Manon Lescaut

Je suis obligé de faire remonter mon lecteurau temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois lechevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pourl’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, lacomplaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois àdivers petits voyages, que j’abrégeais autant qu’il m’étaitpossible. Je revenais un jour de Rouen, où elle m’avait priéd’aller solliciter une affaire au Parlement de Normandie pour lasuccession de quelques terres auxquelles je lui avais laissé desprétentions du côté de mon grand-père maternel. Ayant repris monchemin par Evreux, où je couchai la première nuit, j’arrivai lelendemain pour dîner à Pacy, qui en est éloigné de cinq ou sixlieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous leshabitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pourcourir en foule à la porte d’une mauvaise hôtellerie, devantlaquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaientencore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleurmarquaient que ces deux voitures ne faisaient qu’arriver. Jem’arrêtai un moment pour m’informer d’où venait le tumulte&|160;;mais je tirai peu d’éclaircissement d’une populace curieuse, qui nefaisait nulle attention à mes demandes, et qui s’avançait toujoursvers l’hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion.Enfin, un archer revêtu d’une bandoulière, et le mousquet surl’épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main devenir à moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce désordre. Cen’est rien, monsieur me dit-il&|160;; c’est une douzaine de fillesde joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’auHavre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l’Amérique. Il yen a quelques-unes de jolies, et c’est, apparemment ce qui excitela curiosité de ces bons paysans. J’aurais passé après cetteexplication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’unevieille femme qui sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, etcriant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreuret compassion. De quoi s’agit-il donc&|160;? lui dis-je. Ah&|160;!monsieur entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pascapable de fendre le cœur&|160;! La curiosité me fit descendre demon cheval, que je laissai, à mon palefrenier. J’entrai avec peine,en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d’asseztouchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par sixpar le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figureétaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état jel’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et lasaleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu que savue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins dese tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour déroberson visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pourse cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentimentde modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cettemalheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef enparticulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort decette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales.Nous l’avons tirée de l’Hôpital, me dit-il, par ordre de M.&|160;leLieutenant général de Police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle yeût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogéeplusieurs fois sur la route, elle s’obstine à ne me rien répondre.Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que lesautres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parcequ’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilàun jeune homme, ajouta l’archer qui pourrait vous instruire mieuxque moi sur la cause de sa disgrâce&|160;; il l’a suivie depuisParis, sans cesser presque un moment de pleurer Il faut que ce soitson frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre oùce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverieprofonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Ilétait mis fort simplement&|160;; mais on distingue, au premier coupd’œil, un homme qui a de la naissance et de l’éducation. Jem’approchai de lui. Il se leva&|160;; et je découvris dans sesyeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin etsi noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir dubien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m’asseyant prèsde lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j’ai deconnaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pourle triste état où je la vois&|160;? Il me répondit honnêtementqu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaîtrelui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter dedemeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que cesmisérables n’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers,c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend leplus infortuné de tous les hommes. J’ai tout employé, à Paris, pourobtenir sa liberté. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ontété inutiles&|160;; j’ai pris le parti de la suivre, dût-elle allerau bout du monde. Je m’embarquerai avec elle&|160;; je passerai enAmérique. Mais ce qui est de la dernière inhumanité, ces lâchescoquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas mepermettre d’approcher d’elle. Mon dessein était de les attaquerouvertement, à quelques lieues de Paris. Je m’étais associé quatrehommes qui m’avaient promis leur secours pour une sommeconsidérable. Les traîtres m’ont laissé seul aux mains et sontpartis avec mon argent. L’impossibilité de réussir par la force m’afait mettre les armes bas. J’ai proposé aux archers de me permettredu moins de les suivre en leur offrant de les récompenser. Le désirdu gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés chaquefois qu’ils m’ont accordé la liberté de parler à ma maîtresse. Mabourse s’est épuisée en peu de temps, et maintenant que je suissans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalementlorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant, qu’ayantosé m’en approcher malgré leurs menaces, ils ont eu l’insolence delever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour satisfaireleur avarice et pour me mettre en état de continuer la route àpied, de vendre ici un mauvais cheval qui m’a servi jusqu’à présentde monture.

Quoiqu’il parût faire assez tranquillement cerécit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cetteaventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes.Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me découvrir le secret de vosaffaires, mais, si je puis vous être utile à quelque chose, jem’offre volontiers à vous rendre service, Hélas&|160;! reprit-il,je ne vois pas le moindre jour à l’espérance. Il faut que je mesoumette à toute la rigueur de mon sort. J’irai en Amérique. J’yserai du moins libre avec ce que j’aime. J’ai écrit à un de mesamis qui me fera tenir quelque secours au Havre-de-Grâce. Je nesuis embarrassé que pour m’y conduire et pour procurer à cettepauvre créature, ajouta-t-il en regardant tristement sa maîtresse,quelque soulagement sur la route. Hé bien, lui dis-je, je vaisfinir votre embarras. Voici quelque argent que je vous pried’accepter. Je suis fâché de ne pouvoir vous servir autrement. Jelui donnai quatre louis d’or, sans que les gardes s’en aperçussent,car je jugeais bien que, s’ils lui savaient cette somme, ils luivendraient plus chèrement leurs secours. Il me vint même à l’espritde faire marché avec eux pour obtenir au jeune amant la liberté deparler continuellement à sa maîtresse jusqu’au Havre. Je fis signeau chef de s’approcher, et je lui en fis la proposition. Il enparut honteux, malgré son effronterie. Ce n’est pas, monsieur,répondit-il d’un air embarrassé, que nous refusions de le laisserparler à cette fille, mais il voudrait être sans cesse auprèsd’elle&|160;; cela nous est incommode&|160;; il est bien justequ’il paye pour l’incommodité. Voyons donc, lui dis-je, ce qu’ilfaudrait pour vous empêcher de la sentir. Il eut l’audace de medemander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ&|160;: Maisprenez garde, lui dis-je, qu’il ne vous échappe quelquefriponnerie&|160;; car je vais laisser mon adresse à ce jeunehomme, afin qu’il puisse m’en informer, et comptez que j’aurai lepouvoir de vous faire punir. Il m’en coûta six louis d’or. La bonnegrâce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu meremercia, achevèrent de me persuader qu’il était né quelque chose,et qu’il méritait ma libéralité. Je dis quelques mots à samaîtresse avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestiesi douce et si charmante, que je ne pus m’empêcher de faire, ensortant, mille réflexions sur le caractère incompréhensible desfemmes.

Étant retourné à ma solitude, je ne fus pointinformé de la suite de cette aventure. Il se passa près de deuxans, qui me la firent oublier tout à fait, jusqu’à ce que le hasardme fît renaître l’occasion d’en apprendre à fond toutes lescirconstances. J’arrivais de Londres à Calais, avec le marquis de…,mon élève. Nous logeâmes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or,où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier et lanuit suivante. En marchant l’après-midi dans les rues, je crusapercevoir ce même jeune homme dont j’avais fait la rencontre àPacy Il était en fort mauvais équipage, et beaucoup plus pâle queje ne l’avais vu la première fois. Il portait sur le bras un vieuxportemanteau, ne faisant qu’arriver dans la ville. Cependant, commeil avait la physionomie trop belle pour n’être pas reconnufacilement, je le remis aussitôt. Il faut, dis-je au marquis, quenous abordions ce jeune homme. Sa joie fut plus vive que touteexpression, lorsqu’il m’eut remis à son tour. Ah&|160;! monsieur,s’écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une foisvous marquer mon immortelle reconnaissance&|160;! Je lui demandaid’où il venait. Il me répondit qu’il arrivait, par mer, duHavre-de-Grâce, où il était revenu de l’Amérique peu auparavant.Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je.Allez-vous-en au Lion d’Or, où je suis logé. Je vous rejoindraidans un moment. J’y retournai en effet, plein d’impatienced’apprendre le détail de son infortune et les circonstances de sonvoyage d’Amérique. Je lui fis mille caresses, et j’ordonnai qu’onne le laissât manquer de rien. Il n’attendit point que je lepressasse de me raconter l’histoire de sa vie. Monsieur, me dit-il,vous en usez si noblement avec moi, que je me reprocherais, commeune basse ingratitude, d’avoir quelque chose de réservé pour vous.Je veux vous apprendre, non seulement mes malheurs et mes peines,mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses. Je suissûr qu’en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de meplaindre.

Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivisson histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peuts’assurer par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèleque cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation desréflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait dela meilleure grâce du monde. Voici donc son récit, auquel je nemêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui.

J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes étudesde philosophie à Amiens, où mes parents, qui sont d’une desmeilleures maisons de P., m’avaient envoyé. Je menais une vie sisage et si réglée, que mes maîtres me proposaient pour l’exemple ducollège. Non que je fisse des efforts extraordinaires pour méritercet éloge, mais j’ai l’humeur naturellement douce ettranquille&|160;: je m’appliquais à l’étude par inclination, etl’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversionnaturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études etquelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimerde tous les honnêtes gens de la ville. J’achevai mes exercicespublics avec une approbation si générale, que Monsieur l’Évêque,qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’état ecclésiastique, oùje ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinctionque dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ilsme faisaient déjà porter la croix, avec le nom de chevalier desGrieux. Les vacances arrivant, je me préparais à retourner chez monpère, qui m’avait promis de m’envoyer bientôt à l’Académie. Monseul regret, en quittant Amiens, était d’y laisser un ami aveclequel j’avais toujours été tendrement uni. Il était de quelquesannées plus âgé que moi. Nous avions été élevés ensemble, mais lebien de sa maison étant des plus médiocres, il était obligé deprendre l’état ecclésiastique, et de demeurer à Amiens après moi,pour y faire les études qui conviennent à cette profession. Ilavait mille bonnes qualités. Vous le connaîtrez par les meilleuresdans la suite de mon histoire, et surtout, par un zèle et unegénérosité en amitié qui surpassent les plus célèbres exemples del’antiquité. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujoursété sage et heureux. Si j’avais, du moins, profité de ses reprochesdans le précipice où mes passions m’ont entraîné, j’aurais sauvéquelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation. Maisil n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin deles voir inutiles et, quelquefois, durement récompensés par uningrat qui s’en offensait, et qui les traitait d’importunités.

J’avais marqué le temps de mon départd’Amiens. Hélas&|160;! que ne le marquais-je un jour plustôt&|160;! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. Laveille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à mepromener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriverle coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où cesvoitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que lacuriosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrentaussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dansla cour pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait luiservir de conducteur s’empressait pour faire tirer son équipage despaniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamaispensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peud’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse etla retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’autransport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facileà déconcerter&|160;; mais loin d’être arrêté alors par cettefaiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’ellefût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sansparaître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens etsi elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle merépondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pourêtre religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis unmoment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein commeun coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui luifit comprendre mes sentiments, car elle était bien plusexpérimentée que moi. C’était malgré elle qu’on l’envoyait aucouvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir quis’était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous sesmalheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de sesparents par toutes les raisons que mon amour naissant et monéloquence scolastique purent me suggérer Elle n’affecta ni rigueurni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle neprévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse, mais quec’était apparemment la volonté du Ciel, puisqu’il ne lui laissaitnul moyen de l’éviter La douceur de ses regards, un air charmant detristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt, l’ascendant de madestinée qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas debalancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que, si ellevoulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresseinfinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour ladélivrer de la tyrannie de ses parents, et pour la rendre heureuse.Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venaitalors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer&|160;; mais onne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent desprodiges. J’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnuesavait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge&|160;; elle meconfessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre enliberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de pluscher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à toutentreprendre, mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginertout d’un coup les moyens de la servir je m’en tenais à cetteassurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours pourelle et pour moi. Son vieil Argus étant venu. nous rejoindre, mesespérances allaient échouer si elle n’eût eu assez d’esprit poursuppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de sonconducteur qu’elle m’appelât son cousin et que, sans paraîtredéconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle étaitassez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait aulendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer leplaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens decette ruse. Je lui proposai de se loger dans une hôtellerie, dontle maître, qui s’était établi à Amiens, après avoir été longtempscocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’yconduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait unpeu murmurer et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cettescène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait pointentendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans lacour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme jeredoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont jele priai de se charger Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant àl’auberge, d’entretenir seul la souveraine de mon cœur. Je reconnusbientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœurs’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eul’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines.J’étais dans une espèce de transport, qui m’ôta pour quelque temps,la liberté de la voix et qui ne s’exprimait que par mes yeux.Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on lanommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crusapercevoir qu’elle n’était pas moins émue que moi. Elle me confessaqu’elle me trouvait aimable et qu’elle serait ravie de m’avoirobligation de sa liberté. Elle voulut savoir qui j’étais, et cetteconnaissance augmenta son affection, parce qu’étant d’une naissancecommune, elle se trouva flattée d’avoir fait la conquête d’un amanttel que moi. Nous nous entretînmes des moyens d’être l’un àl’autre. Après, quantité de réflexions, nous ne trouvâmes pointd’autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilancedu conducteur, qui était un homme à ménager quoiqu’il ne fût qu’undomestique. Nous réglâmes que je ferais préparer pendant la nuitune chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin àl’auberge avant qu’il fût éveillé&|160;; que nous nous déroberionssecrètement, et que nous irions droit à Paris, où nous nous ferionsmarier en arrivant. J’avais environ cinquante écus, qui étaient lefruit de mes petites épargnes&|160;; elle en avait à peu près ledouble. Nous nous imaginâmes, comme des enfants sans expérience,que cette somme ne finirait jamais, et nous ne comptâmes pas moinssur le succès de nos autres mesures.

Après avoir soupé avec plus de satisfactionque je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exécuternotre projet. Mes arrangements furent d’autant plus faciles,qu’ayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon père, monpetit équipage était déjà préparé. Je n’eus donc nulle peine àfaire transporter ma malle, et à faire tenir une chaise prête pourcinq heures du matin, qui étaient le temps où les portes de laville devaient être ouvertes&|160;; mais je trouvai un obstacledont je ne me défiais point, et qui faillit de rompre entièrementmon dessein.

Tiberge, quoique âgé seulement de trois ansplus que moi, était un garçon d’un sens mûr et d’une conduite fortréglée. Il m’aimait avec une tendresse extraordinaire. La vue d’uneaussi jolie fille que Mademoiselle Manon, mon empressement à laconduire, et le soin que j’avais eu de me défaire de lui enl’éloignant, lui firent naître quelques soupçons de mon amour Iln’avait osé revenir à l’auberge, où il m’avait laissé, de peur dem’offenser par son retour&|160;; mais il était allé m’attendre àmon logis, où je le trouvai en arrivant, quoiqu’il fût dix heuresdu soir. Sa présence me chagrina. Il s’aperçut facilement de lacontrainte qu’elle me causait. Je suis sûr me dit-il sansdéguisement, que vous méditez quelque dessein que vous me voulezcacher&|160;; je le vois à votre air. Je lui répondis assezbrusquement que je n’étais pas obligé de lui rendre compte de tousmes desseins. Non, reprit-il, mais vous m’avez toujours traité enami, et cette qualité suppose un peu de confiance et d’ouverture.Il me pressa si fort et si longtemps de lui découvrir mon secret,que, n’ayant jamais eu de réserve avec lui, je lui fis l’entièreconfidence de ma passion. Il la reçut avec une apparence demécontentement qui me fit frémir. Je me repentis surtout del’indiscrétion avec laquelle je lui avais découvert le dessein dema fuite. Il me dit qu’il était trop parfaitement mon ami pour nepas s’y opposer de tout son pouvoir&|160;; qu’il voulait mereprésenter d’abord tout ce qu’il croyait capable de m’en détournermais que, si je ne renonçais pas ensuite à cette misérablerésolution, il avertirait des personnes qui pourraient l’arrêter àcoup sûr Il me tint là-dessus un discours sérieux qui dura plusd’un quart d’heure, et qui finit encore par la menace de medénoncer si je ne lui donnais ma parole de me conduire avec plus desagesse et de raison. J’étais au désespoir de m’être trahi si mal àpropos. Cependant, l’amour m’ayant ouvert extrêmement l’espritdepuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avaispas découvert que mon dessein devait s’exécuter le lendemain, et jerésolus de le tromper à la faveur d’une équivoque&|160;: Tiberge,lui dis-je, j’ai cru jusqu’à présent que vous étiez mon ami, etj’ai voulu vous éprouver par cette confidence. il est vrai quej’aime, je ne vous ai pas trompé, mais, pour ce qui regarde mafuite, ce n’est point une entreprise à former au hasard. Venez meprendre demain à neuf heures, je vous ferai voir s’il se peut, mamaîtresse, et vous jugerez si elle mérite que je fasse cettedémarche pour elle. Il me laissa seul, après mille protestationsd’amitié. J’employai la nuit à mettre ordre à mes affaires, etm’étant rendu à l’hôtellerie de Mademoiselle Manon vers la pointedu jour je la trouvai qui m’attendait. Elle était à sa fenêtre, quidonnait sur la rue, de sorte que, m’ayant aperçu, elle vintm’ouvrir elle-même. Nous sortîmes sans bruit. Elle n’avait pointd’autre équipage que son linge, dont je me chargeai moi-même. Lachaise était en état de partir&|160;; nous nous éloignâmes aussitôtde la ville. Je rapporterai, dans la suite, quelle fut la conduitede Tiberge, lorsqu’il s’aperçut que je l’avais trompé. Son zèlen’en devint pas moins ardent. Vous verrez à quel excès il le porta,et combien je devrais verser de larmes en songeant quelle en a_toujours été la récompense.

Nous nous hâtâmes tellement d’avancer que nousarrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. J’avais couru à cheval àcôté de la chaise, ce qui ne nous avait guère permis de nousentretenir qu’en changeant de chevaux&|160;; mais lorsque nous nousvîmes si proche de Paris, c’est-à-dire presque en sûreté, nousprîmes le temps de nous rafraîchir, n’ayant rien mangé depuis notredépart d’Amiens. Quelque passionné que je fusse pour Manon, ellesut me persuader qu’elle ne l’était pas moins pour moi. Nous étionssi peu réservés dans nos caresses, que nous n’avions pas lapatience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et noshôtes nous regardaient avec admiration, et je remarquais qu’ilsétaient surpris de voir deux enfants de notre âge, qui paraissaients’aimer jusqu’à la fureur. Nos projets de mariage furent oubliés àSaint-Denis&|160;; nous fraudâmes les droits de l’Église, et nousnous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que,du naturel tendre et constant dont je suis, j’étais heureux pourtoute ma vie, si Manon m’eût été fidèle. Plus je la connaissais,plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Sonesprit, son cœur sa douceur et sa beauté formaient une chaîne siforte et si charmante, que j’aurais mis tout mon bonheur à n’ensortir jamais. Terrible changement&|160;! Ce qui fait mon désespoira pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous leshommes, par cette même constance dont je devais attendre le plusdoux de tous les sorts, et les plus parfaites récompenses del’amour.

Nous prîmes un appartement meublé à Paris. Cefut dans la rue V… et, pour mon malheur auprès de la maison deM.&|160;de&|160;B…, célèbre fermier général. Trois semaines sepassèrent, pendant lesquelles j’avais été si rempli de ma passionque j’avais peu songé à ma famille et au chagrin que mon père avaitdû ressentir de mon absence. Cependant, comme la débauche n’avaitnulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avecbeaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à mefaire rappeler peu à peu l’idée de mon devoir. Je résolus de meréconcilier, s’il était possible, avec mon père. Ma maîtresse étaitsi aimable que je ne doutai point qu’elle ne pût lui plaire, si jetrouvais moyen de lui faire connaître sa sagesse et sonmérite&|160;: en un mot, je me flattai d’obtenir de lui la libertéde l’épouser ayant été désabusé de l’espérance de le pouvoir sansson consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fisentendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir celui de lanécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fondsétaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir del’opinion qu’ils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cetteproposition. Cependant, les difficultés qu’elle y opposa n’étantprises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre, simon père n’entrait point dans notre dessein après avoir connu lelieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soupçon du coupcruel qu’on se préparait à me porter. À l’objection de lanécessité, elle répondit qu’il nous restait encore de quoi vivrequelques semaines, et qu’elle trouverait, après cela, desressources dans l’affection de quelques parents à qui elle écriraiten province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres etsi passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et quin’avais pas la moindre défiance de son cœur, j’applaudis à toutesses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé ladisposition de notre bourse, et le soin de payer notre dépenseordinaire. Je m’aperçus, peu après, que notre table était mieuxservie, et qu’elle s’était donné quelques ajustements d’un prixconsidérable., Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester àpeine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement decette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, enriant, d’être sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle,que je trouverais des ressources&|160;? Je l’aimais avec trop desimplicité pour m’alarmer facilement.

Un jour que j’étais sorti l’après-midi, et queje l’avais avertie que je serais dehors plus longtemps qu’àl’ordinaire, je fus étonné qu’à mon retour on me fît attendre deuxou trois minutes à la porte. Nous n’étions servis que par unepetite bonne qui était à peu près de notre âge. Étant venuem’ouvrir je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps.Elle me répondit, d’un air embarrassé, qu’elle ne m’avait pointentendu frapper Je n’avais frappé qu’une fois&|160;; je luidis&|160;: mais, si vous ne m’avez pas entendu, pourquoi êtes-vousdonc venue m’ouvrir&|160;? Cette question la déconcerta si fort,que, n’ayant point assez de présence d’esprit pour y répondre, ellese mit à pleurer en m’assurant que ce n’était point sa faute, etque madame lui avait défendu d’ouvrir la porte jusqu’à ce queM.&|160;de&|160;B… fût sorti par l’autre escalier qui répondait aucabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la forced’entrer dans l’appartement. Je pris le parti de descendre sousprétexte d’une affaire, et j’ordonnai à cet enfant de dire à samaîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faireconnaître qu’elle m’eût parlé de M.&|160;de&|160;B…

Ma consternation fut si grande, que je versaisdes larmes en descendant l’escalier, sans savoir encore de quelsentiment elles partaient. J’entrai dans le premier café et m’yétant assis près d’une table, j’appuyai la tête sur mes deux mainspour y développer ce qui se passait dans mon cœur. Je n’osaisrappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considérercomme une illusion, et je fus prêt deux ou trois fois de retournerau logis, sans marquer que j’y eusse fait attention. Il meparaissait si impossible que Manon m’eût trahi, que je craignais delui faire injure en la soupçonnant. Je l’adorais, cela étaitsûr&|160;; je ne lui avais pas donné plus de preuves d’amour que jen’en avais reçu d’elle&|160;; pourquoi l’aurais-je accusée d’êtremoins sincère et moins constante que moi&|160;? Quelle raisonaurait-elle eue de me tromper&|160;? Il n’y avait que trois heuresqu’elle m’avait accablé de ses plus tendres caresses et qu’elleavait reçu les miennes avec transport&|160;; je ne connaissais pasmieux mon cœur que le sien. Non, non, repris-je, il n’est paspossible que Manon me trahisse. Elle n’ignore pas que je ne vis quepour elle. Elle sait trop bien que je l’adore. Ce n’est pas là unsujet de me haïr.

Cependant la visite et la sortie furtive deM.&|160;de&|160;B… me causaient de l’embarras, Je rappelais aussiles petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nosrichesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités d’unnouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquée pour desressources qui m’étaient inconnues&|160;! J’avais peine à donner àtant d’énigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait.D’un autre côté, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis quenous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nousavions toujours été l’un à côté de l’autre&|160;; mon Dieu&|160;!un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nousdire sans cesse que nous nous aimions&|160;; nous serions mortsd’inquiétude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque unseul moment où Manon pût s’être occupée d’un autre que moi. A lafin, je crus avoir trouvé le dénouement de ce mystère.M.&|160;de&|160;B…, dis-je en moi-même, est un homme qui fait degrosses affaires, et qui a de grandes relations&|160;; les parentsde Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelqueargent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui&|160;; il est venuaujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute unjeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-êtrem’en aurait-elle parlé si j’étais rentré à l’ordinaire, au lieu devenir ici m’affliger&|160;; elle ne me le cachera pas, du moins,lorsque je lui en parlerai moi-même.

Je me remplis si fortement de cette opinion,qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Jeretournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec matendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J’étais tenté d’abordde lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamaiscomme certaines&|160;; je me retins, dans l’espérance qu’il luiarriverait peut-être de me prévenir en m’apprenant tout ce quis’était passé. On nous servit à souper. Je me mis à table d’un airfort gai&|160;; mais à la lumière de la chandelle qui était entreelle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage etdans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspiraaussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’uneautre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler sic’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût quec’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec lamême attention&|160;; et peut-être n’avait-elle pas moins de peineà juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous nepensions ni à parler, ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmesde ses beaux yeux&|160;: perfides larmes&|160;! Ah Dieux&|160;!m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon&|160;; vous êtes affligéejusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines.Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent moninquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous lesempressements de l’amour, de me découvrir le sujet de sespleurs&|160;; j’en versai moi-même en essuyant les siens&|160;;j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri destémoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps quej’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurspersonnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte.Manon me donna un baiser et s’échappant de mes bras, elle entrarapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je mefigurai qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher auxyeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrirmoi-même. A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par troishommes, que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne mefirent point de violence&|160;; mais deux d’entre eux m’ayant prispar le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petitcouteau qui était le seul fer que j’eusse sur moi. Ils medemandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer derespect&|160;; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient parl’ordre de mon père, et que mon frère aîné m’attendait en bas dansun carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sansrésister et sans répondre. Mon frère était effectivement àm’attendre. On me mit dans le carrosse, auprès de lui, et lecocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusqu’àSaint-Denis. Mon frère m’embrassa tendrement, mais il ne me parlapoint, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin, pourrêver à mon infortune.

J’y trouvai d’abord tant d’obscurité que je nevoyais pas de jour à la moindre conjecture. J’étais trahicruellement. Mais par qui&|160;? Tiberge fut le premier qui me vintà l’esprit. Traître&|160;! disais-je, c’est fait de ta vie si messoupçons se trouvent justes. Cependant je fis réflexion qu’ilignorait le lieu de ma demeure, et qu’on ne pouvait, parconséquent, l’avoir appris de lui. Accuser Manon, c’est de quoi moncœur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinairedont je l’avais vue comme accablée, ses larmes, le tendre baiserqu’elle m’avait donné en se retirant, me paraissaient bien uneénigme&|160;; mais je me sentais porté à l’expliquer comme unpressentiment de notre malheur commun, et dans le temps que je medésespérais de l’accident qui m’arrachait à elle, j’avais lacrédulité de m’imaginer qu’elle était encore plus à plaindre quemoi. Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j’avaisété aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes deconnaissance, qui en avaient donné avis à mon père. Cette pensée meconsola. Je comptais d’en être quitte pour des reproches ou pourquelques mauvais traitements, qu’il me faudrait essuyer del’autorité paternelle. Je résolus de les souffrir avec patience, etde promettre tout ce qu’on exigerait de moi, pour me faciliterl’occasion de retourner plus promptement à Paris, et d’aller rendrela vie et la joie à ma chère Manon.

Nous arrivâmes, en peu de temps, àSaint-Denis. Mon frère, surpris de mon silence, s’imagina quec’était un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler enm’assurant que je n’avais rien à redouter de la sévérité de monpère, pourvu que je fusse disposé à rentrer doucement dans ledevoir et à mériter l’affection qu’il avait pour moi. Il me fitpasser la nuit à Saint-Denis, avec la précaution de faire coucherles trois laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peinesensible, fut de me voir dans la même hôtellerie où je m’étaisarrêté avec Manon, en venant d’Amiens à Paris. L’hôte et lesdomestiques me reconnurent, et devinèrent en même temps la véritéde mon histoire. J’entendis dire à l’hôte&|160;: Ah&|160;! c’est cejoli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petitedemoiselle qu’il aimait si fort. Qu’elle était charmante&|160;! Lespauvres enfants, comme ils se caressaient&|160;! Pardi, c’estdommage qu’on les ait séparés. Je feignais de ne rien entendre, etje me laissais voir le moins qu’il m’était possible. Mon frèreavait, à Saint-Denis, une chaise à deux, dans laquelle nouspartîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemainau soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveuren lui apprenant avec quelle douceur je m’étais laissé conduire, desorte que j’en fus reçu moins durement que je ne m’y étais attendu.Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la fauteque j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce quiregardait ma maîtresse, il me dit que j’avais bien mérité ce quivenait de m’arriver, en me livrant à une inconnue&|160;; qu’ilavait eu meilleure opinion de ma prudence, mais qu’il espérait quecette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discoursque dans le sens qui s’accordait avec mes idées. Je remerciai monpère de la bonté qu’il avait de me pardonner, et je lui promis deprendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais aufond du cœur, car de la manière dont les choses s’arrangeaient, jene doutais point que je n’eusse la liberté de me dérober de lamaison, même avant la fin de la nuit.

On se mit à table pour souper&|160;; on merailla sur ma conquête d’Amiens, et sur ma fuite avec cette fidèlemaîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce. J’étais même charméqu’il me fût permis de m’entretenir de ce qui m’occupaitcontinuellement l’esprit. Mais, quelques mots lâchés par mon pèreme firent prêter l’oreille avec la dernière attention&|160;: ilparla de perfidie et de service intéressé, rendu par Monsieur B… Jedemeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priaihumblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon frère,pour lui demander s’il ne m’avait pas raconté toute l’histoire. Monfrère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur laroute, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce remède pourme guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait s’ilachèverait de s’expliquer Je l’en suppliai si instamment, qu’il mesatisfit, ou plutôt, qu’il m’assassina cruellement par le plusterrible de tous les récits.

Il me demanda d’abord si j’avais toujours eula simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je luidis hardiment que j’en étais si sûr que rien ne pouvait m’en donnerla moindre défiance. Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;! s’écria-t-il enriant de toute sa force, cela est excellent&|160;! Tu es une joliedupe, et j’aime à te voir dans ces sentiments-là. C’est granddommage, mon pauvre Chevalier de te faire entrer dans l’Ordre deMalte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient etcommode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce qu’ilappelait ma sottise et ma crédulité. Enfin, comme je demeurais dansle silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’ilpouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avaitaimé environ douze jours&|160;: car ajouta-t-il, je sais que tupartis d’Amiens le 28 de l’autre mois&|160;; nous sommes au 29 duprésent&|160;; il y en a onze que Monsieur B… m’a écrit&|160;; jesuppose qu’il lui en a fallu huit pour lier une parfaiteconnaissance avec ta maîtresse&|160;; ainsi, qui ôte onze et huitde trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 del’autre, reste douze, un peu plus ou moins. Là-dessus, les éclatsde rire recommencèrent. J’écoutais tout avec un saisissement decœur auquel j’appréhendais de ne pouvoir résister jusqu’à la fin decette triste comédie. Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tul’ignores, que Monsieur B… a gagné le cœur de ta princesse, car ilse moque de moi, de prétendre me persuader que c’est par un zèledésintéressé pour mon service qu’il a voulu te l’enlever. C’estbien d’un homme tel que lui, de qui, d’ailleurs, je ne suis pasconnu, qu’il faut attendre des sentiments si nobles&|160;! Il a sud’elle que tu es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités,il m’a écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, enme faisant entendre qu’il fallait main-forte pour s’assurer de toi.Il s’est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet,et c’est par sa direction et celle de ta maîtresse même que tonfrère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toimaintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assezrapidement, Chevalier&|160;; mais tu ne sais pas conserver tesconquêtes.

Je n’eus pas la force de soutenir pluslongtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur Je melevai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de lasalle, que je tombai sur le plancher sans sentiment et sansconnaissance. On me les rappela par se prompts secours. J’ouvrisles yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pourproférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Monpère, qui m’a toujours aimé tendrement, s’employa avec toute sonaffection pour me consoler. Je l’écoutais, mais sans l’entendre. Jeme jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de melaisser retourner à Paris pour aller poignarder B… Non, disais-je,il n’a pas gagné le cœur de Manon, il lui a fait violence&|160;; ill’a séduite par un charme ou par un poison&|160;; il l’a peut-êtreforcée brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien&|160;? Ill’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre dem’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une sicharmante maîtresse&|160;! Ô dieux&|160;! dieux&|160;! serait-ilpossible que Manon m’eût trahi, et qu’elle eût cessé dem’aimer&|160;!

Comme je parlais toujours de retournerpromptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pourcela, mon père vit bien que, dans le transport où j’étais, rien neserait capable de m’arrêter il me conduisit dans une chambre haute,où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue. Je neme possédais point. J’aurais donné mille vies pour être seulementun quart d’heure à Paris. Je compris que, m’étant déclaré siouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de machambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres, ne voyantnulle possibilité de m’échapper par cette voie, je m’adressaidoucement à mes deux domestiques. Je m’engageai, par milleserments, à faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir àmon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai&|160;;mais cette tentative fut encore inutile.

Je perdis alors toute espérance. Je résolus demourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitterqu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cettesituation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.Mon père vint me voir l’après-midi. Il eut la bonté de flatter mespeines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolumentde manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres.Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien qu’ensa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de m’apporterles raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer dumépris pour l’infidèle Manon. Il est certain que je ne l’estimaisplus&|160;; comment aurais-je estimé la plus volage et la plusperfide de toutes les créatures&|160;? Mais son image, ses traitscharmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours.Je le sentais bien. Je puis mourir, disais-je&|160;; je le devraismême, après tant de honte et de douleur&|160;; mais je souffriraismille morts sans pouvoir oublier l’ingrate Manon.

Mon père était surpris de me voir toujours sifortement touché. Il me connaissait des principes d’honneur, et nepouvant douter que sa trahison ne me la fît mépriser, il s’imaginaque ma constance venait moins de cette passion en particulier qued’un penchant général pour les femmes. Il s’attacha tellement àcette pensée que, ne consultant que sa tendre affection, il vint unjour m’en faire l’ouverture. Chevalier, me dit-il, j’ai eu dessein,jusqu’à présent, de te faire porter la croix de Malte, mais je voisque tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimesles jolies femmes. Je suis d’avis de t’en chercher une qui teplaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. Jelui répondis que je ne mettais plus de distinction entre lesfemmes, et qu’après le malheur qui venait de m’arriver je lesdétestais toutes également. Je t’en chercherai une, reprit mon pèreen souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle.Ah&|160;! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, c’estelle qu’il faut me rendre. Soyez sûr, mon cher père, qu’elle ne m’apoint trahi&|160;; elle n’est pas capable d’une si noire et sicruelle lâcheté. C’est le perfide B… qui nous trompe, vous, elle etmoi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincère, si vous laconnaissiez, vous l’aimeriez vous-même. Vous êtes un enfant,repartit mon père. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu’à cepoint, après ce que je vous ai raconté d’elle&|160;? C’estelle-même qui vous a livré à votre frère. Vous devriez oublierjusqu’à son nom, et profiter si vous êtes sage, de l’indulgence quej’ai pour vous. Je reconnaissais trop clairement qu’il avaitraison. C’était un mouvement involontaire qui me faisait prendreainsi le parti de mon infidèle. Hélas&|160;! repris-je, après unmoment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureuxobjet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je,en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis qu’unenfant. Ma crédulité ne leur coûtait guère à tromper. Mais je saisbien ce que j’ai à faire pour me venger. Mon père voulut savoirquel était mon dessein. J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai lefeu à la maison de B…, et je le brûlerai tout vif avec la perfideManon. Cet emportement fit rire mon père et ne servit qu’à me fairegarder plus étroitement dans ma prison.

J’y passai six mois entiers, pendant lepremier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions.Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle dehaine et d’amour, d’espérance ou de désespoir, selon l’idée souslaquelle Manon s’offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais enelle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais dudésir de la revoir&|160;; tantôt je n’y apercevais qu’une lâche etperfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercherque pour la punir. On me donna des livres, qui servirent à rendreun peu de tranquillité à mon âme. Je relus tous mes auteurs&|160;;j’acquis de nouvelles connaissances&|160;; je repris un goût infinipour l’étude. Vous verrez de quelle utilité il me fut dans lasuite. Les lumières que je devais à l’amour me firent trouver de laclarté dans quantités d’endroits d’Horace et de Virgile, quim’avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureuxsur le quatrième livre de L’Énéide&|160;; je le destine àvoir le jour et je me flatte que le public en sera satisfait.Hélas&|160;! disais-je en le faisant, c’était un cœur tel que lemien qu’il fallait à la fidèle Didon.

Tiberge vint me voir un jour dans ma prison.Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avaispoint encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faireregarder autrement que comme une simple amitié de collège, tellequ’elle se forme entre de jeunes gens qui sont à peu près du mêmeâge. Je le trouvai si changé et si formé, depuis cinq ou six moisque j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de sondiscours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage,plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé.Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée&|160;; enfinil m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir lesyeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement. Ils’en aperçut. Mon cher Chevalier me dit-il, je ne vous dis rien quine soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par unsérieux examen. J’avais autant de penchant que vous vers lavolupté, mais le Ciel m’avait donné, en même temps, du goût pour lavertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits del’une et de l’autre et je n’ai pas tardé longtemps à découvrirleurs différences. Le secours du Ciel s’est joint à mes réflexions.J’ai conçu pour le monde un mépris auquel il n’y a rien d’égal.Devineriez-vous ce qui m’y retient, ajouta-t-il, et ce quim’empêche de courir à la solitude&|160;? C’est uniquement la tendreamitié que j’ai pour vous. Je connais l’excellence de votre cœur etde votre esprit&|160;; il n’y a rien de bon dont vous ne puissiezvous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter duchemin. Quelle perte pour la vertu&|160;! Votre fuite d’Amiens m’acausé tant de douleur, que je n’ai pas goûté, depuis, un seulmoment de satisfaction. Jugez-en par les démarches qu’elle m’a faitfaire. Il me raconta qu’après s’être aperçu que je l’avais trompéet que j’étais parti avec ma maîtresse, il était monté à chevalpour me suivre&|160;; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heuresd’avance, il lui avait été impossible de me joindre&|160;; qu’ilétait arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mondépart&|160;; qu’étant bien certain que je me serais arrêté àParis, il y avait passé six semaines à me chercherinutilement&|160;; qu’il allait dans tous les lieux où il seflattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avaitreconnu ma maîtresse à la Comédie&|160;; qu’elle y était dans uneparure si éclatante qu’il s’était imaginé qu’elle devait cettefortune à un nouvel amant&|160;; qu’il avait suivi son carrossejusqu’à sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elleétait entretenue par les libéralités de Monsieur B… Je ne m’arrêtaipoint là, continua-t-il. J’y retournai le lendemain, pour apprendred’elle-même ce que vous étiez devenu&|160;; elle me quittabrusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fusobligé de revenir en province sans aucun autre éclaircissement. J’yappris votre aventure et la consternation extrême qu’elle vous acausée&|160;; mais je n’ai pas voulu vous voir, sans être assuré devous trouver plus tranquille.

Vous avez donc vu Manon, lui répondis-je ensoupirant. Hélas&|160;! vous êtes plus heureux que moi, qui suiscondamné à ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de cesoupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flattasi adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mesinclinations, qu’il me fit naître dès cette première visite, uneforte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du sièclepour entrer dans l’état ecclésiastique.

Je goûtai tellement cette idée que, lorsque jeme trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelailes discours de M.&|160;l’Évêque d’Amiens, qui m’avait donné lemême conseil, et les présages heureux qu’il avait formés en mafaveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piété se mêlaaussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage etchrétienne, disais-je&|160;; je m’occuperai de l’étude et de lareligion, qui ne me permettront point de penser aux dangereuxplaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommesadmire&|160;; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera quece qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs. Jeformai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible etsolitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petitbois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèquecomposée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et debon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignaisun commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris,et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfairema curiosité que pour me faire un divertissement des follesagitations des hommes. Ne serai-je pas heureux&|160;?ajoutais-je&|160;; toutes mes prétentions ne seront-elles pointremplies&|160;? Il est certain que ce projet flattait extrêmementmes inclinations. Mais, à la fin d’un si sage arrangement, jesentais que mon cœur attendit encore quelque chose, et que, pourn’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il yfallait être avec Manon.

Cependant, Tiberge continuant de me rendre defréquentes visites, dans le dessein qu’il m’avait inspiré, je prisl’occasion d’en faire l’ouverture à mon père. Il me déclara que sonintention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leurcondition et que, de quelque manière que je voulusse disposer demoi, il ne se réserverait que le droit de m’aider de ses conseils.Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter demon projet, qu’à me le faire embrasser avec connaissance. Lerenouvellement de l’année scolastique approchait. Je convins avecTiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, luipour achever ses études de théologie, et moi pour commencer lesmiennes. Son mérite, qui était connu de l’évêque du diocèse, luifit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notredépart.

Mon père, me croyant tout à fait revenu de mapassion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nousarrivâmes à Paris. L’habit ecclésiastique prit la place de la croixde Malte, et le nom d’abbé des Grieux celle de chevalier. Jem’attachai à l’étude avec tant d’application, que je fis desprogrès extraordinaires en peu de mois. J’y employais une partie dela nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation euttant d’éclat, qu’on me félicitait déjà sur les dignités que je nepouvais manquer d’obtenir, et sans l’avoir sollicité, mon nom futcouché sur la feuille des bénéfices. La piété n’était pas plusnégligée&|160;; j’avais de la ferveur pour tous les exercices.Tiberge était charmé de ce qu’il regardait comme son ouvrage, et jel’ai vu plusieurs fois répandre des larmes, en s’applaudissant dece qu’il nommait ma conversion. Que les résolutions humaines soientsujettes à changer, c’est ce qui ne m’a jamais causéd’étonnement&|160;; une passion les fait naître, une autre passionpeut les détruire&|160;; mais quand je pense à la sainteté decelles qui m’avaient conduit à Saint-Sulpice et à la joieintérieure que le Ciel m’y faisait goûter en les exécutant, je suiseffrayé de la facilité avec laquelle j’ai pu les rompre. S’il estvrai que les secours célestes sont à tous moments d’une force égaleà celle des passions. Qu’on m’explique donc par quel funesteascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoirsans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentirle moindre remords. Je me croyais absolument délivré des faiblessesde l’amour. Il me semblait que j’aurais préféré la lecture d’unepage de saint Augustin, ou un quart d’heure de méditationchrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux quim’auraient été offerts par Manon. Cependant, un instant malheureuxme fit retomber dans le précipice, et ma chute fut d’autant plusirréparable que, me trouvant tout d’un coup au même degré deprofondeur d’où j’étais sorti, les nouveaux désordres où je tombaime portèrent bien plus loin vers le fond de l’abîme.

J’avais passé près d’un an à Paris, sansm’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûtébeaucoup pour me faire cette violence&|160;; mais les conseilstoujours présents de Tiberge, et mes propres réflexions, m’avaientfait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés sitranquillement que je me croyais sur le point d’oublieréternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arrivaauquel je devais soutenir un exercice public dans l’École deThéologie. Je fis prier plusieurs personnes de considération dem’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous lesquartiers de Paris&|160;: il alla jusqu’aux oreilles de moninfidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titred’abbé&|160;; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelquerepentir de m’avoir trahi ce n’ai jamais pu démêler lequel de cesdeux sentiments lui fit prendre intérêt à un nom si semblable aumien&|160;; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Ellefut présente à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peineà me remettre.

Je n’eus pas la moindre connaissance de cettevisite. On sait qu’il y a, dans ces lieux, des cabinetsparticuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière unejalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargéde compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, unmoment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir J’allai auparloir sur-le-champ. Dieux&|160;! quelle apparitionsurprenante&|160;! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plusaimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle étaitdans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’onpeut décrire. C’était un air si fin, si doux, si engageant, l’airde l’Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.

Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvantconjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, lesyeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarrasfut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que monsilence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacherquelques larmes. Elle me dit, d’un ton timide, qu’elle confessaitque son infidélité méritait ma haine&|160;; mais que, s’il étaitvrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avaiteu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendresoin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encoreà la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui direune parole. Le désordre de mon âme, en l’écoutant, ne saurait êtreexprimé.

Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps àdemi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençaiplusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever.Enfin, je fis un effort pour m’écrier douloureusement&|160;:Perfide Manon&|160;! Ah&|160;! perfide&|160;! perfide&|160;! Elleme répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendaitpoint justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc&|160;?m’écriai-je encore. Je prétends mourir répondit-elle, si vous ne merendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive.Demande donc ma vie, infidèle&|160;! repris-je en versant moi-mêmedes pleurs, que je m’efforçai en vain de retenir. Demande ma vie,qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier&|160;; car moncœur n’a jamais cessé d’être à toi. À peine eus-je achevé cesderniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venirm’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Ellem’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer sesplus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur.Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été,aux mouvements tumultueux que je sentais renaître&|160;! J’en étaisépouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve lanuit dans une campagne écartée&|160;: on se croit transporté dansun nouvel ordre de choses&|160;; on y est saisi d’une horreursecrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtempstous les environs.

Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Jepris ses mains dans les miennes. Ah&|160;! Manon, lui dis-je en laregardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noiretrahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facilede tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et quimettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moimaintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussisoumis. Non, non, la Nature n’en fait guère de la même trempe quele mien. Dites-moi, du moins, si vous l’avez quelquefois regretté.Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramèneaujourd’hui pour le consoler&|160;? Je ne vois que trop que vousêtes plus charmante que jamais&|160;; mais au nom de toutes lespeines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi sivous serez plus fidèle.

Elle me répondit des choses si touchantes surson repentir et elle s’engagea à la fidélité par tant deprotestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degréinexprimable. Chère Manon&|160;! lui dis-je, avec un mélangeprofane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es tropadorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par unedélectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté àSaint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et maréputation pour toi, je le prévois bien&|160;; je lis ma destinéedans tes beaux yeux&|160;; mais de quelles pertes ne serai-je pasconsolé par ton amour&|160;! Les faveurs de la fortune ne metouchent point&|160;; la gloire me paraît une fumée&|160;; tous mesprojets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations&|160;;enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sontdes biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment,dans mon cœur contre un seul de tes regards.

En lui promettant néanmoins un oubli généralde ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elles’était laissé séduire par B… Elle m’apprit que, l’ayant vue à safenêtre, il était devenu passionné pour elle&|160;; qu’il avaitfait sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en luimarquant dans une lettre que le payement serait proportionné auxfaveurs&|160;; qu’elle avait capitulé d’abord, mais sans autredessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pûtservir à nous faire vivre commodément&|160;; qu’il l’avait éblouiepar de si magnifiques promesses, qu’elle s’était laissé ébranlerpar degrés&|160;; que je devais juger pourtant de ses remords parla douleur dont elle m’avait laissé voir des témoignages, la veillede notre séparation&|160;; que, malgré l’opulence dans laquelle ill’avait entretenue, elle n’avait jamais goûté de bonheur avec lui,non seulement parce qu’elle n’y trouvait point, me dit-elle, ladélicatesse de mes sentiments et l’agrément de mes manières, maisparce qu’au milieu même des plaisirs qu’il lui procurait sanscesse, elle portait, au fond du cœur le souvenir de mon amour et leremords de son infidélité. Elle me parla de Tiberge et de laconfusion extrême que sa visite lui avait causée. Un coup d’épéedans le cœur ajouta-t-elle, m’aurait moins ému le sang. Je luitournai le dos, sans pouvoir soutenir un moment sa présence. Ellecontinua de me raconter par quels moyens elle avait été instruitede mon séjour à Paris, du changement de ma condition, et de mesexercices de Sorbonne. Elle m’assura qu’elle avait été si agitée,pendant la dispute, qu’elle avait eu beaucoup de peine, nonseulement à retenir ses larmes, mais ses gémissements mêmes et sescris, qui avaient été plus d’une fois sur le point d’éclater.Enfin, elle me dit qu’elle était sortie de ce lieu la dernière,pour cacher son désordre, et que, ne suivant que le mouvement deson cœur et l’impétuosité de ses désirs, elle était venue droit auséminaire, avec la résolution d’y mourir si elle ne me trouvait pasdisposé à lui pardonner.

Où trouver un barbare qu’un repentir si vif etsi tendre n’eût pas touché&|160;? Pour moi, je sentis, dans cemoment, que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du mondechrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à proposde mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champsortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lieu plussûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entradans son carrosse, pour aller m’attendre au coin de la rue. Jem’échappai un moment après, sans être aperçu du portier. Je montaiavec elle. Nous passâmes à la friperie. Je repris les galons etl’épée. Manon fournit aux frais, car j’étais sans un sou&|160;; etdans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle à ma sortie deSaint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un momentà ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor d’ailleurs,était médiocre, et elle assez riche des libéralités de B… pourmépriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous conférâmes, chez lefripier même, sur le parti que nous allions prendre. Pour me fairevaloir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B…, ellerésolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. Je veuxlui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui&|160;; maisj’emporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixantemille francs que j’ai tirés de lui depuis deux ans. Je ne lui aidonné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle&|160;; ainsi nous pouvonsdemeurer sans crainte à Paris, en prenant une maison commode oùnous vivrons heureusement. Je lui représentai que, s’il n’y avaitpoint de péril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui nemanquerais point tôt ou tard d’être reconnu, et qui seraiscontinuellement exposé au malheur que j’avais déjà essuyé. Elle mefit entendre qu’elle aurait du regret à quitter Paris. Je craignaistant de la chagriner qu’il n’y avait point de hasards, que je neméprisasse pour lui plaire&|160;; cependant, nous trouvâmes untempérament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelquevillage voisin de Paris, d’où il nous serait aisé d’aller à laville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nouschoisîmes Chaillot, qui n’en est pas éloigné. Manon retournasur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre à la petite porte dujardin des Tuileries. Elle revint une heure après, dans un carrossede louage, avec une fille qui la servait, et quelques malles où seshabits et tout ce qu’elle avait de précieux était renfermé.

Nous ne tardâmes point à gagner Chaillot. Nouslogeâmes la première nuit à l’auberge, pour nous donner le temps dechercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous entrouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.

Mon bonheur me parut d’abord établi d’unemanière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisancemême. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je mecrus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nousavions acquis tous deux un peu d’expérience, nous raisonnâmes surla solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaientle fond de nos richesses, n’étaient pas une somme qui pût s’étendreautant que le cours d’une longue vie. Nous n’étions pas disposésd’ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu deManon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie.

Voici le plan que je me proposai&|160;:Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendantdix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nouscontinuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête,mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’uncarrosse, et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimezl’Opéra&|160;: nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nousnous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deuxpistoles. Il est impossible que, dans l’espace de dix ans, iln’arrive point de changement dans ma famille&|160;; mon père estâgé, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alorsau-dessus de toutes nos autres craintes.

Cet arrangement n’eût pas été la plus folleaction de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous yassujettir constamment. Mais nos résolutions ne durèrent guère plusd’un mois. Manon était passionnée pour le plaisir&|160;; je l’étaispour elle. Il nous naissait, à tous moments, de nouvelles occasionsde dépense&|160;; et loin de regretter les sommes qu’elle employaitquelquefois avec profusion, je fus le premier à lui procurer toutce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillotcommença même à lui devenir à charge. L’hiver approchait&|160;;tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenaitdéserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je n’yconsentis point&|160;; mais, pour la satisfaire en quelque chose,je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et quenous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter troptard l’assemblée où nous allions plusieurs fois la semaine, carl’incommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétextequ’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsideux logements, l’un à la ville, et l’autre à la campagne. Cechangement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, enfaisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.

Manon avait un frère, qui était garde ducorps. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rueque nous. Il reconnut sa sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre.Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sansprincipes d’honneur. Il entra dans notre chambre en juranthorriblement, et comme il savait une partie des aventures de sasœur, il l’accabla d’injures et de reproches. J’étais sorti unmoment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui oupour moi, qui n’étais rien moins que disposé à souffrir uneinsulte. Je ne retournai au logis qu’après son départ. La tristessede Manon me fit juger qu’il s’était passé quelque chosed’extraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse qu’elle venaitd’essuyer et les menaces brutales de son frère. J’en eus tant deressentiment, que j’eusse couru sur-le-champ à la vengeance si ellene m’eût arrêté par ses larmes. Pendant que je m’entretenais avecelle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre oùnous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçuaussi civilement que je fis si je l’eusse connu&|160;; mais, nousayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’ilvenait lui faire des excuses de son comportement&|160;; qu’ill’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sacolère&|160;; mais que, s’étant informé qui j’étais, d’un de nosdomestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses,qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous. Quoiquecette information, qui lui venait d’un de mes laquais, eût quelquechose de bizarre et de choquant, je reçus son compliment avechonnêteté. Je crus faire plaisir à Manon. Elle paraissait charméede le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner. Il serendit, en peu de moments, si familier que nous ayant entendusparler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenircompagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Cefut une prise de possession, car il s’accoutuma bientôt à nous voiravec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la nôtre et qu’il serendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nousappartenait. Il m’appelait son frère, et sous prétexte de laliberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amisdans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens. Ilse fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea même àpayer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie,pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pasm’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommesconsidérables. Il est vrai, qu’étant grand joueur il avait lafidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune lefavorisait&|160;; mais la nôtre était trop médiocre pour fournirlongtemps à des dépenses si peu modérées. J’étais sur le point dem’expliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de sesimportunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, ennous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.

Nous étions demeurés un jour à Paris, pour ycoucher comme il nous arrivait fort souvent. La servante, quirestait seule à Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir, lematin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, etqu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandaisi nos meubles avaient souffert quelque dommage&|160;; elle merépondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par lamultitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle nepouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, quiétait renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement àChaillot. Diligence inutile&|160;; la caisse avait déjà disparu.J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cetteperte me pénétra d’une si vive douleur que j’en pensai perdre laraison. Je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheursj’allais me trouver exposé&|160;; l’indigence était le moindre. Jeconnaissais Manon&|160;; je n’avais déjà que trop éprouvé que,quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonnefortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elleaimait trop l’abondance et les plaisirs pour me lessacrifier&|160;: Je la perdrai, m’écriai-je. Malheureux Chevaliertu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes&|160;! Cette penséeme jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendantquelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes mauxpar la mort. Cependant, je conservai assez de présence d’espritpour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulleressource. Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mondésespoir. Je crus qu’il ne me serait pas impossible de cachernotre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur duhasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pourl’empêcher de sentir la nécessité. J’ai compté, disais-je pour meconsoler que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans.Supposons que les dix ans soient écoulés, et que nul deschangements que j’espérais ne soit arrivé dans ma famille. Quelparti prendrais-je&|160;? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce queje ferais alors, qui m’empêche de le faire aujourd’hui&|160;?Combien de personnes vivent à Paris, qui n’ont ni mon esprit, nimes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien àleurs talents, tels qu’ils les ont&|160;! La Providence,ajoutais-je, en réfléchissant sur les différents états de la vie,n’a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement&|160;? La plupartdes grands et des riches sont des sots&|160;: cela est clair à quiconnaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justiceadmirable&|160;: s’ils joignaient l’esprit aux richesses, ilsseraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Lesqualités du corps et de l’âme sont accordées à ceux-ci, comme desmoyens pour se tirer de là misère et de la pauvreté. Les unsprennent part aux richesses des grands en servant à leursplaisirs&|160;: ils en font des dupes&|160;; d’autres servent àleur instruction&|160;: ils tâchent d’en faire d’honnêtesgens&|160;; il est rare, à la vérité, qu’ils y réussissent, mais cen’est pas là le but de la divine Sagesse&|160;: ils tirent toujoursun fruit de leurs besoins, qui est de vivre aux dépens de ceuxqu’ils instruisent, et de quelque façon qu’on le prenne, c’est unfond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des richeset des grands.

Ces pensées me remirent un peu le cœur et latête. Je résolus d’abord d’aller consulter M.&|160;Lescaut, frèrede Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu quetrop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien ni dela paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait àpeine vingt pistoles qui s’étaient trouvées heureusement dans mapoche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur etmes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti àchoisir entre celui de mourir de faim, ou de me casser la tête dedésespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressourcedes sots&|160;; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gensd’esprit qui s’y voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faireusage de leurs talents&|160;; que c’était à moi d’examiner de quoij’étais capable&|160;; qu’il m’assurait de son secours et de sesconseils dans toutes mes entreprises.

Cela est bien vague, monsieur Lescaut, luidis-je&|160;; mes besoins demanderaient un remède plus présent, carque voulez-vous que je dise à Manon&|160;? A propos de Manon,reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse&|160;? N’avez-vous pastoujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous levoudrez&|160;? Une fille comme elle devrait nous entretenir vous,elle et moi. Il me coupa la réponse que cette impertinenceméritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant lesoir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre sonconseil&|160;; qu’il connaissait un seigneur si libéral sur lechapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne luicoûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle queManon. Je l’arrêtai. J’avais meilleure opinion de vous, luirépondis-je&|160;; je m’étais figuré que le motif que vous aviezeu, pour m’accorder votre amitié, était un sentiment tout opposé àcelui où vous êtes maintenant. Il me confessa impudemment qu’ilavait toujours pensé de même, et que, sa sœur ayant une fois violéles lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait leplus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance detirer parti de sa mauvaise conduite. Il me fut aisé de juger quejusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion néanmoinsque ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de luim’obligea de répondre, en riant, que son conseil était une dernièreressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai dem’ouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de majeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de lanature, pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille etlibérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait renduinfidèle à Manon. Je lui parlai du jeu, comme du moyen le plusfacile, et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu,à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’êtreexpliqué&|160;; qu’entreprendre de jouer simplement, avec lesespérances communes, c’était le vrai moyen d’achever maperte&|160;; que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu,les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger lafortune, était un métier trop dangereux&|160;; qu’il y avait unetroisième voie, qui était celle de l’association, mais que majeunesse lui faisait craindre que messieurs les Confédérés ne mejugeassent point encore les qualités propres à la Ligue. Il mepromit néanmoins ses bons offices auprès d’eux&|160;; et ce que jen’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent, lorsque jeme trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai,dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de laperte que j’avais faite, et du sujet de notre conversation.

Je sortis de chez lui, moins satisfait encoreque je n’y étais entré&|160;; je me repentis même de lui avoirconfié mon secret. Il n’avait rien fait, pour moi, que je n’eussepu obtenir de même sans cette ouverture, et je craignaismortellement qu’il ne manquât à la promesse qu’il m’avait faite dene rien découvrir à Manon. J’avais lieu d’appréhender aussi, par ladéclaration de ses sentiments, qu’il ne formât le dessein de tirerparti d’elle, suivant ses propres termes, en l’enlevant de mesmains, ou, du moins, en lui conseillant de me quitter pours’attacher à quelque amant plus riche et plus heureux. Je fislà-dessus mille réflexions, qui n’aboutirent qu’à me tourmenter età renouveler le désespoir où j’avais été le matin. Il me vintplusieurs fois à l’esprit d’écrire à mon père, et de feindre unenouvelle conversion, pour obtenir de lui quelque secoursd’argent&|160;; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute sabonté, il m’avait resserré six mois dans une étroite prison, pourma première faute&|160;; j’étais bien sûr qu’après un éclat tel quel’avait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiteraitbeaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de pensées enproduisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, etque je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt, ce fut de recourir àmon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouvertoujours le même fond de zèle et d’amitié. Rien n’est plusadmirable, et ne fait plus d’honneur à la vertu, que la confianceavec laquelle on s’adresse aux personnes dont on connaîtparfaitement la probité. On sent qu’il n’y a point de risque àcourir. Si elles ne sont pas toujours en état d’offrir du secours,on est sûr qu’on en obtiendra du moins de la bonté et de lacompassion. Le cœur, qui se ferme avec tant de soin au reste deshommes, s’ouvre naturellement en leur présence, comme une fleurs’épanouit à la lumière du soleil, dont elle n’attend qu’une douceinfluence.

Je regardai comme un effet de la protection duCiel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus dechercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournaisur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot, et lui marquer unlieu propre à notre entretien. Je lui recommandais le silence et ladiscrétion, comme un des plus importants services qu’il pût merendre dans la situation de mes affaires. La joie que l’espérancede le voir m’inspirait effaça les traces du chagrin que Manonn’aurait pas manqué d’apercevoir sur mon visage. Je lui parlai denotre malheur de Chaillot comme d’une bagatelle qui ne devait pasl’alarmer&|160;; et Paris étant le lieu du monde où elle se voyaitavec le plus de plaisir elle ne fut pas fâchée de m’entendre direqu’il était à propos d’y demeurer jusqu’à ce qu’on eût réparé àChaillot quelques légers effets de l’incendie. Une heure après, jereçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieude l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoinsquelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami, dont la seuleprésence devait être un reproche de mes désordres, mais l’opinionque j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manonsoutinrent ma hardiesse.

Je l’avais prié de se trouver au jardin duPalais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser, aussitôtqu’il m’eut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, etje sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne meprésentais à lui qu’avec confusion, et que je portais dans le cœurun vif sentiment de mon ingratitude&|160;; que la première chosedont je le conjurais était de m’apprendre s’il m’était encorepermis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité sijustement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, duton le plus tendre, que rien n’était capable de le faire renoncer àcette qualité&|160;; que mes malheurs mêmes, et si je luipermettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaientredoublé sa tendresse pour moi&|160;; mais que c’était unetendresse mêlée de la plus vive douleur, telle qu’on la sent pourune personne chère, qu’on voit toucher à sa perte sans pouvoir lasecourir.

Nous nous assîmes sur un banc. Hélas&|160;!lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cœur votre compassiondoit être excessive, mon cher Tiberge&|160;; si vous m’assurezqu’elle est égale à mes peines. J’ai honte de vous les laisservoir, car je confesse que la cause n’en est pas glorieuse, maisl’effet en est si triste qu’il n’est pas besoin de m’aimer autantque vous faites pour en être attendri. Il me demanda, comme unemarque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’étaitarrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis&|160;; etloin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautespour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passionavec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentaicomme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à laruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu dese défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fisune vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoiroù j’étais deux heures avant que de le voir et de celui dans lequelj’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussiimpitoyablement que par la fortune&|160;; enfin, j’attendristellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par lacompassion que je l’étais par le sentiment de mes peines. Il ne selassait point de m’embrasser et de m’exhorter à prendre du courageet de la consolation, mais, comme il supposait toujours qu’ilfallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement quec’était cette séparation même que je regardais comme la plus grandede mes infortunes, et que j’étais disposé à souffrir, non seulementle dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avantque de recevoir un remède plus insupportable que tous mes mauxensemble.

Expliquez-vous donc, me dit-il&|160;: quelleespèce de secours suis-je capable de vous donner si vous vousrévoltez contre toutes mes propositions&|160;? Je n’osais luidéclarer que c’était de sa bourse que j’avais besoin. Il le compritpourtant à la fin, et m’ayant confessé qu’il croyait m’entendre, ildemeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne quibalance. Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienned’un refroidissement de zèle et d’amitié. Mais à quelle alternativeme réduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours quevous voulez accepter ou que je blesse mon devoir en vousl’accordant&|160;? car n’est-ce, pas prendre part à votre désordre,que de vous y faire persévérer&|160;? Cependant, continua-t-ilaprès avoir réfléchi un moment, je m’imagine que c’est peut-êtrel’état violent où l’indigence vous jette, qui ne vous laisse pasassez de liberté pour choisir le meilleur parti&|160;; il faut unesprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouveraile moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, moncher Chevalier ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulementune condition&|160;: c’est que vous m’apprendrez le lieu de votredemeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes effortspour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dontil n’y a que la violence de vos passions qui vous écarte. Je luiaccordai sincèrement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai deplaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si maldes conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez unbanquier de sa connaissance, qui m’avança cent pistoles sur sonbillet, car il n’était rien moins qu’en argent comptant. J’ai déjàdit qu’il n’était pas riche. Son bénéfice valait mille écus, mais,comme c’était la première année qu’il le possédait, il n’avaitencore rien touché du revenu&|160;: c’était sur les fruits futursqu’il me faisait cette avance.

Je sentis tout le prix de sa générosité. J’enfus touché, jusqu’au point de déplorer l’aveuglement d’un amourfatal, qui me faisait violer tous les devoirs. La vertu eut assezde force pendant quelques moments pour s’élever dans mon cœurcontre ma passion, et j’aperçus du moins, dans cet instant delumière, la honte et l’indignité de mes chaînes. Mais ce combat futléger et dura peu. La vue de Manon m’aurait fait précipiter duciel, et je m’étonnai, en me retrouvant près d’elle, que j’eusse putraiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objetsi charmant.

Manon était une créature d’un caractèreextraordinaire. Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pourl’argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment, avec lacrainte d’en manquer. C’était du plaisir et des passe-temps qu’illui fallait. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou, si l’onpouvait se divertir sans qu’il en coûte. Elle ne s’informait pasmême quel était le fonds de nos richesses, pourvu qu’elle pûtpasser agréablement la journée, de sorte que, n’étant niexcessivement livrée au jeu ni capable d’être éblouie par le fastedes grandes dépenses, rien n’était plus facile que de lasatisfaire, en lui faisant naître tous les jours des amusements deson goût. Mais c’était une chose si nécessaire pour elle, d’êtreainsi occupée par le plaisir qu’il n’y avait pas le moindre fond àfaire, sans cela, sur son humeur et sur ses inclinations.Quoiqu’elle m’aimât tendrement, et que je fusse le seul, comme elleen convenait volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement lesdouceurs de l’amour j’étais presque certain que sa tendresse netiendrait point contre de certaines craintes. Elle m’aurait préféréà toute la terre avec une fortune médiocre&|160;; mais je nedoutais nullement qu’elle ne m’abandonnât pour quelque nouveau B…lorsqu’il ne me resterait que de la constance et de la fidélité àlui offrir. Je résolus donc de régler si bien ma dépenseparticulière que je fusse toujours en état de fournir aux siennes,et de me priver plutôt de mille choses nécessaires que de la bornermême pour le superflu. Le carrosse m’effrayait plus que tout lereste&|160;; car il n’y avait point d’apparence de pouvoirentretenir des chevaux et un cocher. Je découvris ma peine àM.&|160;Lescaut. Je ne lui avais point caché que j’eusse reçu centpistoles d’un ami. Il me répéta que, si je voulais tenter le hasarddu jeu, il ne désespérait point qu’en sacrifiant de bonne grâce unecentaine de francs pour traiter ses associés, je ne pusse êtreadmis, à sa recommandation, dans la Ligue de l’Industrie. Quelquerépugnance que j’eusse à tromper je me laissai entraîner par unecruelle nécessité.

M.&|160;Lescaut me présenta, le soir même,comme un de ses parents&|160;; il ajouta que j’étais d’autant mieuxdisposé à réussir que j’avais besoin des plus grandes faveurs de lafortune. Cependant, pour faire connaître que ma misère n’était pascelle d’un homme de néant, il leur dit que j’étais dans le desseinde leur donner à souper. L’offre fut acceptée. Je les traitaimagnifiquement. On s’entretint longtemps de la gentillesse de mafigure et de mes heureuses dispositions. On prétendit qu’il y avaitbeaucoup à espérer de moi, parce qu’ayant quelque chose dans laphysionomie qui sentait l’honnête homme, personne ne se défieraitde mes artifices. Enfin, on rendit grâce à M.&|160;Lescaut d’avoirprocuré à l’Ordre un novice de mon mérite, et l’on chargea un deschevaliers de me donner, pendant quelques jours, les instructionsnécessaires. Le principal théâtre de mes exploits devait êtrel’hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dansune salle et divers autres jeux de cartes et de dés dans lagalerie. Cette académie se tenait au profit de M.&|160;le prince deR…, qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiersétaient de notre société. Le dirai-je à ma honte&|160;? Je profitaien peu de temps des leçons de mon maître. J’acquis surtout beaucoupd’habileté à faire une volte-face, à filer la carte, et m’aidantfort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assezlégèrement pour tromper les yeux des plus habiles, et ruiner sansaffectation quantité d’honnêtes joueurs. Cette adresseextraordinaire hâta si fort les progrès de ma fortune, que je metrouvai en peu de semaines des sommes considérables, outre cellesque je partageais de bonne foi avec mes associés. Je ne craignisplus, alors, de découvrir à Manon notre perte de Chaillot, et, pourla consoler en lui apprenant cette fâcheuse nouvelle, je louai unemaison garnie, où nous nous établîmes avec un air d’opulence et desécurité.

Tiberge n’avait pas manqué, pendant cetemps-là, de me rendre de fréquentes visites. Sa morale nefinissait point. Il recommençait sans cesse à me représenter letort que je faisais à ma conscience, à mon honneur et à ma fortune.Je recevais ses avis avec amitié, et quoique je n’eusse pas lamoindre disposition à les suivre, je lui savais bon gré de sonzèle, parce que j’en connaissais la source. Quelquefois je leraillais agréablement, dans la présence même de Manon, et jel’exhortais à n’être pas plus scrupuleux qu’un grand nombred’évêques et d’autres prêtres, qui savent accorder fort bien unemaîtresse avec un bénéfice. Voyez, lui disais-je, en lui montrantles yeux de la mienne, et dites-moi s’il y a des fautes qui nesoient pas justifiées par une si belle cause. Il prenait patience.Il la poussa même assez loin&|160;; mais lorsqu’il vit que mesrichesses augmentaient, et que non seulement je lui avais restituéses cent pistoles, mais qu’ayant loué une nouvelle maison et doubléma dépense, j’allais me replonger plus que jamais dans lesplaisirs, il changea entièrement de ton et de manières. Il seplaignit de mon endurcissement&|160;; il me menaça des châtimentsdu Ciel, et il me prédit une partie des malheurs qui ne tardèrentguère à m’arriver. Il est impossible, me dit-il, que les richessesqui servent à l’entretien de vos désordres vous soient venues pardes voies légitimes. Vous les avez acquises injustement&|160;;elles vous seront ravies de même. La plus terrible punition de Dieuserait de vous en laisser jouir tranquillement. Tous mes conseils,ajouta-t-il, vous ont été inutiles&|160;; je ne prévois que tropqu’ils vous seraient bientôt importuns. Adieu, ingrat et faibleami. Puissent vos criminels plaisirs s’évanouir comme uneombre&|160;! Puissent votre fortune et votre argent périr sansressource, et vous rester seul et nu, pour sentir la vanité desbiens qui vous ont follement enivré&|160;! C’est alors que vous metrouverez disposé à vous aimer et à vous servir mais je rompsaujourd’hui tout commerce avec vous, et je déteste la vie que vousmenez. Ce fut dans ma chambre, aux yeux de Manon, qu’il me fitcette harangue apostolique. Il se leva pour se retirer. Je voulusle retenir mais je fus arrêté par Manon, qui me dit que c’était unfou qu’il fallait laisser sortir.

Son discours ne laissa pas de faire quelqueimpression sur moi. Je remarque ainsi les diverses occasions où moncœur sentit un retour vers le bien, parce que c’est à ce souvenirque j’ai dû ensuite une partie de ma force dans les plusmalheureuses circonstances de ma vie. Les caresses de Manondissipèrent, en un moment, le chagrin que cette scène m’avaitcausé. Nous continuâmes de mener une vie toute composée de plaisiret d’amour. L’augmentation de nos richesses redoubla notreaffection&|160;; Vénus et la Fortune n’avaient point d’esclavesplus heureux et plus tendres. Dieux&|160;! pourquoi nommer le mondeun lieu de misères, puisqu’on y peut goûter de si charmantesdélices&|160;? Mais, hélas&|160;! leur faible est de passer tropvite. Quelle autre félicité voudrait-on se proposer si ellesétaient de nature à durer toujours&|160;? Les nôtres eurent le sortcommun, c’est-à-dire de durer peu, et d’être suivies par desregrets amers. J’avais fait, au jeu, des gains si considérables,que je pensais à placer une partie de mon argent. Mes domestiquesn’ignoraient pas mes succès, surtout mon valet de chambre et lasuivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souventsans défiance. Cette fille était jolie&|160;; mon valet en étaitamoureux. Ils avaient affaire à des maîtres jeunes et faciles,qu’ils s’imaginèrent pouvoir tromper aisément. Ils en conçurent ledessein, et ils l’exécutèrent si malheureusement pour nous, qu’ilsnous mirent dans un état dont il ne nous a jamais été possible denous relever.

M.&|160;Lescaut nous ayant un jour donné àsouper, il était environ minuit lorsque nous retournâmes au logis.J’appelai mon valet, et Manon sa femme de chambre&|160;; ni l’un nil’autre ne parurent. On nous dit qu’ils n’avaient point été vusdans la maison depuis huit heures, et qu’ils étaient sortis aprèsavoir fait transporter quelques caisses, suivant les ordres qu’ilsdisaient avoir reçus de moi. Je pressentis une partie de la vérité,mais je ne formai point de soupçons qui ne fussent surpassés par ceque j’aperçus en entrant dans ma chambre. La serrure de mon cabinetavait été forcée, et mon argent enlevé, avec tous mes habits. Dansle temps que je réfléchissais, seul, sur cet accident, Manon vint,tout effrayée, m’apprendre qu’on avait fait le même ravage dans sonappartement. Le coup me parut si cruel qu’il n’y eut qu’un effortextraordinaire de raison qui m’empêcha de me livrer aux cris et auxpleurs. La crainte de communiquer mon désespoir à Manon me fitaffecter de prendre un visage tranquille. Je lui dis, en badinant,que je me vengerais sur quelque dupe à l’hôtel de Transylvanie.Cependant, elle me sembla si sensible à notre malheur que satristesse eut bien plus de force pour m’affliger, que ma joiefeinte n’en avait eu pour l’empêcher d’être trop abattue. Noussommes perdus&|160;! me dit-elle, les larmes aux yeux. Jem’efforçai en vain de la consoler par mes caresses&|160;; mespropres pleurs trahissaient mon désespoir et ma consternation. Eneffet, nous étions ruinés si absolument, qu’il ne nous restait pasune chemise.

Je pris le parti d’envoyer cherchersur-le-champ M.&|160;Lescaut. Il me conseilla d’aller à l’heuremême, chez M.&|160;le Lieutenant de Police et M.&|160;le GrandPrévôt de Paris. J’y allai, mais ce fut pour mon plus grandmalheur&|160;; car outre que cette démarche et celles que je fisfaire à ces deux officiers de justice ne produisirent rien, jedonnai le temps à Lescaut d’entretenir sa sœur, et de lui inspirer,pendant mon absence, une horrible résolution. Il lui parla deM.&|160;de&|160;G… M…, vieux voluptueux, qui payait prodiguementles plaisirs, et il lui fit envisager tant d’avantages à se mettreà sa solde, que, troublée comme elle était par notre disgrâce, elleentra dans tout ce qu’il entreprit de lui persuader cet honorablemarché fut conclu avant mon retour, et l’exécution remise aulendemain, après que Lescaut aurait prévenu M.&|160;de&|160;G… M…Je le trouvai qui m’attendait au logis&|160;; mais Manon s’étaitcouchée dans son appartement, et elle avait donné ordre à sonlaquais de me dire qu’ayant besoin d’un peu de repos, elle mepriait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta,après m’avoir offert quelques pistoles que j’acceptai. Il étaitprès de quatre heures, lorsque je me mis au lit, et m’y étantencore occupé longtemps des moyens de rétablir ma fortune, jem’endormis si tard, que je ne pus me réveiller que vers onze heuresou midi. Je me levai promptement pour aller m’informer de la santéde Manon&|160;; on me dit qu’elle était sortie, une heureauparavant, avec son frère, qui l’était venu prendre dans uncarrosse de louage. Quoiqu’une telle partie, faite avec Lescaut, meparût mystérieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupçons.Je laissai couler quelques heures, que je passai à lire. Enfin,n’étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grandspas dans nos appartements. J’aperçus, dans celui de Manon, unelettre cachetée qui était sur sa table. L’adresse était à moi, etl’écriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel&|160;;elle était dans ces termes&|160;:

Je te jure, mon cher Chevalier, que tu esl’idole de mon cœur et qu’il n’y a que toi au monde que je puisseaimer de la façon dont je t’aime&|160;; mais ne vois-tu pas, mapauvre chère âme, que, dans l’état où nous sommes réduits, c’estune sotte vertu que la fidélité&|160;? Crois-tu qu’on puisse êtrebien tendre lorsqu’on manque de pain&|160;? La faim me causeraitquelque méprise fatale&|160;; je rendrais quelque jour le derniersoupir, en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, comptelà-dessus&|160;; mais laisse-moi, pour quelque temps, le ménagementde notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets&|160;! Jetravaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux. Mon frèret’apprendra des nouvelles de ta Manon, et qu’elle a pleuré de lanécessité de te quitter.

Je demeurai, après cette lecture, dans un étatqui me serait difficile à décrire car j’ignore encore aujourd’huipar quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une deces situations uniques auxquelles on n’a rien éprouvé qui soitsemblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ilsn’en ont pas l’idée&|160;; et l’on a peine à se les bien démêler àsoi-même, parce qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie àrien dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d’aucunsentiment connu. Cependant, de quelque nature que fussent lesmiens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur du dépit,de la jalousie et de la honte. Heureux s’il n’y fût pas entréencore plus d’amour&|160;! Elle m’aime, je le veux croire&|160;;mais ne faudrait-il pas, m’écriai-je, qu’elle fût un monstre pourme haïr&|160;? Quels droits eut-on jamais sur un cœur que je n’aiepas sur le sien&|160;? Que me reste-t-il à faire pour elle, aprèstout ce que je lui ai sacrifié&|160;? Cependant ellem’abandonne&|160;! et l’ingrate se croit à couvert de mes reprochesen me disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer&|160;! Elle appréhendela faim. Dieu d’amour&|160;! quelle grossièreté desentiments&|160;! et que c’est répondre mal à ma délicatesse&|160;!Je ne l’ai pas appréhendée, moi qui m’y expose si volontiers pourelle en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de monpère&|160;; moi qui me suis retranché jusqu’au nécessaire poursatisfaire ses petites humeurs et ses caprices. Elle m’adore,dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu auraispris des conseils&|160;; tu ne m’aurais pas quitté, du moins, sansme dire adieu. C’est à moi qu’il faut demander quelles peinescruelles on sent à se séparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoirperdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.

Mes plaintes furent interrompues par unevisite à laquelle je ne m’attendais pas. Ce fut celle de Lescaut.Bourreau&|160;! lui dis-je en mettant l’épée à la main, où estManon&|160;? qu’en as-tu fait&|160;? Ce mouvement l’effraya&|160;;il me répondit que, si c’était ainsi que je le recevais lorsqu’ilvenait me rendre compte du service le plus considérable qu’il eûtpu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le piedchez moi. Je courus à la porte de la chambre, que je fermaisoigneusement. Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant verslui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et metromper par des fables. Il faut défendre ta vie, ou me faireretrouver Manon. Là&|160;! que vous êtes vif&|160;!repartit-il&|160;; c’est l’unique sujet qui m’amène. Je viens vousannoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vousreconnaîtrez peut-être que vous m’avez quelque obligation. Jevoulus être éclairci sur-le-champ.

Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenirla crainte de la misère, et surtout l’idée d’être obligée tout d’uncoup à la réforme de notre équipage, l’avait prié de lui procurerla connaissance de M.&|160;de&|160;G… M…, qui passait pour un hommegénéreux. Il n’eut garde de me dire que le conseil était venu delui, ni qu’il eût préparé les voies, avant que de l’y conduire. Jel’y ai menée ce matin, continua-t-il, et cet honnête homme a été sicharmé de son mérite, qu’il l’a, invitée d’abord à lui tenircompagnie à sa maison de campagne, où il est allé passer quelquesjours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai pénétré tout d’un coup de quelavantage cela pouvait être pour vous, je lui ai fait entendreadroitement que Manon avait essuyé des pertes considérables, etj’ai tellement piqué sa générosité, qu’il a commencé par lui faireun présent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela étaithonnête pour le présent, mais que l’avenir amènerait à ma sœur degrands besoins&|160;; qu’elle s’était chargée, d’ailleurs, du soind’un jeune frère, qui nous était resté sur les bras après la mortde nos père et mère, et que, s’il la croyait digne de son estime,il ne la laisserait pas souffrir dans ce pauvre enfant qu’elleregardait comme la moitié d’elle-même. Ce récit n’a pas manqué del’attendrir. Il s’est engagé à louer une maison commode, pour vouset pour Manon, car c’est vous même qui êtes ce pauvre petit frèreorphelin. Il a promis de vous meubler proprement, et de vousfournir tous les mois, quatre cents bonnes livres, qui en feront,si je compte bien, quatre mille huit cents à la fin de chaqueannée. Il a laissé ordre à son intendant, avant que de partir poursa campagne, de chercher une maison, et de la tenir prête pour sonretour. Vous reverrez alors Manon, qui m’a chargé de vous embrassermille fois pour elle, et de vous assurer qu’elle vous aime plus quejamais.

Je m’assis, en rêvant à cette bizarredisposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage desentiments, et par conséquent dans une incertitude si difficile àterminer que je demeurai longtemps sans répondre à quantité dequestions que Lescaut me faisait l’une sur l’autre. Ce fut, dans cemoment, que l’honneur et la vertu me firent sentir encore lespointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, versAmiens, vers la maison de mon père, vers Saint-Sulpice et vers tousles lieux où j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espacen’étais-je pas séparé de cet heureux état&|160;! Je ne le voyaisplus que de loin, comme une ombre qui s’attirait encore mes regretset mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts. Parquelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel&|160;?L’amour est une passion innocente&|160;; comment s’est-il changé,pour moi, en une source de misères et de désordres&|160;? Quim’empêchait de vivre tranquille et vertueux avec Manon&|160;?Pourquoi ne l’épousais-je point, avant que d’obtenir rien de sonamour&|160;? Mon père, qui m’aimait si tendrement, n’y aurait-ilpas consenti si je l’en eusse pressé avec des instanceslégitimes&|160;? Ah&|160;! mon père l’aurait chérie lui-même, commeune fille charmante, trop digne d’être la femme de son fils&|160;;je serais heureux avec l’amour de Manon, avec l’affection de monpère, avec l’estime des honnêtes gens, avec les biens de la fortuneet la tranquillité de la vertu. Revers funeste&|160;! Quel estl’infâme personnage qu’on vient ici me proposer&|160;? Quoi&|160;!j’irai partager… Mais y a-t-il à balancer si c’est Manon qui l’aréglé, et si je la perds sans cette complaisance&|160;? MonsieurLescaut, m’écriai-je en fermant les yeux, comme pour écarter de sichagrinantes réflexions, si vous avez eu dessein de me servir jevous rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie plushonnête&|160;; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas&|160;? Nepensons donc plus qu’à profiter de vos soins et à remplir votreprojet. Lescaut, à qui ma colère, suivie d’un fort long silence,avait causé de l’embarras, fut ravi de me voir prendre un partitout différent de celui qu’il avait appréhendé sans doute&|160;; iln’était rien moins que brave, et j’en eus de meilleures preuvesdans la suite. Oui, oui, se hâta-t-il de me répondre, c’est un fortbon service que je vous ai rendu, et vous verrez que nous entirerons plus d’avantage que vous ne vous y attendez. Nousconcertâmes de quelle manière nous pourrions prévenir les défiancesque M.&|160;de&|160;G… M… pouvait concevoir de notre fraternité, enme voyant plus grand et un peu plus âgé peut-être qu’il ne sel’imaginait. Nous ne trouvâmes point d’autre moyen, que de prendredevant lui un air simple et provincial, et de lui faire croire quej’étais dans le dessein d’entrer dans l’état ecclésiastique, et quej’allais pour cela tous les jours au collège. Nous résolûmes aussique je me mettrais fort mal, la première fois que je serais admis àl’honneur de le saluer. Il revint à la ville trois ou quatre joursaprès&|160;; il conduisit lui-même Manon dans la maison que sonintendant avait eu soin de préparer. Elle fit avertir aussitôtLescaut de son retour&|160;; et celui-ci m’en ayant donné avis,nous nous rendîmes tous deux chez elle. Le vieil amant en étaitdéjà sorti. Malgré la résignation avec laquelle je m’étais soumis àses volontés, je ne pus réprimer le murmure de mon cœur en larevoyant. Je lui parus triste et languissant. La joie de laretrouver ne l’emportait pas tout à fait sur le chagrin de soninfidélité. Elle, au contraire, paraissait transportée du plaisirde me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pusm’empêcher de laisser échapper les noms de perfide et d’infidèle,que j’accompagnai d’autant de soupirs. Elle me railla d’abord de masimplicité&|160;; mais, lorsqu’elle vit mes regards s’attachertoujours tristement sur elle, et la peine que j’avais à digérer unchangement si contraire à mon humeur et à mes désirs, elle passaseule dans son cabinet. Je la suivis un moment après. Je l’ytrouvai tout en pleurs&|160;; je lui demandai ce qui les causait.Il t’est bien aisé de le voir, me dit-elle, comment veux-tu que jevive, si ma vue n’est plus propre qu’à te causer un air sombre etchagrin&|160;? Tu ne m’as pas fait une seule caresse, depuis uneheure que tu es ici, et tu as reçu les miennes avec la majesté duGrand Turc au Sérail.

Écoutez, Manon, lui répondis-je enl’embrassant, je ne puis vous cacher que j’ai le cœur mortellementaffligé. Je ne parle point à présent des alarmes où votre fuiteimprévue m’a jeté, ni de la cruauté que vous avez eue dem’abandonner sans un mot de consolation, après avoir passé la nuitdans un autre lit que moi. Le charme de votre présence m’en feraitbien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sanssoupirs, et même sans larmes, continuai-je en en versantquelques-unes à la triste et malheureuse vie que vous voulez que jemène dans cette maison&|160;? Laissons ma naissance et mon honneurà part&|160;: ce ne sont plus des raisons si faibles qui doivententrer en concurrence avec un amour tel que le mien&|160;; mais cetamour même, ne vous imaginez-vous pas qu’il gémit de se voir si malrécompensé, ou plutôt traité si cruellement par une ingrate et duremaîtresse&|160;?… Elle m’interrompit&|160;: tenez, dit-elle, monChevalier, il est inutile de me tourmenter par des reproches qui mepercent le cœur lorsqu’ils viennent de vous. Je vois ce qui vousblesse. J’avais espéré que vous consentiriez au projet que j’avaisfait pour rétablir un peu notre fortune, et c’était pour ménagervotre délicatesse que j’avais commencé à l’exécuter sans votreparticipation&|160;; mais j’y renonce, puisque vous ne l’approuvezpas. Elle ajouta qu’elle ne me demandait qu’un peu de complaisance,pour le reste du jour&|160;; qu’elle avait déjà reçu deux centspistoles de son vieil amant, et qu’il lui avait promis de luiapporter le soir un beau collier de perles avec d’autres bijoux, etpar dessus cela, la moitié de la pension annuelle qu’il lui avaitpromise. Laissez-moi seulement le temps, me dit-elle, de recevoirses présents&|160;; je vous jure qu’il ne pourra se vanter desavantages que je lui ai donnés sur moi, car je l’ai remis jusqu’àprésent à la ville. Il est vrai qu’il m’a baisé plus d’un millionde fois les mains&|160;; il est juste qu’il paye ce plaisir, et cene sera point trop que cinq ou six mille francs, en proportionnantle prix à ses richesses et à son âge.

Sa résolution me fut beaucoup plus agréableque l’espérance des cinq mille livres. J’eus lieu de reconnaîtreque mon cœur n’avait point encore perdu tout sentiment d’honneurpuisqu’il était si satisfait d’échapper à l’infamie. Mais j’étaisné pour les courtes joies et les longues douleurs. La Fortune ne medélivrera d’un précipice que pour me faire tomber dans un autre.Lorsque j’eus marqué à Manon, par mille caresses, combien je mecroyais heureux de son changement, je lui dis qu’il fallait eninstruire M.&|160;Lescaut, afin que nos mesures se prissent deconcert. Il en murmura d’abord&|160;; mais les quatre ou cinq millelivres d’argent comptant le firent entrer gaîment dans nos vues. Ilfut donc réglé que nous nous trouverions tous à souper avecM.&|160;de&|160;G… M…, et cela pour deux raisons&|160;: l’une, pournous donner le plaisir d’une scène agréable en me faisant passerpour un écolier, frère de Manon&|160;; l’autre, pour empêcher cevieux libertin de s’émanciper trop avec ma maîtresse, par le droitqu’il croirait s’être acquis en payant si libéralement d’avance.Nous devions nous retirer, Lescaut et moi, lorsqu’il monterait à lachambre où il comptait de passer la nuit&|160;; et Manon, au lieude le suivre, nous promit de sortir et de la venir passer avec moi.Lescaut se chargea du soin d’avoir exactement un carrosse à laporte.

L’heure du souper étant venue,M.&|160;de&|160;G… M… ne se fit pas attendre longtemps. Lescautétait avec sa sœur dans la salle. Le premier compliment duvieillard fut d’offrir à sa belle un collier des bracelets et despendants de perles, qui valaient au moins mille écus. Il lui comptaensuite, en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre centslivres, qui faisaient la moitié de la pension. Il assaisonna sonprésent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille CourManon ne put lui refuser quelques baisers&|160;; c’était autant dedroits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre lesmains. J’étais à la porte, où je prêtais l’oreille, en attendantque Lescaut m’avertît d’entrer.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manoneut serré l’argent et les bijoux, et me conduisant versM.&|160;de&|160;G… M…, il m’ordonna de lui faire la révérence. J’enfis deux ou trois des plus profondes. Excusez, monsieur lui ditLescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vousvoyez, d’avoir les airs de Paris&|160;; mais nous espérons qu’unpeu d’usage le façonnera. Vous aurez l’honneur de voir ici souventmonsieur ajouta-t-il, en se tournant vers moi&|160;; faites bienvotre profit d’un si bon modèle. Le vieil amant parut prendreplaisir à me voir Il me donna deux ou trois petits coups sur lajoue, en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallaitêtre sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent allerfacilement à la débauche. Lescaut l’assura que j’étaisnaturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, etque tout mon plaisir était à faire de petites chapelles. Je luitrouve de l’air de Manon, reprit le vieillard en me haussant lementon avec la main. Je répondis d’un air niais&|160;: Monsieur,c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche&|160;; aussi,j’aime ma sœur Manon comme un autre moi-même.L’entendez-vous&|160;? dit-il à Lescaut, il a de l’esprit. C’estdommage que cet enfant-là n’ait pas un peu plus de monde. Ho&|160;!monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans leséglises, et je crois bien que j’en trouverai, à Paris, de plus sotsque moi. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant deprovince. Toute notre conversation fut à peu près du même goût,pendant le souper Manon, qui était badine, fut sur le point,plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvail’occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire, et lemauvais sort lui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendantmon récit, surtout lorsque je faisais son portrait aunaturel&|160;; mais l’amour-propre l’empêcha de s’y reconnaître, etje l’achevai si adroitement, qu’il fut le premier à le trouver fortrisible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suisétendu sur cette ridicule scène. Enfin, l’heure du sommeil étantarrivée, il parla d’amour et d’impatience. Nous nous retirâmes,Lescaut et moi&|160;; on le conduisit à sa chambre, et Manon, étantsortie sous prétexte d’un besoin, nous vint joindre à la porte. Lecarrosse, qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas,s’avança pour nous recevoir. Nous nous éloignâmes en un instant duquartier.

Quoiqu’à mes propres yeux cette action fût unevéritable friponnerie, ce n’était pas la plus injuste que je crusseavoir à me reprocher J’avais plus de scrupule sur l’argent quej’avais acquis au jeu. Cependant nous profitâmes aussi peu de l’unque de l’autre, et le Ciel permit que la plus légère de ces deuxinjustices fût la plus rigoureusement punie.

M.&|160;de&|160;G… M… ne tarda pas longtemps às’apercevoir qu’il était dupé. Je ne sais s’il fit, dès le soirmême, quelques démarches pour nous découvrir, mais il eut assez decrédit pour n’en pas faire longtemps d’inutiles, et nous assezd’imprudence pour compter trop sur la grandeur de Paris et surl’éloignement qu’il y avait de notre quartier au sien. Nonseulement il fut informé de notre demeure et de nos affairesprésentes, mais il apprit aussi qui j’étais, la vie que j’avaismenée à Paris, l’ancienne liaison de Manon avec B…, la tromperiequ’elle lui avait faite, en un mot, toutes les parties scandaleusesde notre histoire. Il prit là-dessus la résolution de nous fairearrêter et de nous traiter moins comme des criminels que comme defieffés libertins. Nous étions encore au lit, lorsqu’un exempt depolice entra dans notre chambre avec une demi-douzaine de gardes.Ils se saisirent d’abord de notre argent, ou plutôt de celui deM.&|160;de&|160;G… M…, et nous ayant fait lever brusquement, ilsnous conduisirent à la porte, où nous trouvâmes deux carrosses,dans l’un desquels la pauvre Manon fut enlevée sans explication, etmoi traîné dans l’autre à Saint-Lazare. Il faut avoir éprouvé detels revers, pour juger du désespoir qu’ils peuvent causer. Nosgardes eurent la dureté de ne me pas permettre d’embrasser Manon,ni de lui dire une parole. J’ignorai longtemps ce qu’elle étaitdevenue. Ce fut sans doute un bonheur pour moi de ne l’avoir pas sud’abord, car une catastrophe si terrible m’aurait fait perdre lesens et, peut-être, la vie.

Ma malheureuse maîtresse fut donc enlevée, àmes yeux, et menée dans une retraite que j’ai horreur de nommer.Quel sort pour une créature toute charmante, qui eût occupé lepremier trône du monde, si tous les hommes eussent eu mes yeux etmon cœur&|160;! On ne l’y traita pas barbarement&|160;; mais ellefut resserrée dans une étroite prison, seule, et condamnée àremplir tous les jours une certaine tâche de travail, comme unecondition nécessaire pour obtenir quelque dégoûtante nourriture. Jen’appris ce triste détail que longtemps après, lorsque j’eus essuyémoi-même plusieurs mois d’une rude et ennuyeuse pénitence. Mesgardes ne m’ayant point averti non plus du lieu où ils avaientordre de me conduire, je ne connus mon destin qu’à la porte deSaint-Lazare. J’aurais préféré la mort, dans ce moment, à l’état oùje me crus prêt de tomber. J’avais de terribles idées de cettemaison. Ma frayeur augmenta lorsqu’en entrant les gardes visitèrentune seconde fois mes poches, pour s’assurer qu’il ne me restait niarmes, ni moyen de défense. Le supérieur parut à l’instant&|160;;il était prévenu sur mon arrivée&|160;; il me salua avec beaucoupde douceur Mon Père, lui dis-je, point d’indignités. Je perdraimille vies avant que d’en souffrir une. Non, non, monsieur merépondit-il&|160;; vous prendrez une conduite sage, et nous seronscontents l’un de l’autre. Il me pria de monter dans une chambrehaute. Je le suivis sans résistance. Les archers nousaccompagnèrent jusqu’à la porte, et le supérieur y étant entré avecmoi, leur fit signe de se retirer. Je suis donc votreprisonnier&|160;! lui dis-je. Eh bien, mon Père, que prétendez-vousfaire de moi&|160;? Il me dit qu’il était charmé de me voir prendreun ton raisonnable&|160;; que son devoir serait de travailler àm’inspirer le goût de la vertu et de la religion, et le mien, deprofiter de ses exhortations et de ses conseils&|160;; que, pourpeu que je voulusse répondre aux attentions qu’il aurait pour moi,je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. Ah&|160;! duplaisir&|160;! repris-je&|160;; vous ne savez pas, mon Père,l’unique chose qui est capable de m’en faire goûter&|160;! Je lesais, reprit-il&|160;; mais j’espère que votre inclinationchangera. Sa réponse me fit comprendre qu’il était instruit de mesaventures, et peut-être de mon nom. Je le priai de m’éclaircir. Ilme dit naturellement qu’on l’avait informé de tout.

Cette connaissance fut le plus rude de tousmes châtiments. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avectoutes les marques d’un affreux désespoir. Je ne pouvais meconsoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutesles personnes de ma connaissance, et la honte de ma famille. Jepassai ainsi huit jours dans le plus profond abattement sans êtrecapable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de monopprobre. Le souvenir même de Manon n’ajoutait rien à ma douleur.Il n’y entrait, du moins, que comme un sentiment qui avait précédécette nouvelle peine, et la passion dominante de mon âme était lahonte et la confusion. Il y a peu de personnes qui connaissent laforce de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommesn’est sensible qu’à cinq ou six passions, dans le cercle desquellesleur vie se passe, et où toutes leurs agitations se réduisent.Ôtez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur l’espéranceet la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’uncaractère plus noble peuvent être remuées de mille façonsdifférentes&|160;; il semble qu’elles aient plus de cinq sens, etqu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passentles bornes ordinaires de la nature&|160;; et comme elles ont unsentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, iln’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’ellessouffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honteest une de leurs plus violentes passions.

J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Matristesse parut si excessive au supérieur qu’en appréhendant lessuites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur etd’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il meprenait souvent avec lui, pour faire un tour de jardin, et son zèles’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevaisavec douceur&|160;; je lui marquais même de la reconnaissance. Ilen tirait l’espoir de ma conversion. Vous êtes d’un naturel si douxet si aimable, me dit-il un jour que je ne puis comprendre lesdésordres dont on vous accuse. Deux choses m’étonnent&|160;: l’une,comment, avec de si bonnes qualités, vous avez pu vous livrer àl’excès du libertinage&|160;; et l’autre que j’admire encore plus,comment vous recevez si volontiers mes conseils et mesinstructions, après avoir vécu plusieurs années dans l’habitude dudésordre. Si c’est repentir vous êtes un exemple signalé desmiséricordes du Ciel&|160;; si c’est bonté naturelle, vous avez dumoins un excellent fond de caractère, qui me fait espérer que nousn’aurons pas besoin de vous retenir ici longtemps, pour vousramener à une vie honnête et réglée. Je fus ravi de lui voir cetteopinion de moi. Je résolus de l’augmenter par une conduite qui pûtle satisfaire entièrement, persuadé que c’était le plus sûr moyend’abréger ma prison. Je lui demandai des livres. Il fut surprisque, m’ayant laissé le choix de ceux que je voulais lire, je medéterminai pour quelques auteurs sérieux. Je feignis de m’appliquerà l’étude avec le dernier attachement, et je lui donnai ainsi, danstoutes les occasions, des preuves du changement qu’il désirait.

Cependant il n’était qu’extérieur. Je dois leconfesser à ma honte, je jouai, à Saint-Lazare, un personnaged’hypocrite. Au lieu d’étudier, quand j’étais seul, je nem’occupais qu’à gémir de ma destinée&|160;; je maudissais ma prisonet la tyrannie qui m’y retenait. Je n’eus pas plutôt quelquerelâche du côté de cet accablement où m’avait jeté la confusion,que je retombai dans les tourments de l’amour L’absence de Manon,l’incertitude de son sort, la crainte de ne la revoir jamaisétaient l’unique objet de mes tristes méditations. Je me lafigurais dans les bras de G… M…, car c’était la pensée que j’avaiseue d’abord&|160;; et, loin de m’imaginer qu’il lui eût fait lemême traitement qu’à moi, j’étais persuadé qu’il ne m’avait faitéloigner que pour la posséder tranquillement. Je passais ainsi desjours et des nuits dont la longueur me paraissait éternelle. Jen’avais d’espérance que dans le succès de mon hypocrisie.J’observais soigneusement le visage et les discours du supérieurpour m’assurer de ce qu’il pensait de moi, et je me faisais uneétude de lui plaire, comme à l’arbitre de ma destinée. Il me futaisé de reconnaître que j’étais parfaitement dans ses bonnesgrâces. Je ne doutai plus qu’il ne fût disposé à me rendre service.Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’était de lui quemon élargissement dépendait. Il me dit qu’il n’en était pasabsolument le maître, mais que, sur son témoignage, il espérait queM.&|160;de&|160;G… M…, à la sollicitation duquel M.&|160;leLieutenant général de Police m’avait fait renfermer consentirait àme rendre la liberté. Puis-je me flatter repris-je doucement, quedeux mois de prison, que j’ai déjà essuyés, lui paraîtront uneexpiation suffisante&|160;? Il me promit de lui en parler si je lesouhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office. Ilm’apprit, deux jours après, que G… M… avait été si touché du bienqu’il avait entendu de moi, que non seulement il paraissait êtredans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait mêmemarqué beaucoup d’envie de me connaître plus particulièrement, etqu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoiquesa présence ne pût m’être agréable, je la regardais comme unacheminement prochain à ma liberté.

Il vint effectivement à Saint-Lazare. Je luitrouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans lamaison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur mamauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment sespropres désordres, qu’il était permis à la faiblesse des hommes dese procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que lafriponnerie et les artifices honteux méritaient d’être punis. Jel’écoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je nem’offensai pas même de lui entendre lâcher quelques railleries surma fraternité avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapellesdont il supposait, me dit-il, que j’avais dû faire un grand nombreà Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir à cette pieuseoccupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui et pourmoi-même, de me dire que Manon en aurait fait aussi, sans doute, defort jolies à l’Hôpital. Malgré le frémissement que le nomd’Hôpital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier, avecdouceur de s’expliquer Hé oui&|160;! reprit-il, il y a deux moisqu’elle apprend la sagesse à l’Hôpital Général, et je souhaitequ’elle en ait tiré autant de profit que vous à Saint-Lazare.

Quand j’aurais eu une prison éternelle, ou lamort même présente à mes yeux, je n’aurais pas été le maître de montransport, à cette affreuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec unesi affreuse rage que j’en perdis la moitié de mes forces. J’en eusassez néanmoins pour le renverser par terre, et pour le prendre àla gorge. Je l’étranglais, lorsque le bruit de sa chute, etquelques cris aigus, que je lui laissais à peine la liberté depousser attirèrent le supérieur et plusieurs religieux dans machambre. On le délivra de mes mains. J’avais presque perdu moi-mêmela force et la respiration. Ô Dieu&|160;! m’écriai-je, en poussantmille soupirs&|160;; justice du Ciel&|160;! faut-il que je vive unmoment, après une telle infamie&|160;? Je voulus me jeter encoresur le barbare qui venait de m’assassiner. On m’arrêta. Mondésespoir, mes cris et mes larmes passaient toute imagination. Jefis des choses si étonnantes, que tous les assistants, qui enignoraient la cause, se regardaient les uns les autres avec autantde frayeur que de surprise. M.&|160;de&|160;G… M… rajustait pendantce temps-là sa perruque et sa cravate, et dans le dépit d’avoir étési maltraité, il ordonnait au supérieur de me resserrer plusétroitement que jamais, et de me punir par tous les châtimentsqu’on sait être propres à Saint-Lazare. Non, monsieur lui dit lesupérieur&|160;; ce n’est point avec une personne de la naissancede M.&|160;le Chevalier que nous en usons de cette manière. Il estsi doux, d’ailleurs, et si honnête, que j’ai peine à comprendrequ’il se soit porté à cet excès sans de fortes raisons. Cetteréponse acheva de déconcerter M.&|160;de&|160;G… M… Il sortit endisant qu’il saurait faire plier et le supérieur et moi, et tousceux qui oseraient lui résister

Le supérieur, ayant ordonné à ses religieux dele conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendrepromptement d’où venait ce désordre. Ô mon Père, lui dis-je, encontinuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plushorrible cruauté, imaginez-vous la plus détestable de toutes lesbarbaries, c’est l’action que l’indigne G… M… a eu la lâcheté decommettre. Oh&|160;! il m’a percé le cœur Je n’en reviendraijamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglotant. Vousêtes bon, vous aurez pitié de moi. Je lui fis un récit abrégé de lalongue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de lasituation florissante de notre fortune avant que nous eussions étédépouillés par nos propres domestiques, des offres que G… M… avaitfaites à ma maîtresse, de la conclusion de leur marché, et de lamanière dont il avait été rompu. Je lui représentai les choses, àla vérité, du côté le plus favorable pour nous. Voilà,continuai-je, de quelle source est venu le zèle deM.&|160;de&|160;G… M… pour ma conversion. Il a eu le crédit de mefaire ici renfermer par un pur motif de vengeance. Je lui pardonne,mais, mon Père, ce n’est pas tout&|160;: il a fait enlevercruellement la plus chère moitié de moi-même, il l’a fait mettrehonteusement à l’Hôpital, il a eu l’impudence de me l’annonceraujourd’hui de sa propre bouche. À l’Hôpital, mon Père&|160;! ÔCiel&|160;! ma charmante maîtresse, ma chère reine à l’Hôpital,comme la plus infâme de toutes les créatures&|160;! Où trouverai-jeassez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte&|160;? Lebon Père, me voyant dans cet excès d’affliction, entreprit de meconsoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de lamanière dont je la racontais&|160;; qu’il avait su, à la vérité,que je vivais dans le désordre, mais qu’il s’était figuré que cequi avait obligé M.&|160;de&|160;G… M… d’y prendre intérêt, étaitquelque liaison d’estime et d’amitié avec ma famille&|160;; qu’ilne s’en était expliqué à lui-même que sur ce pied&|160;; que ce queje venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mesaffaires, et qu’il ne doutait point que le récit qu’il avaitdessein d’en faire à M.&|160;le Lieutenant général de Police ne pûtcontribuer à ma liberté. Il me demanda ensuite pourquoi je n’avaispas encore pensé à donner de mes nouvelles à ma famille,puisqu’elle n’avait point eu de part à ma captivité. Je satisfis àcette objection par quelques raisons prises de la douleur quej’avais appréhendé de causer à mon père, et de la honte que j’enaurais ressentie moi-même. Enfin il me promit d’aller de ce paschez le Lieutenant de Police, ne fût-ce, ajouta-t-il, que pourprévenir quelque chose de pis, de la part de M.&|160;de&|160;G… M…qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assezconsidéré pour se faire redouter.

J’attendis le retour du Père avec toutes lesagitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence.C’était pour moi un supplice inexprimable de me représenter Manon àl’Hôpital. Outre l’infamie de cette demeure, j’ignorais de quellemanière elle y était traitée, et le souvenir de quelquesparticularités que j’avais entendues de cette maison d’horreurrenouvelait à tous moments mes transports. J’étais tellement résolude la secourir à quelque prix et par quelque moyen que ce pût être,que j’aurais mis le feu à Saint-Lazare, s’il m’eût été impossibled’en sortir autrement. Je réfléchis donc sur les voies que j’avaisà prendre, s’il arrivait que le Lieutenant général de Policecontinuât de m’y retenir malgré moi. Je mis mon industrie à toutesles épreuves&|160;; je parcourus toutes les possibilités. Je ne visrien qui pût m’assurer d’une évasion certaine, et je craignisd’être renfermé plus étroitement si je faisais une tentativemalheureuse. Je me rappelai le nom de quelques amis, de qui jepouvais espérer du secours&|160;; mais quel moyen de leur fairesavoir ma situation&|160;? Enfin, je crus avoir formé un plan siadroit qu’il pourrait réussir et je remis à l’arranger encore mieuxaprès le retour du Père supérieur, si l’inutilité de sa démarche mele rendait nécessaire. Il ne tarda point à revenir. Je ne vis pas,sur son visage, les marques de joie qui accompagnent une bonnenouvelle. J’ai parlé, me dit-il, à M.&|160;le Lieutenant général dePolice, mais je lui ai parlé trop tard. M.&|160;de&|160;G… M… l’estallé voir en sortant d’ici, et l’a si fort prévenu contre vous,qu’il était sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vousresserrer davantage.

Cependant, lorsque je lui ai appris le fond devos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup, et riant un peu del’incontinence du vieux M.&|160;de&|160;G… M…, il m’a dit qu’ilfallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire&|160;;d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous êtreinutile. Il m’a recommandé de vous traiter honnêtement, et je vousréponds que vous ne vous plaindrez point de mes manières. Cetteexplication du bon supérieur fut assez longue pour me donner letemps de faire une sage réflexion. Je conçus que je m’exposerais àrenverser mes desseins si je lui marquais trop d’empressement pourma liberté. Je lui témoignai, au contraire, que dans la nécessitéde demeurer c’était une douce consolation pour moi d’avoir quelquepart à son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, dem’accorder une grâce, qui n’était de nulle importance pourpersonne, et qui servirait beaucoup à ma tranquillité&|160;;c’était de faire avertir un de mes amis, un saint ecclésiastiquequi demeurait à Saint-Sulpice, que j’étais à Saint-Lazare, et depermettre que je reçusse quelquefois sa visite. Cette faveur me futaccordée sans délibérer. C’était mon ami Tiberge dont il étaitquestion&|160;; non que j’espérasse de lui les secours nécessairespour ma liberté, mais je voulais l’y faire servir comme uninstrument éloigné, sans qu’il en eût même connaissance. En un mot,voici mon projet&|160;: je voulais écrire à Lescaut et le charger,lui et nos amis communs, du soin de me délivrer. La premièredifficulté était de lui faire tenir ma lettre&|160;; ce devait êtrel’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour lefrère de ma maîtresse, je craignais qu’il n’eût peine à se chargerde cette commission. Mon dessein était de renfermer ma lettre àLescaut dans une autre lettre que je devais adresser à un honnêtehomme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement lapremière à son adresse, et comme il était nécessaire que je visseLescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquerde venir à Saint-Lazare, et de demander à me voir sous le nom demon frère aîné, qui était venu exprès à Paris pour prendreconnaissance de mes affaires. Je remettais à convenir avec lui desmoyens qui nous paraîtraient les plus expéditifs et les plus sûrs.Le Père supérieur fit avertir Tiberge du désir que j’avais del’entretenir. Ce fidèle ami ne m’avait pas tellement perdu de vuequ’il ignorât mon aventure&|160;; il savait que j’étais àSaint-Lazare, et peut-être n’avait-il pas été fâché de cettedisgrâce qu’il croyait capable de me ramener au devoir Il accourutaussitôt à ma chambre.

Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulutêtre informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sansréserve, excepté sur le dessein de ma fuite. Ce n’est pas à vosyeux, cher ami, lui dis-je, que je veux paraître ce que je ne suispoint. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans sesdésirs, un libertin réveillé par les châtiments du Ciel, en un motun cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes de sa Manon, vousavez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vousme laissâtes il y a quatre mois&|160;: toujours tendre, et toujoursmalheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lassepoint de chercher mon bonheur.

Il me répondit que l’aveu que je faisais merendait inexcusable&|160;; qu’on voyait bien des pécheurs quis’enivraient du faux bonheur du vice jusqu’à le préférer hautementà celui de la vertu&|160;; mais que c’était, du moins, à des imagesde bonheur qu’ils s’attachaient, et qu’ils étaient les dupes del’apparence&|160;; mais que, de reconnaître, comme je le faisais,que l’objet de mes attachements n’était propre qu’à me rendrecoupable et malheureux, et de continuer à me précipitervolontairement dans l’infortune et dans le crime, c’était unecontradiction d’idées et de conduite qui ne faisait pas honneur àma raison.

Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé devaincre, lorsqu’on n’oppose rien à vos armes&|160;! Laissez-moiraisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelezle bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses etd’inquiétudes&|160;? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix,aux supplices et aux tortures des tyrans&|160;? Direz-vous, commefont les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheurpour l’âme&|160;? Vous n’oseriez le dire&|160;; c’est un paradoxeinsoutenable. Ce bonheur, que vous relevez tant, est donc mêlé demille peines, ou pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu demalheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or si la forcede l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parcequ’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoitraitez-vous de contradictoire et d’insensée, dans ma conduite, unedisposition toute semblable&|160;? J’aime Manon&|160;; je tends autravers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprèsd’elle. La voie par où je marche est malheureuse&|160;; maisl’espérance d’arriver à mon terme y répand toujours de la douceuret je me croirai trop bien payé, par un moment passé avec elle, detous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses meparaissent donc égales de votre côté et du mien&|160;; ou s’il y aquelque différence, elle est encore à mon avantage, car le bonheurque j’espère est proche, et l’autre est éloigné&|160;; le mien estde la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps, et l’autreest d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.

Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Ilrecula de deux pas, en me disant, de l’air le plus sérieux, que,non seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, maisque c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion&|160;:car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines aveccelui qui est proposé par la religion, est une idée des pluslibertines et des plus monstrueuses.

J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pasjuste&|160;; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que portemon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardezcomme une contradiction, dans la persévérance d’un amourmalheureux, et je crois avoir fort bien prouvé que, si c’en estune, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est à cet égardseulement que j’ai traité les choses d’égales, et je soutiensencore qu’elles le sont. Répondrez-vous que le terme de la vertuest infiniment supérieur à celui de l’amour&|160;? Qui refuse d’enconvenir&|160;? Mais est-ce de quoi il est question&|160;? Nes’agit-il pas de la force qu’ils ont, l’un et l’autre, pour fairesupporter les peines&|160;? Jugeons-en par l’effet. Combientrouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien entrouverez-vous peu de l’amour&|160;? Répondrez-vous encore que,s’il y a des peines dans l’exercice du bien, elles ne sont pasinfaillibles et nécessaires&|160;; qu’on ne trouve plus de tyransni de croix, et qu’on voit quantité de personnes vertueuses menerune vie douce et tranquille&|160;? Je vous dirai de même qu’il y ades amours paisibles et fortunées, et, ce qui fait encore unedifférence qui m’est extrêmement avantageuse, j’ajouterai quel’amour, quoiqu’il trompe assez souvent, ne promet du moins que dessatisfactions et des joies, au lieu que la religion veut qu’ons’attende à une pratique triste et mortifiante. Ne vous alarmezpas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L’uniquechose que je veux conclure ici, c’est qu’il n’y a point de plusmauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l’amour, que de lui endécrier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dansl’exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, ilest certain que notre félicité consiste dans le plaisir&|160;; jedéfie qu’on s’en forme une autre idée&|160;; or le cœur n’a pasbesoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous lesplaisirs, les plus doux sont ceux de l’amour. Il s’aperçoit bientôtqu’on le trompe lorsqu’on lui en promet ailleurs de plus charmants,et cette tromperie le dispose à se défier des promesses les plussolides. Prédicateurs, qui voulez me ramener à la vertu, dites-moiqu’elle est indispensablement nécessaire, mais ne me déguisez pasqu’elle est sévère et pénible. Établissez bien que les délices del’amour sont passagères, qu’elles sont défendues, qu’elles serontsuivies par d’éternelles peines, et ce qui fera peut-être encoreplus d’impression sur moi, que, plus elles sont douces etcharmantes, plus le Ciel sera magnifique à récompenser un si grandsacrifice, mais confessez qu’avec des cœurs tels que nous lesavons, elles sont ici-bas nos plus parfaites félicités.

Cette fin de mon discours rendit sa bonnehumeur à Tiberge. Il convint qu’il y avait quelque chose deraisonnable dans mes pensées. La seule objection qu’il ajouta futde me demander pourquoi je n’entrais pas du moins dans mes propresprincipes, en sacrifiant mon amour à l’espérance de cetterémunération dont je me faisais une si grande idée. Ô cherami&|160;! lui répondis-je, c’est ici que je reconnais ma misère etma faiblesse. Hélas&|160;! oui, c’est mon devoir d’agir comme jeraisonne&|160;! mais l’action est-elle en mon pouvoir&|160;? Dequels secours n’aurais-je pas besoin pour oublier les charmes deManon&|160;? Dieu me pardonne, reprit Tiberge, je pense que voiciencore un de nos jansénistes. Je ne sais ce que je suis,répliquai-je, et je ne vois pas trop clairement ce qu’il fautêtre&|160;; mais je n’éprouve que trop la vérité de ce qu’ilsdisent.

Cette conversation servit du moins àrenouveler la pitié de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus defaiblesse que de malignité dans mes désordres. Son amitié en futplus disposée, dans la suite, à me donner des secours, sanslesquels j’aurais péri infailliblement de misère. Cependant, je nelui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais dem’échapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger dema lettre. Je l’avais préparée, avant qu’il fût venu, et je nemanquai point de prétextes pour colorer la nécessité où j’étaisd’écrire. Il eut la fidélité de la porter exactement, et Lescautreçut, avant la fin du jour, celle qui était pour lui.

Il me vint voir le lendemain, et il passaheureusement sous le nom de mon frère. Ma joie fut extrême enl’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. Neperdons pas un seul moment, lui dis-je&|160;; apprenez-moi d’aborddes nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pourrompre mes fers. Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa sœur depuis lejour qui avait précédé mon emprisonnement, qu’il n’avait appris sonsort et le mien qu’à force d’informations et de soins&|160;; que,s’étant présenté deux ou trois fois à l’Hôpital, on lui avaitrefusé la liberté de lui parler. Malheureux G… M…&|160;!m’écriai-je, que tu me le paieras cher&|160;!

Pour ce qui regarde votre délivrance, continuaLescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nouspassâmes hier la soirée, deux de mes amis et moi, à observer toutesles parties extérieures de cette maison, et nous jugeâmes que, vosfenêtres étant sur une cour entourée de bâtiments, comme vous nousl’aviez marqué, il y aurait bien de la difficulté à vous tirer delà. Vous êtes d’ailleurs au troisième étage, et nous ne pouvonsintroduire ici ni cordes ni échelles. Je ne vois donc nulleressource du côté du dehors. C’est dans la maison même qu’ilfaudrait imaginer quelque artifice. Non, repris-je&|160;; j’ai toutexaminé, surtout depuis que ma clôture est un peu moins rigoureuse,par l’indulgence du supérieur. La porte de ma chambre ne se fermeplus avec la clef, j’ai la liberté de me promener dans les galeriesdes religieux&|160;; mais tous les escaliers sont bouchés par desportes épaisses, qu’on a soin de tenir fermées la nuit et le jourde sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse mesauver. Attendez, repris-je, après avoir un peu réfléchi sur uneidée qui me parut excellente, pourriez-vous m’apporter unpistolet&|160;? Aisément, me dit Lescaut&|160;; mais voulez-voustuer quelqu’un&|160;? Je l’assurai que j’avais si peu dessein detuer qu’il n’était pas même nécessaire que le pistolet fût chargé.Apportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de voustrouver le soir, à onze heures, vis-à-vis de la porte de cettemaison, avec deux ou trois de nos amis. J’espère que je pourraivous y rejoindre. Il me pressa en vain de lui en apprendredavantage. Je lui dis qu’une entreprise, telle que je la méditais,ne pouvait paraître raisonnable qu’après avoir réussi. Je le priaid’abréger sa visite, afin qu’il trouvât plus de facilité à merevoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que lapremière fois. Son air était grave, il n’y a personne qui ne l’eûtpris pour un homme d’honneur.

Lorsque je me trouvai muni de l’instrument dema liberté, je ne doutai presque plus du succès de mon projet. Ilétait bizarre et hardi&|160;; mais de quoi n’étais-je pas capable,avec les motifs qui m’animaient&|160;? J’avais remarqué, depuisqu’il m’était permis de sortir de ma chambre et de me promener dansles galeries, que le portier apportait chaque jour au soir lesclefs de toutes les portes au supérieur et qu’il régnait ensuite unprofond silence dans la maison, qui marquait que tout le mondeétait retiré. Je pouvais aller sans obstacle, par une galerie decommunication, de ma chambre à celle de ce Père. Ma résolutionétait de lui prendre ses clefs, en l’épouvantant avec mon pistolets’il faisait difficulté de me les donner et de m’en servir pourgagner la rue. J’en attendis le temps avec impatience. Le portiervint à l’heure ordinaire, c’est-à-dire un peu après neuf heures.J’en laissai passer encore une, pour m’assurer que tous lesreligieux et les domestiques étaient endormis. Je partis enfin,avec mon arme et une chandelle allumée. Je frappai d’aborddoucement à la porte du Père, pour l’éveiller sans bruit. Ilm’entendit au second coup, et s’imaginant, sans doute, que c’étaitquelque religieux qui se trouvait mal et qui avait besoin desecours, il se leva pour m’ouvrir Il eut, néanmoins, la précautionde demander au travers de la porte, qui c’était et ce qu’on voulaitde lui. Je fus obligé de me nommer&|160;; mais j’affectai un tonplaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien.Ah&|160;! c’est vous, mon cher fils, me dit-il, en ouvrant laporte&|160;; qu’est-ce donc qui vous amène si tard&|160;? J’entraidans sa chambre, et l’ayant tiré à l’autre bout opposé à la porte,je lui déclarai qu’il m’était impossible de demeurer plus longtempsà Saint-Lazare&|160;; que la nuit était un temps commode poursortir sans être aperçu, et que j’attendais de son amitié qu’ilconsentirait à m’ouvrir les portes, ou à me prêter ses clefs pourles ouvrir moi-même.

Ce compliment devait le surprendre. Il demeuraquelque temps à me considérer sans me répondre. Comme je n’en avaispas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais forttouché de toutes ses bontés, mais que, la liberté étant le pluscher de tous les biens, surtout pour moi à qui on la ravissaitinjustement, j’étais résolu de me la procurer cette nuit même, àquelque prix que ce fût&|160;; et de peur qu’il ne lui prît envied’élever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir unehonnête raison de silence, que je tenais sous mon juste-au-corps.Un pistolet&|160;! me dit-il. Quoi&|160;! mon fils, vous voulezm’ôter la vie, pour reconnaître la considération que j’ai eue pourvous&|160;? Dieu ne plaise, lui répondis-je. Vous avez tropd’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité&|160;;mais je veux être libre, et j’y suis si résolu que, si mon projetmanque par votre faute, c’est fait de vous absolument. Mais, moncher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-jefait&|160;? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort&|160;? Ehnon&|160;! répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein devous tuer si vous voulez vivre. Ouvrez-moi la porte, et je suis lemeilleur de vos amis. J’aperçus les clefs qui étaient sur sa table.Je les pris et je le priai de me suivre, en faisant le moins debruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure quenous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec unsoupir&|160;: Ah&|160;! mon fils, ah&|160;! qui l’aurait cru&|160;?Point de bruit, mon Père, répétais-je de mon côté à tout moment.Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière, qui est avant lagrande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étaisderrière le Père, avec ma chandelle dans une main et mon pistoletdans l’autre. Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir un domestique,qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit dequelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon Père lecrut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna, avecbeaucoup d’imprudence, de venir à son secours. C’était un puissantcoquin, qui s’élança sur moi sans balancer Je ne le marchandaipoint&|160;; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. Voilàde quoi vous êtes cause, mon Père, dis-je assez fièrement à monguide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever ajoutai-je enle poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir.Je sortis heureusement et je trouvai, à quatre pas, Lescaut quim’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.

Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’iln’avait pas entendu tirer un pistolet. C’est votre faute, luidis-je&|160;; pourquoi me l’apportiez-vous chargé&|160;? Cependantje le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étaissans doute à Saint-Lazare pour longtemps. Nous allâmes passer lanuit chez un traiteur où je me remis un peu de la mauvaise chèreque j’avais faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoinsm’y livrer au plaisir. Je souffrais mortellement sans Manon. Ilfaut la délivrer dis-je à mes trois amis. Je n’ai souhaité laliberté que dans cette vue. Je vous demande le secours de votreadresse&|160;; pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie. Lescaut,qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me représenta qu’ilfallait aller bride en main&|160;; que mon évasion de Saint-Lazare,et le malheur qui m’était arrivé en sortant, causeraientinfailliblement du bruit&|160;; que le Lieutenant général de Policeme ferait chercher, et qu’il avait les bras longs&|160;; enfin, quesi je ne voulais pas être exposé à quelque chose de pis queSaint-Lazare, il était à propos de me tenir couvert et renfermépendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemisle temps de s’éteindre. Son conseil était sage, mais il auraitfallu l’être aussi pour le suivre. Tant de lenteur et de ménagementne s’accordait pas avec ma passion. Toute ma complaisance seréduisit à lui promettre que je passerais le jour suivant à dormir.Il m’enferma dans sa chambre, où je demeurai jusqu’au soir.

J’employai une partie de ce temps à former desprojets et des expédients pour secourir Manon. J’étais bienpersuadé que sa prison était encore plus impénétrable que n’avaitété la mienne. Il n’était pas question de force et de violence, ilfallait de l’artifice&|160;; mais la déesse même de l’inventionn’aurait pas su par où commencer. J’y vis si peu de jour que jeremis à considérer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelquesinformations sur l’arrangement intérieur de l’Hôpital.

Aussitôt que la nuit m’eut rendu la liberté,je priai Lescaut de m’accompagner. Nous liâmes conversation avec undes portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’êtreun étranger qui avait entendu parler avec admiration de l’HôpitalGénéral, et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur lesplus minces détails, et de circonstances en circonstances, noustombâmes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendreles noms et les qualités. Les réponses qu’il me fit sur ce dernierarticle me firent naître une pensée dont je m’applaudis aussitôt,et que je ne tardai point à mettre en œuvre. Je lui demandai, commeune chose essentielle à mon dessein, si ces messieurs avaient desenfants. Il me dit qu’il ne pouvait m’en rendre un compte certain,mais que, pour M.&|160;de&|160;T., qui était un des principaux, illui connaissait un fils en âge d’être marié, qui était venuplusieurs fois à l’Hôpital avec son père. Cette assurance mesuffisait. Je rompis presque aussitôt notre entretien, et je fispart à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avaisconçu. Je m’imagine, lui dis-je, que M.&|160;de&|160;T… le fils,qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût deplaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il nesaurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser sesservices pour une affaire d’amour&|160;; J’ai formé le dessein del’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme, etqu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours pargénérosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif,il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ceque par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. Je ne veux pasdifférer de le voir ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’à demain.Je me sens si consolé par ce projet, que j’en tire un bon augure.Lescaut convint lui-même qu’il y avait de la vraisemblance dans mesidées, et que nous pouvions espérer quelque chose par cette voie.J’en passai la nuit moins tristement.

Le matin étant venu, je m’habillai le plusproprement qu’il me fut possible, dans l’état d’indigence oùj’étais, et je me fis conduire dans un fiacre à la maison de.M.&|160;de&|160;T… Il fut surpris de recevoir la visite d’uninconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilités. Jem’expliquai naturellement avec lui, et pour échauffer sessentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de mamaîtresse comme de deux choses qui ne pouvaient être égalées quel’une par l’autre. Il me dit que, quoiqu’il n’eût jamais vu Manon,il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de cellequi avait été la maîtresse du vieux G… M… Je ne doutai point qu’ilne fût informé de la part que j’avais eue à cette aventure, et pourle gagner de plus en plus, en me faisant un mérite de ma confiance,je lui racontai le détail de tout ce qui était arrivé à Manon et àmoi. Vous voyez, monsieur continuai-je, que l’intérêt de ma vie etcelui de mon cœur sont maintenant entre vos mains. L’un ne m’estpas plus cher que l’autre. Je n’ai point de réserve avec vous,parce que je suis informé de votre générosité, et que laressemblance de nos âges me fait espérer qu’il s’en trouveraquelqu’une dans nos inclinations. Il parut fort sensible à cettemarque d’ouverture et de candeur. Sa réponse fut celle d’un hommequi a du monde et des sentiments&|160;; ce que le monde ne donnepas toujours et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettaitma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait monamitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’ils’efforcerait de la mériter par l’ardeur de ses services. Il nepromit pas de me rendre Manon, parce qu’il n’avait, me dit-il,qu’un crédit médiocre et mal assuré&|160;; mais il m’offrit de meprocurer le plaisir de la voir, et de faire tout ce qui serait ensa puissance pour la remettre entre mes bras. Je fus plus satisfaitde cette incertitude de son crédit que je ne l’aurais été d’unepleine assurance de remplir tous mes désirs. Je trouvai, dans lamodération de ses offres, une marque de franchise dont je fuscharmé. En un mot, je me promis tout de ses bons offices. La seulepromesse de me faire voir Manon m’aurait fait tout entreprendrepour lui. Je lui marquai quelque chose de ces sentiments, d’unemanière qui le persuada aussi que je n’étais pas d’un mauvaisnaturel. Nous nous embrassâmes avec tendresse, et nous devînmesamis, sans autre raison que la bonté de nos cœurs et une simpledisposition qui porte un homme tendre et généreux à aimer un autrehomme qui lui ressemble. Il poussa les marques de son estime bienplus loin, car, ayant combiné mes aventures, et jugeant qu’ensortant de Saint-Lazare je ne devais pas me trouver à mon aise, ilm’offrit sa bourse, et il me pressa de l’accepter. Je ne l’acceptaipoint&|160;; mais je lui dis&|160;: C’est trop, mon cher Monsieur.Si, avec tant de bonté et d’amitié, vous me faites revoir ma chèreManon, je vous suis attaché pour toute ma vie. Si vous me rendeztout à fait cette chère créature, je ne croirai pas être quitte enversant tout mon sang pour vous servir.

Nous ne nous séparâmes qu’après être convenusdu temps et du lieu où nous devions nous retrouver. Il eut lacomplaisance de ne pas me remettre plus loin que l’après-midi dumême jour. Je l’attendis dans un café, où il vint me rejoindre versles quatre heures, et nous prîmes ensemble le chemin de l’Hôpital.Mes genoux étaient tremblants en traversant les cours. Puissanced’amour&|160;! disais-je, je reverrai donc l’idole de mon cœur,l’objet de tant de pleurs et d’inquiétudes&|160;! Ciel&|160;!conservez-moi assez de vie pour aller jusqu’à elle, et disposezaprès cela de ma fortune et de mes jours&|160;; je n’ai plusd’autre grâce à vous demander.

M.&|160;de&|160;T… parla à quelques conciergesde la maison qui s’empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendaitd’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manonavait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’unegrandeur effroyable, qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai auvalet qui nous menait, et qui était celui qu’on avait chargé dusoin de la servir, de quelle manière elle avait passé le temps danscette demeure. Il nous dit que c’était une douceur angélique&|160;;qu’il n’avait jamais reçu d’elle un mot de dureté&|160;; qu’elleavait versé continuellement des larmes pendant les six premièressemaines après son arrivée, mais que, depuis quelque temps, elleparaissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elleétait occupée à coudre du matin jusqu’au soir à la réserve dequelques heures qu’elle employait à la lecture. Je lui demandaiencore si elle avait été entretenue proprement. Il m’assura que lenécessaire, du moins, ne lui avait jamais manqué.

Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battaitviolemment. Je dis à M.&|160;de&|160;T…&|160;: Entrez seul etprévenez-la sur ma visite, car j’appréhende qu’elle ne soit tropsaisie en me voyant tout d’un coup. La porte nous fut ouverte. Jedemeurai dans la galerie. J’entendis néanmoins leurs discours. Illui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation, qu’ilétait de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intérêt à notrebonheur Elle lui demanda, avec le plus vif empressement, si elleapprendrait de lui ce que j’étais devenu. Il lui promit de m’amenerà ses pieds, aussi tendre, aussi fidèle qu’elle pouvait le désirerQuand&|160;? reprit-elle. Aujourd’hui même, lui dit-il&|160;; cebienheureux moment ne tardera point&|160;; il va paraître àl’instant si vous le souhaitez. Elle comprit que j’étais à laporte. J’entrai, lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nousnous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence detrois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants. Nossoupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour répétéslanguissamment de part et d’autre, formèrent, pendant un quartd’heure, une scène qui attendrissait M.&|160;de&|160;T… Je vousporte envie, me dit-il, en nous faisant asseoir&|160;; il n’y apoint de sort glorieux auquel je ne préférasse une maîtresse sibelle et si passionnée. Aussi mépriserais-je tous les empires dumonde, lui répondis-je, pour m’assurer le bonheur d’être aiméd’elle.

Tout le teste d’une conversation si désirée nepouvait manquer d’être infiniment tendre. La pauvre Manon meraconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleurâmesamèrement en nous entretenant de l’état où elle était, et de celuid’où je ne faisais que sortir M.&|160;de&|160;T… nous consola parde nouvelles promesses de s’employer ardemment pour finir nosmisères. Il nous conseilla de ne pas rendre cette première entrevuetrop longue, pour lui donner plus de facilité à nous en procurerd’autres. Il eut beaucoup de peine à nous faire goûter ceconseil&|160;; Manon, surtout, ne pouvait se résoudre à me laisserpartir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise&|160;; elle meretenait par les habits et par les mains. Hélas&|160;! dans quellieu me laissez-vous&|160;! disait-elle. Qui peut m’assurer de vousrevoir&|160;? M.&|160;de&|160;T… lui promit de la venir voirsouvent avec moi. Pour le lieu, ajouta-t-il agréablement, il nefaut plus l’appeler l’Hôpital&|160;; c’est Versailles, depuisqu’une personne qui mérite l’empire de tous les cœurs y estrenfermée.

Je fis, en sortant, quelques libéralités auvalet qui la servait, pour l’engager à lui rendre ses soins aveczèle. Ce garçon avait l’âme moins basse et moins dure que sespareils. Il avait été témoin de notre entrevue&|160;; ce tendrespectacle l’avait touché. Un louis d’or, dont je lui fis présent,acheva de me l’attacher. Il me prit à l’écart, en descendant dansles cours. Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre à votreservice, ou me donner une honnête récompense pour me dédommager dela perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me serafacile de délivrer Mademoiselle Manon. J’ouvris l’oreille à cetteproposition, et quoique je fusse dépourvu de tout, je lui fis despromesses fort au-dessus de ses désirs. Je comptais bien qu’il meserait toujours aisé de récompenser un homme de cette étoffe. Soispersuadé, lui dis-je, mon ami, qu’il n’y a rien que je ne fassepour toi, et que ta fortune est aussi assurée que la mienne. Jevoulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. Nul autre,me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre, et devous la conduire jusqu’à celle de la rue, où il faudra que voussoyez prêt à la recevoir&|160;; Je lui demandai s’il n’était pointà craindre qu’elle ne fût reconnue en traversant les galeries etles cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger mais il me ditqu’il fallait bien risquer quelque chose. Quoique je fusse ravi dele voir si résolu, j’appelai M.&|160;de&|160;T… pour luicommuniquer ce projet, et la seule raison qui semblait pouvoir lerendre douteux. Il y trouva plus de difficulté que moi. Il convintqu’elle pouvait absolument s’échapper de cette manière&|160;; mais,si elle est reconnue, continua-t-il, si elle est arrêtée en fuyant,c’est peut-être fait d’elle pour toujours. D’ailleurs, il vousfaudrait donc quitter Paris sur-le-champ, car vous ne seriez jamaisassez caché aux recherches. On les redoublerait, autant par rapportà vous qu’à elle. Un homme s’échappe aisément, quand il est seul,mais il est presque impossible de demeurer inconnu avec une joliefemme. Quelque solide que me parût ce raisonnement, il ne putl’emporter, dans mon esprit, sur un espoir si proche de mettreManon en liberté.

Je le dis à M.&|160;de&|160;T…, et je le priaide pardonner un peu d’imprudence et de témérité à l’amour.J’ajoutai que mon dessein était, en effet, de quitter Paris, pourm’arrêter, comme j’avais déjà fait, dans quelque village voisin.Nous convînmes donc, avec le valet, de ne pas remettre sonentreprise plus loin qu’au jour suivant, et pour la rendre aussicertaine qu’il était en notre pouvoir, nous résolûmes d’apporterdes habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Iln’était pas aisé de les faire entrer, mais je ne manquai pasd’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulementM.&|160;de&|160;T… de mettre le lendemain deux vestes légères l’unesur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.

Nous retournâmes le matin à l’Hôpital. J’avaisavec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus monjuste-au-corps, un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflédans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre.M.&|160;de&|160;T… lui laissa une de ses deux vestes&|160;; je luidonnai mon juste-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Ilne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotteque j’avais malheureusement oubliée. L’oubli de cette piècenécessaire nous eût, sans doute, apprêtés à rire si l’embarras oùil nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’unebagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter Cependant, jepris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissaila mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aidede quelques épingles, en état de passer décemment la porte. Lereste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuitétant venue, nous nous rendîmes un peu au-dessous de la porte del’Hôpital, dans un carrosse. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voirManon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte,ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère maîtressedans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher medemanda où il fallait toucher. Touche au bout du monde, lui dis-je,et mène-moi quelque part où je ne puisse jamais être séparé deManon.

Ce transport, dont je ne fus pas le maître,faillit de m’attirer un fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion àmon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nousvoulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je nel’engageasse dans une mauvaise affaire, qu’il voyait bien que cebeau jeune homme, qui s’appelait Manon, était une fille quej’enlevais de l’Hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdrepour l’amour de moi. La délicatesse de ce coquin n’était qu’uneenvie de me faire payer la voiture plus cher. Nous étions trop prèsde l’Hôpital pour ne pas filer doux. Tais-toi, lui dis-je, il y aun louis d’or à gagner pour toi. Il m’aurait aidé, après cela, àbrûler l’Hôpital même. Nous gagnâmes la maison où demeuraitLescaut. Comme il était tard, M.&|160;de&|160;T… nous quitta enchemin, avec promesse de nous revoir le lendemain. Le valet demeuraseul avec nous.

Je tenais Manon si étroitement serrée entremes bras que nous n’occupions qu’une place dans le carrosse. Ellepleurait de joie, et je sentais ses larmes qui mouillaient monvisage mais, lorsqu’il fallut descendre pour entrer chez Lescaut,j’eus avec le cocher un nouveau démêlé, dont les suites furentfunestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, nonseulement parce que le présent était excessif, mais par une autreraison bien plus forte, qui était l’impuissance de le payer. Je fisappeler Lescaut. Il descendit de sa chambre pour venir à la porte.Je lui dis à l’oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme ilétait d’une humeur brusque, et nullement accoutumé à ménager unfiacre, il me répondit que je me moquais. Un louis d’or&|160;!ajouta-t-il. Vingt coups de canne à ce coquin-là&|160;! J’eus beaului représenter doucement qu’il allait nous perdre, il m’arracha macanne, avec l’air d’en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci, àqui il était peut-être arrivé de tomber quelquefois sous la maind’un garde du corps ou d’un mousquetaire, s’enfuit de peur, avecson carrosse, en criant que je l’avais trompé, mais que j’aurais deses nouvelles. Je lui répétai inutilement d’arrêter. Sa fuite mecausa une extrême inquiétude. Je ne doutai point qu’il n’avertît lecommissaire. Vous me perdez, dis-je à Lescaut. Je ne serais pas ensûreté chez vous&|160;; il faut nous éloigner pour le moment. Jeprêtai le bras à Manon pour marcher et nous sortîmes promptement decette dangereuse rue. Lescaut nous tint compagnie. C’est quelquechose d’admirable que la manière dont la Providence enchaîne lesévénements. À peine avions-nous marché cinq ou six minutes, qu’unhomme, dont je ne découvris point le visage, reconnut Lescaut. Ille cherchait sans doute aux environs de chez lui, avec lemalheureux dessein qu’il exécuta. C’est Lescaut, dit-il, en luilâchant un coup de pistolet&|160;; il ira souper ce soir avec lesanges. Il se déroba aussitôt. Lescaut tomba, sans le moindremouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours étaientinutiles à un cadavre, et je craignais d’être arrêté par le guet,qui ne pouvait tarder à paraître. J’enfilai, avec elle et le valet,la première petite rue qui croisait. Elle était si éperdue quej’avais de la peine à la soutenir. Enfin j’aperçus un fiacre aubout de la rue. Nous y montâmes, mais lorsque le cocher me demandaoù il fallait nous conduire, je fus embarrassé à lui répondre. Jen’avais point d’asile assuré ni d’ami de confiance à qui j’osasseavoir recours. J’étais sans argent, n’ayant guère plus d’une demipistole dans ma bourse. La frayeur et la fatigue avaient tellementincommodé Manon qu’elle était à demi pâmée près de moi. J’avais,d’ailleurs, l’imagination remplie du meurtre de Lescaut, et jen’étais pas encore sans appréhension de la part du guet. Quel partiprendre&|160;? Je me souvins heureusement de l’auberge de Chaillot,où j’avais passé quelques jours avec Manon, lorsque nous étionsallés dans ce village pour y demeurer. J’espérai non seulement d’yêtre en sûreté, mais d’y pouvoir vivre quelque temps sans êtrepressé de payer. Mène-nous à Chaillot, dis-je au cocher. Il refusad’y aller si tard, à moins d’une pistole&|160;: autre sujetd’embarras. Enfin nous convînmes de six francs&|160;; c’était toutela somme qui restait dans ma bourse.

Je consolais Manon, en avançant&|160;; mais,au fond, j’avais le désespoir dans le cœur. Je me serais donnémille fois la mort, si je n’eusse pas eu, dans mes bras, le seulbien qui m’attachait à la vie. Cette seule pensée me remettait. Jela tiens du moins, dirais-je&|160;; elle m’aime, elle est à moi.Tiberge a beau dire, ce n’est pas là un fantôme de bonheur. Jeverrais périr tout l’univers sans y prendre intérêt.Pourquoi&|160;? Parce que je n’ai plus d’affection de reste. Cesentiment était vrai&|160;; cependant, dans le temps que je faisaissi peu de cas des biens du monde, je sentais que j’aurais eu besoind’en avoir du moins une petite partie, pour mépriser encore plussouverainement tout le reste. L’amour est plus fort quel’abondance, plus fort que les trésors et les richesses, mais il abesoin de leur secours&|160;; et rien n’est plus désespérant, pourun amant délicat, que de se voir ramené par là, malgré lui, à lagrossièreté des âmes les plus basses.

Il était onze heures quand nous arrivâmes àChaillot. Nous fûmes reçus à l’auberge comme des personnes deconnaissance&|160;; on ne fut pas surpris de voir Manon en habitd’homme, parce qu’on est accoutumé, à Paris et aux environs, devoir prendre aux femmes toutes sortes de formes. Je la fis serviraussi proprement que si j’eusse été dans la meilleure fortune. Elleignorait que je fusse mal en argent&|160;; je me gardai bien de luien rien apprendre, étant résolu de retourner seul à Paris, lelendemain, pour chercher quelque remède à cette fâcheuse espèce demaladie.

Elle me parut pâle et maigrie, en soupant. Jene m’en étais point aperçu à l’Hôpital, parce que la chambre où jel’avais vue n’était pas des plus claires. Je lui demandai si cen’était point encore un effet de la frayeur qu’elle avait eue envoyant assassiner son frère. Elle m’assura que, quelque touchéequ’elle fût de cet accident, sa pâleur ne venait que d’avoir essuyépendant trois mois mon absence. Tu m’aimes donc extrêmement&|160;?lui répondis-je. Mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle.Tu ne me quitteras donc plus jamais&|160;? ajoutai-je. Non, jamais,répliqua-t-elle&|160;; et cette assurance fut confirmée par tant decaresses et de serments, qu’il me parut impossible, en effet,qu’elle pût jamais les oublier. J’ai toujours été persuadé qu’elleétait sincère&|160;; quelle raison aurait-elle eue de secontrefaire jusqu’à ce point&|160;? Mais elle était encore plusvolage, ou plutôt elle n’était plus rien, et elle ne sereconnaissait pas elle-même, lorsque, ayant devant les yeux desfemmes qui vivaient dans l’abondance, elle se trouvait dans lapauvreté et dans le besoin. J’étais à la veille d’en avoir unedernière preuve qui a surpassé toutes les autres, et qui a produitla plus étrange aventure qui soit jamais arrivée à un homme de manaissance et de ma fortune.

Comme je la connaissais de cette humeur, je mehâtai le lendemain d’aller à Paris. La mort de son frère et lanécessité d’avoir du linge et des habits pour elle et pour moiétaient de si bonnes raisons que je n’eus pas besoin de prétextes.Je sortis de l’auberge, avec le dessein, dis-je à Manon et à monhôte, de prendre un carrosse de louage&|160;; mais c’était unegasconnade. La nécessité m’obligeant d’aller à pied, je marchaifort vite jusqu’au Cours-la-Reine, où j’avais dessein de m’arrêter.Il fallait bien prendre un moment de solitude et de tranquillitépour m’arranger et prévoir ce que j’allais faire à Paris.

Je m’assis sur l’herbe. J’entrai dans une merde raisonnements et de réflexions, qui se réduisirent peu à peu àtrois principaux articles. J’avais besoin d’un secours présent,pour un nombre infini de nécessités présentes. J’avais à chercherquelque voie qui pût, du moins, m’ouvrir des espérances pourl’avenir et ce qui n’était pas de moindre importance, j’avais desinformations et des mesures à prendre pour la sûreté de Manon etpour la mienne. Après m’être épuisé en projets et en combinaisonssur ces trois chefs, je jugeai encore à propos d’en retrancher lesdeux derniers. Nous n’étions pas mal à couvert, dans une chambre deChaillot, et pour les besoins futurs, je crus qu’il serait tempsd’y penser lorsque j’aurais satisfait aux présents.

Il était donc question de remplir actuellementma bourse. M.&|160;de&|160;T… m’avait offert généreusement lasienne, mais j’avais une extrême répugnance à le remettre moi-mêmesur cette matière. Quel personnage, que d’aller exposer sa misère àun étranger et de le prier de nous faire part de son bien&|160;! Iln’y a qu’une âme lâche qui en soit capable, par une bassesse quil’empêche d’en sentir l’indignité, ou un chrétien humble, par unexcès de générosité qui le rend supérieur à cette honte. Je n’étaisni un homme lâche, ni un bon chrétien&|160;; j’aurais donné lamoitié de mon sang pour éviter cette humiliation. Tiberge,disais-je, le bon Tiberge, me refusera-t-il ce qu’il aura lepouvoir de me donner&|160;? Non, il sera touché de ma misère&|160;;mais il m’assassinera par sa morale. Il faudra essuyer sesreproches, ses exhortations, ses menaces&|160;; il me fera acheterses secours si cher, que je donnerais encore une partie de mon sangplutôt que de m’exposer à cette scène fâcheuse qui me laissera dutrouble et des remords. Bon&|160;! reprenais-je, il faut doncrenoncer à tout espoir puisqu’il ne me reste point d’autre voie, etque je suis si éloigné de m’arrêter à ces deux-là, que je verseraisplus volontiers la moitié de mon sang que d’en prendre une,c’est-à-dire tout mon sang plutôt que de les prendre toutesdeux&|160;? Oui, mon sang tout entier, ajoutai-je, après uneréflexion d’un moment&|160;; je le donnerais plus volontiers, sansdoute, que de me réduire à de basses supplications. Mais il s’agitbien ici de mon sang&|160;! Il s’agit de la vie et de l’entretiende Manon, il s’agit de son amour et de sa fidélité. Qu’ai-je àmettre en balance avec elle&|160;? Je n’y ai rien mis jusqu’àprésent. Elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune. Ily a bien des choses, sans doute, que je donnerais ma vie pourobtenir ou pour éviter mais estimer une chose plus que ma vie n’estpas une raison pour l’estimer autant que Manon. Je ne fus paslongtemps à me déterminer après ce raisonnement. Je continuai monchemin, résolu d’aller d’abord chez Tiberge, et de là chezM.&|160;de&|160;T…

En entrant à Paris, je pris un fiacre, quoiqueje n’eusse pas de quoi le payer&|160;; je comptais sur les secoursque j’allais solliciter. Je me fis conduire au Luxembourg, d’oùj’envoyai avertir Tiberge que j’étais à l’attendre. Il satisfit monimpatience par sa promptitude. Je lui appris l’extrémité de mesbesoins, sans nul détour. Il me demanda si les cent pistoles que jelui avais rendues me suffiraient, et, sans m’opposer un seul mot dedifficulté, il me les alla chercher dans le moment, avec cet airouvert et ce plaisir à donner qui c’est connu que de l’amour et dela véritable amitié. Quoique je n’eusse pas eu le moindre doute dusuccès de ma demande, je fus surpris de l’avoir obtenue à si bonmarché, c’est-à-dire sans qu’il m’eût querellé sur mon impénitence.Mais je me trompais, en me croyant tout à fait quitte de sesreproches, car lorsqu’il eut achevé de me compter son argent et queje me préparais à le quitter il me pria de faire avec lui un tourd’allée. Je ne lui avais point parlé de Manon&|160;; il ignoraitqu’elle fût en liberté&|160;; ainsi sa morale ne tomba que sur lafuite téméraire de Saint-Lazare et sur la crainte où il était qu’aulieu de profiter des leçons de sagesse que j’y avais reçues, je nereprisse le train du désordre. Il me dit qu’étant allé pour mevisiter à Saint-Lazare, le lendemain de mon évasion, il avait étéfrappé au-delà de toute expression en apprenant la manière dontj’en étais sorti&|160;; qu’il avait eu là-dessus un entretien avecle Supérieur&|160;; que ce bon père n’était pas encore remis de soneffroi&|160;; qu’il avait eu néanmoins la générosité de déguiser àM.&|160;le Lieutenant général de Police les circonstances de mondépart, et qu’il avait empêché que la mort du portier ne fût connueau dehors&|160;; que je n’avais donc, de ce côté-là, nul sujetd’alarme, mais que, s’il me restait le moindre sentiment desagesse, je profiterais de cet heureux tour que le Ciel donnait àmes affaires&|160;; que je devais commencer par écrire à mon père,et me remettre bien avec lui&|160;; et que, si je voulais suivreune fois son conseil, il était d’avis que je quittasse Paris, pourretourner dans le sein de ma famille.

J’écoutai son discours jusqu’à la fin. Il yavait là bien des choses satisfaisantes. Je fus ravi, premièrement,de n’avoir rien à craindre du côté de Saint-Lazare. Les rues deParis me redevenaient un pays libre. En second lieu, je m’applaudisde ce que Tiberge n’avait pas la moindre idée de la délivrance deManon et de son retour avec moi. Je remarquais même qu’il avaitévité de me parler d’elle, dans l’opinion, apparemment, qu’elle metenait moins au cœur puisque je paraissais si tranquille sur sonsujet. Je résolus, sinon de retourner dans ma famille, du moinsd’écrire à mon père, comme il me le conseillait, et de luitémoigner que j’étais disposé à rentrer dans l’ordre de mes devoirset de ses volontés. Mon espérance était de l’engager à m’envoyer del’argent, sous prétexte de faire mes exercices à l’Académie, carj’aurais eu peine à lui persuader que je fusse dans la dispositionde retourner à l’état ecclésiastique. Et dans le fond, je n’avaisnul éloignement pour ce que je voulais lui promettre. J’étais bienaise, au contraire, de m’appliquer à quelque chose d’honnête et deraisonnable, autant que ce dessein pourrait s’accorder avec monamour Je faisais mon compte de vivre avec ma maîtresse et de faireen même temps mes exercices&|160;; cela était fort compatible. Jefus si satisfait de toutes ces idées que je promis à Tiberge defaire partir le jour même, une lettre pour mon père. J’entraieffectivement dans un bureau d’écriture, en le quittant, etj’écrivis d’une manière si tendre et si soumise, qu’en relisant malettre, je me flattai d’obtenir quelque chose du cœur paternel.

Quoique je fusse en état de prendre et depayer un fiacre après avoir quitté Tiberge, je me fis un plaisir demarcher fièrement à pied en allant chez M.&|160;de&|160;T… Jetrouvais de la joie dans cet exercice de ma liberté, pour laquellemon ami m’avait assuré qu’il ne me restait rien à craindre.Cependant il me revint tout d’un coup à l’esprit que ses assurancesne regardaient que Saint-Lazare, et que j’avais, outre cela,l’affaire de l’Hôpital sur les bras, sans compter la mort deLescaut, dans laquelle j’étais mêlé, du moins comme témoin. Cesouvenir m’effraya si vivement que je me retirai dans la premièreallée, d’où je fis appeler un carrosse. J’allai droit chezM.&|160;de&|160;T…, que je fis rire de ma frayeur. Elle me parutrisible à moi-même, lorsqu’il m’eut appris que je n’avais rien àcraindre du côté de l’Hôpital, ni de celui de Lescaut. Il me ditque, dans la pensée qu’on pourrait le soupçonner d’avoir eu part àl’enlèvement de Manon, il était allé le matin à l’Hôpital, et qu’ilavait demandé à la voir en feignant d’ignorer ce qui étaitarrivé&|160;; qu’on était si éloigné de nous accuser, ou lui, oumoi, qu’on s’était empressé, au contraire, de lui apprendre cetteaventure comme une étrange nouvelle, et qu’on admirait qu’une filleaussi jolie que Manon eût pris le parti de fuir avec unvalet&|160;: qu’il s’était contenté de répondre froidement qu’iln’en était pas surpris, et qu’on fait tout pour la liberté. Ilcontinua de me raconter qu’il était allé de là chez Lescaut, dansl’espérance de m’y trouver avec ma charmante maîtresse&|160;; quel’hôte de la maison, qui était un carrossier, lui avait protestéqu’il n’avait vu ni elle ni moi&|160;; mais qu’il n’était pasétonnant que nous n’eussions point paru chez lui, si c’était pourLescaut que nous devions y venir, parce que nous aurions sans douteappris qu’il venait d’être tué à peu près dans le même temps. Surquoi, il n’avait pas refusé d’expliquer ce qu’il savait de la causeet des circonstances de cette mort. Environ deux heures auparavant,un garde du corps, des amis de Lescaut, l’était venu voir et luiavait proposé de jouer. Lescaut avait gagné si rapidement quel’autre s’était trouvé cent écus de moins en une heure,c’est-à-dire tout son argent. Ce malheureux, qui se voyait sans unsou, avait prié Lescaut de lui prêter la moitié de la somme qu’ilavait perdue&|160;; et sur quelques difficultés nées à cetteoccasion, ils s’étaient querellés avec une animosité extrême.Lescaut avait refusé de sortir pour mettre l’épée à la main, etl’autre avait juré, en le quittant, de lui casser la tête&|160;: cequ’il avait exécuté le soir même. M.&|160;de&|160;T… eutl’honnêteté d’ajouter qu’il avait été fort inquiet par rapport ànous et qu’il continuait de m’offrir ses services. Je ne balançaipoint à lui apprendre le lieu de notre retraite. Il me pria detrouver bon qu’il allât souper avec nous.

Comme il ne me restait qu’à prendre du lingeet des habits pour Manon, je lui dis que nous pouvions partir àl’heure même, s’il voulait avoir la complaisance de s’arrêter unmoment avec moi chez quelques marchands. Je ne sais s’il crut queje lui faisais cette proposition dans la vue d’intéresser sagénérosité, ou si ce fut par le simple mouvement d’une belle âme,mais ayant consenti à partir aussitôt, il me mena chez lesmarchands qui fournissaient sa maison&|160;; il me fit choisirplusieurs étoffes d’un prix plus considérable que je ne me l’étaisproposé, et lorsque je me disposais à les payer il défenditabsolument aux marchands de recevoir un sou de moi. Cettegalanterie se fit de si bonne grâce que je crus pouvoir en profitersans honte. Nous prîmes ensemble le chemin de Chaillot, oùj’arrivai avec moins d’inquiétude que je n’en étais parti.

Le chevalier des Grieux ayant employé plusd’une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche,et de nous tenir compagnie à souper Notre attention lui fit jugerque nous l’avions écouté avec plaisir. Il nous assura que noustrouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suitede son histoire, et lorsque nous eûmes fini de souper il continuadans ces termes.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

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