Melmoth réconcilé

Melmoth réconcilé

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR LE GENERAL BARON DE POMMEREUL,

En souvenir de la constante amitié qui a lié nos pères et qui subsiste entre les fils.

DE BALZAC.

Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier,véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses,maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont un caissier est l’X connu ? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage ? Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de canne, dans une loge grillagée,sans avoir plus de pas à y faire que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour ? Trouver un homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du bassin ? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit ? Un homme qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier ? Demandez ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collége, à quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville

aux tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieudans lequel sera planté le caissier&|160;? Eh&|160;! bien, lesReligions défileront l’une après l’autre, les Colléges, lesInstitutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Loishumaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vousdemandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil,elles se grimeront, elles vous montreront la guillotine, commevotre ami vous indiquera la demeure de l’usurier, l’une des centportes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses caprices,elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des caissiers.Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et quiprennent une licence de mille écus comme un forban prend seslettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces raresproduits des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans desloges afin de les garder comme les gouvernements gardent lesanimaux curieux. Si le caissier a de l’imagination, si le caissiera des passions, ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, etque cette femme s’ennuie, ait de l’ambition ou simplement de lavanité, le caissier se dissout. Fouillez l’histoire de lacaisse&|160;? vous ne citerez pas un seul exemple du caissierparvenant à ce qu’on nomme une position. Ils vont au bagne, ilsvont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rueSaint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens aurontréfléchi à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix.Il est vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, commed’autres sont invinciblement fripons. Etrange civilisation&|160;!La Société décerne à la Vertu cent louis de rente pour savieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelquesfoulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants.Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse, s’il peut tournerhabilement un article du Code comme Turenne tournait Montécuculli,la Société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, lefarcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le Gouvernementest d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondémentillogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences,entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talentsprécoces&|160;; il use par un travail prématuré de grands cerveauxqu’il convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniersfont de leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés peseurs detalents qui essaient les cervelles comme on essaie l’or à laMonnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à l’espérance quela popu-

lation la plus avancée lui donne annuellement, il en accepte letiers, le met dans de grands sacs appelés ses Ecoles, et l’y remuependant trois ans. Quoique chacune de ces greffes représented’énormes capitaux, il en fait pour ainsi dire des caissiers&|160;;il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie comme capitainesd’artillerie&|160;; enfin, il leur assure tout ce qu’il y a de plusélevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes d’élite,engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteintl’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leursservices le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, ettoutes les douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’enéchappe cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommitéssociales, n’est-ce pas un miracle&|160;?

Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leursrapports avec le Gouvernement et la Société à une époque qui secroit progressive. Sans cette observation préparatoire, uneaventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invraisemblable,tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra peut-être occuperles esprits assez supérieurs pour avoir deviné les véritablesplaies de notre civilisation qui, depuis 1815, a remplacé leprincipe Honneur par le principe Argent.

Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, lecaissier d’une des plus fortes maisons de banque de Paristravaillait encore à la lueur d’une lampe allumée déjà depuisquelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisseétait située dans la partie la plus sombre d’un entresol étroit etbas d’étage. Pour y arriver, il fallait traverser un couloiréclairé par des jours de souffrance, et qui longeait les bureauxdont les portes étiquetées ressemblaient à celles d’unétablissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement dèsquatre heures, suivant sa consigne : — La Caisse est fermée. En cemoment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, lesemployés partis, les femmes des chefs de la maison attendaientleurs amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses.Tout était en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient étéscellés dans le fer se trouvait derrière la loge grillée ducaissier, sans doute occupé à faire sa caisse. La devanture ouvertepermettait de voir une armoire en fer mouchetée par le marteau,qui, grâce aux découvertes de la serrurerie moderne, était d’un sigrand poids, que les voleurs n’au-

raient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volontéde celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de laserrure gardent le secret sans se laisser corrompre, belleréalisation du Sésame ouvre-toi [Coquille du Furne :ouvre-toi&|160;?]&|160;! des Mille et Une Nuits. Ce n’était rienencore. Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure decelui qui, ayant surpris le mot d’ordre, ignorait un derniersecret, l’ultima ratio du dragon de la Mécanique. La porte de lachambre, les murs de la chambre, les volets des fenêtres de lachambre, toute la chambre était garnie de feuilles en tôle dequatre lignes d’épaisseur, déguisées par une boiserie légère. Cesvolets avaient été poussés, cette porte avait été fermée. Si jamaisun homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tousles regards, cet homme était le caissier de la maison Nucingen etcompagnie, rue Saint-Lazare. Aussi, le plus grand silencerégnait-il dans cette cave de fer. Le poêle éteint jetait cettechaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets pâteux etl’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain. Lepoêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniserles portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras oùse dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leursressorts, où s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grandefabrique des médiocrités nécessaires aux gouvernements pourmaintenir la féodalité de l’argent sur laquelle s’appuie le contratsocial actuel. (Voyez les Employés) La chaleur méphitique qu’yproduit une réunion d’hommes n’est pas une des moindres raisons del’abâtardissement progressif des intelligences, le cerveau d’où sedégage le plus d’azote asphyxie les autres à la longue.

Le caissier était un homme âgé d’environ quarante ans, dont lecrâne chauve reluisait sous la lueur d’une lampe-Carcel qui setrouvait sur sa table. Cette lumière faisait briller les cheveuxblancs mélangés de cheveux noirs qui accompagnaient les deux côtésde sa tête, à laquelle les formes rondes de sa figure prêtaientl’apparence d’une boule. Son teint était d’un rouge de brique.Quelques rides enchâssaient ses yeux bleus. Il avait la mainpotelée de l’homme gras. Son habit de drap bleu, légèrement usé surles endroits saillants, et les plis de son pantalon miroité,présentaient à l’oeil cette espèce de flétrissure qu’y imprimel’usage, que combat vainement la brosse, et qui donne aux genssuperficiels une haute idée de l’économie, de la probité d’un hommeassez philosophe ou as

[Rodolphe Castanier]

sez aristocrate pour porter de vieux habits. Mais il n’est pasrare de voir les gens qui liardent sur des riens se montrerfaciles, prodigues ou incapables dans les choses capitales de lavie. La boutonnière du caissier était ornée du ruban de laLégion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans les Dragonssous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant d’êtrebanquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments dedélicatesse de son caissier en le rencontrant dans une positionélevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en luidonnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaireétait caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’uneblessure reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute deMoscou, mais après avoir langui six mois à Strasbourg où quelquesofficiers supérieurs avaient été transportés par les ordres del’Empereur pour y être particulièrement soignés. Cet ancienofficier, nommé Castanier, avait le grade honoraire de colonel etdeux mille quatre cents francs de retraite.

Castanier, en qui depuis dix ans le caissier avait tué lemilitaire, inspirait au banquier une si grande confiance, qu’ildirigeait également les écritures du cabinet particulier situéderrière sa caisse et où descendait le baron par un escalierdérobé. Là se décidaient les affaires. Là était le blutoir où l’ontamisait les propositions, le parloir où s’examinait la place. Delà, partaient les lettres de crédit&|160;; enfin là se trouvaientle Grand-livre et le Journal où se résumait le travail des autresbureaux. Après être allé fermer la porte de communication àlaquelle aboutissait l’escalier qui menait au bureau d’apparat oùse tenaient les deux banquiers au premier étage de leur hôtel,Castanier était revenu s’asseoir et contemplait depuis un instantplusieurs lettres de crédit tirées sur la maison Watschildine àLondres. Puis, il avait pris la plume et venait de contrefaire, aubas de toutes, la signature Nucingen. Au moment où il cherchaitlaquelle de toutes ces fausses signatures était la plusparfaitement imitée, il leva la tête comme s’il eût été piqué parune mouche en obéissant à un pressentiment qui lui avait crié dansle coeur : — Tu n’es pas seul&|160;! Et le faussaire vit derrièrele grillage, à la chatière de sa caisse, un homme dont larespiration ne s’était pas fait entendre, qui lui parut ne pasrespirer, et qui sans doute était entré par la porte du couloir queCastanier aperçut tout grande ouverte. L’ancien militaire éprouva,pour la pre-

mière fois de sa vie, une peur qui le fit rester la bouchebéante et les yeux hébétés devant cet homme, dont l’aspect étaitd’ailleurs assez effrayant pour ne pas avoir besoin descirconstances mystérieuses d’une semblable apparition. La coupeoblongue de la figure de l’étranger, les contours bombés de sonfront, la couleur aigre de sa chair, annonçaient, aussi bien que laforme de ses vêtements, un Anglais. Cet homme puait l’anglais. Avoir sa redingote à collet, sa cravate bouffante dans laquelle seheurtait un jabot à tuyaux écrasés, et dont la blancheur faisaitressortir la lividité permanente d’une figure impassible dont leslèvres rouges et froides semblaient destinées à sucer le sang descadavres, on devinait ses guêtres noires boutonnées jusqu’au-dessusdu genou, et cet appareil à demi puritain d’un riche Anglais sortipour se promener à pied. L’éclat que jetaient les yeux del’étranger était insupportable et causait à l’âme une impressionpoignante qu’augmentait encore la rigidité de ses traits. Cet hommesec et décharné semblait avoir en lui comme un principe dévorantqu’il lui était impossible d’assouvir. Il devait si promptementdigérer sa nourriture qu’il pouvait sans doute manger incessamment,sans jamais faire rougir le moindre linéament de ses joues. Unetonne de ce vin de Tokay nommé vin de succession, il pouvaitl’avaler sans faire chavirer ni son regard poignardant qui lisaitdans les âmes, ni sa cruelle raison qui semblait toujours aller aufond des choses. Il avait un peu de la majesté fauve et tranquilledes tigres.

— Monsieur, je viens toucher cette lettre de change, dit-il àCastanier d’une voix qui se mit en communication avec les fibres ducaissier et les atteignit toutes avec une violence comparable àcelle d’une décharge électrique.

— La caisse est fermée, répondit Castanier.

— Elle est ouverte, dit l’Anglais en montrant la caisse. Demainest dimanche, et je ne saurais attendre. La somme est de cinq centmille francs, vous l’avez en caisse, et moi, je la dois.

— Mais, monsieur, comment êtes-vous entré&|160;?

L’Anglais sourit, et son sourire terrifia Castanier. Jamaisréponse ne fut ni plus ample ni plus péremptoire que ne le fut lepli dédaigneux et impérial formé par les lèvres de l’étranger.Castanier se retourna, prit cinquante paquets de dix mille francsen billets de banque, et, quand il les offrit à l’étranger qui luiavait jeté une lettre de change acceptée par le baron de Nucingen,il fut pris

d’une sorte de tremblement convulsif en voyant les rayons rougesqui sortaient des yeux de cet homme, et qui venaient reluire sur lafausse signature de la lettre de crédit.

— Votre… acquit… n’y… est pas, dit Castanier en retournant lalettre de change.

— Passez-moi votre plume, dit l’Anglais.

Castanier présenta la plume dont il venait de se servir pour sonfaux. L’étranger signa JOHN MELMOTH, puis il remit le papier et laplume au caissier. Pendant que Castanier regardait l’écriture del’inconnu, laquelle allait de droite à gauche à la manièreorientale, Melmoth disparut, et fit si peu de bruit que quand lecaissier leva la tête, il laissa échapper un cri en ne voyant pluscet homme, et en ressentant les douleurs que notre imaginationsuppose devoir être produites par l’empoisonnement. La plume dontMelmoth s’était servi lui causait dans les entrailles une sensationchaude et remuante assez semblable à celle que donne l’émétique.Comme il semblait impossible à Castanier que cet Anglais eût devinéson crime, il attribua cette souffrance intérieure à la palpitationque, suivant les idées reçues, doit procurer un mauvais coup aumoment où il se fait.

— Au diable&|160;! je suis bien bête. Dieu me protége, car sicet animal s’était adressé demain à ces messieurs, j’étaiscuit&|160;! se dit Castanier en jetant dans le poêle les fausseslettres inutiles qui s’y consumèrent.

Il cacheta celle dont il voulait se servir, prit dans la caissecinq cent mille francs en billets et en bank-notes, la ferma, mittout en ordre, prit son chapeau, son parapluie, éteignit la lampeaprès avoir allumé son bougeoir, et sortit tranquillement pouraller, suivant son habitude, quand le baron était absent, remettreune des deux clefs de la caisse à madame de Nucingen.

— Vous êtes bien heureux, monsieur Castanier, lui dit la femmedu banquier en le voyant entrer chez elle, nous avons une fêtelundi, vous pourrez aller à la campagne, à Soisy.

— Voudrez-vous avoir la bonté, madame, de dire à Nucingen que lalettre de change des Watschildine, qui était en retard, vient de seprésenter&|160;? Les cinq cent mille francs sont payés. Ainsi, jene reviendrai pas avant mardi, vers midi.

— Adieu, monsieur, bien du plaisir.

— Et vous, idem, madame, répondit le vieux dragon en regar-

dant un jeune homme alors à la mode nommé Rastignac qui passaitpour être l’amant de madame de Nucingen.

— Madame, dit le jeune homme, ce gros père-là m’a l’air devouloir vous jouer quelque mauvais tour.

— Ah&|160;! bah&|160;! c’est impossible, il est trop bête.

— Piquoizeau, dit le caissier en entrant dans la loge, pourquoidonc laisses-tu monter à la caisse passé quatre heures&|160;?

— Depuis quatre heures, dit le concierge, j’ai fumé ma pipe surle pas de la porte, et personne n’est entré dans les bureaux. Iln’en est même sorti que ces messieurs…

— Es-tu sûr de ce que tu dis&|160;?

— Sûr comme de ma propre honneur. Il est venu seulement à quatreheures l’ami de monsieur Werbrust, un jeune homme de chez messieursdu Tillet et compagnie, rue Joubert.

— Bon&|160;! dit Castanier qui sortit vivement. La chaleurémétisante que lui avait communiquée sa plume prenait del’intensité. — Mille diables&|160;! pensait-il en enfilant leboulevard de Gand, ai-je bien pris mes mesures&|160;? Voyons&|160;!Deux jours francs, dimanche et lundi : puis un jour d’incertitudeavant qu’on ne me cherche, ces délais me donnent trois jours etquatre nuits. J’ai deux passeports et deux déguisements différents,n’est-ce pas à dérouter la police la plus habile&|160;? Jetoucherai donc mardi matin un million à Londres, au moment où l’onn’aura pas encore ici le moindre soupçon. Je laisse ici mes dettespour le compte de mes créanciers, qui mettront un P[La lettre P estune abréviation signifiant « protesté ».] dessus, et je metrouverai, pour le reste de mes jours, heureux en Italie, sous lenom du comte Ferraro, ce pauvre colonel que moi seul ai vu mourirdans les marais de Zembin, et de qui je chausserai la pelure. Millediables, cette femme que je vais traîner après moi pourrait mefaire reconnaître&|160;! Une vieille moustache comme moi,s’enjuponner, s’acoquiner à une femme&|160;!… pourquoil’emmener&|160;? il faut la quitter. Oui, j’en aurai le courage.Mais je me connais, je suis assez bête pour revenir à elle.Cependant personne ne connaît Aquilina. L’emmènerai-je&|160;? nel’emmènerai-je pas&|160;?

— Tu ne l’emmèneras pas&|160;! lui dit une voix qui lui troublales entrailles.

Castanier se retourna brusquement et vit l’Anglais.

— Le diable s’en mêle donc&|160;! s’écria le caissier à hautevoix.

Melmoth avait déjà dépassé sa victime. Si le premiermouvement

de Castanier fut de chercher querelle à un homme qui lisaitainsi dans son âme, il était en proie à tant de sentimentscontraires, qu’il en résultait une sorte d’inertie momentanée, ilreprit donc son allure, et retomba dans cette fièvre de penséenaturelle à un homme assez vivement emporté par la passion pourcommettre un crime, mais qui n’avait pas la force de le porter enlui-même sans de cruelles agitations. Aussi, quoique décidé àrecueillir le fruit d’un crime à moitié consommé, Castanierhésitait-il encore à poursuivre son entreprise, comme font laplupart des hommes à caractère mixte, chez lesquels il se rencontreautant de force que de faiblesse, et qui peuvent être déterminésaussi bien à rester purs qu’à devenir criminels, suivant lapression des plus légères circonstances. Il s’est trouvé dans leramas d’hommes enrégimentés par Napoléon beaucoup de gens qui,semblables à Castanier, avaient le courage tout physique du champde bataille, sans avoir le courage moral qui rend un homme aussigrand dans le crime qu’il pourrait l’être dans la vertu. La lettrede crédit était conçue en de tels termes, qu’à son arrivée àLondres il devait toucher vingt-cinq mille livres sterling chezWastchildine, le correspondant de la maison de Nucingen, avisé déjàdu payement par lui-même&|160;; son passage était retenu par unagent pris à Londres au hasard, sous le nom du comte Ferraro, àbord d’un vaisseau qui menait de Portsmouth en Italie une richefamille anglaise. Les plus petites circonstances avaient étéprévues. Il s’était arrangé pour se faire chercher à la fois enBelgique et en Suisse pendant qu’il serait en mer. Puis, quandNucingen pourrait croire être sur ses traces, il espérait avoirgagné Naples, où il comptait vivre sous un faux nom, à la faveurd’un déguisement si complet, qu’il s’était déterminé à changer sonvisage en y simulant à l’aide d’un acide les ravages de la petitevérole. Malgré toutes ces précautions qui semblaient devoir luiassurer l’impunité, sa conscience le tourmentait. Il avait peur. Lavie douce et paisible qu’il avait long-temps menée avait purifiéses moeurs soldatesques. Il était probe encore, il ne se souillaitpas sans regret. Il se laissait donc aller pour une dernière fois àtoutes les impressions de la bonne nature qui regimbait en lui.

— Bah&|160;! se dit-il au coin du boulevard et de la rueMontmartre, un fiacre me mènera ce soir à Versailles au sortir duspectacle. Une chaise de poste m’attend chez mon vieuxmaréchal-des-logis, qui me garderait le secret sur ce départ enprésence de douze soldats

prêts à le fusiller s’il refusait de répondre. Ainsi, je ne voisaucune chance contre moi. J’emmènerai donc ma petite Naqui, jepartirai.

— Tu ne partiras pas, lui dit l’Anglais dont la voix étrange fitaffluer au coeur du caissier tout son sang.

Melmoth monta dans un tilbury qui l’attendait, et fut emporté sirapidement que Castanier vit son ennemi secret à cent pas de luisur la chaussée du boulevard Montmartre, et la montant au grandtrot, avant d’avoir eu la pensée de l’arrêter.

— Mais, ma parole d’honneur, ce qui m’arrive est surnaturel, sedit-il. Si j’étais assez bête pour croire en Dieu, je me diraisqu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police melaisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps&|160;? A-t-onjamais vu&|160;! Allons donc, c’est des niaiseries.

Castanier prit la rue du Faubourg-Montmartre, et ralentit samarche à mesure qu’il avançait vers la rue Richer. Là, dans unemaison nouvellement bâtie, au second étage d’un corps de logisdonnant sur des jardins, vivait une jeune fille connue dans lequartier sous le nom de madame de La Garde, et qui se trouvaitinnocemment la cause du crime commis par Castanier. Pour expliquerce fait et achever de peindre la crise sous laquelle succombait lecaissier, il est nécessaire de rapporter succinctement quelquescirconstances de sa vie antérieure.

Madame de La Garde, qui cachait son véritable nom à tout lemonde, même à Castanier, prétendait être Piémontaise. C’était unede ces jeunes filles qui, soit par la misère la plus profonde, soitpar défaut de travail ou par l’effroi de la mort, souvent aussi parla trahison d’un premier amant, sont poussées à prendre un métierque la plupart d’entre elles font avec dégoût, beaucoup avecinsouciance, quelques-unes pour obéir aux lois de leurconstitution. Au moment de se jeter dans le gouffre de laprostitution parisienne, à l’âge de seize ans, belle et pure commeune Madone, celle-ci rencontra Castanier. Trop mal léché pour avoirdes succès dans le monde, fatigué d’aller tous les soirs le longdes boulevards à la chasse d’une bonne fortune payée, le vieuxdragon désirait depuis longtemps mettre un certain ordre dansl’irrégularité de ses moeurs. Saisi par la beauté de cette pauvreenfant, que le hasard lui mettait entre les bras, il résolut de lasauver du vice à son profit, par une pensée autant égoïste quebienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes lesmeilleurs. Le naturel est souvent

bon, l’Etat social y mêle son mauvais, de là proviennentcertaines intentions mixtes pour lesquelles le juge doit se montrerindulgent. Castanier avait précisément assez d’esprit pour êtrerusé quand ses intérêts étaient en jeu. Donc, il voulut êtrephilanthrope à coup sûr, et fit d’abord de cette fille samaîtresse. — « Hé&|160;! hé&|160;! se dit-il dans son langagesoldatesque, un vieux loup comme moi ne doit pas se laisser cuirepar une brebis. Papa Castanier, avant de te mettre en ménage,pousse une reconnaissance dans le moral de la fille, afin de savoirsi elle est susceptible d’attache&|160;! » Pendant la premièreannée de cette union illégale, mais qui la plaçait dans lasituation la moins répréhensible de toutes celles que réprouve lemonde, la Piémontaise prit pour nom de guerre celui d’Aquilina,l’un des personnages de VENISE SAUVEE, tragédie du théâtre anglaisqu’elle avait lue par hasard. Elle croyait ressembler à cettecourtisane, soit par les sentiments précoces qu’elle se sentaitdans le coeur, soit par sa figure, ou par la physionomie généralede sa personne. Quand Castanier lui vit mener la conduite la plusrégulière et la plus vertueuse que pût avoir une femme jetée endehors des lois et des convenances sociales, il lui manifesta ledésir de vivre avec elle maritalement. Elle devint alors madame deLa Garde, afin de rentrer, autant que le permettaient les usagesparisiens, dans les conditions d’un mariage réel. En effet, l’idéefixe de beaucoup de ces pauvres filles consiste à vouloir se faireaccepter comme de bonnes bourgeoises, tout bêtement fidèles à leursmaris&|160;; capables d’être d’excellentes mères de famille,d’écrire leur dépense et de raccommoder le linge de la maison. Cedésir procède d’un sentiment si louable, que la Société devrait leprendre en considération. Mais la Société sera certainementincorrigible, et continuera de considérer la femme mariée comme unecorvette à laquelle son pavillon et ses papiers permettent de fairela course, tandis que la femme entretenue est le pirate que l’onpend faute de lettres [Il s’agit des « lettres de marque »,document permettant à un corsaire d’exercer « officiellement » sonmétier à l’encontre de navires marchands appartenant à une nationennemie.]. Le jour où madame de La Garde voulut signer madameCastanier, le caissier se fâcha. — « Tu ne m’aimes donc pas assezpour m’épouser&|160;? » dit-elle. Castanier ne répondit pas, etresta songeur. La pauvre fille se résigna. L’ex-dragon fut audésespoir. Naqui fut touchée de ce désespoir, elle aurait voulu lecalmer&|160;; mais, pour le calmer, ne fallait-il pas en connaîtrela cause&|160;? Le jour où Naqui voulut apprendre ce secret, sanstoutefois le demander, le caissier révéla piteusement l’existenced’une certaine madame Castanier, une épouse

légitime, mille fois maudite, qui vivait obscurément àStrasbourg sur un petit bien, et à laquelle il écrivait deux foischaque année, en gardant sur elle un si profond silence quepersonne ne le savait marié. Pourquoi cette discrétion&|160;? Si laraison en est connue à beaucoup de militaires qui peuvent setrouver dans le même cas, il est peut-être utile de la dire. Levrai troupier, s’il est permis d’employer ici le mot dont on sesert à l’armée pour désigner les gens destinés à mourir capitaines,ce serf attaché à la glèbe d’un régiment est une créatureessentiellement naïve, un Castanier voué par avance aux roueriesdes mères de famille qui dans les garnisons se trouvent empêchéesde filles difficiles à marier. Donc, à Nancy, pendant un de cesinstants si courts où les armées impériales se reposaient enFrance, Castanier eut le malheur de faire attention à unedemoiselle avec laquelle il avait dansé dans une de ces fêtesnommées en province des Redoutes, qui souvent étaient offertes à laville par les officiers de la garnison, et vice versâ. Aussitôt,l’aimable capitaine fut l’objet d’une de ces séductions pourlesquelles les mères trouvent des complices dans le coeur humain enen faisant jouer tous les ressorts, et chez leurs amis quiconspirent avec elles. Semblables aux personnes qui n’ont qu’uneidée, ces mères rapportent tout à leur grand projet, dont ellesfont une oeuvre long-temps élaborée, pareille au cornet de sable aufond duquel se tient le formica-leo. Peut-être personnen’entrera-t-il jamais dans ce dédale si bien bâti, peut-être leformica-leo mourra-t-il de faim et de soif&|160;? Mais s’il y entrequelque bête étourdie, elle y restera. Les secrets calculsd’avarice que chaque homme fait en se mariant, l’espérance, lesvanités humaines, tous les fils par lesquels marche un capitaine,furent attaqués chez Castanier. Pour son malheur, il avait vanté lafille à la mère en la lui ramenant après une valse, il s’ensuivitune causerie au bout de laquelle arriva la plus naturelle desinvitations. Une fois amené au logis, le dragon y fut ébloui par labonhomie d’une maison où la richesse semblait se cacher sous uneavarice affectée. Il y devint l’objet d’adroites flatteries, etchacun lui vanta les différents trésors qui s’y trouvaient. Undîner, à propos servi en vaisselle plate prêtée par un oncle, lesattentions d’une fille unique, les cancans de la ville, unsous-lieutenant riche qui faisait mine de vouloir lui couperl’herbe sous le pied&|160;; enfin les mille piéges des formica-leode province furent si bien tendus que Castanier disait, cinq

ans après : « Je ne sais pas encore comment cela s’estfait&|160;! » Le dragon reçut quinze mille francs de dot et unedemoiselle heureusement brehaigne que deux ans de mariage rendirentla plus laide et conséquemment la plus hargneuse femme de la terre.Le teint de cette fille maintenu blanc par un régime sévère, secouperosa&|160;; la figure, dont les vives couleurs annonçaient uneséduisante sagesse, se bourgeonna&|160;; la taille, qui paraissaitdroite, tourna&|160;; l’ange fut une créature grognarde etsoupçonneuse qui fit enrager Castanier&|160;; puis la fortunes’envola. Le dragon, ne reconnaissant plus la femme qu’il avaitépousée, consigna celle-là dans un petit bien à Strasbourg, enattendant qu’il plût à Dieu d’en orner le paradis. Ce fut une deces femmes vertueuses qui, faute d’occasions pour faire autrement,assassinent les anges de leurs plaintes, prient Dieu de manière àl’ennuyer s’il les écoute, et qui disent tout doucettement pis quependre de leurs maris, quand le soir elles achèvent leur bostonavec les voisines. Quand Aquilina connut ces malheurs, elles’attacha sincèrement à Castanier, et le rendit si heureux par lesrenaissants plaisirs que son génie de femme lui faisait varier touten les prodiguant, que, sans le savoir, elle causa la perte ducaissier. Comme beaucoup de femmes auxquelles la nature sembleavoir donné pour destinée de creuser l’amour jusque dans sesdernières profondeurs, madame de La Garde était désintéressée. Ellene demandait ni or, ni bijoux, ne pensait jamais à l’avenir, vivaitdans le présent, et surtout dans le plaisir. Les riches parures, latoilette, l’équipage si ardemment souhaités par les femmes de sasorte, elle ne les acceptait que comme une harmonie de plus dans letableau de la vie. Elle ne les voulait point par vanité, par désirde paraître, mais pour être mieux. D’ailleurs, aucune personne nese passait plus facilement qu’elle de ces sortes de choses. Quandun homme généreux, comme le sont presque tous les militaires,rencontre une femme de cette trempe, il éprouve au coeur une sortede rage de se trouver inférieur à elle dans l’échange de la vie. Ilse sent capable d’arrêter alors une diligence afin de se procurerde l’argent, s’il n’en a pas assez pour ses prodigalités. L’hommeest ainsi fait. Il se rend quelquefois coupable d’un crime pourrester grand et noble devant une femme ou devant un public spécial.Un amoureux ressemble au joueur qui se croirait déshonoré, s’il nerendait pas ce qu’il emprunte au garçon de salle, et qui commet desmonstruosités, dépouille sa femme et ses enfants,

vole et tue pour arriver les poches pleines, l’honneur sauf auxyeux du monde qui fréquente la fatale maison. Il en fut ainsi deCastanier. D’abord, il avait mis Aquilina dans un modesteappartement à un quatrième étage, et ne lui avait donné que desmeubles extrêmement simples. Mais en découvrant les beautés et lesgrandes qualités de cette jeune fille, en en recevant de cesplaisirs inouïs qu’aucune expression ne peut rendre, il s’en affolaet voulut parer son idole. La mise d’Aquilina contrasta sicomiquement avec la misère de son logis que, pour tous deux, ilfallut en changer. Ce changement emporta presque toutes leséconomies de Castanier, qui meubla son appartement semi-coujugalavec le luxe spécial de la fille entretenue. Une jolie femme neveut rien de laid autour d’elle. Ce qui la distingue entre toutesles femmes est le sentiment de l’homogénéité, l’un des besoins lesmoins observés de notre nature, et qui conduit les vieilles fillesà ne s’entourer que de vieilles choses. Ainsi donc il fallut àcette délicieuse Piémontaise les objets les plus nouveaux, les plusà la mode, tout ce que les marchands avaient de plus coquet, desétoffes tendues, de la soie, des bijoux, des meubles légers etfragiles, de belles porcelaines. Elle ne demanda rien. Seulementquand il fallut choisir, quand Castanier lui disait : — « Queveux-tu&|160;? » elle répondait : — « Mais ceci est mieux&|160;! »L’amour qui économise n’est jamais le véritable amour, Castanierprenait donc tout ce qu’il y avait de mieux. Une fois l’échelle deproportion admise, il fallut que tout, dans ce ménage, se trouvâten harmonie. Ce fut le linge, l’argenterie et les mille accessoiresd’une maison montée, la batterie de cuisine, les cristaux, lediable&|160;! Quoique Castanier voulût, suivant une expressionconnue, faire les choses simplement, il s’endetta progressivement.Une chose en nécessitait une autre. Une pendule voulut deuxcandélabres. La cheminée ornée demanda son foyer. Les draperies,les tentures furent trop fraîches pour qu’on les laissât noircirpar la fumée, il fallut faire poser des cheminées élégantes,nouvellement inventées par des gens habiles en prospectus, et quipromettaient un appareil invincible contre la fumée. Puis Aquilinatrouva si joli de courir pieds nus sur le tapis de sa chambre, queCastanier mit partout des tapis pour folâtrer avec Naqui, enfin illui fit bâtir une salle de bain, toujours pour qu’elle fût mieux.Les marchands, les ouvriers, les fabricants de Paris ont un artinouï pour agrandir le trou qu’un homme fait à sa bourse&|160;;quand on les consulte, ils ne

savent le prix de rien, et le paroxisme du désir ne s’accommodejamais d’un retard, ils se font ainsi faire les commandes dans lesténèbres d’un devis approximatif, puis ils ne donnent jamais leursmémoires, et entraînent le consommateur dans le tourbillon de lafourniture. Tout est délicieux, ravissant, chacun est satisfait.Quelques mois après, ces complaisants fournisseurs reviennentmétamorphosés en totaux d’une horrible exigence&|160;; ils ont desbesoins, ils ont des paiements urgents, ils font même soi-disantfaillite, ils pleurent et ils touchent&|160;! L’abîme s’entr’ouvrealors en vomissant une colonne de chiffres qui marchent quatre parquatre, quand ils devaient aller innocemment trois par trois. Avantque Castanier connût la somme de ses dépenses, il en était venu àdonner à sa maîtresse un remise chaque fois qu’elle sortait, aulieu de la laisser monter en fiacre. Castanier était gourmand, ileut une excellente cuisinière&|160;; et, pour lui plaire, Aquilinale régalait de primeurs, de raretés gastronomiques, de vins choisisqu’elle allait acheter elle-même. Mais n’ayant rien à elle, sescadeaux si précieux par l’attention, par la délicatesse et la grâcequi les dictaient, épuisaient périodiquement la bourse deCastanier, qui ne voulait pas que sa Naqui restât sans argent, etelle était toujours sans argent&|160;! La table fut donc une sourcede dépenses considérables, relativement à la fortune du caissier.L’ex-dragon dut recourir à des artifices commerciaux pour seprocurer de l’argent, car il lui fut impossible de renoncer à sesjouissances. Son amour pour la femme ne lui avait pas permis derésister aux fantaisies de la maîtresse. Il était de ces hommesqui, soit amour-propre, soit faiblesse, ne savent rien refuser àune femme, et qui éprouvent une fausse honte si violente pour dire: — Je ne puis… Mes moyens ne me permettent pas… Je n’ai pasd’argent, qu’ils se ruinent. Donc, le jour où Castanier se vit aufond d’un précipice et que pour s’en retirer il dut quitter cettefemme et se mettre au pain et à l’eau, afin d’acquitter ses dettes,il s’était si bien accoutumé à cette femme, à cette vie, qu’ilajourna tous les matins ses projets de réforme. Poussé par lescirconstances, il emprunta d’abord. Sa position, ses antécédentslui méritaient une confiance dont il profita pour combiner unsystème d’emprunt en rapport avec ses besoins. Puis, pour déguiserles sommes auxquelles monta rapidement sa dette, il eut recours àce que le commerce nomme des circulations. C’est des billets qui nereprésentent ni marchandises ni valeurs pécuniaires four-

nies, et que le premier endosseur paie pour le complaisantsouscripteur, espèce de faux toléré parce qu’il est impossible àconstater, et que d’ailleurs ce dol fantastique ne devient réel quepar un non-paiement. Enfin, quand Castanier se vit dansl’impossibilité de continuer ses manoeuvres financières, soit parl’accroissement du capital, soit par l’énormité des intérêts, ilfallut faire faillite à ses créanciers. Le jour où le déshonneurfut échu, Castanier préféra la faillite frauduleuse à la faillitesimple, le crime au délit. Il résolut d’escompter la confiance quelui méritait sa probité réelle, et d’augmenter le nombre de sescréanciers en empruntant, à la façon de Mathéo, le caissier duTrésor-Royal, la somme nécessaire pour vivre heureux le reste deses jours en pays étranger. Et il s’y était pris comme on vient dele voir. Aquilina ne connaissait pas l’ennui de cette vie, elle enjouissait, comme font beaucoup de femmes, sans plus se demandercomment venait l’argent, que certaines gens ne se demandent commentpoussent les blés en mangeant leur petit pain doré&|160;; tandisque les mécomptes et les soins de l’agriculture sont derrière lefour des boulangers, comme sous le luxe inaperçu de la plupart desménages parisiens, reposent d’écrasants soucis et le plusexorbitant travail.

Au moment où Castanier subissait les tortures de l’incertitude,en pensant à une action qui changeait toute sa vie, Aquilinatranquillement assise au coin de son feu, plongée indolemment dansun grand fauteuil, l’attendait en compagnie de sa femme de chambre.Semblable à toutes les femmes de chambre qui servent ces dames,Jenny était devenue sa confidente, après avoir reconnu combienétait inattaquable l’empire que sa maîtresse avait surCastanier.

— Comment ferons-nous ce soir&|160;? Léon veut absolument venir,disait madame de La Garde en lisant une lettre passionnée écritesur un papier grisâtre.

— Voilà monsieur, dit Jenny.

Castanier entra. Sans se déconcerter, Aquilina roula le billet,le prit dans ses pincettes et le brûla.

— Voilà ce que tu fais de tes billets doux&|160;? ditCastanier.

— Oh&|160;! mon Dieu, oui, lui répondit Aquilina, n’est-ce pasle meilleur moyen de ne pas les laisser surprendre&|160;?D’ailleurs, le feu ne doit-il pas aller au feu, comme l’eau va à larivière&|160;?

— Tu dis cela, Naqui, comme si c’était un vrai billet doux.

— Eh&|160;! bien, est-ce que je ne suis pas assez belle pour enre-

cevoir&|160;? dit-elle en tendant son front à Castanier avec unesorte de négligence qui eût appris à un homme moins aveuglé qu’elleaccomplissait une espèce de devoir conjugal en faisant de la joieau caissier. Mais Castanier en était arrivé à ce degré de passioninspirée par l’habitude qui ne permet plus de rien voir.

— J’ai ce soir une loge pour le Gymnase, reprit-il, dînons debonne heure pour ne pas dîner en poste.

— Allez-y avec Jenny. Je suis ennuyée de spectacle. Je ne saispas ce que j’ai ce soir, je préfère rester au coin de mon feu.

— Viens tout de même, Naqui, je n’ai plus à t’ennuyer longtempsde ma personne. Oui, Quiqui, je partirai ce soir, et serai Quelquetemps sans revenir. Je te laisse ici maîtresse de tout. Megarderas-tu ton coeur&|160;?

— Ni le coeur, ni autre chose, dit-elle. Mais, au retour, Naquisera toujours Naqui pour toi.

— Hé&|160;! bien, voilà de la franchise. Ainsi, tu ne mesuivrais point&|160;?

— Non.

— Pourquoi&|160;?

— Eh&|160;! mais, dit-elle en souriant, puis-je abandonnerl’amant qui m’écrit de si doux billets&|160;?

Et elle montra par un geste à demi moqueur le papier brûlé.

— Serait-ce vrai&|160;? dit Castanier. Aurais-tu donc unamant&|160;?

— Comment&|160;! reprit Aquilina, vous ne vous êtes donc jamaissérieusement regardé, mon cher&|160;? Vous avez cinquante ans,d’abord&|160;! Puis, vous avez une figure à mettre sur les planchesd’une fruitière, personne ne la démentira quand elle voudra lavendre comme un potiron. En montant les escaliers, vous soufflezcomme un phoque. Votre ventre se trémousse sur lui-même comme unbrillant sur la tête d’une femme&|160;! Tu as beau avoir servi dansles Dragons, tu es un vieux très-laid. Par ma ficque [On a supposéque c’était un juron spécifiquement féminin, dans lequel le mot «ficque », déformation de « figue », comportait primitivement unsens obscène devenu peu sensible. « Par ma ficque » pourrait êtreaussi une déformation dialectale de « par ma foi ».], je ne teconseille pas, si tu veux conserver mon estime, d’ajouter à cesqualités celle de la niaiserie, en croyant qu’une fille comme moise passera de tempérer ton amour asthmatique par les fleurs dequelque jolie jeunesse.

— Tu veux sans doute rire, Aquilina&|160;?

— Eh&|160;! bien, ne ris-tu pas, toi&|160;? Me prends-tu pourune sotte, en m’annonçant ton départ&|160;? — Je partirai ce soir,dit-elle en l’imitant. Grand Lendore [« Lendore » n’est pas un nompropre, mais un adjectif signifiant « nonchalant, mou ».]parlerais-tu comme cela si tu quittais ta Naqui&|160;? tupleurerais comme un veau que tu es.

[Madame Euphrasie]

— Enfin, si je pars, me suis-tu&|160;? demanda-t-il.

— Dis-moi d’abord si ton voyage n’est pas une mauvaiseplaisanterie.

— Oui, sérieusement, je pars.

— Eh&|160;! bien, sérieusement, je reste. Bon voyage, monenfant&|160;! je t’attendrai. Je quitterais plutôt la vie que delaisser mon bon petit Paris.

— Tu ne viendrais pas en Italie, à Naples, y mener une bonnevie, bien douce, luxueuse, avec ton gros bonhomme qui souffle commeun phoque&|160;?

— Non.

— Ingrate&|160;!

— Ingrate&|160;? dit-elle en se levant. Je puis sortir àl’instant en n’emportant d’ici que ma personne. Je t’aurai donnétous les trésors que possède une jeune fille, et une chose que toutton sang ni le mien ne saurait me rendre. Si je pouvais, par unmoyen quelconque, en vendant mon éternité par exemple, recouvrer lafleur de mon corps comme j’ai peut-être reconquis celle de mon âme,et me livrer pure comme un lis à mon amant, je n’hésiterais pas uninstant&|160;! Par quel dévouement as-tu récompensé le mien&|160;?Tu m’as nourrie et logée par le même sentiment qui porte à nourrirun chien et à le mettre dans une niche, parce qu’il nous gardebien, qu’il reçoit nos coups de pied quand nous sommes de mauvaisehumeur, et qu’il nous lèche la main aussitôt que nous le rappelons.Qui de nous deux aura été le plus généreux&|160;?

— Oh&|160;! ma chère enfant, ne vois-tu pas que jeplaisante&|160;? dit Castanier. Je fais un petit voyage qui nedurera pas long-temps. Mais te viendras avec moi au Gymnase, jepartirai vers minuit, après t’avoir dit un bon adieu.

— Pauvre chat, tu pars donc&|160;? lui dit-elle en le prenantpar le cou pour lui mettre la tête dans son corsage.

— Tu m’étouffes&|160;! cria Castanier le nez dans le seind’Aquilina.

La bonne fille se pencha vers l’oreille de Jenny : — Va dire àLéon de ne venir qu’à une heure&|160;; si tu ne le trouves pas etqu’il arrive pendant les adieux, tu le garderas chez toi. —Eh&|160;! bien, reprit-elle, en ramenant la tête de Castanierdevant la sienne et lui tortillant le bout du nez, allons, toi leplus beau des phoques, j’irai donc avec toi ce soir au théâtre.Mais alors dînons&|160;! tu as un bon petit dîner, tous plats deton goût.

— Il est bien difficile, dit Castanier, de quitter une femmecomme toi&|160;!

— Hé&|160;! bien donc, pourquoi t’en vas-tu&|160;? luidemanda-t-elle.

— Ah&|160;! pourquoi&|160;! pourquoi&|160;! il faudrait pour tel’expliquer te dire des choses qui te prouveraient que mon amourpour toi va jusqu’à la folie. Si tu m’as donné ton honneur, j’aivendu le mien, nous sommes quittes. Est-ce aimer&|160;?

— Qu’est-ce que c’est que ça&|160;? dit-elle. Allons, dis-moique si j’avais un amant, tu m’aimerais toujours comme un père, cesera de l’amour&|160;! Allons, dites-le tout de suite, et donnez lapatte.

— Je te tuerais, dit Castanier en souriant.

Ils allèrent se mettre à table, et partirent pour le Gymnaseaprès avoir dîné. Quand la première pièce fut jouée, Castaniervoulut aller se montrer à quelques personnes de sa connaissancequ’il avait vues dans la salle, afin de détourner le pluslong-temps possible tout soupçon sur sa fuite. Il laissa madame deLa Garde dans sa loge, qui, suivant ses habitudes modestes, étaitune baignoire, et il vint se promener dans le foyer. A peine yeut-il fait quelques pas, qu’il rencontra la figure de Melmoth dontle regard lui causa la fade chaleur d’entrailles, la terreur qu’ilavait déjà ressenties, et ils arrivèrent en face l’un del’autre.

— Faussaire&|160;! cria l’Anglais.

En entendant ce mot, Castanier regarda les gens qui sepromenaient. Il crut apercevoir un étonnement mêlé de curiosité surleurs figures, il voulut se défaire de cet Anglais à l’instantmême, et leva la main pour lui donner un soufflet&|160;; mais il sesentit le bras paralysé par une puissance invincible qui s’emparade sa force et le cloua sur la place&|160;; il laissa l’étrangerlui prendre le bras, et tous deux ils marchèrent ensemble dans lefoyer, comme deux amis.

— Qui donc est assez fort pour me résister&|160;? lui ditl’Anglais. Ne sais-tu pas que tout ici-bas doit m’obéir, que jepuis tout&|160;? Je lis dans les coeurs, je vois l’avenir, je saisle passé. Je suis ici, et je puis être ailleurs&|160;! Je nedépends ni du temps, ni de l’espace, ni de la distance. Le mondeest mon serviteur. J’ai la faculté de toujours jouir, et de donnertoujours le bonheur. Mon oeil perce les murailles, voit lestrésors, et j’y puise à pleines mains. A un signe de ma tête, despalais se bâtissent et mon architecte ne se trompe jamais. Je puisfaire éclore des fleurs sur tous les ter-

rains, entasser des pierreries, amonceler l’or, me procurer desfemmes toujours nouvelles, enfin, tout me cède. Je pourrais jouer àla Bourse à coup sûr, si l’homme qui sait trouver l’or là où lesavares l’enterrent avait besoin de puiser dans la bourse desautres. Sens donc, pauvre misérable voué à la honte, sens donc lapuissance de la serre qui te tient. Essaie de faire plier ce brasde fer&|160;! amollis ce coeur de diamant&|160;! ose t’éloigner demoi&|160;! Quand tu serais au fond des caves qui sont sous laSeine, n’entendrais-tu pas ma voix&|160;? Quand tu irais dans lescatacombes ne me verrais-tu pas&|160;? Ma voix domine le bruit dela foudre, mes yeux luttent de clarté avec le soleil, car je suisl’égal de Celui qui porte la lumière. Castanier entendait cesterribles paroles, rien en lui ne les contredisait, et il marchaità côté de l’Anglais sans qu’il pût s’en éloigner. — Tum’appartiens, tu viens de commettre un crime. J’ai donc enfintrouvé le compagnon que je cherchais. Veux-tu savoir tadestinée&|160;? Ha&|160;! ha&|160;! tu comptais voir un spectacle,il ne te manquera pas, tu en auras deux. Allons, présente-moi àmadame de La Garde comme un de tes meilleurs amis. Ne suis-je pasta dernière espérance&|160;?

Castanier revint à sa loge suivi de l’étranger, qu’il s’empressade présenter à madame de La Garde, suivant l’ordre qu’il venait derecevoir. Aquilina ne parut point surprise de voir Melmoth.L’Anglais refusa de se mettre sur le devant de la loge, et voulutque Castanier y restât avec sa maîtresse. Le plus simple désir del’Anglais était un ordre auquel il fallait obéir. La pièce qu’onallait jouer était la dernière. Alors les petits théâtres nedonnaient que trois pièces. Le Gymnase avait à cette époque unacteur qui lui assurait la vogue. Perlet allait jouer le Comédiend’Etampes, vaudeville où il remplissait quatre rôles différents.Quand la toile se leva, l’étranger étendit la main sur la salle.Castanier poussa un cri de terreur qui s’arrêta dans son gosierdont les parois se collèrent, car Melmoth lui montra du doigt lascène, en lui faisant comprendre ainsi qu’il avait ordonné dechanger le spectacle. Le caissier vit le cabinet de Nucingen, sonpatron y était en conférence avec un employé supérieur de lapréfecture de police qui lui expliquait la conduite de Castanier,en le prévenant de la soustraction faite à sa caisse, du fauxcommis à son préjudice et de la fuite de son caissier. Une plainteétait aussitôt dressée, signée, et transmise au procureur du roi. —« Croyez-vous qu’il sera

temps encore&|160;? disait Nucingen. — Oui, répondit l’agent, ilest au Gymnase, et ne se doute de rien. »

Castanier s’agita sur sa chaise, et voulut s’en aller&|160;;mais la main que Melmoth lui appuyait sur l’épaule le forçait àrester, par un effet de l’horrible puissance dont nous sentons leseffets dans le cauchemar. Cet homme était le cauchemar même, etpesait sur Castanier comme une atmosphère empoisonnée. Quand lepauvre caissier se retournait pour implorer cet Anglais, ilrencontrait un regard de feu qui vomissait des courantsélectriques, espèces de pointes métalliques par lesquellesCastanier se sentait pénétré, traversé de part en part, etcloué.

— Que t’ai-je fait&|160;? disait-il dans son abattement et enhaletant comme un cerf au bord d’une fontaine, que veux-tu demoi&|160;?

— Regarde&|160;? lui cria Melmoth.

Castanier regarda ce qui se passait sur la scène. La décorationavait été changée, le spectacle était fini, Castanier se vitlui-même sur la scène descendant de voiture avec Aquilina&|160;;mais au moment où il entrait dans la cour de sa maison, rue Richer,la décoration changea subitement encore, et représenta l’intérieurde son appartement. Jenny causait au coin du feu, dans la chambrede sa maîtresse, avec un sous-officier d’un régiment de ligne, engarnison à Paris. — « Il part, disait ce sergent, qui paraissaitappartenir à une famille de gens aisés. Je vais donc être heureux àmon aise. J’aime trop Aquilina pour souffrir qu’elle appartienne àce vieux crapaud&|160;! Moi j’épouserai madame de La Garde&|160;!s’écriait le sergent. »

— Vieux crapaud&|160;! se dit douloureusement Castanier.

— « Voilà madame et monsieur, cachez-vous&|160;! Tenez,mettez-vous là, monsieur Léon, lui disait Jenny. Monsieur ne doitpas rester long-temps. » Castanier voyait le sous-officier semettant derrière les robes d’Aquilina dans le cabinet de toilette.Castanier rentra bientôt lui-même en scène, et fit ses adieux à samaîtresse qui se moquait de lui dans ses à parte avec Jenny, touten lui disant les paroles les plus douces et les plus caressantes.Elle pleurait d’un côté, riait de l’autre. Les spectateursfaisaient répéter les couplets.

— Maudite femme&|160;! criait Castanier dans sa loge.

Aquilina riait aux larmes en s’écriant : — Mon Dieu&|160;!Perlet est-il drôle en Anglais&|160;! Quoi&|160;! vous seuls dansla salle ne riez pas&|160;? Ris donc, mon chat&|160;! dit-elle aucaissier.

Melmoth se mit à rire d’une façon qui fit frissonner lecaissier. Ce rire anglais lui tordait les entrailles et luitravaillait la cervelle comme si quelque chirurgien le trépanaitavec un fer brûlant.

— Ils rient, ils rient, disait convulsivement Castanier.

En ce moment, au lieu de voir la pudibonde lady que représentaitsi comiquement Perlet, et dont le parler anglo-français faisaitpouffer de rire toute la salle, le caissier se voyait fuyant la rueRicher, montant dans un fiacre sur le boulevard, faisant son marchépour aller à Versailles. La scène changeait encore. Il reconnut, aucoin de la rue de l’Orangerie et de la rue des Récollets, la petiteauberge borgne que tenait son ancien maréchal-des-logis. Il étaitdeux heures du matin, le plus grand silence régnait, personne nel’épiait, sa voiture était attelée de chevaux de poste, et venaitd’une maison de l’avenue de Paris où demeurait un Anglais pour quielle avait été demandée, afin de détourner les soupçons. Castanieravait ses valeurs et ses passe-ports, il montait en voiture, ilpartait. Mais à la barrière, Castanier aperçut des gendarmes à piedqui attendaient la voiture. Il jeta on cri affreux que comprima leregard de Melmoth.

— Regarde toujours, et tais-toi&|160;! lui dit l’Anglais.

Castanier se vit en un moment jeté en prison à la Conciergerie.Puis, au cinquième acte de ce drame intitulé le Caissier, ils’aperçut, à trois mois de là, sortant de la Cour d’Assises,condamné à vingt ans de travaux forcés. Il jeta un nouveau criquand il se vit exposé sur la place du Palais de Justice, et que lefer rouge du bourreau le marqua. Enfin, à la dernière scène, ilétait dans la cour de Bicêtre, parmi soixante forçats, et attendaitson tour pour aller faire river ses fers.

— Mon Dieu&|160;! je n’en puis plus de rire, disait Aquilina.Vous êtes bien sombre, mon chat, qu’avez-vous donc&|160;? cemonsieur n’est plus là.

— Deux mots, Castanier, lui dit Melmoth au moment où la piècefinie madame de La Garde se faisait mettre son manteau parl’ouvreuse.

Le corridor était encombré, toute fuite était impossible.

— Eh&|160;! bien, quoi&|160;?

— Aucune puissance humaine ne peut t’empêcher d’aller reconduireAquilina, d’aller à Versailles, et d’y être arrêté.

— Pourquoi&|160;?

— Parce que le bras qui te tient, dit l’Anglais, ne te lâcherapoint.

Castanier aurait voulu pouvoir prononcer quelques paroles pours’anéantir lui-même et disparaître au fond des enfers.

— Si le démon te demandait ton âme, ne la donnerais-tu pas enéchange d’une puissance égale à celle de Dieu&|160;? D’un seul mot,tu restituerais dans la caisse du baron de Nucingen les cinq centmille francs que tu y as pris. Puis, en déchirant ta lettre decrédit, toute trace de crime serait anéantie. Enfin, tu aurais del’or à flots. Tu ne crois guère à rien, n’est-ce pas&|160;? Hébien&|160;!si tout cela arrive, tu croiras au moins au diable.

— Si c’était possible&|160;! dit Castanier avec joie.

— Celui qui peut faire ceci, répondit l’Anglais, tel’affirme.

Melmoth étendit le bras au moment où Castanier, madame de LaGarde et lui se trouvaient sur le boulevard. Il tombait alors unepluie fine, le sol était boueux, l’atmosphère était épaisse, et leciel était noir. Aussitôt que le bras de cet homme fut étendu, lesoleil illumina Paris. Castanier se vit, en plein midi, comme parun beau jour de juillet. Les arbres étaient couverts de feuilles,et les Parisiens endimanchés circulaient en deux files joyeuses.Les marchands de coco criaient : — A boire, à la fraîche&|160;! Deséquipages brillaient en roulant sur la chaussée. Le caissier jetaun cri de terreur. A ce cri, le boulevard redevint humide etsombre. Madame de La Garde était montée en voiture.

— Mais dépêche-toi donc, mon ami, lui dit-elle, viens ou reste.Vraiment, ce soir, tu es ennuyeux comme la pluie qui tombe.

— Que faut-il faire&|160;? dit Castanier à Melmoth.

— Veux-tu prendre ma place&|160;? lui demanda l’Anglais.

— Oui.

— Eh&|160;! bien, je serai chez toi dans quelques instants.

— Ah&|160;! çà, Castanier, tu n’es pas dans ton assietteordinaire, lui disait Aquilina. Tu médites quelque mauvais coup, tuétais trop sombre et trop pensif pendant le spectacle. Mon cherami, te faut-il quelque chose que je puisse te donner&|160;?Parle.

— J’attends, pour savoir si tu m’aimes, que nous soyons arrivésà la maison.

— Ce n’est pas la peine d’attendre, dit-elle en se jetant a soncou, tiens&|160;!

Elle l’embrassa fort passionnément en apparence en lui faisantde ces cajoleries qui, chez ces sortes de créatures, deviennent deschoses de métier, comme le sont les jeux de scène pour desactrices.

— D’où vient cette musique&|160;? dit Castanier.

— Allons, voilà que tu entends de la musique,maintenant&|160;!

— De la musique céleste&|160;! reprit-il. On dirait que les sonsviennent d’en haut.

— Comment, toi qui m’as toujours refusé une baignoire auxItaliens, sous prétexte que tu ne pouvais pas souffrir la musique,te voilà mélomane, à cette heure&|160;! Mais tu es fou&|160;! tamusique est dans ta caboche, vieille boule détraquée&|160;!dit-elle en lui prenant la tête et la faisant rouler sur sonépaule. Dis donc, papa, sont-ce les roues de la voilure quichantent&|160;?

— Ecoute donc, Naqui&|160;? si les anges font de la musique aubon Dieu, ce ne peut être que celle dont les accords m’entrent partous les pores autant que par les oreilles, et je ne sais commentt’en parler, c’est suave comme de l’eau de miel&|160;!

— Mais certainement on lui fait de la musique au bon Dieu, caron représente toujours les anges avec des harpes. Ma paroled’honneur, il est fou, se dit-elle en voyant Castanier dansl’attitude d’un mangeur d’opium en extase.

Ils étaient arrivés. Castanier, absorbé par tout ce qu’il venaitde voir et d’entendre, ne sachant s’il devait croire ou douter,allait comme un homme ivre, privé de raison. Il se réveilla dans lachambre d’Aquilina où il avait été porté, soutenu par sa maîtresse,par le portier et par Jenny, car il s’était évanoui en sortant desa voiture.

— Mes amis, mes amis, il va venir, dit-il en se plongeant par unmouvement désespéré dans sa bergère au coin du feu.

En ce moment Jenny entendit la sonnette, alla ouvrir, et annonçal’Anglais en disant que c’était un monsieur qui avait rendez-vousavec Castanier. Melmoth se montra soudain, il se fit un grandsilence. Il regarda le portier, le portier s’en alla. Il regardaJenny, Jenny s’en alla.

— Madame, dit Melmoth à la courtisane, permettez-nous determiner une affaire qui ne souffre aucun retard.

Il prit Castanier par la main, et Castanier se leva. Tous deuxallèrent dans le salon sans lumière, car l’oeil de Melmothéclairait les ténèbres les plus épaisses. Fascinée par le regardétrange de l’inconnu, Aquilina demeura sans force, et incapable desonger à son amant, qu’elle croyait d’ailleurs enfermé chez safemme de chambre, tandis que, surprise par le prompt retour deCastanier, Jenny l’avait caché dans le cabinet de toilette, commedans la scène du drame joué pour Melmoth et pour sa victime. Laporte de l’appartement se ferma violemment, et bientôt Castanierreparut.

— Qu’as-tu&|160;? lui cria sa maîtresse frappée d’horreur.

La physionomie du caissier était changée. Son teint rouge avaitfait place à la pâleur étrange qui rendait l’étranger sinistre etfroid. Ses yeux jetaient un feu sombre qui blessait par un éclatinsupportable. Son attitude de bonhomie était devenue despotique etfière. La courtisane trouva Castanier maigri, le front lui semblamajestueusement horrible, et le dragon exhalait une influenceépouvantable qui pesait sur les autres comme une lourde atmosphère.Aquilina se sentit pendant un moment gênée.

— Que s’est-il passé en si peu de temps entre cet hommediabolique et toi&|160;? demanda-t-elle.

— Je lui ai vendu mon âme. Je le sens, je ne suis plus le même.Il m’a pris mon être, et m’a donné le sien.

— Comment&|160;?

— Tu n’y comprendrais rien. Ha&|160;! dit Castanier froidement,il avait raison, ce démon&|160;! Je vois tout et sais tout. Tu metrompais.

Ces mots glacèrent Aquilina. Castanier alla dans le cabinet detoilette après avoir allumé un bougeoir, la pauvre fille stupéfaitel’y suivit, et son étonnement fut grand lorsque Castanier, ayantécarté les robes accrochées au porte-manteau, découvrit lesous-officier.

— Venez, mon cher, lui dit-il en prenant Léon par le bouton dela redingote et l’amenant dans la chambre.

La Piémontaise, pâle, éperdue, était allée se jeter dans sonfauteuil. Castanier s’assit sur la causeuse au coin du feu, etlaissa l’amant d’Aquilina debout.

— Vous êtes ancien militaire, lui dit Léon, je suis prêt à vousrendre raison.

— Vous êtes un niais, répondit sèchement Castanier. Je n’ai

plus besoin de me battre, je puis tuer qui je veux d’un regard.Je vais vous dire votre fait, mon petit. Pourquoi voustuerais-je&|160;? Vous avez sur le cou une ligne rouge que je vois.La guillotine vous attend. Oui, vous mourrez en place de Grève.Vous appartenez au bourreau, rien ne peut vous sauver. Vous faitespartie d’une Vente de Charbonniers. Vous conspirez contre legouvernement.

— Tu ne me l’avais pas dit&|160;! cria la Piémontaise àLéon.

— Vous ne savez donc pas, dit le caissier en continuanttoujours, que le ministère a décidé ce matin de poursuivre votreassociation&|160;? Le procureur-général a pris vos noms. Vous êtesdénoncés par des traîtres. On travaille en ce moment à préparer leséléments de votre acte d’accusation.

— C’est donc toi qui l’as trahi&|160;?.. dit Aquilina qui poussaun rugissement de lionne et se leva pour venir déchirerCastanier.

— Tu me connais trop pour le croire, répondit Castanier avec unsang-froid qui pétrifia sa maîtresse.

— Comment le sais-tu donc&|160;?

— Je l’ignorais avant d’aller dans le salon&|160;; mais,maintenant, je vois tout, je sais tout, je peux tout.

Le sous-officier était stupéfait.

— Hé&|160;! bien, sauve-le, mon ami, s’écria la fille en sejetant aux genoux de Castanier. Sauvez-le, puisque vous pouveztout&|160;! Je vous aimerai, je vous adorerai, je serai votreesclave au lieu d’être votre maîtresse. Je me vouerai à voscaprices les plus désordonnés, tu feras de moi tout ce que tuvoudras. Oui, je trouverai plus que de l’amour pour vous&|160;;j’aurai le dévouement d’une fille pour son père, joint à celuid’une… mais… comprends donc, Rodolphe&|160;! Enfin, quelqueviolentes que soient mes passions, je serai toujours à toi&|160;!Qu’est-ce que je pourrais dire pour te toucher&|160;? J’inventeraides plaisirs… Je… Mon Dieu&|160;! tiens, quand tu voudras quelquechose de moi, comme de me faire jeter par la fenêtre, tu n’aurasqu’à me dire : Léon&|160;! je me précipiterais alors dans l’enfer,j’accepterais tous les tourments, toutes les maladies, tous leschagrins, tout ce que tu m’imposerais&|160;!

Castanier resta froid. Pour toute réponse, il montra Léon endisant avec un rire de démon : — La guillotine l’attend.

— Non, il ne sortira pas d’ici, je le sauverai, s’écria-t-elle.Oui,

je tuerai qui le touchera&|160;! Pourquoi ne veux-tu pas lesauver&|160;? criait-elle d’une voix étincelante, l’oeil en feu,les cheveux épars. Le peux-tu&|160;?

— Je puis tout.

— Pourquoi ne le sauves-tu pas&|160;?

— Pourquoi&|160;? cria Castanier dont la voix vibra jusque dansles planchers. Hé&|160;! je me venge&|160;! C’est mon métier de malfaire.

— Mourir, reprit Aquilina, lui, mon amant, est-cepossible&|160;?

Elle bondit jusqu’à sa commode, y saisit un stylet qui étaitdans une corbeille, et vint à Castanier qui se mit à rire.

— Tu sais bien que le fer ne peut plus m’atteindre.

Le bras d’Aquilina se détendit comme une corde de harpesubitement coupée.

— Sortez, mon cher ami, dit le caissier en se retournant vers lesous-officier&|160;; allez à vos affaires.

Il étendit la main, et le militaire fut obligé d’obéir à laforce supérieure que déployait Castanier.

— Je suis ici chez moi, je pourrais envoyer chercher lecommissaire de police et lui livrer un homme qui s’introduit dansmon domicile, je préfère vous rendre la liberté : je suis un démon,je ne suis pas un espion.

— Je le suivrai, dit Aquilina.

— Suis-le, dit Castanier. Jenny&|160;?..

Jenny parut.

— Envoyez le portier leur chercher un fiacre.

— Tiens, Naqui, dit Castanier en tirant de sa poche un paquet debillets de banque, tu ne quitteras pas, comme une misérable, unhomme qui t’aime encore.

Il lui tendit trois cent mille francs, Aquilina les prit, lesjeta par terre, cracha dessus en les piétinant avec la rage dudésespoir, en lui disant : — Nous sortirons tous deux à pied, sansun sou de toi. Reste, Jenny.

— Bonsoir&|160;! reprit le caissier en ramassant son argent.Moi, je suis revenu de voyage. — Jenny, dit-il en regardant lafemme de chambre ébahie, tu me parais bonne fille. Te voilà sansmaîtresse, viens ici&|160;?.. pour ce soir, tu auras un maître.

Aquilina, se défiant de tout, s’en alla promptement avec lesous-officier chez une de ses amies. Mais Léon était l’objet dessoupçons de la police, qui le faisait suivre partout où il allait.Aussi fut-il

arrêté quelque temps après, avec ses trois amis, comme le direntles journaux du temps.

Le caissier se sentit changé complétement au moral comme auphysique. Le Castanier, tour à tour enfant, jeune, amoureux,militaire, courageux, trompé, marié, désillusionné, caissier,passionné, criminel par amour, n’existait plus. Sa forme intérieureavait éclaté. En un moment, son crâne s’était élargi, ses sensavaient grandi. Sa pensée, embrassa le monde, il en vit les chosescomme s’il eût été placé à une hauteur prodigieuse. Avant d’allerau spectacle, il éprouvait pour Aquilina la passion la plusinsensée, plutôt que de renoncer à elle il aurait fermé les yeuxsur ses infidélités, ce sentiment aveugle s’était dissipé comme unenuée se fond sous les rayons du soleil. Heureuse de succéder à samaîtresse, et d’en posséder la fortune, Jenny fit tout ce quevoulait le caissier. Mais Castanier, qui avait le pouvoir de liredans les âmes, découvrit le motif véritable de ce dévouementpurement physique. Aussi s’amusa-t-il de cette fille avec lamalicieuse avidité d’un enfant qui, après avoir exprimé le jusd’une cerise, en lance le noyau. Le lendemain, au moment où,pendant le déjeuner, elle se croyait dame et maîtresse au logis,Castanier lui répéta mot à mot, pensée à pensée, ce qu’elle sedisait à elle-même, en buvant son café.

— Sais-tu ce que tu penses, ma petite&|160;? lui dit-il ensouriant, le voici : « Ces beaux meubles en bois de palissandre queje désirais tant, et ces belles robes que j’essayais, sont donc àmoi&|160;! Il ne m’en a coûté que des bêtises que madame luirefusait, je ne sais pas pourquoi. Ma foi, pour aller en carrosse,avoir des parures, être au spectacle dans une loge, et me faire desrentes, je lui donnerais bien des plaisirs à l’en faire crever,s’il n’était pas fort comme un Turc. Je n’ai jamais vu d’hommepareil&|160;! » — Est-ce bien cela&|160;? reprit-il d’une voix quifit pâlir Jenny. Eh&|160;! bien, oui, ma fille, tu n’y tiendraispas, et c’est pour ton bien que je te renvoie, tu périrais à lapeine. Allons, quittons-nous bons amis.

Et il la congédia froidement en lui donnant une fort légèresomme.

Le premier usage que Castanier s’était promis de faire duterrible pouvoir qu’il venait d’acheter, au prix de son éternitébienheureuse, était la satisfaction pleine et entière de ses goûts.Après avoir mis ordre à ses affaires, et rendu facilement sescomptes à monsieur de Nucingen qui lui donna pour successeur un bonAllemand, il voulut une bacchanale digne des beaux jours del’empire

romain, et s’y plongea désespérément comme Balthazar à sondernier festin. Mais, comme Balthazar, il vit distinctement unemain pleine de lumière qui lui traça son arrêt au milieu de sesjoies, non pas sur les murs étroits d’une salle, mais sur lesparois immenses où se dessine l’arc-en-ciel. Son festin ne fut pasen effet une orgie circonscrite aux bornes d’un banquet, ce fut unedissipation de toutes les forces et de toutes les jouissances. Latable était en quelque sorte la terre même qu’il sentait tremblersous ses pieds. Ce fut la dernière fête d’un dissipateur qui neménage plus rien. En puisant à pleines mains dans le trésor desvoluptés humaines dont la clef lui avait été remise par le Démon,il en atteignit promptement le fond. Cette énorme puissance, en uninstant appréhendée, fut en un instant exercée, jugée, usée. Ce quiétait tout, ne fut rien. Il arrive souvent que la possession tueles plus immenses poèmes du désir, aux rêves duquel l’objet possédérépond rarement. Ce triste dénoûment de quelques passions étaitcelui que cachait l’omnipotence de Melmoth. L’inanité de la naturehumaine fut soudain révélée à son successeur, auquel la suprêmepuissance apporta le néant pour dot. Afin de bien comprendre lasituation bizarre dans laquelle se trouva Castanier, il faudraitpouvoir en apprécier par la pensée les rapides révolutions, etconcevoir combien elles eurent peu de durée, ce dont il estdifficile de donner une idée à ceux qui restent emprisonnés par leslois du temps, de l’espace et des distances. Ses facultés agrandiesavaient changé les rapports qui existaient auparavant entre lemonde et lui Comme Melmoth, Castanier pouvait en quelques instantsêtre dans les riantes vallées de l’Hindoustan, passer sur les ailesdes démons à travers les déserts de l’Afrique, et glisser sur lesmers. De même que sa lucidité lui faisait tout pénétrer à l’instantoù sa vue se portait sur un objet matériel ou dans la penséed’autrui, de même sa langue happait pour ainsi dire toutes lessaveurs d’un coup. Son plaisir ressemblait au coup de hache dudespotisme, qui abat l’arbre pour en avoir les fruits. Lestransitions, les alternatives qui mesurent la joie, la souffrance,et varient toutes les jouissances humaines, n’existaient plus pourlui. Son palais, devenu sensitif outre mesure, s’était blasé tout àcoup en se rassasiant de tout. Les femmes et la bonne chère furentdeux plaisirs si complétement assouvis, du moment où il put lesgoûter de manière à se trouver au delà du plaisir, qu’il n’eut plusenvie ni de manger, ni d’aimer.

Se sachant maître de toutes les femmes qu’il souhaiterait, et sesachant armé d’une force qui ne devait jamais faillir, il nevoulait plus de femmes&|160;; en les trouvant par avance soumises àses caprices les plus désordonnés, il se sentait une horrible soifd’amour, et les désirait plus aimantes qu’elles ne pouvaientl’être. Mais la seule chose que lui refusait le monde, c’était lafoi, la prière, ces deux onctueuses et consolantes amours. On luiobéissait. Ce fut un horrible état. Les torrents de douleurs, deplaisirs et de pensées qui secouaient son corps et son âme eussentemporté la créature humaine la plus forte&|160;; mais il y avait enlui une puissance de vie proportionnée à la vigueur des sensationsqui l’assaillaient. Il sentit en dedans de lui quelque chosed’immense que la terre ne satisfaisait plus. Il passait la journéeà étendre ses ailes, à vouloir traverser les sphères lumineusesdont il avait une intuition nette et désespérante. Il se desséchaintérieurement, car il eut soif et faim de choses qui ne sebuvaient ni ne se mangeaient, mais qui l’attiraientirrésistiblement. Ses lèvres devinrent ardentes de désir, commel’étaient celles de Melmoth, et il haletait après l’INCONNU, car ilconnaissait tout. En voyant le principe et le mécanisme du monde,il n’en admirait plus les résultats, et manifesta bientôt ce dédainprofond qui rend l’homme supérieur semblable à un sphinx qui saittout, voit tout, et garde une silencieuse immobilité. Il ne sesentait pas la moindre velléité de communiquer sa science auxautres hommes. Riche de toute la terre, et pouvant la franchir d’unbond, la richesse et le pouvoir ne signifièrent plus rien pour lui.Il éprouvait cette horrible mélancolie de la suprême puissance àlaquelle Satan et Dieu ne remédient que par une activité dont lesecret n’appartient qu’à eux. Castanier n’avait pas, comme sonmaître, l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire&|160;; ilse sentait démon, mais démon à venir, tandis que Satan est démonpour l’éternité&|160;; rien ne le peut racheter, il le sait, etalors il se plaît à remuer avec sa triple fourche les mondes commeun fumier, en y tracassant les desseins de Dieu. Pour son malheur,Castanier conservait une espérance. Ainsi tout à coup, en unmoment, il put aller d’un pôle à l’autre, comme un oiseau voledésespérément entre les deux côtés de sa cage&|160;; mais, aprèsavoir fait ce bond, comme l’oiseau, il vit des espaces immenses. Ileut de l’infini une vision qui ne lui permit plus de considérer leschoses humaines comme les autres hommes les considèrent. Lesinsensés qui souhaitent la puis-

sance des démons, la jugent avec leurs idées d’hommes, sansprévoir qu’ils endosseront les idées du démon en prenant sonpouvoir, qu’ils resteront hommes, et au milieu d’êtres qui nepeuvent plus les comprendre. Le Néron inédit qui rêve de fairebrûler Paris pour sa distraction, comme on donne au théâtre lespectacle fictif d’un incendie, ne se doute pas que Paris deviendrapour lui ce qu’est pour un voyageur pressé, la fourmilière quiborde un chemin. Les sciences furent pour Castanier ce qu’est unlogogriphe pour celui qui en sait le mot. Les rois, lesgouvernements lui faisaient pitié. Sa grande débauche fut donc, enquelque sorte, un déplorable adieu à sa condition d’homme. Il sesentit à l’étroit sur la terre, car son infernale puissance lefaisait assister au spectacle de la création dont il entrevoyaitles causes et la fin. En se voyant exclu de ce que les hommes ontnommé le ciel dans tous leurs langages, il ne pouvait plus penserqu’au ciel. Il comprit alors le desséchement intérieur exprimé surla face de son prédécesseur, il mesura l’étendue de ce regardallumé par un espoir toujours trahi, il éprouva la soif qui brûlaitcette lèvre rouge, et les angoisses d’un combat perpétuel entredeux natures agrandies. Il pouvait être encore un ange, il setrouvait un démon. Il ressemblait à la suave créature emprisonnéepar le mauvais vouloir d’un enchanteur dans un corps difforme, etqui, prise sous la cloche d’un pacte, avait besoin de la volontéd’autrui pour briser une détestable enveloppe détestée. De même quel’homme vraiment grand n’en a que plus d’ardeur à chercher l’infinidu sentiment dans un coeur de femme, après une déception&|160;; demême Castanier se trouva tout à coup sous le poids d’une seuleidée, idée qui peut-être était la clef des mondes supérieurs. Parcela seul qu’il avait renoncé à son éternité bienheureuse, il nepensait plus qu’à l’avenir de ceux qui prient et qui croient.Quand, au sortir de la débauche où il prit possession de sonpouvoir, il sentit l’étreinte de ce sentiment, il connut lesdouleurs que les poètes sacrés, les apôtres et les grands oraclesde la foi nous ont dépeintes en des termes si gigantesques.Harponné par l’épée flamboyante de laquelle iI sentait la pointedans ses reins, il courut chez Melmoth, afin de voir ce qu’iladvenait de son prédécesseur. L’Anglais demeurait rue Férou, prèsSaint-Sulpice, dans un hôtel sombre, noir, humide et froid. Cetterue, ouverte au nord, comme toutes celles qui tombentperpendiculairement sur la rive gauche de la Seine, est une desrues les plus tristes de Paris,

et son caractère réagit sur les maisons qui la bordent. QuandCastanier fut sur le seuil de la porte, il la vit tendue de noir,la voûte était également drapée. Sous cette voûte, éclataient leslumières d’une chapelle ardente. On y avait élevé un cénotaphetemporaire, de chaque côté duquel se tenait un prêtre.

— Il ne faut pas demander à monsieur pourquoi il vient, dit àCastanier une vieille portière, vous ressemblez trop à ce pauvrecher défunt. Si donc vous êtes son frère, vous arrivez trop tardpour lui dire adieu. Ce brave gentilhomme est mort avant-hier dansla nuit.

— Comment est-il mort&|160;? demanda Castanier à l’un desprêtres.

— Soyez heureux, lui répondit un vieux prêtre en soulevant uncôté des draps noirs qui formaient la chapelle.

Castanier vit une de ces figures que la foi rend sublimes et parles pores de laquelle l’âme semble sortir pour rayonner sur lesautres hommes et les échauffer par les sentiments d’une charitépersistante. Cet homme était le confesseur de sir John Melmoth.

— Monsieur votre frère, dit le prêtre en continuant, a fait unefin digne d’envie, et qui a dû réjouir les anges. Vous savez quellejoie répand dans les cieux la conversion d’une âme pécheresse. Lespleurs de son repentir excités par la grâce ont coulé sans tarir,Ia mort seule a pu les arrêter. L’Esprit saint était en lui. Sesparoles ardentes et vives ont été dignes du Roi prophète. Sijamais, dans le cours de ma vie, je n’ai entendu de confession plushorrible que celle de ce gentilhomme irlandais, jamais aussin’ai-je entendu de prières plus enflammées. Quelque grandesqu’aient été ses fautes, son repentir en a comblé l’abîme en unmoment. La main de Dieu s’est visiblement étendue sur lui, car ilne ressemblait plus à lui-même, tant il est devenu saintement beau.Ses yeux si rigides se sont adoucis dans les pleurs. Sa voix sivibrante, et qui effrayait, a pris la grâce et la mollesse quidistinguent les paroles des gens humiliés. Il édifiait tellementles auditeurs par ses discours, que les personnes attirées par lespectacle de cette mort chrétienne, se mettaient à genoux enécoutant glorifier Dieu, parler de ses grandeurs infinies, etraconter les choses du ciel. S’il ne laisse rien à sa famille, illui a certes acquis le plus grand bien que les familles puissentposséder, une âme sainte qui veillera sur vous tous, et vousconduira dans la bonne voie.

Ces paroles produisirent un effet si violent sur Castanierqu’il

sortit brusquement et marcha vers l’église de Saint-Sulpice enobéissant à une sorte de fatalité, le repentir de Melmoth l’avaitabasourdi. Vers cette époque, un homme célèbre par son éloquencefaisait, le matin, à certains jours, des conférences qui avaientpour but de démontrer les vérités de la religion catholique à lajeunesse de ce siècle proclamée par une autre voix non moinséloquente, indifférente en matière de foi. La conférence devaitfaire place à l’enterrement de l’Irlandais. Castanier arrivaprécisément au moment où le prédicateur allait résumer avec cetteonction gracieuse, avec cette pénétrante parole qui l’ont illustré,les preuves de notre heureux avenir. L’ancien dragon, sous la peauduquel s’était glissé le démon, se trouvait dans les conditionsvoulues pour recevoir fructueusement la semence des paroles divinescommentées par le prêtre. En effet, s’il est un phénomène constaté,n’est-ce pas le phénomène moral que le peuple a nommé la foi ducharbonnier&|160;? La force de la croyance se trouve en raisondirecte du plus ou moins d’usage que l’homme a fait de sa raison.Les gens simples et les soldats sont de ce nombre. Ceux qui ontmarché dans la vie sous la bannière de l’instinct, sont beaucoupplus propres à recevoir la lumière que ceux dont l’esprit et lecoeur se sont lassés dans les subtilités du monde. Depuis l’âge deseize ans, jusqu’à près de quarante ans, Castanier, homme du midi,avait suivi le drapeau français. Simple cavalier, obligé de sebattre le jour, la veille et le lendemain, il devait penser à soncheval avant de songer à lui – même. Pendant son apprentissagemilitaire, il avait donc eu peu d’heures pour réfléchir à l’avenirde l’homme. Officier, il s’était occupé de ses soldats, et il avaitété entraîné de champ de bataille en champ de bataille, sans avoirjamais songé au lendemain de la mort. La vie militaire exige peud’idées. Les gens incapables de s’élever à ces hautes combinaisonsqui embrassent les intérêts de nation à nation, les plans de lapolitique aussi bien que les plans de campagne, la science dutacticien et celle de l’administrateur, ceux-là vivent dans un étatd’ignorance comparable à celle du paysan le plus grossier de laprovince la moins avancée de France. Ils vont en avant, obéissentpassivement à l’âme qui les commande, et tuent les hommes devanteux, comme le bûcheron abat des arbres dans une forêt. Ils passentcontinuellement d’un état violent qui exige le déploiement desforces phy-

siques à un état de repos, pendant lequel ils réparent leurspertes.

Ils frappent et boivent, ils frappent et mangent, ils frappentet dorment, pour mieux frapper encore. A ce train de tourbillon,les qualités de l’esprit s’exercent peu. Le moral demeure dans sasimplicité naturelle. Quand ces hommes, si énergiques sur le champde bataille, reviennent au milieu de la civilisation, la plupart deceux qui sont demeurés dans les grades inférieurs, se montrent sansidées acquises, sans facultés, sans portée. Aussi la jeunegénération s’est-elle étonnée de voir ces membres de nos glorieuseset terribles armées, aussi nuls d’intelligence que peut l’être uncommis, et simples comme des enfants. A peine un capitaine de lafoudroyante garde impériale est-il propre à faire les quittancesd’un journal. Quand les vieux soldats sont ainsi, leur âme viergede raisonnement obéit aux grandes impulsions. Le crime commis parCastanier était un de ces faits qui soulèvent tant de questionsque, pour le discuter, le moraliste aurait demandé la division,pour employer une expression du langage parlementaire. Ce crimeavait été conseillé par la passion, par une de ces sorcelleriesféminines si cruellement irrésistibles que nul homme ne peut dire :« — Je ne ferai jamais cela, » dès qu’une syrène est admise dans lalutte et y déploiera ses hallucinations. La parole de vie tombadonc sur une conscience neuve aux vérités religieuses que laRévolution française et la vie militaire avaient fait négliger àCastanier. Ce mot terrible : Vous serez heureux ou malheureuxpendant l’éternité&|160;! le frappa d’autant plus violemment qu’ilavait fatigué la terre, qu’il l’avait secouée comme un arbre sansfruit, et que, dans l’omnipotence de ses désirs, il suffisait qu’unpoint de la terre ou du ciel lui fût interdit, pour qu’il s’enoccupât. S’il était permis de comparer de si grandes choses auxniaiseries sociales, il ressemblait à ces banquiers riches deplusieurs millions à qui rien ne résiste dans la société&|160;;mais qui n’étant pas admis aux cercles de la noblesse, ont pouridée fixe de s’y agréger, et ne comptent pour rien tous lespriviléges sociaux acquis par eux, du moment où il leur en manqueun. Cet homme plus puissant que ne l’étaient les rois de la terreréunis, cet homme qui pouvait, comme Satan, lutter avec Dieului-même, apparut appuyé contre un des piliers de l’égliseSaint-Sulpice, courbé sous le poids d’un sentiment, et s’absorbadans une idée d’avenir, comme Melmoth s’y était abîmé lui-même.

— Il est bien heureux, lui&|160;! s’écria Castanier, il est mortavec la certitude d’aller au ciel.

En un moment, il s’était opéré le plus grand changement dans lesidées du caissier. Après avoir été le démon pendant quelques jours,il n’était plus qu’un homme, image de la chute primitive consacréedans toutes les cosmogonies. Mais, en redevenant petit par laforme, il avait acquis une cause de grandeur, il s’était trempédans l’infini. La puissance infernale lui avait révélé la puissancedivine. Il avait plus soif du ciel qu’il n’avait eu faim desvoluptés terrestres si promptement épuisées. Les jouissances quepromet le démon ne sont que celles de la terre agrandies, tandisque les voluptés célestes sont sans bornes. Cet homme crut en Dieu.La parole qui lui livrait les trésors du monde ne fut plus rienpour lui, et ces trésors lui semblèrent aussi méprisables que lesont les cailloux aux yeux de ceux qui aiment les diamants&|160;;car il les voyait comme de la verroterie, en comparaison desbeautés éternelles de l’autre vie. Pour lui, le bien provenant decette source était maudit. Il resta plongé dans un abîme deténèbres et de pensées lugubres en écoutant le service fait pourMelmoth. Le Dies irae l’épouvanta. Il comprit, dans toute sagrandeur, ce cri de l’âme repentante qui tressaille devant lamajesté divine. Il fut tout à coup dévoré par l’Esprit saint, commele feu dévore la paille. Des larmes coulèrent de ses yeux.

— Vous êtes un parent du mort&|160;? lui dit le bedeau.

— Son héritier, répondit Castanier.

— Pour les frais du culte, lui cria le suisse.

— Non, dit le caissier qui ne voulut pas donner à l’églisel’argent du démon.

— Pour les pauvres.

— Non.

— Pour les réparations de l’église.

— Non.

— Pour la chapelle de la Vierge.

— Non.

— Pour le séminaire.

— Non.

Castanier se retira, pour ne pas être en butte aux regardsirrités de plusieurs gens de l’église. — Pourquoi, se dit-il encontemplant Saint-Sulpice, pourquoi les hommes auraient-ils bâtices ca-

thédrales gigantesques que j’ai vues en tout pays&|160;? Cesentiment partagé par les masses, dans tous les temps, s’appuienécessairement sur quelque chose.

— Tu appelles Dieu quelque chose&|160;? lui disait saconscience. Dieu&|160;! Dieu&|160;! Dieu&|160;!

Ce mot répété par une voix intérieure l’écrasait, mais sessensations de terreur furent adoucies par les lointains accords dela musique délicieuse qu’il avait entendue déjà vaguement. Ilattribua cette harmonie aux chants de l’église, il en mesurait leportail. Mais il s’aperçut, en prêtant attentivement l’oreille, queles sons arrivaient à lui de tous côtés&|160;; il regarda dans laplace, et n’y vit point de musiciens. Si cette mélodie apportaitdans l’âme les poésies bleues et les lointaines lumières del’espérance, elle donnait aussi plus d’activité aux remords dontétait travaillé le damné qui s’en alla dans Paris, comme vont lesgens accablés de douleurs. Il regardait tout sans rien voir, ilmarchait au hasard à la manière des flâneurs&|160;; il s’arrêtaitsans motif, se parlait à lui-même, et ne se fût pas dérangé pouréviter le coup d’une planche où la roue d’une voiture. Le repentirle livrait insensiblement à cette grâce qui broie tout à la foisdoucement et terriblement le coeur. Il eut bientôt dans laphysionomie, comme Melmoth, quelque chose de grand, mais dedistrait&|160;; une froide expression de tristesse, semblable àcelle de l’homme au désespoir, et l’avidité haletante que donnel’espérance&|160;; puis, par-dessus tout, il fut en proie au dégoûtde tous les biens de ce bas monde. Son regard effrayant de clartécachait les plus humbles prières. Il souffrait en raison de sapuissance. Son âme violemment agitée faisait plier son corps, commeun vent impétueux ploie de hauts sapins. Comme son prédécesseur, ilne pouvait pas se refuser à vivre, car il ne voulait pas mourirsous le joug de l’enfer. Son supplice lui devint insupportable.Enfin, un matin, il songea que Melmoth le bienheureux lui avaitproposé de prendre sa place, et qu’il avait accepté&|160;; que,sans doute, d’autres hommes pourraient l’imiter&|160;; et que, dansune époque dont la fatale indifférence en matière de religion étaitproclamée par les héritiers de l’éloquence des Pères de l’Eglise,il devait rencontrer facilement un homme qui se soumît aux clausesde ce contrat pour en exercer les avantages.

— Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’onsoupèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où lesgouverne-

ments sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où lesidées, les croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieumême emprunte et donne en garantie ses revenus d’âmes, car le papey a son compte courant. Si je puis trouver une âme à négocier,n’est-ce pas là&|160;?

Castanier alla joyeux à la Bourse, en pensant qu’il pourraittrafiquer d’une âme comme on y commerce des fonds publics. Un hommeordinaire aurait eu peur qu’on ne s’y moquât de lui&|160;; maisCastanier savait par expérience que tout est sérieux pour l’hommeau désespoir. Semblable au condamné à mort qui écouterait un fous’il venait lui dire qu’en prononçant d’absurdes paroles ilpourrait s’envoler à travers la serrure de sa porte, celui quisouffre est crédule et n’abandonne une idée que quand elle afailli, comme la branche qui a cassé sous la main du nageurentraîné. Vers quatre heures Castanier parut dans les groupes quise formaient après la fermeture du cours des effets publics, et oùse faisaient alors les négociations des effets particuliers et lesaffaires purement commerciales. Il était connu de quelquesnégociants, et pouvait, en feignant de chercher quelqu’un, écouterles bruits qui couraient sur les gens embarrassés.

— Plus souvent, mon petit, que je te négocierai du Claparon etcompagnie&|160;! Ils ont laissé remporter par le garçon de laBanque les effets de leur paiement ce matin, dit un gros banquierdans son langage sans façon. Si tu en as, garde-le.

Ce Claparon était dans la cour, en grande conférence avec unhomme connu pour faire des escomptes usuraires. Aussitôt Castanierse dirigea vers l’endroit où se trouvait Claparon, négociant connupour hasarder de grands coups qui pouvaient aussi bien le ruinerque l’enrichir.

Quand Claparon fut abordé par Castanier, le marchand d’argentvenait de le quitter, et le spéculateur avait laissé échapper ungeste de désespoir.

— Eh&|160;! bien, Claparon, nous avons cent mille francs à payerà la Banque, et voilà quatre heures : cela se sait, et nous n’avonsplus le temps d’arranger notre petite faillite, lui ditCastanier.

— Monsieur&|160;!

— Parlez plus bas, répondit le caissier&|160;; si je vousproposais une affaire où vous pourriez ramasser autant d’or quevous en voudriez…

— Elle ne paierait pas mes dettes, car je ne connais pasd’affaire qui ne veuille un temps de cuisson.

— Je connais une affaire qui vous les ferait payer en un moment,reprit Castanier mais qui vous obligerait à…

— A quoi&|160;?

— A vendre votre part du paradis. N’est-ce pas une affaire commeune autre&|160;? Nous sommes tous actionnaires dans la grandeentreprise de l’éternité.

— Savez-vous que je suis homme à vous souffleter&|160;?… ditClaparon irrité, il n’est pas permis de faire de sottesplaisanteries à un homme dans le malheur.

— Je parle sérieusement, répondit Castanier en prenant dans sapoche un paquet de billets de banque.

— D’abord, dit Claparon, je ne vendrais pas mon âme au diablepour une misère. J’ai besoin de cinq cent mille francs pouraller…

— Qui vous parle de lésiner&|160;? reprit brusquement Castanier.Vous auriez plus d’or que n’en peuvent contenir les caves de laBanque.

Il tendit une masse de billets qui décida le spéculateur.

— Fait&|160;! dit Claparon. Mais comment s’y prendre&|160;?

— Venez là-bas, à l’endroit où il n’y a personne, réponditCastanier en montrant un coin de la cour.

Claparon et son tentateur échangèrent quelques paroles, chacunle visage tourné contre le mur. Aucune des personnes qui lesavaient remarqués ne devina l’objet de cet à parte, quoiqu’ellesfussent assez vivement intriguées par la bizarrerie des gestes quefirent les deux parties contractantes. Quand Castanier revint, uneclameur d’étonnement échappa aux boursiers. Comme dans lesassemblées françaises où le moindre événement distrait aussitôt,tous les visages se tournèrent vers les deux hommes qui excitaientcette rumeur, et l’on ne vit pas sans une sorte d’effroi lechangement opéré chez eux. A la Bourse, chacun se promène encausant, et tous ceux qui composent la foule se sont bientôtreconnus et observés, car la Bourse est comme une grande table debouillotte où les habiles savent deviner le jeu d’un homme etl’état de sa caisse d’après sa physionomie. Chacun avait doncremarqué la figure de Claparon et celle de Castanier. Celui-ci,comme l’Irlandais, était nerveux et puissant, ses yeux brillaient,sa carnation

avait de la vigueur. Chacun s’était émerveillé de cette figuremajestueusement terrible en se demandant où ce bon Castanierl’avait prise&|160;; mais Castanier, dépouillé de son pouvoir,apparaissait fané, ridé, vieilli, débile. Il était, en entraînantClaparon, comme un malade en proie à un accès de fièvre, ou commeun thériaki dans le moment d’exaltation que lui donne l’opium, maisen revenant, il était dans l’état d’abattement qui suit la fièvre,et pendant lequel les malades expirent, ou il était dans l’affreuseprostration que causent les jouissances excessives du narcotisme.L’esprit infernal qui lui avait fait supporter ses grandesdébauches était disparu&|160;; le corps se trouvait seul, épuisé,sans secours, sans appui contre les assauts des remords et le poidsd’un vrai repentir. Claparon, de qui chacun avait deviné lesangoisses, reparaissait au contraire avec des yeux éclatants etportait sur son visage la fierté de Lucifer. La faillite avaitpassé d’un visage sur l’autre.

— Allez crever en paix, mon vieux, dit Claparon à Castanier.

— Par grâce, envoyez-moi chercher une voiture et un prêtre, levicaire de Saint-Sulpice, lui répondit l’ancien dragon ens’asseyant sur une borne.

Ce mot : « Un prêtre&|160;! » fut entendu par plusieurspersonnes, et fit naître un brouhaha goguenard que poussèrent lesboursiers, tous gens qui réservent leur foi pour croire qu’unchiffon de papier, nommé une inscription, vaut un domaine. LeGrand-livre est leur Bible.

— Aurai-je le temps de me repentir&|160;? se dit Castanier d’unevoix lamentable qui frappa Claparon.

Un fiacre emporta le moribond. Le spéculateur alla promptementpayer ses effets à la Banque. L’impression produite par le soudainchangement de physionomie de ces deux hommes fut effacée dans lafoule, comme un sillon de vaisseau s’efface sur la mer. Unenouvelle de la plus haute importance excita l’attention du mondenégociant. A cette heure où tous les intérêts sont en jeu, Moïse,en paraissant avec ses deux cornes lumineuses, obtiendrait à peineles honneurs d’un calembour, et serait nié par les gens en train defaire des reports. Lorsque Claparon eut payé ses effets, la peur leprit. Il fut convaincu de son pouvoir, revint à la Bourse et offritson marché aux gens embarrassés. L’inscription sur le grand-livrede l’enfer, et les droits attachés à la jouissance d’icelle, motd’un notaire que se substitua Claparon, fut

achetée sept cent mille francs. Le notaire revendit le traité dudiable cinq cent mille francs à un entrepreneur en bâtiment, quis’en débarrassa pour cent mille écus en le cédant à un marchand defer&|160;; et celui-ci le rétrocéda pour deux cent mille francs àun charpentier. Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à cesingulier contrat, et les acquéreurs manquaient faute de foi.

A cinq heures et demie, le détenteur était un peintre enbâtiment qui restait accoté contre la porte de la Bourseprovisoire, bâtie à cette époque rue Feydeau. Ce peintre enbâtiment, homme simple, ne savait pas ce qu’il avait en lui-même. —Il était tout chose, dit-il à sa femme quand il fut de retour aulogis.

La rue Feydeau est, comme le savent les flâneurs, une de cesrues adorées des jeunes gens qui, faute d’une maîtresse, épousenttout le sexe. Au premier étage de la maison la plus bourgeoisementdécente, demeurait une de ces délicieuses créatures que le ciel seplaît à combler des beautés les plus rares, et qui, ne pouvant êtreni duchesses ni reines, parce qu’il y a beaucoup plus de joliesfemmes que de titres et de trônes, se contentent d’un agent dechange ou d’un banquier de qui elles font le bonheur à prix fixe.Cette bonne et belle fille, appelée Euphrasie, était l’objet del’ambition d’un clerc de notaire démesurément ambitieux. En effet,le second clerc de maître Crottat, notaire, était amoureux de cettefemme comme un jeune homme est amoureux à vingt-deux ans. Ce clercaurait assassiné le pape et le sacré collége des cardinaux, afin dese procurer une misérable somme de cent louis, réclamée parEuphrasie pour un châle qui lui tournait la tête, et en échangeduquel sa femme de chambre l’avait promise au clerc. L’amoureuxallait et venait devant les fenêtres de madame Euphrasie, commevont et viennent les ours blancs dans leur cage, auJardin-des-Plantes. Il avait sa main droite passée sous son gilet,sur le sein gauche, et voulait se déchirer le coeur, mais il n’enétait encore qu’à tordre les élastiques de ses bretelles.

— Que faire pour avoir dix mille francs&|160;? se disait-il,prendre la somme que je dois porter à l’enregistrement pour cetacte de vente. Mon Dieu&|160;! mon emprunt ruinera-t-ill’acquéreur, un homme sept fois millionnaire&|160;? Eh&|160;! bien,demain, j’irai me jeter à ses pieds, je lui dirai : « Monsieur, jevous ai pris dix mille francs, j’ai vingt-deux ans, et j’aimeEuphrasie, voilà mon histoire. Mon père est riche, il vousremboursera, ne me perdez pas&|160;! N’avez-vous pas

eu vingt-deux ans et une rage d’amour&|160;? » Mais ces fichuspropriétaires, ça n’a pas d’âme&|160;! Il est capable de medénoncer au procureur du roi, au lieu de s’attendrir.Sacredieu&|160;! si l’on pouvait vendre son âme au diable&|160;!Mais il n’y a ni Dieu ni diable, c’est des bêtises, ça ne se voitque dans les livres bleus ou chez les vieilles femmes. Quefaire&|160;?

— Si vous voulez vendre votre âme au diable, lui dit le peintreen bâtiment devant qui le clerc avait laissé échapper quelquesparoles, vous aurez dix mille francs.

— J’aurai donc Euphrasie, dit le clerc en topant au marché quelui proposa le diable sous la forme d’un peintre en bâtiment.

Le pacte consommé, l’enragé clerc alla chercher le châle, montachez madame Euphrasie&|160;; et, comme il avait le diable au corps,il y resta douze jours sans en sortir en y dépensant tout sonparadis, en ne songeant qu’à l’amour et à ses orgies au milieudesquelles se noyait le souvenir de l’enfer et de sespriviléges.

L’énorme puissance conquise par la découverte de l’Irlandais,fils du révérend Maturin, se perdit ainsi.

Il fut impossible à quelques orientalistes, à des mystiques, àdes archéologues occupés de ces choses, de constater historiquementla manière d’évoquer le démon. Voici pourquoi.

Le treizième jour de ses noces enragées, le pauvre clerc gisaitsur son grabat, chez son patron, dans un grenier de la rueSaint-Honoré. La Honte, cette stupide déesse qui n’ose se regarder,s’empara du jeune homme qui devint malade, il voulut se soignerlui-même, et se trompa de dose en prenant une drogue curative dueau génie d’un homme bien connu sur les murs de Paris. Le clerccreva donc sous le poids du vif-argent, et son cadavre devint noircomme le dos d’une taupe. Un diable avait certainement passé parlà, mais lequel&|160;? Etait-ce Astaroth&|160;?

— Cet estimable jeune homme a été emporté dans la planète deMercure, dit le premier clerc à un démonologue allemand qui vintprendre des renseignements sur cette affaire.

— Je le croirais volontiers, répondit l’Allemand.

— Ha&|160;!

— Oui, monsieur, reprit l’Allemand, cette opinion s’accorde avecles propres paroles de Jacob Boehm, en sa quarante-huitièmeproposition sur la TRIPLE VIE DE L’HOMME, où il est dit que si Dieua opéré toutes choses par le FIAT, le FIAT est la secrète

matrice qui comprend et saisit la nature que forme l’esprit néde Mercure et de Dieu.

— Vous dites, monsieur&|160;?

L’Allemand répéta sa phrase.

— Nous ne connaissons pas, dirent les clercs.

— Fiat&|160;?… dit un clerc, fiat lux&|160;!

— Vous pouvez vous convaincre de la vérité de cette citation,reprit l’Allemand en lisant la phrase dans la page 75 du Traité dela TRIPLE VIE DE L’HOMME imprimé en 1809, chez monsieur Migneret,et traduit par un philosophe, grand admirateur de l’illustrecordonnier.

— Ha&|160;! il était cordonnier, dit le premier clerc.Voyez-vous ça&|160;!

— En Prusse&|160;! reprit l’Allemand.

— Travaillait-il pour le roi&|160;? dit un béotien de secondclerc.

— Il aurait dû mettre des béquets à ses phrases, dit letroisième clerc.

— Cet homme est pyramidal, s’écria le quatrième clerc enmontrant l’Allemand.

Quoiqu’il fût un démonologue de première force, l’étranger nesavait pas quels mauvais diables sont les clercs&|160;; il s’enalla, ne comprenant rien à leurs plaisanteries, et convaincu queces jeunes gens trouvaient Boehm un génie pyramidal.

— Il y a de l’instruction en France, se dit-il.

Paris, 6 mai 1835.

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