Manon Lescaut

Ma présence et les politesses deM.&|160;de&|160;T… dissipèrent tout ce qui pouvait rester dechagrin à Manon. Oublions nos terreurs passées, ma chère âme, luidis-je en arrivant, et recommençons à vivre plus heureux quejamais. Après tout, l’amour est un bon maître&|160;; la fortune nesaurait nous causer autant de peines qu’il nous fait goûter deplaisirs. Notre souper fut une vraie scène de joie. J’étais plusfier et plus content, avec Manon et mes cent pistoles, que le plusriche partisan de Paris avec ses trésors entassés. Il faut compterses richesses par les moyens qu’on a de satisfaire ses désirs. Jen’en avais pas un seul à remplir&|160;; l’avenir même me causaitpeu d’embarras. J’étais presque sûr que mon père ne ferait pasdifficulté de me donner de quoi vivre honorablement à Paris, parcequ’étant dans ma vingtième année, j’entrais en droit d’exiger mapart du bien de ma mère. Je ne cachai point à Manon que le fond demes richesses n’était que de cent pistoles. C’était assez pourattendre tranquillement une meilleure fortune, qui semblait ne mepouvoir manquer, soit par mes droits naturels ou par les ressourcesdu jeu.

Ainsi, pendant les premières semaines, je nepensai qu’à jouir de ma situation&|160;; et la force de l’honneurautant qu’un reste de ménagement pour la police, me faisaitremettre de jour en jour à renouer avec les associés de l’hôtel deT…, je me réduisis à jouer dans quelques assemblées moins décriées,où ma faveur du sort m’épargna l’humiliation d’avoir recours àl’industrie. J’allais passer à la ville une partie de l’après-midi,et je revenais souper à Chaillot, accompagné fort souvent deM.&|160;de&|160;T…, dont l’amitié croissait de jour en jour pournous. Manon trouva des ressources contre l’ennui. Elle se lia, dansle voisinage, avec quelques jeunes personnes que le printemps yavait ramenées. La promenade et les petits exercices de leur sexefaisaient alternativement leur occupation. Une partie de jeu, dontelles avaient réglé les bornes, fournissait aux frais de lavoiture. Elles allaient prendre l’air au bois de Boulogne, et lesoir, à mon retour, je retrouvais Manon plus belle, plus contente,et plus passionnée que jamais.

Il s’éleva néanmoins quelques nuages, quisemblèrent menacer l’édifice de mon bonheur. Mais ils furentnettement dissipés, et l’humeur folâtre de Manon rendit ledénouement si comique, que je trouve encore de la douceur dans unsouvenir qui me représente sa tendresse et les agréments de sonesprit.

Le seul valet qui composait notre domestiqueme prit un jour à l’écart pour me dire, avec beaucoup d’embarras,qu’il avait un secret d’importance à me communiquer. Jel’encourageai à parler librement. Après quelques détours, il me fitentendre qu’un seigneur étranger semblait avoir pris beaucoupd’amour pour Mademoiselle Manon. Le trouble de mon sang se fitsentir dans toutes mes veines. En a-t-elle pour lui&|160;?interrompis-je plus brusquement que la prudence ne permettait pourm’éclaircir. Ma vivacité l’effraya. Il me répondit, d’un airinquiet, que sa pénétration n’avait pas été si loin, mais qu’ayantobservé, depuis plusieurs jours, que cet étranger venait assidûmentau bois de Boulogne, qu’il y descendait de son carrosse, et que,s’engageant seul dans les contre-allées, il paraissait chercherl’occasion de voir ou de rencontrer mademoiselle, il lui était venuà l’esprit de faire quelque liaison avec ses gens, pour apprendrele nom de leur maître&|160;; qu’ils le traitaient de princeitalien, et qu’ils le soupçonnaient eux-mêmes de quelque aventuregalante&|160;; qu’il n’avait pu se procurer d’autres lumières,ajouta-t-il en tremblant, parce que le Prince, étant alors sorti dubois, s’était approché familièrement de lui, et lui avait demandéson nom&|160;; après quoi, comme s’il eût deviné qu’il était ànotre service, il l’avait félicité d’appartenir à la plus charmantepersonne du monde.

J’attendais impatiemment la suite de ce récit.Il le finit par des excuses timides, que je n’attribuai qu’à mesimprudentes agitations. Je le pressai en vain de continuer sansdéguisement. Il me protesta qu’il ne savait rien de plus, et que,ce qu’il venait de me raconter étant arrivé le jour précédent, iln’avait pas revu les gens du prince. Je le rassurai, non seulementpar des éloges, mais par une honnête récompense, et sans luimarquer la moindre défiance de Manon, je lui recommandai, d’un tonplus tranquille, de veiller sur toutes les démarches del’étranger.

Au fond, sa frayeur me laissa de cruelsdoutes. Elle pouvait lui avoir fait supprimer une partie de lavérité. Cependant, après quelques réflexions, je revins de mesalarmes, jusqu’à regretter d’avoir donné cette marque de faiblesse.Je ne pouvais faire un crime à Manon d’être aimée. Il y avaitbeaucoup d’apparence qu’elle ignorait sa conquête&|160;; et quellevie allais-je mener si j’étais capable d’ouvrir si facilementl’entrée de mon cœur à la jalousie&|160;? Je retournai à Paris lejour suivant, sans avoir formé d’autre dessein que de hâter leprogrès de ma fortune en jouant plus gros jeu, pour me mettre enétat de quitter Chaillot au premier sujet d’inquiétude. Le soir, jen’appris rien de nuisible à mon repos. L’étranger avait reparu aubois de Boulogne, et prenant droit de ce qui s’y était passé laveille pour se rapprocher de mon confident, il lui avait parlé deson amour, mais dans des termes qui ne supposaient aucuneintelligence avec Manon. Il l’avait interrogé sur mille détails.Enfin, il avait tenté de le mettre dans ses intérêts par despromesses considérables, et tirant une lettre qu’il tenait prête,il lui avait offert inutilement quelques louis d’or pour la rendreà sa maîtresse.

Deux jours se passèrent sans aucun autreincident. Le troisième fut plus orageux. J’appris, en arrivant dela ville assez tard, que Manon, pendant sa promenade, s’étaitécartée un moment de ses compagnes, et que l’étranger, qui lasuivait à peu de distance, s’étant approché d’elle au signe qu’ellelui en avait fait, elle lui avait remis une lettre qu’il avaitreçue avec des transports de joie. Il n’avait eu le temps de lesexprimer qu’en baisant amoureusement les caractères, parce qu’elles’était aussitôt dérobée. Mais elle avait paru d’une gaietéextraordinaire pendant le reste du jour, et depuis qu’elle étaitrentrée au logis, cette humeur ne l’avait pas abandonnée. Jefrémis, sans doute, à chaque mot. Es-tu bien sûr, dis-je tristementà mon valet, que tes yeux ne t’aient pas trompé&|160;? Il prit leCiel à témoin de sa bonne foi. Je ne sais à quoi les tourments demon cœur m’auraient porté si Manon, qui m’avait entendu rentrer nefût venue au-devant de moi avec un air d’impatience et des plaintesde ma lenteur. Elle n’attendit point ma réponse pour m’accabler decaresses, et lorsqu’elle se vit seule avec moi, elle me fit desreproches fort vifs de l’habitude que je prenais de revenir sitard. Mon silence lui laissant la liberté de continuer, elle me ditque, depuis trois semaines, je n’avais pas passé une journéeentière avec elle&|160;; qu’elle ne pouvait soutenir de si longuesabsences&|160;; qu’elle me demandait du moins un jour, parintervalles&|160;; et que, dès le lendemain, elle voulait me voirprès d’elle du matin au soir. J’y serai, n’en doutez pas, luirépondis-je d’un ton assez brusque. Elle marqua peu d’attentionpour mon chagrin, et dans le mouvement de sa joie, qui me parut eneffet d’une vivacité singulière, elle me fit mille peinturesplaisantes de la manière dont elle avait passé le jour. Étrangefille&|160;! me disais-je à moi-même&|160;; que dois-je attendre dece prélude&|160;? L’aventure de nôtre première séparation me revintà l’esprit. Cependant je croyais voir dans le fond de sa joie et deses caresses, un air de vérité qui s’accordait avec lesapparences.

Il ne me fut pas difficile de rejeter latristesse, dont je ne pus me défendre pendant notre souper sur uneperte que je me plaignis d’avoir faite au jeu. J’avais regardécomme un extrême avantage que l’idée de ne pas quitter Chaillot lejour suivant fût venue d’elle-même. C’était gagner du temps pourmes délibérations. Ma présence éloignait toutes sortes de craintespour le lendemain, et si je ne remarquais rien qui m’obligeât defaire éclater mes découvertes, j’étais déjà résolu de transporter,le jour d’après, mon établissement à la ville, dans un quartier oùje n’eusse rien à démêler avec les princes. Cet arrangement me fitpasser une nuit plus tranquille, mais il ne m’ôtait pas la douleurd’avoir à trembler pour une nouvelle infidélité.

À mon réveil, Manon me déclara que, pourpasser le jour dans notre appartement, elle ne prétendait pas quej’en eusse l’air plus négligé, et qu’elle voulait que mes cheveuxfussent accommodés de ses propres mains. Je les avais fort beaux.C’était un amusement qu’elle s’était donné plusieurs fois&|160;;mais elle y apporta plus de soins que je ne lui en avais jamais vuprendre. Je fus obligé, pour la satisfaire, de m’asseoir devant satoilette, et d’essuyer toutes les petites recherches qu’elleimagina pour ma parure. Dans le cours de son travail, elle mefaisait tourner souvent le visage vers elle, et s’appuyant des deuxmains sur mes épaules, elle me regardait avec une curiosité avide.Ensuite, exprimant sa satisfaction par un ou deux baisers, elle mefaisait reprendre ma situation pour continuer son ouvrage. Cebadinage nous occupa jusqu’à l’heure du dîner. Le goût qu’elle yavait pris m’avait paru si naturel, et sa gaieté sentait si peul’artifice, que ne pouvant concilier des apparences si constantesavec le projet d’une noire trahison, je fus tenté plusieurs fois delui ouvrir mon cœur et de me décharger d’un fardeau qui commençaità me peser. Mais je me flattais, à chaque instant, que l’ouvertureviendrait d’elle, et je m’en faisais d’avance un délicieuxtriomphe.

Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit àrajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutesses volontés, lorsqu’on vint l’avertir que le prince de… demandaità la voir Ce nom m’échauffa jusqu’au transport. Quoi donc&|160;?m’écriai-je en la repoussant. Qui&|160;? Quel prince&|160;? Elle nerépondit point à mes questions. Faites-le monter, dit-ellefroidement au valet&|160;; et se tournant vers moi&|160;: Cheramant, toi que j’adore, reprit-elle d’un ton enchanteur je tedemande un moment de complaisance, un moment, un seul moment. Jet’en aimerai mille fois plus. Je t’en saurai gré toute ma vie.

L’indignation et la surprise me lièrent lalangue. Elle répétait ses instances, et je cherchais desexpressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir laporte de l’antichambre, elle empoigna d’une main mes cheveux, quiétaient flottants sur mes épaules, elle prit de l’autre son miroirde toilette&|160;; elle employa toute sa force pour me traîner danscet état jusqu’à la porte du cabinet, et l’ouvrant du genou, elleoffrit à l’étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieude la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peud’étonnement. Je vis un homme fort bien mis mais d’assez mauvaisemine. Dans l’embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas defaire une profonde révérence. Manon ne lui donna pas le tempsd’ouvrir la bouche. Elle lui présenta son miroir&|160;: Voyez,monsieur lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice.Vous me demandez de l’amour. Voici l’homme que j’aime, et que j’aijuré d’aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-même. Si vouscroyez lui pouvoir disputer mon cœur apprenez-moi donc sur quelfondement, car je vous déclare qu’aux yeux de votre servante trèshumble, tous les princes d’Italie ne valent pas un des cheveux queje tiens.

Pendant cette folle harangue, qu’elle avaitapparemment méditée, je faisais des efforts inutiles pour medégager, et prenant pitié d’un homme de considération, je mesentais porté à réparer ce petit outrage par mes politesses. Mais,s’étant remis assez facilement, sa réponse, que je trouvai un peugrossière, me fit perdre cette disposition. Mademoiselle,mademoiselle, lui dit-il avec un sourire forcé, j’ouvre en effetles yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l’étaisfiguré. Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, enajoutant, d’une voix plus basse, que les femmes de France nevalaient pas mieux que celles d’Italie. Rien ne m’invitait, danscette occasion, à lui faire prendre une meilleure idée du beausexe.

Manon quitta mes cheveux, se jeta dans unfauteuil, et fit retentir la chambre de longs éclats de rire. Je nedissimulerai pas que je fus touché, jusqu’au fond du cœur, d’unsacrifice que je ne pouvais attribuer qu’à l’amour. Cependant laplaisanterie me parut excessive. Je lui en fis des reproches. Elleme raconta que mon rival, après l’avoir observée pendant plusieursjours au bois de Boulogne, et lui avoir fait deviner ses sentimentspar des grimaces, avait pris le parti de lui en faire unedéclaration ouverte, accompagnée de son nom et de tous ses titres,dans une lettre qu’il lui avait fait remettre par le cocher qui laconduisait avec ses compagnes&|160;; qu’il lui promettait, au-delàdes monts, une brillante fortune et des adorationséternelles&|160;; qu’elle était revenue à Chaillot dans larésolution de me communiquer cette aventure, mais qu’ayant conçuque nous en pouvions tirer de l’amusement, elle n’avait pu résisterà son imagination&|160;; qu’elle avait offert au Prince italien,par une réponse flatteuse, la liberté de la voir chez elle, etqu’elle s’était fait un second plaisir de me faire entrer dans sonplan, sans m’en avoir fait naître le moindre soupçon. Je ne lui dispas un mot des lumières qui m’étaient venues par une autre voie, etl’ivresse de l’amour triomphant me fit tout approuver.

J’ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciela toujours choisi, pour me frapper de ses plus rudes châtiments, letemps où ma fortune me semblait le mieux établie. Je me croyais siheureux, avec l’amitié de M.&|160;de&|160;T… et la tendresse deManon, qu’on n’aurait pu me faire comprendre que j’eusse à craindrequelque nouveau malheur Cependant, il s’en préparait un si funeste,qu’il m’a réduit à l’état où vous m’avez vu à Pacy, et par degrés àdes extrémités si déplorables que vous aurez peine à croire monrécit fidèle.

Un jour que nous avions M.&|160;de&|160;T… àsouper nous entendîmes le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à laporte de l’hôtellerie. La curiosité nous fit désirer de savoir quipouvait arriver à cette heure. On nous dit que c’était le jeune G…M…, c’est-à-dire le fils de notre plus cruel ennemi, de ce vieuxdébauché qui m’avait mis à Saint-Lazare et Manon à l’Hôpital. Sonnom me fit monter la rougeur au visage. C’est le Ciel qui mel’amène, dis-je à M.&|160;de&|160;T…, pour le punir de la lâchetéde son père. Il ne m’échappera pas que nous n’ayons mesuré nosépées. M.&|160;de&|160;T…, qui le connaissait et qui était même deses meilleurs amis, s’efforça de me faire prendre d’autressentiments pour lui. Il m’assura que c’était un jeune homme trèsaimable, et si peu capable d’avoir eu part à l’action de son pèreque je ne le verrais pas moi-même un moment sans lui accorder monestime et sans désirer la sienne. Après avoir ajouté mille choses àson avantage, il me pria de consentir qu’il allât lui proposer devenir prendre place avec nous, et de s’accommoder du reste de notresouper. Il prévint l’objection du péril où c’était exposer Manonque de découvrir sa demeure au fils de notre ennemi, en protestant,sur son honneur et sur sa foi, que, lorsqu’il nous connaîtrait,nous n’aurions point de plus zélé défenseur. Je ne fis difficultéde rien, après de telles assurances. M.&|160;de&|160;T… ne nousl’amena point sans avoir pris un moment pour l’informer qui nousétions. Il entra d’un air qui nous prévint effectivement en safaveur. Il m’embrassa. Nous nous assîmes. Il admira Manon, moi,tout ce qui nous, appartenait, et il mangea d’un appétit qui fithonneur à notre souper Lorsqu’on eut desservi, la conversationdevint plus sérieuse. Il baissa les yeux pour nous parler del’excès où son père s’était porté contre nous. Il nous fit lesexcuses les plus soumises. Je les abrège, nous dit-il, pour ne pasrenouveler un souvenir qui me cause trop de honte. Si elles étaientsincères dès le commencement, elles le devinrent bien plus dans lasuite, car il n’eut pas passé une demi-heure dans cet entretien,que je m’aperçus de l’impression que les charmes de Manon faisaientsur lui. Ses regards et ses manières s’attendrirent par degrés. Ilne laissa rien échapper néanmoins dans ses discours, mais, sansêtre aidé de la jalousie, j’avais trop d’expérience en amour pourne pas discerner ce qui venait de cette source. Il nous tintcompagnie pendant une partie de la nuit, et il ne nous quittaqu’après s’être félicité de notre connaissance, et nous avoirdemandé la permission de venir nous renouveler quelquefois l’offrede ses services. Il partit le matin avec M.&|160;de&|160;T…, qui semit avec lui dans son carrosse.

Je ne me sentais, comme j’ai dit, aucunpenchant à la jalousie. J’avais plus de crédulité que jamais pourles serments de Manon. Cette charmante créature était si absolumentmaîtresse de mon âme que je n’avais pas un seul petit sentiment quine fût de l’estime et de l’amour. Loin de lui faire un crimed’avoir plu au jeune G… M…, j’étais ravi de l’effet de ses charmes,et je m’applaudissais d’être aimé d’une fille que tout le mondetrouvait aimable. Je ne jugeai pas même à propos de lui communiquermes soupçons. Nous fûmes occupés, pendant quelques jours, du soinde faire ajuster ses habits, et à délibérer si nous pouvions allerà la comédie sans appréhender d’être reconnus. M.&|160;de&|160;T…revint nous voir avant la fin de la semaine. Nous le consultâmeslà-dessus. Il vit bien qu’il fallait dire oui, pour faire plaisir àManon. Nous résolûmes d’y aller le même soir avec lui.

Cependant cette résolution ne put s’exécuter,car m’ayant tiré aussitôt en particulier&|160;: Je suis, me dit-il,dans le dernier embarras depuis que je ne vous ai vu, et la visiteque je vous fais aujourd’hui en est une suite. G… M… aime votremaîtresse. Il m’en a fait confidence. Je suis son intime ami, etdisposé en tout à le servir&|160;; mais je ne suis pas moins levôtre. J’ai considéré que ses intentions sont injustes et je les aicondamnées. J’aurais gardé son secret s’il n’avait desseind’employer pour plaire, que les voies communes, mais il est bieninformé de l’humeur de Manon. Il a su, je ne sais d’où, qu’elleaime l’abondance et les plaisirs, et comme il jouit déjà d’un bienconsidérable, il m’a déclaré qu’il veut la tenter d’abord par untrès gros présent et par l’offre de dix mille livres de pension.Toutes choses égales, j’aurais peut-être eu beaucoup plus deviolence à me faire pour le trahir mais la justice s’est jointe envotre faveur à l’amitié&|160;; d’autant plus qu’ayant été la causeimprudente de sa passion, en l’introduisant ici, je suis obligé deprévenir les effets du mal que j’ai causé.

Je remerciai M.&|160;de&|160;T… d’un servicede cette importance, et je lui avouai, avec un parfait retour deconfiance, que le caractère de Manon était tel que G… M… se lefigurait, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait supporter le nom de lapauvreté. Cependant, lui dis-je, lorsqu’il n’est question que duplus ou du moins, je ne la crois pas capable de m’abandonner pourun autre. Je suis en état de ne la laisser manquer de rien, et jecompte que ma fortune va croître de jour en jour. Je ne crainsqu’une chose, ajoutai-je, c’est que G… M… ne se serve de laconnaissance qu’il a de notre demeure pour nous rendre quelquemauvais office. M.&|160;de&|160;T… m’assura que je devais être sansappréhension de ce côté-là que G… M… était capable d’une folieamoureuse, mais qu’il ne l’était point d’une bassesse&|160;; ques’il avait la lâcheté d’en commettre une, il serait le premier luiqui parlait, à l’en punir et à réparer par là le malheur qu’ilavait eu d’y donner occasion. Je vous suis obligé de ce sentiment,repris-je, mais le mal serait fait et le remède fort incertain.Ainsi le parti le plus sage est de le prévenir, en quittantChaillot pour prendre une autre demeure. Oui, repritM.&|160;de&|160;T… Mais vous aurez peine à le faire aussipromptement qu’il faudrait, car G… M… doit être ici à midi&|160;;il me le dit hier et c’est ce qui m’a porté à venir si matin, pourvous informer de ses vues. Il peut arriver à tout moment.

Un avis si pressant me fit regarder cetteaffaire d’un œil plus sérieux. Comme il me semblait impossibled’éviter la visite de G… M…, et qu’il me le serait aussi, sansdoute, d’empêcher qu’il ne s’ouvrît à Manon, je pris le parti de laprévenir moi-même sur le dessein de ce nouveau rival. Je m’imaginaique, me sachant instruit des propositions qu’il lui ferait, et lesrecevant à mes yeux, elle aurait assez de force pour les rejeter.Je découvris ma pensée à M.&|160;de&|160;T…, qui me répondit quecela était extrêmement délicat. Je l’avoue, lui dis-je, mais toutesles raisons qu’on peut avoir d’être sûr d’une maîtresse, je les aide compter sur l’affection de la mienne. Il n’y aurait que lagrandeur des offres qui pût l’éblouir, et je vous ai dit qu’elle neconnaît point l’intérêt. Elle aime ses aises, mais elle m’aimeaussi, et, dans la situation où sont mes affaires, je ne sauraiscroire qu’elle me préfère le fils d’un homme qui l’a mise àl’Hôpital. En un mot, je persistai dans mon dessein, et m’étantretiré à l’écart avec Manon, je lui déclarai naturellement tout ceque je venais d’apprendre.

Elle me remercia de la bonne opinion quej’avais d’elle, et elle me promit de recevoir les offres de G… M…d’une manière qui lui ôterait l’envie de les renouveler. Non, luidis-je, il ne faut pas l’irriter par une brusquerie. Il peut nousnuire. Mais tu sais assez, toi, friponne, ajoutai-je en riant,comment te défaire d’un amant désagréable ou incommode. Ellereprit, après avoir un peu rêvé&|160;: Il me vient un desseinadmirable, s’écria-t-elle, et je suis toute glorieuse del’invention. G… M… est le fils de notre plus cruel ennemi&|160;; ilfaut nous venger du père, non pas sur le fils, mais sur sa bourse.Je veux l’écouter accepter ses présents, et me moquer de lui. Leprojet est joli, lui dis-je, mais tu ne songes pas, mon pauvreenfant, que c’est le chemin qui nous a conduits droit à l’Hôpital.J’eus beau lui représenter le péril de cette entreprise, elle medit qu’il ne s’agissait que de bien prendre nos mesures, et ellerépondit à toutes mes objections. Donnez-moi un amant qui n’entrepoint aveuglément dans tous les caprices d’une maîtresse adorée, etje conviendrai que j’eus tort de céder si facilement. La résolutionfut prise de faire une dupe de G… M…, et par un tour bizarre de monsort, il arriva que je devins la sienne.

Nous vîmes paraître son carrosse vers les onzeheures. Il nous fit des compliments fort recherchés sur la libertéqu’il prenait de venir dîner avec nous. Il ne fut pas surpris detrouver M.&|160;de&|160;T…, qui lui avait promis la veille de s’yrendre aussi, et qui avait feint quelques affaires pour sedispenser de venir dans la même voiture. Quoiqu’il n’y eût pas unseul de nous qui ne portât la trahison dans le cœur, nous nousmîmes à table avec un air de confiance et d’amitié. G… M… trouvaaisément l’occasion de déclarer ses sentiments à Manon. Je ne duspas lui paraître gênant, car je m’absentai exprès pendant quelquesminutes. Je m’aperçus, à mon retour qu’on ne l’avait pas désespérépar un excès de rigueur. Il était de la meilleure humeur du monde.J’affectai de le paraître aussi. Il riait intérieurement de masimplicité, et moi de la sienne. Pendant tout l’après-midi, nousfûmes l’un pour l’autre une scène fort agréable. Je lui ménageaiencore, avant son départ, un moment d’entretien particulier avecManon, de sorte qu’il eut lieu de s’applaudir de ma complaisanceautant que de la bonne chère.

Aussitôt qu’il fut monté en carrosse avecM.&|160;de&|160;T…, Manon accourut à moi, les bras ouverts, etm’embrassa en éclatant de rire. Elle me répéta ses discours et sespropositions, sans y changer un mot. Ils se réduisaient àceci&|160;: il l’adorait. Il voulait partager avec elle quarantemille livres de rente dont il jouissait déjà, sans compter ce qu’ilattendait après la mort de son père. Elle allait être maîtresse deson cœur et de sa fortune, et, pour gage de ses bienfaits, il étaitprêt à lui donner un carrosse, un hôtel meublé, une femme dechambre, trois laquais et un cuisinier. Voilà un fils, dis-je àManon, bien autrement généreux que son père.

Parlons de bonne foi, ajoutai-je&|160;; cetteoffre ne vous tente-t-elle point&|160;? Moi&|160;? répondit-elle,en ajustant à sa pensée deux vers de Racine&|160;:

Moi&|160;! vous me soupçonnez de cetteperfidie&|160;?

Moi&|160;! je pourrais souffrir un visageodieux,

Qui rappelle toujours l’Hôpital à mesyeux&|160;?

Non, repris-je, en continuant laparodie&|160;:

J’aurais peine à penser que l’Hôpital,Madame,

Fût un trait dont l’Amour l’eût gravé dansvotre âme.

Mais c’en est un bien séduisant qu’un hôtelmeublé avec un carrosse et trois laquais&|160;; et l’amour en a peud’aussi forts. Elle me protesta que son cœur était à moi pourtoujours, et qu’il ne recevrait jamais d’autres traits que lesmiens. Les promesses qu’il m’a faites, me dit-elle, sont unaiguillon de vengeance, plutôt qu’un trait d’amour. Je lui demandaisi elle était dans le dessein d’accepter l’hôtel et le carrosse.Elle me répondit qu’elle n’en voulait qu’à son argent. Ladifficulté était d’obtenir l’un sans l’autre. Nous résolûmesd’attendre l’entière explication du projet de G… M…, dans unelettre qu’il avait promis de lui écrire. Elle la reçut en effet lelendemain, par un laquais sans livrée, qui se procura fortadroitement l’occasion de lui parler sans témoins. Elle lui ditd’attendre sa réponse, et elle vint m’apporter aussitôt sa lettre.Nous l’ouvrîmes ensemble. Outre les lieux communs de tendresse,elle contenait le détail des promesses de mon rival. Il ne bornaitpoint sa dépense. Il s’engageait à lui compter dix mille francs, enprenant possession de l’hôtel, et à réparer tellement lesdiminutions de cette somme, qu’elle l’eût toujours devant elle enargent comptant. Le jour de l’inauguration n’était pas reculé troploin&|160;: il ne lui en demandait que deux pour les préparatifs,et il lui marquait le nom de la rue et de l’hôtel, où il luipromettait de l’attendre l’après-midi du second jour si ellepouvait se dérober de mes mains. C’était l’unique point sur lequelil la conjurait de le tirer d’inquiétude&|160;; il paraissait sûrde tout le reste, mais il ajoutait que, si elle prévoyait de ladifficulté à m’échapper, il trouverait le moyen de rendre sa fuiteaisée.

G… M… était plus fin que son père&|160;; ilvoulait tenir sa proie avant que de compter ses espèces. Nousdélibérâmes sur la conduite que Manon avait à tenir Je fis encoredes efforts pour lui ôter cette entreprise de la tête et je lui enreprésentai tous les dangers. Rien ne fut capable d’ébranler sarésolution.

Elle fit une courte réponse à G… M…, pourl’assurer qu’elle ne trouverait pas de difficulté à se rendre àParis le jour marqué, et qu’il pouvait l’attendre avec certitude.Nous réglâmes ensuite que je partirais sur-le-champ pour allerlouer un nouveau logement dans quelque village, de l’autre côté deParis, et que je transporterais avec moi notre petitéquipage&|160;; que le lendemain après-midi, qui était le temps deson assignation, elle se rendrait de bonne heure à Paris&|160;;qu’après avoir reçu les présents de G… M…, elle le prieraitinstamment de la conduire à la Comédie&|160;; qu’elle prendraitavec elle tout ce qu’elle pourrait porter de la somme, et qu’ellechargerait du reste mon valet, qu’elle voulait mener avec elle.C’était toujours le même qui l’avait délivrée de l’Hôpital, et quinous était infiniment attaché. Je devais me trouver avec un fiacre,à l’entrée de la rue Saint-André-des-Arcs, et l’y laisser vers lessept heures, pour m’avancer dans l’obscurité à la porte de laComédie. Manon me promettait d’inventer des prétextes pour sortirun instant de sa loge, et de l’employer à descendre pour merejoindre. L’exécution du reste était facile. Nous aurions regagnémon fiacre en un moment, et nous serions sortis de Paris par lefaubourg Saint-Antoine, qui était le chemin de notre nouvelledemeure.

Ce dessein, tout extravagant qu’il était, nousparut assez bien arrangé. Mais il y avait, dans le fond, une folleimprudence à s’imaginer que, quand il eût réussi le plusheureusement du monde, nous eussions jamais pu nous mettre àcouvert des suites. Cependant, nous nous exposâmes avec la plustéméraire confiance. Manon partit avec Marcel&|160;: c’est ainsique se nommait notre valet. Je la vis partir avec douleur. Je luidis en l’embrassant&|160;: Manon, ne me trompez point&|160;; meserez-vous fidèle&|160;? Elle se plaignit tendrement de madéfiance, et elle me renouvela tous ses serments.

Son compte était d’arriver à Paris sur lestrois heures. Je partis après elle. J’allais me morfondre, le restede l’après-midi, dans le café de Féré, au pont Saint-Michel&|160;;j’y demeurai jusqu’à la nuit. J’en sortis alors pour prendre unfiacre, que je postai, suivant notre projet, à l’entrée de la rueSaint-André-des-Arcs&|160;; ensuite je gagnai à pied la porte de laComédie. Je fus surpris de n’y pas trouver Marcel, qui devait êtreà m’attendre. Je pris patience pendant une heure, confondu dans unefoule de laquais, et l’œil ouvert sur tous les passants. Enfin,sept heures étant sonnées, sans que j’eusse rien aperçu qui eûtrapport à nos desseins, je pris un billet de parterre pour allervoir si je découvrirais Manon et G… M… dans les loges. Ils n’yétaient ni l’un ni l’autre. Je retournai à la porte, où je passaiencore un quart d’heure, transporté d’impatience et d’inquiétude.N’ayant rien vu paraître, je rejoignis mon fiacre, sans pouvoirm’arrêter à la moindre résolution. Le cocher, m’ayant aperçu, vintquelques pas au-devant de moi pour me dire, d’un air mystérieux,qu’une jolie demoiselle m’attendait depuis une heure dans lecarrosse&|160;; qu’elle m’avait demandé, à des signes qu’il avaitbien reconnus, et qu’ayant appris que je devais revenir elle avaitdit qu’elle ne s’impatienterait point à m’attendre. Je me figuraiaussitôt que c’était Manon. J’approchai&|160;; mais je vis un jolipetit visage, qui n’était pas le sien. C’était une étrangère, quime demanda d’abord si elle n’avait pas l’honneur de parler àM.&|160;le chevalier des Grieux. Je lui dis que c’était mon nom.J’ai une lettre à vous rendre, reprit-elle, qui vous instruira dusujet qui m’amène, et par quel rapport j’ai l’avantage de connaîtrevotre nom. Je la priai de me donner le temps de la lire dans uncabaret voisin. Elle voulut me suivre, et elle me conseilla dedemander une chambre à part. De qui vient cette lettre&|160;? luidis-je en montant&|160;: elle me remit à la lecture.

Je reconnus la main de Manon. Voici à peu prèsce qu’elle me marquait&|160;: G… M… l’avait reçue avec unepolitesse et une magnificence au-delà de toutes ses idées. Ill’avait comblée de présents&|160;; il lui faisait envisager un sortde reine. Elle m’assurait néanmoins qu’elle ne m’oubliait pas danscette nouvelle splendeur&|160;; mais que, n’ayant pu faireconsentir G… M… à la mener ce soir à la Comédie, elle remettait àun autre jour le plaisir de me voir&|160;; et que, pour me consolerun peu de la peine qu’elle prévoyait que cette nouvelle pouvait mecauser, elle avait trouvé le moyen de me procurer une des plusjolies filles de Paris, qui serait la porteuse de son billet.Signé, votre fidèle amante, MANON LESCAUT.

Il y avait quelque chose de si cruel et de siinsultant pour moi dans cette lettre, que demeurant suspenduquelque temps entre la colère et la douleur j’entrepris de faire uneffort pour oublier éternellement mon ingrate et parjure maîtresse.Je jetai les yeux sur la fille qui était devant moi&|160;: elleétait extrêmement jolie, et j’aurais souhaité qu’elle l’eût étéassez pour me rendre parjure et infidèle à mon tour. Mais je n’ytrouvai point ces yeux fins et languissants, ce port divin, ceteint de la composition de l’Amour, enfin ce fonds inépuisable decharmes que la nature avait prodigués à la perfide Manon. Non, non,lui dis-je en cessant de la regarder, l’ingrate qui vous envoiesavait fort bien qu’elle vous faisait faire une démarche inutile.Retournez à elle, et dites-lui de ma part qu’elle jouisse de soncrime, et qu’elle en jouisse, s’il se peut, sans remords. Jel’abandonne sans retour et je renonce en même temps à toutes lesfemmes, qui ne sauraient être aussi aimables qu’elle, et qui sont,sans doute, aussi lâches et d’aussi mauvaise foi. Je fus alors surle point de descendre et de me retirer sans prétendre davantage àManon, et la jalousie mortelle qui me déchirait le cœur sedéguisant en une morne et sombre tranquillité, je me crus d’autantplus proche de ma guérison que je ne sentais nul de ces mouvementsviolents dont j’avais été agité dans les mêmes occasions.Hélas&|160;! j’étais la dupe de l’amour autant que je croyaisl’être de G… M… et de Manon.

Cette fille qui m’avait apporté la lettre, mevoyant prêt à descendre l’escalier me demanda ce que je voulaisdonc qu’elle rapportât à M.&|160;de&|160;G… M… et à la dame quiétait avec lui. Je rentrai dans la chambre à cette question, et parun changement incroyable à ceux qui n’ont jamais senti de passionsviolentes, je me trouvai, tout d’un coup, de la tranquillité où jecroyais être, dans un transport terrible de fureur. Va, lui dis-je,rapporte au traître G… M… et à sa perfide maîtresse le désespoir oùta maudite lettre m’a jeté, mais apprends-leur qu’ils n’en rirontpas longtemps, et que je les poignarderai tous deux de ma propremain. Je me jetai sur une chaise. Mon chapeau tomba d’un côté, etma canne de l’autre. Deux ruisseaux de larmes amères commencèrent àcouler de mes yeux. L’accès de rage que je venais de sentir sechangea dans une profonde douleur&|160;; je ne fis plus que pleureren poussant des gémissements et des soupirs. Approche, mon enfant,approche, m’écriai-je en parlant à la jeune fille&|160;; approche,puisque c’est toi qu’on envoie pour me consoler. Dis-moi si tu saisdes consolations contre la rage et le désespoir, contre l’envie dese donner la mort à soi-même, après avoir tué deux perfides qui neméritent pas de vivre. Oui, approche, continuai-je, en voyantqu’elle faisait vers moi quelques pas timides et incertains. Viensessuyer mes larmes, viens rendre la paix à mon cœur, viens me direque tu m’aimes, afin que je m’accoutume à l’être d’une autre que demon infidèle. Tu es jolie, je pourrais peut-être t’aimer à montour. Cette pauvre enfant, qui n’avait pas seize ou dix-sept ans,et qui paraissait avoir plus de pudeur que ses pareilles, étaitextraordinairement surprise d’une si étrange scène. Elle s’approchanéanmoins pour me faire quelques caresses, mais je l’écartaiaussitôt, en la repoussant de mes mains. Que veux-tu de moi&|160;?lui dis-je. Ah&|160;! tu es une femme, tu es d’un sexe que jedéteste et que je ne puis plus souffrir. La. douceur de ton visageme menace encore de quelque trahison. Va-t’en et laisse-moi seulici. Elle me fit une révérence, sans oser rien dire, et elle setourna pour sortir. Je lui criai de s’arrêter Mais apprends-moi dumoins, repris-je, pourquoi, comment, à quel dessein tu as étéenvoyée ici. Comment as-tu découvert mon nom et le lieu où tupouvais me trouver&|160;?

Elle me dit qu’elle connaissait de longue mainM.&|160;de&|160;G… M…&|160;; qu’il l’avait envoyé chercher à cinqheures, et qu’ayant suivi le laquais qui l’avait avertie, elleétait allée dans une grande maison, où elle l’avait trouvé quijouait au piquet avec une jolie dame, et qu’ils l’avaient chargéetous deux de me rendre la lettre qu’elle m’avait apportée, aprèslui avoir appris qu’elle me trouverait dans un carrosse au bout dela rue Saint-André. Je lui demandai s’ils ne lui avaient rien ditde plus. Elle me répondit, en rougissant, qu’ils lui avaient faitespérer que je la prendrais pour me tenir compagnie. On t’atrompée, lui dis-je&|160;; ma pauvre fille, on t’a trompée. Tu esune femme, il te faut un homme&|160;; mais il t’en faut un qui soitriche et heureux, et ce n’est pas ici que tu le peux trouverRetourne, retourne à M.&|160;de&|160;G… M… Il a tout ce qu’il fautpour être aimé des belles&|160;; il a des hôtels meublés et deséquipages à donner. Pour moi, qui n’ai que de l’amour et de laconstance à offrir les femmes méprisent ma misère et font leurjouet de ma simplicité.

J’ajoutai mille choses, ou tristes ouviolentes, suivant que les passions qui m’agitaient tour à tourcédaient ou emportaient le dessus. Cependant, à force de metourmenter mes transports diminuèrent assez pour faire place àquelques réflexions. Je comparai cette dernière infortune à cellesque j’avais déjà essuyées dans le même genre, et je ne trouvai pasqu’il y eût plus à désespérer que dans les premières. Jeconnaissais Manon&|160;; pourquoi m’affliger tant d’un malheur quej’avais dû prévoir&|160;? Pourquoi ne pas m’employer plutôt àchercher du remède&|160;? Il était encore temps. Je devais du moinsn’y pas épargner mes soins, si je ne voulais avoir à me reprocherd’avoir contribué, par ma négligence, à mes propres peines. Je memis là-dessus à considérer tous les moyens qui pouvaient m’ouvrirun chemin à l’espérance.

Entreprendre de l’arracher avec violence desmains de G… M…, c’était un parti désespéré, qui n’était propre qu’àme perdre et qui n’avait pas la moindre apparence de succès. Maisil me semblait que si j’eusse pu me procurer le moindre entretienavec elle, j’aurais gagné infailliblement quelque chose sur soncœur. J’en connaissais si bien tous les endroits sensibles&|160;!J’étais si sûr d’être aimé d’elle&|160;! Cette bizarrerie même dem’avoir envoyé une jolie fille pour me consoler, j’aurais pariéqu’elle venait de son invention, et que c’était un effet de sacompassion pour mes peines. Je résolus d’employer toute monindustrie pour la voir Parmi quantité de voies que j’examinai l’uneaprès l’autre, je m’arrêtai à celle-ci. M.&|160;de&|160;T… avaitcommencé à me rendre service avec trop d’affection pour me laisserle moindre doute de sa sincérité et de son zèle. Je me proposaid’aller chez lui sur-le-champ, et de l’engager à faire appelerG..&|160;: M…, sous le prétexte d’une affaire importante. Il ne mefallait qu’une demi-heure pour parler à Manon. Mon dessein était deme faire introduire dans sa chambre même, et je crus que cela meserait aisé dans l’absence de G… M… Cette résolution m’ayant renduplus tranquille, je payai libéralement la jeune fille, qui étaitencore avec moi, et pour lui ôter l’envie de retourner chez ceuxqui me l’avaient envoyée, je pris son adresse, en lui faisantespérer que j’irais passer la nuit avec elle. Je montai dans monfiacre, et je me fis conduire à grand train chez M.&|160;de&|160;T…Je fus assez heureux pour l’y trouver J’avais eu, là-dessus, del’inquiétude en chemin. Un mot le mit au fait de mes peines et duservice que je venais lui demander. Il fut si étonné d’apprendreque G… M… avait pu séduire Manon, qu’ignorant que j’avais eu partmoi-même à mon malheur il m’offrit généreusement de rassembler tousses amis, pour employer leurs bras et leurs épées à la délivrancede ma maîtresse. Je lui fis comprendre que cet éclat pouvait êtrepernicieux à Manon et à moi. Réservons notre sang, lui dis-je, pourl’extrémité. Je médite une voie plus douce et dont je n’espère pasmoins de succès. Il s’engagea, sans exception, à faire tout ce queje demanderais de lui&|160;; et lui ayant répété qu’il nes’agissait que de faire avertir G… M… qu’il avait à lui parler etde le tenir dehors une heure ou deux, il partit aussitôt avec moipour me satisfaire.

Nous cherchâmes de quel expédient il pourraitse servir pour l’arrêter si longtemps. Je lui conseillai de luiécrire d’abord un billet simple, daté d’un cabaret, par lequel ille prierait de s’y rendre aussitôt, pour une affaire si importantequ’elle ne pouvait souffrir de délai. J’observerai, ajoutai-je, lemoment de sa sortie, et je m’introduirai sans peine dans la maison,n’y étant connu que de Manon et de Marcel, qui est mon valet. Pourvous, qui serez pendant ce temps-là avec G… M…, vous pourrez luidire que cette affaire importante, pour laquelle vous souhaitez delui parler est un besoin d’argent, que vous venez de perdre levôtre au jeu, et que vous avez joué beaucoup plus sur votre parole,avec le même malheur. Il lui faudra du temps pour vous mener à soncoffre-fort, et j’en aurai suffisamment pour exécuter mondessein.

M.&|160;de&|160;T… suivit cet arrangement depoint en point. Je le laissai dans un cabaret, où il écrivitpromptement sa lettre.

J’allai me placer à quelques pas de la maisonde Manon. Je vis arriver le porteur du message, et G… M… sortir àpied, un moment après, suivi d’un laquais. Lui ayant laissé letemps de s’éloigner de la rue, je m’avançai à la porte de moninfidèle, et malgré toute ma colère, je frappai avec le respectqu’on a pour un temple. Heureusement, ce fut Marcel qui vintm’ouvrir. Je lui fis signe de se taire. Quoique je n’eusse rien àcraindre des autres domestiques, je lui demandais tout bas s’ilpouvait me conduire dans la chambre où était Manon, sans que jefusse aperçu. Il me dit que cela était aisé en montant doucementpar le grand escalier. Allons donc promptement, lui dis-je, ettâche d’empêcher, pendant que j’y serai, qu’il n’y monte personne.Je pénétrai sans obstacle jusqu’à l’appartement.

Manon était occupée à lire. Ce fut là quej’eus lieu d’admirer le caractère de cette étrange fille. Loind’être effrayée et de paraître timide en m’apercevant, elle nedonna que ces marques légères de surprise dont on n’est pas lemaître à la vue d’une personne qu’on croit éloignée. Ah&|160;!c’est vous, mon amour, me dit-elle en venant m’embrasser avec satendresse ordinaire. Bon Dieu&|160;! que vous êtes hardi&|160;! Quivous aurait attendu aujourd’hui dans ce lieu&|160;? Je me dégageaide ses bras, et loin de répondre à ses caresses, je la repoussaiavec dédain, et je fis deux ou trois pas en arrière pour m’éloignerd’elle. Ce mouvement ne laissa pas de la déconcerter. Elle demeuradans la situation où elle était et elle jeta les yeux sur moi enchangeant de couleur. J’étais, dans le fond, si charmé de larevoir, qu’avec tant de justes sujets de colère, j’avais à peine laforce d’ouvrir la bouche pour la quereller. Cependant mon cœursaignait du cruel outrage qu’elle m’avait fait. Je le rappelaisvivement à ma mémoire, pour exciter mon dépit, et je tâchais defaire briller dans mes yeux un autre feu que celui de l’amour.Comme je demeurai quelque temps en silence, et qu’elle remarqua monagitation, je la vis trembler apparemment par un effet de sacrainte.

Je ne pus soutenir ce spectacle. Ah&|160;!Manon, lui dis-je d’un ton tendre, infidèle et parjure Manon&|160;!par où commencerai-je à me plaindre&|160;? Je vous vois pâle ettremblante, et je suis encore si sensible à vos moindres peines,que je crains de vous affliger trop par mes reproches. Mais, Manon,je vous le dis, j’ai le cœur percé de la douleur de votre trahison.Ce sont là des coups qu’on ne porte point à un amant, quand on n’apas résolu sa mort. Voici la troisième fois, Manon, je les ai biencomptées&|160;; il est impossible que cela s’oublie. C’est à vousde considérer, à l’heure même, quel parti vous voulez prendre, carmon triste cœur n’est plus à l’épreuve d’un si cruel traitement. Jesens qu’il succombe et qu’il est prêt à se fendre de douleur. Jen’en puis plus, ajoutai-je en m’asseyant sur une chaise&|160;; j’aià peine la force de parler et de me soutenir.

Elle ne me répondit point, mais, lorsque jefus assis, elle se laissa tomber à genoux et elle appuya sa têtesur les miens, en cachant son visage de mes mains. Je sentis en uninstant qu’elle les mouillait de ses larmes. Dieux&|160;! de quelsmouvements n’étais-je point agité&|160;! Ah&|160;! Manon, Manon,repris-je avec un soupir il est bien tard de me donner des larmes,lorsque vous avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse quevous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux est sans doute maprésence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez lesyeux, voyez qui je suis&|160;; on ne verse pas des pleurs sitendres pour un malheureux qu’on a trahi, et qu’on abandonnecruellement. Elle baisait mes mains sans changer de posture.Inconstante Manon, repris-je encore, fille ingrate et sans foi, oùsont vos promesses et vos serments&|160;? Amante mille fois volageet cruelle, qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encoreaujourd’hui&|160;? Juste Ciel, ajoutai-je, est-ce ainsi qu’uneinfidèle se rit de vous, après vous avoir attesté sisaintement&|160;? C’est donc le panure qui est récompensé&|160;! Ledésespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité.

Ces paroles furent accompagnées d’uneréflexion si amère, que j’en laissai échapper malgré moi quelqueslarmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompitenfin le silence. Il faut bien que je sois coupable, me dit-elletristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur etd’émotion&|160;; mais que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ousi j’ai eu la pensée de le devenir&|160;! Ce discours me parut sidépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’unvif mouvement de colère. Horrible dissimulation&|160;! m’écriai-je.Je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une coquine et une perfide.C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu,lâche créature, continuai-je en me levant&|160;; j’aime mieuxmourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce avectoi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais dumoindre regard&|160;! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le,déteste-moi, renonce à l’honneur au bon sens&|160;; je m’en ris,tout m’est égal.

Elle fut si épouvantée de ce transport, que,demeurant à genoux près de la chaise d’où je m’étais levé, elle meregardait en tremblant et sans oser respirer. Je fis encorequelques pas vers la porte, en tournant la tête, et tenant les yeuxfixés sur elle. Mais il aurait fallu que j’eusse perdu toussentiments d’humanité pour m’endurcir contre tant de charmes.J’étais si éloigné d’avoir cette force barbare que, passant toutd’un coup à l’extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt,je m’y précipitai sans réflexion. Je la pris entre mes bras, je luidonnai mille tendres baisers. Je lui demandai pardon de monemportement. Je confessai que j’étais un brutal, et que je neméritais pas le bonheur d’être aimé d’une fille comme elle, Je lafis asseoir et, m’étant mis à genoux à mon tour, je la conjurai dem’écouter en cet état. Là, tout ce qu’un amant soumis et passionnépeut imaginer de plus respectueux et de plus tendre, je lerenfermai en peu de mots dans mes excuses. Je lui demandai en grâcede prononcer qu’elle me pardonnait. Elle laissa tomber ses bras surmon cou, en disant que c’était elle-même qui avait besoin de mabonté pour me faire oublier les chagrins qu’elle me causait, etqu’elle commençait à craindre avec raison que je goûtasse point cequ’elle avait à me dire pour se justifier. Moi&|160;!interrompis-je aussitôt, ah&|160;! je ne vous demande point dejustification. J’approuve tout ce que vous avez fait. Ce n’estpoint à moi d’exiger des raisons de votre conduite&|160;; tropcontent, trop heureux, si ma chère Manon ne m’ôte point latendresse de son cœur&|160;! Mais, continuai-je, en réfléchissantsur l’état de mon sort, toute-puissante Manon&|160;! vous quifaites à votre gré mes joies et mes douleurs, après vous avoirsatisfaite par mes humiliations et par les marques de mon repentirne me sera-t-il point permis de vous parler de ma tristesse et demes peines&|160;? Apprendrai-je de vous ce qu’il faut que jedevienne aujourd’hui, et si c’est sans retour que vous allez signerma mort, en passant la nuit avec mon rival&|160;?

Elle fut quelque temps à méditer saréponse&|160;: Mon Chevalier, me dit-elle, en reprenant un airtranquille, si vous vous étiez d’abord expliqué si nettement, vousvous seriez épargné bien du trouble et à moi une scène bienaffligeante. Puisque votre peine ne vient que de votre jalousie, jel’aurais guérie en m’offrant à vous suivre sur-le-champ au bout dumonde. Mais je me suis figuré que c’était la lettre que je vous aiécrite sous les yeux de M.&|160;de&|160;G… M… et la fille que nousvous avons envoyée qui causaient votre chagrin. J’ai cru que vousauriez pu regarder ma lettre comme une raillerie et cette fille, envous imaginant qu’elle était allée vous trouver de ma part, commeâne déclaration que je renonçais à vous pour m’attacher à G… M…C’est cette pensée qui m’a jetée tout d’un coup dans laconsternation, car, quelque innocente que je fusse, je trouvais, eny pensant, que les apparences ne m’étaient pas favorables.Cependant, continua-t-elle, je veux que vous soyez mon juge, aprèsque je vous aurai expliqué la vérité du fait.

Elle m’apprit alors tout ce qui lui étaitarrivé depuis qu’elle avait trouvé G… M…, qui l’attendait dans lelieu où nous étions. Il l’avait reçue effectivement comme lapremière princesse du monde. Il lui avait montré tous lesappartements, qui étaient d’un goût et d’une propreté admirables.Il lui avait compté dix mille livres dans son cabinet, et il yavait ajouté quelques bijoux, parmi lesquels étaient le collier etles bracelets de perles qu’elle avait déjà eus de son père. Ill’avait menée de là dans un salon qu’elle n’avait pas encore vu, oùelle avait trouvé une collation exquise. Il l’avait fait servir parles nouveaux domestiques qu’il avait pris pour elle, en leurordonnant de la regarder désormais comme leur maîtresse. Enfin, illui avait fait voir le carrosse, les chevaux et tout le reste deses présents&|160;; après quoi, il lui avait proposé une partie dejeu, pour attendre le souper Je vous avoue, continua-t-elle, quej’ai été frappée de cette magnificence. J’ai fait réflexion que ceserait dommage de nous priver tout d’un coup de tant de biens, enme contentant d’emporter les dix mille francs et les bijoux, quec’était une fortune toute faite pour vous et pour moi, et que nouspourrions vivre agréablement aux dépens de G… M… Au lieu de luiproposer la Comédie, je me suis mis dans la tête de le sonder survotre sujet, pour pressentir quelles facilités nous aurions à nousvoir en supposant l’exécution de mon système. Je l’ai trouvé d’uncaractère fort traitable. Il m’a demandé ce que je pensais de vous,et si je n’avais pas eu quelque regret à vous quitter. Je lui aidit que vous étiez si aimable et que vous en aviez toujours usé sihonnêtement avec moi, qu’il n’était pas naturel que je pusse voushaïr. Il a confessé que vous aviez du mérite, et qu’il s’étaitsenti porté à désirer votre amitié. Il a voulu savoir de quellemanière je croyais que vous prendriez mon départ, surtout lorsquevous viendriez à savoir que j’étais entre ses mains. Je lui airépondu que la date de notre amour était déjà si ancienne qu’ilavait eu le temps de se refroidir un peu, que vous n’étiez pasd’ailleurs fort à votre aise, et que vous ne regarderiez peut-êtrepas ma perte comme un grand malheur parce qu’elle vous déchargeraitd’un fardeau qui vous pesait sur les bras. J’ai ajouté qu’étanttout à fait convaincue que vous agiriez pacifiquement, je n’avaispas fait difficulté de vous dire que je venais à Paris pourquelques affaires, que vous y aviez consenti et qu’y étant venuvous-même, vous n’aviez pas paru extrêmement inquiet, lorsque jevous avais quitté. Si je croyais, m’a-t-il dit, qu’il fût d’humeurà bien vivre avec moi, je serais le premier à lui offrir messervices et mes civilités. Je l’ai assuré que, du caractère dont jevous connaissais, je ne doutais point que vous n’y répondissiezhonnêtement, surtout, lui ai-je dit, s’il pouvait vous servir dansvos affaires, qui étaient fort dérangées depuis que vous étiez malavec votre famille. Il m’a interrompue, pour me protester qu’ilvous rendrait tous les services qui dépendraient de lui, et que, sivous vouliez même vous embarquer dans un autre amour il vousprocurerait une jolie maîtresse, qu’il avait quittée pours’attacher à moi. J’ai applaudi à son idée, ajouta-t-elle, pourprévenir plus parfaitement tous ses soupçons, et me confirmant deplus en plus dans mon projet, je ne souhaitais que de pouvoirtrouver le moyen de vous en informer de peur que vous ne fussieztrop alarmé lorsque vous me verriez manquer à notre assignation.C’est dans cette vue que je lui ai proposé de vous envoyer cettenouvelle maîtresse dès le soir même, afin d’avoir une occasion devous écrire&|160;; j’étais obligée d’avoir recours à cette adresse,parce que je ne pouvais espérer qu’il me laissât libre un moment.Il a ri de ma proposition. Il a appelé son laquais, et lui ayantdemandé s’il pourrait retrouver sur-le-champ son anciennemaîtresse, il l’a envoyé de côté et d’autre pour la chercher. Ils’imaginait que c’était à Chaillot qu’il fallait qu’elle allât voustrouver mais je lui ai appris qu’en vous quittant je vous avaispromis de vous rejoindre à la Comédie, ou que, si quelque raisonm’empêchait d’y aller vous vous étiez engagé à m’attendre dans uncarrosse au bout de la rue Saint-André&|160;; qu’il valait mieux,par conséquent, vous envoyer là votre nouvelle amante, ne fût-ceque pour vous empêcher de vous y morfondre pendant toute la nuit.Je lui ai dit encore qu’il était à propos de vous écrire un motpour vous avertir de cet échange, que vous auriez peine àcomprendre sans cela. Il y a consenti, mais j’ai été obligéed’écrire en sa présence, et je me suis bien gardée de m’expliquertrop ouvertement dans ma lettre. Voilà, ajouta Manon, de quellemanière les choses se sont passées. Je ne vous déguise rien, ni dema conduite, ni de mes desseins. La jeune fille est venue, je l’aitrouvée jolie, et comme je ne doutais point que mon absence ne vouscausât de la peine, c’était sincèrement que je souhaitais qu’ellepût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité queje souhaite de vous est celle du cœur. J’aurais été ravie depouvoir vous envoyer Marcel, mais je n’ai pu me procurer un momentpour l’instruire de ce que j’avais à vous faire savoir. Elleconclut enfin son récit, en m’apprenant l’embarras où G… M… s’étaittrouvé en recevant le billet de M.&|160;de&|160;T… Il a balancé, medit-elle, s’il devait me quitter et il m’a assuré que son retour netarderait point. C’est ce qui fait que je ne vous vois point icisans inquiétude, et que j’ai marqué de la surprise à votrearrivée.

J’écoutai ce discours avec beaucoup depatience. J’y trouvais assurément quantité de traits cruels etmortifiants pour moi, car le dessein de son infidélité était siclair qu’elle n’avait pas même eu le soin de me le déguiser. Ellene pouvait espérer que G… M… la laissât, toute la nuit, comme unevestale. C’était donc avec lui qu’elle comptait de la passer. Quelaveu pour un amant&|160;! Cependant, je considérai que j’étaiscause en partie de sa faute, par la connaissance que je lui avaisdonnée d’abord des sentiments que G… M… avait pour elle, et par lacomplaisance que j’avais eue d’entrer aveuglément dans le plantéméraire de son aventure. D’ailleurs, par un tour naturel de géniequi m’est particulier je fus touché de l’ingénuité de son récit, etde cette manière bonne et ouverte avec laquelle elle me racontaitjusqu’aux circonstances dont j’étais le plus offensé. Elle pèchesans malice, disais-je en moi-même&|160;; elle est légère etimprudente, mais elle est droite et sincère. Ajoutez que l’amoursuffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes.J’étais trop satisfait de l’espérance de l’enlever le soir même àmon rival. Je lui dis néanmoins&|160;: Et la nuit, avec quil’auriez-vous passée&|160;? Cette question, que je lui fistristement, l’embarrassa. Elle ne me répondit que par des mais etdes si interrompus. J’eus pitié de sa peine, et rompant cediscours, je lui déclarai naturellement que j’attendais d’ellequ’elle me suivît à l’heure même. Je le veux bien, medit-elle&|160;; mais vous n’approuvez donc pas mon projet&|160;?Ah&|160;! n’est-ce pas assez, repartis-je, que j’approuve tout ceque vous avez fait jusqu’à présent&|160;? Quoi&|160;! nousn’emporterons pas même les dix mille francs&|160;? répliqua-t-elle.Il me les a donnés. Ils sont à moi. Je lui conseillai d’abandonnertout, et de ne penser qu’à nous éloigner promptement, car quoiqu’ily eût à peine une demi-heure que j’étais avec elle, je craignais leretour de G… M… Cependant, elle me fit de si pressantes instancespour me faire consentir à ne pas sortir les mains vides, que jecrus lui devoir accorder quelque chose après avoir tant obtenud’elle.

Dans le temps que nous nous préparions audépart, j’entendis frapper à la porte de la rue. Je ne doutainullement que ce ne fût G… M…, et dans le trouble où cette penséeme jeta, je dis à Manon que c’était un homme mort s’il paraissait.Effectivement, je n’étais pas assez revenu de mes transports pourme modérer à sa vue. Marcel finit ma peine en m’apportant un billetqu’il avait reçu pour moi à la porte. Il était deM.&|160;de&|160;T… Il me marquait que, G… M… étant allé luichercher de l’argent à sa maison, il profitait de son absence pourme communiquer une pensée fort plaisante&|160;: qu’il lui semblaitque je ne pouvais me venger plus agréablement de mon rival qu’enmangeant son souper et en couchant, cette nuit même, dans le litqu’il espérait d’occuper avec ma maîtresse&|160;; que cela luiparaissait assez facile, si je pouvais m’assurer de trois ou quatrehommes qui eussent assez de résolution pour l’arrêter dans la rue,et de fidélité pour le garder à vue jusqu’au lendemain&|160;; que,pour lui, il promettait de l’amuser encore une heure pour le moins,par des raisons qu’il tenait prêtes pour son retour. Je montrai cebillet à Manon, et je lui appris de quelle ruse je m’étais servipour m’introduire librement chez elle. Mon invention et celle deM.&|160;de&|160;T… lui parurent admirables. Nous en rîmes à notreaise pendant quelques moments. Mais, lorsque je lui parlai de ladernière comme d’un badinage, je fus surpris qu’elle insistâtsérieusement à me la proposer comme une chose dont l’idée laravissait. En vain lui demandai-je où elle voulait que jetrouvasse, tout d’un coup, des gens propres à arrêter G… M… et à legarder fidèlement. Elle me dit qu’il fallait du moins tenterpuisque M.&|160;de&|160;T… nous garantissait encore une heure, etpour réponse à mes autres objections, elle me dit que je faisais letyran et que je n’avais pas de complaisance pour elle. Elle netrouvait rien de si joli que ce projet. Vous aurez son couvert àsouper me répétait-elle, vous coucherez dans ses draps, et, demain,de grand matin, vous enlèverez sa maîtresse et son argent. Vousserez bien vengé du père et du fils.

Je cédai à ses instances, malgré lesmouvements secrets de mon cœur qui semblaient me présager unecatastrophe malheureuse. Je sortis, dans le dessein de prier deuxou trois gardes du corps, avec lesquels Lescaut m’avait mis enliaison, de se charger du soin d’arrêter G… M… Je n’en trouvaiqu’un au logis, mais c’était un homme entreprenant, qui n’eut pasplus tôt su de quoi il était question qu’il m’assura du succès. Ilme demanda seulement dix pistoles, pour récompenser trois soldatsaux gardes, qu’il prit la résolution d’employer en se mettant àleur tête. Je le priai de ne pas perdre de temps. Il les assemblaen moins d’un quart d’heure. Je l’attendais à sa maison, etlorsqu’il fut de retour avec ses associés, je le conduisis moi-mêmeau coin d’une rue par laquelle G… M… devait nécessairement rentrerdans celle de Manon. Je lui recommandai de ne le pas maltraitermais de le garder si étroitement jusqu’à sept heures du matin, queje pusse être assuré qu’il ne lui échapperait pas. Il me dit queson dessein était de le conduire à sa chambre et de l’obliger à sedéshabiller ou même à se coucher dans son lit, tandis que lui etses trois braves passeraient la nuit à boire et à jouer. Jedemeurai avec eux jusqu’au moment où je vis paraître G… M…, et jeme retirai alors quelques pas au-dessous, dans un endroit obscurpour être témoin d’une scène si extraordinaire. Le garde du corpsl’aborda, le pistolet au poing, et lui expliqua civilement qu’iln’en voulait ni à sa vie ni à son argent, mais que, s’il faisait lamoindre difficulté de le suivre, ou s’il jetait le moindre cri, ilallait lui brûler la cervelle. G… M…, le voyant soutenu par troissoldats, et craignant sans doute la bourre du pistolet, ne fit pasde résistance. Je le vis emmener comme un mouton. Je retournaiaussitôt chez Manon, et pour ôter tout soupçon aux domestiques, jelui dis, en entrant, qu’il ne fallait pas attendreM.&|160;de&|160;G… M… pour souper qu’il lui était survenu desaffaires qui le retenaient malgré lui, et qu’il m’avait prié devenir lui en faire ses excuses et souper avec elle, ce que jeregardais comme une grande faveur auprès d’une si belle dame. Elleseconda fort adroitement mon dessein. Nous nous mîmes à table. Nousy prîmes un air grave, pendant que les laquais demeurèrent à nousservir. Enfin, les ayant congédiés, nous passâmes une des pluscharmantes soirées de notre vie. J’ordonnai en secret à Marcel dechercher un fiacre et de l’avertir de se trouver le lendemain à laporte, avant six heures du matin. Je feignis de quitter Manon versminuit&|160;; mais étant rentré doucement, par le secours deMarcel, je me préparai à occuper le lit de G… M…, comme j’avaisrempli sa place à table. Pendant ce temps-là, notre mauvais génietravaillait à nous perdre. Nous étions dans le délire du plaisir etle glaive était suspendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenaitallait se rompre. Mais, pour faire mieux entendre toutes lescirconstances de notre ruine, il faut en éclaircir la cause.

G… M… était suivi d’un laquais, lorsqu’ilavait été arrêté par le garde du corps. Ce garçon, effrayé del’aventure de son maître, retourna en fuyant sur ses pas, et lapremière démarche qu’il fit, pour le secourir, fut d’aller avertirle vieux G… M… de ce qui venait d’arriver. Une si fâcheuse nouvellene pouvait manquer de l’alarmer beaucoup&|160;: il n’avait que cefils, et sa vivacité était extrême pour son âge. Il voulut savoird’abord du laquais tout ce que son fils avait fait l’après-midi,s’il s’était querellé avec quelqu’un, s’il avait pris part audémêlé d’un autre, s’il s’était trouvé dans quelque maisonsuspecte. Celui-ci, qui croyait son maître dans le dernier dangeret qui s’imaginait ne devoir plus rien ménager pour lui procurer dusecours, découvrit tout ce qu’il savait de son amour pour Manon etla dépense qu’il avait faite pour elle, la manière dont il avaitpassé l’après-midi dans sa maison jusqu’aux environs de neufheures, sa sortie et le malheur de son retour. C’en fut assez pourfaire soupçonner au vieillard que l’affaire de son fils était unequerelle d’amour. Quoiqu’il fût au moins dix heures et demie dusoin il ne balança point à se rendre aussitôt chez M.&|160;leLieutenant de Police. Il le pria de faire donner des ordresparticuliers à toutes les escouades du guet, et lui en ayantdemandé une pour se faire accompagner&|160;; il courut lui-mêmevers la rue où son fils avait été arrêté. Il visita tous lesendroits de la ville où il espérait de le pouvoir trouver, etn’ayant pu découvrir ses traces, il se fit conduire enfin à lamaison de sa maîtresse, où il se figura qu’il pouvait êtreretourné.

J’allais me mettre au lit, lorsqu’il arriva.La porte de la chambre étant fermée, je n’entendis point frapper àcelle de la rue&|160;; mais il entra suivi de deux archers, ets’étant informé inutilement de ce qu’était devenu son fils, il luiprit envie de voir sa maîtresse, pour tirer d’elle quelque lumière.Il monte à l’appartement, toujours accompagné de ses archers. Nousétions prêts à nous mettre au lit. Il ouvre la porte, et il nousglace le sang par sa vue. Ô Dieu&|160;! c’est le vieux G… M…,dis-je à Manon. Je saute sur mon épée&|160;; elle étaitmalheureusement embarrassée dans mon ceinturon. Les archers, quivirent mon mouvement, s’approchèrent aussitôt pour me la saisir. Unhomme en chemise est sans résistance. Ils m’ôtèrent tous les moyensde me défendre.

G… M…, quoique troublé par ce spectacle, netarda point à me reconnaître. Il remit encore plus aisément Manon.Est-ce une illusion&|160;? nous dit-il gravement&|160;; ne vois-jepoint le chevalier des Grieux et Manon Lescaut&|160;? J’étais sienragé de honte et de douleur, que je ne lui fis pas de réponse. Ilparut rouler pendant quelque temps, diverses pensées dans sa tête,et comme si elles eussent allumé tout d’un coup sa colère, ils’écria en s’adressant à moi&|160;: Ah&|160;! malheureux, je suissûr que tu as tué mon fils&|160;! Cette injure me piqua vivement.Vieux scélérat, lui répondis-je avec fierté, si j’avais eu à tuerquelqu’un de ta famille, c’est par toi que j’aurais commencé.Tenez-le bien, dit-il aux archers. Il faut qu’il me dise desnouvelles de mon fils&|160;; je le ferai pendre demain, s’il nem’apprend tout à l’heure ce qu’il en a fait. Tu me feraspendre&|160;? repris-je. Infâme&|160;! ce sont tes pareils qu’ilfaut chercher au gibet. Apprends que je suis d’un sang plus nobleet plus pur que le tien. Oui, ajoutai-je, je sais ce qui est arrivéà ton fils, et si tu m’irrites davantage, je le ferai étrangleravant qu’il soit demain, et je te promets le même sort aprèslui.

Je commis une imprudence en lui confessant queje savais où était son fils&|160;; mais l’excès de ma colère me fitfaire cette indiscrétion. Il appela aussitôt cinq ou six autresarchers, qui l’attendaient à la porte, et il leur ordonna des’assurer de tous les domestiques de la maison. Ah&|160;! monsieurle chevalier reprit-il d’un ton railleur vous savez où est mon filset vous le ferez étrangler, dites-vous&|160;? Comptez que nous ymettrons bon ordre. Je sentis aussitôt la faute que j’avaiscommise. Il s’approcha de Manon, qui était assise sur le lit enpleurant&|160;; il lui dit quelques galanteries ironiques surl’empire qu’elle avait sur le père et sur le fils, et sur le bonusage qu’elle en faisait. Ce vieux monstre d’incontinence voulutprendre quelques familiarités avec elle. Garde-toi de latoucher&|160;! m’écriai-je, il n’y aurait rien de sacré qui te pûtsauver de mes mains. Il sortit en laissant trois archers dans lachambre, auxquels il ordonna de nous faire prendre promptement noshabits.

Je ne sais quels étaient alors ses desseinssur nous. Peut-être eussions-nous obtenu la liberté en luiapprenant où était son fils. Je méditais, en m’habillant, si cen’était pas le meilleur parti. Mais, s’il était dans cettedisposition en quittant notre chambre, elle était bien changéelorsqu’il y revint. Il était allé interroger les domestiques deManon, que les archers avaient arrêtés. Il ne put rien apprendre deceux qu’elle avait reçus de son fils, mais, lorsqu’il sut queMarcel nous avait servis auparavant, il résolut de le faire parleren l’intimidant par des menaces.

C’était un garçon fidèle, mais simple etgrossier. Le souvenir de ce qu’il avait fait à l’Hôpital, pourdélivrer Manon, joint à la terreur que G… M… lui inspirait, fittant d’impression sur son esprit faible qu’il s’imagina qu’onallait le conduire à la potence ou sur la roue. Il promit dedécouvrir tout ce qui était venu à sa connaissance, si l’on voulaitlui sauver la vie. G… M… se persuada là-dessus qu’il y avaitquelque chose, dans nos affaires, de plus sérieux et de pluscriminel qu’il n’avait eu lieu jusque-là de se le figurer. Iloffrit à Marcel, non seulement la vie, mais des récompenses pour saconfession. Ce malheureux lui apprit une partie de notre dessein,sur lequel nous n’avions pas fait difficulté de nous entretenirdevant lui, parce qu’il devait y entrer pour quelque chose. Il estvrai qu’il ignorait entièrement les changements que nous y avionsfaits à Paris&|160;; mais il avait été informé, en partant deChaillot, du plan de l’entreprise et du rôle qu’il y devait jouer.Il lui déclara donc que notre vue était de duper son fils, et queManon devait recevoir ou avait déjà reçu, dix mille francs, qui,selon notre projet, ne retourneraient jamais aux héritiers de lamaison de G… M…

Après cette découverte, le vieillard emportéremonta brusquement dans notre chambre. Il passa, sans parler dansle cabinet, où il n’eut pas de peine à trouver la somme et lesbijoux. Il revint à nous avec un visage enflammé, et, nous montrantce qu’il lui plut de nommer notre larcin, il nous accabla dereproches outrageants. Il fit voir de près, à Manon, le collier deperles et les bracelets. Les reconnaissez-vous&|160;? lui dit-ilavec un sourire moqueur. Ce n’était pas la première fois que vousles eussiez vus. Les mêmes, sur ma foi. Ils étaient de votre goût,ma belle&|160;; je me le persuade aisément. Les pauvresenfants&|160;! ajouta-t-il. Ils sont bien aimables, en effet, l’unet l’autre&|160;; mais ils sont un peu fripons. Mon cœur crevait derage à ce discours insultant. J’aurais donné, pour être libre unmoment… Juste Ciel&|160;! que n’aurais-je pas donné&|160;! Enfin,je me fis violence pour lui dire, avec une modération qui n’étaitqu’un raffinement de fureur&|160;: Finissons, monsieur, cesinsolentes railleries. De quoi est-il question&|160;? Voyons, queprétendez-vous faire de nous&|160;? Il est question, monsieur lechevalier, me répondit-il, d’aller de ce pas au Châtelet. Il ferajour demain&|160;; nous verrons plus clair dans nos affaires, etj’espère que vous me ferez la grâce, à la fin, de m’apprendre oùest mon fils.

Je compris, sans beaucoup de réflexions, quec’était une chose d’une terrible conséquence pour nous d’être unefois renfermés au Châtelet. J’en prévis, en tremblant, tous lesdangers. Malgré toute ma fierté, je reconnus qu’il fallait pliersous le poids de ma fortune et flatter mon plus cruel ennemi, pouren obtenir quelque chose par la soumission. Je le priai, d’un tonhonnête, de m’écouter un moment. Je me rends justice, monsieur luidis-je. Je confesse que la jeunesse m’a fait commettre de grandesfautes, et que vous en êtes assez blessé pour vous plaindre. Mais,si vous connaissez la force de l’amour, si vous pouvez juger de ceque souffre un malheureux jeune homme à qui l’on enlève tout cequ’il aime, vous me trouverez peut-être pardonnable d’avoir cherchéle plaisir d’une petite vengeance, ou du moins, vous me croirezassez puni par l’affront que je viens de recevoir. Il n’est besoin.ni de prison ni de supplice pour me forcer de vous découvrir où estMonsieur votre fils. Il est en sûreté. Mon dessein n’a pas été delui nuire ni de vous offenser. Je suis prêt à vous nommer le lieuoù il passe tranquillement la nuit, si vous me faites la grâce denous accorder la liberté. Ce vieux tigre, loin d’être touché de maprière, me tourna le dos en riant. Il lâcha seulement quelquesmots, pour me faire comprendre qu’il savait notre dessein jusqu’àl’origine. Pour ce qui regardait son fils, il ajouta brutalementqu’il se retrouverait assez, puisque je ne l’avais pas assassiné.Conduisez-les au Petit-Châtelet, dit-il aux archers, et prenezgarde que le Chevalier ne vous échappe. C’est un rusé, qui s’estdéjà sauvé de Saint-Lazare.

Il sortit, et me laissa dans l’état que vouspouvez vous imaginer. Ô ciel&|160;! m’écriai-je, je recevrai avecsoumission tous les coups qui viennent de ta main, mais qu’unmalheureux coquin ait le pouvoir de me traiter avec cette tyrannie,c’est ce qui me réduit au dernier désespoir. Les archers nousprièrent de ne pas les faire attendre plus longtemps. Ils avaientun carrosse à la porte. Je tendis la main à Manon pour descendre.Venez, ma chère reine, lui dis-je, venez vous soumettre à toute larigueur de notre sort. Il plaira peut-être au Ciel de nous rendrequelque jour plus heureux.

Nous partîmes dans le même carrosse. Elle semit dans mes bras. Je ne lui avais pas entendu prononcer un motdepuis le premier moment de l’arrivée de G… M…&|160;; mais, setrouvant seule alors avec moi, elle me dit mille tendresses en sereprochant d’être la cause de mon malheur. Je l’assurai que je neme plaindrais jamais de mon sort, tant qu’elle ne cesserait pas dem’aimer. Ce n’est pas moi qui suis à plaindre, continuai-je.Quelques mois de prison ne m’effraient nullement, et je préféreraitoujours le Châtelet à Saint-Lazare. Mais c’est pour toi, ma chèreâme, que mon cœur s’intéresse. Quel sort pour une créature sicharmante&|160;! Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur leplus parfait de vos ouvrages&|160;? Pourquoi ne sommes-nous pas nésl’un et l’autre, avec des qualités conformes à notre misère&|160;?Nous avons reçu de l’esprit, du goût, des sentiments. Hélas&|160;!quel triste usage en faisons-nous, tandis que tant d’âmes basses etdignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de lafortune&|160;! Ces réflexions me pénétraient de douleur&|160;; maisce n’était rien en comparaison de celles qui regardaient l’avenircar je séchais de crainte pour Manon. Elle avait déjà été àl’Hôpital, et, quand elle en fût sortie par la bonne porte, jesavais que les rechutes en ce genre étaient d’une conséquenceextrêmement dangereuse. J’aurais voulu lui exprimer mesfrayeurs&|160;; j’appréhendais de lui en causer trop. Je tremblaispour elle, sans oser l’avertir du danger et je l’embrassais ensoupirant, pour l’assurer du moins, de mon amour qui était presquele seul sentiment que j’osasse exprimer Manon, lui dis-je, parlezsincèrement&|160;; m’aimerez-vous toujours&|160;? Elle me réponditqu’elle était bien malheureuse que j’en pusse douter. Hé bien,repris-je, je n’en doute point, et je veux braver tous nos ennemisavec cette assurance. J’emploierai ma famille pour sortir duChâtelet&|160;; et tout mon sang ne sera utile à rien si je ne vousen tire pas aussitôt que je serai libre.

Nous arrivâmes à la prison. On nous mit chacundans un lieu séparé. Ce coup me fut moins rude, parce que jel’avais prévu. Je recommandai Manon au concierge, en lui apprenantque j’étais un homme de quelque distinction, et lui promettant unerécompense considérable. J’embrassai ma chère maîtresse, avant quede la quitter. Je la conjurai de ne pas s’affliger excessivement etde ne rien craindre tant que je serais au monde. Je n’étais passans argent&|160;; je lui en donnai une partie et je payai auconcierge, sur ce qui me restait, un mois de grosse pensiond’avance pour elle et pour moi.

Mon argent eut un fort bon effet. On me mitdans une chambre proprement meublée, et l’on m’assura que Manon enavait une pareille. Je m’occupai aussitôt des moyens de hâter maliberté. Il était clair qu’il n’y avait rien d’absolument crimineldans mon affaire, et supposant même que le dessein de notre vol fûtprouvé par la déposition de Marcel, je savais fort bien qu’on nepunit point les simples volontés. Je résolus d’écrire promptement àmon père, pour le prier de venir en personne à Paris. J’avais bienmoins de honte, comme je l’ai dit, d’être au Châtelet qu’àSaint-Lazare&|160;; d’ailleurs, quoique je conservasse tout lerespect dû à l’autorité paternelle, l’âge et l’expérience avaientdiminué beaucoup ma timidité. J’écrivis donc, et l’on ne fit pasdifficulté, au Châtelet, de laisser sortir ma lettre&|160;; maisc’était une peine que j’aurais pu m’épargner si j’avais su que monpère devait arriver le lendemain à Paris. Il avait reçu celle queje lui avais écrite huit jours auparavant. Il en avait ressenti unejoie extrême&|160;; mais, de quelque espérance que je l’eusseflatté au sujet de ma conversion, il n’avait pas cru devoirs’arrêter tout à fait à mes promesses.

Il avait pris le parti de venir s’assurer demon changement par ses yeux, et de régler sa conduite sur lasincérité de mon repentir. Il arriva le lendemain de monemprisonnement. Sa première visite fut celle qu’il rendit àTiberge, à qui je l’avais prié d’adresser sa réponse. Il ne putsavoir de lui ni ma demeure ni ma condition présente&|160;; il enapprit seulement mes principales aventures, depuis que je m’étaiséchappé de Saint-Sulpice. Tiberge lui parla fort avantageusementdes dispositions que je lui avais marquées pour le bien, dans notredernière entrevue. Il ajouta qu’il me croyait entièrement dégagé deManon, mais qu’il était surpris, néanmoins, que je ne lui eusse pasdonné de mes nouvelles depuis huit jours. Mon père n’était pasdupe&|160;; il comprit qu’il y avait quelque chose qui échappait àla pénétration de Tiberge, dans le silence dont il se plaignait, etil employa tant de soins pour découvrir mes traces que, deux joursaprès son arrivée, il apprit que j’étais au Châtelet.

Avant que de recevoir sa visite, à laquellej’étais fort éloigné de m’attendre sitôt, je reçus celle deM.&|160;le Lieutenant général de Police, ou pour expliquer leschoses par leur nom, je subis l’interrogatoire. Il me fit quelquesreproches, mais ils n’étaient ni durs ni désobligeants. Il me dit,avec douceur, qu’il plaignait ma mauvaise conduite&|160;; quej’avais manqué de sagesse en me faisant un ennemi tel queM.&|160;de&|160;G… M…&|160;; qu’à la vérité il était aisé deremarquer qu’il y avait, dans mon affaire, plus d’imprudence et delégèreté que de malice&|160;; mais que c’était néanmoins la secondefois que je me trouvais sujet à son tribunal, et qu’il avait espéréque je fusse devenu plus sage, après avoir pris deux ou trois moisde leçons à Saint-Lazare. Charmé d’avoir affaire à un jugeraisonnable, je m’expliquai avec lui d’une manière si respectueuseet si modérée, qu’il parut extrêmement satisfait de mes réponses.Il me dit que je ne devais pas me livrer trop au chagrin, et qu’ilse sentait disposé à me rendre service, en faveur de ma naissanceet de ma jeunesse. Je me hasardai à lui recommander Manon, et à luifaire l’éloge de sa douceur et de son bon naturel. Il me répondit,en riant, qu’il ne l’avait point encore vue, mais qu’on lareprésentait comme une dangereuse personne. Ce mot excita tellementma tendresse que je lui dis mille choses passionnées pour ladéfense de la pauvre maîtresse, et je ne pus m’empêcher de répandrequelques larmes. Il ordonna qu’on me reconduisît à ma chambre.Amour, Amour&|160;! s’écria ce grave magistrat en me voyant sortirne te réconcilieras-tu jamais avec la sagesse&|160;?

J’étais à m’entretenir tristement de mesidées, et à réfléchir sur la conversation que j’avais eue avecM.&|160;le Lieutenant général de Police, lorsque j’entendis ouvrirla porte de ma chambre&|160;: c’était mon père. Quoique je dusseêtre à demi préparé à cette vue, puisque je m’y attendais quelquesjours plus tard, je ne laissai pas d’en être frappé si vivement queje me serais précipité au fond de la terre, si elle s’étaitentr’ouverte à mes pieds. J’allai l’embrasser, avec toutes lesmarques d’une extrême confusion. Il s’assit sans que ni lui ni moieussions encore ouvert la bouche.

Comme je demeurais debout, les yeux baissés etla tête découverte&|160;: Asseyez-vous, monsieur, me dit-ilgravement, asseyez-vous. Grâce au scandale de votre libertinage etde vos friponneries, j’ai découvert le lieu de votre demeure.

C’est l’avantage d’un mérite tel que le vôtrede ne pouvoir demeurer caché. Vous allez à la renommée par unchemin infaillible. J’espère que le terme en sera bientôt la Grève,et que vous aurez, effectivement, la gloire d’y être exposé àl’admiration de tout le monde.

Je ne répondis rien. Il continua&|160;: Qu’unpère est malheureux, lorsque, après avoir aimé tendrement un filset n’avoir rien épargné pour en faire un honnête homme, il n’ytrouve, à la fin, qu’un fripon qui le déshonore&|160;! On seconsole d’un malheur de fortune&|160;: le temps l’efface, et lechagrin diminue&|160;; mais quel remède contre un mal qui augmentetous les jours, tel que les désordres d’un fils vicieux qui a perdutous sentiments d’honneur&|160;? Tu ne dis rien, malheureux,ajouta-t-il&|160;; voyez cette modestie contrefaite et cet air dedouceur hypocrite&|160;; ne le prendrait-on pas pour le plushonnête homme de sa race&|160;?

Quoique je fusse obligé de reconnaître que jeméritais une partie de ces outrages, il me parut néanmoins quec’était les porter à l’excès. Je crus qu’il m’était permisd’expliquer naturellement ma pensée. Je vous assure, monsieur, luidis-je, que la modestie où vous me voyez devant vous n’estnullement affectée&|160;; c’est la situation naturelle d’un filsbien né, qui respecte infiniment son père, et surtout un pèreirrité. Je ne prétends pas non plus passer pour l’homme le plusréglé de notre race. Je me connais digne de vos reproches, mais jevous conjure d’y mettre un peu plus de bonté et de ne pas metraiter comme le plus infâme de tous les hommes. Je ne mérite pasdes noms si durs. C’est l’amour vous le savez, qui a causé toutesmes fautes. Fatale passion&|160;! Hélas&|160;! n’en connaissez-vouspas la force, et se peut-il que votre sang, qui est la source dumien, n’ait jamais ressenti les mêmes ardeurs&|160;? L’amour m’arendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle et, peut-être, tropcomplaisant pour les désirs d’une maîtresse toute charmante&|160;;voilà mes crimes. En voyez-vous là quelqu’un qui vousdéshonore&|160;? Allons, mon cher père, ajoutai-je tendrement, unpeu de pitié pour un fils qui a toujours été plein de respect etd’affection pour vous, qui n’a pas renoncé, comme vous pensez, àl’honneur et au devoir et qui est mille fois plus à plaindre quevous ne sauriez vous l’imaginer. Je laissai tomber quelques larmesen finissant ces paroles.

Un cœur de père est le chef-d’œuvre de lanature&|160;; elle y règne, pour ainsi parler, avec complaisance,et elle en règle elle-même tous les ressorts. Le mien, qui étaitavec cela homme d’esprit et de goût, fut si touché du tour quej’avais donné à mes excuses qu’il ne fut pas le maître de me cacherce changement. Viens, mon pauvre chevalier, me dit-il, viensm’embrasser&|160;; tu me fais pitié. Je l’embrassai&|160;; il meserra d’une manière qui me fit juger de ce qui se passait dans soncœur. Mais quel moyen prendrons-nous donc, reprit-il, pour te tirerd’ici&|160;? Explique-moi toutes tes affaires sans déguisement.Comme il n’y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite,qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celledes jeunes gens d’un certain monde, et qu’une maîtresse ne passepoint pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plusqu’un peu d’adresse à s’attirer la fortune du jeu, je fissincèrement à mon père le détail de la vie que j’avais menée. Àchaque faute dont je lui faisais l’aveu, j’avais soin de joindredes exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec unemaîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies dumariage&|160;: M.&|160;le duc de… en entretient deux, aux yeux detout Paris&|160;; M.&|160;de… en a une depuis dix ans, qu’il aimeavec une fidélité qu’il n’a jamais eue pour sa femme&|160;; lesdeux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d’en avoir.J’ai usé de quelque supercherie au jeu&|160;: M.&|160;le marquisde… et le comte de… n’ont point d’autres revenus&|160;; M.&|160;leprince de… et M.&|160;le duc de… sont les chefs d’une bande dechevaliers du même Ordre. Pour ce qui regardait mes desseins sur labourse des deux G… M…, j’aurais pu prouver aussi facilement que jen’étais pas sans modèles&|160;; mais il me restait trop d’honneurpour ne pas me condamner moi-même, avec tous ceux dont j’aurais pume proposer l’exemple, de sorte que je priai mon père de pardonnercette faiblesse aux deux violentes passions qui m’avaient agité, lavengeance et l’amour. Il me demanda si je pouvais lui donnerquelques ouvertures sur les plus courts moyens d’obtenir maliberté, et d’une manière qui pût lui faire éviter l’éclat. Je luiappris les sentiments de bonté que le Lieutenant général de Policeavait pour moi. Si vous trouvez quelques difficultés, lui dis-je,elles ne peuvent venir que de la part des G… M…&|160;; ainsi, jecrois qu’il serait à propos que vous prissiez la peine de les voir.Il me le promit. Je n’osai le prier de solliciter pour Manon, Ce nefut point un défaut de hardiesse, mais un effet de la crainte oùj’étais de le révolter par cette proposition, et de lui fairenaître quelque dessein funeste à elle et à moi. Je suis encore àsavoir si cette crainte n’a pas causé mes plus grandes infortunesen m’empêchant de tenir les dispositions de mon père, et de fairedes efforts pour lui en inspirer de favorables à ma malheureusemaîtresse. J’aurais peut-être excité encore une fois sa pitié. Jel’aurais mis en garde contre les impressions qu’il allait recevoirtrop facilement du vieux G… M… Que sais-je&|160;? Ma mauvaisedestinée l’aurait peut-être emporté sur tous mes efforts, mais jen’aurais eu qu’elle, du moins, et la cruauté de mes ennemis, àaccuser de mon malheur.

En me quittant, mon père alla faire une visiteà M.&|160;de&|160;G… M… Il le trouva avec son fils, à qui le gardedu corps avait honnêtement rendu la liberté. Je n’ai jamais su lesparticularités de leur conversation, mais il ne m’a été que tropfacile d’en juger par ses mortels effets. Ils allèrent ensemble, jedis les deux pères, chez M.&|160;le Lieutenant général de Police,auquel ils demandèrent deux grâces&|160;: l’une, de me faire sortirsur-le-champ du Châtelet&|160;; l’autre, d’enfermer Manon pour lereste de ses jours, ou de l’envoyer en Amérique. On commençait,dans le même temps, à embarquer quantité de gens sans aveu pour leMississippi. M.&|160;le Lieutenant général de Police leur donna saparole de faire partir Manon par le premier vaisseau.M.&|160;de&|160;G… M… et mon père vinrent aussitôt m’apporterensemble la nouvelle de ma liberté. M.&|160;de&|160;G… M… me fit uncompliment civil sur le passé, et m’ayant félicité sur le bonheurque j’avais d’avoir un tel père, il m’exhorta à profiter désormaisde ses leçons et de ses exemples. Mon père m’ordonna de lui fairedes excuses de l’injure prétendue que j’avais faite à sa famille,et de le remercier de s’être employé avec lui pour monélargissement. Nous sortîmes ensemble, sans avoir dit un mot de mamaîtresse. Je n’osai même parler d’elle aux guichetiers en leurprésence. Hélas&|160;! mes tristes recommandations eussent été bieninutiles&|160;! L’ordre cruel était venu en même temps que celui dema délivrance. Cette fille infortunée fut conduite, une heureaprès, à l’Hôpital, pour y être associée à quelques malheureusesqui étaient condamnées à subir le même sort. Mon père m’ayantobligé de le suivre à la maison où il avait pris sa demeure, ilétait presque six heures du soir lorsque je trouvai le moment de medérober de ses yeux pour retourner au Châtelet. Je n’avais desseinque de faire tenir quelques rafraîchissements à Manon, et de larecommander au concierge, car je ne me promettais pas que laliberté de la voir me fût accordée. Je n’avais point encore eu letemps, non plus, de réfléchir aux moyens de la délivrer.

Je demandai à parler au concierge. Il avaitété content de ma libéralité et de ma douceur, de sorte qu’ayantquelque disposition à me rendre service, il me parla du sort deManon comme d’un malheur dont il avait beaucoup de regret parcequ’il pouvait m’affliger. Je ne compris point ce langage. Nous nousentretînmes quelques moments sans nous entendre. À la fin,s’apercevant que j’avais besoin d’une explication, il me la donna,telle que j’ai déjà eu horreur de vous la dire, et que j’ai encorede la répéter. Jamais apoplexie violente ne causa d’effet plussubit et plus terrible. Je tombai, avec une palpitation de cœur sidouloureuse, qu’à l’instant que je perdis la connaissance, je mecrus délivré de la vie pour toujours. Il me resta même quelquechose de cette pensée lorsque je revins à moi. Je tournai mesregards vers toutes les parties de la chambre et sur moi-même, pourm’assurer si je portais encore la malheureuse qualité d’hommevivant. Il est certain qu’en ne suivant que le mouvement naturelqui fait chercher à se délivrer de ses peines, rien ne pouvait meparaître plus doux que la mort, dans ce moment de désespoir et deconsternation. La religion même ne pouvait me faire envisager riende plus insupportable, après la vie, que les convulsions cruellesdont j’étais tourmenté. Cependant, par un miracle propre à l’amour,je retrouvai bientôt assez de force pour remercier le Ciel dem’avoir rendu la connaissance et la raison. Ma mort n’eût été utilequ’à moi. Manon avait besoin de ma vie pour la délivrer pour lasecourir pour la venger. Je jurai de m’y employer sansménagement.

Le concierge me donna toute l’assistance quej’eusse pu attendre du meilleur de mes amis. Je reçus ses servicesavec une vive reconnaissance. Hélas&|160;! lui dis-je, vous êtesdonc touché de mes peines&|160;? Tout le monde m’abandonne. Monpère même est sans doute un de mes plus cruels persécuteurs.Personne n’a pitié de moi. Vous seul, dans le séjour de la duretéet de la barbarie, vous marquez de la compassion pour le plusmisérable de tous, les hommes&|160;! Il me conseillait de ne pointparaître dans la rue sans être un peu remis du trouble où j’étais.Laissez, laissez, répondis-je en sortant&|160;; je vous reverraiplus tôt que vous ne pensez. Préparez-moi le plus noir de voscachots&|160;; je vais travailler à le mériter. En effet, mespremières résolutions n’allaient à rien moins qu’à me défaire desdeux G… M… et du Lieutenant général de Police, et fondre ensuite àmain armée sur l’Hôpital, avec tous ceux que je pourrais engagerdans ma querelle. Mon père lui-même eût à peine été respecté, dansune vengeance qui me paraissait si juste, car le concierge nem’avait pas caché que lui et G… M… étaient les auteurs de ma perte.Mais, lorsque j’eus fait quelques pas dans les rues, et que l’aireut un peu rafraîchi mon sang et mes humeurs, ma fureur fit placepeu à peu à des sentiments plus raisonnables. La mort de nosennemis eût été d’une faible utilité pour Manon, et elle m’eûtexposé sans doute à me voir ôter tous les moyens de la secourirD’ailleurs, aurais-je eu recours à un lâche assassinat&|160;?Quelle autre voie pouvais-je m’ouvrir à la vengeance&|160;? Jerecueillis toutes mes forces et tous mes esprits pour travaillerd’abord à la délivrance de Manon, remettant tout le reste après lesuccès de cette importante entreprise. Il me restait peu d’argent.C’était, néanmoins, un fondement nécessaire, par lequel il fallaitcommencer. Je ne voyais que trois personnes de qui j’en pusseattendre&|160;: M.&|160;de&|160;T…, mon père et Tiberge. Il y avaitpeu d’apparence d’obtenir quelque chose des deux derniers, etj’avais honte de fatiguer l’autre par mes importunités. Mais cen’est point dans le désespoir qu’on garde des ménagements. J’allaisur-le-champ au Séminaire de Saint-Sulpice, sans m’embarrasser sij’y serais reconnu. Je fis appeler Tiberge. Ses premières parolesme firent comprendre qu’il ignorait encore mes dernières aventures.Cette idée me fit changer le dessein que j’avais, de l’attendrirpar la compassion. Je lui parlai, en général, du plaisir quej’avais eu de revoir mon père, et je le priai ensuite de me prêterquelque argent, sous prétexte de payer, avant mon départ de Paris,quelques dettes que je souhaitais de tenir inconnues. Il meprésenta aussitôt sa bourse. Je pris cinq cents francs sur sixcents que j’y trouvai. Je lui offris mon billet&|160;; il étaittrop généreux pour l’accepter.

Je tournai de là chez M.&|160;de&|160;T… Jen’eus point de réserve avec lui. Je lui fis l’exposition de mesmalheurs et de mes peines&|160;: il en savait déjà jusqu’auxmoindres circonstances, par le soin qu’il avait eu de suivrel’aventure du jeune G… M…&|160;; il m’écouta néanmoins, et il meplaignit beaucoup. Lorsque je lui demandai ses conseils sur lesmoyens de délivrer Manon, il me répondit tristement qu’il y voyaitsi peu de jour, qu’à moins d’un secours extraordinaire du Ciel, ilfallait renoncer à l’espérance, qu’il avait passé exprès àl’Hôpital, depuis qu’elle y était renfermée, qu’il n’avait puobtenir lui-même la liberté de la voir&|160;; que les ordres duLieutenant général de Police étaient de la dernière rigueur et que,pour comble d’infortune, la malheureuse bande où elle devait entrerétait destinée à partir le surlendemain du jour où nous étions.J’étais si consterné de son discours qu’il eût pu parler une heuresans que j’eusse pensé à l’interrompre. Il continua de me direqu’il ne m’était point allé voir au Châtelet, pour se donner plusde facilité à me servir lorsqu’on le croirait sans liaison avecmoi&|160;; que, depuis quelques heures que j’en étais sorti, ilavait eu le chagrin d’ignorer où je m’étais retiré, et qu’il avaitsouhaité de me voir promptement pour me donner le seul conseil dontil semblait que je pusse espérer du changement dans le sort deManon, mais un conseil dangereux, auquel il me priait de cacheréternellement qu’il eût part&|160;: c’était de choisir quelquesbraves qui eussent le courage d’attaquer les gardes de Manonlorsqu’ils seraient sortis de Paris avec elle. Il n’attendit pointque je lui parlasse de mon indigence. Voilà cent pistoles, medit-il, en me présentant une bourse, qui pourront vous être dequelque usage. Vous me les remettrez, lorsque la fortune aurarétabli vos affaires. Il ajouta que, si le soin de sa réputationlui eût permis d’entreprendre lui-même la délivrance de mamaîtresse, il m’eût offert son bras et son épée.

Cette excessive générosité me toucha jusqu’auxlarmes. J’employai, pour lui marquer ma reconnaissance, toute lavivacité que mon affliction me laissait de reste. Je lui demandais’il n’y avait rien à espérer par la voie des intercessions, auprèsdu Lieutenant général de Police. Il me dit qu’il y avait pensé,mais qu’il croyait cette ressource inutile, parce qu’une grâce decette nature ne pouvait se demander sans motif, et qu’il ne voyaitpas bien quel motif on pouvait employer pour se faire unintercesseur d’une personne grave et puissante&|160;; que, si l’onpouvait se flatter de quelque chose de ce côté-là, ce ne pouvaitêtre qu’en faisant changer de sentiment à M.&|160;de&|160;G… M… età mon père, et en les engageant à prier eux-mêmes M.&|160;leLieutenant général de Police de révoquer sa sentence. Il m’offritde faire tous ses efforts pour gagner le jeune G… M…, quoiqu’il lecrût un peu refroidi à son égard par quelques soupçons qu’il avaitconçus de lui à l’occasion de notre affaire, et il m’exhorta à nerien omettre, de mon côté, pour fléchir l’esprit de mon père.

Ce n’était pas une légère entreprise pour moi,je ne dis pas seulement par la difficulté que je devaisnaturellement trouver à le vaincre, mais par une autre raison quime faisait même redouter ses approches&|160;: je m’étais dérobé deson logement contre ses ordres, et j’étais fort résolu de n’y pasretourner depuis que j’avais appris la triste destinée de Manon.J’appréhendais avec sujet qu’il ne me fît retenir malgré moi, etqu’il ne me reconduisît de même en province. Mon frère aîné avaitusé autrefois de cette méthode. Il est vrai que j’étais devenu plusâgé, mais l’âge était une faible raison contre la force. Cependantje trouvai une voie qui me sauvait du danger&|160;; c’était de lefaire appeler dans un endroit public, et de m’annoncer à lui sousun autre nom. Je pris aussitôt ce parti. M.&|160;de&|160;T… s’enalla chez G… M… et moi au Luxembourg, d’où j’envoyai avertir monpère qu’un gentilhomme de ses serviteurs était à l’attendre. Jecraignais qu’il n’eût quelque peine à venir parce que la nuitapprochait. Il parut néanmoins peu après, suivi de son laquais. Jele priai de prendre une allée où nous puissions être seuls. Nousfîmes cent pas, pour le moins, sans parler. Il s’imaginait bien,sans doute, que tant de préparations ne s’étaient pas faites sansun dessein d’importance. Il attendait ma harangue, et je laméditais.

Enfin, j’ouvris la bouche. Monsieur, luidis-je en tremblant, vous êtes un bon père. Vous m’avez comblé degrâces et vous m’avez pardonné un nombre infini de fautes. Aussi leCiel m’est-il témoin que j’ai pour vous tous les sentiments du filsle plus tendre et le plus respectueux. Mais il me semble… que votrerigueur… Hé bien&|160;! ma rigueur&|160;? interrompit mon père, quitrouvait sans doute que je parlais lentement pour son impatience.Ah&|160;! monsieur repris-je, il me semble que votre rigueur estextrême, dans le traitement que vous avez fait à la malheureuseManon. Vous vous en êtes rapporté à M.&|160;de&|160;G… M… Sa hainevous l’a représentée sous les plus noires couleurs. Vous vous êtesformé d’elle une affreuse idée. Cependant, c’est la plus douce etla plus aimable créature qui fût jamais. Que n’a-t-il plu au Cielde vous inspirer l’envie de la voir un moment&|160;! Je ne suis pasplus sûr qu’elle est charmante, que je le suis qu’elle vousl’aurait paru. Vous auriez pris parti pour elle&|160;; vous auriezdétesté les noirs artifices de G… M…&|160;; vous auriez eucompassion d’elle et de moi. Hélas&|160;! j’en suis sûr Votre cœurn’est pas insensible&|160;; vous vous seriez laissé attendrir. Ilm’interrompit encore, voyant que je parlais avec une ardeur qui nem’aurait pas permis de finir sitôt. Il voulut savoir à quoi j’avaisdessein d’en venir par un discours si passionné. À vous demander lavie, répondis-je, que je ne puis conserver un moment si Manon partune fois pour l’Amérique. Non, non, me dit-il d’un tonsévère&|160;; j’aime mieux te voir sans vie que sans sagesse etsans honneur. N’allons donc pas plus loin&|160;! m’écriai-je enl’arrêtant par le bras. ôtez-la-moi, cette vie odieuse etinsupportable, car dans le désespoir où vous me jetez, la mort seraune faveur pour moi. C’est un présent digne de la main d’unpère.

Je ne te donnerai que ce que tu mérites,répliqua-t-il. Je connais bien des pères qui n’auraient pasattendu, si longtemps pour être eux-mêmes tes bourreaux, mais c’estma bonté excessive qui t’a perdu.

Je me jetai à ses genoux. Ah&|160;! s’il vousen reste encore, lui dis-je en les embrassant, ne vous endurcissezdonc pas contre mes pleurs. Songez que je suis votre fils…Hélas&|160;! souvenez-vous de ma mère. Vous l’aimiez sitendrement&|160;! Auriez-vous souffert qu’on l’eût arrachée de vosbras&|160;? Vous l’auriez défendue jusqu’à la mort. Les autresn’ont-ils pas un cœur comme vous&|160;? Peut-on être barbare, aprèsavoir une fois éprouvé ce que c’est que la tendresse et ladouleur&|160;?

Ne me parle pas davantage de ta mère,reprit-il d’une voix irritée&|160;; ce souvenir échauffe monindignation. Tes désordres la feraient mourir de douleur si elleeût assez vécu pour les voir. Finissons cet entretien,ajouta-t-il&|160;; il m’importune, et ne me fera point changer derésolution. Je retourne au logis&|160;; je t’ordonne de me suivre.Le ton sec et dur avec lequel il m’intima cet ordre me fit tropcomprendre que son cœur était inflexible. Je m’éloignai de quelquespas, dans la crainte qu’il ne lui prît envie de m’arrêter de sespropres mains. N’augmentez pas mon désespoir, lui dis-je, en meforçant de vous désobéir. Il est impossible que je vous suive. Ilne l’est pas moins que je vive, après la dureté avec laquelle vousme traitez. Ainsi je vous dis un éternel adieu. Ma mort, que vousapprendrez bientôt, ajoutai-je tristement, vous fera peut-êtrereprendre pour moi des sentiments de père. Comme je me tournaispour le quitter&|160;: Tu refuses donc de me suivre&|160;?s’écria-t-il avec une vive colère. Va, cours à ta perte. Adieu,fils ingrat et rebelle. Adieu, lui dis-je dans mon transport,adieu, père barbare et dénaturé.

Je sortis aussitôt du Luxembourg. Je marchaidans les rues comme un furieux jusqu’à la maison deM.&|160;de&|160;T… Je levais, en marchant, les yeux et les mainspour invoquer toutes les puissances célestes. Ô Ciel&|160;!disais-je, serez-vous aussi impitoyable que les hommes&|160;? Jen’ai plus de secours à attendre que de vous. M.&|160;de&|160;T…n’était point encore retourné chez lui, mais il revint après que jel’y eus attendu quelques moments. Sa négociation n’avait pas réussimieux que la mienne. Il me le dit d’un visage abattu. Le jeune G…M…, quoique moins irrité que son père contre Manon et contre moi,n’avait pas voulu entreprendre de le solliciter en notre faveur. Ils’en était défendu par la crainte qu’il avait lui-même de cevieillard vindicatif, qui s’était déjà fort emporté contre lui enlui reprochant ses desseins de commerce avec Manon. Il ne merestait donc que la voie de la violence, telle queM.&|160;de&|160;T… m’en avait tracé le plan&|160;; j’y réduisistoutes mes espérances. Elles sont bien incertaines, lui dis-je,mais la plus solide et la plus consolante pour moi est celle depérir du moins dans l’entreprise. Je le quittai en le priant de mesecourir par ses vœux, et je ne pensai plus qu’à m’associer descamarades à qui je pusse communiquer une étincelle de mon courageet de ma résolution.

Le premier qui s’offrit à mon esprit, fut lemême garde du corps que j’avais employé pour arrêter G… M… J’avaisdessein aussi d’aller passer la nuit dans sa chambre, n’ayant paseu l’esprit assez libre, pendant l’après-midi, pour me procurer unlogement. Je le trouvai seul. Il eut de la joie de me voir sorti duChâtelet. Il m’offrit affectueusement ses services. Je luiexpliquai ceux qu’il pouvait me rendre. Il avait assez de bon senspour en apercevoir toutes les difficultés, mais il fut assezgénéreux pour entreprendre de les surmonter. Nous employâmes unepartie de la nuit à raisonner sur mon dessein. Il me parla destrois soldats aux gardes, dont il s’était servi dans la dernièreoccasion, comme de trois braves à l’épreuve. M.&|160;de&|160;T…m’avait informé exactement du nombre des archers qui devaientconduire Manon&|160;; ils n’étaient que six. Cinq hommes hardis etrésolus suffisaient pour donner l’épouvante à ces misérables, quine sont point capables de se défendre honorablement lorsqu’ilspeuvent éviter le péril du combat par une lâcheté. Comme je nemanquais point d’argent, le garde du corps me conseilla de ne rienépargner pour assurer le succès de notre attaque. Il nous faut deschevaux, me dit-il, avec des pistolets, et chacun notre mousqueton.Je me charge de prendre demain le soin de ces préparatifs. Ilfaudra aussi trois habits communs pour nos soldats, qui n’oseraientparaître dans une affaire de cette nature avec l’uniforme durégiment. Je lui mis entre les mains les cent pistoles que j’avaisreçues de M.&|160;de&|160;T… Elles furent employées, le lendemain,jusqu’au dernier sol. Les trois soldats passèrent en revue devantmoi. Je les animai par de grandes promesses, et pour leur ôtertoute défiance, je commençai par leur faire présent, à chacun, dedix pistoles. Le jour de l’exécution étant venu, j’en envoyai un degrand matin à l’Hôpital, pour s’instruire, par ses propres yeux, dumoment auquel les archers partiraient avec leur proie. Quoique jen’eusse pris cette précaution que par un excès d’inquiétude et deprévoyance, il se trouva qu’elle avait été absolument nécessaire.J’avais compté sur quelques fausses informations qu’on m’avaitdonnées de leur route, et, m’étant persuadé que c’était à LaRochelle que cette déplorable troupe devait être embarquée,j’aurais perdu mes peines à l’attendre sur le chemin d’Orléans.Cependant, je fus informé, par le rapport du soldat aux gardesqu’elle prenait le chemin de Normandie, et que c’était duHavre-de-Grâce qu’elle devait partir pour l’Amérique.

Nous nous rendîmes aussitôt à la PorteSaint-Honoré, observant de marcher par des rues différentes. Nousnous réunîmes au bout du faubourg. Nos chevaux étaient frais. Nousne tardâmes point à découvrir les six gardes et les deux misérablesvoitures que vous vîtes à Pacy, il y a deux ans. Ce spectaclefaillit de m’ôter la force et la connaissance. Ô fortune,m’écriai-je, fortune cruelle&|160;! accorde-moi ici, du moins, làmort ou la victoire. Nous tînmes conseil un moment sur la manièredont nous ferions notre attaque. Les archers n’étaient guère plusde quatre cents pas devant nous, et nous pouvions les couper enpassant au travers d’un petit champ, autour duquel le grand chemintournait. Le garde du corps fut d’avis de prendre cette voie, pourles surprendre en fondant tout d’un coup sur eux. J’approuvai sapensée et je fus le premier à piquer mon cheval. Mais la fortuneavait rejeté impitoyablement mes vœux. Les archers, voyant cinqcavaliers accourir vers eux, ne doutèrent point que ce ne fût pourles attaquer. Ils se mirent en défense, en préparant leursbaïonnettes et leurs fusils d’un air assez résolu. Cette vue, quine fit que nous animer le garde du corps et moi, ôta tout d’un couple courage à nos trois lâches compagnons. Ils s’arrêtèrent comme deconcert, et, s’étant dit entre eux quelques mots que je n’entendispoint, ils tournèrent la tête de leurs chevaux, pour reprendre lechemin de Paris à bride abattue. Dieux&|160;! me dit le garde ducorps, qui paraissait aussi éperdu que moi de cette infâmedésertion, qu’allons-nous faire&|160;? Nous ne sommes que deux.J’avais perdu la voix, de fureur et d’étonnement. Je m’arrêtai,incertain si ma première vengeance ne devait pas s’employer à lapoursuite et au châtiment des lâches qui m’abandonnaient. Je lesregardais fuir et je jetais les yeux, de l’autre côté, sur lesarchers. S’il m’eût été possible de me partager, j’aurais fondutout à la fois sur ces deux objets de ma rage&|160;; je lesdévorais tous ensemble. Le garde du corps, qui jugeait de monincertitude par le mouvement égaré de mes yeux, me pria d’écouterson conseil. N’étant que deux, me dit-il, il y aurait de la folie àattaquer six hommes aussi bien armés que nous et qui paraissentnous attendre de pied ferme. Il faut retourner à Paris et tâcher deréussir mieux dans le choix de nos braves. Les archers ne sauraientfaire de grandes journées avec deux pesantes voitures&|160;; nousles rejoindrons demain sans peine.

Je fis un moment de réflexion sur ce parti,mais, ne voyant de tous côtés que des sujets de désespoir, je prisune résolution véritablement désespérée. Ce fut de remercier moncompagnon de ses services, et, loin d’attaquer les archers, jerésolus d’aller avec soumission, les prier de me recevoir dans leurtroupe pour accompagner Manon avec eux jusqu’au Havre-de-Grâce etpasser ensuite au-delà des mers avec elle. Tout le monde mepersécute ou me trahit, dis-je au garde du corps. Je n’ai plus defond à faire sur personne. Je n’attends plus rien, ni de lafortune, ni du secours des hommes. Mes malheurs sont aucomble&|160;; il ne me reste plus que de m’y soumettre. Ainsi, jeferme les yeux à toute espérance. Puisse le Ciel récompenser votregénérosité&|160;! Adieu, je vais aider mon mauvais sort à consommerma ruine, en y courant moi-même volontairement. Il fit inutilementses efforts pour m’engager à retourner à Paris. Je le priai de melaisser suivre mes résolutions et de me quitter sur-le-champ, depeur que les archers ne continuassent de croire que notre desseinétait de les attaquer.

J’allai seul vers eux, d’un pas lent et levisage si consterné qu’ils ne durent rien trouver d’effrayant dansmes approches. Ils se tenaient néanmoins en défense. Rassurez-vous,messieurs, leur dis-je, en les abordant&|160;; je ne vous apportepoint la guerre, je viens vous demander des grâces. Je les priai decontinuer leur chemin sans défiance et je leur appris, en marchant,les faveurs que j’attendais d’eux. Ils consultèrent ensemble dequelle manière ils devaient recevoir cette ouverture. Le chef de labande prit la parole pour les autres. Il me répondit que les ordresqu’ils avaient de veiller sur leurs captives étaient d’une extrêmerigueur&|160;; que je lui paraissais néanmoins si joli homme quelui et ses compagnons se relâcheraient un peu de leur devoir&|160;;mais que je devais comprendre qu’il fallait qu’il m’en coûtâtquelque chose. Il me restait environ quinze pistoles&|160;; je leurdis naturellement en quoi consistait le fond de ma bourse. Hébien&|160;! me dit l’archer nous en userons généreusement. Il nevous coûtera qu’un écu par heure pour entretenir celle de nosfilles qui vous plaira le plus&|160;; c’est le prix courant deParis. Je ne leur avais pas parlé de Manon en particulier parce queje n’avais pas dessein qu’ils connussent ma passion. Ilss’imaginèrent d’abord que ce n’était qu’une fantaisie de jeunehomme qui me faisait chercher un peu de passe-temps avec cescréatures&|160;; mais lorsqu’ils crurent s’être aperçus que j’étaisamoureux, ils augmentèrent tellement le tribut, que ma bourse setrouva épuisée en partant de Mantes, où nous avions couché, le jourque nous arrivâmes à Pacy.

Vous dirai-je quel fut le déplorable sujet demes entretiens avec Manon pendant cette route, ou quelle impressionsa vue fit sur moi lorsque j’eus obtenu des gardes la libertéd’approcher de son chariot&|160;? Ah&|160;! les expressions nerendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur. Mais figurez-vousma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps, assise surquelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur uncôté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau delarmes qui se faisaient un passage au travers de ses paupières,quoiqu’elle eût continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pasmême eu la curiosité de les ouvrir lorsqu’elle avait entendu lebruit de ses gardes, qui craignaient d’être attaqués. Son lingeétait sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injure del’air&|160;; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capablede ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre etun abattement inexprimables. J’employai quelque temps à laconsidérer en allant à cheval à côté du chariot. J’étais si peu àmoi-même que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomberdangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentesm’attirèrent d’elle quelques regards. Elle me reconnut, et jeremarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de seprécipiter hors de la voiture pour venir à moi&|160;; mais, étantretenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude. Jepriai les archers d’arrêter un moment par compassion&|160;; ils yconsentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m’asseoirauprès d’elle. Elle était si languissante et si affaiblie qu’ellefut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer sesmains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs, et, nepouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l’un etl’autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamaiseu d’exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nouseûmes retrouvé la liberté de parler. Manon parla peu. Il semblaitque la honte et la douleur eussent altéré les organes de savoix&|160;; le son en était faible et tremblant. Elle me remerciade ne l’avoir pas oubliée, et de la satisfaction que je luiaccordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore unefois et de me dire le dernier adieu. Mais, lorsque je l’eus assuréeque rien n’était capable de me séparer d’elle et que j’étaisdisposé à la suivre jusqu’à l’extrémité du monde pour prendre soind’elle, pour la servir pour l’aimer et pour attacherinséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvrefille se livra à des sentiments si tendres et si douloureux, quej’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion.Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux.Elle les tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche,sans avoir la force d’achever quelques mots qu’elle commençait. Illui en échappait néanmoins quelques-uns. C’étaient des marquesd’admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son excès, desdoutes qu’elle pût être assez heureuse pour m’avoir inspiré unepassion si parfaite, des instances pour me faire renoncer audessein de la suivre et chercher ailleurs un bonheur digne de moi,qu’elle me disait que je ne pouvais espérer avec elle.

En dépit du plus cruel de tous les sorts, jetrouvais ma félicité dans ses regards et dans la certitude quej’avais de son affection. J’avais perdu, à la vérité, tout ce quele reste des hommes estime&|160;; mais j’étais maître du cœur deManon, le seul bien que j’estimais. Vivre en Europe, vivre enAmérique, que m’importait-il en quel endroit vivre, si j’étais sûrd’y être heureux en y vivant avec ma maîtresse&|160;? Toutl’univers n’est-il pas la patrie de deux amants fidèles&|160;? Netrouvent-ils pas l’un dans l’autre, père, mère, parents, amis,richesses et félicité&|160;? Si quelque chose me causait del’inquiétude, c’était la crainte de voir Manon exposée aux besoinsde l’indigence. Je me supposais déjà, avec elle, dans une régioninculte et habitée par des sauvages. Je suis bien sûr disais-je,qu’il ne saurait y en avoir d’aussi cruels que G… M… et mon père.Ils nous laisseront du moins vivre en paix. Si les relations qu’onen fait sont fidèles, ils suivent les lois de la nature. Ils neconnaissent ni les fureurs de l’avarice, qui possèdent G… M…, niles idées fantastiques de l’honneur qui m’ont fait un ennemi de monpère. Ils ne troubleront point deux amants qu’ils verront vivreavec autant de simplicité qu’eux. J’étais donc tranquille de cecôté-là. Mais je ne me formais point des idées romanesques parrapport aux besoins communs de la vie. J’avais éprouvé trop souventqu’il y a des nécessités insupportables, surtout pour une filledélicate qui est accoutumée à une vie commode et abondante. J’étaisau désespoir d’avoir épuisé inutilement ma bourse et que le peud’argent qui me restait fût encore sur le point de m’être ravi parla friponnerie des archers. Je concevais qu’avec une petite sommej’aurais pu espérer non seulement de me soutenir quelque tempscontre la misère en Amérique, où l’argent était rare, mais d’yformer même quelque entreprise pour un établissement durable. Cetteconsidération me fit naître la pensée d’écrire à Tiberge, quej’avais toujours trouvé si prompt à m’offrir les secours del’amitié. J’écrivis, dès la première ville où nous passâmes. Je nelui apportai point d’autre motif que le pressant besoin dans lequelje prévoyais que je me trouverais au Havre-de-Grâce, où je luiconfessais que j’étais allé conduire Manon. Je lui demandais centpistoles. Faites-les-moi tenir au Havre, lui disais-je, par lemaître de la poste. Vous voyez bien que c’est la dernière fois quej’importune votre affection et que, ma malheureuse maîtressem’étant enlevée pour toujours, je ne puis la laisser partir sansquelques soulagements qui adoucissent son sort et mes mortelsregrets.

Les archers devinrent si intraitables,lorsqu’ils eurent découvert la violence de ma passion, que,redoublant continuellement le prix de leurs moindres faveurs, ilsme réduisirent bientôt à la dernière indigence. L’amour d’ailleurs,ne me permettait guère de ménager ma bourse. Je m’oubliais du matinau soir près de Manon, et ce n’était plus par heure que le tempsm’était mesuré, c’était par la longueur entière des jours. Enfin,ma bourse étant tout à fait vide, je me trouvai exposé aux capriceset à la brutalité de six misérables, qui me traitaient avec unehauteur insupportable. Vous en fûtes témoin à Pacy. Votre rencontrefut un heureux moment de relâche, qui me fut accordé par lafortune. Votre pitié, à la vue de mes peines, fut ma seulerecommandation auprès de votre cœur généreux. Le secours, que vousm’accordâtes libéralement, servit à me faire gagner le Havre, etles archers tinrent leur promesse avec plus de fidélité que je nel’espérais.

Nous arrivâmes au Havre. J’allai d’abord à laposte. Tiberge n’avait point encore eu le temps de me répondre. Jem’informai exactement quel jour je pouvais attendre sa lettre. Ellene pouvait arriver que deux jours après, et par une étrangedisposition de mon mauvais sort, il se trouva que notre vaisseaudevait partir le matin de celui auquel j’attendais l’ordinaire. Jene puis vous représenter mon désespoir Quoi&|160;! m’écriai-je,dans le malheur même, il faudra toujours que je sois distingué pardes excès&|160;! Manon répondit&|160;: Hélas&|160;! une vie simalheureuse mérite-t-elle le soin que nous en prenons&|160;?Mourons au Havre, mon cher Chevalier. Que la mort finisse tout d’uncoup nos misères&|160;! Irons-nous les traîner dans un paysinconnu, où nous devons nous attendre, sans doute, à d’horriblesextrémités, puisqu’on a voulu m’en faire un supplice&|160;?Mourons, me répéta-t-elle&|160;; ou du moins, donne-moi la mort, etva chercher un autre sort dans les bras d’une amante plus heureuse.Non, non, lui dis-je, c’est pour moi un sort digne d’envie qued’être malheureux avec vous. Son discours me fit trembler. Jejugeai qu’elle était accablée de ses maux. Je m’efforçai de prendreun air plus tranquille, pour lui ôter ces funestes pensées de mortet de désespoir. Je résolus de tenir la même conduite àl’avenir&|160;; et j’ai éprouvé, dans la suite, que rien n’est pluscapable d’inspirer du courage à une femme que l’intrépidité d’unhomme qu’elle aime.

Lorsque j’eus perdu l’espérance de recevoir dusecours de Tiberge, je vendis mon cheval. L’argent que j’en tirai,joint à ce qui me restait encore de vos libéralités, me composa lapetite somme de dix-sept pistoles. J’en employai sept à l’achat dequelques soulagements nécessaires à Manon, et je serrai les dixautres avec soin, comme le fondement de notre fortune et de nosespérances en Amérique. Je n’eus point de peine à me faire recevoirdans le vaisseau. On cherchait alors des jeunes gens qui fussentdisposés à se joindre volontairement à la colonie. Le passage et lanourriture me furent accordés gratis. La poste de Paris devantpartir le lendemain, j’y laissai une lettre pour Tiberge. Elleétait touchante et capable de l’attendrir sans doute, au dernierpoint, puisqu’elle lui fit prendre une résolution qui ne pouvaitvenir que d’un fond infini de tendresse et de générosité pour unami malheureux.

Nous mîmes à la voile. Le vent ne cessa pointde nous être favorable. J’obtins du capitaine un lieu à part pourManon et pour moi. Il eut la bonté de nous regarder d’un autre œilque le commun de nos misérables associés. Je l’avais pris enparticulier dès le premier jour, et, pour m’attirer de lui quelqueconsidération, je lui avais découvert une partie de mes infortunes.Je ne crus pas me rendre coupable d’un mensonge honteux en luidisant que j’étais marié à Manon. Il feignit de le croire, et ilm’accorda sa protection. Nous en reçûmes des marques pendant toutela navigation. Il eut soin de nous faire nourrir honnêtement, etles égards qu’il eut pour nous servirent à nous faire respecter descompagnons de notre misère. J’avais une attention continuelle à nepas laisser souffrir la moindre incommodité à Manon. Elle leremarquait bien, et cette vue, jointe au vif ressentiment del’étrange extrémité où je m’étais réduit pour elle, la rendait sitendre et si passionnée, si attentive aussi à mes plus légersbesoins, que c’était, entre elle et moi, une perpétuelle émulationde services et d’amour. Je ne regrettais point l’Europe. Aucontraire, plus nous avancions vers l’Amérique, plus je sentais moncœur s’élargir et devenir tranquille. Si j’eusse pu m’assurer den’y pas manquer des nécessités absolues de la vie, j’auraisremercié la fortune d’avoir donné un tour si favorable à nosmalheurs.

Après une navigation de deux mois, nousabordâmes enfin au rivage désiré. Le pays ne nous offrit riend’agréable à la première vue. C’étaient des campagnes stériles etinhabitées, où l’on voyait à peine quelques roseaux et quelquesarbres dépouillés par le vent. Nulle trace d’hommes ni d’animaux.Cependant, le capitaine ayant fait tirer quelques pièces de notreartillerie, nous ne fûmes pas longtemps sans apercevoir une troupede citoyens du Nouvel Orléans, qui s’approchèrent de nous avec devives marques de joie. Nous n’avions pas découvert la ville. Elleest cachée, de ce côté-là, par une petite colline. Nous fûmes reçuscomme des gens descendus du Ciel. Ces pauvres habitantss’empressaient pour nous faire mille questions sur l’état de laFrance et sur les différentes provinces où ils étaient nés. Ilsnous embrassaient comme leurs frères et comme de chers compagnonsqui venaient partager leur misère et leur solitude. Nous prîmes lechemin de la ville avec eux, mais nous fûmes surpris de découvrir,en avançant, que,. ce qu’on nous avait vanté jusqu’alors comme unebonne ville, n’était qu’un assemblage de quelques pauvres cabanes.Elles étaient habitées par cinq ou six cents personnes. La maisondu Gouverneur nous parut un peu distinguée par sa hauteur et par sasituation. Elle est défendue par quelques ouvrages de terre, autourdesquels règne un large fossé.

Nous fûmes d’abord présentés à lui. Ils’entretint longtemps en secret avec le capitaine, et, revenantensuite à nous, il considéra, l’une après l’autre, toutes lesfilles qui étaient arrivées par le vaisseau. Elles étaient aunombre de trente, car nous en avions trouvé au Havre une autrebande, qui s’était jointe à la nôtre. Le Gouverneur, les ayantlongtemps examinées, fit appeler divers jeunes gens de la ville quilanguissaient dans l’attente d’une épouse. Il donna les plus joliesaux principaux et le reste fut tiré au sort. Il n’avait pointencore parlé à Manon, mais, lorsqu’il eut ordonné aux autres de seretirer il nous fit demeurer elle et moi. J’apprends du capitaine,nous dit-il, que vous êtes mariés et qu’il vous a reconnus sur laroute pour deux personnes d’esprit et de mérite. Je n’entre pointdans les raisons qui ont causé votre malheur mais, s’il est vraique vous ayez autant de savoir-vivre que votre figure me le promet,je n’épargnerai rien pour adoucir votre sort, et vous contribuerezvous-même à me faire trouver quelque agrément dans ce lieu sauvageet désert. Je lui répondis de la manière que je crus la plus propreà confirmer l’idée qu’il avait de nous. Il donna quelques ordrespour nous faire préparer un logement dans la ville, et il nousretint à souper avec lui. Je lui trouvai beaucoup de politesse,pour un chef de malheureux bannis. Il ne nous fit point dequestions, en public, sur le fond de nos aventures. La conversationfut générale, et, malgré notre tristesse, nous nous efforçâmes,Manon et moi, de contribuer à la rendre agréable.

Le soir il nous fit conduire au logement qu’onnous avait préparé. Nous trouvâmes une misérable cabane, composéede planches et de boue, qui consistait en deux ou trois chambres deplain-pied, avec un grenier au-dessus. Il y avait fait mettre cinqou six chaises et quelques commodités nécessaires à la vie. Manonparut effrayée à la vue d’une si triste demeure. C’était pour moiqu’elle s’affligeait, beaucoup plus que pour elle-même. Elles’assit, lorsque nous fûmes seuls, et elle se mit à pleureramèrement. J’entrepris d’abord de la consoler, mais lorsqu’ellem’eut fait entendre que c’était moi seul qu’elle plaignait, etqu’elle ne considérait, dans nos malheurs communs, que ce quej’avais à souffrir, j’affectai de montrer assez de courage, et mêmeassez de joie pour lui en inspirer. De quoi me plaindrais-je&|160;?lui dis-je. Je possède tout ce que je désire. Vous m’aimez,n’est-ce pas&|160;? Quel autre bonheur me suis-je jamaisproposé&|160;? Laissons au Ciel le soin de notre fortune. Je ne latrouve pas si désespérée, Le Gouverneur est un homme civil&|160;;il nous a marqué de la considération&|160;; il ne permettra pas quenous manquions du nécessaire. Pour ce qui regarde la pauvreté denotre cabane et la grossièreté de nos meubles, vous avez puremarquer qu’il y a peu de personnes ici qui paraissent mieuxlogées et mieux meublées que nous. Et puis, tu es une chimisteadmirable, ajoutai-je en l’embrassant, tu transformes tout enor.

Vous serez donc la plus riche personne del’univers, me répondit-elle, car s’il n’y eut jamais d’amour telque le vôtre, il est impossible aussi d’être aimé plus tendrementque vous l’êtes. Je me rends justice, continua-t-elle. Je sens bienque je n’ai jamais mérité ce prodigieux attachement que vous avezpour moi. Je vous ai causé des chagrins, que vous n’avez pu mepardonner sans une bonté extrême. J’ai été légère et volage, etmême en vous aimant éperdument, comme j’ai toujours fait, jen’étais qu’une ingrate. Mais vous ne sauriez croire combien je suischangée. Mes larmes, que vous avez vues couler si souvent depuisnotre départ de France, n’ont pas eu une seule fois mes malheurspour objet. J’ai cessé de les sentir aussitôt que vous avezcommencé à les partager. Je n’ai pleuré que de tendresse et decompassion pour vous. Je ne me console point d’avoir pu vouschagriner un moment dans ma vie. Je ne cesse point de me reprochermes inconstances et de m’attendrir en admirant de quoi l’amour vousa rendu capable pour une malheureuse qui n’en était pas digne, etqui ne payerait pas bien de tout son sang, ajouta-t-elle avec uneabondance de larmes, la moitié des peines qu’elle vous acausées.

Ses pleurs, son discours et le ton dont ellele prononça firent sur moi une impression si étonnante, que je crussentir une espèce de division dans mon âme. Prends garde, luidis-je, prends garde, ma chère Manon. Je n’ai point assez de forcepour supporter des marques si vives de ton affection&|160;; je nesuis point accoutumé à ces excès de joie. Ô Dieu&|160;!m’écriai-je, je ne vous demande plus rien. Je suis assuré du cœurde Manon. Il est tel que je l’ai souhaité pour être heureux&|160;;je ne puis plus cesser de l’être à présent. Voilà ma félicité bienétablie. Elle l’est, reprit-elle, si vous la faites dépendre demoi, et je sais où je puis compter aussi de trouver toujours lamienne. Je me couchai avec ces charmantes idées, qui changèrent macabane en un palais digne du premier roi du monde. L’Amérique meparut un lieu de délices après cela. C’est au Nouvel Orléans qu’ilfaut venir, disais-je souvent à Manon, quand on veut goûter lesvraies douceurs de l’amour. C’est ici qu’on s’aime sans intérêt,sans jalousie, sans inconstance. Nos compatriotes y viennentchercher de l’or&|160;; ils ne s’imaginent pas que nous y avonstrouvé des trésors bien plus estimables.

Nous cultivâmes soigneusement l’amitié duGouverneur. Il eut la bonté, quelques semaines après notre arrivée,de me donner un petit emploi qui vint à vaquer dans le fort.Quoiqu’il ne fût pas bien distingué, je l’acceptai comme une faveurdu Ciel. Il me mettait en état de vivre sans être à charge àpersonne. Je pris un valet pour moi et une servante pour Manon.Notre petite fortune s’arrangea. J’étais réglé dans maconduite&|160;; Manon ne l’était pas moins. Nous ne laissions pointéchapper l’occasion de rendre service et de faire du bien à nosvoisins. Cette disposition officieuse et la douceur de nos manièresnous attirèrent la confiance et l’affection de toute la colonie.Nous fûmes en peu de temps si considérés, que nous passions pourles premières personnes de la ville après le Gouverneur.

L’innocence de nos occupations, et latranquillité où nous étions continuellement, servirent à nous fairerappeler insensiblement des idées de religion. Manon n’avait jamaisété une fille impie. Je n’étais pas non plus de ces libertinsoutrés, qui font gloire d’ajouter l’irréligion à la dépravation desmœurs. L’amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres.L’expérience commençait à nous tenir lieu d’âge&|160;; elle fit surnous le même effet que les années. Nos conversations, qui étaienttoujours réfléchies, nous mirent insensiblement dans le goût d’unamour vertueux. Je fus le premier qui proposai ce changement àManon. Je connaissais les principes de son cœur. Elle était droiteet naturelle dans tous ses sentiments, qualité qui dispose toujoursà la vertu. Je lui fis comprendre qu’il manquait une chose à notrebonheur. C’est, lui dis-je, de le faire approuver du Ciel. Nousavons l’âme trop belle, et le cœur trop bien fait, l’un et l’autre,pour vivre volontairement dans l’oubli du devoir. Passe d’y avoirvécu en France, où il nous était également impossible de cesser denous aimer et de nous satisfaire par une voie légitime&|160;; maisen Amérique, où nous ne dépendons que de nous-mêmes, où nousn’avons plus à ménager les lois arbitraires du rang et de labienséance, où l’on nous croit même mariés, qui empêche que nous nele soyons bientôt effectivement et que nous n’anoblissions notreamour par des serments que la religion autorise&|160;? Pour moi,ajoutai-je, je ne vous offre rien de nouveau en vous offrant moncœur et ma main, mais je suis prêt à vous en renouveler le don aupied d’un autel. Il me parut que ce discours la pénétrait de joie.Croiriez-vous, me répondit-elle, que j’y ai pensé mille fois,depuis que nous sommes en Amérique&|160;? La crainte de vousdéplaire m’a fait renfermer ce désir dans mon cœur. Je n’ai pointla présomption d’aspirer à la qualité de votre épouse. Ah.&|160;!Manon, répliquai-je, tu serais bientôt celle d’un roi, si le Cielm’avait fait naître avec une couronne. Ne balançons plus. Nousn’avons nul obstacle à redouter. J’en veux parler dès aujourd’huiau Gouverneur et lui avouer que nous l’avons trompé jusqu’à cejour. Laissons craindre aux amants vulgaires, ajoutai-je, leschaînes indissolubles du mariage. Ils ne les craindraient pas s’ilsétaient sûrs, comme nous, de porter toujours celles de l’amour. Jelaissai Manon au comble de la joie, après cette résolution.

Je suis persuadé qu’il n’y a point d’honnêtehomme au monde qui n’eût approuvé mes vues dans les circonstancesoù j’étais, c’est-à-dire asservi fatalement à une passion que je nepouvais vaincre et combattu par des remords que je ne devais pointétouffer. Mais se trouvera-t-il quelqu’un qui accuse mes plaintesd’injustice, si je gémis de la rigueur du Ciel à rejeter un desseinque je n’avais formé que pour lui plaire&|160;? Hélas&|160;! quedis-je, à le rejeter&|160;? Il l’a puni comme un crime. Il m’avaitsouffert avec patience tandis que je marchais aveuglément dans laroute du vice, et ses plus rudes châtiments m’étaient réservéslorsque je commençais à retourner à la vertu. Je crains de manquerde force pour achever le récit du plus funeste événement qui fûtjamais.

J’allai chez le Gouverneur comme j’en étaisconvenu avec Manon, pour le prier de consentir à la cérémonie denotre mariage. Je me serais bien gardé d’en parler, à lui ni àpersonne, si j’eusse pu me promettre que son aumônier, qui étaitalors le seul prêtre de la ville, m’eût rendu ce service sans saparticipation&|160;; mais, n’osant espérer qu’il voulût s’engagerau silence, j’avais pris le parti d’agir ouvertement. Le Gouverneuravait un neveu, nommé Synnelet, qui lui était extrêmement cher.C’était un homme de trente ans, brave, mais emporté et violent. Iln’était point marié. La beauté de Manon l’avait touché dès le jourde notre arrivée&|160;; et les occasions sans nombre qu’il avaiteues de la voir, pendant neuf ou dix mois, avaient tellementenflammé sa passion, qu’il se consumait en secret pour elle.Cependant, comme il était persuadé, avec son oncle et toute laville&|160;; que j’étais réellement marié, il s’était rendu maîtrede son amour jusqu’au point de n’en laisser rien éclater et sonzèle s’était même déclaré pour moi, dans plusieurs occasions de merendre service. Je le trouvai avec son oncle, lorsque j’arrivai aufort. Je n’avais nulle raison qui m’obligeât de lui faire un secretde mon dessein, de sorte que je ne fis point difficulté dem’expliquer en sa présence. Le Gouverneur m’écouta avec sa bontéordinaire. Je lui racontai une partie de mon histoire, qu’ilentendit avec plaisir, et, lorsque je le priai d’assister à lacérémonie que je méditais, il eut la générosité de s’engager àfaire toute la dépense de la fête. Je me retirai fort content.

Une heure après, je vis entrer l’aumônier chezmoi. Je m’imaginai qu’il venait me donner quelques instructions surmon mariage&|160;; mais, après m’avoir salué froidement, il medéclara, en deux mots, que M.&|160;le Gouverneur me défendait d’ypenser, et qu’il avait d’autres vues sur Manon. D’autres vues surManon&|160;! lui dis-je, avec un mortel saisissement de cœur, etquelles vues donc, Monsieur l’aumônier&|160;? Il me répondit que jen’ignorais pas que M.&|160;le Gouverneur était le maître&|160;; queManon ayant été envoyée de France pour la colonie, c’était à lui àdisposer d’elle&|160;; qu’il ne l’avait pas fait jusqu’alors, parcequ’il la croyait mariée, mais, qu’ayant appris de moi-même qu’ellene l’était point, il jugeait à propos de la donner àM.&|160;Synnelet, qui en était amoureux. Ma vivacité l’emporta surma prudence. J’ordonnai fièrement à l’aumônier de sortir de mamaison, en jurant que le Gouverneur, Synnelet et toute la villeensemble n’oseraient porter la main sur ma femme, ou ma maîtresse,comme ils voudraient l’appeler.

Je fis part aussitôt à Manon du funestemessage que je venais de recevoir. Nous jugeâmes que Synnelet avaitséduit l’esprit de son oncle depuis mon retour et que c’étaitl’effet de quelque dessein médité depuis longtemps. Ils étaient lesplus forts. Nous nous trouvions dans le Nouvel Orléans comme aumilieu de la mer c’est-à-dire séparés du reste du monde par desespaces immenses. Où fuir&|160;? dans un pays inconnu, désert, ouhabité par des bêtes féroces, et par des sauvages aussi barbaresqu’elles&|160;? J’étais estimé dans la ville, mais je ne pouvaisespérer d’émouvoir assez le peuple en ma faveur pour en espérer unsecours proportionné au mal. Il eût fallu de l’argent&|160;;j’étais pauvre. D’ailleurs, le succès d’une émotion populaire étaitincertain, et si la fortune nous eût manqué, notre malheur seraitdevenu sans remède. Je roulais toutes ces pensées dans ma tête.J’en communiquais une partie à Manon. J’en formais de nouvellessans écouter sa réponse. Je prenais un parti&|160;; je le rejetaispour en prendre un autre. Je parlais seul, je répondais tout haut àmes pensées&|160;; enfin j’étais dans une agitation que je nesaurais comparer à rien parce qu’il n’y en eut jamais d’égale.Manon avait les yeux sur moi. Elle jugeait, par mon trouble, de lagrandeur du péril, et, tremblant pour moi plus que pour elle-même,cette tendre fille n’osait pas même ouvrir la bouche pourm’exprimer ses craintes. Après une infinité de réflexions, jem’arrêtai à la résolution d’aller trouver le Gouverneur pourm’efforcer de le toucher par des considérations d’honneur et par lesouvenir de mon respect et de son affection. Manon voulut s’opposerà ma sortie. Elle me disait, les larmes aux yeux&|160;: Vous allezà la mort. Ils vont vous tuer Je ne vous reverrai plus. Je veuxmourir avant vous. Il fallut beaucoup d’efforts pour la persuaderde la nécessité où j’étais de sortir et de celle qu’il y avait pourelle de demeurer au logis. Je lui promis qu’elle me reverrait dansun instant. Elle ignorait, et moi aussi, que c’était sur elle-mêmeque devaient tomber toute la colère du Ciel et la rage de nosennemis.

Je me rendis au fort. Le Gouverneur était avecson aumônier Je m’abaissai, pour le toucher, à des soumissions quim’auraient fait mourir de honte si je les eusse faites pour touteautre cause. Je le pris par tous les motifs qui doivent faire uneimpression certaine sur un cœur qui n’est pas celui d’un tigreféroce et cruel. Ce barbare ne fit à mes plaintes que deuxréponses, qu’il répéta cent fois&|160;: Manon, me dit-il, dépendaitde lui&|160;; il avait donné sa parole à son neveu. J’étais résolude me modérer jusqu’à l’extrémité. Je me contentai de lui dire queje le croyais trop de mes amis pour vouloir ma mort, à laquelle jeconsentirais plutôt qu’à la perte de ma maîtresse.

Je fus trop persuadé, en sortant, que jen’avais rien à espérer de cet opiniâtre vieillard, qui se seraitdamné mille fois pour son neveu. Cependant, je persistai dans ledessein de conserver jusqu’à la fin un air de modération, résolu,si l’on en venait aux excès d’injustice, de donner à l’Amérique unedes plus sanglantes et des plus horribles scènes que l’amour aitjamais produites. Je retournais chez moi, en méditant sur ceprojet, lorsque le sort, qui voulait hâter ma ruine, me fitrencontrer Synnelet. Il lut dans mes yeux une partie de mespensées. J’ai dit qu’il était brave&|160;; il vint à moi. Ne mecherchez-vous pas&|160;? me dit-il. Je connais que mes desseinsvous offensent, et j’ai bien prévu qu’il faudrait se couper lagorge avec vous. Allons voir qui sera le plus heureux. Je luirépondis qu’il avait raison, et qu’il n’y avait que ma mort qui pûtfinir nos différends. Nous nous écartâmes d’une centaine de pashors de la ville. Nos épées se croisèrent&|160;; je le blessai etje le désarmai presque en même temps. Il fut si enragé de sonmalheur qu’il refusa de me demander la vie et de renoncer à Manon.J’avais peut-être le droit de lui ôter tout d’un coup l’un etl’autre, mais un sang généreux ne se dément jamais. Je lui jetaison épée. Recommençons, lui dis-je, et songez que c’est sansquartier Il m’attaqua avec une furie inexprimable. Je doisconfesser que je n’étais pas fort dans les armes, n’ayant eu quetrois mois de salle à Paris. L’amour conduisait mon épée. Synneletne laissa pas de me percer le bras d’outre en outre, mais je lepris sur le temps et je lui fournis un coup si vigoureux qu’iltomba à mes pieds sans mouvement.

Malgré la joie que donne la victoire après uncombat mortel, je réfléchis aussitôt sur les conséquences de cettemort. Il n’y avait, pour moi, ni grâce ni délai de supplice àespérer. Connaissant, comme je faisais, la passion du Gouverneurpour son neveu, j’étais certain que ma mort ne serait pas différéed’une heure après la connaissance de la sienne. Quelque pressanteque fût cette crainte, elle n’était pas la plus forte cause de moninquiétude. Manon, l’intérêt de Manon, son péril et la nécessité dela perdre, me troublaient jusqu’à répandre de l’obscurité sur mesyeux et à m’empêcher de reconnaître le lieu où j’étais. Jeregrettai le sort de Synnelet. Une prompte mort me semblait le seulremède de mes peines. Cependant, ce fut cette pensée même qui mefit rappeler vivement mes esprits et qui me rendit capable deprendre une résolution. Quoi&|160;! je veux mourir, m’écriai-je,pour finir mes peines&|160;? Il y en a donc que j’appréhende plusque la perte de ce que j’aime&|160;? Ah&|160;! souffrons jusqu’auxplus cruelles extrémités pour secourir ma maîtresse, et remettons àmourir après les avoir souffertes inutilement. Je repris le cheminde la ville. J’entrai chez moi. J’y trouvai Manon à demi morte defrayeur et d’inquiétude. Ma présence la ranima. Je ne pouvais luidéguiser le terrible accident qui venait de m’arriver. Elle tombasans connaissance entre mes bras, au récit de la mort de Synneletet de ma blessure. J’employai plus d’un quart d’heure à lui faireretrouver le sentiment..

J’étais à demi mort moi-même. Je ne voyais pasle moindre jour à sa sûreté, ni à la mienne. Manon, queferons-nous&|160;? lui dis-je lorsqu’elle eut repris un peu deforce. Hélas&|160;! qu’allons-nous faire&|160;? Il fautnécessairement que je m’éloigne. Voulez-vous demeurer dans laville&|160;? Oui, demeurez-y. Vous pouvez encore y êtreheureuse&|160;; et moi je vais, loin de vous, chercher la mortparmi les sauvages ou entre les griffes des bêtes féroces. Elle seleva malgré sa faiblesse&|160;; elle me prit la main pour meconduire vers la porte. Fuyons ensemble, me dit-elle, ne perdonspas un instant. Le corps de Synnelet peut avoir été trouvé parhasard, et nous n’aurions pas le temps de nous éloigner. Mais,chère Manon&|160;! repris-je tout éperdu, dites-moi donc où nouspouvons aller. Voyez-vous quelque ressource&|160;? Ne vaut-il pasmieux que vous tâchiez de vivre ici sans moi, et que je portevolontairement ma tête au Gouverneur&|160;? Cette proposition nefit qu’augmenter son ardeur à partir. Il fallut la suivre. J’eusencore assez de présence d’esprit, en sortant, pour prendrequelques liqueurs fortes que j’avais dans ma chambre et toutes lesprovisions que je pus faire entrer dans mes poches. Nous dîmes ànos domestiques, qui étaient dans la chambre voisine, que nouspartions pour la promenade du soir, nous avions cette coutume tousles jours, et nous nous éloignâmes de la ville, plus promptementque la délicatesse de Manon ne semblait le permettre.

Quoique je ne fusse pas sorti de monirrésolution sur le lieu de notre retraite, je ne laissais pasd’avoir deux espérances, sans lesquelles j’aurais préféré la mort àl’incertitude de ce qui pouvait arriver à Manon. J’avais acquisassez de connaissance du pays, depuis près de dix mois que j’étaisen Amérique, pour ne pas ignorer de quelle manière on apprivoisaitles sauvages. On pouvait se mettre entre leurs mains, sans courir àune mort certaine. J’avais même appris quelques mots. de leurlangue et quelques-unes de leurs coutumes dans les diversesoccasions que j’avais eues de les voir. Avec cette tristeressource, j’en avais une autre du côté des Anglais qui ont, commenous, des établissements dans cette partie du Nouveau Monde. Maisj’étais effrayé de l’éloignement. Nous avions à traverser, jusqu’àleurs colonies, de stériles campagnes de plusieurs journées delargeur, et quelques montagnes si hautes et si escarpées que lechemin en paraissait difficile aux hommes les plus grossiers et lesplus vigoureux. Je me flattais, néanmoins, que nous pourrions tirerparti de ces deux ressources&|160;: des sauvages pour aider à nousconduire, et des Anglais pour nous recevoir dans leurshabitations.

Nous marchâmes aussi longtemps que le couragede Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues, carcette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt.Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui étaitimpossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit. Nous nousassîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver unarbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changerle linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notredépart. Je m’opposai en vain à ses volontés. J’aurais achevé del’accabler mortellement, si je lui eusse refusé la satisfaction deme croire à mon aise et sans danger, avant que de penser à sapropre conservation. Je me soumis durant quelques moments à sesdésirs. Je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais,lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur lamienne ne prit-elle pas son tour&|160;! Je me dépouillai de tousmes habits, pour lui faire trouver la terre moins dure en lesétendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voiremployer à son usage tout ce que je pus imaginer de moinsincommode. J’échauffai ses mains par mes baisers ardents et par lachaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller prèsd’elle, et à prier le Ciel de lui accorder un sommeil doux etpaisible. Ô Dieu&|160;! que mes vœux étaient vifs etsincères&|160;! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu dene les pas exaucer&|160;!

Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récitqui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple.Toute ma vie est destinée à le pleurer Mais, quoique je le portesans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaquefois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie dela nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osaispousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler sonsommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains,qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de monsein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant uneffort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible,qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord cediscours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’yrépondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais, sessoupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrementde ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes,me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigezpoint de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vousrapporte ses dernières expressions. Je la perdis&|160;; je reçusd’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. C’esttout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal etdéplorable événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne metrouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu quej’aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renoncevolontairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai plus de vingt-quatre heures labouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon.Mon dessein était d’y mourir&|160;; mais je fis réflexion, aucommencement du second jour, que son corps serait exposé, après montrépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai larésolution de l’enterrer et d’attendre la mort sur sa fosse.J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que lejeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantitéd’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir auxliqueurs que j’avais apportées. Elles me rendirent autant de forcequ’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il nem’était pas difficile d’ouvrir la terre, dans le lieu où je metrouvais. C’était une campagne couverte de sable. Je rompis monépée, pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secoursque de mes mains. J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole demon cœur après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits,pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet étatqu’après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plusparfait amour. Je m’assis encore près d’elle. Je la considérailongtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mesforces recommençant à s’affaiblir et craignant d’en manquer tout àfait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dansle sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et deplus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tournévers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrirjamais, j’invoquai le secours du Ciel et j’attendis la mort avecimpatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que,pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit pointune larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternationprofonde où j’étais et le dessein déterminé de mourir avaient coupéle cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleurAussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais surla fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui merestait.

Après ce que vous venez d’entendre, laconclusion de mon histoire est de si peu d’importance, qu’elle nemérite pas la peine que vous voulez bien prendre à l’écouter. Lecorps de Synnelet ayant été rapporté à la ville et ses plaiesvisitées avec soin, il se trouva, non seulement qu’il n’était pasmort, mais qu’il n’avait pas même reçu de blessure dangereuse. Ilapprit à son oncle de quelle manière les choses s’étaient passéesentre nous, et sa générosité le porta sur-le-champ à publier leseffets de la mienne. On me fit chercher, et mon absence, avecManon, me fit soupçonner d’avoir pris le parti de la fuite. Ilétait trop tard pour envoyer sur mes traces&|160;; mais lelendemain et le jour suivant furent employés à me poursuivre. On metrouva, sans apparence de vie, sur la fosse de Manon, et ceux quime découvrirent en cet état, me voyant presque nu et sanglant de mablessure, ne doutèrent point que je n’eusse été volé et assassiné.Ils me portèrent à la ville. Le mouvement du transport réveilla messens. Les soupirs que je poussai, en ouvrant les yeux et engémissant de me retrouver parmi les vivants, firent connaître quej’étais encore en état de recevoir du secours. On m’en donna detrop heureux. Je ne laissai pas d’être renfermé dans une étroiteprison. Mon procès fut instruit, et, comme Manon ne paraissaitpoint, on m’accusa de m’être défait d’elle par un mouvement de rageet de jalousie. Je racontai naturellement ma pitoyable aventure.Synnelet, malgré les transports de douleur où ce récit le jeta, eutla générosité de solliciter ma grâce. Il l’obtint. J’étais sifaible qu’on fut obligé de me transporter de la prison dans monlit, où je fus retenu pendant trois mois par une violente maladie.Ma haine pour la vie ne diminuait point. J’invoquaiscontinuellement la mort et je m’obstinai longtemps à rejeter tousles remèdes. Mais le Ciel, après m’avoir puni avec tant de rigueuravait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses châtiments.Il m’éclaira de ses lumières, qui me firent rappeler des idéesdignes de ma naissance et de mon éducation. La tranquillité ayantcommencé de renaître un peu dans mon âme, ce changement fut suivide près par ma guérison. Je me livrai entièrement aux inspirationsde l’honneur, et je continuai de remplir mon petit emploi, enattendant les vaisseaux de France qui vont, une fois chaque année,dans cette partie de l’Amérique. J’étais résolu de retourner dansma patrie pour y réparer, par une vie sage et réglée, le scandalede ma conduite. Synnelet avait pris soin de faire transporter lecorps de ma chère maîtresse dans un lieu honorable.

Ce fut environ six semaines après monrétablissement que, me promenant seul, un jour sur le rivage, jevis arriver un vaisseau que des affaires de commerce amenaient auNouvel Orléans. J’étais attentif au débarquement de l’équipage. Jefus frappé d’une surprise extrême en reconnaissant Tiberge parmiceux qui s’avançaient vers la ville. Ce fidèle ami me remit deloin, malgré les changements que la tristesse avait faits sur monvisage. Il m’apprit que l’unique motif de son voyage avait été ledésir de me voir et de m’engager à retourner en France&|160;;qu’ayant reçu la lettre que je lui avais écrite du Havre, il s’yétait rendu en personne pour me porter les secours que je luidemandais&|160;; qu’il avait ressenti la plus vive douleur enapprenant mon départ et qu’il serait parti sur le champ pour mesuivre, s’il eût trouvé un vaisseau prêt à faire voile&|160;; qu’ilen avait cherché pendant plusieurs mois dans divers ports et qu’enayant enfin rencontré un, à Saint-Malo, qui levait l’ancre pour laMartinique, il s’y était embarqué, dans l’espérance de se procurerde là un passage facile au Nouvel Orléans&|160;; que, le vaisseaumalouin ayant été pris en chemin par des corsaires espagnols etconduit dans une de leurs îles, il s’était échappé paradresse&|160;; et qu’après diverses courses, il avait trouvél’occasion du petit bâtiment qui venait d’arriver pour se rendreheureusement près de moi.

Je ne pouvais marquer trop de reconnaissancepour un ami si généreux et si constant. Je le conduisis chez moi.Je le rendis le maître de tout ce que je possédais. Je lui appristout ce qui m’était arrivé depuis mon départ de France, et pour luicauser une joie à laquelle il ne s’attendait pas, je lui déclaraique les semences de vertu qu’il avait jetées autrefois dans moncœur commençaient à produire des fruits dont il allait êtresatisfait. Il me protesta qu’une si douce assurance le dédommageaitde toutes les fatigues de son voyage.

Nous avons passé deux mois ensemble au NouvelOrléans, pour attendre l’arrivée des vaisseaux de France, et nousétant enfin mis en mer nous prîmes terre, il y a quinze jours, auHavre-de-Grâce. J’écrivis à ma famille en arrivant. J’ai appris,par la réponse de mon frère aîné, la triste nouvelle de la mort demon père, à laquelle je tremble, avec trop de raison, que meségarements n’aient contribué. Le vent étant favorable pour Calais, je me suis embarqué aussitôt, dans le dessein de me rendre àquelques lieues de cette ville, chez un gentilhomme de mes parents,où mon frère m’écrit qu’il doit attendre mon arrivée.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

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