bien ?

– Eh bien, elle était devenue maigre comme un chat degouttières ; et j’ai flanqué dehors cette carcasse qui meguette dans la rue, se cache pour me voir passer, m’arrête le soirquand je sors, pour me baiser la main, m’embête enfin à me rendrefou.

Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai plus jamais.

Chapitre 18Le Remplaçant

« Mme Bonderoi ?

– Oui, Mme Bonderoi.

– Pas possible ?

– Je – vous – le – dis.

– Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, ladévote, la sainte, l’honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveuxfollets et faux ont l’air collé, autour du crâne ?

– Elle-même.

– Oh ! voyons, vous êtes fou ?

– Je – vous – le – jure.

– Alors, dites-moi tous les détails ?

– Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l’ancien notaire, MmeBonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son serviceparticulier. C’est une de ces respectables bourgeoises à vicessecrets et à principes inflexibles, comme il en est beaucoup. Elleaimait les beaux garçons ; quoi de plus naturel ?N’aimons-nous pas les belles filles ?

Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivreen rentière paisible et irréprochable. Elle fréquentait assidûmentl’église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rienà dire sur elle.

Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vousconnaissez, pincée, surie, mauvaise.

Or, voici l’aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier :

Mon ami Jean d’Anglemare est, vous le savez, capitaine auxdragons, caserné dans le faubourg de la Rivette.

En arrivant au quartier, l’autre matin, il apprit que deuxhommes de sa compagnie s’étaient flanqué une abominable tripotée.L’honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Aprèsl’affaire, les soldats se réconcilièrent, et interrogés par leurofficier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s’étaientbattus pour Mme Bonderoi.

– Oh !

– Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi ! »

Mais je laisse la parole au cavalier Siballe :

« Voilà l’affaire, mon capitaine. Y a z’environ dix-huit mois,je me promenais sur le cours, entre six et sept heures du soir,quand une particulière m’aborda.

Elle me dit, comme elle m’avait demandé son chemin : «Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix francs parsemaine ? »

Je lui répondis sincèrement : « À vot’service, madame. »

Alors ell’me dit : « Venez me trouver demain, à midi. Je suisMme Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.

– J’n’y manquerai pas, madame, soyez tranquille. »

Puis, ell’me quitta d’un air content en ajoutant : « Je vousremercie bien, militaire.

– C’est moi qui vous remercie, madame. »

Ça ne laissa pas que d’me taquiner jusqu’au lendemain.

À midi, je sonnais chez elle.

Ell’vint m’ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubanssur la tête.

« Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer.»

Je répondis : « Je veux bien me dépêcher. Qu’est-ce qu’il fautfaire ? »

Alors, elle se mit à rire et riposta : « Tu ne comprends pas,gros malin ? »

Je n’y étais plus, mon capitaine, parole d’honneur.

Ell’vint s’asseoir tout près de moi, et me dit : « Si tu répètesun mot de tout ça, je te ferai mettre en prison. Jure que tu serasmuet. »

Je lui jurai ce qu’ell’voulut. Mais je ne comprenais toujourspas. J’en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casqueoùsqu’était mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m’essuyales cheveux des tempes. Puis v’là qu’ell’m’embrasse et qu’ell’mesouffle dans l’oreille :

« Alors, tu veux bien ? »

Je répondis : « Je veux bien ce que vous voudrez, madame,puisque je suis venu pour ça. »

Alors ell’se fit comprendre ouvertement par des manifestations.Quand j’vis de quoi il s’agissait, je posai mon casque sur unechaise ; et je lui montrai que dans les dragons on ne reculejamais, mon capitaine.

Ce n’est pas que ça me disait beaucoup, car la particulièren’était pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer tropregardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puison a de la famille qu’il faut soutenir. Je me disais : « Y auracent sous pour le père, là-dessus. »

Quand la corvée a été faite, mon capitaine, je me suis mis enposition de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte passitôt. Mais je lui dis : « Chacun son dû, madame. Un p’tit verre çacoûte deux sous, et deux p’tits verres, ça coûte quatre sous. »

Ell’comprit bien le raisonnement et me mit un p’tit napoléon dedix balles au fond de la main. Ça ne m’allait guère, c’temonnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand lespantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes,ou bien on ne la retrouve pas.

Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça,ell’me contemple ; et puis ell’devient rouge, et ell’se trompesur ma physionomie, et ell’me demande :

« Est-ce que tu trouves que c’est pas assez ? » Je luiréponds :

« Ce n’est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vousfaisait rien, j’aimerais mieux deux pièces de cent sous. »

Ell’me les donna et je m’éloignai.

Or, voilà dix-huit mois que ça dure, mon capitaine. J’y vas tousles mardis, le soir, quand vous consentez à me donner permission.Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.

Or donc, la semaine dernière, je me trouvai indisposé ; etil me fallut tâter de l’infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen desortir ; et je me mangeais les sangs par rapport aux dixballes dont je me trouve accoutumé.

Je me dis : « Si personne y va, je suis rasé ; qu’elleprendra pour sûr un artilleur. » Et ça me révolutionnait.

Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays ; etje lui dis la chose : « Y aura cent sous pour toi, cent sous pourmoi, c’est convenu. »

Y consent, et le v’là parti. J’y avais donné les renseignements.Y frappe ; ell’ouvre ; ell’le fait entrer ; ell’l’yregarde pas la tête et s’aperçoit point qu’c’est pas le même.

Vous comprenez, mon capitaine, un dragon et un dragon, quand ilsont le casque, ça se ressemble.

Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell’demanded’un air de colère :

« Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vousvoulez ? Je ne vous connais pas, moi ? »

Alors Paumelle s’explique. Il démontre que je suis indisposé etil expose que je l’ai envoyé pour remplaçant.

Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis ellel’accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n’est pas malaussi de sa personne.

Mais quand ce limier-là fut revenu, mon capitaine, il ne voulaitplus me donner mes cent sous. Si ça avait été pour moi, j’auraisrien dit, mais c’était pour le père ; et là-dessus, pas deblague.

Je lui dis :

« T’es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon, que tudéconsidères l’uniforme. »

Il a levé la main, mon capitaine, en disant que c’te corvée-là,ça valait plus du double.

Chacun son jugement, pas vrai ? Fallait point qu’ilaccepte. J’y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissancedu reste.

Le capitaine d’Anglemare riait aux larmes en me disantl’histoire. Mais il m’a fait aussi jurer le secret qu’il avaitgaranti aux deux soldats.

« Surtout, n’allez pas me trahir, gardez ça pour vous, vous mele promettez ?

– Oh ! ne craignez rien. Mais comment tout cela s’est-ilarrangé en définitive ?

– Comment ? Je vous le donne en mille !… La mèreBonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant chacun leurjour. De cette façon, tout le monde est content.

– Oh ! elle est bien bonne, bien bonne !

– Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale estsatisfaite. »

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