Marie-Claire

TROISIÈME PARTIE

Les nouveaux fermiers arrivèrent le lendemain.Les laboureurs et la servante étaient venus dès le matin, et,lorsque le soir, les maîtres entrèrent dans la maison, je savaisqu’on les appelait M. et Mme Alphonse.

M. Tirande resta deux jours àVillevieille et partit après m’avoir rappelé que j’étais au servicede sa bru, et que je n’aurais plus à m’occuper des travaux de laferme.

Dès la première semaine,Mme Alphonse avait fait transformer la chambred’Eugène en lingerie, et elle m’avait aussitôt installée devant unegrande table sur laquelle étaient plusieurs pièces de toile, que jedevais transformer en linge de toutes sortes.

Elle venait s’asseoir près de moi, pour fairede la dentelle ; elle restait des journées entières sans medire un mot.

Quelquefois elle me parlait des armoirespleines de linge de sa mère.

Sa voix était sans timbre, et sa boucheremuait à peine pour parler.

M. Tirande paraissait beaucoup aimer sabru. Chaque fois qu’il venait, il s’informait de ce qu’elle pouvaitdésirer.

Elle n’aimait que le linge. Alors il partaiten promettant d’acheter d’autres pièces de toile.

M. Alphonse ne paraissait guère qu’auxheures de repas. J’aurais été bien en peine de dire à quoi ilemployait son temps.

Son visage me rappelait celui de lasupérieure. Il avait comme elle la peau jaune et les yeuxbrillants ; on eût dit qu’il portait en lui un brasier quipouvait le consumer d’un moment à l’autre.

Il était très pieux, et chaque dimanche, ilpartait avec Mme Alphonse à la messe du villagequ’habitait M. Tirande.

Au commencement, ils voulurent m’emmener dansleur voiture ; mais je refusai, préférant aller àSainte-Montagne où j’espérais rencontrer Pauline ou Eugène.

Quelquefois, un des laboureurs venait avecmoi, mais le plus souvent, je m’en allais seule, par un chemin detraverse qui diminuait de beaucoup le trajet.

C’était un chemin rude et pierreux quigrimpait sur la colline, à travers les genêts.

À l’endroit le plus élevé, je m’arrêtaisdevant la maison de Jean le Rouge.

Cette maison était basse et profonde ;les murs étaient aussi noirs que le chaume qui la recouvrait ;et on eût pu passer à côté sans la voir, tant les genêts quil’entouraient étaient hauts.

J’entrais pour dire bonjour à Jean le Rouge,que je connaissais depuis que j’étais à la ferme deVillevieille.

Il avait toujours travaillé pour maîtreSylvain, qui le tenait en grande estime. Eugène disait qu’onpouvait le faire toucher à tout et qu’avec lui les choses étaienttoujours bien faites.

Maintenant, M. Alphonse ne voulait plusl’occuper ; il parlait de le renvoyer de la maison de lacolline. Jean le Rouge en était si affecté, qu’il ne pensait plusqu’à cela.

Aussitôt après la messe, je revenais par lemême chemin. Les enfants de Jean m’entouraient pour avoir le painbénit que je leur rapportais. Ils étaient six, et l’aîné n’avaitpas encore douze ans. Mon pain bénit n’était guère plus gros qu’unebouchée ; aussi, je le remettais à la femme de Jean qui ledistribuait en parts égales.

Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pourmoi un escabeau devant le feu, et il s’asseyait lui-même sur unerondelle de bois, qu’il roulait du pied, jusqu’à la cheminée. Safemme ramenait les brindilles dans le feu avec de lourdespincettes ; et dans le chaudron pendu à la crémaillère, onvoyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.

Dès le premier dimanche, Jean le Rouge m’avaitdit :

– Je suis aussi un enfant abandonné.

Et peu à peu, il m’avait appris qu’à l’âge dedouze ans on l’avait placé chez le bûcheron qui habitait déjà lamaison de la colline. Il avait su très vite grimper au sommet desarbres pour y attacher la corde qui devait les faire pencher ;puis, la journée finie, et son fagot de bois sur le dos, il partaiten avant pour arriver plus vite à la maison, où il trouvait lapetite fille du bûcheron, en train de faire la soupe.

Elle était du même âge que lui, et ils étaientdevenus tout de suite de bons amis.

Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.

Le vieux bûcheron, qui croyait les enfantsbien endormis, s’en alla à la messe de minuit. Mais eux s’étaientlevés aussitôt après son départ. Ils voulaient préparer leréveillon pour le retour du vieux, et ils se faisaient une joie desa surprise.

Pendant que la fillette faisait cuire deschâtaignes, et mettait sur la table le pot de miel et la cruche decidre, Jean le Rouge préparait un feu de grosses bûches.

Du temps passa ; les châtaignes étaientcuites, et le bûcheron tardait à rentrer. Les enfants s’assirentpar terre devant le feu pour avoir plus chaud, et ils finirent pars’endormir, en s’appuyant l’un contre l’autre.

Jean se réveilla aux cris que poussait lapetite fille. Il ne comprit pas tout d’abord pourquoi elle levaitles bras si haut devant la flamme.

Comme elle sautait sur ses pieds pours’enfuir, il vit qu’elle brûlait.

Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, etelle courait en éclairant les arbres.

Alors, Jean l’avait saisie, et jetée dans lafontaine de la source.

Le feu s’était éteint tout de suite, maislorsque Jean voulut la sortir de la fontaine, il la trouva silourde, qu’il crut qu’elle était morte. Elle ne faisait aucunmouvement, et il mit longtemps à la tirer de l’eau, puis, il laramena à la maison, en la traînant comme un fagot.

Les grosses bûches étaient devenues desbraises rouges ; seule, la plus grosse, qui était humide,continuait à fumer et à grésiller.

Le visage de la petite fille n’était plusqu’une énorme boursouflure noire et violacée et son corps à moitiénu laissait voir de larges taches rouges.

Elle resta de longs mois malade, et quand,enfin, on la crut guérie, ou s’aperçut qu’elle était devenuemuette.

Elle entendait très bien, elle pouvait mêmerire comme tout le monde ; mais il lui était impossibled’articuler un seul mot.

Pendant que Jean le Rouge me racontait ceschoses, sa femme le regardait en remuant les yeux, comme si ellelisait un livre.

Son visage portait des traces profondes debrûlures, mais on s’y habituait très vite, et on ne voyait plus quesa bouche aux dents blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elleappelait ses enfants en faisant entendre un éclat de voix prolongé,et les petits accouraient, et comprenaient tous ses gestes.

J’étais désolée aussi de leur voir quitter lamaison de la colline.

C’étaient les derniers amis qui me restaientet l’idée m’était venue de parler d’eux àMme Alphonse, dans l’espoir qu’elle obtiendrait deson mari qu’il veuille bien les garder.

Je trouvai l’occasion un jour queM. Tirande et son fils étaient entrés dans la lingerie enparlant de changements à faire à la ferme.

M. Alphonse ne voulait pas detroupeau : il parlait d’acheter des machines agricoles,d’abattre les sapins et de défricher la colline. Les établesserviraient de remises pour les machines, et la maison de lacolline deviendrait un grenier à fourrages.

Je ne sais si Mme Alphonseentendait ; elle travaillait à sa dentelle avec une grandeattention.

Aussitôt que les deux hommes furent sortis,j’osai parler de Jean le Rouge.

J’expliquai combien il avait été utile àmaître Sylvain : je dis son chagrin de quitter cette maisonqu’il habitait depuis si longtemps, et quand je m’arrêtai, toutangoissée de la réponse qui allait venir,Mme Alphonse retira son crochet du fil etdit :

– Je crois que je me suis trompée d’unemaille.

Elle compta jusqu’à dix-neuf, et elleajouta :

– C’est ennuyeux, il faut que je défassetout un rang.

Quand je rapportai cela à Jean le Rouge, ileut un mouvement de colère, qui lui fit tendre le poing versVillevieille. Mais sa femme lui mit la main sur l’épaule en leregardant. Aussitôt Jean se calma.

Jean le Rouge quitta la maison de la colline àla fin de janvier, et une profonde tristesse entra en moi.

Maintenant, je n’avais plus d’amis.

Je ne reconnaissais plus la ferme ; tousces gens s’y mettaient à leur aise, et il me semblait que c’étaitmoi la nouvelle venue. La servante me regardait avec méfiance, etles laboureurs évitaient de me parler.

La servante s’appelait Adèle. Tout le jour, onl’entendait bougonner et traîner ses sabots. Elle faisait du bruitmême quand elle marchait sur la paille. À table, elle mangeaitdebout, et elle répondait sans politesse aux observations desmaîtres.

M. Alphonse avait fait enlever le banc dela porte et mettre à sa place des petits arbustes verts qu’on avaitenclos d’un treillage.

Il avait fait aussi enlever le vieil orme oùla hulotte était venue chanter, les soirs d’été.

Il devait y avoir longtemps que le vieil arbrene donnait plus d’ombrage au seuil de la maison : il neportail plus qu’un bouquet de feuillage tout en haut, et cela luifaisait comme une tête, qui se penchait pour écouter ce qui sedisait en bas.

Les bûcherons qui vinrent pour l’abattrefurent d’avis que cela ne serait pas facile. Il menaçait, entombant, de démolir la toiture de la maison.

Enfin, après bien des discussions, et bien destours autour de lui, on décida de l’enserrer de grosses cordes quile feraient pencher et l’obligeraient à tomber sur le fumier.

Il fallut la journée de deux hommes pourl’abattre, et au moment où on croyait qu’il allait se couchertranquillement, une des cordes se desserra et le vieil orme sereleva pour retomber de côté. Il glissa sur le toit en entraînantla cheminée et une grande quantité de tuiles, et après avoirécorché le mur, il se coucha en travers de la porte : et pasune de ses branches ne toucha le fumier.

M. Alphonse ne put retenir un cri decolère. Il saisit la hache d’un des bûcherons, et il frappa l’arbred’un coup si violent qu’un morceau d’écorce sauta dans la fenêtrede la lingerie et cassa un carreau.

Mme Alphonse vit des éclats deverre tomber sur moi, elle se leva avec une vivacité que je ne luiconnaissais pas, et avec des mains tremblantes et des yeux peureux,elle examina minutieusement chaque endroit de la nappe que j’étaisen train de broder.

Mais elle ne vit pas que j’essuyais avec monmouchoir une petite coupure que le verre m’avait faite à lajoue.

Elle eut si peur qu’il n’arrivât malheur auxpiles de linge qui commençaient à s’entasser, qu’elle m’emmena lelendemain chez sa mère pour me faire voir comment il fallait rangerles armoires.

La mère de Mme Alphonses’appelait Mme Deslois ; mais quand leslaboureurs parlaient d’elle, ils disaient toujours « labourgeoise du château ».

Elle n’était venue qu’une fois àVillevieille.

Elle s’était approchée de moi, et m’avaitregardée de très près en clignant des yeux. C’était une grandefemme qui marchait courbée, comme si elle cherchait quelque chosepar terre. Elle habitait le grand domaine du Gué Perdu.

Mme Alphonse prit un sentier,le long de la petite rivière.

On était à la fin de mars, et les prés étaientdéjà tout fleuris.

Mme Alphonse marchait toutdroit dans le sentier ; mais moi, j’avais un grand plaisir àmarcher dans l’herbe molle.

On arriva bientôt près du grand bois où leloup m’avait pris un agneau.

J’avais gardé de ce bois une frayeurmystérieuse, et quand on quitta le sentier de la rivière pourprendre un chemin qui traversait les bois, je fus prise d’unevéritable épouvante.

Cependant le chemin était large ; ildevait même y passer souvent des voitures, car les ornières yétaient profondes.

Au-dessus de nos têtes, les aiguilles dessapins crissaient continuellement en se frôlant. Cela faisait unbruit doux et léger qui ne ressemblait en rien au chuchotement secet coupé de silences que le bois avait fait entendre quand il étaitchargé de neige. Malgré cela, je ne pouvais m’empêcher de regarderderrière moi.

On ne marcha pas longtemps dans lesbois ; le chemin tournait à gauche, et on se trouva tout desuite dans la cour du Gué Perdu.

La petite rivière passait derrière lesétables, comme à Villevieille ; mais ici les prés étaient trèsresserrés et on eût dit que les bâtiments voulaient se cacher dansla sapinière.

La maison d’habitation ne ressemblait pas auxfermes des environs. Le bas en était fait de vieux murs très épaiset le premier étage paraissait avoir été posé dessus enattendant.

Je ne trouvai pas que cette maison eût l’aird’un château, elle me faisait plutôt penser à une vieille souched’arbre, de laquelle serait sorti un rejeton mal venu.

Mme Deslois parut sur le pasde la porte en nous entendant venir.

Elle me regarda encore en clignant des yeux.Elle dit tout de suite à haute voix qu’elle avait perdu un sou dansla paille, et que c’était bien étonnant que, depuis huit jours,personne ne l’eût encore trouvé. Tout en parlant, elle remuait avecson pied la mince couche de paille qui était devant la porte.

Mme Alphonse ne devait pasentendre. Ses gros yeux fixaient l’intérieur, et ce fut presqueavec ardeur qu’elle expliqua le motif de notre visite.

Mme Deslois voulut me conduireelle-même à la lingerie ; elle mit les clefs sur les armoires,et après m’avoir recommandé de bien faire attention, et de ne riendéranger, elle me laissa seule.

J’eus vite fait d’ouvrir et de refermer lesgrandes armoires reluisantes.

J’aurais voulu m’en aller tout de suite. Cettegrande lingerie froide m’épouvantait comme une prison : mespas résonnaient sur les dalles, comme s’il y avait eu en dessousdes caveaux profonds. Il me sembla tout à coup que je ne sortiraisplus jamais de cette lingerie.

Je tendis l’oreille pour écouter le bruit desbêtes, mais je n’entendis que la voix deMme Deslois. C’était une voix forte et rauque, quitraversait les murs et pénétrait partout.

J’allais vers la fenêtre, pour me sentir moinsseule, quand une porte que je n’avais pas remarquée s’ouvritbrusquement derrière moi. Je tournai la tête, et je vis entrer unhomme jeune, qui portait une longue blouse blanche, et unecasquette grise.

Il s’arrêta comme s’il était surpris detrouver quelqu’un là, et moi je continuais de le regarder sanspouvoir détacher mes yeux de lui.

Il traversa la lingerie sans que nos regardsse soient quittés, et il s’éloigna après s’être cogné contre laboiserie de la porte. Une minute après, il passa contre la fenêtre,et nos regards se rencontrèrent encore.

J’en restai mal à l’aise, et sans savoirpourquoi, j’allai fermer les portes qu’il avait laisséesouvertes.

Un moment après, Mme Alphonsevint me chercher, et je repris avec elle le chemin deVillevieille.

Depuis que M. Alphonse avait remplacéPauline, j’avais pris l’habitude d’aller m’asseoir sur un houx enforme de siège, qui se trouvait au milieu d’un grand buisson peuéloigné de la ferme.

Maintenant que le printemps venait, j’y allaisà l’heure où les laboureurs fumaient leur pipe sur le seuil desécuries.

J’y restais longtemps à écouter les bruits dusoir, et un grand désir me venait de ressembler aux arbres.

Ce soir-là, il m’arriva de penser à l’homme duGué Perdu. Mais chaque fois que je voulais fixer la couleur de sesyeux, ils entraient si profondément dans les miens, qu’il mesemblait que j’en étais tout éclairée.

Le dimanche qui suivit était jour de Pâques.Adèle était partie à la messe, dans la voiture de M. Alphonse.Je restai seule avec un laboureur, pour garder la ferme. Après ledéjeuner, l’homme se coucha sur un tas de paille devant la porte,et moi, j’allai me cacher dans mon buisson.

Je cherchai à entendre le son des cloches.Mais la ferme était trop éloignée des villages et aucun son nevenait jusqu’à moi.

Ma pensée s’en alla vers sœur Marie-Aimée. Jepensais aussi à Sophie, qui venait me réveiller, chaque année, pourque je puisse entendre toutes les cloches de la ville qui sonnaientPâques en même temps.

Il lui était arrivé, une année, de ne pas seréveiller ; elle en eut tant de regret que, l’année suivante,elle mit un gros caillou dans sa bouche pour s’empêcher de dormir.Chaque fois qu’elle se laissait aller au sommeil, ses dentsportaient sur le caillou, et elle se réveillait aussitôt.

Je pensais aussi à la grand’messe où Colettechantait à pleine voix. Je revoyais la débandade sur les pelouses,et l’air tout affairé de sœur Marie-Aimée s’occupant du grand repasdes fêtes.

Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant desœur Marie-Aimée, je verrais la figure ingrate deMme Alphonse, et les yeux luisants de son mari quime faisaient tant peur ; et en pensant qu’il me faudraitrester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à unprofond découragement.

Quand je fus lasse de pleurer, je vis avecsurprise que le soleil avait beaucoup baissé. À travers lesbranches du buisson, je voyais s’allonger sur le pré les ombreslongues et minces des peupliers ; et, plus près de moi, je visaussi une grande ombre qui bougeait. Elle s’avançait, puiss’arrêtait, et s’avançait de nouveau.

Je compris tout de suite que quelqu’un allaitpasser devant ma cachette, et presque aussitôt, l’homme à la blouseblanche entrait dans le buisson, en se baissant pour éviter lesbranches.

J’en ressentis un grand froid par tout lecorps.

Cependant, je me remis très vite ; maisil me resta un tremblement nerveux, qu’il me fut impossible dedissimuler.

Lui, restait debout devant moi sansparler.

Je regardais la douceur qui était dans sesyeux ; et je sentis revenir la chaleur dans mon corps.

Je remarquai qu’il portait comme Eugène unechemise de couleur et une cravate nouée sous le col ; et quandil parla, il me sembla que je connaissais sa voix depuislongtemps.

Il s’était appuyé contre une grosse branche,en face de moi, et il me demanda s’il ne me restait plus deparents.

Je répondis que non.

Il fit glisser entre ses doigts une branchecouverte de jeunes pousses, et, sans me regarder, il ditencore :

– Alors, vous êtes seule aumonde ?

Je répondis vivement :

– Oh, non, j’ai sœurMarie-Aimée !

Et sans lui laisser le temps de mequestionner, je dis combien je l’aimais, et avec quelle impatiencej’attendais le moment où je pourrais la rejoindre.

J’étais si heureuse de parler d’elle, que jene m’arrêtais plus.

Je disais sa beauté et son intelligence qui mesemblaient au-dessus de tout.

Je disais aussi son chagrin le jour de mondépart, et j’imaginais sa joie le jour où elle me verraitrevenir.

Pendant que je parlais, il avait les yeuxfixés sur mon visage, mais son regard semblait voir beaucoup plusloin.

Après un silence, il me demandaencore :

– Est-ce que vous n’aimez personneici ?

– Non, dis-je, tous ceux que j’aimaissont partis.

Et j’ajoutai avec un peu de rancune :

– Jusqu’à Jean le Rouge qu’ils ontchassé !

– Pourtant, dit-il,Mme Alphonse n’est pas méchante ?

Je répondis qu’elle n’était ni méchante nibonne, et que je la quitterais sans regret.

À ce moment, on entendit crier les roues de lavoiture de M. Alphonse, qui rentrait, et je me levai pourpartir.

Il s’effaça un peu, pour me laisser passer, etje le laissai seul dans le buisson.

Le soir, je profitai d’un moment de bonnehumeur d’Adèle, pour lui demander si elle connaissait leslaboureurs du Gué Perdu. Elle me répondit qu’elle ne connaissaitque les plus anciens ; car depuis queMme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaientpas longtemps chez elle.

Une crainte que je n’aurais pu expliquerm’empêcha de parler du jeune homme à la blouse blanche ; etAdèle ajouta en remuant le menton :

– Heureusement que son fils aîné estrevenu de Paris : les laboureurs seront moins malheureux.

Le lendemain, pendant queMme Alphonse travaillait à sa dentelle, je cousaisen pensant au laboureur à la blouse blanche.

Je ne pouvais le séparer d’Eugène dans mapensée ; il s’exprimait comme lui, et je leur trouvais un airde ressemblance.

Vers le soir, je crus le voir passer devantles écuries, et la minute d’après, il s’arrêtait sur le seuil de lalingerie.

Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser surMme Alphonse ; il tenait la tête haute, et sabouche fléchissait un peu du côté gauche.

Mme Alphonse dit, d’une voixtraînante, en le voyant :

– Tiens, voilà Henri.

Elle se laissa embrasser sur les deuxjoues ; puis elle indiqua une chaise à côté d’elle. Mais lui,s’assit un peu de travers sur la table, en repoussant la toile.

Comme Adèle passait,Mme Alphonse lui dit :

– Si vous voyez mon mari, dites-lui quemon frère est ici.

Je mis quelques instants à comprendre ;puis je devinai brusquement que c’était lui le fils aîné deMme Deslois.

Une honte que je n’avais pas encore connue mefit rougir violemment, et un immense regret me vint d’avoir parléde sœur Marie-Aimée.

Il me sembla que je venais de jeter au vent laplus belle chose que je possédais, et malgré tous mes efforts, jene pus retenir deux larmes qui s’accrochèrent à ma bouche, avant detomber sur la toile fine que j’ourlais.

Henri Deslois resta longtemps sur le coin dela table.

À chaque instant, je sentais son regard surmoi, et c’était comme un poids lourd qui m’empêchait de relever lefront.

Deux jours après, je le retrouvai dans lebuisson.

En le voyant assis sur le houx, il me vint unegrande faiblesse dans les jambes, et je m’arrêtai.

Il se leva aussitôt pour me céder la place,mais je restai à le regarder.

Il avait dans les yeux la même douceur que lapremière fois, et, comme s’il attendait que je lui raconte unenouvelle histoire, il demanda :

– N’avez-vous rien à me dire, cesoir ?

Toutes les paroles qui me vinrent à l’espritme semblèrent inutiles et je fis « non » de latête ; il reprit :

– J’étais votre ami, l’autre jour.

Ce souvenir augmenta mon regret, et jerépondis seulement :

– Vous êtes le frère deMme Alphonse.

Je le quittai, et n’osai plus retourner dansle buisson.

Il revint souvent à Villevieille.

J’évitais de le regarder, mais sa voix mecausait toujours un profond malaise.

Depuis que Jean le Rouge était parti, je nesavais que faire de mon temps après la messe. Chaque dimanche, jepassais devant la maison de la colline ; parfois, je regardaisà travers les fentes des contrevents, et quand il m’arrivait deheurter le bois avec mon front, il rendait un son qui me faisaitreculer tout effrayée.

Un dimanche, je remarquai que la porte n’avaitpas de serrure. J’appuyai le doigt sur le loquet, et aussitôt laporte s’ouvrit avec un grand bruit.

Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’ouvrît sivite, et je restai là, avec l’envie de la refermer et dem’éloigner. Puis, comme le bruit avait cessé, et que le soleilétait tout de suite entré en faisant un grand carré de clarté, jeme décidai à entrer aussi, en laissant la porte ouverte.

La grande cheminée n’avait plus sacrémaillère, ni ses hauts landiers ; il ne restait dans lasalle que les épaisses rondelles de bois qui avaient servi desièges aux enfants de Jean le Rouge. L’écorce en était usée, et ledessus était poli et comme ciré, à force d’avoir servi. La deuxièmechambre était complètement vide ; elle n’était pas carrelée,et sur la terre battue, les pieds des lits avaient creusé destrous.

La porte du fond n’avait pas non plus deserrure, et je me trouvai bientôt dans le jardin.

Les plates-bandes conservaient encore quelqueslégumes d’hiver, et les arbres à fruits étaient en fleurs.

La plupart étaient très vieux ; plusieursétaient devenus bossus, et leurs branches s’abaissaient comme sielles trouvaient que les fleurs même étaient trop lourdes àporter.

Au bas du jardin, la colline s’évasait enpente douce jusqu’à une immense plaine où paissaient des troupeaux,et tout au bout, une rangée de peupliers faisaient comme unebarrière qui empêchait le ciel d’entrer dans la plaine.

Peu à peu je reconnaissais chaque endroit.Voici la petite rivière, au bas de la colline. Je ne vois pasl’eau, mais les saules ont l’air de se ranger pour la laisserpasser.

Elle disparaît derrière les bâtiments deVillevieille, dont les toits sont de la même couleur que leschâtaigniers, et la voilà de l’autre côté. Elle brille parendroits, entre les minces peupliers ; puis elle s’enfoncedans ce grand bois de sapins, qui paraît tout noir, et qui cache leGué Perdu : c’est le chemin que Mme Alphonsem’a fait suivre pour aller chez sa mère… Son frère avait dû venirpar le même sentier, le jour où il m’était apparu dans le buissonde houx.

Aujourd’hui, il n’y avait personne dans lesentier. Tout était d’un vert tendre, et j’avais beau regarderentre les bouquets d’arbres, aucune blouse n’apparaissait.

Je cherchais aussi des yeux le buisson, maisil était caché par les toits de la ferme.

Henri Deslois y était venu plusieurs foisdepuis le jour de Pâques. Je n’aurais pas su dire comment je lesavais ; mais, ces jours-là, je ne pouvais m’empêcher d’enfaire le tour.

Hier, Henri Deslois était entré dans lalingerie, pendant que j’étais seule : il avait fait un gestecomme s’il allait me parler.

Aussitôt, mes yeux s’étaient attachés à lui,comme la première fois, et il était reparti sans rien dire.

Et maintenant que j’étais dans ce jardin sansclôture, tout entouré de genêts fleuris, le désir me venait d’yvivre toujours.

Un gros pommier se penchait à côté de moi, ettrempait le bout de ses branches dans la source.

La source sortait du tronc creux d’un arbre,et le trop plein s’en allait en petits ruisseaux à travers lesplates-bandes.

Ce jardin plein de fleurs et d’eau claire meparaissait le plus beau jardin de la terre, et quand je tournais latête vers la maison grande ouverte au soleil, j’attendais toujoursqu’il en sortît des êtres extraordinaires.

Cette maison basse et sans couleur me semblaitpleine de mystère : il sortait d’elle des petits glissementsbrusques et irréguliers, et tout à l’heure, j’avais bien cruentendre le bruit que faisait Henri Deslois quand il posait le piedsur le seuil de la ferme de Villevieille.

J’avais écouté, comme si j’espérais le voirs’approcher. Mais le bruit de pas ne s’était pas renouvelé, etbientôt je m’aperçus que les genêts et les arbres faisaiententendre toutes sortes de sons mystérieux.

J’imaginais que j’étais un jeune arbre, que levent pouvait déplacer à son gré. Le même souffle frais quibalançait les genêts passait sur ma tête et emmêlait mescheveux ; et pour imiter le pommier, je me baissais, ettrempais mes doigts dans l’eau pure de la source.

Un nouveau bruit me fit regarder vers lamaison, et je n’eus aucune surprise en voyant Henri Deslois dansl’encadrement de la porte.

Il était tête nue, et les bras ballants.

Il fit deux pas dans le jardin, et son regards’en alla au loin dans la plaine.

Ses cheveux étaient séparés sur le côté, etson front s’allongeait très loin vers les tempes.

Il resta un long moment sans bouger ;puis, il se tourna tout à fait vers moi.

Deux arbres seulement nous séparaient ;il fit encore un pas, il prit d’une main le tout jeune arbre quiétait devant lui, et les branches fleuries firent comme un bouquetau-dessus de sa tête. La clarté était si grande, qu’il me semblaitque l’écorce des arbres brillait et que chaque fleur rayonnait, et,dans les yeux d’Henri Deslois, il y avait une douceur si profonde,que je m’avançai vers lui sans aucune honte.

Il ne fit pas un mouvement, mais quand jem’arrêtai devant lui, son visage devint plus blanc que sa blouse,et sa bouche trembla.

Il prit mes deux mains, qu’il appuya fortementcontre ses tempes, et il dit d’une voix très basse :

– Je suis comme un avare qui a retrouvéson trésor.

En ce moment, la cloche de l’église deSainte-Montagne se mit à sonner. Les sons montaient la colline encourant, et après s’être reposés un instant au-dessus de nous, s’enallaient se perdre plus haut.

Les heures passèrent avec le jour, lestroupeaux disparurent un à un de la plaine : une vapeurblanche se leva de la petite rivière ; puis le soleil passaderrière la barrière de peupliers, et les fleurs des genêtscommencèrent à devenir plus sombres.

Henri Deslois me ramena sur le chemin de laferme ; il marchait devant moi, dans le sentier étroit, etquand il me quitta un peu avant l’allée des châtaigniers, je sentisque je l’aimais plus que sœur Marie-Aimée.

La maison de la colline devint notremaison.

Chaque dimanche j’y retrouvais Henri Deslois,et, comme au temps de Jean le Rouge, je rapportais le pain bénitque nous partagions en riant.

Il y avait en nous comme une folie de liberté,qui nous faisait courir autour du jardin, et mouiller nos souliersdans le ruisseau de la source.

Henri Deslois disait :

– Le dimanche, j’ai aussi dix-septans !

Parfois, nous faisions de longues promenadesdans les bois qui entouraient la colline.

Henri Deslois ne se lassait pas de m’entendreraconter mon enfance avec sœur Marie-Aimée. Nous parlions aussid’Eugène, qu’il connaissait. Il disait qu’il était de ceux qu’onaime à avoir pour amis.

Je lui dis aussi combien j’avais été mauvaisebergère ; et tout en pensant qu’il allait se moquer de moi, jeracontai l’histoire du mouton enflé. Il ne se moqua pas, il passaseulement un doigt sur mon front, en disant :

– Il faut beaucoup d’amour pour guérirça !

Il nous arriva un jour de nous arrêter prèsd’un immense champ de blé, dont on ne voyait pas la fin. Desmilliers de papillons blancs voltigeaient au-dessus des épis. HenriDeslois ne parlait pas, et moi je regardais les épis qui seployaient et se redressaient comme s’ils voulaient prendre leurélan pour fuir. On eût dit que les papillons leur apportaient desailes pour les aider ; mais les épis avaient beau s’agiter,ils ne parvenaient pas à quitter la terre.

Je le dis à Henri Deslois, qui regardalongtemps le blé ; puis, comme s’il parlait pour lui-même, ildit en traînant sur les mots :

– Il en est de même pour l’homme ;parfois une douce créature vient à lui ; elle est semblableaux papillons blancs de la plaine ; il ne sait si elle montede la terre, ou si elle descend d’en haut ; il sent qu’avecelle il pourrait vivre du vent qui passe et du miel des fleurs.Mais, pareil à la racine qui retient l’épi à la terre, un lienmystérieux l’attache à son devoir qui est fort comme la terre.

Il me sembla que sa voix avait un accent desouffrance, et que sa bouche fléchissait davantage. Mais presqueaussitôt ses yeux s’arrêtèrent sur moi, et il dit d’une voix plusferme :

– Ayons confiance en nous !

L’été passa, puis l’automne ; et malgréle mauvais temps de décembre, nous ne pouvions nous décider àquitter la maison de la colline.

Henri Deslois apportait des livres que nouslisions, assis sur les rondelles de bois, dans la pièce qui donnaitsur le jardin. Je rentrais à la ferme quand la nuit venait, etAdèle, qui croyait que je passais mon temps à la danse du village,s’étonnait toujours de mon air triste.

Presque chaque jour, Henri Deslois venait àVillevieille. Je l’entendais venir de loin ; il montait sansbride ni selle une grande jument blanche qui trottait lourdement,et qui le portait à travers les labours et les sentiers. C’étaitune bête patiente et douce. Son maître la laissait en liberté dansla cour, pendant qu’il entrait dire bonjour àMme Alphonse. Aussitôt que M. Alphonsel’entendait, il entrait dans la lingerie.

Tous deux parlaient de l’amélioration desterres ou des gens qu’ils connaissaient ; mais il y avaittoujours dans la conversation un mot ou une tournure de phrase quivenait à moi comme la pensée visible d’Henri Deslois.

Je rencontrais souvent le regard deM. Alphonse, et je ne pouvais pas toujours m’empêcher derougir.

Un après-midi qu’Henri Deslois entrait toutsouriant, M. Alphonse lui cria.

– Vous savez que j’ai vendu la maison dela colline.

Les deux hommes se regardèrent ; ilsdevinrent si pâles tous les deux que j’eus peur de les voir mourirsur place. Puis M. Alphonse se leva de sa chaise pours’adosser à la cheminée, pendant qu’Henri Deslois poussait laporte, sans pouvoir arriver à la fermer.

Mme Alphonse posa sa dentellesur ses genoux ; et elle dit comme si elle répétait uneleçon :

– Cette maison ne servait à rien, et jesuis bien contente qu’elle soit vendue.

Henri Deslois vint s’asseoir sur la table, siprès de moi qu’il aurait pu me toucher. Il dit d’une voix assezferme :

– Je regrette que vous l’ayez vendue sansm’en avoir parlé, car j’avais l’intention de l’acheter.

M. Alphonse se tortilla comme un ver. Ilfaisait des efforts pour rire aux éclats, et, à travers son rire,il disait :

– L’acheter, l’acheter, mais qu’enauriez-vous fait ?

Henri Deslois posa sa main sur le dossier dema chaise, et il répondit :

– Je l’aurais habitée comme Jean leRouge.

M. Alphonse se mit à aller et venirdevant la cheminée ; son visage était devenu d’un jauneterreux ; il tenait ses mains dans les poches de son pantalon,et ses pieds se soulevaient si vite qu’on eût dit qu’il lesremontait avec une ficelle qu’il tenait dans chaque main.

Puis il vint s’appuyer à la table en face denous, et en nous regardant l’un après l’autre de ses yeux quiluisaient, il dit avec un mouvement de tout son buste enavant :

– Eh bien ! je l’ai vendue, et commecela, tout est fini !

Pendant le silence qui suivit, on entendit lajument blanche gratter le seuil avec son sabot, comme si elleappelait son maître.

Henri Deslois se dirigea vers la porte ;puis il revint près de moi pour ramasser mon ouvrage qui avaitglissé de mes mains sans que je m’en fusse aperçue.

Il embrassa sa sœur, et, avant de partir, ildit en me regardant :

– À demain !

Le lendemain, dans la matinée, ce futMme Deslois qui entra dans la lingerie. Elle vintdroit à moi avec des mots insultants.

Mais M. Alphonse la fit taire d’un gestesec ; puis, s’adressant à moi d’une voix adoucie, ildit :

– Mme Alphonse m’envoievous dire qu’elle tient beaucoup à vous garder près d’elle. Elledésire seulement que dorénavant vous veniez à la messe avecnous.

Il essaya de sourire en ajoutant :

– Vous ferez le voyage en voiture.

C’était la première fois qu’il me parlaitdirectement. Sa voix me parut un peu voilée, comme s’il éprouvaitune gêne à me dire ces choses.

Je ne sais pas pourquoi je pensai queMme Alphonse n’avait rien dit de tout cela, etqu’il mentait. Puis, en ce moment, il ressemblait tellement à lasupérieure, que je ne pus m’empêcher de le braver.

Je répondis que je n’aimais pas aller envoiture, et que je continuerais d’aller à Sainte-Montagne.

Il rentra sa lèvre inférieure, et il se mit àla mordiller.

Aussitôt, Mme Deslois s’avançamenaçante, en me traitant d’insolente. Elle répétait ce mot commesi elle n’en trouvait pas d’autres.

Elle le criait de plus en plus fort, etbientôt elle perdit toute mesure. Le blanc de ses yeux devint toutrouge, et elle leva la main pour me frapper.

Je reculai vivement en passant derrière machaise. Mme Deslois buta dans la chaise, qu’ellerenversa, et elle dut se retenir à la table pour ne pas tomber.

Ses cris rauques m’épouvantaient.

Je voulus sortir de la lingerie ; maisM. Alphonse s’était mis devant la porte comme pour la garder,et je revins en face de Mme Deslois, de l’autrecôté de la table.

Elle parlait maintenant d’une voix étranglée.Elle disait des mots dont le sens m’échappait. Je trouvaisseulement que ses paroles avaient une odeur insupportable. Ellecessa, après avoir crié de toutes ses forces :

– Je suis sa mère,entendez-vous ?

M. Alphonse revint vers moi ; il diten me prenant le bras :

– Voyons ! écoutez-moi.

Je me dégageai en le repoussant, et je sortisde la maison en courant.

Les derniers mots deMme Deslois entraient dans ma tête comme un marteaupointu :

« Je suis sa mère,entendez-vous ? »

Oh ! ma mère Marie-Aimée, comme vousétiez belle à côté de cette autre mère, et comme je vous aimais ence moment ! Comme vos yeux de plusieurs couleurs rayonnaientet illuminaient votre vêtement noir, et comme votre visage étaitpur dans votre cornette blanche ! Vous étiez aussi visiblepour moi, que si vous eussiez été réellement devant moi.

Je fus toute surprise de me retrouver devantla maison de la colline ; et en même temps, je m’aperçus quela neige tombait en tourmente. J’entrai dans la maison pourm’abriter, et j’allai tout de suite dans la pièce qui donnait surle jardin.

Je cherchai à fixer ma pensée ; mais mesidées tournoyaient dans ma tête comme les flocons de neige quiparaissaient monter de la terre et tomber du ciel en mêmetemps ; et chaque fois que je faisais un effort pour penser,ma mémoire ne m’apportait que les bribes d’une chanson que lespetites filles chantaient joyeusement dans leurs rondes et quidisait :

On a tant fait sauter la vieille,

Qu’elle est morte en sautillant,

Tireli,

Sautons, sautons, la vieille !

Je me trouvais bien dans cette maisonsilencieuse.

La neige s’arrêta de tomber, et les arbres mesemblèrent aussi beaux que le jour où je les avais vus toutfleuris ; et brusquement le souvenir de ce qui venait de sepasser, se précisa dans mon esprit. Je revis la main aux doigtscarrés de Mme Deslois ; un grand frisson mesecoua ; quelle vilaine main, et comme elle étaitgrande !

Puis l’expression du regard deM. Alphonse, quand il me prit le bras. Maintenant que j’ypensais, je me rappelais avoir déjà vu ce regard à une petitefille.

C’était un jour que je venais de voler unfruit tombé ; elle s’était précipitée sur moi, endisant :

– Donne-m’en la moitié, et je ne le diraipas.

Une grande répugnance m’était venue departager avec elle, et, au risque de me faire voir par sœurMarie-Aimée, j’étais allée reporter le fruit sous l’arbre.

Et voilà qu’à penser à ces choses un désirviolent me venait de revoir sœur Marie-Aimée. J’aurais voulu partirtout de suite. Mais, en même temps, je pensai qu’Henri Desloisavait dit hier en partant : « À demain ! »

Peut-être était-il déjà à la ferme,m’attendant et s’inquiétant de ce que je pouvais être devenue.

Je sortis de la maison pour courir àVillevieille.

Je n’avais fait que quelques pas, lorsque jele vis venir sur le chemin.

La jument blanche gravissait difficilement lesentier plein de neige.

Henri Deslois était tête nue comme la premièrefois qu’il était venu ici ; sa blouse se gonflait sous levent, et il se retenait à la crinière de sa bête.

La jument s’arrêta devant moi.

Son maître se pencha, et saisit mes deux mainsque je levais vers lui.

Il y avait sur son visage quelque chose detourmenté que je n’y avais jamais vu. Je remarquai aussi que sessourcils se rejoignaient comme ceux de Mme Deslois.Il dit un peu essoufflé :

– Je savais que je vous retrouveraisici.

Il ouvrit encore la bouche, et je fus tout desuite sûre que ses paroles allaient me donner de la joie.

Il serra davantage mes mains, et dit de lamême voix essoufflée :

– N’ayez pas de haine contre moi.

Il détourna les yeux des miens :

– Je ne peux plus être votre ami.

Aussitôt, je crus que quelqu’un me donnait uncoup violent sur la tête.

Il se fit dans mes oreilles un grand bruit descie. Je vis Henri Deslois frissonner longuement, et j’entendisencore qu’il disait :

– Oh ! comme j’ai froid !

Puis, je ne sentis plus sur mes mains lachaleur des siennes ; et quand je compris que je restais seulesur le chemin, je ne vis plus qu’une masse d’un blanc gris, quiparaissait glisser sans bruit sur la neige du sentier.

Je descendis lentement l’autre versant de lacolline.

Je marchai longtemps dans la neige quicrissait sous mes pieds.

J’avais déjà fait la moitié du chemin,lorsqu’un paysan m’offrit de monter dans sa voiture. Il allaitaussi à la ville, et je me trouvai bientôt devant l’Orphelinat.

Je sonnai, et tout de suite la portièrem’examina par le judas.

Je la reconnus. C’était toujours Bel-Œil.

Nous l’avions surnommée ainsi parce qu’elleavait un gros œil blanc. Elle ouvrit après m’avoir reconnue aussi.Elle me fit entrer, mais avant de refermer la porte derrière moi,elle me dit :

– Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.

Je ne répondis pas ; alors ellerépéta :

– Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.

J’entendais bien, mais je n’y apportais aucuneattention ; c’était comme dans les rêves où les choses lesplus extraordinaires vous arrivent, sans que cela ait del’importance.

Je regardais son œil blanc, et je dissimplement.

– Je reviens.

Elle ferma la porte derrière moi, et elle melaissa debout sous l’auvent, pendant qu’elle allait prévenir lasupérieure.

Elle revint en disant que la supérieurevoulait parler à sœur Désirée-des-Anges avant de me recevoir.

À un coup de sonnette, Bel-Œil se leva, en mefaisant signe de la suivre.

La neige s’était remise à tomber.

L’obscurité était presque complète chez lasupérieure.

Je ne vis tout d’abord que le feu qui flambaiten sifflant. Une voix me fit regarder plus près. La supérieuredisait :

– Alors vous revenez ?

J’essayai de fixer mes idées ; je nesavais pas bien si je revenais. Elle reprit :

– Sœur Marie-Aimée n’est plus ici.

Je crus que c’était le mauvais rêve quicontinuait, et je toussai pour me réveiller ; puis je regardaile feu, et je tâchai de savoir pourquoi il sifflait. La supérieuredit encore :

– Est-ce que vous êtes malade ?

Je répondis :

– Non.

La chaleur me ranimait, et je me sentaismieux.

Je comprenais enfin que j’étais revenue, etque je me trouvais chez la supérieure. Je rencontrai ses yeux fixeset me rappelai tout.

Elle disait en se moquant :

– Vous n’avez pas beaucoup changé ;quel âge avez-vous donc ?

Je répondis que j’avais dix-huit ans.

– Eh bien, reprit-elle, cela ne vous apas beaucoup fait grandir, d’aller dans le monde.

Elle mit un coude sur la table, et me demandapourquoi je revenais.

Je voulais répondre que c’était pour voir sœurMarie-Aimée ; mais j’eus peur de l’entendre encore me dire quesœur Marie-Aimée n’était plus ici, et je restai silencieuse.

Elle tira d’un tiroir une lettre qu’elleglissa sous sa main ouverte, et dit de l’air ennuyé d’une personneque l’on dérange pour peu de chose :

– Cette lettre m’avait déjà appris quevous étiez devenue une fille orgueilleuse et hardie.

Elle repoussa la lettre d’un geste las, etaprès avoir respiré longuement, elle dit encore :

– On va vous envoyer aux cuisines, enattendant qu’on vous trouve une autre place.

Le feu sifflait sans relâche. Je continuais dele regarder sans parvenir à reconnaître laquelle des trois bûchesfaisait entendre ce sifflement.

La supérieure haussa sa voix monotone pourattirer mon attention. Elle me prévenait que sœur Désirée-des-Angesme surveillerait étroitement, et qu’il ne me serait pas permis deparler à mes anciennes compagnes.

Je la vis faire un geste vers la porte, et jesortis dans la neige.

Tout là-bas, de l’autre côté des allées, jevoyais les cuisines. Sœur Désirée-des-Anges, longue et droite,m’attendait à la porte. Je ne voyais d’elle que sa cornette et sarobe noire, et je l’imaginais vieille et sèche.

L’idée me vint de me sauver ; je n’avaisqu’à courir jusqu’à la porte ; je dirais à Bel-Œil que j’étaisvenue en visite ; elle me laisserait sortir et tout seraitdit.

Au lieu d’aller du côté de la porte, je medirigeai vers les bâtiments où s’était passé mon enfance.

Je ne savais pas pourquoi j’y allais. Mais jene pouvais pas m’empêcher d’y aller. Je ressentais aussi une grandefatigue, et j’aurais voulu m’étendre pour dormir longtemps.

Le vieux banc était toujours à sa place ;j’écartai de la main la neige qui le recouvrait ; et jem’assis en m’appuyant au tilleul, comme autrefois M. lecuré.

J’attendais quelque chose, et je ne savais pasquoi. Je regardai la fenêtre de la chambre de sœur Marie-Aimée.

Elle n’avait plus ses beaux rideaux demousseline brodée, mais elle avait beau être pareille aux autres,je la trouvais quand même différente, et, si les épais rideaux decalicot ne déparaient pas les autres fenêtres, ils lui faisaient àelle comme un visage aux yeux fermés.

La nuit commença à tomber sur les allées, etles lumières s’allumaient à l’intérieur des salles.

Je voulais me lever du banc ; jepensais : « Bel-Œil va m’ouvrir la porte. »

Mais mon corps était comme écrasé, et il mesemblait que des mains larges et dures se posaient lourdement surma tête, et toujours ces mots revenaient comme si je les avaisprononcés tout haut : « Bel-Œil va m’ouvrir laporte. »

Mais voilà qu’une voix pleine de pitié disaitprès de moi :

– Je vous en prie, Marie-Claire, nerestez pas ainsi dans la neige !

Je relevai la tête : j’avais devant moiune toute jeune religieuse dont le visage était si beau, que je neme souvenais pas d’en avoir jamais vu de pareil.

Elle se pencha pour m’aider à me lever, etcomme j’avais de la peine à me tenir debout, elle passa mon brassous le sien pendant qu’elle disait :

– Appuyez-vous sur moi.

Je vis aussitôt qu’elle me conduisait vers lescuisines, dont la large porte vitrée était tout éclairée.

Je ne pensais plus à rien. La neige, quitombait fine et dure, me piquait le visage, et je sentais deviolentes brûlures aux paupières. En entrant dans les cuisines, jereconnus les deux jeunes filles qui se tenaient devant le grandfourneau carré.

C’étaient Véronique la pimbêche et la grosseMélanie, et il me sembla entendre sœur Marie-Aimée quand elle lesnommait ainsi.

Seule, la grosse Mélanie me fit un petit signeau passage, et j’entrai avec la jeune sœur dans une chambreéclairée par une veilleuse.

Cette chambre était séparée en deux par ungrand rideau blanc.

La jeune sœur me fit asseoir sur une chaisequ’elle tira de derrière le rideau, et elle sortit sans riendire.

Un peu après, la grosse Mélanie, et Véroniquela pimbêche entrèrent pour mettre du linge propre au petit lit defer qui était à côté de moi.

Quand elles eurent fini, Véronique, qui avaitévité de me regarder, se tourna vers moi pour me dire qu’onn’aurait jamais cru que je serais revenue. Elle avait un airméprisant comme si elle me reprochait une chose honteuse.

La grosse Mélanie joignit ses mains sous sonmenton. Elle penchait toujours la tête de côté, comme quand elleétait petite fille. Elle me dit avec un sourireaffectueux :

– Je suis bien contente qu’on t’ait miseaux cuisines.

Puis, elle tapota un peu le lit.

– Tu prends ma place, c’est moi quicouchais ici.

Elle montra du doigt le rideau en baissant lavoix :

– Sœur Désirée-des-Anges couche là.

Quand elles furent sorties en fermant la portederrière elles, je me rapprochai du lit de fer.

Ce grand rideau blanc m’impressionnait. Il mesemblait voir remuer des ombres dans le creux des plis que laveilleuse n’éclairait pas.

Mon attention fut détournée par la cloche dudîner. J’en reconnaissais le son, et, malgré moi, j’en comptais lescoups.

Puis le silence se fit, et la jeune sœur entrade nouveau dans la chambre. Elle m’apportait un bol de bouillontout fumant.

Elle fit glisser le grand rideau sur satringle ; et elle eut presque le même geste que Mélanie quandelle dit :

– Voici votre chambre, et voici lamienne !

Je fus tout de suite rassurée en voyant queson petit lit de fer était pareil au mien. Je commençais à penserque j’avais devant moi sœur Désirée-des-Anges, mais je n’osais pasy croire et je le lui demandai.

Elle fit « oui » de la tête, et touten approchant sa chaise de la mienne, elle dit en mettant sonvisage dans la lumière :

– On dirait que vous ne me reconnaissezpas !

Je la regardai sans répondre.

Non, je ne la reconnaissais pas : j’étaismême sûre de ne l’avoir jamais vue, car je n’imaginais pas qu’onpût oublier ses traits lorsqu’on les avait vus une seule fois.

Elle fit une petite moue comique endisant :

– Je vois bien que vous ne vous souvenezplus de cette pauvre Désirée Joly.

Désirée Joly ?… ah ! si je m’ensouvenais ! c’était une jeune fille qui faisait son noviciat,elle avait un visage plus rose que les roses, elle avait aussi unetaille fine, et elle était rieuse et aimante. Elle sautait si fort,quand elle jouait à la ronde avec nous, que sœur Marie-Aimée luidisait souvent :

– Voyons, mademoiselle Joly, pas si haut,on voit vos genoux.

Et maintenant, j’avais beau regarder sœurDésirée-des-Anges, il m’était impossible de faire le plus petitrapprochement. Elle dit :

– Oui, le vêtement de religieuse nouschange beaucoup !

Elle releva ses manches d’un geste vif, etavec la même petite moue de tout à l’heure, elle ditencore :

– Oubliez que je suis sœurDésirée-des-Anges, et rappelez-vous que Désirée Joly vous aimaitbien autrefois.

Elle reprit avec vivacité :

– Oh ! moi, je vous ai reconnue toutde suite. Vous avez toujours votre figure de petite fille.

Quand je lui dis que j’avais imaginé une sœurDésiré-des-Anges bien vieille et bien méchante, ellerépondit :

– Nous nous étions trompées toutes lesdeux ; on vous avait montrée à moi comme une fille vaniteuseet arrogante. Mais quand je vous ai vue pleurer au milieu de toutecette neige, j’ai pensé que vous aviez surtout de la peine et jesuis allée vers vous.

Après m’avoir aidée à me mettre au lit, ellesépara la chambre avec le rideau, et je m’endormis aussitôt.

Mais c’était un mauvais sommeil. Je meréveillais à tout instant ; j’avais toujours une grosse pierresur la poitrine, et quand je réussissais à la rejeter, elle separtageait en plusieurs morceaux, qui retombaient sur moi, etm’écrasaient les membres.

Puis je rêvai que je me trouvais sur une routepleine de pierres coupantes. J’y marchais avec une extrêmedifficulté ; de chaque côté de la route, il y avait deschamps, des vignes, des maisons.

Toutes les maisons étaient couvertes de neige,tandis qu’un beau soleil éclairait les arbres chargés defruits.

Je quittais la route pour entrer dans leschamps, et je m’arrêtais à tous les arbres, pour goûter à chaquefruit, mais tous étaient amers, et je les rejetais avec dégoût.

Je cherchais à entrer dans les maisonscouvertes de neige, mais aucune n’avait de porte. Je revins sur laroute, et voilà que les pierres s’amoncelèrent autour de moi en sigrande quantité qu’il me fut impossible d’avancer. Alors, j’appelaià mon secours ; j’appelai de toutes mes forces, sans quepersonne entendît. Et quand je sentis que j’allais être enseveliesous l’énorme monceau, je fis un tel effort pour me dégager, que jeme réveillai.

Pendant un instant, je crus que je rêvaisencore ; le plafond de la chambre me parut à une hauteurextraordinaire. La tringle qui soutenait le rideau blanc brillaitpar endroits, et la branche de buis clouée au mur allongeait sonombre jusque sur la Vierge, qui tendait les bras dans son coin.

Puis un coq chanta. Il recommença plusieursfois comme s’il eût voulu effacer son premier chant, qui s’étaitarrêté court, comme un cri d’angoisse.

La veilleuse se mit à grésiller. Elle pétillalongtemps avant de s’éteindre, et, quand tout fut devenu noir dansla chambre, j’entendis la respiration mince et régulière de sœurDésirée-des-Anges.

Bien avant le jour, je me levai pour commencermon métier de cuisinière.

Mélanie me montra comment on soulevait lesénormes marmites.

Il fallait autant d’adresse que de force. Ilme fallut plus d’une semaine avant de pouvoir seulement les bougerde place.

Ce fut encore Mélanie qui m’apprit à sonner lalourde cloche du réveil : elle me montra comment on cambraitles reins pour tirer la corde. Je saisis vite le balancement du sonrégulier, et chaque matin, malgré le froid ou la pluie, j’avais ungrand plaisir à sonner le réveil.

La cloche avait un son clair que le ventaugmentait ou diminuait, et je ne me lassais pas de l’entendre.

Il y avait des jours où je sonnais silongtemps, que sœur Désirée-des-Anges ouvrait la fenêtre et medisait avec une moue suppliante :

– Assez ! Assez !

Depuis que j’étais aux cuisines, Véronique lapimbêche affectait de regarder de côté en me parlant, et si je merenseignais près d’elle pour connaître la place d’un objet, elle mel’indiquait seulement d’un geste.

Sœur Désirée-des-Anges la suivait des yeux enfaisant une petite grimace du coin de la bouche.

Elle n’avait plus sa pétulance de jeunenovice, mais elle restait enjouée et moqueuse.

Chaque soir, nous nous retrouvions dans notrechambre. Elle me forçait à rire par quelques remarques plaisantessur ce qui s’était passé dans la journée.

Il arrivait, parfois, que mon rire finissaiten sanglots douloureux ; alors, elle appuyait ses mains l’unecontre l’autre comme les saintes, et elle disait en regardant enhaut :

– Oh ! comme je voudrais que votrechagrin s’en aille !

Puis, elle s’agenouillait par terre pour prieret souvent je m’endormais avant de l’avoir vue se relever.

Le travail des cuisines m’était très pénible.J’aidais Mélanie au récurage des marmites au lavage des dalles.

C’était elle qui en faisait la plus grandepartie ; elle était forte comme un homme et toujours prête àrendre service. Aussitôt qu’elle me voyait fatiguée, ellem’asseyait de force sur une chaise, et elle disait avec uneautorité souriante :

– Prends ta récréation.

Dès les premiers jours de mon arrivée, ellem’avait rappelé la difficulté qu’elle avait eu à apprendre soncatéchisme. Elle n’avait pas oublié que pendant toute une saisonj’avais passé toutes mes récréations à essayer de le lui faireretenir par cœur. Et maintenant, c’était une joie pour elle de mefaire reposer un instant.

Véronique était chargée de préparer leslégumes et de recevoir la viande de boucherie.

Elle se tenait raide et pincée, près de labascule où les garçons déposaient la viande.

Elle se disputait souvent avec eux, trouvanttoujours que les morceaux étaient coupés trop gros ou troppetits.

Les garçons finirent par lui dire des injures,et sœur Désirée-des-Anges me chargea de recevoir les bouchers à saplace.

Elle vint tout de même le lendemain près de labascule, mais j’étais là, avec sœur Désirée-des-Anges, quim’expliquait la manière de peser.

Un matin, un des deux bouchers poussa uneexclamation en prononçant mon nom. Sœur Désirée-des-Angess’approcha, et moi je regardai le garçon, toute surprise :c’était un nouveau, mais je ne fus pas longtemps à le reconnaître.C’était l’aîné des enfants de Jean le Rouge. Il s’avançait toutjoyeux de me rencontrer ; il parla tout de suite de sesparents qui avaient enfin trouvé une bonne place au château du GuéPerdu. Lui, n’avait aucun goût pour le travail des champs, et ilavait voulu entrer chez un boucher de la ville.

Il se reprit très vite pour me dire que le GuéPerdu se trouvait tout près de Villevieille et il me demanda si jele connaissais ; je fis un signe de tête, pour dire que je leconnaissais.

Alors il continua, disant que ses parents yétaient installés depuis plusieurs mois, et qu’il y avait eu unebelle fête la semaine dernière à l’occasion du mariage deM. Henri Deslois.

J’entendis encore quelques mots que je necompris pas ; puis, le jour éclatant des cuisines se changeaen nuit noire, et je sentis que les dalles s’enfonçaient etm’entraînaient dans un trou sans fond.

Je sentis encore que sœur Désirée-des-Angesvenait à mon secours, mais déjà une bête s’était accrochée à mapoitrine. Il sortait d’elle un bruit qui m’était très douloureux àentendre. C’était comme un horrible sanglot qui s’arrêtait toujoursau même endroit. Puis le jour revint, et j’aperçus au-dessus de moile visage de sœur Désirée-des-Anges, et celui de Mélanie. Ellessouriaient toutes deux du même sourire inquiet, et le visage largede Mélanie avait une grande ressemblance avec le visage fin etdécoloré de sœur Désirée-des-Anges.

Je me dressai sur le lit, tout étonnée d’êtrecouchée en plein jour ; mais je ne me levai pas. Le souvenirdu petit Jean le Rouge me revint, et pendant des heures et desheures j’essayai d’étouffer mon mal.

Quand sœur Désirée-des-Anges entra dans lachambre à l’heure du coucher, elle s’assit sur le pied de mon lit.Elle mit encore ses mains comme les saintes, et elle medit :

– Parlez-moi de votre peine.

Je parlai, et il me sembla que chaque mot queje prononçais emportait un peu de ma souffrance. Lorsque j’eus toutdit, sœur Désirée-des-Anges alla prendre l’Imitation deJésus-Christ, et elle se mit à lire tout haut.

Elle lisait avec un accent doux et résigné, etil y avait des mots qu’elle traînait comme une plainte quifinit.

Les jours suivants, je revis le petit Jean leRouge ; il parla encore du Gué Perdu, et pendant qu’il disaitle contentement de ses parents, et la bonté du maître pour eux, jerevoyais la maison de la colline avec son jardin fleuri et sasource dont le ruisseau descendait jusqu’à la petite rivière en secachant sous les genêts.

Je parlais souvent d’elle à sœurDésirée-des-Anges, qui m’écoutait avec recueillement. Elle enconnaissait les alentours et les moindres recoins, et un soirqu’elle restait songeuse, et que je lui en demandais la raison,elle répondit en regardant au loin :

– L’été va finir, et je pense que lesarbres du jardin sont chargés de fruits !

Pendant le mois de septembre, beaucoup dereligieuses vinrent rendre visite à la supérieure.

Bel-Œil les annonçait par un coup de cloche. Àchaque coup, Véronique sortait pour s’assurer de celle quientrait ; elle avait un mot désagréable pour chacune desreligieuses qu’elle reconnaissait.

Vers le soir, il y eut encore un coup decloche ; Véronique, qui se trouvait sur la porte,cria :

– Par exemple, en voilà une que personnen’attendait.

Et en rentrant seulement sa tête dans lescuisines, elle nous dit :

– C’est sœur Marie-Aimée.

La grosse cuillère à pot m’échappa des doigtset glissa jusqu’au fond de la marmite.

Je me précipitai vers la porte, en bousculantVéronique qui voulait m’empêcher de passer.

Mélanie courut derrière moi pour meretenir :

– Reviens, disait-elle, la supérieure tevoit.

Mais j’avais déjà rejoint sœur Marie-Aimée. Jem’étais jetée contre elle avec une si grande force que nous avionsmanqué de tomber ensemble.

Elle m’entoura à pleins bras. Elle était toutefrémissante, et comme transportée.

Elle me prit la tête, et comme si j’eusse étéun tout petit enfant, elle m’embrassa par tout le visage.

Sa cornette faisait entendre un bruit depapier froissé, et ses larges manches reculaient vers sescoudes.

Mélanie avait raison : la supérieure mevoyait, elle sortait de la chapelle, et s’avançait dans l’allée oùnous étions.

Sœur Marie-Aimée la vit ; elle cessa dem’embrasser pour poser sa main sur mon épaule, tandis que jepassais vivement mon bras autour de sa taille, dans la craintequ’elle ne m’éloignât d’elle.

Toutes deux, maintenant, nous regardions venirla supérieure. Elle passa devant nous sans lever les yeux, et ellene parut pas avoir vu le salut plein de gravité que lui fit sœurMarie-Aimée.

Aussitôt qu’elle nous eut dépassées,j’entraînai sœur Marie-Aimée sur le vieux banc. Elle hésita, et ditavant de s’asseoir :

– On dirait que les choses nousattendent.

Elle s’assit, sans s’adosser au tilleul, et jem’agenouillai dans l’herbe à ses pieds.

Ses yeux n’avaient plus de rayons ; oneût dit que les couleurs s’étaient mélangées, et tout son visage,si fin, s’était comme rapetissé, et retiré au fond de sa cornette.Sa guimpe ne s’arrondissait plus comme autrefois sur sa poitrine,et ses mains laissaient voir leurs veines bleues.

Son regard se posa à peine sur la fenêtre desa chambre ; il passa sur les allées de tilleuls, il fit letour de la grande cour carrée, et pendant qu’il s’arrêtait sur lamaison de la supérieure, elle laissa échapper ces paroles comme unmurmure :

– Il faut bien pardonner aux autres, sinous voulons qu’on nous pardonne !

Elle ramena son regard sur moi, et elledit :

– Tes yeux sont tristes.

Elle passa ses paumes sur mes yeux, comme sielle voulait y effacer une chose qui lui déplaisait ; et, enles retenant fermés, elle dit de la même voix murmurante :

– Tant de souffrances passent surnous !

Elle retira ses mains pour les mêler auxmiennes, et sans me quitter du regard, avec un accent plein deprière, elle me parla :

– Ma douce fille, écoute-moi : nedeviens jamais une pauvre religieuse !

Elle eut comme un long soupir de regret, etelle reprit :

– Notre habit noir et blanc annonce auxautres que nous sommes des créatures de force et de clarté, ettoutes les larmes s’étalent devant nous, et toutes les souffrancesveulent être consolées par nous ; mais pour nous, personne nes’inquiète de nos souffrances, et c’est comme si nous n’avions pasde visage.

Puis elle parla d’avenir ; elledisait :

– Je m’en vais où vont les missionnaires.Je vivrai là-bas dans une maison pleine d’épouvante ; j’auraisans cesse devant les yeux toutes les laideurs, et toutes lespourritures !

J’écoutai sa voix profonde ; il y avaitau fond comme une ardeur : on eût dit qu’elle pouvait prendrepour elle seule toutes les souffrances de la terre.

Ses doigts cessèrent de s’entre-croiser auxmiens. Elle les passa sur mes joues, et sa voix se fit très doucepour me dire :

– La pureté de ton visage restera gravéedans ma pensée.

Et pendant que son regard passait au-dessus demoi, elle ajouta :

– Dieu nous a donné le souvenir, et iln’est au pouvoir de personne de nous le retirer.

Elle se leva du banc, je l’accompagnai jusqu’àla sortie, et, quand Bel-Œil eut refermé sur elle la lourde porte,j’en écoutai un long moment le bruit sourd et prolongé.

 

Ce soir-là, sœur Désirée-des-Anges vint plustard dans la chambre. Elle avait assisté à des prièresparticulières, pour le départ de sœur Marie-Aimée, qui s’en allaitsoigner les lépreux.

L’hiver revint encore une fois.

Sœur Désirée-des-Anges avait vite compris mongoût pour la lecture ; elle m’apportait l’un après l’autretous les livres de la bibliothèque des sœurs.

C’était, pour la plupart, des livresenfantins, que je lisais en tournant plusieurs pages à la fois. Jepréférais les récits de voyages et je lisais la nuit à la lueur dela veilleuse.

Sœur Désirée-des-Anges me grondait, quand ellese réveillait, mais aussitôt qu’elle se rendormait, je reprenaismon livre.

Peu à peu une douce amitié nous avaitliées ; le rideau blanc ne séparait plus nos lits pendant lanuit ; la gêne s’en était allée d’entre nous, et toutes nospensées nous étaient communes.

Elle avait une gaieté fine, qui ne s’altéraitjamais.

Une seule chose lui paraissait ennuyeuse dansla vie : c’était son costume de religieuse. Elle le trouvaitlourd et incommode ; elle disait avec une expression delassitude :

– Quand je m’habille, il me semble que jeme mets dans une maison où il fait toujours noir.

Elle s’en débarrassait très vite le soir, etelle était tout heureuse de marcher dans la chambre en costume denuit.

Elle disait avec sa petite moue :

– Je commence à m’y faire, mais dans lespremiers temps la cornette m’écorchait les joues, et la robe metirait les épaules en bas.

Au printemps, elle se mit à tousser.

Elle avait une petite toux sèche qui ne sefaisait entendre que de temps en temps.

Son corps long et fin parut encore plusfragile. Elle gardait toute sa gaieté ; elle se plaignaitseulement que sa robe devenait de plus en plus lourde.

Pendant une nuit du mois de mai, elle ne cessade s’agiter et de rêver tout haut.

J’avais lu toute la nuit, et je m’aperçus toutà coup que le jour venait. Je soufflai la veilleuse, et j’essayaide dormir un peu.

Je commençais à sommeiller, lorsque sœurDésirée-des-Anges se mit à dire :

– Ouvrez la fenêtre, c’est aujourd’huiqu’il vient !

Je crus qu’elle rêvait encore, mais ellereprit d’une voix claire :

– Ouvrez la fenêtre, afin qu’ilentre !

Je me dressai pour m’assurer qu’elle dormait,et je la vis assise sur son lit. Elle avait rejeté ses couvertures,et elle défaisait les cordons de sa cornette de nuit. Elle laretira pour la lancer au pied du lit ; puis elle secoua latête, en faisant rouler ses cheveux courts et bouclés sur sonfront, et aussitôt je reconnus Désirée Joly.

Je me levai un peu effrayée ; ellerépéta :

– Ouvrez la fenêtre, afin qu’ilentre !

J’ouvris la fenêtre toute grande, et quand jeme retournai, sœur Désirée-des-Anges tendait ses mains jointes versle soleil levant, et d’une voix soudainement affaiblie elledisait :

– J’ai ôté ma robe, je n’en pouvaisplus.

Elle s’étendit tranquillement, et plus rien nebougea sur son visage.

Je retins longtemps ma respiration pourécouter la sienne ; puis, j’aspirai longuement, comme si monsouffle devait en même temps entrer dans sa poitrine.

Mais en la regardant de plus près, je comprisque le dernier souffle était déjà sorti d’elle. Ses yeux grandsouverts semblaient regarder un rayon de soleil qui s’avançait commeune longue flèche.

Des hirondelles passaient et repassaientdevant la fenêtre en poussant des cris comme les petites filles, etdes bruits que je n’avais jamais entendus m’emplissaient lesoreilles.

Je levai la tête vers les fenêtres desdortoirs, dans l’espoir que quelqu’un pourrait entendre ce quej’avais à dire.

Mais mon regard ne rencontra que le cadran dela grosse horloge, qui semblait regarder dans la chambre par-dessusles tilleuls : il marquait cinq heures ; alors je ramenailes couvertures sur sœur Désirée-des-Anges et je sortis sonner leréveil.

Je sonnai longtemps ; les sons s’enallaient loin, bien loin ! Ils s’en allaient où s’en étaitallée sœur Désirée-des-Anges.

Je sonnais, parce qu’il me semblait que lacloche disait au monde que sœur Désirée-des-Anges était morte.

Je sonnais aussi parce que j’espérais qu’ellemettrait encore une fois son beau visage à la fenêtre pour medire :

« Assez ! assez ! »

Mélanie m’arracha brusquement la corde. Lacloche, qui était lancée, retomba à faux, et fit entendre une sortede plainte.

Mélanie me dit :

– Es-tu folle, voilà plus d’un quartd’heure que tu sonnes !

Je répondis :

– Sœur Désirée-des-Anges est morte.

Véronique entra avec nous dans lachambre ; elle remarqua que le rideau blanc ne séparait pasles deux lits ; et avec un geste de mépris, elle trouva quec’était honteux pour une religieuse de laisser voir sescheveux.

Mélanie passait son doigt sur chaque larme quicoulait sur ses joues. Sa tête se penchait davantage de côté ;et elle me dit tout bas :

– Elle est encore plus joliequ’avant.

Le soleil s’étalait maintenant sur le lit, etrecouvrait complètement la morte.

Toute la journée, je restai près d’elle.

Quelques religieuses vinrent la voir. L’uned’elles lui recouvrit le visage avec un linge ; mais aussitôtqu’elle fut sortie, je retirai le linge.

Mélanie vint passer la veillée de nuit avecmoi. Quand elle eut fermé la fenêtre, elle alluma la grosse lampe,afin, dit-elle, que sœur Désirée-des-Anges ne regardât pas encoredans le noir.

Huit jours après, Bel-Œil entra dans lescuisines. Elle venait m’avertir de me tenir prête à partir le jourmême. Elle tenait dans le creux de sa main deux pièces d’or,qu’elle mit l’une à côté de l’autre sur le coin du fourneau, et enles touchant du bout du doigt elle dit :

– Notre Mère Supérieure vous donnequarante francs.

Je ne voulais pas partir sans dire adieu àColette et à Ismérie, que j’avais souvent aperçues de l’autre côtéde la pelouse.

Mais Mélanie m’assura qu’elles n’avaient quedu mépris pour moi.

Colette ne comprenait pas que je ne sois pasencore mariée, et Ismérie ne me pardonnait pas d’aimer sœurMarie-Aimée.

Mélanie m’accompagna jusqu’à la porte.

En passant devant le vieux banc, je vis qu’undes pieds avait cédé, et qu’il était tombé dans l’herbe par unbout.

À la porte, je trouvai une femme aux yeuxdurs. Elle me dit avec autorité :

– Je suis ta sœur.

Je ne la reconnus pas.

Douze ans avaient passé depuis notreséparation.

À peine dehors, elle m’arrêta par le bras, etd’une voix aussi dure que ses yeux, elle me demanda combien j’avaisd’argent.

Je lui montrai les deux pièces d’or que jevenais de recevoir.

– En ce cas, dit-elle, tu feras mieux derester dans la ville, où tu trouveras plus facilement à teplacer.

Tout en continuant d’avancer, elle m’appritqu’elle était mariée à un cultivateur des environs, et qu’elle nevoulait pas se créer des ennuis pour moi.

Nous étions arrivées devant la gare.

Elle m’entraîna sur le quai, pour l’aider àporter quelques paquets ; elle me dit adieu, quand son trains’ébranla, et je restai là, à le regarder s’éloigner.

Presque aussitôt, un autre train s’arrêta. Lesemployés couraient sur le quai en criant :

– Les voyageurs pour Paris,traversez !

Dans l’instant même, je vis Paris avec seshautes maisons toutes semblables à des palais, et dont les toitsétaient si hauts qu’ils se perdaient dans les nuages.

Un jeune employé me heurta ; il s’arrêtadevant moi en disant :

– Est-ce que vous allez à Paris,mademoiselle ?

J’hésitai à peine pour répondre :

– Oui, mais je n’ai pas mon billet.

Il tendit la main.

– Donnez, dit-il, je vais aller vous lechercher.

Je lui remis une de mes deux pièces, et ilpartit en courant.

Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet etles quelques sous de monnaie qu’il me rapportait, et, conduite parlui, je traversai la voie, montai vivement dans le train.

Le jeune employé resta un moment devant laportière, puis il s’éloigna en se retournant. Il avait, comme HenriDeslois, des yeux pleins de douceur, et un air grave.

Le train siffla un premier coup, comme s’il medonnait un avertissement ; et quand il m’emporta, son deuxièmecoup se prolongea comme un grand cri.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer