Moll Flanders

Moll Flanders

 

Mon véritable nom est si bien connu dans lesarchives ou registres des prisons de Newgate et de Old Bailey etcertaines choses de telle importance en dépendent encore, qui sontrelatives à ma conduite particulière, qu’il ne faut pas attendreque je fasse mention ici de mon nom ou de l’origine de mafamille; peut-être après ma mort ceci sera mieux connu;à présent il n’y aurait nulle convenance, non, quand même ondonnerait pleine et entière rémission, sans exception de personnesou de crimes.

Il suffira de vous dire que certaines de mespires camarades, hors d’état de me faire du mal, car elles sontsorties de ce monde par le chemin de l’échelle et de la corde quemoi-même j’ai souvent pensé prendre, m’ayant connue par le nom deMoll Flanders, vous me permettrez de passer sous ce nom jusqu’à ceque j’ose avouer tout ensemble qui j’ai été et qui je suis.

On m’a dit que dans une nation voisine, soiten France, soit ailleurs, je n’en sais rien, il y a un ordre duroi, lorsqu’un criminel est condamné ou à mourir ou aux galères ouà être déporté, et qu’il laisse des enfants (qui sont d’ordinairesans ressource par la confiscation des biens de leurs parents),pour que ces enfants soient immédiatement placés sous la directiondu gouvernement et transportés dans un hôpital qu’on nomme Maisondes Orphelins, où ils sont élevés, vêtus, nourris, instruits, et autemps de leur sortie entrent en apprentissage ou en service,tellement qu’ils sont capables de gagner leur vie par une conduitehonnête et industrieuse.

Si telle eût été la coutume de notre pays, jen’aurais pas été laissée, pauvre fille désolée, sans amis, sansvêtements, sans aide, sans personne pour m’aider, comme fut monsort; par quoi je fus non seulement exposée à de très grandesdétresses, même avant de pouvoir ou comprendre ma situation oul’amender, mais encore jetée à une vie scandaleuse en elle-même, etqui par son ordinaire cours amène la destruction de l’âme et ducorps.

Mais ici le cas fut différent. Ma mère futconvaincue de félonie pour un petit vol à peine digne d’êtrerapporté: elle avait emprunté trois pièces de fine Hollande àun certain drapier dans Cheapside; les détails en sont troplongs à répéter, et je les ai entendus raconter de tant de façonsque je puis à peine dire quel est le récit exact.

Quoiqu’il en soit, ils s’accordent tous enceci, que ma mère plaida son ventre, qu’on la trouva grosse, etqu’elle eut sept mois de répit; après quoi on la saisit(comme ils disent) du premier jugement; mais elle obtintensuite la faveur d’être déportée aux plantations, et me laissa,n’étant pas âgée de la moitié d’un an, et en mauvaises mains, commevous pouvez croire.

Ceci est trop près des premières heures de mavie pour que je puisse raconter aucune chose de moi, sinon parouï-dire; il suffira de mentionner que je naquis dans un simalheureux endroit qu’il n’y avait point de paroisse pour y avoirrecours afin de me nourrir dans ma petite enfance, et je ne peuxpas expliquer le moins du monde comment on me fit vivre; sice n’est qu’une parente de ma mère (ainsi qu’on me l’a dit)m’emmena avec elle, mais aux frais de qui, ou par l’ordre de qui,c’est ce dont je ne sais rien.

La première chose dont je puisse me souvenir,ou que j’aie pu jamais apprendre sur moi, c’est que j’arrivai àêtre mêlée dans une bande de ces gens qu’on nomme Bohémiens ouÉgyptiens; mais je pense que je restai bien peu de tempsparmi eux, car ils ne décolorèrent point ma peau, comme ils le fontà tous les enfants qu’ils emmènent, et je ne puis dire comment jevins parmi eux ni comment je les quittai.

Ce fut à Colchester, en Essex, que ces gensm’abandonnèrent; et j’ai dans la tête la notion que c’est moiqui les abandonnai (c’est-à-dire que je me cachai et ne voulus pasaller plus loin avec eux), mais je ne saurais rien affirmerlà-dessus. Je me rappelle seulement qu’ayant été prise par desofficiers de la paroisse de Colchester, je leur répondis quej’étais venue en ville avec les Égyptiens, mais que je ne voulaispas aller plus loin avec eux, et qu’ainsi ils m’avaientlaissée; mais où ils étaient allés, voilà ce que je ne savaispas; car, ayant envoyé des gens par le pays pour s’enquérir,il paraît qu’on ne put les trouver.

J’étais maintenant en point d’êtrepourvue; car bien que je ne fusse pas légalement à la chargede la paroisse pour telle au telle partie de la ville, pourtant,dès qu’on connut ma situation et qu’on sut que j’étais trop jeunepour travailler, n’ayant pas plus de trois ans d’âge, la pitié émutles magistrats de la ville, et ils décidèrent de me prendre sousleur garde, et je devins à eux tout comme si je fusse née dans lacité.

Dans la provision qu’ils firent pour moi,j’eus la chance d’être mise en nourrice, comme ils disent, chez unebonne femme qui était pauvre, en vérité, mais qui avait connu demeilleurs jours, et qui gagnait petitement sa vie en élevant desenfants tels qu’on me supposait être, et en les entretenant entoutes choses nécessaires jusqu’à l’âge où l’on pensait qu’ilspourraient entrer en service ou gagner leur propre pain.

Cette bonne femme avait aussi une petite écolequ’elle tenait pour enseigner aux enfants à lire et à coudre;et ayant, comme j’ai dit, autrefois vécu en bonne façon, elleélevait les enfants avec beaucoup d’art autant qu’avec beaucoup desoin.

Mais, ce qui valait tout le reste, elle lesélevait très religieusement aussi, étant elle-même une femme biensobre et pieuse, secondement bonne ménagère et propre, ettroisièmement de façons et mœurs honnêtes. Si bien qu’à ne pointparler de la nourriture commune, du rude logement et des vêtementsgrossiers, nous étions élevés aussi civilement qu’à la classe d’unmaître de danse.

Je continuai là jusqu’à l’âge de huit ans,quand je fus terrifiée par la nouvelle que les magistrats (je croisqu’on les nommait ainsi) avaient donné l’ordre de me mettre enservice; je ne pouvais faire que bien peu de chose, où qu’onm’envoyât, sinon aller en course, ou servir de souillon à quelquefille de cuisine; et comme on me le répétait souvent, j’enpris une grande frayeur; car j’avais une extrême aversion àentrer en service, comme ils disaient, bien que je fusse sijeune; et je dis à ma nourrice que je croyais pouvoir gagnerma vie sans entrer en service, si elle voulait bien me lepermettre; car elle m’avait appris à travailler de monaiguille et à filer de la grosse laine, qui est la principaleindustrie de cette ville, et je lui dis que si elle voulait bien megarder, je travaillerais bien fort.

Je lui parlais presque chaque jour detravailler bien fort et, en somme, je ne faisais que travailler etpleurer tout le temps, ce qui affligea tellement l’excellente bonnefemme qu’enfin elle se mit à s’inquiéter de moi: car ellem’aimait beaucoup.

Là-dessus, un jour, comme elle entrait dans lachambre où tous les pauvres enfants étaient au travail, elles’assit juste en face de moi; non pas à sa place habituellede maîtresse mais comme si elle se disposait à dessein pourm’observer et me regarder travailler; j’étais en train defaire un ouvrage auquel elle m’avait mise, et je me souviens quec’était à marquer des chemises; et après un temps ellecommença de me parler:

– Petite sotte, dit-elle, tu es toujours àpleurer (et je pleurais alors), dis-moi pourquoi tu pleures.

– Parce qu’ils vont m’emmener, dis-je, et memettre en service, et je ne peux pas faire le travail deménage.

– Eh bien, mon enfant, dit-elle, il estpossible que tu ne puisses pas faire le travail de ménage, mais tul’apprendras plus tard, et on ne te mettra pas au gros ouvrage toutde suite.

– Si, on m’y mettra, dis-je, et si je ne peuxpas le faire, on me battra, et les servantes me battront pour mefaire faire le gros ouvrage, et je ne suis qu’une petite fille, etje ne peux pas le faire!

Et je me remis à pleurer jusqu’à ne pluspouvoir parler.

Ceci émut ma bonne nourrice maternelle;si bien qu’elle résolut que je n’entrerais pas encore encondition; et elle me dit de ne pas pleurer, et qu’elleparlerait à M.le maire et que je n’entrerais en service quequand je serais plus grande.

Eh bien, ceci ne me satisfit pas; car laseule idée d’entrer en condition était pour moi une chose siterrible que si elle m’avait assuré que je n’y entrerais pas avantl’âge de vingt ans, cela aurait été entièrement pareil pourmoi; j’aurais pleuré tout le temps, rien qu’à l’appréhensionque la chose finirait par arriver.

Quand elle vit que je n’étais pas apaisée,elle se mit en colère avec moi:

– Et que veux-tu donc de plus, dit-elle,puisque je te dis que tu n’entreras en service que quand tu serasplus grande?

– Oui, dis-je, mais il faudra tout de même quej’y entre, à la fin.

– Mais quoi, dit-elle, est-ce que cette filleest folle? Quoi, tu veux donc être une dame dequalité?

– Oui, dis-je, et je pleurai de tout mon cœur,jusqu’à éclater encore en sanglots.

Ceci fit rire la vieille demoiselle, commevous pouvez bien penser.

– Eh bien, madame, en vérité, dit-elle, en semoquant de moi, vous voulez donc être une dame de qualité, etcomment ferez-vous pour devenir dame de qualité? est-ce avecle bout de vos doigts?

– Oui, dis-je encore innocemment.

– Mais voyons, qu’est-ce que tu peux gagner,dit-elle; qu’est-ce que tu peux gagner par jour entravaillant?

– Six sous, dis-je, quand je file, et huitsous quand je couds du gros linge.

– Hélas! pauvre dame de qualité,dit-elle encore en riant, cela ne te mènera pas loin.

– Cela me suffira, dis-je, si vous voulez bienme laisser vivre avec vous.

Et je parlais d’un si pauvre ton suppliant quej’étreignis le cœur de la bonne femme, comme elle me dit plustard.

– Mais, dit-elle, cela ne suffira pas à tenourrir et à t’acheter des vêtements; et qui donc achèterades robes pour la petite dame de qualité? dit-elle.

Et elle me souriait tout le temps.

– Alors je travaillerai plus dur, dis-je, etje vous donnerai tout l’argent.

– Mais, mon pauvre enfant, cela ne suffirapas, dit-elle; il y aura à peine de quoi te fournird’aliments.

– Alors vous ne me donnerez pas d’aliments,dis-je encore, innocemment; mais vous me laisserez vivre avecvous.

– Et tu pourras vivre sans aliments?dit-elle.

– Oui, dis-je encore, comme un enfant, vouspouvez bien penser, et je pleurai encore de tout mon cœur.

Je n’avais aucun calcul en tout ceci;vous pouvez facilement voir que tout était de nature; maisc’était joint à tant d’innocence et à tant de passion qu’en sommela bonne créature maternelle se mit à pleurer aussi, et enfinsanglota aussi fort que moi, et me prit et me mena hors de la salled’école: «Viens, dit-elle, tu n’iras pas en service, tuvivras avec moi»; et ceci me consola pour lemoment.

Là-dessus, elle alla faire visite au maire,mon affaire vint dans la conversation, et ma bonne nourrice racontaà M.le maire toute l’histoire; il en fut si charméqu’il alla appeler sa femme et ses deux filles pour l’entendre, etils s’en amusèrent assez entre eux, comme vous pouvez bienpenser.

Enfin, une semaine ne s’était pas écoulée, quevoici tout à coup madame la femme du maire et ses deux filles quiarrivent à la maison pour voir ma vieille nourrice, et visiter sonécole et les enfants. Après qu’elles les eurent regardés un peu detemps:

– Eh bien, madame, dit la femme du maire à manourrice, et quelle est donc, je vous prie, la petite fille quiveut être dame de qualité?

Je l’entendis et je fus affreusement effrayée,quoique sans savoir pourquoi non plus; mais madame la femmedu maire vient jusqu’à moi:

– Eh bien, mademoiselle, dit-elle, et quelouvrage faites-vous en ce moment?

Le mot mademoiselle était un langagequ’on n’avait guère entendu parler dans notre école, et jem’étonnai de quel triste nom elle m’appelait; néanmoins je melevai, fis une révérence, et elle me prit mon ouvrage dans lesmains, le regarda, et dit que c’était très bien; puis elleregarda une de mes mains:

– Ma foi, dit-elle, elle pourra devenir damede qualité, après tout; elle a une main de dame, je vousassure.

Ceci me fit un immense plaisir; maismadame la femme du maire ne s’en tint pas là, mais elle mit sa maindans sa poche et me donna un shilling, et me recommanda d’être bienattentive à mon ouvrage et d’apprendre à bien travailler, etpeut-être je pourrais devenir une dame de qualité, après tout.

Et tout ce temps ma bonne vieille nourrice, etmadame la femme du maire et tous les autres gens, ne mecomprenaient nullement: car eux voulaient dire une sorte dechose par le mot dame de qualité et moi j’en voulais dire une toutedifférente; car hélas! tout ce que je comprenais endisant dame de qualité, c’est que je pourrais travailler pour moiet gagner assez pour vivre sans entrer en service; tandis quepour eux cela signifiait vivre dans une grande et haute position etje ne sais quoi.

Eh bien, après que madame la femme du mairefut partie, ses deux filles arrivèrent et demandèrent aussi à voirla dame de qualité, et elles me parlèrent longtemps, et je leurrépondis à ma guise innocente; mais toujours lorsqu’elles medemandaient si j’avais résolu de devenir une dame de qualité, jerépondais «oui»: enfin elles me demandèrent ceque c’était qu’une dame de qualité. Ceci me troubla fort:toutefois j’expliquai négativement que c’était une personne quin’entrait pas en service pour faire le ménage; elles enfurent extrêmement charmées, et mon petit babillage leur plut etleur sembla assez agréable, et elles me donnèrent aussi del’argent.

Pour mon argent, je le donnai tout à manourrice-maîtresse comme je l’appelais, et lui promis qu’elleaurait tout ce que je gagnerais quand je serais dame de qualité,aussi bien que maintenant; par ceci et d’autres choses que jedisais, ma vieille gouvernante commença de comprendre ce que jevoulais dire par dame de qualité, et que ce n’était pas plus qued’être capable de gagner mon pain par mon propre travail et enfinelle me demanda si ce n’était pas cela.

Je lui dis que oui, et j’insistai pour luiexpliquer que vivre ainsi, c’était être dame de qualité; car,dis-je, il y a une telle, nommant une femme qui raccommodait de ladentelle et lavait les coiffes de dentelle des dames; elle,dis-je, c’est une dame de qualité, et on l’appellemadame.

– Pauvre enfant, dit ma bonne vieillenourrice, tu pourras bientôt être une personne mal famée, et qui aeu deux bâtards.

Je ne compris rien à cela; mais jerépondis: «Je suis sûre qu’on l’appellemadame, et elle ne va pas en service, et elle ne fait pasle ménage»; et ainsi je soutins qu’elle était dame dequalité, et que je voulais être dame de qualité, comme elle.

Tout ceci fut répété aux dames, et elles s’enamusèrent et de temps en temps les filles de M.le mairevenaient me voir et demandaient où était la petite dame de qualité,ce qui ne me rendait pas peu fière de moi, d’ailleurs j’avaissouvent la visite de ces jeunes dames, et elles en amenaientd’autres avec elles; de sorte que par cela je devins connuepresque dans toute la ville.

J’avais maintenant près de dix ans et jecommençais d’avoir l’air d’une petite femme, car j’étaisextrêmement sérieuse, avec de belles manières, et comme j’avaissouvent entendu dire aux dames que j’étais jolie, et que jedeviendrais extrêmement belle, vous pouvez penser que cela ne merendait pas peu fière; toutefois cette vanité n’eut pasencore de mauvais effet sur moi; seulement, comme elles medonnaient souvent de l’argent que je donnais à ma vieille nourrice,elle, honnête femme, avait l’intégrité de le dépenser pour moi afinde m’acheter coiffe, linge et gants, et j’allais nettementvêtue; car si je portais des haillons, j’étais toujours trèspropre, ou je les faisais barboter moi-même dans l’eau, mais,dis-je, ma bonne vieille nourrice, quand on me donnait de l’argent,bien honnêtement le dépensait pour moi, et disait toujours auxdames que ceci ou cela avait été acheté avec leur argent; etceci faisait qu’elles m’en donnaient davantage; jusqu’enfinje fus tout de bon appelée par les magistrats, pour entrer enservice; mais j’étais alors devenue si excellente ouvrière,et les dames étaient si bonnes pour moi, que j’en avais passé lebesoin; car je pouvais gagner pour ma nourrice autant qu’illui fallait pour m’entretenir; de sorte qu’elle leur dit que,s’ils lui permettaient, elle garderait la «dame dequalité» comme elle m’appelait, pour lui servir d’aide etdonner leçon aux enfants, ce que j’étais très bien capable defaire; car j’étais très agile au travail, bien que je fusseencore très jeune.

Mais la bonté de ces dames ne s’arrêta pas là,car lorsqu’elles comprirent que je n’étais plus entretenue par lacité, comme auparavant, elles me donnèrent plus souvent del’argent; et, à mesure que je grandissais, ellesm’apportaient de l’ouvrage à faire pour elles: tel que lingeà rentoiler, dentelles à réparer, coiffes à façonner, et nonseulement me payaient pour mon ouvrage, mais m’apprenaient même àle faire, de sorte que j’étais véritablement une dame de qualité,ainsi que je l’entendais; car avant d’avoir douze ans, nonseulement je me suffisais en vêtements et je payais ma nourricepour m’entretenir, mais encore je mettais de l’argent dans mapoche.

Les dames me donnaient aussi fréquemment deleurs hardes ou de celles de leurs enfants; des bas, desjupons, des habits, les unes telle chose, les autres telle autre,et ma vieille femme soignait tout cela pour moi comme une mère,m’obligeait à raccommoder, et à tourner tout au meilleurusage: car c’était une rare et excellente ménagère.

À la fin, une des dames se prit d’un telcaprice pour moi qu’elle désirait m’avoir chez elle, dans samaison, pour un mois, dit-elle, afin d’être en compagnie de sesfilles.

Vous pensez que cette invitation étaitexcessivement aimable de sa part; toutefois, comme lui dit mabonne femme, à moins qu’elle se décidât à me garder pour tout debon, elle ferait à la petite dame de qualité plus de mal que debien. – «Eh bien, dit la dame, c’est vrai; je laprendrai chez moi seulement pendant une semaine, pour voir commentmes filles et elles s’accordent, et comment son caractère me plaît,et ensuite je vous en dirai plus long; et cependant, s’ilvient personne la voir comme d’ordinaire, dites-leur seulement quevous l’avez envoyée en visite à ma maison.»

Ceci était prudemment ménagé, et j’allai fairevisite à la dame, où je me plus tellement avec les jeunesdemoiselles, et elles si fort avec moi, que j’eus assez à fairepour me séparer d’elles, et elles en furent aussi fâchées quemoi-même.

Je les quittai cependant et je vécus presqueune année encore avec mon honnête vielle femme; et jecommençais maintenant de lui être bien utile; car j’avaispresque quatorze ans, j’étais grande pour mon âge, et j’avais déjàl’air d’une petite femme; mais j’avais pris un tel goût del’air de qualité dont on vivait dans la maison de la dame, que jene me sentais plus tant à mon aise dans mon ancien logement;et je pensais qu’il était beau d’être vraiment dame de qualité, carj’avais maintenant des notions tout à fait différentes sur lesdames de qualité; et comme je pensais qu’il était beau d’êtreune dame de qualité, ainsi j’aimais être parmi les dames dequalité, et voilà pourquoi je désirais ardemment y retourner.

Quand j’eus environ quatorze ans et troismois, ma bonne vieille nourrice (ma mère, je devrais l’appeler)tomba malade et mourut. Je me trouvai alors dans une tristecondition, en vérité; car ainsi qu’il n’y a pas grand’peine àmettre fin à la famille d’une pauvre personne une fois qu’on les atous emmenés au cimetière, ainsi la pauvre bonne femme étantenterrée, les enfants de la paroisse furent immédiatement enlevéspar les marguilliers; l’école était finie et les externes quiy venaient n’avaient plus qu’à attendre chez eux qu’on les envoyâtailleurs; pour ce qu’elle avait laissé, une fille à elle,femme mariée, arriva et balaya tout; et, comme on emportaitles meubles, on ne trouva pas autre chose à me dire que deconseiller par plaisanterie à la petite dame de qualité des’établir maintenant à son compte, si elle le voulait.

J’étais perdue presque de frayeur, et je nesavais que faire; car j’étais pour ainsi dire mise à la portedans l’immense monde, et, ce qui était encore pire, la vieillehonnête femme avait gardé par devers elle vingt et deux shillings àmoi, qui étaient tout l’état que la petite dame de qualité avait aumonde; et quand je les demandai à la fille, elle me bousculaet me dit que ce n’étaient point ses affaires.

Il était vrai que la bonne pauvre femme enavait parlé à sa fille, disant que l’argent se trouvait à telendroit, et que c’était l’argent de l’enfant, et qu’elle m’avaitappelée une ou deux fois pour me le donner, mais je ne me trouvaismalheureusement pas là, et lorsque je revins, elle était hors lacondition de pouvoir en parler; toutefois la fille fut assezhonnête ensuite pour me le donner, quoiqu’elle m’eût d’abord à cesujet traitée si cruellement.

Maintenant j’étais une pauvre dame de qualité,en vérité, et juste cette même nuit j’allais être jetée dansl’immense monde; car la fille avait tout emporté, et jen’avais pas tant qu’un logement pour y aller, ou un bout de pain àmanger; mais il semble que quelques-uns des voisins prirentune si grande pitié de moi, qu’ils en informèrent la dame dans lafamille de qui j’avais été; et immédiatement elle envoya saservante pour me chercher; et me voilà partie avec elles, sacet bagages, et avec le cœur joyeux, vous pouvez bien penser;la terreur de ma condition avait fait une telle impression sur moi,que je ne voulais plus être dame de qualité, mais bien volontiersservante, et servante de telle espèce pour laquelle on m’auraitcrue bonne.

Mais ma nouvelle généreuse maîtresse avait demeilleures pensées pour moi. Je la nomme généreuse, car autant elleexcédait la bonne femme avec qui j’avais vécu avant en tout, qu’enétat; je dis en tout, sauf en honnêteté; et pour cela,quoique ceci fût une dame bien exactement juste, cependant je nedois pas oublier de dire en toutes occasions, que la première, bienque pauvre, était aussi foncièrement honnête qu’il estpossible.

Je n’eus pas plus tôt été emmenée par cettebonne dame de qualité, que la première dame, c’est-à-dire madame lafemme du maire, envoya ses filles pour prendre soin de moi;et une autre famille qui m’avait remarquée, quand j’étais la petitedame de qualité, me fit chercher, après celle-là, de sorte qu’onfaisait grand cas de moi; et elles ne furent pas peu fâchées,surtout madame la femme du maire, que son amie m’eût enlevée àelle; car disait-elle, je lui appartenais par droit, elleayant été la première qui eût pris garde à moi; mais cellesqui me tenaient ne voulaient pas me laisser partir; et, pourmoi, je ne pouvais être mieux que là où j’étais.

Là, je continuai jusqu’à ce que j’eusse entredix-sept et dix-huit ans, et j’y trouvai tous les avantagesd’éducation qu’on peut s’imaginer; cette dame avait desmaîtres qui venaient pour enseigner à ses filles à danser, à parlerfrançais et à écrire, et d’autres pour leur enseigner lamusique; et, comme j’étais toujours avec elles, j’apprenaisaussi vite qu’elles; et quoique les maîtres ne fussent pasappointés pour m’enseigner, cependant j’apprenais par imitation etquestions tout ce qu’elles apprenaient par instruction etdirection. Si bien qu’en somme j’appris à danser et à parlerfrançais aussi bien qu’aucune d’elles et à chanter beaucoup mieux,car j’avais une meilleure voix qu’aucune d’elles; je nepouvais pas aussi promptement arriver à jouer du clavecin ou del’épinette, parce que je n’avais pas d’instruments à moi pour m’yexercer, et que je ne pouvais toucher les leurs que parintervalles, quand elles les laissaient; mais, pourtant,j’appris suffisamment bien, et finalement les jeunes demoiselleseurent deux instruments, c’est-à-dire un clavecin et une épinetteaussi, et puis me donnèrent leçon elles-mêmes; mais, pour cequi est de danser, elles ne pouvaient mais que je n’apprisse lesdanses de campagne, parce qu’elles avaient toujours besoin de moipour faire un nombre égal, et, d’autre part, elles mettaient aussibon cœur à m’apprendre tout ce qu’on leur avait enseigné àelles-mêmes que moi à profiter de leurs leçons.

Par ces moyens j’eus, comme j’ai dit, tous lesavantages d’éducation que j’aurais pu avoir, si j’avais été autantdemoiselle de qualité que l’étaient celles avec qui je vivais, et,en quelques points, j’avais l’avantage sur mesdemoiselles, bienqu’elles fussent mes supérieures: en ce que tous mes donsétaient de nature et que toutes leurs fortunes n’eussent pufournir. D’abord j’étais jolie, avec plus d’apparence qu’aucuned’elles; deuxièmement j’étais mieux faite;troisièmement, je chantais mieux, par quoi je veux dire que j’avaisune meilleure voix; en quoi vous me permettrez de dire,j’espère, que je ne donne pas mon propre jugement, mais l’opinionde tous ceux qui connaissaient la famille.

J’avais avec tout cela, la commune vanité demon sexe, en ce qu’étant réellement considérée comme très jolie,ou, si vous voulez, comme une grande beauté, je le savais fortbien, et j’avais une aussi bonne opinion de moi-même qu’homme dumonde, et surtout j’aimais à en entendre parler les gens, ce quiarrivait souvent et me donnait une grande satisfaction.

Jusqu’ici mon histoire a été aisée à dire, etdans toute cette partie de ma vie, j’avais non seulement laréputation de vivre dans une très bonne famille, mais aussi larenommée d’une jeune fille bien sobre, modeste et vertueuse, ettelle j’avais toujours été; d’ailleurs, je n’avais jamais euoccasion de penser à autre chose, ou de savoir ce qu’était unetentation au vice. Mais ce dont j’étais trop fière fut ma perte. Lamaîtresse de la maison où j’étais avait deux fils, jeunesgentilshommes de qualité et tenue peu ordinaires, et ce fut monmalheur d’être très bien avec tous deux, mais ils se conduisirentavec moi d’une manière bien différente.

L’aîné, un gentilhomme gai, qui connaissait laville autant que la campagne, et, bien qu’il eût de légèreté assezpour commettre une mauvaise action, cependant avait trop dejugement pratique pour payer trop cher ses plaisirs; ilcommença par ce triste piège pour toutes les femmes, c’est-à-direqu’il prenait garde à toutes occasions combien j’étais jolie, commeil disait, combien agréable, combien mon port était gracieux, etmille autres choses; et il y mettait autant de subtilité ques’il eût eu la même science à prendre une femme au filet qu’uneperdrix à l’affût, car il s’arrangeait toujours pour répéter cescompliments à ses sœurs au moment que, bien que je ne fusse pas là,cependant il savait que je n’étais pas assez éloignée pour ne pasêtre assurée de l’entendre. Ses sœurs lui répondaientdoucement: «Chut! frère, elle va t’entendre, elleest dans la chambre d’à côté.» Alors il s’interrompait etparlait à voix basse, prétendant ne l’avoir pas su, et avouaitqu’il avait eu tort; puis, feignant de s’oublier, se mettaità parler de nouveau à voix haute, et moi, qui étais si charmée del’entendre, je n’avais garde de ne point l’écouter à toutesoccasions.

Après qu’il eut ainsi amorcé son hameçon etassez aisément trouvé le moyen de placer l’appât sur ma route, iljoua à jeu découvert, et un jour, passant par la chambre de sa sœurpendant que j’y étais, il entre avec un air de gaieté:

– Oh! madame Betty, me dit-il, commentallez-vous, madame Betty? Est-ce que les joues ne vousbrûlent pas, madame Betty.

Je fis une révérence et me mis à rougir, maisne répondis rien.

– Pourquoi lui dis-tu cela, mon frère?dit la demoiselle.

– Mais, reprit-il, parce que nous venons deparler d’elle, en bas, cette demi-heure.

– Eh bien, dit sa sœur, vous n’avez pas pudire de mal d’elle, j’en suis sûre; ainsi, peu importe cedont vous avez pu parler.

– Non, non, dit-il, nous avons été si loin dedire du mal d’elle, que nous en avons dit infiniment de bien, etbeaucoup, beaucoup de belles choses ont été répétées surMmeBetty, je t’assure, et en particulier que c’est la plusjolie jeune fille de Colchester; et, bref, ils commencent enville à boire à sa santé.

– Je suis vraiment surprise de ce que tu dis,mon frère, répond la sœur; il ne manque qu’une chose à Betty,mais autant vaudrait qu’il lui manquât tout, car son sexe est enbaisse sur le marché au temps présent; et si une jeune femmea beauté, naissance, éducation, esprit, sens, bonne façon etchasteté, et tout a l’extrême, toutefois si elle n’a pointd’argent, elle n’est rien; autant vaudrait que tout lui fitdéfaut: l’argent seul, de nos jours, recommande unefemme; les hommes se passent le beau jeu tour à tour.

Son frère cadet, qui était là,s’écria:

– Arrête, ma sœur, tu vas trop vite; jesuis une exception à ta règle; je t’assure que si je trouveune femme aussi accomplie, je ne m’inquiéterai guère del’argent.

– Oh! dit la sœur, mais tu prendrasgarde alors de ne point te mettre dans l’esprit une qui n’ait pasd’argent.

– Pour cela, tu n’en sais rien non plus, ditle frère.

– Mais pourquoi, ma sœur, dit le frère aîné,pourquoi cette exclamation sur la fortune? Tu n’es pas decelles à qui elle fait défaut, quelles que soient les qualités quite manquent.

– Je te comprends très bien, mon frère,réplique la dame fort aigrement, tu supposes que j’ai la fortune etque la beauté me manque; mais tel est le temps que lapremière suffira: je serai donc encore mieux partagée que mesvoisines.

– Eh bien, dit le frère cadet, mais tesvoisines pourront bien avoir part égale, car beauté ravit un mariparfois en dépit d’argent, et quand la fille se trouve mieux faiteque la maîtresse, par chance elle fait un aussi bon marché et monteen carrosse avant l’autre.

Je crus qu’il était temps pour moi de meretirer, et je le fis, mais pas assez loin pour ne pas saisir toutleur discours, où j’entendis abondance de belles choses qu’ondisait de moi, ce qui excita ma vanité, mais ne me mit pas enchemin, comme je le découvris bientôt, d’augmenter mon intérêt dansla famille, car la sœur et le frère cadet se querellèrent amèrementlà-dessus; et, comme il lui dit, à mon sujet, des choses fortdésobligeantes, je pus voir facilement qu’elle en gardait rancunepar la conduite qu’elle tint envers moi, et qui fut en vérité bieninjuste, car je n’avais jamais eu la moindre pensée de ce qu’ellesoupçonnait en ce qui touchait son frère cadet; certainementl’aîné, à sa façon obscure et lointaine, avait dit quantité dechoses plaisamment que j’avais la folie de tenir pour sérieuses oude me flatter de l’espoir de ce que j’aurais dû supposer qu’iln’entendrait jamais.

Il arriva, un jour, qu’il monta tout courantl’escalier vers la chambre où ses sœurs se tenaient d’ordinairepour coudre, comme il le faisait souvent, et, les appelant de loinavant d’entrer, comme il en avait aussi coutume, moi, étant là,seule, j’allai à la porte et dis:

– Monsieur, ces dames ne sont pas là, ellessont allées se promener au jardin.

Comme je m’avançais pour parler ainsi, ilvenait d’arriver jusqu’à la porte, et me saisissant dans ses bras,comme c’eût été par chance:

– Oh! madame Betty, dit-il, êtes-vousdonc là? C’est encore mieux, je veux vous parler à vous bienplus qu’à elles.

Et puis, me tenant dans ses bras, il me baisatrois ou quatre fois.

Je me débattis pour me dégager, et toutefoisje ne le fis que faiblement, et il me tint serrée, et continua deme baiser jusqu’à ce qu’il fût hors d’haleine; et,s’asseyant, il dit:

– Chère Betty, je suis amoureux de vous.

Ses paroles, je dois l’avouer, m’enflammèrentle sang; tous mes esprits volèrent à mon cœur et me mirentassez en désordre. Il répéta ensuite plusieurs fois qu’il étaitamoureux de moi, et mon cœur disait aussi clairement qu’une voixque j’en étais charmée; oui, et chaque fois qu’ildisait: «Je suis amoureux de vous», mes rougeursrépondaient clairement: «Je le voudrais bien,monsieur.» Toutefois, rien d’autre ne se passa alors;ce ne fut qu’une surprise, et je me remis bientôt. Il serait restéplus longtemps avec moi, mais par hasard, il regardai la fenêtre,et vit ses sœurs qui remontaient le jardin. Il prit donc congé, mebaisa encore, me dit qu’il était très sérieux, et que j’enentendrais bien promptement davantage. Et le voilà parti infinimentjoyeux, et s’il n’y avait eu un malheur en cela, j’aurais été dansle vrai, mais l’erreur était que MmeBetty était sérieuse etque le gentilhomme ne l’était pas.

À partir de ce temps, ma tête courut surd’étranges choses, et je puis véritablement dire que je n’étais pasmoi-même, d’avoir un tel gentilhomme qui me répétait qu’il étaitamoureux de moi, et que j’étais une si charmante créature, comme ilme disait que je l’étais: c’étaient là des choses que je nesavais comment supporter; ma vanité était élevée au dernierdegré. Il est vrai que j’avais la tête pleine d’orgueil, mais, nesachant rien des vices de ce temps, je n’avais pas une pensée surma vertu; et si mon jeune maître l’avait proposé à premièrevue, il eût pu prendre toute liberté qu’il eût cru bonne;mais il ne perçut pas son avantage, ce qui fut mon bonheur à cemoment.

Il ne se passa pas longtemps avant qu’iltrouvât l’occasion de me surprendre encore, et presque dans la mêmeposture; en vérité, il y eut plus de dessein de sa part,quoique non de la mienne. Ce fut ainsi: les jeunes damesétaient sorties pour faire des visites avec leur mère; sonfrère n’était pas en ville, et pour son père, il était à Londresdepuis une semaine; il m’avait si bien guettée qu’il savaitoù j’étais, tandis que moi je ne savais pas tant s’il était à lamaison, et il monte vivement l’escalier, et, me voyant au travail,entre droit dans la chambre, où il commença juste comme l’autrefois, me prenant dans ses bras, et me baisant pendant presque unquart d’heure de suite.

C’est dans la chambre de sa plus jeune sœurque j’étais, et comme il n’y avait personne à la maison que laservante au bas de l’escalier, il en fut peut-être plushardi; bref, il commença d’être pressant avec moi; ilest possible qu’il me trouva un peu trop facile, car je ne luirésistai pas tandis qu’il ne faisait que me tenir dans ses bras etme baiser; en vérité, cela me donnait trop de plaisir pourlui résister beaucoup.

Eh bien, fatigués de ce genre de travail, nousnous assîmes, et là il me parla pendant longtemps; me ditqu’il était charmé de moi, qu’il ne pouvait avoir de repos qu’il nem’eût persuadé qu’il était amoureux de moi, et que si je pouvaisl’aimer en retour, et si je voulais le rendre heureux, je luisauverais la vie, et mille belles choses semblables. Je ne luirépondis que peu, mais découvris aisément que j’étais une sotte etque je ne comprenais pas le moins du monde ce qu’il entendait.

Puis il marcha par la chambre, et, me prenantpar la main, je marchai avec lui, et soudain, prenant son avantage,il me jeta sur le lit et m’y baisa très violemment, mais, pour luifaire justice, ne se livra à aucune grossièreté, seulement me baisapendant très longtemps; après quoi il crut entendre quelqu’unmonter dans l’escalier, de sorte qu’il sauta du lit et me souleva,professant infiniment d’amour pour moi, mais me dit que c’était uneaffection entièrement honorable, et qu’il ne voulait me causeraucun mal, et là-dessus il me mit cinq guinées dans la main etredescendit l’escalier.

Je fus plus confondue de l’argent que je nel’avais été auparavant de l’amour, et commençai de me sentir siélevée que je savais à peine si je touchais la terre. Cegentilhomme avait maintenant enflammé son inclination autant que mavanité, et, comme s’il eût trouvé qu’il avait une occasion et qu’ilfût lâché de ne pas la saisir, le voilà qui remonte au boutd’environ une demi-heure, et reprend son travail avec moi, justecomme il avait fait avant, mais avec un peu moins depréparation.

Et d’abord quand il fût entré dans la chambre,il se retourna et ferma la porte.

– Madame Betty, dit-il, je m’étais figuré toutà l’heure que quelqu’un montait dans l’escalier, mais il n’en étaitrien; toutefois, dit-il, si on me trouve dans la chambre avecvous, on ne me surprendra pas à vous baiser.

Je lui dis que je ne savais pas qui aurait pumonter l’escalier, car je croyais qu’il n’y avait personne à lamaison que la cuisinière et l’autre servante et elles ne prenaientjamais cet escalier-là.

– Eh bien, ma mignonne, il vaut mieuxs’assurer, en tout cas. – Et puis, s’assied, et nous commençâmes àcauser.

Et maintenant, quoique je fusse encore touteen feu de sa première visite, ne pouvant parler que peu, ilsemblait qu’il me mît les paroles dans la bouche, me disant combienpassionnément il m’aimait, et comment il ne pouvait rien avantd’avoir disposition de sa fortune, mais que dans ce temps-là ilétait bien résolu à me rendre heureuse, et lui-même, c’est-à-direde m’épouser, et abondance de telles choses, dont moi pauvre sotteje ne comprenais pas le dessein, mais agissais comme s’il n’y eûteu d’autre amour que celui qui tendait au mariage; et s’ileût parlé de l’autre je m’eusse trouvé ni lieu ni pouvoir pour direnon; mais nous n’en étions pas encore venus à cepoint-là.

Nous n’étions pas restés assis longtemps qu’ilse leva et m’étouffant vraiment la respiration sous ses baisers, mejeta de nouveau sur le lit; mais alors il alla plus loin quela décence ne me permet de rapporter, et il n’aurait pas été en monpouvoir de lui refuser à ce moment, s’il avait pris plus deprivautés qu’il ne fit.

Toutefois, bien qu’il prît ces libertés, iln’alla pas jusqu’à ce qu’on appelle la dernière faveur, laquelle,pour lui rendre justice, il ne tenta point; et ce renoncementvolontaire lui servit d’excuse pour toutes ses libertés avec moi end’autres occasions. Quand ce fut terminé, il ne resta qu’un petitmoment, mais me glissa presque une poignée d’or dans la main et melaissa mille prestations de sa passion pour moi, m’assurant qu’ilm’aimait au-dessus de toutes les femmes du monde.

Il ne semblera pas étrange que maintenant jecommençai de réfléchir; mais, hélas! ce fut avec uneréflexion bien peu solide. J’avais un fonds illimité de vanité etd’orgueil, un très petit fonds de vertu. Parfois, certes, jeruminais en moi pour deviner ce que visait mon jeune maître, maisne pensais à rien qu’aux belles paroles et à l’or; qu’il eûtintention de m’épouser ou non me paraissait affaire d’assez petiteimportance; et je ne pensais pas tant à faire mes conditionspour capituler, jusqu’à ce qu’il me fit une sorte de proposition enforme comme vous allez l’entendre.

Ainsi je m’abandonnai à la ruine sans lamoindre inquiétude. Jamais rien ne fut si stupide des deuxcôtés; si j’avais agi selon la convenance, et résisté commel’exigeaient l’honneur et la vertu, ou bien il eût renoncé à sesattaques, ne trouvant point lieu d’attendre l’accomplissement deson dessein, ou bien il eût fait de belles et honorablespropositions de mariage; dans quel cas on aurait pu le blâmerpar aventure mais non moi. Bref, s’il m’eût connue, et combienétait aisée à obtenir la bagatelle qu’il voulait, il ne se seraitpas troublé davantage la tête, mais m’aurait donné quatre ou cinqguinées et aurait couché avec moi la prochaine fois qu’il seraitvenu me trouver. D’autre part, si j’avais connu ses pensées etcombien dure il supposait que je serais à gagner, j’aurais pu fairemes conditions, et si je n’avais capitulé pour un mariage immédiat,j’aurais pu le faire pour être entretenue jusqu’au mariage, etj’aurais eu ce que j’aurais voulu; car il était riche àl’excès, outre ses espérances; mais j’avais entièrementabandonné de semblables pensées et j’étais occupée seulement del’orgueil de ma beauté, et de me savoir aimée par un telgentilhomme; pour l’or, je passais des heures entières à leregarder; je comptais les guinées plus de mille fois parjour. Jamais pauvre vaine créature ne fut si enveloppée par toutesles parties du mensonge que je ne le fus, ne considérant pas ce quiétait devant moi, et que la ruine était tout près de ma porte, et,en vérité, je crois que je désirais plutôt cette ruine que je nem’étudiais à l’éviter.

Néanmoins, pendant ce temps, j’avais assez deruse pour ne donner lieu le moins du monde à personne de la familled’imaginer que j’entretinsse la moindre correspondance avec lui. Àpeine si je le regardais en public ou si je lui répondais,lorsqu’il m’adressait la parole; et cependant malgré tout,nous avions de temps en temps une petite entrevue où nous pouvionsplacer un mot ou deux, et çà et là un baiser, mais point de belleoccasion pour le mal médité; considérant surtout qu’ilfaisait plus de détours qu’il n’en était besoin, et que la choselui paraissant difficile, il la rendait telle en réalité.

Mais comme le démon est un tentateur qui ne selasse point, ainsi ne manque-t-il jamais de trouver l’occasion ducrime auquel il invite. Ce fut un soir que j’étais au jardin, avecses deux jeunes sœurs et lui, qu’il trouva le moyen de me glisserun billet dans la main où il me disait que le lendemain il medemanderait en présence de tout le monde d’aller faire un messagepour lui et que je le verrais quelque part sur mon chemin.

En effet, après dîner, il me dit gravement,ses sœurs étant toutes là:

– Madame Betty, j’ai une faveur à vousdemander.

– Et laquelle donc? demande la secondesœur.

– Alors, ma sœur, dit-il très gravement, si tune peux te passer de MmeBetty aujourd’hui, tout autre momentsera bon.

Mais si, dirent-elles, elles pouvaient sepasser d’elle fort bien, et la sœur lui demanda pardon de saquestion.

– Eh bien, mais, dit la sœur aînée, il fautque tu dises à MmeBetty ce que c’est; si c’est quelqueaffaire privée que nous ne devions pas entendre, tu peux l’appelerdehors: la voilà.

– Comment, ma sœur, dit le gentilhomme trèsgravement, que veux-tu dire? Je voulais seulement la prier depasser dans High Street (et il tire de sa poche un rabat), danstelle boutique. Et puis il leur raconte une longue histoire surdeux belles cravates de mousseline dont il avait demandé le prix,et qu’il désirait que j’allasse en message acheter un tour de cou,pour ce rabat qu’il montrait, et que si on ne voulait pas prendrele prix que j’offrirais des cravates, que je misse un shilling deplus et marchandasse avec eux; et ensuite il imagina d’autresmessages et continua ainsi de me donner prou d’affaires, afin queje fusse bien assurée de demeurer sortie un bon moment.

Quand il m’eût donné mes messages, il leur fitune longue histoire d’une visite qu’il allait rendre dans unefamille qu’ils connaissaient tous, et où devaient se trouver telset tels gentilshommes, et très cérémonieusement pria ses sœurs del’accompagner, et elles, en semblable cérémonie, lui refusèrent àcause d’une société qui devait venir leur rendre visite cetteaprès-midi; toutes choses, soit dit en passant, qu’il avaitimaginées à dessein.

Il avait à peine fini de parler que sonlaquais entra pour lui dire que le carrosse de sir W… H… venait des’arrêter devant la porte; il y court et revientaussitôt.

– Hélas! dit-il à haute voix, voilà toutmon plaisir gâté d’un seul coup; sir W… envoie son carrossepour me ramener: il désire me parler. Il paraît que ce sir W…était un gentilhomme qui vivait à trois lieues de là, à qui ilavait parlé à dessein afin qu’il lui prêtât sa voiture pour uneaffaire particulière et l’avait appointée pour venir le chercher autemps qu’elle arriva, vers trois heures.

Aussitôt il demanda sa meilleure perruque, sonchapeau, son épée, et, ordonnant à son laquais d’aller l’excuser àl’autre endroit, – c’est-à-dire qu’il inventa une excuse pourrenvoyer son laquais, – il se prépare à monter dans le carrosse.Comme il sortait, il s’arrêta un instant et me parle en grandsérieux de son affaire, et trouve occasion de me dire trèsdoucement:

– Venez me rejoindre, ma chérie, aussitôt quepossible.

Je ne dis rien, mais lui fis ma révérence,comme je l’avais faite auparavant, lorsqu’il avait parlé devanttout le monde. Au bout d’un quart d’heure environ, je sortis aussi,sans avoir mis d’autre habit que celui que je portais, sauf quej’avais une coiffe, un masque, un éventail et une paire de gantsdans ma poche; si bien qu’il n’y eut pas le moindre soupçondans la maison. Il m’attendait dans une rue de derrière, près delaquelle il savait que je devais passer, et le cocher savait où ildevait toucher, en un certain endroit nommé Mile-End, où vivait unconfident à lui, où nous entrâmes, et où se trouvaient toutes lescommodités du monde pour faire tout le mal qu’il nous plairait.

Quand nous fumes ensemble, il commença, de meparler très gravement et de me dire qu’il ne m’avait pas amenée làpour me trahir; que la passion qu’il entretenait pour moi nesouffrait pas qu’il me déçût; qu’il était résolu à m’épousersitôt qu’il disposerait de sa fortune; que cependant, si jevoulais accorder sa requête, il m’entretiendrait forthonorablement; et me fit mille protestations de sa sincéritéet de l’affection qu’il me portait; et qu’il nem’abandonnerait jamais, et comme je puis bien dire, fit mille foisplus de préambules qu’il n’en eût eu besoin.

Toutefois, comme il me pressait de parler, jelui dis que je n’avais point de raison de douter de la sincérité deson amour pour moi, après tant de protestations, mais…

Et ici je m’arrêtai, comme si je lui laissaisà deviner le reste.

– Mais quoi, ma chérie? dit-il. Jedevine ce que vous voulez dire. Et si vous alliez devenir grosse,n’est-ce pas cela? Eh bien, alors, dit-il, j’aurai soin devous et de vous pourvoir, aussi bien que l’enfant; et afinque vous puissiez voir que je ne plaisante pas, dit-il, voiciquelque chose de sérieux pour vous, et là-dessus il tire une boursede soie avec cent guinées et me la donna; et je vous endonnerai une autre pareille, dit-il, tous les ans jusqu’à ce que jevous épouse.

Ma couleur monta et s’enfuit à la vue de labourse, et tout ensemble au feu de sa proposition, si bien que jene pus dire une parole, et il s’en aperçut aisément; de sorteque, glissant la bourse dans mon sein, je ne lui fis plus derésistance, mais lui laissai faire tout ce qui lui plaisait etaussi souvent qu’il lui plut et ainsi je scellai ma propredestruction d’un coup; car de ce jour, étant abandonnée de mavertu et de ma chasteté, il ne me resta plus rien de valeur pour merecommander ou à la bénédiction de Dieu ou à l’assistance deshommes.

Mais les choses ne se terminèrent pas là. Jeretournai en ville, fis les affaires dont il m’avait priée, et fusrentrée avant que personne s’étonnât de ma longue sortie;pour mon gentilhomme, il resta dehors jusque tard dans la nuit, etil n’y eut pas le moindre soupçon dans la famille, soit sur soncompte, soit sur le mien.

Nous eûmes ensuite de fréquentes occasions derenouveler notre crime, en particulier à la maison, quand sa mèreet les jeunes demoiselles sortaient en visite, ce qu’il guettait siétroitement qu’il n’y manquait jamais; sachant toujoursd’avance le moment où elles sortaient, et n’omettait pas alors deme surprendre toute seule et en absolue sûreté; de sorte quenous prîmes notre plein de nos mauvais plaisirs pendant presque lamoitié d’une année; et cependant, à ma bien grandesatisfaction, je n’étais pas grosse.

Mais avant que cette demi-année fût expirée,son frère cadet, de qui j’ai fait quelque mention, entra au jeuavec moi; et, me trouvant seule au jardin un soir, mecommence une histoire de même sorte, fit de bonnes et honnêtesprotestations de son amour pour moi, et bref, me propose dem’épouser bellement, en tout honneur.

J’étais maintenant confondue, et poussée à unetelle extrémité que je n’en avais jamais connu de semblable, jerésistai obstinément à sa proposition et commençai de m’armerd’arguments: je lui exposai l’inégalité de cette alliance, letraitement que je rencontrerais dans sa famille, l’ingratitude quece serait envers son bon père et sa mère qui m’avaient recueilliedans leur maison avec de si généreuses intentions et lorsque je metrouvais dans une condition si basse; et bref je dis, pour ledissuader, tout ce que je pus imaginer, excepté la vérité, ce quiaurait mis fin à tout, mais dont je n’osais même penser fairemention.

Mais ici survint une circonstance que jen’attendais pas, en vérité, et qui me mit à bout deressources: car ce jeune gentilhomme, de même qu’il étaitsimple et honnête, ainsi ne prétendait à rien qui ne le futégalement; et, connaissant sa propre innocence, il n’étaitpas si soigneux que l’était son frère de tenir secret dans lamaison qu’il eût une douceur pour MmeBetty; etquoiqu’il ne leur fit pas savoir qu’il m’en avait parlé, cependantil en dit assez pour laisser voir à ses sœurs qu’il m’aimait, et samère le vit aussi, et quoiqu’elles n’en fissent point semblant àmon égard, cependant elles ne le lui dissimulèrent pas, et aussitôtje trouvai que leur conduite envers moi était changée encore plusqu’auparavant.

Je vis le nuage, quoique sans prévision del’orage; il était facile de voir, dis-je, que leur conduiteétait changée et que tous les jours elle devenait pire etpire; jusqu’à ce qu’enfin je fus informée que dans très peude temps je serais priée de m’en aller.

Je ne fus pas effrayée de la nouvelle, étantpleinement assurée que je serais pourvue, et surtout regardant quej’avais raison, chaque jour d’attendre d’être grosse, et qu’alorsje serais obligée de partir sans couleurs aucunes.

Après quelque temps, le gentilhomme cadetsaisit une occasion pour me dire que la tendresse qu’il entretenaitpour moi s’était ébruitée dans la famille; il ne m’enaccusait pas, disait-il, car il savait assez par quel moyen onl’avait su; il me dit que c’étaient ses propres paroles quien avaient été l’occasion, car il n’avait pas tenu son respect pourmoi aussi secret qu’il eût pu, et la raison en était qu’il était aupoint que, si je voulais consentir à l’accepter, il leur dirait àtous ouvertement qu’il m’aimait et voulait m’épouser; qu’ilétait vrai que son père et sa mère en pourraient être fâchés et semontrer sévères, mais qu’il était maintenant fort capable de gagnersa vie, ayant profité dans le droit, et qu’il ne craindrait pointde m’entretenir, et qu’en somme, comme il croyait que je n’auraispoint honte de lui, ainsi était-il résolu à n’avoir point honte demoi, qu’il dédaignait de craindre m’avouer maintenant, moi qu’ilavait décidé d’avouer après que je serais sa femme; qu’ainsije n’avais rien à faire qu’à lui donner ma main, et qu’ilrépondrait du reste.

J’étais maintenant dans une terriblecondition, en vérité, et maintenant je me repentis de cœur de mafacilité avec le frère aîné; non par réflexion de conscience,car j’étais étrangère à ces choses, mais je ne pouvais songer àservir de maîtresse à l’un des frères et de femme à l’autre;il me vint aussi à la pensée que l’aîné m’avait promis de me fairesa femme quand il aurait disposition de sa fortune; mais enun moment je me souvins d’avoir souvent pensé qu’il n’avait jamaisplus dit un mot de me prendre pour femme après qu’il m’eût conquisepour maîtresse; et jusqu’ici, en vérité, quoique je dise quej’y pensais souvent, toutefois je n’en prenais pas d’inquiétude caril ne semblait pas le moins du monde perdre de son affection pourmoi, non plus que de sa générosité; quoique lui-même eût ladiscrétion de me recommander de ne point dépenser deux sols enhabits, ou faire la moindre parade, parce que nécessairement celaexciterait quelque envie dans la famille, puisque chacun savait queje n’aurais pu obtenir ces choses par moyens ordinaires, sinon parquelque liaison privée dont on m’aurait soupçonnéesur-le-champ.

J’étais donc dans une grande angoisse et nesavais que faire; la principale difficulté était que le frèrecadet non seulement m’assiégeait étroitement, mais le laissaitvoir; il entrait dans la chambre de sa sœur ou dans lachambre de sa mère, s’asseyait, et me disait mille choses aimables,en face d’elles; si bien que toute la maison en parlait, etque sa mère l’en blâma, et que leur conduite envers moi parut toutechangée: bref, sa mère avait laissé tomber quelques parolespar où il était facile de comprendre qu’elle voulait me fairequitter la famille, c’est-à-dire, en français, me jeter à laporte.

Or, j’étais sûre que ceci ne pouvait être unsecret pour son frère; seulement il pouvait penser (carpersonne n’y songeait encore) que son frère cadet ne m’avait faitaucune proposition; mais de même que je voyais facilement queles choses iraient plus loin, ainsi vis-je pareillement qu’il yavait nécessité absolue de lui en parler ou qu’il m’en parlât, maisje ne savais pas si je devais m’ouvrir à lui la première ou bienattendre qu’il commençât.

Après sérieuse considération, car, en vérité,je commençais maintenant d’abord à considérer les choses trèssérieusement, je résolus de lui en parler la première, et il ne sepassa pas longtemps avant que j’en eusse l’occasion, carprécisément le jour suivant son frère alla à Londres en affaires,et la famille étant sortie en visite, comme il arrivait avant, ilvint, selon sa coutume, passer une heure ou deux avecMmeBetty.

Quand il se fut assis un moment, il vitfacilement qu’il y avait un changement dans mon visage, que jen’étais pas si libre avec lui et si gaie que de coutume, et surtoutque je venais de pleurer; il ne fut pas long à le remarquer,et me demanda très tendrement ce qu’il y avait et si quelque choseme tourmentait. J’aurais bien remis la confidence, si j’avais pu,mais je ne pouvais plus dissimuler; et après m’être faitlonguement importuner pour me laisser tirer ce que je désirais siardemment révéler, je lui dis qu’il était vrai qu’une chose metourmentait, et une chose de nature telle que je pouvais à peine lalui cacher, et que pourtant je ne pouvais savoir comment la luidire; que c’était une chose qui non seulement me surprenait,mais m’embarrassait fortement, et que je ne savais quelle décisionprendre, à moins qu’il voulût me conseiller. Il me répondit avecune grande tendresse que, quelle que fut la confidence, je nedevais m’inquiéter de rien, parce qu’il me protégerait de tout lemonde.

Je commençai à tirer de loin, et lui dis queje craignais que mesdames eussent obtenu quelque secrèteinformation de notre liaison; car il était facile de voir queleur conduite était bien changée à mon égard, et maintenant leschoses en étaient venues au point qu’elles me trouvaient souvent enfaute et parfois me querellaient tout de bon, quoique je n’ydonnasse pas la moindre occasion; qu’au lieu que j’avaistoujours couché d’ordinaire avec la sœur aînée, on m’avait misenaguère à coucher toute seule ou avec une des servantes, et que jeles avais surprises plusieurs fois à parler très cruellement demoi; mais que ce qui confirmait le tout était qu’une desservantes m’avait rapporté qu’elle avait entendu dire que je devaisêtre mise à la porte, et qu’il ne valait rien pour la famille queje demeurasse plus longtemps dans la maison.

Il sourit en m’entendant, et je lui demandaicomment il pouvait prendre cela si légèrement, quand il devait biensavoir que si nous étions découverts, j’étais perdue et que celalui ferait du tort, bien qu’il n’en dût pas être ruiné, comme moi.Je lui reprochai vivement de ressembler au reste de son sexe, qui,ayant à merci la réputation d’une femme, en font souvent leur jouetou au moins la considèrent comme une babiole, et comptent la ruinede celles dont ils ont fait leur volonté comme une chose de nullevaleur.

Il vit que je m’échauffais et que j’étaissérieuse, et il changea de style sur-le-champ; il me ditqu’il était fâché que j’eusse une telle pensée sur lui; qu’ilne m’en avait jamais donné la moindre occasion, mais s’était montréaussi soucieux de ma réputation que de la sienne propre;qu’il était certain que notre liaison avait été gouvernée avec tantd’adresse que pas une créature de la famille ne faisait tant que dela soupçonner; que s’il avait souri quand je lui avais ditmes pensées, c’était à cause de l’assurance qu’il venait derecevoir qu’on n’avait même pas une lueur sur notre entente, et quelorsqu’il me dirait les raisons qu’il avait de se sentir ensécurité, je sourirais comme lui, car il était très certainqu’elles me donneraient pleine satisfaction.

– Voilà un mystère que je ne saurais entendre,dis-je, ou comment pourrais-je être satisfaite d’être jetée à laporte? Car si notre liaison n’a pas été découverte, je nesais ce que j’ai fait d’autre pour changer les visages que tournentvers moi tous ceux de la famille, qui jadis me traitaient avecautant de tendresse que si j’eusse été une de leurs enfants.

– Mais vois-tu, mon enfant, dit-il:qu’ils sont inquiets à ton sujet, c’est parfaitement vrai, maisqu’ils aient le moindre soupçon du cas tel qu’il est, en ce quinous concerne, toi et moi, c’est si loin d’être vrai qu’ilssoupçonnent mon frère Robin, et, en somme, ils sont pleinementpersuadés qu’il te fait la cour; oui-dà, et c’est ce sotlui-même qui le leur a mis dans la tête, car il ne cesse debabiller là-dessus et de se rendre ridicule. J’avoue que je pensequ’il a grand tort d’agir ainsi, puisqu’il ne saurait ne pas voirque cela les vexe et les rend désobligeants pour toi; maisc’est une satisfaction pour moi, à cause de l’assurance que j’entire qu’ils ne me soupçonnent en rien, et j’espère que tu en serassatisfaite aussi.

– Et je le suis bien, dis-je, en une manière,mais qui ne touche nullement ma position, et ce n’est pas là lachose principale qui me tourmente, quoique j’en aie été bieninquiète aussi.

– Et qu’est-ce donc alors? dit-il.

Là-dessus j’éclatai en larmes, et ne pus rienlui dire du tout; il s’efforça de m’apaiser de son mieux,mais commença enfin de me presser très fort de lui dire ce qu’il yavait; enfin, je répondis que je croyais de mon devoir de lelui dire, et qu’il avait quelque droit de le savoir, outre quej’avais besoin de son conseil, car j’étais dans un tel embarras queje ne savais comment faire, et alors je lui racontai toutel’affaire: je lui dis avec quelle imprudence s’était conduitson frère, en rendant la chose si publique, car s’il l’avait gardéesecrète j’aurais pu le refuser avec fermeté sans en donner aucuneraison, et, avec le temps, il aurait cessé sessollicitations; mais qu’il avait eu la vanité, d’abord de sepersuader que je ne le refuserais pas, et qu’il avait pris laliberté, ensuite, de parler de son dessein à la maison entière.

Je lui dis à quel point je lui avais résisté,et combien …ses offres étaient honorables et sincères.

– Mais, dis-je, ma situation va êtredoublement difficile, car elles m’en veulent maintenant, parcequ’il désire m’avoir; mais elles m’en voudront davantagequand elles verront que je l’ai refusé, et elles dirontbientôt: «Il doit y avoir quelque chose d’autrelà-dedans», et que je suis déjà mariée à quelqu’un d’autre,sans quoi je ne refuserais jamais une alliance si au-dessus de moique celle-ci.

Ce discours le surprit vraimentbeaucoup; il me dit que j’étais arrivée, en effet, à un pointcritique, et qu’il ne voyait pas comment je pourrais me tirerd’embarras; mais qu’il y réfléchirait et qu’il me feraitsavoir à notre prochaine entrevue à quelle résolution il s’étaitarrêté; cependant il me pria de ne pas donner monconsentement à son frère, ni de lui opposer un refus net, mais dele tenir en suspens.

Je parus sursauter à ces mots «ne pasdonner mon consentement»; je lui dis qu’il savait fortbien que je n’avais pas de consentement à donner, qu’il s’étaitengagé à m’épouser, et que moi, par là même, j’étais engagée à lui,qu’il m’avait toujours dit que j’étais sa femme, et que je meconsidérais en effet comme telle, aussi bien que si la cérémonie eneût été passée, et que c’était sa propre bouche qui m’en donnaitdroit, puisqu’il m’avait toujours persuadée de me nommer safemme.

– Voyons, ma chérie, dit-il, ne t’inquiète pasde cela maintenant; si je ne suis pas ton mari, je ferai toutl’office d’un mari, et que ces choses ne te tourmentent pointmaintenant, mais laisse-moi examiner un peu plus avant cetteaffaire et je pourrai t’en dire davantage à notre prochaineentrevue.

Ainsi il m’apaisa du mieux qu’il put, mais jele trouvai très songeur, et quoiqu’il se montrât très tendre et mebaisât mille fois et davantage, je crois, et me donnât de l’argentaussi, cependant il ne fit rien de plus pendant tout le temps quenous demeurâmes ensemble, qui fut plus de deux heures, dont jem’étonnai fort, regardant sa coutume et l’occasion.

Son frère ne revint pas de Londres avant cinqou six jours, et il se passa deux jours encore avant qu’il eutl’occasion de lui parler; mais alors, le tirant à part, illui parla très secrètement là-dessus, et le même soir trouva moyen(car nous eûmes une longue conférence) de me répéter tout leurdiscours qui, autant que je me le rappelle, fut environ commesuit.

Il lui dit qu’il avait ouï d’étrangesnouvelles de lui depuis son départ et, en particulier qu’il faisaitl’amour à MmeBetty.

– Eh bien, dit son frère avec un peu d’humeur,et puis quoi? Cela regarde-t-il quelqu’un?

– Voyons, lui dit son frère, ne te fâche pas,Robin, je ne prétends nullement m’en mêler, mais je trouve qu’elless’en inquiètent, et qu’elles ont à ce sujet maltraité la pauvrefille, ce qui me peine autant que si c’était moi-même.

– Que veux-tu dire par ELLES? ditRobin.

– Je veux dire ma mère et les filles, dit lefrère aîné. Mais écoute, reprend-il, est-ce sérieux? aimes-tuvraiment la fille?

– Eh bien, alors, dit Robin, je te parlerailibrement: je l’aime au-dessus de toutes les femmes du monde,et je l’aurai, en dépit de ce qu’elles pourront faire oudire; j’ai confiance que la fille ne me refusera point.

Je fus percée au cœur à ces paroles, car bienqu’il fût de toute raison de penser que je ne le refuserais pas,cependant, je savais, en ma conscience, qu’il le fallait, et jevoyais ma ruine dans cette obligation; mais je savais qu’ilétait de mon intérêt de parler autrement à ce moment, etj’interrompis donc son histoire en ces termes:

– Oui-dà, dis-je, pense-t-il que je ne lerefuserai point? il verra bien que je le refuserai tout demême.

– Bien, ma chérie, dit-il, mais permets-moi dete rapporter toute l’histoire, telle qu’elle se passa entre nous,puis tu diras ce que tu voudras.

Là-dessus il continua et me dit qu’il avaitainsi répondu:

– Mais, mon frère, tu sais qu’elle n’a rien,et tu pourrais prétendre à différentes dames qui ont de bellesfortunes.

– Peu m’importe, dit Robin, j’aime la fille,et je ne chercherai jamais à flatter ma bourse, en me mariant, auxdépens de ma fantaisie.

– Ainsi, ma chérie, ajoute-t-il, il n’y a rienà lui opposer.

– Si, si, dis-je, je saurai bien quoi luiopposer. J’ai appris à dire non, maintenant, quoique je ne l’eussepas appris autrefois; si le plus grand seigneur du paysm’offrait le mariage maintenant, je pourrais répondre non de trèsbon cœur.

– Voyons, mais, ma chérie, dit-il, que peux-tului répondre? Tu sais fort bien, ainsi que tu le disaisl’autre jour qu’il te fera je ne sais combien de questionslà-dessus et toute la maison s’étonnera de ce que cela peut biensignifier.

– Comment? dis-je en souriant, je peuxleur fermer la bouche à tous, d’un seul coup, en lui disant, ainsiqu’à eux, que je suis déjà mariée à son frère aîné.

Il sourit un peu, lui aussi, sur cette parole,mais je pus voir qu’elle le surprenait, et il ne put dissimuler ledésordre où elle le jeta; toutefois il répliqua:

– Oui bien, dit-il, et quoique cela puisseêtre vrai, en un sens, cependant je suppose que tu ne fais queplaisanter en parlant de donner une telle réponse, qui pourrait nepas être convenable pour plus d’une raison.

– Non, non, dis-je gaiement, je ne suis pas siardente à laisser échapper ce secret sans votre consentement.

– Mais que pourras-tu leur répondre alors,dit-il, quand ils te trouveront déterminée contre une alliance quiserait apparemment si fort à ton avantage?

– Comment, lui dis-je, serai-je endéfaut? En premier lieu je ne suis point forcée de leurdonner de raisons et d’autre part je puis leur dire que je suismariée déjà, et m’en tenir là; et ce sera un arrêt net pourlui aussi, car il ne saurait avoir de raisons pour faire une seulequestion ensuite.

– Oui, dit-il, mais toute la maison tetourmentera là-dessus, et si tu refuses absolument de rien leurdire, ils en seront désobligés et pourront en outre en prendre dusoupçon.

– Alors, dis-je, que puis-je faire? Quevoudriez-vous que je fisse? J’étais assez en peine avant,comme je vous ai dit; et je vous ai fait connaître lesdétails afin d’avoir votre avis.

– Ma chérie, dit-il, j’y ai beaucoup réfléchi,sois-en sûre; et quoiqu’il y ait en mon conseil bien desmortifications pour moi, et qu’il risque d’abord de te paraîtreétrange, cependant, toutes choses considérées, je ne vois pas demeilleure solution pour toi que de le laisser aller; et si tule trouves sincère et sérieux, de l’épouser.

Je lui jetai un regard plein d’horreur sur cesparoles, et, devenant pâle comme la mort, fus sur le point detomber évanouie de la chaise où j’étais assise, quand, avec untressaut: «Ma chérie, dit-il tout haut, qu’as-tu?qu’y a-t-il? où vas-tu?» et mille autres chosespareilles, et, me secouant et m’appelant tour à tour, il me ramenaun peu à moi, quoiqu’il se passât un bon moment avant que jeretrouvasse pleinement mes sens, et je ne fus pas capable de parlerpendant plusieurs minutes.

Quand je fus pleinement remise, il commença denouveau:

– Ma chérie, dit-il, il faudrait y songer biensérieusement; tu peux assez clairement voir quelle estl’attitude de la famille dans le cas présent et qu’ils seraienttous enragés si j’étais en cause, au lieu que ce fût mon frère, et,à ce que je puis voir du moins, ce serait ma ruine et la tiennetout ensemble.

– Oui-dà! criai-je, parlant encore aveccolère; et toutes vos protestations et vos vœux doivent-ilsêtre ébranlés par le déplaisir de la famille? Ne vous l’ai-jepas toujours objecté, et vous le traitiez légèrement, comme étantau-dessous de vous, et de peu d’importance; et en est-ce venulà, maintenant? Est-ce là votre foi et votre honneur, votreamour et la fermeté de vos promesses?

Il continua à demeurer parfaitement calme,malgré tous mes reproches, et je ne les lui épargnaisnullement; mais il répondit enfin:

– Ma chérie, je n’ai pas manqué encore à uneseule promesse; je t’ai dit que je t’épouserais quandj’entrerais en héritage; mais tu vois que mon père est unhomme vigoureux, de forte santé et qui peut vivre encore ses trenteans, et n’être pas plus vieux en somme que plusieurs qui sontautour de nous en ville; et tu ne m’as jamais demandé det’épouser plus tôt, parce que tu savais que cela pourrait être maruine; et pour le reste, je ne t’ai failli en rien.

Je ne pouvais nier un mot de ce qu’ildisait:

– Mais comment alors, dis-je, pouvez-vous mepersuader de faire un pas si horrible et de vous abandonner,puisque vous ne m’avez pas abandonnée? N’accorderez-vous pasqu’il y ait de mon côté un peu d’affection et d’amour, quand il yen a tant eu du vôtre? Ne vous ai-je pas fait desretours? N’ai-je donné aucun témoignage de ma sincérité et dema passion? Est-ce que le sacrifice que je vous ai fait demon honneur et de ma chasteté n’est pas une preuve de ce que jesuis attachée à vous par des liens trop forts pour lesbriser?

– Mais ici, ma chérie, dit-il, tu pourrasentrer dans une position sûre, et paraître avec honneur, et lamémoire de ce que nous avons fait peut être drapée d’un éternelsilence, comme si rien n’en eût jamais été; tu conserverastoujours ma sincère affection, mais en toute honnêteté et parfaitejustice envers mon frère; tu seras ma chère sœur, comme tu esmaintenant ma chère…

Et là il s’arrêta.

– Votre chère catin, dis-je; c’était ceque vous vouliez dire et vous auriez aussi bien pu le dire;mais je vous comprends; pourtant je vous prie de voussouvenir des longs discours dont vous m’entreteniez, et des longuesheures de peine que vous vous êtes donnée pour me persuader de meregarder comme une honnête femme; que j’étais votre femme enintention, et que c’était un mariage aussi effectif qui avait étépassé entre nous, que si nous eussions été publiquement mariés parle ministre de la paroisse; vous savez que ce sont là vospropres paroles.

Je trouvai que c’était là le serrer d’un peutrop près; mais j’adoucis les choses dans ce qui suit;il demeura comme une souche pendant un moment, et je continuaiainsi:

– Vous ne pouvez pas, dis-je, sans la plusextrême injustice, penser que j’aie cédé à toute ces persuasionssans un amour qui ne pouvait être mis en doute, qui ne pouvait êtreébranlé par rien de ce qui eût pu survenir; si vous avez surmoi des pensées si peu honorables, je suis forcée de vous demanderquel fondement je vous ai donné à une telle persuasion. Si jadisj’ai cédé aux importunités de mon inclination, et si j’ai étéengagée à croire que je suis vraiment votre femme, donnerai-jemaintenant le démenti à tous ces arguments, et prendrai-je le nomde catin ou de maîtresse, qui est la même chose? Etallez-vous me transférer à votre frère? Pouvez-voustransférer mon affection? Pouvez-vous m’ordonner de cesser devous aimer et m’ordonner de l’aimer? Est-il en mon pouvoir,croyez-vous, de faire un tel changement sur commande? Allez,monsieur, dis-je, soyez persuadé que c’est une chose impossible,et, quel que puisse être le changement de votre part, que jeresterai toujours fidèle; et j’aime encore bien mieux,puisque nous en sommes venus à une si malheureuse conjoncture, êtrevotre catin que la femme de votre frère.

Il parut satisfait et touché par l’impressionde ce dernier discours, et me dit qu’il restait là où il s’étaittenu avant; qu’il ne m’avait été infidèle en aucune promessequ’il m’eût faite encore, mais que tant de choses terribless’offraient à sa vue en cette affaire, qu’il avait songé à l’autrecomme un remède; mais qu’il pensait bien qu’elle nemarquerait pas une entière séparation entre nous, que nouspourrions, au contraire, nous aimer en amis tout le reste de nosjours, et peut-être avec plus de satisfaction qu’il n’étaitpossible en la situation où nous étions présentement; qu’ilse faisait fort de dire que je ne pouvais rien appréhender de sapart sur la découverte d’un secret qui ne pourrait que nous réduireà rien, s’il paraissait au jour; enfin qu’il n’avait qu’uneseule question à me faire, et qui pourrait s’opposer à son dessein,et que s’il obtenait une réponse à cette question, il ne pouvaitque penser encore que c’était pour moi la seule décisionpossible.

Je devinai sa question sur-le-champ, à savoirsi je n’étais pas grosse. Pour ce qui était de cela, lui dis-je, iln’avait besoin d’avoir cure, car je n’étais pas grosse.

– Eh bien, alors, ma chérie, dit-il, nousn’avons pas le temps de causer plus longtemps maintenant;réfléchis; pour moi, je ne puis qu’être encore d’opinion quece sera pour toi le meilleur parti à prendre.

Et là-dessus, il prit congé, et d’autant plusà la hâte que sa mère et ses sœurs sonnaient à la grande porte dansle moment qu’il s’était levé pour partir.

Il me laissa dans la plus extrême confusion depensée; et il s’en aperçut aisément le lendemain et tout lereste de la semaine, mais ne trouva pas l’occasion de me joindrejusqu’au dimanche d’après, qu’étant indisposée, je n’allai pas àl’église, et lui, imaginant quelque excuse, resta à la maison.

Et maintenant il me tenait encore une foispendant une heure et demie toute seule, et nous retombâmes tout dulong dans les mêmes arguments; enfin je lui demandai avecchaleur quelle opinion il devait avoir de ma pudeur, s’il pouvaitsupposer que j’entretinsse seulement l’idée de coucher avec deuxfrères, et lui assurai que c’était une chose impossible;j’ajoutais que s’il me disait même qu’il ne me reverrait jamais (etrien que la mort ne pourrait m’être plus terrible), pourtant je nepourrais jamais entretenir une pensée si peu honorable pour moi etsi vile pour lui; et qu’ainsi je le suppliais, s’il luirestait pour moi un grain de respect ou d’affection, qu’il ne m’enparlât plus ou qu’il tirât son épée pour me tuer.

Il parut surpris de mon obstination, comme illa nomma; me dit que j’étais cruelle envers moi-même, cruelleenvers lui tout ensemble; que c’était pour nous deux unecrise inattendue, mais qu’il ne voyait pas d’autre moyen de noussauver de la ruine, d’où il lui paraissait encore plus cruel;mais que s’il ne devait plus m’en parler, il ajouta avec unefroideur inusitée qu’il ne connaissait rien d’autre dont nouseussions à causer, et ainsi se leva pour prendre congé; je melevai aussi, apparemment avec la même indifférence, mais quand ilvint me donner ce qui semblait un baiser d’adieu, j’éclatai dansune telle passion de larmes, que bien que j’eusse voulu parler, jene le pus, et lui pressant seulement la main, parus lui donnerl’adieu, mais pleurai violemment. Il en fut sensiblement ému, serassit, et me dit nombre de choses tendres, mais me pressa encoresur la nécessité de ce qu’il avait proposé, affirmant toujours quesi je refusais, il continuerait néanmoins à m’entretenir dunécessaire, mais me laissant clairement voir qu’il me refuserait lepoint principal, oui, même comme maîtresse; se faisant unpoint d’honneur de ne pas coucher avec la femme qui, autant qu’ilen pouvait savoir, pourrait un jour ou l’autre venir à être lafemme de son frère.

La simple perte que j’en faisais comme galantn’était pas tant mon affliction que la perte de sa personne, quej’aimais en vérité à la folie, et la perte de toutes les espérancesque j’entretenais, et sur lesquelles j’avais tout fondé, de l’avoirun jour pour mari; ces choses m’accablèrent l’esprit au pointqu’en somme les agonies de ma pensée me jetèrent en une grossefièvre, et il se passa longtemps que personne dans la famillen’attendait plus de me voir vivre.

J’étais réduite bien bas en vérité, et j’avaissouvent le délire; mais rien n’était si imminent pour moi quela crainte où j’étais de dire dans mes rêveries quelque chose quipût lui porter préjudice. J’étais aussi tourmentée dans mon espritpar le désir de le voir, et lui tout autant par celui de me voir,car il m’aimait réellement avec la plus extrême passion; maiscela ne put se faire; il n’y eut pas le moindre moyend’exprimer ce désir d’un côté ou de l’autre. Ce fut près de cinqsemaines que je gardai le lit; et quoique la violence de mafièvre se fût apaisée au bout de trois semaines, cependant ellerevint par plusieurs fois; et les médecins dirent à deux outrois reprises qu’il ne pouvaient plus rien faire pour moi, etqu’il fallait laisser agir la nature et la maladie; au boutde cinq semaines, je me trouvai mieux, mais si faible, si changée,et je me remettais si lentement que les médecins craignirent que jen’entrasse en maladie de langueur; et ce qui fut mon plusgrand ennui, ils exprimèrent l’avis que mon esprit était accablé,que quelque chose me tourmentait, et qu’en somme j’étais amoureuse.Là-dessus toute la maison se mit à me presser de dire si j’étaisamoureuse ou non, et de qui; mais, comme bien je pouvais, jeniai que je fusse amoureuse de personne.

Ils eurent à cette occasion une picoterie surmon propos un jour pendant qu’ils étaient à table, qui pensa mettretoute la famille en tumulte. Ils se trouvaient être tous à table, àl’exception du père; pour moi, j’étais malade, et dans machambre; au commencement de la conversation, la vieille damequi m’avait envoyé d’un plat à manger, pria sa servante de monterme demander si j’en voulais davantage; mais la servanteredescendit lui dire que je n’avais pas mangé la moitié de cequ’elle m’avait envoyé déjà.

– Hélas! dit la vieille dame, la pauvrefille! Je crains bien qu’elle ne se remette jamais.

– Mais, dit le frère aîné, commentMmeBetty pourrait-elle se remettre, puisqu’on dit qu’elle estamoureuse?

– Je n’en crois rien, dit la vieille dame.

– Pour moi, dit la sœur aînée, je ne saisqu’en dire; on a fait un tel vacarme sur ce qu’elle était sijolie et si charmante, et je ne sais quoi, et tout cela devantelle, que la tête de la péronnelle, je crois, en a été tournée, etqui sait de quoi elle peut être possédée après de tellesfaçons? pour ma part, je ne sais qu’en penser.

– Pourtant, ma sœur, il faut reconnaîtrequ’elle est très jolie, dit le frère aîné.

– Oui certes, et infiniment plus jolie quetoi, ma sœur, dit Robin, et voilà ce qui te mortifie.

– Bon, bon, là n’est pas la question, dit sasœur; la fille n’est pas laide, et elle le sait bien;on n’a pas besoin de le lui répéter pour la rendre vaniteuse.

– Nous ne disons pas qu’elle est vaniteuse,repart le frère aîné, mais qu’elle est amoureuse; peut-êtrequ’elle est amoureuse de soi-même: il paraît que mes sœursont cette opinion.

– Je voudrais bien qu’elle fût amoureuse demoi, dit Robin, je la tuerais vite de peine.

– Que veux-tu dire par là, fils? dit lavieille dame; comment peux-tu parler ainsi?

– Mais, madame, dit encore Robin forthonnêtement, pensez-vous que je laisserais la pauvre fille mourird’amour, et pour moi, qu’elle a si près de sa main pour leprendre?

– Fi, mon frère, dit la sœur puînée, commentpeux-tu parler ainsi? Voudrais-tu donc prendre une créaturequi ne possède pas quatre sous vaillants au monde?

– De grâce, mon enfant, dit Robin, la beautéest une dot et la bonne humeur en plus est une double dot; jete souhaiterais pour la tienne le demi-fonds qu’elle a desdeux.

De sorte qu’il lui ferma la bouche ducoup.

– Je découvre, dit la sœur aînée, que si Bettyn’est pas amoureuse, mon frère l’est; je m’étonne qu’il nes’en soit pas ouvert à Betty: je gage qu’elle ne dira pasNON.

– Celles qui cèdent quand elles sont priées,dit Robin, sont à un pas devant celles qui ne sont jamais priées decéder, et à deux pas devant celles qui cèdent avant que d’êtrepriées, et voilà une réponse pour toi, ma sœur.

Ceci enflamma la sœur, et elle s’enleva decolère et dit que les choses en étaient venues à un point tel qu’ilétait temps que la donzelle (c’était moi) fût mise hors de lafamille, et qu’excepté qu’elle n’était point en état d’être jetée àla porte, elle espérait que son père et sa mère n’y manqueraientpas, sitôt qu’on pourrait la transporter.

Robin répliqua que c’était l’affaire du maîtreet de la maîtresse de la maison, qui n’avaient pas de leçons àrecevoir d’une personne d’aussi peu de jugement que sa sœuraînée.

Tout cela courut beaucoup plus loin: lasœur gronda, Robin moqua et railla, mais la pauvre Betty y perditextrêmement de terrain dans la famille. On me le raconta et jepleurai de tout cœur, et la vieille dame monta me voir, quelqu’unlui ayant dit à quel point je m’en tourmentais. Je me plaignis àelle qu’il était bien dur que les docteurs donnassent sur moi untel jugement pour lequel ils n’avaient point de cause, et quec’était encore plus dur si on considérait la situation où je metrouvais dans la famille; que j’espérais n’avoir rien faitpour diminuer son estime pour moi ou donner aucune occasion à cechamaillis entre ses fils et ses filles, et que j’avais plus grandbesoin de penser à ma bière que d’être en amour, et la suppliai dene pas me laisser souffrir en son opinion pour les erreurs dequiconque, excepté les miennes.

Elle fut sensible à la justesse de ce que jedisais, mais me dit que puisqu’il y avait eu une telle clameurentre eux, et que son fils cadet jacassait de ce train, elle mepriait d’avoir assez confiance en elle pour lui répondre biensincèrement à une seule question. Je lui dis que je le ferais etavec la plus extrême simplicité et sincérité. Eh bien, alors, laquestion était: Y avait-il eu quelque chose entre son filsRobert et moi? Je lui dis avec toutes les protestations desincérité que je pus faire et bien pouvais-je les faire, qu’il n’yavait rien et qu’il n’y avait jamais rien eu; je lui dis queM.Robert avait plaisanté et jacassé, comme elle savait quec’était sa manière, et que j’avais toujours pris ses paroles à lafaçon que je supposais qu’il les entendait, pour un étrangediscours en l’air sans aucune signification, et lui assurai qu’iln’avait pas passé la moindre syllabe de ce qu’elle voulait direentre nous, et que ceux qui l’avaient insinué m’avaient faitbeaucoup de tort à moi et n’avaient rendu aucun service àM.Robert.

La vieille dame fût pleinement satisfaite etme baisa, me consola et me parla gaiement, me recommanda d’avoirbien soin de ma santé et de ne me laisser manquer de rien, et ainsiprit congé; mais quand elle redescendit, elle trouva le frèreavec ses sœurs aux prises; elles étaient irritées jusqu’à lafureur, parce qu’il leur reprochait d’être vilaines, de n’avoirjamais eu de galants, de n’avoir jamais été priées d’amour, etd’avoir l’effronterie presque de le faire les premières, et millechoses semblables; il leur opposait, en raillant,MmeBetty, comme elle était jolie, comme elle avait boncaractère, comme elle chantait mieux qu’elles deux et dansaitmieux, et combien elle était mieux faite, en quoi faisant iln’omettait pas de chose déplaisante qui pût les vexer. La vieilledame descendit au beau milieu de la querelle et, pour l’arrêter,leur dit la conversation qu’elle avait eue avec moi et commentj’avais répondu qu’il n’y avait rien entre M.Robert etmoi.

– Elle a tort là-dessus, dit Robin, car s’iln’y avait pas tant de choses entre nous, nous serions plus prèsl’un de l’autre que nous ne le sommes; je lui ai dit que jel’aimais extraordinairement, dit-il, mais je n’ai jamais pu fairecroire à la friponne que je parlais sérieusement.

– Et je ne sais comment tu l’aurais pu, dit samère, il n’y a pas de personne de bon sens qui puisse te croiresérieux de parler ainsi à une pauvre fille dont tu connais si bienla position. Mais, de grâce, mon fils, ajoute-t-elle, puisque tunous dis que tu n’as pu lui faire croire que tu parlaissérieusement, qu’en devons-nous croire, nous? Car tu courstellement à l’aventure dans tes discours, que personne ne sait situ es sérieux ou si tu plaisantes; mais puisque je découvreque la fille, de ton propre aveu, a répondu sincèrement, jevoudrais que tu le fisses aussi, en me disant sérieusement pour queje sois fixée: Y a-t-il quelque chose là-dessous ounon? Es-tu sérieux ou non? Es-tu égaré, en vérité, ounon? C’est une question grave, et je voudrais bien que nousfussions satisfaites sur ce point.

– Par ma foi, madame, dit Robin, il ne sert derien dorer la chose ou d’en faire plus de mensonges: je suissérieux autant qu’un homme qui s’en va se faire pendre. SiMmeBetty voulait dire qu’elle m’aime et qu’elle veut bienm’épouser, je la prendrais demain matin à jeun, et je dirais:«Je la tiens», au lieu de manger mon déjeuner.

– Alors, dit la mère, j’ai un fils de perdu –et elle le dit d’un ton bien lugubre, comme une qui en fût trèsaffligée.

– J’espère que non, madame, dit Robin:il n’y a pas d’homme perdu si une honnête femme le retrouve.

– Mais, mon enfant, dit la vieille dame, c’estune mendiante!

– Mais alors, madame, elle a d’autant plusbesoin de charité, dit Robin; je l’ôterai de dessus les brasde la paroisse, et elle et moi nous irons mendier ensemble.

– C’est mal de plaisanter avec ces choses, ditla mère.

– Je ne plaidante pas, madame, ditRobin: nous viendrons implorer votre pardon, madame, et votrebénédiction, madame, et celle de mon père.

– Tout ceci est hors de propos, fils, dit lamère; si tu es sérieux, tu es perdu.

– J’ai bien peur que non, dit-il, car j’aivraiment peur qu’elle ne veuille pas me prendre; après toutesles criailleries de mes sœurs, je crois que je ne parviendraijamais à l’y persuader.

– Voilà bien d’une belle histoire, elle n’estpas déjà partie si loin; MmeBetty n’est point unesotte, dit la plus jeune sœur, penses-tu qu’elle a appris à direNON mieux que le reste du monde?

– Non, madame Bel-Esprit, dit Robin, en effet,MmeBetty n’est point une sotte, mais MmeBetty peut êtreengagée d’une autre manière, et alors quoi?

– Pour cela, dit la sœur aînée, nous nepouvons rien en dire, mais à qui donc serait-elle engagée?Elle ne sort jamais; il faut bien que ce soit entre vous.

– Je n’ai rien à répondre là-dessus, ditRobin, j’ai été suffisamment examiné; voici mon frère,s’il faut bien que ce soit entre nous, entreprenez-le àson tour.

Ceci piqua le frère aîné au vif, et il enconclut que Robin avait découvert quelque chose, toutefois il segarda de paraître troublé:

– De grâce, dit-il, ne va donc pas fairepasser tes histoires à mon compte; je ne trafique pas de cessortes de marchandises; je n’ai rien à dire à aucuneMmeBetty dans la paroisse.

Et, là-dessus, il se leva et décampa.

– Non, dit la sœur aînée, je me fais forte derépondre pour mon frère, il connaît mieux le monde.

Ainsi se termina ce discours, qui laissait lefrère aîné confondu; il conclut que son frère avait toutentièrement découvert, et se mit à douter si j’y avais ou non prispart; mais, malgré toute sa subtilité, il ne put parvenir àme joindre; enfin, il tomba dans un tel embarras, qu’il enpensa désespérer et résolut qu’il me verrait quoiqu’il en advînt.En effet, il s’y prit de façon qu’un jour, après dîner, guettant sasœur aînée jusqu’à ce qu’il la vît monter l’escalier, il courtaprès elle.

– Écoute, ma sœur, dit-il, où donc est cettefemme malade? Est-ce qu’on ne peut pas la voir?

– Si, dit la sœur, je crois que oui;mais laisse-moi d’abord entrer un instant, et puis je te ledirai.

Ainsi elle courut jusqu’à ma porte etm’avertit, puis elle lui cria:

– Mon frère, dit-elle, tu peux rentrer s’il teplaît.

Si bien qu’il entra, semblant perdu dans lamême sorte de fantaisie:

– Eh bien, dit-il à la porte, en entrant, oùest donc cette personne malade qui est amoureuse? Commentvous trouvez-vous, madame Betty?

J’aurais voulu me lever de ma chaise, maisj’étais si faible que je ne le pus pendant un bon moment; etil le vit bien, et sa sœur aussi, et elle dit:

– Allons, n’essayez pas de vous lever, monfrère ne désire aucune espèce de cérémonie, surtout maintenant quevous êtes si faible.

– Non, non, madame Betty, je vous en prie,restez assise tranquillement, dit-il, – et puis s’assied sur unechaise, droit en face de moi, où il parut être extraordinairementgai.

Il nous tint une quantité de discours vagues,à sa sœur et à moi; parfois à propos d’une chose, parfois àpropos d’une autre, à seule fin de l’amuser, et puis de temps entemps revenait à la vieille histoire.

– Pauvre madame Betty, dit-il, c’est unetriste chose que d’être amoureuse; voyez, cela vous a bientristement affaiblie.

Enfin je parlai un peu.

– Je suis heureuse de vous voir si gai,monsieur, dis-je, mais je crois que le docteur aurait pu trouvermieux à faire que de s’amuser aux dépens de ses patients; sije n’avais eu d’autre maladie, je me serais trop bien souvenue duproverbe pour avoir souffert qu’il me rendît visite.

– Quel proverbe? dit-il;quoi?

Quand amour est en l’âme,

Le docteur est un âne.

Est-ce que c’est celui-là, madameBetty?

Je souris et ne dis rien.

– Oui-dà! dit-il, je crois que l’effet abien prouvé que la cause est d’amour; car il semble que ledocteur vous ait rendu bien peu de service; vous vousremettez très lentement, je soupçonne quelque chose là-dessous,madame; je soupçonne que vous soyez malade du mal desincurables.

Je souris et dis: «Non, vraiment,monsieur, ce n’est point du tout ma maladie.»

Nous eûmes abondance de tels discours, etparfois d’autres qui n’avaient pas plus de signification;d’aventure il me demanda de leur chanter une chanson; surquoi je souris et dis que mes jours de chansons étaient passés.Enfin il me demanda si je voulais qu’il me jouât de la flûte;sa sœur dit qu’elle croyait que ma tête ne pourrait lesupporter; je m’inclinai et dis:

– Je vous prie, madame, ne vous y opposezpas; j’aime beaucoup la flûte.

Alors sa sœur dit: «Eh bien, jouealors, mon frère.» Sur quoi il tira de sa poche la clef deson cabinet:

– Chère sœur, dit-il, je suis bienparesseux; je te prie d’aller jusque-là me chercher maflûte; elle est dans tel tiroir (nommant un endroit où ilétait sûr qu’elle n’était point, afin qu’elle pût mettre un peu detemps à la recherche).

Sitôt qu’elle fut partie, il me raconta toutel’histoire du discours de son frère à mon sujet, et de soninquiétude qui était la cause de l’invention qu’il avait faite decette visite. Je l’assurai que je n’avais jamais ouvert la bouche,soit à son frère, soit à personne d’autre; je lui disl’horrible perplexité où j’étais; que mon amour pour lui, etla proposition qu’il m’avait faite d’oublier cette affection et dela transporter sur un autre, m’avaient abattue; et quej’avais mille fois souhaité de mourir plutôt que de guérir etd’avoir à lutter avec les mêmes circonstances qu’avant;j’ajoutai que je prévoyais qu’aussitôt remise je devrais quitter lafamille, et que, pour ce qui était d’épouser son frère, j’enabhorrais la pensée, après ce qui s’était passé entre nous, etqu’il pouvait demeurer persuadé que je ne reverrais jamais sonfrère à ce sujet. Que s’il voulait briser tous ses vœux et sesserments et ses engagements envers moi, que cela fut entre saconscience et lui-même; mais il ne serait jamais capable dedire que moi, qu’il avait persuadée de se nommer sa femme, et quilui avais donné la liberté de faire usage de moi comme d’une femme,je ne lui avais pas été fidèle comme doit l’être une femme, quoiqu’il pût être envers moi.

Il allait répondre et avait dit qu’il étaitfâché de ne pouvoir me persuader, et il allait en dire davantage,mais il entendit sa sœur qui revenait, et je l’entendis aussibien; et pourtant je m’arrachai ces quelques mots en réponse,qu’on ne pourrait jamais me persuader d’aimer un frère et d’épouserl’autre. Il secoua la tête et dit: «Alors je suisperdu.» Et sur ce point sa sœur entra dans la chambre et luidit qu’elle ne pouvait trouver la flûte. «Eh bien, dit-ilgaiement, cette paresse ne sert de rien», puis se lève ets’en va lui-même pour la chercher, mais revient aussi les mainsvides, non qu’il n’eût pu la trouver, mais il n’avait nulle enviede jouer; et d’ailleurs le message qu’il avait donné à sasœur avait trouvé son objet d’autre manière; car il désiraitseulement me parler, ce qu’il avait fait, quoique non pasgrandement à sa satisfaction.

Il se passa, peu de semaines après, que je pusaller et venir dans la maison, comme avant, et commençai à mesentir plus forte; mais je continuai d’être mélancolique etrenfermée, ce qui surprit toute la famille, excepté celui qui ensavait la raison; toutefois ce fut longtemps avant qu’il yprît garde, et moi, aussi répugnante à parler que lui, je meconduisis avec tout autant de respect, mais jamais ne proposai dedire un mot en particulier en quelque manière que ce fût; etce manège dura seize ou dix-sept semaines; de sortequ’attendant chaque jour d’être renvoyée de la famille, par suitedu déplaisir qu’ils avaient pris sur un autre chef en quoi jen’avais point de faute, je n’attendais rien de plus de cegentilhomme, après tous ses vœux solennels, que ma perte et monabandon.

À la fin je fis moi-même à la famille uneouverture au sujet de mon départ; car un jour que la vieilledame me parlait sérieusement de ma position et de la pesanteur quela maladie avait laissée sur mes esprits:

– Je crains, Betty, me dit la vieille dame,que ce que je vous ai confié au sujet de mon fils n’ait eu sur vousquelque influence et que vous ne soyez mélancolique à sonpropos; voulez-vous, je vous prie, me dire ce qu’il en est,si toutefois ce n’est point trop de liberté? car pour Robin,il ne fait que se moquer et plaisanter quand je lui en parle.

– Mais, en vérité, madame, dis-je, l’affaireen est où je ne voudrais pas qu’elle fût, et je serai entièrementsincère avec vous, quoi qu’il m’en advienne. Monsieur Robert m’aplusieurs fois proposé le mariage, ce que je n’avais aucune raisond’attendre, regardant ma pauvre condition; mais je lui aitoujours résisté, et cela peut-être avec des termes plus positifsqu’il ne me convenait, eu égard au respect que je devrais avoirpour toute branche de votre famille; mais, dis-je, madame, jen’aurais jamais pu oublier à ce point les obligations que je vousai, et à toute votre maison, et souffrir de consentir à une choseque je savais devoir vous être nécessairement fort désobligeante,et je lui ai dit positivement que jamais je n’entretiendrais unepensée de cette sorte, à moins d’avoir votre consentement, et aussicelui de son père, à qui j’étais liée par tant d’invinciblesobligations.

– Et ceci est-il possible, madame Betty?dit la vieille dame. Alors vous avez été bien plus juste enversnous que nous ne l’avons été pour vous; car nous vous avonstous regardée comme une espèce de piège dressé contre monfils; et j’avais à vous faire une proposition au sujet devotre départ, qui était causé par cette crainte; mais je n’enavais pas fait encore mention, parce que je redoutais de trop vousaffliger et de vous abattre de nouveau; car nous avons encorede l’estime pour vous, quoique non pas au point de la laissertourner à la ruine de mon fils; mais s’il en est comme vousdites, nous vous avons tous fait grand tort.

– Pour ce qui est de la vérité de ce quej’avance, madame, dis-je, je vous en remets à votre filslui-même: s’il veut me faire quelque justice, il vous diral’histoire tout justement comme je l’ai dite.

Voilà la vieille dame partie chez ses filles,et leur raconte toute l’histoire justement comme je la lui avaisdite, et vous pensez bien qu’elles en furent surprises comme jecroyais qu’elles le seraient; l’une dit qu’elle ne l’auraitjamais cru; l’autre, que Robin était un sot; une autredit qu’elle n’en croyait pas un mot, et qu’elle gagerait que Robinraconterait l’histoire d’autre façon; mais la vieille dame,résolue à aller au fond des choses, avant que je pusse avoir lamoindre occasion de faire connaître à son fils ce qui s’étaitpassé, résolut aussi de parler à son fils sur-le-champ, et le fitchercher, car il n’était allé qu’à la maison d’un avocat, en ville,et, sur le message, revint aussitôt.

Dès qu’il arriva, car elles étaient toutesensemble:

– Assieds-toi, Robin, dit la vieille dame, ilfaut que je cause un peu avec toi.

– De tout mon cœur, madame, dit Robin, l’airtrès gai; j’espère qu’il s’agit d’une honnête femme pour moi,car je suis bien en peine là-dessus.

– Comment cela peut-il être? dit samère: n’as-tu pas dit que tu étais résolu à prendreMmeBetty?

– Tout juste, madame, dit Robin, mais il y aquelqu’un qui interdit les bans.

– Interdit les bans? qui cela peut-ilêtre?

– Point d’autre que MmeBetty elle-même,dit Robin.

– Comment, dit sa mère, lui as-tu donc posé laquestion?

– Oui vraiment, madame, dit Robin, je l’aiattaquée en forme cinq fois depuis qu’elle a été malade, et j’aiété repoussé; la friponne est si ferme qu’elle ne veut nicapituler ni céder à aucuns termes, sinon tels que je ne puiseffectivement accorder.

– Explique-toi, dit la mère, car je suissurprise, je ne te comprends pas; j’espère que tu ne parlespas sérieusement.

– Mais, madame, dit-il, le cas est assez clairen ce qui me concerne: il s’explique de lui-même; ellene veut pas de moi – voilà ce qu’elle dit – n’est-ce pas assezclair? Je crois que c’est clair, vraiment, et suffisammentpénible aussi.

– Oui, mais, dit la mère, tu parles deconditions que tu ne peux accorder; quoi? Veut-elle uncontrat? Ce que tu lui apporteras doit être selon sadot; qu’est-ce qu’elle t’apporte?

– Oh! pour la fortune, dit Robin, elleest assez riche; je suis satisfait sur ce point; maisc’est moi qui ne suis pas capable d’accomplir ses conditions, etelle est décidée de ne pas me prendre avant qu’elles soientremplies.

Ici les sœurs interrompirent.

– Madame, dit la sœur puînée, il estimpossible d’être sérieux avec lui; il ne répondra jamaisdirectement à rien; vous feriez mieux de le laisser en repos,et de n’en plus parler; vous savez assez comment disposerd’elle pour la mettre hors de son chemin.

Robin fut un peu échauffé par l’impertinencede sa sœur, mais il la joignit en un moment.

– Il y a deux sortes de personnes, madame,dit-il, en se tournant vers sa mère, avec lesquelles il estimpossible de discuter: c’est une sage et une sotte; ilest un peu dur pour moi d’avoir à lutter à la fois contre lesdeux.

La plus jeune sœur s’entremit ensuite.

– Nous devons être bien sottes, en effet,dit-elle, dans l’opinion de mon frère, pour qu’il pense nous fairecroire qu’il a sérieusement demandé à MmeBetty de l’épouseret qu’elle l’a refusé.

– «Tu répondras, et tu ne répondraspoint», a dit Salomon, répliqua son frère; quand tonfrère a dit qu’il ne lui avait pas demandé moins de cinq fois, etqu’elle l’avait fermement refusé, il me semble qu’une plus jeunesœur n’a pas à douter de sa véracité, quand sa mère ne l’a pointfait.

– C’est que ma mère, vois-tu, n’a pas biencompris, dit la seconde sœur.

– Il y a quelque différence, dit Robin, entredemander une explication et me dire qu’elle ne me croit pas.

– Eh bien, mais, fils, dit la vieille dame, situ es disposé à nous laisser pénétrer dans ce mystère, quellesétaient donc ces conditions si dures?

– Oui, madame, dit Robin, je l’eusse fait dèslongtemps, si ces fâcheuses ici ne m’avaient harcelé par manièred’interruption. Les conditions sont que je vous amène, vous et monpère, à y consentir, sans quoi elle proteste qu’elle ne me verraplus jamais à ce propos; et ce sont des conditions, comme jel’ai dit, que je suppose que je ne pourrai jamais remplir;j’espère que mes ardentes sœurs sont satisfaites maintenant, etqu’elles vont un peu rougir.

Cette réponse fut surprenante pour ellestoutes, quoique moins pour la mère, à cause de ce que je lui avaisdit; pour les filles, elles demeurèrent muetteslongtemps; mais la mère dit, avec quelque passion:

– Eh bien, j’avais déjà entendu ceci, mais jene pouvais le croire; mais s’il en est ainsi, nous avonstoutes fait tort à Betty, et elle s’est conduite mieux que je nel’espérais.

– Oui, vraiment, dit la sœur aînée, s’il enest ainsi, elle a fort bien agi, en vérité.

– Il faut bien avouer, dit la mère, que cen’est point sa faute à elle s’il a été assez sot pour se le mettredans l’esprit; mais de lui avoir rendu une telle réponsemontre plus de respect pour nous que je ne sauraisl’exprimer; j’en estimerai la fille davantage, tant que je laconnaîtrai.

– Mais non pas moi, dit Robin, à moins quevous donniez votre consentement.

– Pour cela, j’y réfléchirai encore, dit lamère; je t’assure que, s’il n’y avait pas bien d’autresobjections, la conduite qu’elle a eue m’amènerait fort loin sur lechemin du consentement.

– Je voudrais bien qu’elle vous amenâtjusqu’au bout, dit Robin: si vous aviez autant souci de merendre heureux que de me rendre riche, vous consentiriezbientôt.

– Mais voyons, Robin, dit la mère encore,es-tu réellement sérieux? as-tu vraiment envie del’avoir?

– Réellement, madame, dit Robin, je trouve durque vous me questionniez encore sur ce chapitre; je ne dispas que je l’aurai: comment pourrais-je me résoudre là-dessuspuisque vous voyez bien que je ne pourrai l’avoir sans votreconsentement? mais je dis ceci, et je suis sérieux, que je neprendrai personne d’autre, si je me puis aider: «Bettyou personne», – voilà ma devise! et le choix entre lesdeux est aux soins de votre cœur, madame, pourvu seulement que messœurs ici, qui ont si bon naturel, ne prennent point part auvote.

Tout ceci était affreux pour moi, car la mèrecommençait à céder, et Robin la serrait de près. D’autre part, elletint conseil avec son fils aîné, et il usa de tous les arguments dumonde pour lui persuader de consentir, alléguant l’amour passionnéque son frère me portait, et le généreux respect que j’avais montrépour la famille en refusant mes avantages sur un délicat pointd’honneur, et mille choses semblables. Et quant au père, c’était unhomme tout tracassé par les affaires publiques, occupé à fairevaloir son argent, bien rarement chez lui, fort soucieux de sesaffaires, et qui laissait toutes ces choses aux soins de safemme.

Vous pouvez facilement penser que le secretétant, comme ils croyaient, découvert, il n’était plus si difficileni si dangereux pour le frère aîné, que personne ne soupçonnait derien, d’avoir accès plus libre jusqu’à moi; oui, et même samère lui proposa de causer avec MmeBetty, ce qui étaitjustement ce qu’il désirait:

– Il se peut, fils, dit-elle, que tu aies plusde clartés en cette affaire que je n’en ai, et tu jugeras si elle amontré la résolution que dit Robin, ou non.

Il ne pouvait rien souhaiter de mieux, et,feignant de céder au désir de sa mère, elle m’amena vers lui dansla propre chambre où elle couchait, me dit que son fils avaitaffaire avec moi à sa requête, puis nous laissa ensemble, et ilferma la porte sur elle.

Il revint vers moi, me prit dans ses bras etme baisa très tendrement, mais me dit que les choses en étaientvenues à leur crise, et que j’avais pouvoir de me rendre heureuseou infortunée ma vie durant; que si je ne pouvais m’accorderà son désir, nous serions tous deux perdus. Puis il me dit toutel’histoire passée entre Robin, comme il l’appelait, sa mère, sessœurs et lui-même.

– Et maintenant, ma chère enfant, dit-il,considérez ce que ce serait que d’épouser un gentilhomme de bonnefamille, de belle fortune, avec le consentement de toute la maison,pour jouir de tout ce que le monde vous peut offrir;imaginez, d’autre part, que vous serez plongée dans la noirecondition d’une femme qui a perdu sa bonne renommée; etquoique je resterai votre ami privé tant que je vivrai, toutefois,ainsi que je serais toujours soupçonné, ainsi craindrez-vous de mevoir, et moi de vous reconnaître.

Il ne me laissa pas le temps de répondre, maispoursuivit ainsi:

– Ce qui s’est passé entre nous, mon enfant,tant que nous serons d’accord, peut être enterré et oublié;je resterai toujours votre ami sincère, sans nulle inclination àune intimité plus voisine quand vous deviendrez ma sœur; jevous supplie d’y réfléchir et de ne point vous opposer vous-même àvotre salut et à votre prospérité: et, afin de vous assurerde ma sincérité, ajoute-t-il, je vous offre ici cinq cents livresen manière d’excuse pour les libertés que j’ai prises avec vous, etque nous regarderons, si vous voulez, comme quelques folies de nosvies passées dont il faut espérer que nous pourrons nousrepentir.

Je ne puis pas dire qu’aucune de ces parolesm’eût assez émue pour me donner une pensée décisive, jusqu’enfin ilme dit très clairement que si je refusais, il avait le regretd’ajouter qu’il ne saurait continuer avec moi sur le même piedqu’auparavant; que bien qu’il m’aimât autant que jamais, etque je lui donnasse tout l’agrément du monde, le sentiment de lavertu ne l’avait pas abandonné au point qu’il souffrît de coucheravec une femme à qui son frère faisait sa cour pourl’épouser; que s’il prenait congé de moi sur un refus, quoiqu’il pût faire pour ne me laisser manquer de rien, s’étant engagéd’abord à m’entretenir, pourtant je ne devais point être surprises’il était forcé de me dire qu’il ne pouvait se permettre de merevoir, et qu’en vérité je ne pouvais l’espérer.

J’écoutai cette dernière partie avec quelquessignes de surprise et de trouble, et je me retins à grand’peine depâmer, car vraiment je l’aimais jusqu’à l’extravagance; maisil vit mon trouble, et m’engagea à réfléchir sérieusement, m’assuraque c’était la seule manière de préserver notre mutuelleaffection; que dans cette situation nous pourrions nous aimeren amis, avec la plus extrême passion, et avec un amour d’uneparfaite pureté, libres de nos justes remords, libres des soupçonsd’autres personnes; qu’il me serait toujours reconnaissant dubonheur qu’il me devait; qu’il serait mon débiteur tant qu’ilvivrait, et qu’il payerait sa dette tant qu’il lui resterait lesouffle.

Ainsi, il m’amena, en somme, à une espèced’hésitation, où je me représentais tous les dangers avec desfigures vives, encore forcées par mon imagination; je mevoyais jetée seule dans l’immensité du monde, pauvre fille perdue,car je n’étais rien de moins, et peut-être que je serais exposéecomme telle; avec bien peu d’argent pour me maintenir, sansami, sans connaissance au monde entier, sinon en cette ville où jene pouvais prétendre rester. Tout cela me terrifiait au dernierpoint, et il prenait garde à toutes occasions de me peindre ceschoses avec les plus sinistres couleurs; d’autre part, il nemanquait pas de me mettre devant les yeux la vie facile et prospèreque j’allais mener.

Il répondit à toutes les objections que jepouvais faire, et qui étaient tirées de son affection et de sesanciennes promesses, en me montrant la nécessité où nous étions deprendre d’autres mesures; et, quant à ses serments demariage, le cours naturel des choses, dit-il, y avait mis fin parla grande probabilité qu’il y avait que je serais la femme de sonfrère avant le temps auquel se rapportaient toutes sespromesses.

Ainsi, en somme, je puis le dire, il meraisonna contre toute raison et conquit tous mes arguments, et jecommençai à apercevoir le danger où j’étais et où je n’avais passongé d’abord, qui était d’être laissée là par les deux frères, etabandonnée seule au monde pour trouver le moyen de vivre.

Ceci et sa persuasion m’arrachèrent enfin monconsentement, quoique avec tant de répugnance qu’il était bienfacile de voir que j’irais à l’église comme l’ours au poteau;j’avais aussi quelques petites craintes que mon nouvel époux, pourqui, d’ailleurs, je n’avais pas la moindre affection, fût assezclairvoyant pour me demander des comptes à notre première rencontreau lit; mais soit qu’il l’eût fait à dessein ou non, je n’ensais rien, son frère aîné eut soin de le bien faire boire avantqu’il s’allât coucher, de sorte que j’eus le plaisir d’avoir unhomme ivre pour compagnon de lit la première nuit. Comment il s’yprit, je n’en sais rien, mais je fus persuadée qu’il l’avait fait àdessein, afin que son frère ne pût avoir nulle notion de ladifférence qu’il y a entre une pucelle et une femme mariée;et, en effet, jamais il n’eut aucun doute là-dessus ou nes’inquiéta l’esprit à tel sujet.

Il faut qu’ici je revienne un peu en arrière,à l’endroit où j’ai interrompu. Le frère aîné étant venu à bout demoi, son premier soin fut d’entreprendre sa mère; et il necessa qu’il ne l’eût amenée à se soumettre, passive au point den’informer le père qu’au moyen de lettres écrites par laposte; si bien qu’elle consentit à notre mariage secret et sechargea d’arranger l’affaire ensuite avec le père.

Puis il cajola son frère, et lui persuadaqu’il lui avait rendu un inestimable service, se vanta d’avoirobtenu le consentement de sa mère, ce qui était vrai, mais n’avaitpoint été fait pour le servir, mais pour se servir soi-même;mais il le pipa ainsi avec diligence, et eut tout le renom d’un amifidèle pour s’être débarrassé de sa maîtresse en la mettant dansles bras de son frère pour en faire sa femme. Si naturellement leshommes renient l’honneur, la justice et jusqu’à la religion, pourobtenir de la sécurité!

Il me faut revenir maintenant au frère Robin,comme nous l’appelions toujours, et qui, ayant obtenu leconsentement de sa mère, vint à moi tout gonflé de la nouvelle, etm’en dit l’histoire avec une sincérité si visible que je doisavouer que je fus affligée de servir d’instrument à décevoir un sihonnête gentilhomme; mais il n’y avait point de remède, ilvoulait me prendre, et je n’étais pas obligée de lui dire quej’étais la maîtresse de son frère, quoique je n’eusse eu d’autremoyen de l’écarter; de sorte que je m’accommodai peu à peu,et voilà que nous fûmes mariés.

La pudeur s’oppose à ce que je révèle lessecrets du lit nuptial; mais rien ne pouvait être siapproprié à ma situation que de trouver un mari qui eût la tête sibrouillée en se mettant au lit, qu’il ne put se souvenir le matins’il avait eu commerce avec moi ou non; et je fus obligée dele lui affirmer, quoiqu’il n’en fut rien, afin d’être assurée qu’ilne s’inquiéterait d’aucune chose.

Il n’entre guère dans le dessein de cettehistoire de vous instruire plus à point sur cette famille et surmoi-même, pendant les cinq années que je vécus avec ce mari, sinonde remarquer que de lui j’eus deux enfants, et qu’il mourut au boutdes cinq ans; il avait vraiment été un très bon mari pourmoi, et nous avions vécu très agréablement ensemble; maiscomme il n’avait pas reçu grand’chose de sa famille, et que dans lepeu de temps qu’il vécut il n’avait pas acquis grand état, masituation n’était pas belle, et ce mariage ne me profita guère. Ilest vrai que j’avais conservé les billets du frère aîné où ils’engageait à me payer 500£ pour mon consentement à épouserson frère; et ces papiers, joints à ce que j’avais mis decôté sur l’argent qu’il m’avait donné autrefois, et environ autantqui me venait de mon mari, me laissèrent veuve avec près de1200£ en poche.

Mes deux enfants me furent heureusement ôtésde dessus les bras par le père et la mère de mon mari; etc’est le plus clair de ce qu’ils eurent de MmeBetty.

J’avoue que je n’éprouvai pas le chagrin qu’ilconvenait de la mort de mon mari; et je ne puis dire que jel’aie jamais aimé comme j’aurais dû le faire, ou que je répondis àla tendresse qu’il montra pour moi; car c’était l’homme leplus délicat, le plus doux et de meilleure humeur qu’une femme pûtsouhaiter; mais son frère, qui était si continuellementdevant mes yeux, au moins pendant notre séjour à la campagne, étaitpour moi un appât éternel; et jamais je ne fus au lit avecmon mari, que je ne me désirasse dans les bras de son frère;et bien que le frère ne fît jamais montre d’une affection de cettenature après notre mariage, mais se conduisît justement à lamanière d’un frère, toutefois il me fut impossible d’avoir lesmêmes sentiments à son égard; en somme, il ne se passait pasde jour où je ne commisse avec lui adultère et inceste dans mesdésirs, qui, sans doute, étaient aussi criminels que des actes.

Avant que mon mari mourût, son frère aîné semaria, et comme à cette époque nous avions quitté la ville pourhabiter Londres, la vieille dame nous écrivit pour nous prier auxnoces; mon mari y alla, mais je feignis d’être indisposée, etainsi je pus rester à la maison; car, en somme, je n’auraispu supporter de le voir donné à une autre femme, quoique sachantbien que jamais plus je ne l’aurais à moi.

J’étais maintenant, comme je l’avais étéjadis, laissée libre au monde, et, étant encore jeune et jolie,comme tout le monde me le disait (et je le pensais bien, je vousaffirme), avec une suffisante fortune en poche, je ne m’estimaispas à une médiocre valeur; plusieurs marchands fortimportants me faisaient la cour, et surtout un marchand de toiles,qui se montrait très ardent, et chez qui j’avais pris logementaprès la mort de mon mari, sa sœur étant de mes amies; là,j’eus toute liberté et occasion d’être gaie et de paraître dans lasociété que je pouvais désirer, n’y ayant chose en vie plus folleet plus gaie que la sœur de mon hôte, et non tant maîtresse de savertu que je le pensais d’abord; elle me fit entrer dans unmonde de société extravagante, et même emmena chez elle différentespersonnes, à qui il ne lui déplaisait pas de se montrer obligeante,pour voir sa jolie veuve. Or, ainsi que la renommée et les sotscomposent une assemblée, je fus ici merveilleusement adulée;j’eus abondance d’admirateurs, et de ceux qui se nommentamants; mais dans l’ensemble je ne reçus pas une honnêteproposition; quant au dessein qu’ils entretenaient tous, jel’entendais trop bien pour me laisser attirer dans des pièges de cegenre. Le cas était changé pour moi. J’avais de l’argent dans mapoche, et n’avais rien à leur dire. J’avais été prise une fois àcette piperie nommée amour, mais le jeu était fini; j’étaisrésolue maintenant à ce qu’on m’épousât, sinon rien, et à être bienmariée ou point du tout.

J’aimais, en vérité, la société d’hommesenjoués et de gens d’esprit, et je me laissais souvent divertir pareux, de même que je m’entretenais avec les autres; mais jetrouvai, par juste observation, que les hommes les plus brillantsapportaient le message le plus terne, je veux dire le plus ternepour ce que je visais; et, d’autre part, ceux qui venaientavec les plus brillantes propositions étaient des plus ternes etdéplaisants qui fussent au monde.

Je n’étais point si répugnante à un marchand,mais alors je voulais avoir un marchand, par ma foi, qui eût dugentilhomme, et que lorsqu’il prendrait l’envie à mon mari de memener à la cour ou au théâtre, il sût porter l’épée, et prendre sonair de gentilhomme tout comme un autre, et non pas sembler d’uncroquant qui garde à son justaucorps la marque des cordons detablier ou la marque de son chapeau à la perruque, portant sonmétier au visage, comme si on l’eût pendu à son épée, au lieu de lalui attacher.

Eh bien, je trouvai enfin cette créatureamphibie, cette chose de terre et d’eau qu’on nomme gentilhommemarchand; et comme juste punition de ma folie, je fus priseau piège que je m’étais pour ainsi dire tendu.

C’était aussi un drapier, car bien que macamarade m’eût volontiers entreprise à propos de son frère, il setrouva, quand nous en vînmes au point, que c’était pour lui servirde maîtresse, et je restais fidèle à cette règle qu’une femme nedoit jamais se laisser entretenir comme maîtresse, si elle a assezd’argent pour se faire épouser.

Ainsi ma vanité, non mes principes, monargent, non ma vertu, me maintenaient dans l’honnêteté, quoiquel’issue montra que j’eusse bien mieux fait de me laisser vendre parma camarade à son frère que de m’être vendue à un marchand quiétait bélître, gentilhomme, boutiquier et mendiant toutensemble.

Mais je fus précipitée par le caprice quej’avais d’épouser un gentilhomme à me ruiner de la manière la plusgrossière que femme au monde; car mon nouveau mari,découvrant d’un coup une masse d’argent, tomba dans des dépenses siextravagantes, que tout ce que j’avais, joint à ce qu’il avait, n’yeût point tenu plus d’un an.

Il eut infiniment de goût pour moi pendantenviron le quart d’une année, et le profit que j’en tirai futd’avoir le plaisir de voir dépenser pour moi une bonne partie demon argent.

– Allons, mon cœur, me dit-il une fois,voulez-vous venir faire un tour à la campagne pendant huitjours?

– Eh, mon ami, dis-je, où donc voulez-vousaller?

– Peu m’importe où, dit-il, mais j’ai l’enviede me pousser de la qualité pendant une semaine; nous irons àOxford, dit-il.

– Et comment irons-nous? dis-je;je ne sais point monter à cheval, et c’est trop loin pour uncarrosse.

– Trop loin! dit-il – nul endroit n’esttrop loin pour un carrosse à six chevaux. Si je vous emmène, jeveux que vous voyagiez en duchesse.

– Hum! dis-je, mon ami, c’est unefolie; mais puisque vous en avez l’envie, je ne dis plusrien.

Eh bien, le jour fut fixé; nous eûmes unriche carrosse, d’excellents chevaux, cocher, postillon, et deuxlaquais en très belles livrées, un gentilhomme à cheval, et unpage, avec une plume au chapeau, sur un autre cheval; tout ledomestique lui donnait du Monseigneur, et moi, j’étais Sa Grandeurla Comtesse; et ainsi nous fîmes le voyage d’Oxford, et cefut une excursion charmante; car pour lui rendre son dû, iln’y avait pas de mendiant au monde qui sût mieux que mon maritrancher du seigneur. Nous visitâmes toutes les curiosités d’Oxfordet nous parlâmes à deux ou trois maîtres des collèges del’intention où nous étions d’envoyer à l’Université un neveu quiavait été laissé aux soins de Sa Seigneurie, en leur assurantqu’ils seraient désignés comme tuteurs; nous nous divertîmesà berner divers pauvres écoliers de l’espoir de devenir pour lemoins chapelains de Sa Seigneurie et de porter l’échappe; etayant ainsi vécu en qualité pour ce qui était au moins de ladépense, nous nous dirigeâmes vers Northampton, et en somme nousrentrâmes au bout de douze jours, la chanson nous ayant coûté93£.

La vanité est la plus parfaite qualité d’unfat; mon mari avait cette excellence de n’attacher aucunevaleur à l’argent. Comme son histoire, ainsi que vous pouvez bienpenser, est de très petit poids, il suffira de vous dire qu’au boutde deux ans et quart il fit banqueroute, fut envoyé dans une maisonde sergent, ayant été arrêté sur un procès trop gros pour qu’il pûtdonner caution; de sorte qu’il m’envoya chercher pour venirle voir.

Ce ne fut pas une surprise pour moi, carj’avais prévu depuis quelque temps que tout s’en irait à vau-l’eau,et j’avais pris garde de mettre en réserve, autant que possible,quelque chose pour moi; mais lorsqu’il me fit demander, il seconduisit bien mieux que je n’espérais, me dit tout net qu’il avaitagi en sot et s’était laissé prendre où il eût pu fairerésistance; qu’il prévoyait maintenant qu’il ne pourrait plusparvenir à rien; que par ainsi il me priait de rentrer etd’emporter dans la nuit tout ce que j’avais de valeurs dans lamaison, pour le mettre en sûreté; et ensuite il me dit que sije pouvais emporter du magasin 100 ou 200£ de marchandises,je devais le faire.

– Seulement, dit-il, ne m’en faites riensavoir; ne me dites pas ce que vous prenez, où vousl’emportez; car pour moi, dit-il, je suis résolu à me tirerde cette maison et à m’en aller; et si vous n’entendez jamaisplus parler de moi, mon amour, je vous souhaite du bonheur;Je suis fâché du tort que je vous ai fait.

Il ajouta quelques choses très gracieuses pourmoi, comme je m’en allais; car je vous ai dit que c’était ungentilhomme, et ce fut tout le bénéfice que j’en eus, en ce qu’ilme traita fort galamment, jusqu’à la fin, sinon qu’il dépensa toutce que j’avais et me laissa le soin de dérober à ses créanciers dequoi manger.

Néanmoins je fis ce qu’il m’avait dit, commebien vous pouvez penser; et ayant ainsi pris congé de lui, jene le revis plus jamais; car il trouva moyen de s’évader horsde la maison du baillif cette nuit ou la suivante; comment,je ne le sus point, car je ne parvins à apprendre autre chose,sinon qu’il rentra chez lui à environ trois heures du matin, fittransporter le reste de ses marchandises à la Monnaie, et fermer laboutique; et, ayant levé l’argent qu’il put, il passa enFrance, d’où je reçus deux ou trois lettres de lui, pointdavantage. Je ne le vis pas quand il rentra, car m’ayant donné lesinstructions que j’ai dites, et moi ayant employé mon temps de monmieux, je n’avais point d’affaire de retourner à la maison, nesachant si je n’y serais arrêtée par les créanciers; car unecommission de banqueroute ayant été établie peu à après, on auraitpu m’arrêter par ordre des commissaires. Mais mon mari s’étantdésespérément échappé de chez le baillif, en se laissant tomberpresque du haut de la maison sur le haut d’un autre bâtiment d’oùil avait sauté et qui avait presque deux étages, en quoi il manquade bien peu se casser le cou, il rentra et emmena ses marchandisesavant que les créanciers pussent venir saisir, c’est-à-dire, avantqu’ils eussent obtenu la commission à temps pour envoyer lesofficiers prendre possession.

Mon mari fut si honnête envers moi, car jerépète encore qu’il tenait beaucoup du gentilhomme, que dans lapremière lettre qu’il m’écrivit, il me fit savoir où il avaitengagé vingt pièces de fine Hollande pour 30£ qui valaientplus de 90£ et joignit la reconnaissance pour aller lesreprendre en payant l’argent, ce que je fis; et en bon tempsj’en tirai plus de 100£, ayant eu loisir pour les détailleret les vendre à des familles privées, selon l’occasion.

Néanmoins, ceci compris et ce que j’avais misen réserve auparavant, je trouvai, tout compte fait, que mon casétait bien changé et ma fortune extrêmement diminuée; caravec la toile de Hollande et un paquet de mousselines fines quej’avais emporté auparavant, quelque argenterie et d’autres choses,je me trouvai pouvoir à peine disposer de 500£, et macondition était très singulière, car bien que je n’eusse pasd’enfant (j’en avais eu un de mon gentilhomme drapier, mais ilétait enterré), cependant j’étais une veuve fée, j’avais un mari,et point de mari, et je ne pouvais prétendre me remarier, quoiquesachant assez que mon mari ne reverrait jamais l’Angleterre, dût-ilvivre cinquante ans. Ainsi, dis-je, j’étais enclose de mariage,quelle que fût l’offre qu’on me fit; et je n’avais pointd’ami pour me conseiller, dans la condition où j’étais, du moins àqui je pusse confier le secret de mes affaires; car si lescommissaires eussent été informés de l’endroit où j’étais, ilsm’eussent fait saisir et emporter tout ce que j’avais mis decôté.

Dans ces appréhensions, la première chose queje fis fut de disparaître entièrement du cercle de mesconnaissances et de prendre un autre nom. Je le fis effectivement,et me rendis également à la Monnaie, où je pris logement en unendroit très secret, m’habillai de vêtements de veuve, et pris lenom de MmeFlanders.

J’y fis la connaissance d’une bonne et modestesorte de femme, qui était veuve aussi, comme moi, mais en meilleurecondition; son mari avait été capitaine de vaisseau, et ayanteu le malheur de subir un naufrage à son retour des Indesoccidentales, fut si affligé de sa perte, que bien qu’il eût la viesauve, son cœur se brisa et il mourut de douleur; sa veuve,étant poursuivie par les créanciers, fut forcée de chercher abri àla Monnaie. Elle eut bientôt réparé ses affaires avec l’aide de sesamis, et reprit sa liberté; et trouvant que j’était là plutôtafin de vivre cachée que pour échapper à des poursuites, ellem’invita à rentrer avec elle dans sa maison jusqu’à ce que j’eussequelque vue pour m’établir dans le monde à ma volonté;d’ailleurs me disant qu’il y avait dix chances contre une pour quequelque bon capitaine de vaisseau se prît de caprice pour moi et mefît la cour en la partie de la ville où elle habitait.

J’acceptai son offre et je restai avec elle lamoitié d’une année; j’y serais restée plus longtemps si dansl’intervalle ce qu’elle me proposait ne lui était survenu,c’est-à-dire qu’elle se maria, et fort à son avantage. Mais sid’autres fortunes étaient en croissance, la mienne semblaitdécliner, et je ne trouvais rien sinon deux ou trois bossemans etgens de cette espèce. Pour les commandants, ils étaient d’ordinairede deux catégories: 1° tels qui, étant en bonnes affaires,c’est-à-dire, ayant un bon vaisseau, ne se décidaient qu’à unmariage avantageux; 2° tels qui, étant hors d’emploi,cherchaient une femme pour obtenir un vaisseau, je veux dire:1° une femme qui, ayant de l’argent, leur permit d’acheter et tenirbonne part d’un vaisseau, pour encourager les partenaires, ou 2°une femme qui, si elle n’avait pas d’argent, avait du moins desamis qui s’occupaient de navigation et pouvait aider ainsi à placerun jeune homme dans un bon vaisseau. Mais je n’étais dans aucun desdeux cas et j’avais l’apparence de devoir rester longtemps enpanne.

Ma situation n’était pas de médiocredélicatesse. La condition où j’étais faisait que l’offre d’un bonmari m’était la chose la plus nécessaire du monde; mais jevis bientôt que la bonne manière n’était pas de se prodiguer tropfacilement; on découvrit bientôt que la veuve n’avait pas defortune, et ceci dit, on avait dit de moi tout le mal possible,bien que je fusse parfaitement élevée, bien faite, spirituelle,réservée et agréable, toutes qualités dont je m’étais parée, à bondroit ou non, ce n’est point l’affaire; mais je dis que toutcela n’était de rien sans le billon. Pour parler tout net, laveuve, disait-on, n’avait point d’argent!

Je résolus donc qu’il était nécessaire dechanger de condition, et de paraître différemment en quelque autrelieu, et même de passer sous un autre nom, si j’en trouvaisl’occasion.

Je communiquai mes réflexions à mon intimeamie qui avait épousé un capitaine, je ne fis point de scrupule delui exposer ma condition toute nue; mes fonds étaient bas,car je n’avais guère tiré que 540£ de la clôture de madernière affaire, et j’avais dépensé un peu là-dessus;néanmoins il me restait environ 400£, un grand nombre derobes très riches, une montre en or et quelques bijoux, quoiquepoint d’extraordinaire valeur, enfin près de 30 ou 40£ detoiles dont je n’avais point disposé.

Ma chère et fidèle amie, la femme ducapitaine, m’était fermement attachée, et sachant ma condition,elle me fit fréquemment des cadeaux selon que de l’argent luivenait dans les mains, et tels qu’ils représentaient un entretiencomplet; si bien que je ne dépensai pas de mon argent. Enfinelle me mit un projet dans la tête et me dit que si je voulais melaisser gouverner par elle, j’obtiendrais certainement un maririche sans lui laisser lieu de me reprocher mon manque defortune; je lui dis que je m’abandonnais entièrement à sadirection, et que je n’aurais ni langue pour parler, ni pieds pourmarcher en cette affaire, qu’elle ne m’eût instruite, persuadée quej’étais qu’elle me tirerait de toute difficulté où ellem’entraînerait, ce qu’elle promit.

Le premier pas qu’elle me fit faire fut de luidonner le nom de cousine et d’aller dans la maison d’une de sesparentes à la campagne, qu’elle m’indiqua, et où elle amena sonmari pour me rendre visite, où, m’appelant «sa chèrecousine», elle arrangea les choses de telle sorte qu’elle etson mari tout ensemble m’invitèrent très passionnément à venir enville demeurer avec eux, car ils vivaient maintenant en un autreendroit qu’auparavant. En second lieu elle dit à son mari quej’avais au moins 1500£ de fortune et que j’étaisassurée d’en avoir bien davantage.

Il suffisait d’en dire autant à sonmari; je n’avais point à agir sur ma part, mais à me tenircoite, et attendre l’événement, car soudain le bruit courut danstout le voisinage que la jeune veuve chez le capitaine était unefortune, qu’elle avait au moins 1500£ et peut-être biendavantage, et que c’était le capitaine qui le disait; et sion interrogeait aucunement le capitaine à mon sujet, il ne sefaisait point scrupule de l’affirmer quoiqu’il ne sût pas un mot deplus sur l’affaire que sa femme ne lui avait dit; en quoi iln’entendait malice aucune, car il croyait réellement qu’il en étaitainsi. Avec cette réputation de fortune, je me trouvai bientôtcomblée d’assez d’admirateurs où j’avais mon choix d’hommes;et moi, ayant à jouer un jeu subtil, il ne me restait plus rien àfaire qu’à trier parmi eux tous le plus propre à mon dessein;c’est-à-dire l’homme qui semblerait le plus disposé à s’en tenir auouï-dire sur ma fortune et à ne pas s’enquérir trop avant desdétails: sinon je ne parvenais à rien, car ma conditionn’admettait nulle investigation trop stricte.

Je marquai mon homme sans grande difficultépar le jugement que je fis de sa façon de me courtiser; jel’avais laissé s’enfoncer dans ses protestations qu’il m’aimait lemieux du monde, et que si je voulais le rendre heureux, il seraitsatisfait de tout; choses qui, je le savais, étaient fondéessur la supposition que j’étais très riche, quoique je n’en eussesoufflé mot.

Ceci était mon homme, mais il fallait lesonder à fond; c’est là qu’était mon salut, car s’il mefaisait faux bond, je savais que j’étais perdue aussi sûrementqu’il était perdu s’il me prenait; et si je n’élevais quelquescrupule sur sa fortune, il risquait d’en élever sur lamienne; si bien que d’abord je feignis à toutes occasions dedouter de sa sincérité et lui dis que peut-être il ne me courtisaitque pour ma fortune, il me ferma la bouche là-dessus avec latempête des protestations que j’ai dites mais je feignais de douterencore.

Un matin, il ôte un diamant de son doigt, etécrit ces mots sur le verre du châssis de ma chambre:

C’est vous que j’aime et rien que vous.

Je lus, et le priai de me prêter la bague,avec laquelle j’écrivis au-dessous:

En amour vous le dites tous.

Il reprend sa bague et écrit denouveau:

La vertu seule est une dot.

Je la lui redemandai et j’écrivisau-dessous:

L’argent fait la vertu plutôt.

Il devint rouge comme le feu, de se sentirpiqué si juste, et avec une sorte de fureur, il jura de me vaincreet écrivit encore:

J’ai mépris pour l’or, et vous aime.

J’aventurai tout sur mon dernier coup de désen poésie, comme vous verrez, car j’écrivis hardiment sous sonvers:

Je suis pauvre et n’ai que moi-même.

C’était là une triste vérité pour moi;Je ne puis dire s’il me crut ou non; je supposais alors qu’ilne me croyait point. Quoi qu’il en fût, il vola vers moi, me pritdans ses bras et me baisant ardemment et avec une passioninimaginable, il me tint serrée, tandis qu’il demandait plume etencre, m’affirmant qu’il ne pouvait plus avoir la patience d’écrirelaborieusement sur cette vitre; puis tirant un morceau depapier, il écrivit encore:

Soyez mienne en tout dénuement.

Je pris sa plume et répondissur-le-champ:

Au for, vous pensez: Elle ment.

Il me dit que c’étaient là des parolescruelles, parce qu’elles n’étaient pas justes, et que jel’obligeais à me démentir, ce qui s’accordait mal avec lapolitesse, et que puisque je l’avais insensiblement engagé dans cebadinage poétique, il me suppliait de ne pas le contraindre àl’interrompre; si bien qu’il écrivit:

Que d’amour seul soient nos débats!

J’écrivis au-dessous:

Elle aime assez, qui ne hait pas.

Il considéra ce vers comme une faveur, et mitbas les armes, c’est-à-dire la plume; je dis qu’il leconsidéra comme une faveur, et c’en était une bien grande, s’ilavait tout su; pourtant il le prit comme je l’entendais,c’est-à-dire que j’étais encline à continuer notre fleuretage,comme en vérité j’avais bonne raison de l’être, car c’était l’hommede meilleure humeur et la plus gaie, que j’aie jamais rencontré, etje réfléchissais souvent qu’il était doublement criminel dedécevoir un homme qui semblait sincère; mais la nécessité quime pressait à un établissement qui convint à ma condition m’yobligeait par autorité; et certainement son affection pourmoi et la douceur de son humeur, quelque haut qu’elles parlassentcontre le mauvais usage que j’en voulais faire, me persuadaientfortement qu’il subirait son désappointement avec plus demansuétude que quelque forcené tout en feu qui n’eût eu pour lerecommander que les passions qui servent à rendre une femmemalheureuse. D’ailleurs, bien que j’eusse si souvent plaisanté aveclui (comme il le supposait) au sujet de ma pauvreté, cependantquand il découvrit qu’elle était véritable, il s’était fermé laroute des objections, regardant que, soit qu’il eût plaisanté, soitqu’il eût parlé sérieusement, il avait déclaré qu’il me prenaitsans se soucier de ma dot et que, soit que j’eusse plaisanté, soitque j’eusse parlé sérieusement, j’avais déclaré que j’étais trèspauvre, de sorte qu’en un mot, je le tenais des deux côtés;et quoiqu’il pût dire ensuite qu’il avait été déçu il ne pourraitjamais dire que c’était moi qui l’avais déçu.

Il me poursuivit de près ensuite, et comme jevis qu’il n’y avait point besoin de craindre de le perdre, je jouaile rôle d’indifférente plus longtemps que la prudence ne m’eûtautrement dicté; mais je considérai combien cette réserve etcette indifférence me donneraient d’avantage sur lui lorsque j’enviendrais à lui avouer ma condition, et j’en usai avec d’autantplus de prudence, que je trouvai qu’il concluait de là ou quej’avais plus d’argent, ou que j’avais plus de jugement, ou que jen’étais point d’humeur aventureuse.

Je pris un jour la liberté de lui dire qu’ilétait vrai que j’avais reçu de lui une galanterie d’amant,puisqu’il me prenait sans nulle enquête sur ma fortune, et que jelui retournai le compliment en m’inquiétant de la sienne plus quede raison, mais que j’espérais qu’il me permettrait quelquesquestions auxquelles il répondrait ou non suivant sesconvenances; l’une de ces questions se rapportait à lamanière dont nous vivrions et au lieu que nous habiterions, parceque j’avais entendu dire qu’il possédait une grande plantation enVirginie, et je lui dis que je ne me souciais guère d’êtredéportée.

Il commença dès ce discours à m’ouvrir bienvolontiers toutes ses affaires et à me dire de manière franche etouverte toute sa condition, par où je connus qu’il pouvait fairebonne figure dans le monde, mais qu’une grande partie de ses biensse composait de trois plantations qu’il avait en Virginie, qui luirapporteraient un fort bon revenu d’environ 300£ par an, maisqui, s’il les exploitait lui-même, lui en rapportaient quatre foisplus, «Très bien, me dis-je, alors tu m’emmèneras là-basaussitôt qu’il te plaira mais je me garderai bien de te le dired’avance.»

Je le plaisantai sur la figure qu’il ferait enVirginie, mais je le trouvai prêt à faire tout ce que jedésirerais, de sorte que je changeai de chanson; je lui disque j’avais de fortes raisons de ne point désirer aller vivrelà-bas, parce que, si ses plantations y valaient autant qu’ildisait, je n’avais pas une fortune qui pût s’accorder à ungentilhomme ayant 1200£ de revenu comme il me disaitque serait son état.

Il me répondit qu’il ne me demandait pasquelle était ma fortune; qu’il m’avait dit d’abord qu’il n’enferait rien, et qu’il tiendrait sa parole; mais que, quellequ’elle fût, il ne me demanderait jamais d’aller en Virginie aveclui, ou qu’il n’y irait sans moi, à moins que je m’y décidasselibrement.

Tout cela, comme vous pouvez bien penser,était justement conforme à mes souhaits, et en vérité rien n’eût pusurvenir de plus parfaitement agréable; je continuaijusque-là à jouer cette sorte d’indifférence dont il s’étonnaitsouvent; et si j’avais avoué sincèrement que ma grandefortune ne s’élevait pas en tout à 400£ quand il en attendait1500£, pourtant je suis persuadée que je l’avais sifermement agrippé et si longtemps tenu en haleine, qu’il m’auraitprise sous les pires conditions; et il est hors de doute quela surprise fut moins grande pour lui quand il apprit la véritéqu’elle n’eut été autrement; car n’ayant pas le moindre blâmeà jeter sur moi, qui avais gardé un air d’indifférence jusqu’aubout, il ne put dire une parole, sinon qu’en vérité il pensaitqu’il y en aurait eu davantage; mais que quand même il y eneût moins, il ne se repentait pas de son affaire, seulement qu’iln’aurait pas le moyen de m’entretenir aussi bien qu’il l’eûtdésiré.

Bref, nous fûmes mariés, et moi, pour ma part,très bien mariée, car c’était l’homme de meilleure humeur qu’unefemme ait eu, mais sa condition n’était pas si bonne que je lesupposais, ainsi que d’autre part il ne l’avait pas amélioréeautant qu’il l’espérait.

Quand nous fûmes mariés, je fus subtilementpoussée à lui apporter le petit fonds que j’avais et à lui fairevoir qu’il n’y en avait point davantage; mais ce fut unenécessité, de sorte que je choisis l’occasion, un jour que nousétions seuls, pour lui en parler brièvement:

– Mon ami, lui dis-je, voilà quinze jours quenous sommes mariés, n’est-il pas temps que vous sachiez si vousavez épousé une femme qui a quelque chose ou qui n’a rien.

– Ce sera au moment que vous voudrez, moncœur, dit-il; pour moi, mon désir est satisfait, puisque j’aila femme que j’aime; je ne vous ai pas beaucoup tourmentée,dit-il, par mes questions là-dessus.

– C’est vrai, dis-je, mais je trouve unegrande difficulté dont je puis à peine me tirer.

– Et laquelle, mon cœur? dit-il.

– Eh bien, dis-je, voilà; c’est un peudur pour moi, et c’est plus dur pour vous: on m’a rapportéque le capitaine X… (le mari de mon amie) vous a dit que j’étaisbien plus riche que je n’ai jamais prétendu l’être, et je vousassure bien qu’il n’a pas ainsi parlé à ma requête.

– Bon, dit-il, il est possible, que lecapitaine X… m’en ait parlé, mais quoi? Si vous n’avez pasautant qu’il m’a dit, que la faute en retombe sur lui; maisvous ne m’avez jamais dit ce que vous aviez, de sorte que jen’aurais pas de raison de vous blâmer, quand bien même vousn’auriez rien du tout.

– Voilà qui est si juste, dis-je, et sigénéreux, que je suis doublement affligée d’avoir si peu dechose.

– Moins vous avez, ma chérie, dit-il, pirepour nous deux; mais j’espère que vous ne vous affligez pointde crainte que je perde ma tendresse pour vous, parce que vousn’avez pas de dot; non, non, si vous n’avez rien, dites-lemoi tout net; je pourrai peut-être dire au capitaine qu’ilm’a dupé, mais jamais je ne pourrai vous accuser, car nem’avez-vous pas fait entendre que vous étiez pauvre? et c’estlà ce que j’aurais dû prévoir.

– Eh bien, dis-je, mon ami, je suis bienheureuse de n’avoir pas été mêlée dans cette tromperie avant lemariage; si désormais je vous trompe, ce ne sera point pourle pire; je suis pauvre, il est vrai, mais point pauvre à neposséder rien.

Et là, je tirai quelques billets de banque etlui donnai environ 160£.

– Voilà quoique chose, mon ami, dis-je, et cen’est peut-être pas tout.

Je l’avais amené si près de n’attendre rien,par ce que j’avais dit auparavant, que l’argent, bien que la sommefût petite en elle-même, parut doublement bienvenue. Il avoua quec’était plus qu’il n’espérait, et qu’il n’avait point douté, par lediscours que je lui avais tenu, que mes beaux habits, ma montred’or et un ou deux anneaux à diamants faisaient toute mafortune.

Je le laissai se réjouir des 160£pendant deux ou trois jours, et puis, étant sortie ce jour-là,comme si je fusse allée les chercher, je lui rapportai à la maisonencore 100£ en or, en lui disant: «Voilà encoreun peu plus de dot pour vous, » et, en somme, au bout de la semaineje lui apportai 180£ de plus et environ 60£ de toiles,que je feignis d’avoir été forcée de prendre avec les 100£ enor que je lui avais données en concordat d’une dette de 600£dont je n’aurais tiré guère plus de cinq shillings pour la livre,ayant été encore la mieux partagée.

– Et maintenant, mon ami, lui dis-je, je suisbien fâchée de vous avouer que je vous ai donné toute mafortune.

J’ajoutai que si la personne qui avait mes600£ ne m’eût pas jouée, j’en eusse facilement valu millepour lui, mais que, la chose étant ainsi, j’avais été sincère et nem’étais rien réservé pour moi-même, et s’il y en avait eudavantage, je lui aurais tout donné.

Il fut si obligé par mes façons et si charméde la somme, car il avait été plein de l’affreuse frayeur qu’il n’yeut rien, qu’il accepta avec mille remerciements. Et ainsi je metirai de la fraude que j’avais faite, en passant pour avoir unefortune sans avoir d’argent, et en pipant un homme au mariage parcet appât, chose que d’ailleurs je tiens pour une des plusdangereuses où une femme puisse s’engager, et où elle s’expose auxplus grands hasards d’être maltraitée par son mari.

Mon mari, pour lui donner son dû, était unhomme d’infiniment de bonne humeur, mais ce n’était point un sot,et, trouvant que son revenu ne s’accordait pas à la manière devivre qu’il eût entendu, si je lui eusse apporté ce qu’il espérait,désappointé d’ailleurs par le profit annuel de ses plantations enVirginie, il me découvrit maintes fois son inclination à passer enVirginie pour vivre sur ses terres, et souvent me peignait debelles couleurs la façon dont on vivait là-bas, combien tout étaità bon marché, abondant, délicieux, et mille choses pareilles.

J’en vins bientôt à comprendre ce qu’ilvoulait dire, et je le repris bien simplement un matin, en luidisant qu’il me paraissait que ses terres ne rendaient presque rienà cause de la distance, en comparaison du revenu qu’elles auraients’il y demeurait, et que je voyais bien qu’il avait le désird’aller y vivre; que je sentais vivement qu’il avait étédésappointé en épousant sa femme, et que je ne pouvais faire moins,par manière d’amende honorable, que de lui dire que j’étais prête àpartir avec lui pour la Virginie afin d’y vivre.

Il me dit mille choses charmantes au sujet dela grâce que je mettais à lui faire cette proposition. Il me ditque, bien qu’il eût été désappointé par ses espérances de fortune,il n’avait pas été désappointé par sa femme, et que j’étais pourlui tout ce que peut être une femme, mais que cette offre étaitplus charmante qu’il n’était capable d’exprimer.

Pour couper court, nous nous décidâmes àpartir. Il me dit qu’il avait là-bas une très bonne maison, biengarnie, où vivait sa mère, avec une sœur, qui étaient tous lesparents qu’il avait; et qu’aussitôt son arrivée, ellesiraient habiter une autre maison qui appartenait à sa mère sa viedurant, et qui lui reviendrait, à lui, plus tard, de sorte quej’aurais toute la maison à moi, et je trouvai tout justement commeil disait.

Nous mîmes à bord du vaisseau, où nous nousembarquâmes, une grande quantité de bons meubles pour notre maison,avec des provisions de linge et autres nécessités, et une bonnecargaison de vente, et nous voilà partis.

Je ne rendrai point compte de la manière denotre voyage, qui fut longue et pleine de dangers, mais serait horspropos; je ne tins pas de journal, ni mon mari; tout ceque je puis dire, c’est qu’après un terrible passage, deux foisépouvantés par d’affreuses tempêtes, et une fois par une choseencore plus terrible, je veux dire un pirate, qui nous aborda etnous ôta presque toutes nos provisions et, ce qui aurait été lecomble de mon malheur, ils m’avaient pris mon mari, mais parsupplications se laissèrent fléchir et le rendirent; je dis,après toutes ces choses terribles, nous arrivâmes à la rivièred’York, en Virginie, et, venant à notre plantation, nous fûmesreçus par la mère de mon mari avec toute la tendresse etl’affection qu’on peut s’imaginer.

Nous vécûmes là tous ensemble: mabelle-mère, sur ma demande, continuant à habiter dans la maison,car c’était une trop bonne mère pour qu’on se séparât d’elle;et mon mari d’abord resta le même; et je me croyais lacréature la plus heureuse qui fût en vie, quand un événementétrange et surprenant mit fin à toute cette félicité en un momentet rendit ma condition la plus incommode du monde.

Ma mère était une vieille femmeextraordinairement gaie et pleine de bonne humeur, je puis biendire vieille, car son fils avait plus de trente ans; elleétait de bonne compagnie, dis-je, agréable, et m’entretenait enprivé d’abondance d’histoires pour me divertir, autant sur lacontrée où nous étions que sur les habitants.

Et, entre autres, elle me disait souventcomment la plus grande partie de ceux qui vivaient dans cettecolonie y étaient venus d’Angleterre dans une condition fort basse,et qu’en général il y avait deux classes: en premier lieu,tels qui étaient transportés par des maîtres de vaisseau pour êtrevendus comme serviteurs; ou, en second lieu, tels qui sontdéportés après avoir été reconnus coupables de crimes qui méritentla mort.

– Quand ils arrivent ici, dit-elle, nous nefaisons pas de différence: les planteurs les achètent, et ilsvont travailler tous ensemble aux champs jusqu’à ce que leur tempssoit fini; quand il est expiré, dit-elle, on leur donne desencouragements à seule fin qu’ils plantent eux-mêmes, car legouvernement leur alloue un certain nombre d’acres de terre, et ilsse mettent au travail pour déblayer et défricher le terrain, puispour le planter de tabac et de blé, à leur propre usage; etcomme les marchands leur confient outils et le nécessaire sur lecrédit de leur récolte, avant qu’elle soit poussée, ils plantentchaque année un peu plus que l’année d’auparavant, et ainsiachètent ce qu’ils veulent avec la moisson qu’ils ont enperspective. Et voilà comment, mon enfant, dit-elle, maint gibierde Newgate devient un personnage considérable; et nous avons,continua-t-elle, plusieurs juges de paix, officiers des milices etmagistrats des cités qui ont eu la main marquée au fer rouge.

Elle allait continuer cette partie de sonhistoire, quand le propre rôle qu’elle y jouaitl’interrompit; et, avec une confiance pleine de bonne humeur,elle me dit qu’elle-même faisait partie de la seconde classed’habitants, qu’elle avait été embarquée ouvertement, s’étantaventurée trop loin dans un cas particulier, d’où elle étaitdevenue criminelle.

– Et en voici la marque, mon enfant, dit-elle,et me fit voir un très beau bras blanc, et sa main, mais avec latape du fer chaud dans la paume de la main, comme il arrive en cescirconstances.

Cette histoire m’émut infiniment, mais mamère, souriant, dit:

– Il ne faut point vous émerveiller de cela,ma fille, comme d’une chose étrange, car plusieurs des personnesles plus considérables de la contrée portent la marque du fer à lamain, et n’éprouvent aucune honte à la reconnaître: voici lemajor X…, dit-elle; c’était un célèbre pickpocket;voici le juge Ba…r: c’était un voleur de boutiques, et tousdeux ont été marqués à la main, et je pourrais vous en nommerd’autres tels que ceux-là.

Nous tînmes souvent des discours de ce genre,et elle me donna quantité d’exemples de ce qu’elle disait; aubout de quelque temps, un jour qu’elle me racontait les aventuresd’une personne qui venait d’être déportée quelques semainesauparavant, je me mis, en quelque sorte sur un ton intime, à luidemander de me raconter des parties de sa propre histoire, cequ’elle fit avec une extrême simplicité et fort sincèrement;comment elle était tombée en mauvaise compagnie à Londres pendantses jeunes années, ce qui était venu de ce que sa mère l’envoyaitfréquemment porter à manger à une de ses parentes, qui étaitprisonnière à Newgate, dans une misérable condition affamée, quifut ensuite condamnée à mort, mais ayant obtenu répit en plaidantson ventre, périt ensuite dans la prison.

Ici ma belle-mère m’énuméra une longue listedes affreuses choses qui se passent d’ordinaire dans cet horriblelieu.

– Et, mon enfant, dit ma mère, peut-être quetu connais bien mal tout cela, ou il se peut même que tu n’en aiesjamais entendu parler; mais sois-en sûre, dit-elle, et nousle savons tous ici, cette seule prison de Newgate engendre plus devoleurs et de misérables que tous les clubs et associations decriminels de la nation; c’est ce lieu de malédiction, dit mamère, qui peuple à demi cette colonie.

Ici elle continua à me raconter son histoire,si longuement, et de façon si détaillée, que je commençai à mesentir très troublée; mais lorsqu’elle arriva à unecirconstance particulière qui l’obligeait à me dire son nom, jepensai m’évanouir sur place; elle vit que j’étais endésordre, et me demanda si je ne me sentais pas bien et ce qui mefaisait souffrir. Je lui dis que j’étais si affectée de lamélancolique histoire qu’elle avait dite, que l’émotion avait ététrop forte pour moi, et je la suppliai de ne m’en plus parler.

– Mais, ma chérie, dit-elle très tendrement,il ne faut nullement t’affliger de ces choses. Toutes ces aventuressont arrivées bien avant ton temps, et elles ne me donnent plusaucune inquiétude; oui, et je les considère même dans monsouvenir avec une satisfaction particulière, puisqu’elles ont servià m’amener jusqu’ici.

Puis elle continua à me raconter comment elleétait tombée entre les mains d’une bonne famille, où, par sa bonneconduite, sa maîtresse étant morte, son maître l’avait épousée, etc’est de lui qu’elle avait eu mon mari et ma sœur; etcomment, par sa diligence et son bon gouvernement, après la mort deson mari, elle avait amélioré les plantations à un point qu’ellesn’avaient pas atteint jusque-là, si bien que la plus grande partiedes terres avaient été mises en culture par elle, non par sonmari; car elle était veuve depuis plus de seize ans.

J’écoutai cette partie de l’histoire avec fortpeu d’attention par le grand besoin que j’éprouvais de me retireret de laisser libre cours à mes passions; et qu’on jugequelle dut être l’angoisse de mon esprit quand je vins à réfléchirque cette femme n’était ni plus ni moins que ma propre mère, et quemaintenant j’avais eu deux enfants, et que j’étais grosse d’untroisième des œuvres de mon propre frère, et que je couchais encoreavec lui toutes les nuits.

J’étais maintenant la plus malheureuse detoutes les femmes au monde. Oh! si l’histoire ne m’avaitjamais été dite, tout aurait été si bien! ce n’aurait pas étéun crime de coucher avec mon mari, si je n’en avais riensu!

J’avais maintenant un si lourd fardeau surl’esprit que je demeurais perpétuellement éveillée; je nepouvais voir aucune utilité à le révéler, et pourtant le dissimulerétait presque impossible; oui, et je ne doutais pas que je neparlerais pendant mon sommeil et que je dirais le secret à monmari, que je le voulusse ou non; si je le découvrais, lemoins que je pouvais attendre était de perdre mon mari; carc’était un homme trop délicat et trop honnête pour continuer à êtremon mari après qu’il aurait su que j’étais sa sœur; si bienque j’étais embarrassée au dernier degré.

Je laisse à juger à tous les hommes lesdifficultés qui s’offraient à ma vue: j’étais loin de monpays natal, à une distance prodigieuse, et je ne pourrais trouverde passage pour le retour; je vivais très bien, mais dans unecondition insupportable en elle-même; si je me découvrais àma mère, il pourrait être difficile de la convaincre des détails,et je n’avais pas de moyen de les prouver; d’autre part, sielle m’interrogeait ou si elle doutait de mes paroles, j’étaisperdue; car la simple suggestion me séparerait immédiatementde mon mari, sans me gagner ni sa mère ni lui, si bien qu’entre lasurprise d’une part, et l’incertitude de l’autre, je seraissûrement perdue.

Cependant, comme je n’étais que trop sûre dela vérité, il est clair que je vivais en plein inceste et enprostitution avouée, le tout sous l’apparence d’une honnêtefemme; et bien que je ne fusse pas très touchée du crimequ’il y avait là, pourtant l’action avait en elle quelque chose dechoquant pour la nature et me rendait même mon mari répugnant.Néanmoins, après longue et sérieuse délibération, je résolus qu’ilétait absolument nécessaire de tout dissimuler, de n’en pas fairela moindre découverte ni à ma mère ni à mon mari; et ainsi jevécus sous la plus lourde oppression qu’on puisse s’imaginerpendant trois années encore.

Pendant ce temps, ma mère prenait plaisir à meraconter souvent de vieilles histoires sur ses anciennes aventures,qui toutefois ne me charmaient nullement; car ainsi, bienqu’elle ne me le dit pas en termes clairs, pourtant je puscomprendre, en rapprochant ses paroles de ce que j’avais appris parceux qui m’avaient d’abord recueillie, que dans les jours de sajeunesse elle avait été prostituée et voleuse; mais je crois,en vérité, qu’elle était arrivée à se repentir sincèrement de cesdeux crimes, et qu’elle était alors une femme bien pieuse, sobre,et de bonne religion.

Eh bien, je laisse sa vie pour ce qu’elleavait pu être; mais il est certain que la mienne m’était fortincommode; car je ne vivais, comme je l’ai dit, que dans lapire sorte de prostitution; et ainsi que je ne pouvais enespérer rien de bon, ainsi en réalité l’issue n’en fut pas bonne ettoute mon apparente prospérité s’usa et se termina dans la misèreet la destruction.

Il se passa quelque temps, à la vérité, avantque les choses en vinssent là; car toutes nos affairesensuite tournèrent à mal, et, ce qu’il y eut de pire, mon maris’altéra étrangement, devint capricieux, jaloux et déplaisant, etj’étais autant impatiente de supporter sa conduite qu’elle étaitdéraisonnable et injuste. Les choses allèrent si loin et nous envînmes enfin à être en si mauvais termes l’un avec l’autre que jeréclamai l’exécution d’une promesse qu’il m’avait faitevolontairement quand j’avais consenti à quitter avec luil’Angleterre; c’était que si je ne me plaisais pas à vivrelà-bas, je retournerais en Angleterre au moment qu’il meconviendrait, lui ayant donné avis un an à l’avance pour régler sesaffaires.

Je dis que je réclamais de lui l’exécution decette promesse, et je dois avouer que je ne le fis pas dans lestermes les plus obligeants qui se pussent imaginer; mais jelui déclarai qu’il me traitait fort mal, que j’étais loin de mesamis, sans moyen de me faire rendre justice, et qu’il était jalouxsans cause, ma conduite ayant été exempte de blâme sans qu’il pût ytrouver prétexte, et que notre départ pour l’Angleterre lui enôterait toute occasion.

J’y insistai si absolument qu’il ne put éviterd’en venir au point ou de me tenir sa parole ou d’y manquer;et cela malgré qu’il usa de toute la subtilité dont il fut maître,et employa sa mère et d’autres agents pour prévaloir sur moi et mefaire changer mes résolutions; mais en vérité le fond de lachose gisait dans mon cœur, et c’est ce qui rendait toutes sestentatives vaines, car mon cœur lui était aliéné. J’étais dégoûtéeà la pensée d’entrer dans le même lit que lui et j’employais milleprétextes d’indisposition et d’humeur pour l’empêcher de metoucher, ne craignant rien tant que d’être encore grosse ce quisûrement eût empêché ou au moins retardé mon passage enAngleterre.

Cependant je le fis enfin sortir d’humeur aupoint qu’il prit une résolution rapide et fatale; qu’en sommeje ne partirais point pour l’Angleterre; que, bien qu’il mel’eût promis, pourtant ce serait une chose déraisonnable, ruineuseà ses affaires, qui mettrait sa famille en un extrême désordre etserait tout près de le perdre entièrement; qu’ainsi je nedevais point la lui demander, et que pas une femme au monde quiestimerait le bonheur de sa famille et de son mari n’y voudraitinsister.

Ceci me fit plonger de nouveau; carlorsque je considérais la situation avec calme et que je prenaismon mari pour ce qu’il était réellement, un homme diligent, prudentau fond, et qu’il ne savait rien de l’horrible condition où ilétait, je ne pouvais que m’avouer que ma proposition était trèsdéraisonnable et qu’aucune femme ayant à cœur le bien de sa famillen’eût pu désirer.

Mais mon déplaisir était d’autre nature;je ne le considérais plus comme un mari, mais comme un procheparent, le fils de ma propre mère, et je résolus de façon oud’autre de me dégager de lui, mais par quelle manière, je ne lesavais point.

Il a été dit par des gens malintentionnés denotre sexe que si nous sommes entêtées à un parti, il estimpossible de nous détourner de nos résolutions; et en sommeje ne cessais de méditer aux moyens de rendre mon départ possible,et j’en vins là avec mon mari, que je lui proposai de partir sanslui. Ceci le provoqua au dernier degré, et il me traita passeulement de femme cruelle, mais de mère dénaturée, et me demandacomment je pouvais entretenir sans horreur la pensée de laisser mesdeux enfants sans mère (car il y en avait un de mort) et de ne plusjamais les revoir. Il est vrai que si tout eût été bien, je nel’eusse point fait, mais maintenant mon désir réel était de nejamais plus les revoir, ni lui; et quant à l’accusation où ilme reprochait d’être dénaturée, je pouvais facilement y répondremoi-même, qui savais que toute cette liaison était dénaturée à unpoint extrême.

Toutefois, il n’y eut point de moyen d’amenermon mari au consentement; il ne voulait pas partir avec moi,ni me laisser partir sans lui, et il était hors de mon pouvoir debouger sans son autorisation, comme le sait fort bien quiconqueconnaît la constitution de cette contrée.

Nous eûmes beaucoup de querelles de famillelà-dessus, et elles montèrent à une dangereuse hauteur; carde même que j’étais devenue tout à fait étrangère à lui enaffection, ainsi ne prenais-je point garde à mes paroles, maisparfois lui tenais un langage provocant; en somme, je luttaisde toutes mes forces pour l’amener à se séparer de moi, ce quiétait par-dessus tout ce que je désirais le plus.

Il prit ma conduite fort mal, et en véritébien pouvait-il le faire, car enfin je refusai de coucher avec lui,et creusant la brèche, en toutes occasions, à l’extrémité, il medit un jour qu’il pensait que je fusse folle, et que si je nechangeais point mes façons, il me mettrait en traitement,c’est-à-dire dans une maison de fous. Je lui dis qu’il trouveraitque j’étais assez loin d’être folle, et qu’il n’était point en sonpouvoir, ni d’aucun autre scélérat, de m’assassiner; jeconfesse qu’en même temps j’avais le cœur serré à la pensée qu’ilavait de me mettre dans une maison de fous, ce qui aurait détruittoute possibilité de faire paraître la vérité; car alorspersonne n’eût plus ajouté foi à une seule de mes paroles.

Ceci m’amena donc à une résolution, quoi qu’ilpût advenir, d’exposer entièrement mon cas; mais de quellefaçon m’y prendre, et à qui, était une difficultéinextricable; lorsque survint une autre querelle avec monmari, qui s’éleva à une extrémité telle que je fus poussée presqueà tout lui dire en face; mais bien qu’en réservant assez pourne pas en venir aux détails, j’en dis suffisamment pour le jeterdans une extraordinaire confusion, et enfin j’éclatai et je distoute l’histoire.

Il commença par une expostulation calme surl’entêtement que je mettais à vouloir partir pour l’Angleterre. Jedéfendis ma résolution et une parole dure en amenant une autre,comme il arrive d’ordinaire dans toute querelle de famille, il medit que je ne le traitais pas comme s’il fut mon mari et que je neparlais pas de mes enfants comme si je fusse une mère; qu’ensomme je ne méritais pas d’être traitée en femme; qu’il avaitemployé avec moi tous les moyens les plus doux; qu’il m’avaitopposé toute la tendresse et le calme dignes d’un mari ou d’unchrétien, et que je lui en avais fait un si vil retour, que je letraitais plutôt en chien qu’en homme, plutôt comme l’étranger leplus méprisable que comme un mari; qu’il avait une extrêmeaversion à user avec moi de violence, mais qu’en somme il en voyaitaujourd’hui la nécessité et que dans l’avenir il serait forcé deprendre telles mesures qui me réduiraient à mon devoir.

Mon sang était maintenant enflammé àl’extrême, et rien ne pouvait paraître plus irrité! Je luidis que pour ses moyens, doux ou violents, je les méprisaiségalement; que pour mon passage en Angleterre, j’y étaisrésolue, advint ce que pourrait; que pour ce qui était de nele point traiter en mari ni d’agir en mère de mes enfants, il yavait peut-être là-dedans plus qu’il n’en pouvait encorecomprendre, mais que je jugeais à propos de lui dire ceciseulement: que ni lui n’était mon mari devant la loi, ni euxmes enfants devant la loi, et que j’avais bonne raison de ne pointm’inquiéter d’eux plus que je ne le faisais.

J’avoue que je fus émue de pitié pour lui surmes paroles, car il changea de couleur, pâle comme un mort, muetcomme un frappé par la foudre, et une ou deux fois je crus qu’ilallait pâmer; en somme il fut pris d’un transport assezsemblable à une apoplexie; il tremblait; une sueur ourosée découlait de son visage, et cependant il était froid comme laglèbe; si bien que je fus obligée de courir chercher de quoile ranimer; quand il fut revenu à lui, il fut saisi dehauts-le-cœur et se mit à vomir; et un peu après on le mit aulit, et le lendemain matin il était dans une fièvre violente.

Toutefois, elle se dissipa, et il se remit,mais lentement; et quand il vint à être un peu mieux, il medit que je lui avais fait de ma langue une blessure mortelle etqu’il avait seulement une chose à me demander avant touteexplication. Je l’interrompis et lui dis que j’étais fâchée d’êtreallée si loin, puisque je voyais le désordre où mes parolesl’avaient jeté, mais que je le suppliais de ne point parlerd’explications, car cela ne ferait que tout tourner au pire.

Ceci accrut son impatience qui vraimentl’inquiéta plus qu’on ne saurait supporter; car, maintenant,il commença de soupçonner qu’il y avait quelque mystère encoreenveloppé, mais ne put en approcher, si fort qu’il devinât;tout ce qui courait dans sa cervelle était que j’avais un autremari vivant, mais je l’assurai qu’il n’y avait nulle parcelle detelle chose en l’affaire; en vérité, pour mon autre mari, ilétait réellement mort pour moi et il m’avait dit de le considérercomme tel, de sorte que je n’avais pas la moindre inquiétude sur cechapitre.

Mais je trouvai maintenant que la chose étaitallée trop loin pour la dissimuler plus longtemps, et mon marilui-même me donna l’occasion de m’alléger du secret bien à masatisfaction; il m’avait travaillée trois ou quatre semaines,sans parvenir à rien, pour obtenir seulement que je lui dise sij’avais prononcé ces paroles à seule fin de le mettre en colère, ous’il y avait rien de vrai au fond. Mais je restai inflexible, etrefusai de rien expliquer, à moins que d’abord il consentît à mondépart pour l’Angleterre, ce qu’il ne ferait jamais, dit-il, tantqu’il serait en vie; d’autre part, je lui dis qu’il était enmon pouvoir de le rendre consentant au moment qu’il me plairait, oumême de faire qu’il me supplierait de partir; et ceci accrutsa curiosité et le rendit importun au plus haut point.

Enfin il dit toute cette histoire à sa mère,et la mit à l’œuvre sur moi, afin de me tirer la vérité; enquoi elle employa vraiment toute son adresse la plus fine;mais je l’arrêtai tout net en lui disant que le mystère de toutel’affaire était en elle-même, que c’était le respect que je luiportais qui m’avait engagée à le dissimuler, et qu’en somme je nepouvais en dire plus long et que je la suppliais de ne pasinsister.

Elle fut frappée de stupeur à ces mots, et nesut que dire ni penser; puis écartant la supposition, etfeignant de la regarder comme une tactique, elle continua àm’importuner au sujet de son fils, afin de combler, s’il étaitpossible, la brèche qui s’était faite entre nous. Pour cela, luidis-je, c’était à la vérité un excellent dessein sur sa part, maisil était impossible qu’elle pût y réussir; et que si je luirévélais la vérité de ce qu’elle désirait, elle m’accorderait quec’était impossible, et cesserait de le désirer. Enfin je paruscéder à son importunité, et lui dis que j’osais lui confier unsecret de la plus grande importance, et qu’elle verrait bientôtqu’il en était ainsi; et que je consentirais à le loger dansson cœur, si elle s’engageait solennellement à ne pas le faireconnaître à son fils sans mon consentement.

Elle mit longtemps à me promettre cettepartie-là, mais plutôt que de ne pas entendre le grand secret, ellejura de s’y accorder, et après beaucoup d’autres préliminaires jecommençai et lui dis toute l’histoire. D’abord, je lui dis combienelle était étroitement mêlée à la malheureuse rupture qui s’étaitfaite entre son fils et moi, par m’avoir raconté sa proprehistoire, et me dit le nom qu’elle portait à Londres; et quela surprise où elle avait vu que j’étais, m’avait saisie à cetteoccasion; puis je lui dis ma propre histoire, et mon nom, etl’assurai, par tels autres signes qu’elle ne pouvait méconnaître,que je n’étais point d’autre, ni plus ni moins, que sa propreenfant, sa fille, née de son corps dans la prison de Newgate;la même qui l’avait sauvée de la potence parce qu’elle était dansson sein, qu’elle avait laissée en telles et telles mainslorsqu’elle avait été déportée.

Il est impossible d’exprimer l’étonnement oùelle fut; elle ne fut pas encline à croire l’histoire, ou àse souvenir des détails; car immédiatement elle prévit laconfusion qui devait s’ensuivre dans toute la famille; maistout concordait si exactement avec les histoires qu’elle m’avaitdites d’elle-même, et que si elle ne m’avait pas eu dites, elle eûtété peut-être bien aise de nier, qu’elle se trouva la bouchefermée, et ne put rien faire que me jeter ses bras autour du cou,et m’embrasser, et pleurer très ardemment sur moi, sans dire uneseule parole pendant un très long temps; enfin elleéclata:

– Malheureuse enfant! dit-elle, quellemisérable chance a pu t’amener jusqu’ici? et encore dans lesbras de mon fils! Terrible fille, dit-elle, mais nous sommestous perdus! mariée à ton propre frère! trois enfants,et deux vivants, tous de la même chair et du même sang! monfils et ma fille ayant couché ensemble comme mari et femme!tout confusion et folie! misérable famille!qu’allons-nous devenir? que faut-il dire? que faut-ilfaire?

Et ainsi elle se lamenta longtemps, et jen’avais point le pouvoir de parler, et si je l’avais eu, jen’aurais su quoi dire, car chaque parole me blessait jusqu’à l’âme.Dans cette sorte de stupeur nous nous séparâmes pour la premièrefois; quoique ma mère fût plus surprise que je ne l’étais,parce que la chose était plus nouvelle pour elle que pour moi,toutefois elle promit encore qu’elle n’en dirait rien à son filsjusqu’à ce que nous en eussions causé de nouveau.

Il ne se passa longtemps, comme vous pouvezbien penser, que nous eûmes une seconde conférence sur le mêmesujet, où, semblant feindre d’oublier son histoire qu’elle m’avaitdite, ou supposer que j’avais oublié quelques-uns des détails, ellese prit à les raconter avec des changements et des omissions;mais je lui rafraîchis la mémoire sur beaucoup de points que jepensais qu’elle avait oubliés, puis j’amenai le reste de l’histoirede façon si opportune qu’il lui fut impossible de s’en dégager, etalors elle retomba dans ses rapsodies et ses exclamations sur ladureté de ses malheurs. Quand tout cela fut un peu dissipé, nousentrâmes en débat serré sur ce qu’il convenait de faire d’abordavant de rien expliquer à mon mari. Mais à quel propos pouvaientêtre toutes nos consultations? Aucune de nous ne pouvait voird’issue à notre anxiété ou comment il pouvait être sage de luidévoiler une pareille tragédie; il était impossible de jugerou de deviner l’humeur dont il recevrait le secret, ni les mesuresqu’il prendrait; et s’il venait à avoir assez peu legouvernement de soi-même pour le rendre public, il était facile deprévoir que ce serait la ruine de la famille entière; et sienfin il saisissait l’avantage que la loi lui donnerait, il merépudierait peut-être avec dédain, et me laisserait à lui faireprocès pour la pauvre dot que je lui avais apportée, et peut-êtrela dépenser en frais de justice pour être mendiante en fin decompte; et ainsi le verrais-je peut-être au bout de peu demois dans les bras d’une autre femme, tandis que je serais moi-mêmela plus malheureuse créature du monde. Ma mère était aussi sensibleà tout ceci que moi; et en somme nous ne savions que faire.Après, quelque temps nous en vînmes à de plus sobres résolutions,mais ce fut alors aussi avec ce malheur que l’opinion de ma mère etla mienne différaient entièrement l’une de l’autre, étantcontradictoires; car l’opinion de ma mère était que je devaisenterrer l’affaire profondément, et continuer à vivre avec luicomme mon mari, jusqu’à ce que quelque autre événement rendit ladécouverte plus aisée; et que cependant elle s’efforcerait denous réconcilier et de restaurer notre confort mutuel et la paix dufoyer; et ainsi que toute l’affaire demeurât un secret aussiimpénétrable que la mort. – Car, mon enfant, dit-elle, nous sommesperdues toutes deux s’il vient au jour.

Pour m’encourager à ceci, elle promit derendre ma condition aisée et de me laisser à sa mort tout cequ’elle pourrait, en part réservée et séparée de mon mari; desorte que si la chose venait à être connue plus tard, je serais enmesure de me tenir sur mes pieds, et de me faire rendre justice parlui.

Cette proposition ne s’accordait point avecmon jugement, quoiqu’elle fût belle et tendre de la part de mamère; mais mes idées couraient sur une tout autre route.

Quant à garder la chose enserrée dans noscœurs, et à laisser tout en l’état, je lui dis que c’étaitimpossible; et je lui demandai comment elle pouvait penserque je pourrais supporter l’idée de continuer à vivre avec monpropre frère. En second lieu je lui dis que ce n’était que parcequ’elle était en vie qu’il y avait quelque support à la découverte,et que tant qu’elle me reconnaîtrait pour sa fille, avec raisond’en être persuadée, personne d’autre n’en douterait; maisque si elle mourait avant la découverte, on me prendrait pour unecréature imprudente qui avait forgé ce mensonge afin d’abandonnermon mari, ou on me considérerait comme folle et égarée. Alors jelui dis comment il m’avait menacée déjà de m’enfermer dans unemaison de fous, et dans quelle inquiétude j’avais été là-dessus, etcomment c’était la raison qui m’avait poussée à tout luidécouvrir.

Et enfin je lui dis qu’après les plussérieuses réflexions possibles, j’en était venue à cette résolutionque j’espérais qui lui plairait et n’était point extrême, qu’elleusât de son influence pour son fils pour m’obtenir le congé departir pour l’Angleterre, comme je l’avais demandé, et de me munird’une suffisante somme d’argent, soit en marchandises quej’emportais, soit en billets de change, tout en lui suggérant qu’ilpourrait trouver bon en temps voulu de venir me rejoindre.

Que lorsque je serais partie, elle alors, desang-froid, lui découvrirait graduellement le cas, suivant qu’elleserait guidée par sa discrétion, de façon qu’il ne fût pas surprisà l’excès et ne se répandit pas en passions et enextravagances; et qu’elle aurait soin de l’empêcher deprendre de l’aversion pour les enfants ou de les maltraiter, ou dese remarier, à moins qu’il eût la certitude que je fusse morte.

C’était là mon dessein, et mes raisons étaientbonnes: je lui étais véritablement aliénée par toutes ceschoses; en vérité je le haïssais mortellement comme mari, etil était impossible de m’ôter l’aversion fixe que j’avaisconçue; en même temps cette vie illégale et incestueuse,jointe à l’aversion, me rendait la cohabitation avec lui la chosela plus répugnante au monde; et je crois vraiment que j’enétais venue au point que j’eusse autant aimé à embrasser un chien,que de le laisser s’approcher de moi; pour quelle raison jene pouvais souffrir la pensée d’entrer dans les mêmes draps quelui; je ne puis dire qu’il était bien de ma part d’aller siloin, tandis que je ne me décidais point à lui découvrir lesecret; mais je raconte ce qui était, non pas ce qui auraitdû ou qui n’aurait pas du être.

Dans ces opinions directement opposées ma mèreet moi nous continuâmes longtemps, et il fut impossible deréconcilier nos jugements; nous eûmes beaucoup de disputeslà-dessus, mais aucune de nous ne voulait céder ni ne pouvaitconvaincre l’autre.

J’insistais sur mon aversion à vivre en étatde mariage avec mon propre frère; et elle insistait sur cequ’il était impossible de l’amener à consentir à mon départ pourl’Angleterre; et dans cette incertitude nous continuâmes,notre différend ne s’élevant pas jusqu’à la querelle ou riend’analogue; mais nous n’étions pas capables de décider cequ’il fallait faire pour réparer cette terrible brèche.

Enfin je me résolus à un parti désespéré, etje dis à ma mère que ma résolution était, en somme, que je luidirais tout moi-même. Ma mère fut épouvantée à la seule idée de mondessein: mais je la priai de se rassurer, lui dis que je leferais peu à peu et doucement, avec tout l’art de la bonne humeurdont j’étais maîtresse, et que je choisirais aussi le moment dumieux que je pourrais, pour prendre mon mari également dans sabonne humeur; je lui dis que je ne doutais point que si jepouvais avoir assez d’hypocrisie pour feindre plus d’affection pourlui que je n’en avais réellement, je réussirais dans tout mondessein et que nous nous séparerions par consentement et de bon grécar je pouvais l’aimer assez bien comme frère, quoique non pascomme mari.

Et pendant tout ce temps il assiégeait mamère, afin de découvrir, si possible, ce que signifiait l’affreuseexpression dont je m’étais servie, comme il disait, quand je luiavais crié que je n’étais pas sa femme devant la loi, ni mesenfants n’étaient les siens devant la loi. Ma mère lui fit prendrepatience, lui dit qu’elle ne pouvait tirer de moi nulleexplication, mais qu’elle voyait que j’étais fort troublée par unechose qu’elle espérait bien me faire dire un jour; etcependant lui recommanda sérieusement de me traiter avec plus detendresse, et de me regagner par la douceur qu’il avait eueauparavant; lui dit qu’il m’avait terrifiée et plongée dansl’horreur par ses menaces de m’enfermer dans une maison de fous, etlui conseilla de ne jamais pousser une femme au désespoir, quelqueraison qu’il y eût.

Il lui promit d’adoucir sa conduite, et lapria de m’assurer qu’il m’aimait plus que jamais et qu’iln’entretenait point de dessein tel que m’envoyer dans une maison defous, quoi qu’il pût dire pendant sa colère, et il pria aussi mamère d’user pour moi des mêmes persuasions afin que nous puissionsvivre ensemble comme autrefois.

Je sentis aussitôt les effets de cetraité; la conduite de mon mari s’altéra sur-le-champ, et cefut tout un autre homme pour moi; rien ne saurait être plustendre et plus obligeant qu’il ne l’était envers moi à toutesoccasions; et je ne pouvais faire moins que d’y donnerquelque retour, ce que je faisais du mieux que je pouvais, mais aufort, de façon maladroite, car rien ne m’était plus effrayant queses caresses, et l’appréhension de devenir de nouveau grosse de luiétait près de me jeter dans des accès; et voilà qui mefaisait voir qu’il y avait nécessité absolue de lui révéler le toutsans délai, ce que je fis toutefois avec toute la précaution et laréserve qu’on peut s’imaginer.

Il avait continué dans son changement deconduite à mon égard depuis près d’un mois, et nous commencions àvivre d’un nouveau genre de vie l’un avec l’autre, et si j’avais pume satisfaire de cette position, je crois qu’elle aurait pu durertant que nous eussions vécu ensemble. Un soir que nous étions assiset que nous causions tous deux sous une petite tonnelle quis’ouvrait sous un bosquet à l’entrée du jardin, il se trouva enhumeur bien gaie et agréable, et me dit quantité de choses tendresqui se rapportaient au plaisir que lui donnait notre bonne entente,et les désordres de notre rupture de jadis, et quelle satisfactionc’était pour lui que nous eussions lieu d’espérer que jamais plusil ne s’élèverait rien entre nous.

Je tirai un profond soupir, et lui dis qu’iln’y avait femme du monde qui pût être plus charmée que moi de labonne entente que nous avions conservée, ou plus affligée de lavoir rompre, mais que j’étais fâchée de lui dire qu’il y avait dansnotre cas une circonstance malheureuse qui me tenait de trop prèsau cœur et que je ne savais comment lui révéler, ce qui rendait monrôle fort misérable, et m’ôtait toute jouissance de repos. Ilm’importuna de lui dire ce que c’était; je lui répondis queje ne saurais le faire; que tant que le secret lui resteraitcaché, moi seule je serais malheureuse, mais que s’il l’apprenaitaussi, nous le deviendrions tous les deux; et qu’ainsi lachose la plus tendre que je pusse faire était de le tenir dans lesténèbres, et que c’était la seule raison qui me portait à lui tenirsecret un mystère dont je pensais que la garde même amènerait tôtou tard ma destruction.

Il est impossible d’exprimer la surprise quelui donnèrent ces paroles, et la double importunité dont il usaenvers moi pour obtenir une révélation; il m’assura qu’on nepourrait me dire tendre pour lui, ni même fidèle, si je continuaisà garder le secret. Je lui dis que je le pensais aussi bien, et quepourtant je ne pouvais me résoudre. Il revint à ce que j’avais ditautrefois, et me dit qu’il espérait que ce secret n’avait aucunrapport avec les paroles que m’avait arrachées la colère, et qu’ilavait résolu d’oublier tout cela, comme l’effet d’un esprit promptet excité. Je lui dis que j’eusse bien voulu pouvoir tout oubliermoi aussi, mais que cela ne pouvait se faire, et que l’impressionétait trop profonde.

Il me dit alors qu’il était résolu à nedifférer avec moi en rien, et qu’ainsi il ne m’importunerait pluslà-dessus, et qu’il était prêt à consentir à tout ce que je diraisou ferais; mais qu’il me suppliait seulement de convenir que,quoi que ce pût être, notre tendresse l’un pour l’autre n’en seraitplus jamais troublée.

C’était la chose la plus désagréable qu’il pûtme dire, car vraiment je désirais qu’il continuât à m’importunerafin de m’obliger à avouer ce dont la dissimulation me semblaitêtre la mort; de sorte que je répondis tout net que je nepouvais dire que je serais heureuse de ne plus être importunée,quoique ne sachant nullement comment céder.

– Mais voyons, mon ami, dis-je, quellesconditions m’accorderez-vous si je vous dévoile cetteaffaire?

– Toutes les conditions au monde, dit-il, quevous pourrez en raison me demander.

– Eh bien, dis-je alors, promettez-moi sousseing que si vous ne trouvez pas que je sois en faute, ouvolontairement mêlée aux causes des malheurs, qui vont suivre, vousne me blâmerez, ni ne me maltraiterez, ni ne me ferez injure, ni neme rendrez victime d’un événement qui n’est point survenu par mafaute.

– C’est, dit-il, la demande la plusraisonnable qui soit au monde, que de ne point vous blâmer pour cequi n’est point de votre faute; donnez-moi une plume et del’encre, dit-il.

De sorte que je courus lui chercher plume,encre et papier, et il rédigea la condition dans les termes mêmesoù je l’avais proposée et la signa de son nom.

– Eh bien, dit-il, et que faut-il encore, machérie?

– Il faut encore, dis-je, que vous ne meblâmiez pas de ne point vous avoir découvert le secret avant que jele connusse.

– Très juste encore, dit-il; de tout moncœur. Et il écrivit également cette promesse et la signa.

– Alors, mon ami, dis-je, je n’ai plus qu’unecondition à vous imposer, et c’est que, puisque personne n’y estmêlé que vous et moi, vous ne le révélerez à personne au monde,excepté votre mère; et que dans toutes les mesures que vousadopterez après la découverte, puisque j’y suis mêlée comme vous,quoique aussi innocente que vous-même, vous ne vous laisserez pointentraîner par la colère, et n’agirez en rien à mon préjudice ou aupréjudice de votre mère, sans ma connaissance et monconsentement.

Ceci le surprit un peu, et il écrivitdistinctement les paroles, mais les lut et les relut à plusieursreprises avant de les signer, hésitant parfois dans sa lecture, etrépétant les mots: «Au préjudice de ma mère! àvotre préjudice! Quelle peut être cette mystérieusechose?»Pourtant enfin il signa.

– Maintenant, dis-je, mon ami, je ne vousdemanderai plus rien sous votre seing, mais comme vous allez ouïrla plus inattendue et surprenante aventure qui soit jamais survenuepeut-être à famille au monde, je vous supplie de me promettre quevous l’entendrez avec calme, et avec la présence d’esprit quiconvient à un homme de sens.

– Je ferai de mon mieux, dit-il, à conditionque vous ne me tiendrez plus longtemps en suspens, car vous meterrifiez avec tous ces préliminaires.

– Eh bien, alors, dis-je, voici: De mêmeque je vous ai dit autrefois dans l’emportement que je n’étais pasvotre femme devant la loi et que nos enfants n’étaient pas nosenfants devant la loi, de même il faut que je vous fasse savoirmaintenant, en toute tranquillité et tendresse, mais avec assezd’affliction, que je suis votre propre sœur et vous mon proprefrère, et que nous sommes tous deux les enfants de notre mèreaujourd’hui vivante, qui est dans la maison, et qui est convaincuede la vérité de ce que je dis en une manière qui ne peut être niéeni contredite.

Je le vis devenir pâle, et ses yeux hagards,et je dis:

– Souvenez-vous maintenant de votre promesse,et conservez votre présence d’esprit: qui aurait pu en direplus long pour vous préparer que je n’ai fait?

Cependant j’appelai un serviteur, et lui fisdonner un petit verre de rhum (qui est le cordial ordinaire de lacontrée), car il perdait connaissance.

Quand il fut un peu remis, je luidis:

– Cette histoire, comme vous pouvez bienpenser, demande une longue explication; ayez donc de lapatience et composez votre esprit pour l’entendre jusqu’au bout etje la ferai aussi brève que possible.

Et là-dessus je lui dis ce que je croyaisnécessaire au fait même, et, en particulier, comment ma mère étaitvenue à me le découvrir.

– Et maintenant, mon ami, dis-je, vous voyezla raison de mes capitulations et que je n’ai pas été la cause dece malheur et que je ne pouvais l’être, et que je ne pouvais rienen savoir avant maintenant.

– J’en suis pleinement assuré, dit-il, maisc’est une horrible surprise pour moi; toutefois, je sais unremède qui réparera tout, un remède qui mettra fin à toutes vosdifficultés, sans que vous partiez pour l’Angleterre.

– Ce serait étrange, dis-je, comme tout lereste.

– Non, non, ce sera aisé; il n’y ad’autre personne qui gêne en tout ceci que moi-même.

Il avait l’air d’être agité par quelquedésordre en prononçant ces paroles; mais je n’en appréhendairien à cet instant, croyant, comme on dit d’ordinaire, que ceux quifont de telles choses n’en parlent jamais, ou que ceux qui enparlent ne les font point.

Mais la douleur n’était pas venue en lui à sonextrémité, et j’observai qu’il devenait pensif et mélancolique et,en un mot, il me sembla que sa tête se troublait un peu. Jem’efforçais de le rappeler à ses esprits par ma conversation en luiexposant une sorte de dessein pour notre conduite, et parfois il setrouvait bien, et me répondait avec assez de courage; mais lemalheur pesait trop lourdement sur ses pensées, et il alla jusqu’àattenter par deux fois à sa propre vie; la seconde, il futsur le point d’étrangler, et si sa mère n’était pas entrée dans lachambre à l’instant même, il fût mort; mais avec l’aide d’unserviteur nègre, elle coupa la corde et le rappela à la vie.

Enfin, grâce à une inlassable importunité, monmari dont la santé paraissait décliner se laissa persuader;et mon destin me poussant, je trouvai la route libre; et parl’intercession de ma mère, j’obtins une excellente cargaison pourla rapporter en Angleterre.

Quand je me séparai de mon frère (car c’estainsi que je dois maintenant le nommer), nous convînmes qu’aprèsque je serais arrivée, il feindrait de recevoir la nouvelle quej’étais morte en Angleterre et qu’ainsi il pourrait se remarierquand il voudrait; il s’engagea à correspondre avec moi commesa sœur, et promit de m’aider et de me soutenir tant que jevivrais; et que s’il mourait avant moi, il laisserait assezde bien pour m’entretenir sous le nom de sa sœur; et sousquelques rapports il fut fidèle à sa parole; mais tout fut siétrangement mené que j’en éprouvai fort sensiblement lesdéceptions, comme vous saurez bientôt.

Je partis au mois d’août, après être restéehuit ans dans cette contrée; et maintenant une nouvelle scènede malheurs m’attendait; peu de femmes peut-être ont traverséla pareille.

Nous fîmes assez bon voyage, jusqu’au momentde toucher la côte d’Angleterre, ce qui fut au bout de trente etdeux jours, que nous fûmes secoués par deux ou trois tempêtes, dontl’une nous chassa sur la côte d’Irlande, où nous relâchâmes àKinsale. Là nous restâmes environ treize jours, et, après nous êtrerafraîchis à terre, nous nous embarquâmes de nouveau, maistrouvâmes de nouveau du fort mauvais temps, où le vaisseau rompitson grand mât, comme ils disent; mais nous entrâmes enfin auport de Milford, en Cornouailles où, bien que je fusse très loin denotre port de destination, pourtant ayant mis sûrement le pied surle sol ferme de l’île de Bretagne, je résolus de ne plusm’aventurer sur les eaux qui m’avaient été si terribles; desorte qu’emmenant à terre mes hardes et mon argent, avec mesbillets de chargement et d’autres papiers, je résolus de gagnerLondres et de laisser le navire aller trouver son port; leport auquel il était attaché était Bristol, où vivait le principalcorrespondant de mon frère.

J’arrivai à Londres au bout d’environ troissemaines, où j’appris, un peu après, que le navire était arrivé àBristol, mais en même temps j’eus la douleur d’être informée quepar la violente tempête qu’il avait supportée, et le bris du grandmât, il avait été fortement avarié, et qu’une grande partie de lacargaison était toute gâtée.

J’avais maintenant une nouvelle scène de viesur les mains, et qui avait une affreuse apparence; j’étaispartie avec une sorte d’adieu final; le chargement quej’avais apporté avec moi était considérable, en vérité, s’il fûtarrivé en bon état, et par son aide, j’eusse pu me remariersuffisamment bien; mais, comme il était, j’étais réduite entout à deux ou trois cents livres, et sans aucun espoir de renfort.J’étais entièrement sans amis, oui, même sans connaissances;car je trouvai qu’il était absolument nécessaire de ne pas raviverles connaissances d’autrefois; et pour ma subtile amie quim’avait disposée jadis à happer une fortune, elle était morte etson mari aussi.

Le soin de ma cargaison de marchandisesm’obligea bientôt après à faire le voyage de Bristol, et pendantque je m’occupais de cette affaire, je me donnai le divertissementd’aller à Bath; car ainsi que j’étais encore loin d’êtrevieille, ainsi mon humeur, qui avait toujours été gaie, continuaitde l’être à l’extrême; et moi qui étais, maintenant, enquelque façon, une femme de fortune, quoique je fusse une femmesans fortune, j’espérais voir tomber sur mon chemin une chose ouune autre qui pût améliorer ma condition, ainsi qu’il était arrivéjadis.

Bath est un lieu d’assez de galanterie,coûteux et rempli de pièges; j’y allais, à la vérité, à seulefin de saisir ce qui s’offrirait, mais je dois me rendre la justiced’affirmer que je n’avais d’autres intentions que d’honnêtes, etque je n’étais point d’abord hantée par les pensées qui me menèrentensuite sur la route où je souffris de me laisser guider parelles.

Là je restai toute l’arrière-saison, comme ondit là-bas, et j’y nouai de misérables liaisons qui plutôt mepoussèrent aux folies où je tombai qu’elles ne me fortifièrent àl’encontre. Je vivais en agrément, recevais de la bonne société, jeveux dire une société délicate et joyeuse; mais je découvrisavec découragement que cette façon de vivre me ferait rapidementsombrer, et que n’ayant point de revenu fixe, en dépensant sur lecapital, je ne faisais que m’assurer de saigner à mort et ceci medonna beaucoup de tristes réflexions. Toutefois je les secouai, etme flattai encore de l’espoir qu’une chose ou une autre seprésenterait à mon avantage.

Mais je n’étais point dans le lieu qu’ilfallait; je n’étais plus à Redriff, où, si je me fusseconvenablement établie, quelque honnête capitaine marin ou autreeût pu me solliciter d’honorable mariage; mais j’étais àBath, où les hommes trouvent une maîtresse parfois, mais bienrarement viennent chercher une femme; et il s’ensuit quetoutes les liaisons privées qu’une femme peut y espérer doiventavoir quelque tendance de cette sorte.

J’avais passé suffisamment bien le début de lasaison car bien que j’eusse noué liaison avec un gentilhomme quivenait à Bath pour se divertir, je n’avais point consenti de traitépernicieux. Mais cette première saison m’amena pourtant à faire laconnaissance d’une femme dans la maison de qui je logeais, qui netenait point une mauvaise maison, certes, mais qui n’était paselle-même, remplie des meilleurs principes. Je m’étais, à toutesoccasions, conduite avec tant d’honnêteté, que ma réputationn’avait pas été touchée par la moindre souillure, et tous leshommes avec qui j’avais fréquenté étaient de si bonne renommée, queje n’avais pas obtenu le moindre blâme sur ces liaisons;aucun d’eux ne semblait penser qu’il y eût nul moyen de proposerrien de mal. Toutefois, il y avait, ainsi que je l’ai dit, un seulgentilhomme qui me remarquait sans cesse et se divertissait en macompagnie, comme il l’appelait, laquelle, comme il lui plaisait àdire, lui était fort agréable, mais à ce moment il n’y eut rien deplus.

Je passai bien des heures mélancoliques à Bathaprès que toute la société eut quitté la ville, car bien quej’allasse parfois à Bristol pour disposer mes affaires et prendrequelque argent, cependant il me semblait préférable de retourner àBath et d’en faire ma résidence, parce qu’étant en bons termes avecla femme chez qui j’avais logé l’été, je trouvai qu’en hiver jepouvais y vivre à meilleur marché que partout ailleurs. Ici,dis-je, je passai l’hiver aussi tristement que j’avais joyeusementpassé l’été; mais ayant noué une intimité plus étroite avecla femme dans la maison de qui je logeais, je ne pus m’empêcher delui communiquer quelqu’une des choses qui me pesaient le pluslourdement sur l’esprit, et, en particulier, la pauvreté de macondition; je lui dis aussi que j’avais en Virginie ma mèreet mon frère, qui étaient dans une situation aisée, et commej’avais véritablement écrite ma mère une lettre privée pour luireprésenter ma condition et la grande perte que j’avais subie,ainsi ne manquai-je point de faire savoir à ma nouvelle amie quej’attendais un envoi de fonds, ce qui était véritable; etcomme les navires allaient de Bristol à la rivière de York, enVirginie, et retour, d’ordinaire en moins de temps que ceux quipartaient pour Londres, et que mon frère correspondaitprincipalement avec Bristol, je crus qu’il était bien préférabled’attendre mes envois là où j’étais que d’aller à Londres.

Ma nouvelle amie parut fort sensiblement émuede ma condition, et, en vérité, elle eut la bonté de réduire leprix qu’il me coûtait pour vivre avec elle, jusqu’à être si baspendant l’hiver, que je me persuadai qu’elle ne gagnait rien surmoi; pour le logement, durant l’hiver, je ne payai rien dutout.

Quand survint la saison du printemps, ellecontinua de se montrer gracieuse au possible, et je logeai chezelle un certain temps, jusqu’à ce que je trouvai nécessaire d’agirdifféremment; elle avait quelques personnes de marque quilogeaient fréquemment dans sa maison, et en particulier legentilhomme qui, ainsi que je l’ai dit, avait recherché ma sociétél’hiver d’avant; il revint en compagnie d’un autregentilhomme et de deux domestiques, et logea dans la mêmemaison; je soupçonnai ma propriétaire de l’avoir invité, enlui faisant savoir que j’habitais toujours avec elle, mais elle lenia.

Ce gentilhomme arriva donc et continua de meremarquer et de me témoigner une confiance particulière;c’était un véritable gentilhomme, je dois l’avouer, et sa sociétém’était aussi agréable que la mienne, je crois, pouvait l’être pourlui; il ne me fit d’autres professions que d’extraordinairerespect, et il avait une telle opinion de ma vertu, qu’ainsi qu’ille déclarait souvent, il pensait que s’il proposait rien d’autre,je le repousserais avec mépris; il eut bientôt appris par moique j’étais veuve, que j’étais arrivée de Virginie à Bristol parles derniers navires, et que j’attendais à Bath la venue de laprochaine flottille de Virginie qui devait m’apporter des biensconsidérables; j’appris par lui qu’il avait une femme, maisque la dame avait la tête troublée, et qu’elle avait été placéesous le gouvernement de ses propres parents, à quoi il avaitconsenti, pour empêcher tout blâme à l’endroit du mauvaisménagement de la cure; et que, cependant, il était venu àBath pour se récréer l’esprit dans des circonstances simélancoliques.

Ma propriétaire qui, de son propre gré,encourageait cette liaison en toutes occasions, me fit de lui unportrait fort avantageux, comme d’un homme d’honneur et de vertu,autant que de grande fortune; et, en vérité, j’avais bonneraison de le croire, car bien que nous fussions logés tous deux deplain-pied, et qu’il fût souvent entré dans ma chambre, même quandj’étais au lit, ainsi que moi dans la sienne, il ne s’était jamaisavancé au delà d’un baiser, ou ne m’avait sollicitée même de choseautre, jusque longtemps après, comme vous l’entendrez.

Je faisais fréquemment à ma propriétaire desremarques sur l’excès de sa modestie, et de son côté ellem’assurait qu’elle n’en était pas surprise, l’ayant aperçu dèsl’abord; toutefois, elle me répétait qu’elle pensait que jedevais attendre quelques gratifications de lui, en faveur de masociété, car en vérité il semblait qu’il fût toujours à mestrousses. Je lui répondis que je ne lui avais pas donné la moindreoccasion d’imaginer que j’en eusse besoin ou que je dusse rienaccepter de sa part; mais elle m’assura qu’elle s’enchargerait, et elle mena l’affaire avec tant de dextérité, que lapremière fois que nous fûmes seuls ensemble, après qu’elle lui eutparlé, il se mit à s’enquérir de ma condition, comment je m’étaisentretenue depuis mon débarquement, et si je n’avais point besoind’argent.

Je pris une attitude fort hardie; je luidis que, bien que ma cargaison de tabac fût avariée, toutefois ellen’était pas entièrement perdue; que le marchand auquelj’avais été consignée m’avait traitée avec tant d’honnêteté, que jen’avais point éprouvé de besoin, et que j’espérais par gouvernementfrugal faire durer ce que je possédais jusqu’à recevoir un autreenvoi que j’attendais par la prochaine flotte; que cependantj’avais retranché sur mes dépenses, et qu’au lieu qu’à la saisondernière j’avais entretenu une servante, maintenant je m’enpassais; et qu’au lieu que j’avais alors une chambre avec unesalle à manger au premier étage, je n’avais maintenant qu’unechambre au second, et d’autres choses semblables. «Mais jevis, dis-je, aussi bien satisfaite aujourd’huiqu’auparavant;» ajoutant que sa société m’avait portéeà vivre bien plus gaiement que je n’eusse fait autrement, de quoije lui étais fort obligée; et ainsi, j’écartai touteproposition pour l’instant.

Il ne se passa pas longtemps qu’il m’entrepritde nouveau, et me dit qu’il trouvait que je répugnais à lui confierla vérité de ma condition, ce dont il était fâché, m’assurant qu’ils’en informait sans dessein de satisfaire sa curiosité, maissimplement pour m’aider, si l’occasion s’en offrait. Mais que,puisque je n’osais avouer que j’avais besoin d’assistance, iln’avait qu’une chose à me demander, qui était de lui promettre sij’étais en quelque manière gênée, de le lui dire franchement, etd’user de lui avec la même liberté qu’il en faisait l’offre,ajoutant que je trouverais toujours en lui un ami dévoué, quoiquepeut-être j’éprouvasse la crainte de me fier à lui.

Je n’omis rien de ce qui convenait qui fût ditpar une personne infiniment obligée, pour lui faire comprendre quej’éprouvais fort vivement sa générosité; et, en vérité, àpartir de ce moment, je ne parus pas si réservée avec luiqu’auparavant, quoique nous tenant encore des deux parts dans leslimites de la plus stricte vertu; mais combien libre que fûtnotre conversation, je n’en pus venir à cette liberté qu’ildésirait, et qui était de lui dire que j’avais besoin d’argent,quoique secrètement je fusse bien heureuse de son offre.

Quelques semaines passèrent là-dessus, ettoujours je ne lui demandais point d’argent; quand mapropriétaire, une rusée créature, qui m’en avait souvent pressée,mais trouvait que je ne pouvais le faire, fabrique une histoire desa propre invention et vient crûment à moi pendant que nous étionsensemble:

– Oh! veuve, dit-elle, j’ai de mauvaisesnouvelles à vous apprendre ce matin.

– Et qu’y a-t-il? dis-je. Est-ce que lesnavires de Virginie ont été pris par les Français?

Car c’est ce que je redoutais.

– Non, non, dit-elle, mais l’homme que vousavez envoyée à Bristol hier pour chercher de l’argent est revenu,et dit qu’il n’en a point rapporté.

Je n’étais nullement satisfaite de sonprojet; je pensais que cela aurait trop l’apparence de lepousser, ce dont il n’y avait aucun besoin, et je vis que je neperdrais rien en feignant de me refuser au jeu, de sorte que je larepris de court:

– Je ne puis m’imaginer pourquoi il auraitainsi parlé, dis-je, puisque je vous assure qu’il m’a apporté toutl’argent que je l’avais envoyé chercher, et le voici, dis-je,tirant ma bourse où il y avait environ douze guinées. Etd’ailleurs, ajoutai-je, j’ai l’intention de vous en donner la plusgrande partie tout à l’heure.

Il avait paru un peu mécontenté de sa façon deparler, autant que moi; trouvant, ainsi que je pensais bien,qu’elle prenait un peu trop de liberté; mais quand il vit laréponse que je lui faisais, il se remit sur-le-champ. Le lendemainmatin nous en reparlâmes, et je le trouvai pleinement satisfait. Ilme dit en souriant qu’il espérait que je ne me laisserais pointmanquer d’argent sans le lui dire, et que je lui avais promis lecontraire; je lui répondis que j’avais été fort vexée de ceque ma propriétaire eût parlé si ouvertement la veille d’une choseoù elle n’avait point à se mêler; mais que j’avais supposéqu’elle désirait être payée de ce que je lui devais, qui étaitenviron huit guinées, que j’avais résolu de lui donner et lui avaisdonnées la même nuit.

Il fut dans une extraordinaire bonne humeurquand il m’entendit dire que je l’avais payée, puis passa à quelqueautre discours pour le moment; mais le lendemain matin, ayantentendu que j’étais levée avant lui, il m’appela, et je luirépondis. Il me demanda d’entrer dans sa chambre; il était aulit quand j’entrai, et il me fit venir m’asseoir sur le bord dulit, car il me dit qu’il avait quelque chose à me dire. Aprèsquelques expressions fort tendres, il me demanda si je voulais memontrer bien honnête et donner une réponse sincère à une chose dontil me priait. Après une petite chicane sur le mot«sincère», et lui avoir demandé si jamais je lui avaisdonné des réponses qui ne fussent pas sincères, je lui fis lapromesse qu’il voulait. Eh bien, alors, sa prière était, dit-il, delui faire voir ma bourse; je mis aussitôt ma main dans mapoche, et riant de lui, je tirai la bourse où il y avait troisguinées et demie; alors il me demanda si c’était toutl’argent que j’avais; je lui dis: «Non»,riant encore, «il s’en faut de beaucoup.»

Eh bien, alors, dit-il, il fallait luipromettre d’aller lui chercher tout l’argent que j’avais, jusqu’audernier fardin; je lui dis que j’allais le faire, et j’entraidans ma chambre d’où je lui rapportai un petit tiroir secret oùj’avais environ six guinées de plus et un peu de monnaie d’argent,et je renversai tout sur le lit, et lui dis que c’était là toute mafortune, honnêtement à un shilling près; il regarda l’argentun peu de temps, mais ne le compta pas, puis le brouilla et leremit pêle-mêle dans le tiroir; ensuite, atteignant sa poche,il en tira une clef, et me pria d’ouvrir une petite boîte en boisde noyer qu’il avait sur la table, et de lui rapporter tel tiroir,ce que je fis; dans ce tiroir il y avait une grande quantitéde monnaie en or, je crois près de deux cents guinées, mais je nepus savoir combien. Il prit le tiroir et, me tenant par la main, ilme la fit mettre dedans, et en prendre une pleine poignée; jene voulais point, et me dérobais; mais il me serrait la mainfermement dans la sienne et il la mit dans le tiroir, et il m’y fitprendre autant de guinées presque que j’en pus tenir à la fois.

Quand je l’eus fait, il me les fit mettre dansmon giron, et prit mon petit tiroir et versa tout mon argent parmile sien, puis me dit de m’en aller bien vite et d’emporter toutcela dans ma chambre.

Je rapporte cette histoire plusparticulièrement à cause de sa bonne humeur, et pour montrer le tonqu’il y avait dans nos conversations. Ce ne fut pas longtemps aprèsqu’il commença chaque jour de trouver des défauts à mes habits, àmes dentelles, à mes coiffes; et, en un mot, il me pressad’en acheter de plus beaux, ce dont j’avais assez d’envie,d’ailleurs, quoique je ne le fisse point paraître; jen’aimais rien mieux au monde que les beaux habits, mais je lui disqu’il me fallait bien ménager l’argent qu’il m’avait prêté, sansquoi je ne pourrais jamais le lui rendre. Il me dit alors en peu deparoles que comme il avait un sincère respect pour moi, et qu’ilconnaissait ma condition, il ne m’avait pas prêté cet argent, maisme l’avait donné, et qu’il pensait que je l’eusse bien mérité, luiayant accordé ma société aussi entièrement que je l’avais fait.Après cela, il me fit prendre une servante et tenir la maison et,son ami étant parti, il m’obligea à prendre le gouvernement de sonménage, ce que je fis fort volontiers, persuadée, comme il parutbien, que je n’y perdrais rien, et la femme qui nous logeait nemanqua point non plus d’y trouver son compte.

Nous avions vécu ainsi près de trois mois,quand la société de Bath commençant à s’éclaircir, il parla de s’enaller, et il était fort désireux de m’emmener avec lui àLondres; j’étais assez troublée de cette proposition, nesachant pas dans quelle position j’allais m’y trouver, ou commentil me traiterait; mais tandis que l’affaire était en litige,il se trouva fort indisposé; il était allé dans un endroit duSomersetshire qu’on nomme Shepton; et là il tomba trèsmalade, si malade qu’il ne pouvait voyager: si bien qu’ilrenvoya son laquais à Bath pour me prier de louer un carrosse et devenir le trouver. Avant de partir il m’avait confié son argent etautres choses de valeur, et je ne savais qu’en faire; mais jeles serrai du mieux que je pus, et fermai le logement à clef;puis je partis et le trouvai bien malade en effet, de sorte que jelui persuadai de se faire transporter en chaise à porteurs à Bath,où nous pourrions trouver plus d’aide et meilleurs conseils.

Il y consentit et je le ramenai à Bath, quiétait à environ quinze lieues, autant que je m’en souviens;là il continua d’être fort malade d’une fièvre, et garda le litcinq semaines; et tout ce temps je le soignai et le dorlotaiavec autant de tendresse que si j’eusse été sa femme; envérité, si j’avais été sa femme, je n’aurais pu fairedavantage; je restais assise auprès de lui si longtemps et sisouvent, qu’à la fin il ne voulut pas que je restasse assisedavantage; en sorte que je fis mettre un lit de veille danssa chambre, et que je m’y couchai, juste au pied de son lit.

J’étais vraiment sensiblement affectée de sacondition et des appréhensions de perdre un ami tel qu’il était ettel qu’il serait sans doute pour moi; et je restais assise àpleurer près de lui pendant bien des heures; enfin il allamieux, et donna quelque espoir, ainsi qu’il arriva d’ailleurs, maistrès lentement.

S’il en était autrement que je ne vais dire,je ne répugnerais pas à le révéler, comme il est apparent que j’aifait en d’autres cas; mais j’affirme qu’à travers toute cetteliaison, excepté pour ce qui est d’entrer dans la chambre quand luiou moi nous étions au lit, et de l’office nécessaire des soins denuit et de jour quand il fut malade, il n’avait point passé entrenous la moindre parole ou action impure. Oh! si tout fûtresté de même jusqu’à la fin!

Après quelque temps, il reprit des forces etse remit assez vite, et j’aurais enlevé mon lit de veille, mais ilne voulut pas me le permettre, jusqu’à ce qu’il pût s’aventurersans personne pour le garder, et alors je repris quartier dans machambre.

Il saisit mainte occasion d’exprimer le sensqu’il avait de ma tendresse pour lui; et quand il fut bien,il me fit présent de cinquante guinées pour me remercier de messoins, et d’avoir, comme il disait, risqué ma vie pour sauver lasienne.

Et maintenant il fit de profondesprotestations de l’affection sincère et inviolable qu’il meportait, mais avec la plus extrême réserve pour ma vertu et lasienne; je lui dis que j’étais pleinement satisfaitelà-dessus; il alla jusqu’au point de m’assurer que s’il étaittout nu au lit avec moi, il préserverait aussi saintement ma vertuqu’il la défendrait si j’étais assaillie par un ravisseur. Je lecrus, et le lui dis, mais il n’en fut pas satisfait; ilvoulait, disait-il, attendre quelque occasion de m’en donner untémoignage indubitable.

Ce fut longtemps après que j’eus l’occasion,pour mes affaires, d’aller à Bristol; sur quoi il me loua uncarrosse, et voulut partir avec moi; et maintenant, envérité, notre intimité s’accrut. De Bristol, il m’emmena àGloucester, ce qui était simplement un voyage de plaisance, pourprendre l’air, et là, par fortune, nous ne trouvâmes de logement àl’hôtellerie que dans une grande chambre à deux lits. Le maître dela maison allant avec nous pour nous montrer ses chambres, etarrivant dans celle-ci, lui dit avec beaucoup defranchise:

– Monsieur, ce n’est point mon affaire dem’enquérir si cette dame est votre épouse ou non; mais sinon,vous pouvez aussi honnêtement coucher dans ces deux lits que sivous étiez dans deux chambres.

Et là-dessus il tire un grand rideau quis’étendait tout au travers de la chambre, et qui séparait les litsen effet.

– Eh bien, dit mon ami, très au point, ceslits feront l’affaire; pour le reste, nous sommes tropproches parents pour coucher ensemble, quoique nous puissions logerl’un près de l’autre.

Et ceci jeta sur toute la chose une sorted’apparence d’honnêteté. Quand nous en vînmes à nous mettre au litil sortit décemment de la chambre, jusqu’à ce que je fusse couchée,et puis se mit au lit dans l’autre lit, d’où il me parla, s’étantétendu, assez longtemps.

Enfin, répétant ce qu’il disait d’ordinaire,qu’il pouvait se mettre au lit tout nu avec moi, sans me faire lemoindre outrage, il saute hors de son lit:

– Et maintenant, ma chérie vous allez voircombien je vais être juste pour vous, et que je sais tenirparole.

Et le voilà venir jusqu’à mon lit.

Je fis quelque résistance, mais je dois avouerque je ne lui eusse pas résisté beaucoup, même s’il n’eût faitnulle de ces promesses; si bien qu’après une petite lutte, jerestai tranquille, et le laissai entrer dans le lit; quand,il s’y fut couché, il m’entoura de ses bras, et ainsi je couchaitoute la nuit près de lui; mais il ne me fit rien de plus oune tenta rien d’autre que de m’embrasser, dis-je, dans ses bras,non vraiment, et de toute la nuit; mais se leva et s’habillale matin, et me laissa aussi innocente pour lui que le jour où jefus née…

J’accorde que c’était là une noble action,mais comme c’était ce que je n’avais jamais vu avant, ainsi meplongea-t-elle dans une parfaite stupeur. Nous fîmes le reste duvoyage dans les mêmes conditions qu’avant, et nous revînmes à Bath,où, comme il avait occasion d’entrer chez moi quand il voulait, ilrépéta souvent la même modération, et fréquemment je couchai aveclui; et bien que toutes les familiarités de mari et femmenous fussent habituelles cependant jamais il n’offrit d’aller plusloin, et il en tirait grande vanité. Je ne dis pas que j’en étaisaussi entièrement charmée qu’il pensait que je fusse, car j’avoueque j’étais bien plus vicieuse que lui.

Nous vécûmes ainsi près de deux ans et avec laseule exception qu’il se rendit trois fois à Londres durant cetemps, et qu’une fois il y séjourna quatre mois; mais, pourlui rendre justice, il ne cessa de me donner de l’argent pourm’entretenir fort bellement.

Si nous avions continué ainsi, j’avoue quenous aurions eu bonne raison de nous vanter; mais, disent lessages, il ne faut point s’aventurer trop près du bord d’uncommandement; et ainsi nous le trouvâmes; et ici encoreje dois lui rendre la justice d’avouer que la première infractionne fut pas sur sa part. Ce fut une nuit que nous étions au lit,bien chaudement, joyeux, et ayant bu, je pense, tous deux un peuplus que d’ordinaire, quoique nullement assez pour nous troubler,que je lui dis (je le répète avec bonté et horreur d’âme) que jepouvais trouver dans mon cœur de le dégager de sa promesse pour unenuit et point davantage.

Il me prit au mot sur-le-champ, et après cela,il n’y eut plus moyen de lui résister, et en vérité, je n’avaispoint envie de lui résister plus longtemps.

Ainsi fut rompu le gouvernement de notrevertu, et j’échangeai la place d’amie pour ce titre mal harmonieuxet de son rauque, qui est catin. Le matin nous fûmes tousdeux à nos repentailles; je pleurai de tout cœur, et lui-mêmereconnut son chagrin; mais c’est tout ce que nous pouvionsfaire l’un et l’autre; et la route étant ainsi débarrassée,les barrières de la vertu et de la conscience renversées, nouseûmes à lutter contre moins d’obstacles.

Ce fut une morne sorte de conversation quenous entretînmes ensemble le reste de cette semaine; je leregardais avec des rougeurs; et d’un moment à l’autre jesoulevais cette objection mélancolique: «Et si j’allaisêtre grosse, maintenant? Que deviendrais-jealors?»Il m’encourageait en me disant que, tant que jelui serais fidèle, il me le resterait; et que, puisque nousen étions venus là, ce qu’en vérité il n’avait jamais entendu, sije me trouvais grosse, il prendrait soin de l’enfant autant que demoi. Ceci nous renforça tous deux: je lui assurai que sij’étais grosse, je mourrais par manque de sage-femme, plutôt que dele nommer comme père de l’enfant, et il m’assura que je ne seraisen faute de rien, si je venais à être grosse. Ces assurancesréciproques nous endurcirent, et ensuite nous répétâmes notre crimetant qu’il nous plut, jusqu’enfin ce que je craignais arriva, et jeme trouvai grosse.

Après que j’en fus sûre, et que je l’eussatisfait là-dessus, nous commençâmes à songer à prendre desmesures pour nous conduire à cette affaire, et je lui proposai deconfier le secret à ma propriétaire, et de lui demander un conseil,à quoi il s’accorda; ma propriétaire, femme, ainsi que jetrouvai, bien accoutumée à telles choses, ne s’en mit point enpeine; elle dit qu’elle savait bien que les choses finiraientpar en venir là, et nous plaisanta très joyeusement tousdeux; comme je l’ai dit, nous trouvâmes que c’était unevieille dame pleine d’expérience en ces sortes d’affaires;elle se chargea de tout, s’engagea à procurer une sage-femme et unenourrice, à éteindre toute curiosité, et à en tirer notreréputation nette, ce qu’elle fit en effet avec beaucoupd’adresse.

Quand j’approchai du terme, elle pria monmonsieur de s’en aller à Londres ou de feindre son départ;quand il fut parti, elle informa les officiers de la paroisse qu’ily avait chez elle une dame près d’accoucher, mais qu’elleconnaissait fort bien son mari, et leur rendit compte, comme elleprétendait, de son nom qui était sir Walter Cleave; leurdisant que c’était un digne gentilhomme et qu’elle répondrait àtoutes enquêtes et autres choses semblables. Ceci eut donné bientôtsatisfaction aux officiers de la paroisse, et j’accouchai avecautant de crédit que si j’eusse été réellement milady Cleave, etfus assistée dans mon travail par trois ou quatre des plus notablesbourgeoises de Bath; ce qui toutefois me rendit un peu pluscoûteuse pour lui; je lui exprimais souvent mon souci à cetégard, mais il me priait de ne point m’en inquiéter.

Comme il m’avait munie très suffisammentd’argent pour les dépenses extraordinaires de mes couches, j’avaissur moi tout ce qu’il peut y avoir de beau; mais jen’affectais point la légèreté ni l’extravagance; d’ailleursconnaissant le monde comme je l’avais fait, et qu’un tel genre decondition ne dure souvent pas longtemps, je prenais garde de mettrede côté autant d’argent que je pouvais, pour quand viendraient«les temps de pluie», comme je disais, lui faisantcroire que j’avais tout dépensé sur l’extraordinaire apparence deschoses durant mes couches.

Par ce moyen, avec ce qu’il m’avait donné, etque j’ai dit plus haut, j’eus à la fin de mes couches deux centsguinées à moi, comprenant aussi ce qui restait de mon argent.

J’accouchai d’un beau garçon, vraiment, et cefut un charmant enfant; et quand il l’apprit, il m’écrivitlà-dessus une lettre bien tendre et obligeante, et puis me ditqu’il pensait qu’il y eût meilleur air pour moi de partir pourLondres aussitôt que je serais levée et remise, qu’il avait retenudes appartements pour moi à Hammersmith, comme si je venaisseulement de Londres, et qu’après quelque temps je retournerais àBath et qu’il m’accompagnerait.

Son offre me plut assez, et je louai uncarrosse à ce propos, et prenant avec moi mon enfant, une nourricepour le tenir et lui donner à téter et une fille servante, me voilàpartie pour Londres.

Il me rencontra à Reading dans sa proprevoiture, où il me fit entrer, laissant les servantes et l’enfantdans le carrosse de louage, et ainsi m’amena à mon nouveau logementde Hammersmith, dont j’eus abondance de raisons d’être charmée, carc’étaient de superbes chambres.

Et maintenant, j’étais vraiment au pointextrême de ce que je pouvais nommer prospérité, et je ne désiraisrien d’autre que d’être sa femme par mariage, ce qui ne pouvait pasêtre; et voilà pourquoi en toutes occasions je m’étudiais àépargner tout ce que je pouvais, comme j’ai dit, en prévision de lamisère; sachant assez bien que telles choses ne durent pastoujours, que les hommes qui entretiennent des maîtresses enchangent souvent, en deviennent las, sont jaloux d’elles, ou unechose ou l’autre; et parfois les dames qui sont ainsi bientraitées ne sont pas soigneuses à préserver, par conduite prudente,l’estime de leurs personnes, ou le délicat article de leurfidélité, d’où elles sont justement poussées à l’écart avecmépris.

Mais j’étais assurée sur ce point; carainsi que je n’avais nulle inclinaison à changer, ainsi n’avais-jeaucune manière de connaissance, partant point de tentation àd’autres visées; je ne tenais de société que dans la familleoù je logeais, et avec la femme d’un ministre, qui demeurait à laporte d’auprès; de sorte que lorsqu’il était absent, jen’allais point faire de visites à personne, et chaque fois qu’ilarrivait, il ne manquait pas de me trouver dans ma chambre ou masalle basse; si j’allais prendre l’air, c’était toujours aveclui.

Cette manière de vivre avec lui, autant que lasienne avec moi, était certainement la chose du monde où il y avaitle moins de dessein; il m’assurait souvent que lorsqu’ilavait fait d’abord ma connaissance, et jusqu’à la nuit même où nousavions enfreint nos règles, il n’avait jamais entretenu le moindredessein de coucher avec moi; qu’il avait toujours éprouvé unesincère affection pour moi, mais pas la moindre inclination réelleà faire ce qu’il avait fait; je lui assurais que je nel’avais jamais soupçonné là-dessus; et que si la pensée m’enfût venue, je n’eusse point si facilement cédé aux libertés quinous avaient amenés jusque-là, mais que tout cela avait été unesurprise.

Il est vrai que depuis la première heure oùj’avais commencé à converser avec lui, j’avais résolu de le laissercoucher avec moi, s’il m’en priait; mais c’était parce quej’avais besoin de son aide, et que je ne connaissais point d’autremoyen de le tenir; mais quand nous fûmes ensemble cettenuit-là, et que les choses, ainsi que j’ai dit, étaient allées siloin, je trouvai ma faiblesse et qu’il n’y avait pas à résister àl’inclination; mais je fus obligée de tout céder avant mêmequ’il le demandât.

Cependant, il fut si juste envers moi, qu’ilne me le reprocha jamais, et jamais n’exprima le moindre déplaisirde ma conduite à nulle autre occasion, mais protestait toujoursqu’il était aussi ravi de ma société qu’il l’avait été la premièreheure que nous fûmes réunis ensemble.

D’autre part, quoique je ne fusse pas sans desecrets reproches de ma conscience pour la vie que je menais, etcela jusque dans la plus grande hauteur de la satisfaction quej’éprouvai, cependant j’avais la terrible perspective de lapauvreté et de la faim, qui m’assiégeait comme un spectre affreux,de sorte qu’il n’y avait pas à songer à regarder en arrière;mais ainsi que la pauvreté m’y avait conduite, ainsi la crainte dela pauvreté m’y maintenait-elle; et fréquemment je prenais larésolution de tout abandonner, si je pouvais parvenir à épargnerassez d’argent pour m’entretenir; mais c’étaient des penséesqui n’avaient point de poids, et chaque fois qu’il venait metrouver, elles s’évanouissaient: car sa compagnie était sidélicieuse qu’il était impossible d’être mélancolique lorsqu’ilétait là; ces réflexions ne me venaient que pendant lesheures où j’étais seule.

Je vécus six ans dans cette condition, toutensemble heureuse et infortunée, pendant lequel temps je lui donnaitrois enfants; mais le premier seul vécut; et quoiqueayant déménagé deux fois pendant ces six années, pourtant lasixième je retournai dans mon premier logement à Hammersmith. C’estlà que je fus surprise un matin par une lettre tendre, maismélancolique, de mon monsieur; il m’écrivait qu’il se sentaitfort indisposé et qu’il craignait d’avoir un nouvel accès demaladie, mais que, les parents de sa femme séjournant dans samaison, il serait impraticable que je vinsse auprès de lui;il exprimait tout le mécontentement qu’il en éprouvait, ayant ledésir qu’il me fût possible de le soigner et de le veiller commeautrefois.

Je fus extrêmement inquiète là-dessus et trèsimpatiente de savoir ce qu’il en était; j’attendis quinzejours ou environ et n’eus point de nouvelles, ce qui me surprit, etje commençai d’être très tourmentée, vraiment; je crois queje puis dire que pendant les quinze jours qui suivirent je fus prèsd’être égarée: ma difficulté principale était que je nesavais pas exactement où il se trouvait; car j’avais comprisd’abord qu’il était dans le logement de la mère de sa femme;mais m’étant rendue à Londres, je trouvai, à l’aide des indicationsque j’avais, afin de lui écrire, comment je pourrais m’enquérir delui; et là je trouvai qu’il était dans une maison deBloomsbury, où il s’était transporté avec toute sa famille;et que sa femme et la mère de sa femme étaient dans la même maison,quoiqu’on n’eût pas souffert que la femme apprit qu’elle séjournaitsous le même toit que son mari.

Là j’appris également bientôt qu’il était à ladernière extrémité, d’où je pensai arriver à la mienne, par monardeur à connaître la vérité. Une nuit, j’eus la curiosité de medéguiser en fille servante, avec un bonnet rond et un chapeau depaille, et je m’en allai à sa porte, comme si je fusse envoyée parune dame de ses voisines à l’endroit où il vivait auparavant;et, rendant des compliments aux maîtres et aux maîtresses, je disque j’étais envoyée pour demander comment allait M…, et comment ilavait reposé pendant la nuit. En apportant ce message, j’obtinsl’occasion que je désirais; car, parlant à une des servantes,je lui tins un long conte de commère, et je lui tirai tous lesdétails de sa maladie, que je trouvai être une pleurésie,accompagnée de toux et de fièvre; elle me dit aussi qui étaitdans la maison, et comment allait sa femme, dont on avait quelqueespoir, par son rapport, qu’elle pourrait recouvrer saraison; mais pour le gentilhomme lui-même, les médecinsdisaient qu’il y avait bien peu d’espoir, que le matin ils avaientcru qu’il était sur le point de mourir, et qu’il n’en valait guèremieux à cette heure, car on n’espérait pas lui voir passer lanuit.

Ceci était une lourde nouvelle pour moi, et jecommençai maintenant à voir la fin de ma prospérité, et àcomprendre que j’avais bien fait d’agir en bonne ménagère etd’avoir mis quelque peu de côté pendant qu’il était en vie, carmaintenant aucune vue ne s’ouvrait devant moi pour soutenir monexistence.

Ce qui pesait bien lourdement aussi sur monesprit, c’est que j’avais un fils, un bel enfant aimable, qui avaitplus de cinq ans d’âge, et point de provision faite pour lui, dumoins à ma connaissance; avec ces considérations et un cœurtriste je rentrai à la maison ce soir-là et je commençai de medemander comment j’allais vivre, et de quelle manière j’allaispasser mon temps pour le reste de ma vie.

Vous pouvez bien penser que je n’eus point derepos que je ne m’informasse de nouveau très rapidement de ce quiétait advenu; et n’osant m’aventurer moi-même, j’envoyaiplusieurs faux messagers, jusque après avoir attendu quinze joursencore, je trouvai qu’il y avait quelque espoir qu’il pût vivre,quoiqu’il fut toujours bien mal; alors je cessai d’envoyerchercher des nouvelles, et quelque temps après je sus dans levoisinage qu’il se levait dans sa chambre, et puis qu’il avait pusortir.

Je n’eus point de doute alors que je n’ouïraisbientôt quelque nouvelle de lui, et commençai de me réconforter surma condition, pensant qu’elle fût rétablie; j’attendis unesemaine, et deux semaines et avec infiniment de surprise, près dedeux mois, et n’appris rien, sinon qu’étant remis, il était partipour la campagne, afin de prendre l’air après sa maladie;ensuite il se passa deux mois encore, et puis je sus qu’il étaitrevenu dans sa maison de ville, mais je ne reçus rien de lui.

Je lui avais écrit plusieurs lettres et lesavais adressées comme d’ordinaire; et je trouvai qu’on enétait venu chercher deux ou trois, mais point les autres. Je luiécrivis encore d’une manière plus pressante que jamais, et dansl’une d’elles, je lui fis savoir que je serais obligée de venir letrouver moi-même, représentant ma condition, le loyer du logement àpayer, toute provision pour l’enfant qui manquait, et mondéplorable état, dénuée de tout entretien, après son très solennelengagement qu’il aurait soin de moi et me pourvoirait; je fisune copie de cette lettre, et trouvant qu’elle était restée prèsd’un mois dans la maison où je l’avais adressée sans qu’on fût venula chercher, je trouvai moyen d’en faire mettre une copie dans sesmains à une maison de café où je trouvai qu’il avait coutumed’aller.

Cette lettre lui arracha une réponse, parlaquelle je vis bien que je serais abandonnée, mais où je découvrisqu’il m’avait envoyé quelque temps auparavant une lettre afin de meprier de retourner à Bath; j’en viendrai tout à l’heure à soncontenu.

Il est vrai que les lits de maladie amènentdes temps où des liaisons telles que celles-ci sont considéréesavec des visages différents et regardées avec d’autres yeux quenous ne les avions vues auparavant; mon amant était allé auxportes de la mort et sur le bord extrême de l’éternité et,paraît-il, avait été frappé d’un juste remords et de réflexionsgraves sur sa vie passée de galanterie et de légèreté: et,entre autres, sa criminelle liaison avec moi, qui n’était en vériténi plus ni moins qu’une longue vie continue d’adultère, s’étaitprésentée à lui telle qu’elle était, non plus telle qu’autrefois illa pensait être, et il la regardait maintenant avec une justehorreur. Les bonnes mœurs et la justice de ce gentilhommel’empêchèrent d’aller à l’extrême, mais voici tout net ce qu’il fiten cette affaire; il s’aperçut par ma dernière lettre et parles autres qu’il se fit apporter que je n’étais point partie, pourBath et que sa première lettre ne m’était point venue en main, surquoi il m’écrit la suivante:

«Madame,

«Je suis surpris que ma lettre datée du8 du mois dernier ne vous soit point venue en main; je vousdonne ma parole qu’elle a été remise à votre logement, et aux mainsde votre servante.

«Il est inutile que je vous fasseconnaître quelle a été ma condition depuis quelque tempspassé; et comment, étant allé jusqu’au nord de la tombe, parune grâce inespérée du ciel, et que j’ai bien peu méritée, j’ai étérendu à la vie; dans la condition où j’ai été, vous ne serezpoint étonnée que notre malheureuse liaison n’ait pas été lemoindre des fardeaux qui pesaient sur ma conscience; je n’aipoint besoin d’en dire davantage; les choses dont il faut serepentir doivent aussi être réformées.

«Je serais désireux de vous voir songerà rentrer à Bath; je joins à cette lettre un billet de50£ pour que vous puissiez liquider votre loyer et payer lesmenus frais de votre voyage. J’espère que ce ne sera pas pour vousune surprise si j’ajoute que pour cette raison seule, et sansaucune offense de votre part, je ne peux plus vous revoir; jeprendrai de l’enfant le soin qu’il faudra, soit que vous lelaissiez ici, soit que vous l’emmeniez, comme il vous plaira;je vous souhaite de pareilles réflexions, et qu’elles puissenttourner à votre avantage.

«Je suis, etc.»

Je fus frappée par cette lettre comme de milleblessures; les reproches de ma conscience étaient tels que jene saurais les exprimer, car je n’étais pas aveugle à mon proprecrime; et je réfléchissais que j’eusse pu avec moinsd’offense continuer avec mon frère, puisqu’il n’y avait pas decrime au moins dans le fait de notre mariage, aucun de nous nesachant rien.

Mais je ne songeai pas une seule fois quependant tout ce temps j’étais une femme mariée, la femme de M…, lemarchand de toiles, qui, bien qu’il m’eût quittée par nécessité desa condition, n’avait point le pouvoir de me délier du contrat demariage qu’il y avait entre nous, ni de me donner la liberté légalede me remarier; si bien que je n’avais rien été moins pendanttout ce temps qu’une prostituée et une femme adultère. Je mereprochai alors les libertés que j’avais prises, et d’avoir servide piège pour ce gentilhomme, et d’avoir été la principalecoupable; et maintenant, par grande merci, il avait étéarraché à l’abîme par œuvre convaincante sur son esprit; maismoi, je restais là comme si j’eusse été abandonnée par le ciel pourcontinuer ma route dans le mal.

Dans ces réflexions, je continuai très pensiveet triste pendant presque un mois, et je ne retournai pas à Bath,n’ayant aucune inclination à me retrouver avec la femme auprès dequi j’avais été avant, de peur que, ainsi que je croyais, elle mepoussât à quelque mauvais genre de vie, comme elle l’avaitfait; et d’ailleurs, j’avais honte qu’elle apprit que j’avaisété rejetée et délaissée.

Et maintenant j’étais grandement troublée ausujet de mon petit garçon; c’était pour moi la mort de meséparer de cet enfant; et pourtant quand je considérais ledanger qu’il y avait d’être abandonnée un jour ou l’autre avec lui,sans avoir les moyens de l’entretenir, je me décidais à lequitter; mais finalement je résolus de demeurer moi-même prèsde lui, afin d’avoir la satisfaction de le voir, sans le souci del’élever.

J’écrivis donc à mon monsieur une courtelettre où je lui disais que j’avais obéi à ses ordres en touteschoses, sauf sur le point de mon retour à Bath; que bien quenotre séparation fut pour moi un coup dont je ne pourrais jamais meremettre, pourtant j’étais entièrement persuadée que ses réflexionsétaient justes et que je serais bien loin de désirer m’opposer à saréforme.

Puis je lui représentai ma propre conditiondans les termes les plus émouvants. Je lui dis que j’entretenaisl’espoir que ces infortunées détresses qui d’abord l’avaient émud’une généreuse amitié pour moi, pourraient un peu l’apitoyermaintenant, bien que la partie criminelle de notre liaison où jepensais qu’aucun de nous n’entendait tomber alors fût rompuedésormais; que je désirais me repentir aussi sincèrementqu’il l’avait fait, mais je le suppliais de me placer en quelquecondition où je ne fusse pas exposée aux tentations par l’affreuseperspective de la pauvreté et de la détresse; et s’il avaitla moindre appréhension sur les ennuis que je pourrais lui causer,je le priais de me mettre en état de retourner auprès de ma mère enVirginie, d’où il savait que j’étais venue, ce qui mettrait fin àtoutes les craintes qui pourraient lui venir là-dessus; jeterminais en lui assurant que s’il voulait m’envoyer 50£ deplus pour faciliter mon départ, je lui renverrais une quittancegénérale: et lui promettrais de ne plus le troubler paraucune importunité, à moins que ce fût pour demander de bonnesnouvelles de mon enfant que j’enverrais chercher, si je trouvais mamère vivante et que ma condition était aisée, et dont je pourraisalors le décharger.

Or, tout ceci était une duperie, en ce que jen’avais nulle intention d’aller en Virginie, ainsi que le récit desaffaires que j’y avais eues, peut convaincre quiconque; maisl’objet était de tirer de lui ces dernières 50£, sachant fortbien que ce serait le dernier sou que j’aurais à attendre delui.

Néanmoins, l’argument que j’avais envoyé enlui promettant une quittance générale et de ne plus jamaisl’inquiéter, prévalut effectivement, et il m’envoya un billet pourcette somme par une personne qui m’apportait une quittance généraleà signer, ce que je fis franchement; et ainsi, bien amèrementcontre ma volonté, l’affaire se trouva entièrement terminée.

J’étais maintenant une personne isolée, denouveau, comme je puis bien m’appeler; j’étais déliée detoutes les obligations soit de femme mariée, soit de maîtresse, quifussent au monde; excepté mon mari le marchand de toile dontje n’avais pas entendu parler maintenant depuis près de quinze ans,personne ne pouvait me blâmer pour me croire entièrement libérée detous; considérant surtout qu’il m’avait dit à son départ quesi je n’avais point de nouvelles fréquentes de lui, j’en devraisconclure qu’il était mort, et que je pourrais librement me remarieravec celui qu’il me plairait.

Je commençai maintenant à dresser mescomptes; j’avais par maintes lettres et grande importunité,et aussi par l’intercession de ma mère, obtenu de mon frère unnouvel envoi de quelques marchandises de Virginie, afin decompenser l’avarie de la cargaison que j’avais emportée et ceciaussi avait été à la condition que je lui scellerais une quittancegénérale, ce que j’avais dû promettre, si dur que cela me parût. Jesus si bien disposer mes affaires, que je fis enlever lesmarchandises, avant d’avoir signé la quittance: et ensuite jedécouvris sans cesse un prétexte ou l’autre pour m’échapper etremettre la signature; jusque enfin je prétendis qu’il mefallait écrire à mon frère avant de rien faire.

En comptant cette rentrée et avant d’avoirobtenu les dernières 50£, je trouvai que ma fortune semontait tout compris, à environ 400£; de sorte qu’aveccette somme je possédais plus de 450£. J’aurais pu économiser100£ de plus, si je n’avais rencontré un malheur qui futcelui ci: l’orfèvre à qui je les avais confiées fitbanqueroute, de sorte que je perdis 70£ de mon argent,l’accommodement de cet homme n’ayant pas donné plus de 30 p. 100.J’avais un peu d’argenterie mais pas beaucoup, et j’étais assezbien garnie d’habits et de linge.

Avec ce fonds j’avais à recommencer la viedans ce monde; mais il faut bien penser que je n’étais plusla même femme que lorsque je vivais à Rotherhithe; car enpremier lieu j’étais plus vieille de près de vingt ans et jen’étais nullement avantagée par ce surcroît d’années, ni par mespérégrinations en Virginie, aller et retour, et quoique n’omettantrien qui pût me rehausser sinon de me peindre, à quoi je nem’abaissai jamais, cependant on verra toujours quelque différenceentre une femme de vingt-cinq ans et une femme qui en aquarante-deux.

Je faisais d’innombrables projets pour monétat de vie futur, et je commençai à réfléchir très sérieusement àce que je ferais, mais rien ne se présentait. Je prenais bien gardeà ce que le monde me prît pour plus que je n’étais, et je faisaisdire que j’étais une grande fortune et que mes biens étaient entremes mains: la dernière chose était vraie, la première commej’ai dit. Je n’avais pas de connaissances, ce qui était une de mespires infortunes, et la conséquence en était que je n’avaispersonne pour me donner conseil, et par-dessus tout, que je n’avaispersonne à qui je pusse en confidence dire le secret de macondition; et je trouvai par expérience qu’être sans amis estla pire des situations, après la misère, où une femme puisse êtreréduite; je dis «femme»parce qu’il est évidentque les hommes peuvent être leurs propres conseillers et directeurset savoir se tirer des difficultés et des affaires mieux que lesfemmes; mais si une femme n’a pas d’ami pour lui faire partde ses ennuis, pour lui donner aide et conseil, c’est dix contre unqu’elle est perdue, oui, et plus elle a d’argent, plus elle est endanger d’être trompée et qu’on lui fasse tort: et c’était moncas dans l’affaire des 100£ que j’avais laissées aux mains del’orfèvre que j’ai dit, dont le crédit, paraît-il, allait baissantdéjà auparavant; mais n’ayant personne que je pusseconsulter, je n’en avais rien appris et perdu mon argent.

Quand une femme est ainsi esseulée et vide deconseil, elle est tout justement semblable à un sac d’argent ou àun joyau tombé sur la grand’route qui sera la proie du premiervenu: s’il se rencontre un homme de vertu et de bonsprincipes pour le trouver, il le fera crier par le crieur, et lepropriétaire pourra venir à le savoir; mais combien de foisde telles choses tomberont-elles dans des mains qui ne se ferontpas scrupule de les saisir pour une fois qu’elles viendront en debonnes mains?

C’était évidemment mon cas, car j’étaismaintenant une femme libre, errante et déréglée, et n’avais ni aideni assistance, ni guide de ma conduite; je savais ce que jevisais et ce dont j’avais besoin, mais je ne savais rien de lamanière de parvenir à mon but par des moyens directs; j’avaisbesoin d’être placée dans une condition d’existence sûre, et si jeme fusse trouvée rencontrer un bon mari sobre, je lui eusse étéfemme aussi fidèle que la vertu même eût pu la former. Si j’avaisagi différemment, c’est que le vice était toujours entré par laporte de la nécessité, non par la porte de l’inclination, et jecomprenais trop bien par le manque que j’en avais la valeur d’unevie tranquillement établie, pour faire quoi que ce fût qui pût enaliéner la félicité; oui, et j’aurais fait une meilleurefemme pour toutes les difficultés que j’avais traversées, oh!infiniment meilleure: et jamais, en aucun temps que j’avaisété mariée, je n’avais donné à mes maris la moindre inquiétude surle sujet de ma conduite.

Mais tout cela n’était rien; je netrouvais point de perspective encourageante;j’attendais; je vivais régulièrement, et avec autant defrugalité que le comportait ma condition; mais rien ne seprésentait, et mon capital diminuait à vue d’œil; je nesavais que faire; la terreur de la pauvreté qui s’approchaitpesait gravement sur mes esprits: j’avais un peu d’argent,mais je ne savais où le placer, et l’intérêt n’en suffirait pas àm’entretenir, au moins à Londres.

À la fin une nouvelle scène s’ouvrit. Il yavait dans la maison où je logeais une dame des provinces du Nordet rien n’était plus fréquent dans ses discours que l’éloge qu’ellefaisait du bon marché des provisions et de la facile manière devivre dans son pays; combien tout était abondant et à basprix, combien la société y était agréable, et d’autres chosessemblables; jusque enfin je lui dis qu’elle m’avait presquetentée d’aller vivre dans son pays; car moi qui étais veuve,bien que j’eusse suffisamment pour vivre, cependant je n’avais pasde moyens d’augmenter mes revenus, et que Londres était un endroitrempli d’extravagances; que je voyais bien que je ne pourraisy vivre à moins de cent livres par an, sinon en me privant de toutecompagnie, de domestique, en ne paraissant jamais dans la société,en m’enterrant dans le privé, comme si j’y fusse contrainte parnécessité.

J’aurais dû observer qu’on lui avait toujoursfait croire, ainsi qu’à tout le monde, que j’étais une grandefortune, ou au moins que j’avais trois ou quatre mille livres,sinon plus, et que le tout était entre mes mains; et elle semontra infiniment engageante, sitôt qu’elle vit que j’avais l’ombred’un penchant à aller dans son pays.; elle me dit qu’elleavait une sœur qui vivait près de Liverpool, que son frère y étaitgentilhomme de fort grande importance, et avait aussi de vastesdomaines en Irlande; qu’elle partirait elle-même pour s’yrendre dans deux mois; et que si je voulais bien lui accorderma société jusque-là, je serais reçue aussi bien qu’elle-même, unmois ou davantage, s’il me plaisait, afin de voir si le pays meconviendrait; et que si je me décidais à m’y établir, elles’engageait à veiller, quoiqu’ils n’entretinssent pas eux-mêmes depensionnaires, à ce que je fusse recommandée à quelque familleagréable où je serais placée à ma satisfaction.

Si cette femme avait connu ma véritablecondition, elle n’aurait jamais tendu tant de pièges ni fait tantde lassantes démarches pour prendre une pauvre créature désolée,qui, une fois prise, ne devait point être bonne àgrand’chose; et en vérité moi, dont le cas était presquedésespéré, et ne me semblait guère pouvoir être bien pire, jen’étais pas fort soucieuse de ce qui pouvait m’arriver pourvu qu’onne me fît point de mal, j’entends à mon corps; de sorte queje souffris quoique non sans beaucoup d’invitations, et de grandesprofessions d’amitié sincère et de tendresse véritable, jesouffris, dis-je, de me laisser persuader de partir avecelle; et je me préparai en conséquence pour un voyage,quoique ne sachant absolument pas où je devais aller.

Et maintenant je me trouvais dans une grandedétresse: le peu que j’avais au monde était tout en argentsauf, comme j’ai dit avant, un peu d’argenterie, du linge et meshabits; pour des meubles ou objets de ménage, j’en avais peuou point, car je vivais toujours dans des logements meublés;mais je n’avais pas un ami au monde à qui confier le peu quej’avais ou qui pût m’apprendre à en disposer; je pensai à laBanque et aux autres Compagnies de Londres, mais je n’avais pointd’ami à qui je pourrais en remettre le soin et legouvernement; quant à garder ou à porter sur moi des billetsde banque, des billets de change à ordre, ou telles choses, je leconsidérais comme imprudent, car si je venais à les perdre, monargent était perdu, et j’étais ruinée; et d’autre part, jecraignais d’être volée ou peut-être assassinée en quelque lieuétranger, si on les voyait et je ne savais que faire.

Il me vint à la pensée, un matin, d’allermoi-même à la Banque, où j’étais souvent venue recevoir l’intérêtde quelques billets que j’avais, et où j’avais trouvé le clerc, àqui je m’adressais, fort honnête pour moi, et de si bonne foi qu’unjour ou j’avais mal compté mon argent et pris moins que mon dû,comme je m’en allais, il me fit remarquer l’erreur et me donna ladifférence qu’il eût pu mettre dans sa poche.

J’allai donc le trouver, et lui demandai s’ilvoulait bien prendre la peine de me donner un conseil, à moi,pauvre veuve sans amis, qui ne savais comment faire. Il me dit quesi je désirais son opinion sur quoi que ce fut dans ce qui touchaità ses affaires, il ferait de son mieux pour m’empêcher d’éprouveraucun tort; mais qu’il me recommanderait aussi à une bonnepersonne sobre de ma connaissance, qui était également clerc dansles mêmes affaires, quoique non dans leur maison, dont le jugementétait sain, et de l’honnêteté de qui je pouvais être assurée.

– Car, ajouta-t-il, je répondrai pour lui etpour chaque pas qu’il fera; s’il vous fait tort, madame, d’unfardin, que la faute en soit rejetée sur moi; et il estenchanté de venir en aide à des gens qui sont dans votresituation: il le fait par acte de charité.

Je fus un peu prise de court à ces paroles,mais après un silence, je lui dis que j’eusse préféré me fier àlui, parce que je l’avais reconnu honnête, mais que si cela nepouvait être, je prendrais sa recommandation, plutôt que celle dequi que ce fût.

– J’ose dire, madame, reprit-il, que vousserez aussi satisfaite de mon ami que de moi-même, et il estparfaitement en état de vous assister, ce que je ne suis point.

Il paraît qu’il avait ses mains pleines desaffaires de la Banque et qu’il s’était engagé à ne pas s’occuperd’autres affaires que de celles de son bureau; il ajouta queson ami ne me demanderait rien pour son avis ou son assistance, etceci, en vérité, m’encouragea.

Il fixa le même soir, après que la Banqueserait fermée, pour me faire rencontrer avec son ami. Aussitôt quej’eus vu cet ami et qu’il n’eut fait que commencer à parler de cequi m’amenait, je fus pleinement persuadée que j’avais affaire à untrès honnête homme; son visage le disait clairement, et sarenommée, comme je l’appris plus tard, était partout si bonne, queje n’avais plus de cause d’entretenir des doutes.

Après la première entrevue, où je disseulement ce que j’avais dit auparavant, il m’appointa à venir lejour suivant, me disant que cependant je pourrais me satisfaire surson compte par enquête, ce que toutefois je ne savais commentfaire, n’ayant moi-même aucune connaissance.

En effet, je vins le trouver le lendemain, quej’entrai plus librement avec lui dans mon cas; je lui exposaiamplement ma condition: que j’étais une veuve venued’Amérique complètement esseulée et sans amis, que j’avais un peud’argent, mais bien peu, et que j’étais près d’être forcenée decrainte de le perdre, n’ayant point d’ami au monde à qui en confierle soin; que j’allais dans le nord de l’Angleterre pour yvivre à bon compte, et ne pas gaspiller mon capital; que,bien volontiers je placerais mon argent à la Banque, mais que jen’osais me risquer à porter les billets sur moi; et commentcorrespondre là-dessus, ou avec qui, voilà ce que je ne savaispoint.

Il me dit que je pourrais placer mon argent àla Banque, en compte, et que l’entrée qu’on en ferait sur leslivres me donnerait droit de le retirer quand il me plairait;que, lorsque je serais dans le Nord, je pourrais tirer des billetssur le caissier, et en recevoir le montant à volonté; maisqu’alors on le considérerait comme de l’argent qui roule, et qu’onne me donnerait point d’intérêt dessus; que je pouvais aussiacheter des actions, qu’on me conserverait en dépôt; maisqu’alors, si je désirais en disposer, il me faudrait venir en villepour opérer le transfert, et que ce serait même avec quelquedifficulté que je toucherai le dividende semestriel, à moins devenir le recevoir en personne, ou d’avoir quelque ami à qui jepusse me fier, et au nom de qui fussent les actions, afin qu’il pûtagir pour moi, et que nous rencontrions alors la même difficultéqu’avant, et là-dessus il me regarda fixement et sourit un peu.

Enfin il dit:

– Pourquoi ne choisissez-vous pas un gérant,madame, qui vous prendrait tout ensemble, vous et votre argent, etainsi tout souci vous serait ôté?

– Oui, monsieur, et l’argent aussi peut-être,dis-je, car je trouve que le risque est aussi grand de cette façonque de l’autre.

Mais je me souviens que je me dissecrètement: Je voudrais bien que la question fut poséefranchement, et je réfléchirais très sérieusement avant de répondreNON.

Il continua assez longtemps ainsi, et je crusune ou deux fois qu’il avait des intentions sérieuses, mais, à monréel chagrin, je trouvai qu’il avait une femme; je me mis àpenser qu’il fût dans la condition de mon dernier amant, et que safemme fût lunatique, ou quelque chose d’approchant. Pourtant nousne fîmes pas plus de discours ce jour-là, mais il me dit qu’ilétait en trop grande presse d’affaires, mais que si je voulaisvenir chez lui quand son travail serait fini, il réfléchirait à cequ’on pourrait faire pour moi, afin de mettre mes affaires en étatde sécurité, je lui dis que je viendrais, et le priai de m’indiqueroù il demeurait; il me donna l’adresse par écrit, et, en mela donnant, il me la lut et dit:

– Voici, madame, puisque vous voulez bien vousfier à moi.

– Oui, monsieur, dis-je, je crois que je puisme fier à vous, car vous avez une femme, dites-vous, et moi je necherche point un mari; d’ailleurs, je me risque à vousconfier mon argent, qui est tout ce que je possède au monde, et, sije le perdais, je ne pourrais me fier à quoi que ce fût.

Il dit là-dessus plusieurs choses fortplaisamment, qui étaient belles et courtoises, et m’eussentinfiniment plu, si elles eussent été sérieuses; mais enfin jepris les indications qu’il m’avait données, et je m’accordai à metrouver chez lui le même soir à sept heures.

Lorsque j’arrivai, il me fit plusieurspropositions pour placer mon argent à la Banque, afin que je pusseen recevoir l’intérêt; mais il découvrait toujours quelquedifficulté ou il ne voyait point de sûreté, et je trouvai en luiune honnêteté si sincèrement désintéressée, que je commençai decroire que j’avais certainement trouvé l’honnête homme qu’il mefallait, et que jamais je ne pourrais tomber en meilleuresmains; de sorte que je lui dis, avec infiniment de franchise,que je n’avais point rencontré encore homme ou femme où je pusse mefier, mais que je voyais qu’il prenait un souci tant désintéresséde mon salut, que je lui confierais librement le gouvernement dupeu que j’avais, s’il voulait accepter d’être l’intendant d’unepauvre veuve qui ne pouvait lui donner de salaire.

Il sourit; puis, se levant avec trèsgrand respect, me salua; il me dit qu’il ne pouvait qu’êtrecharmé que j’eusse si bonne opinion de lui; qu’il ne metromperait point et ferait tout ce qui était possible pour meservir, sans aucunement attendre de salaire; mais qu’il nepouvait en aucune façon accepter un mandat qui pourrait l’amener àse faire soupçonner d’agissements intéressés, et que si je venais àmourir, il pourrait avoir des discussions avec mes exécuteurs, dontil lui répugnerait fort de s’embarrasser.

Je lui dis que si c’étaient là toutes lesobjections, je les lèverais bientôt et le convaincrais qu’il n’yavait pas lieu de craindre la moindre difficulté; car,d’abord, pour ce qui était de le soupçonner, si jamais une tellepensée pouvait se présenter, c’eût été maintenant le moment de lesoupçonner et de ne pas remettre mon bien entre ses mains; etle moment que je viendrais à le soupçonner, il n’aurait qu’àabandonner son office et à refuser de continuer; puis, pource qui était des exécuteurs, je lui assurai que je n’avais pointd’héritiers, ni de parents en Angleterre, et que je n’auraisd’autres héritiers ni exécuteurs que lui-même, à moins que jechangeasse ma condition, auquel cas son mandat et ses peinescesseraient tout ensemble, ce dont, toutefois, je n’avais aucuneintention; mais je lui dis que si je mourais en l’état oùj’étais, tout le bien serait à lui, et qu’il l’aurait bien méritépar la fidélité qu’il me montrerait, ainsi que j’en étaispersuadée.

Il changea de visage sur ce discours, et medemanda comment je venais à éprouver tant de bon vouloir pour lui.Puis, l’air extrêmement charmé, me dit qu’il pourrait souhaiter entout honneur qu’il ne fût point marié, pour l’amour de moi;je souris, et lui dis que puisqu’il l’était, mon offre ne pouvaitprétendre à aucun dessein sur lui, que le souhait d’une chose quin’était point permise était criminel envers sa femme.

Il me répondit que j’avais tort;«car, dit-il, ainsi que je l’ai dit avant, j’ai une femme, etje n’ai pas de femme et ce ne serait point un péché de souhaiterqu’elle fût pendue».

– Je ne connais rien de votre conditionlà-dessus, monsieur, dis-je; mais ce ne saurait être un désirinnocent que de souhaiter la mort de votre femme.

– Je vous dis, répète-t-il encore, que c’estma femme et que ce n’est point ma femme; vous ne savez pas ceque je suis ni ce qu’elle est.

– Voilà qui est vrai, dis-je, monsieur;je ne sais point ce que vous êtes, mais je vous prends pour unhonnête homme; et c’est la cause de toute la confiance que jemets en vous.

– Bon, bon, dit-il, et je le suis; maisje suis encore autre chose, madame; car, dit-il, pour parlertout net, je suis un cocu et elle est une p…

Il prononça ces paroles d’une espèce de tonplaisant mais avec un sourire si embarrassé que je vis bien qu’ilétait frappé très profondément; et son air était lugubretandis qu’il parlait.

– Voilà qui change le cas, en vérité,monsieur, dis-je, pour la partie dont vous parliez; mais uncocu, vous le savez, peut être un honnête homme, et ici le casn’est point changé du tout; d’ailleurs, il me paraît, dis-je,puisque votre femme est si déshonnête, que vous avez bien tropd’honnêteté de la garder pour femme; mais voilà une chose,dis-je, où je n’ai point à me mêler.

– Oui, certes, dit-il, je songe bien à l’ôterde dessus mes mains; car pour vous parler net, madame,ajouta-t-il, je ne suis point cocu et content; je vous jureque j’en suis irrité au plus haut point; mais je n’y puisrien faire; celle qui veut être p… sera p…

Je changeai de discours, et commençai deparler de mon affaire, mais je trouvai qu’il ne voulait pas enrester là; de sorte que je le laissai parler; et ilcontinua à me raconter tous les détails de son cas, trop longuementpour les rapporter ici; en particulier, qu’ayant été horsd’Angleterre quelque temps avant de prendre la situation qu’iloccupait maintenant, elle, cependant, avait eu deux enfants d’unofficier de l’année, et que lorsqu’il était rentré en Angleterre,l’ayant reprise sur sa soumission et très bien entretenue, elles’était enfuie de chez lui avec l’apprenti d’un marchand de toiles,après lui avoir volé tout ce qu’elle avait pu trouver, et qu’ellecontinuait à vivre hors de la maison: «de sorte que,madame, dit-il, elle n’est pas p… par nécessité, ce qui est lecommun appât, mais par inclination, et pour l’amour duvice».

Eh bien, je m’apitoyai sur lui, et luisouhaitai d’être débarrassé d’elle tout de bon, et voulus enrevenir à mon affaire, mais il n’y eut point moyen; enfin, ilme regarda fixement:

– Voyez-vous, madame, vous êtes venue medemander conseil, et je vous servirai avec autant de fidélité quesi vous étiez ma propre sœur; mais il faut que je renverseles rôles, puisque vous m’y obligez, et que vous montrez tant debonté pour moi, et je crois qu’il faut que je vous demande conseilà mon tour; dites-moi ce qu’un pauvre homme trompé doit faired’une p… Que puis-je faire pour tirer justice d’elle?

– Hélas! monsieur, dis-je, c’est un castrop délicat pour que je puisse y donner conseil, mais il me paraîtque puisqu’elle s’est enfuie de chez vous, vous vous en êtes bel etbien débarrassé; que pouvez-vous désirer de plus?

– Sans doute elle est partie, dit-il, mais jen’en ai point fini avec elle pour cela.

– C’est vrai, dis-je; en effet, ellepeut vous faire des dettes: mais la loi vous fournit desmoyens pour vous garantir; vous pouvez la faire trompeter,comme on dit.

– Non, non, dit-il, ce n’est pas le cas;j’ai veillé à tout cela; ce n’est pas de cette question-làque je parle, mais je voudrais être débarrassé d’elle afin de meremarier.

– Eh bien, monsieur, dis-je alors, il fautdivorcer: si vous pouvez prouver ce que vous dites, vous yparviendrez certainement, et alors vous serez libre.

– C’est très ennuyeux et très coûteux,dit-il.

– Mais, dis-je, si vous trouvez une personnequi vous plaise, pour parler comme vous, je suppose que votre femmene vous disputera pas une liberté qu’elle prend elle-même.

– Certes, dit-il, mais il serait difficiled’amener une honnête femme jusque-là; et pour ce qui est desautres, dit-il, j’en ai trop enduré avec elle, pour désirer avoiraffaire à de nouvelles p…

Là-dessus, il me vint à la pensée: Jet’aurais pris au mot de tout mon cœur, si tu m’avais seulement poséla question; mais je me dis cela à part; pour lui, jelui répondis:

– Mais vous vous fermez la porte à toutconsentement d’honnête femme; car vous condamnez toutescelles qui pourraient se laisser tenter, et vous concluez qu’unefemme qui vous accepterait ne saurait être honnête.

– Eh bien, dit-il, je voudrais bien que vousme persuadiez qu’une honnête femme m’accepterait, je vous jure queje me risquerais. Et puis il se tourna tout net vers moi:

– Voulez-vous me prendre, vous,madame?

– Voilà qui n’est point de jeu, dis-je, aprèsce que vous venez de dire; pourtant, de crainte que vouspensiez que je n’attends qu’une palinodie, je vous dirai en bonstermes: Non, pas moi; mon affaire avec vous n’est pascelle-là, et je ne m’attendais pas que vous eussiez tourné encomédie la grave consultation que je venais vous demander dans mapeine.

– Mais, madame, dit-il, ma situation est aussipénible que la vôtre peut l’être; et je suis en aussi grandbesoin de conseil que vous-même, car je crois que si je ne trouvequelque consolation, je m’affolerai; et je ne sais où metourner, je vous l’assure.

– Eh bien, monsieur, dis-je, il est plus aiséde donner conseil dans votre cas que dans le mien.

– Parlez alors, dit-il, je vous ensupplie; car voici que vous m’encouragez.

– Mais, dis-je, puisque votre position est sinette, vous pouvez obtenir un divorce légal, et alors voustrouverez assez d’honnêtes femmes que vous pourrez honorablementsolliciter; le sexe n’est pas si rare que vous ne puissiezdécouvrir ce qu’il vous faut.

– Bon, alors, dit-il, je suis sérieux, etj’accepte votre conseil; mais auparavant je veux vous poserune question très grave.

– Toute question que vous voudrez, dis-je,excepté celle de tout à l’heure.

– Non, dit-il, je ne puis me contenter decette réponse, car, en somme, c’est là ce que je veux vousdemander.

– Vous pouvez demander ce qu’il vous plaira,dis-je, mais je vous ai déjà répondu là-dessus; d’ailleurs,monsieur, dis-je, pouvez-vous avoir de moi si mauvaise opinion quede penser que je répondrais à une telle question faited’avance? Est-ce que femme du monde pourrait croire que vousparlez sérieusement, ou que vous avez d’autre dessein que de vousmoquer d’elle?

– Mais, mais, dit-il, je ne me moque point devous; je suis sérieux, pensez-y.

– Voyons, monsieur, dis-je d’un ton un peugrave, je suis venue vous trouver au sujet de mes propresaffaires; je vous prie de me faire savoir le parti que vousme conseillez de prendre.

– J’y aurai réfléchi, dit-il, la prochainefois que vous viendrez.

– Oui, mais, dis-je, vous m’empêchezabsolument de jamais revenir.

– Comment cela? dit-il, l’air assezsurpris.

– Parce que, dis-je, vous ne sauriez vousattendre à ce que je revienne vous voir sur le propos dont vousparlez.

– Bon, dit-il, vous allez me promettre derevenir tout de même, et je n’en soufflerai plus mot jusqu’à ce quej’aie mon divorce; mais je vous prie que vous vous prépariezà être en meilleure disposition quand ce sera fini, car vous serezma femme, ou je ne demanderai point à divorcer; voilà ce queje dois au moins à votre amitié inattendue, mais j’ai d’autresraisons encore.

Il n’eût rien pu dire au monde qui me donnâtplus de plaisir; pourtant, je savais que le moyen dem’assurer de lui était de reculer tant que la chose resterait aussilointaine qu’elle semblait l’être, et qu’il serait grand tempsd’accepter le moment qu’il serait libre d’agir; de sorte queje lui dis fort respectueusement qu’il serait assez temps de penserà ces choses quand il serait en condition d’en parler;cependant je lui dis que je m’en allais très loin de lui et qu’iltrouverait assez d’objets pour lui plaire davantage. Nous brisâmeslà pour l’instant, et il me fit promettre de revenir le joursuivant au sujet de ma propre affaire, ce à quoi je m’accordai,après m’être fait prier; quoique s’il m’eût percée plusprofondément, il eût bien vu qu’il n’y avait nul besoin de me priersi fort.

Je revins en effet le soir suivant, etj’amenai avec moi ma fille de chambre, afin de lui faire voir quej’avais une fille de chambre; il voulait que je priasse cettefille d’attendre, mais je ne le voulus point, et lui recommandai àhaute voix de revenir me chercher à neuf heures; mais il s’yrefusa, et me dit qu’il désirait me reconduire jusque chez moi, cedont je ne fus pas très charmée, supposant qu’il n’avait d’autreintention que de savoir où je demeurais et de s’enquérir de moncaractère et de ma condition; pourtant je m’y risquai;car tout ce que les gens de là-bas savaient de moi n’était qu’à monavantage et tous les renseignements qu’il eut sur moi furent quej’étais une femme de fortune et une personne bien modeste et biensobre; qu’ils fussent vrais ou non, vous pouvez voir combienil est nécessaire à toutes femmes qui sont à l’affût dans le mondede préserver la réputation de leur vertu, même quand par fortuneelles ont sacrifié la vertu elle-même.

Je trouvai, et n’en fus pas médiocrementcharmée, qu’il avait préparé un souper pour moi; je trouvaiaussi qu’il vivait fort grandement, et qu’il avait une maison trèsbien garnie, ce qui me réjouit, en vérité, car je considérais toutcomme étant à moi.

Nous eûmes maintenant une seconde conférencesur le même sujet que la dernière; il me serra vraiment detrès près; il protesta de son affection pour moi, et envérité je n’avais point lieu d’en douter; il me déclaraqu’elle avait commencé dès le premier moment que je lui avais parléet longtemps avant que je lui eusse dit mon intention de luiconfier mon bien. «Peu importe le moment où elle a commencé,pensai-je, pourvu qu’elle dure, tout ira assez bien.» Il medit alors combien l’offre que je lui avais faite de lui confier mafortune l’avait engagé. «Et c’était bien l’intention quej’avais, pensai-je; mais c’est que je croyais à ce moment quetu étais célibataire.» Après que nous eûmes soupé, jeremarquai qu’il me pressait très fort de boire deux ou trois verresde vin, ce que toutefois je refusais, mais je bus un verre oudeux; puis il me dit qu’il avait une proposition à me faire,mais qu’il fallait lui promettre de ne point m’en offenser, si jene voulais m’y accorder; je lui dis que j’espérais qu’il neme ferait pas de proposition peu honorable, surtout dans sa propremaison, et que si elle était telle, je le priais de ne pas laformuler, afin que je ne fusse point obligée d’entretenir à sonégard des sentiments qui ne conviendraient pas au respect quej’éprouvais pour sa personne et à la confiance que je lui avaistémoignée en venant chez lui, et je le suppliai de me permettre departir; et en effet, je commençai de mettre mes gants et jefeignis de vouloir m’en aller, ce que toutefois je n’entendais pasplus qu’il n’entendait me le permettre.

Eh bien, il m’importuna de ne point parler dedépart; il m’assura qu’il était bien loin de me proposer unechose qui fût peu honorable, et que si c’était là ma pensée, iln’en dirait point davantage.

Pour cette partie, je ne la goûtai en aucunefaçon; je lui dis que j’étais prête à écouter, quoi qu’ilvoulût dire, persuadée qu’il ne dirait rien qui fût indigne ouqu’il ne convînt pas que j’entendisse. Sur quoi il me dit que saproposition était la suivante: il me priait de l’épouser,bien qu’il n’eût pas obtenu encore le divorce d’avec safemme; et pour me satisfaire sur l’honnêteté de sesintentions, il me promettait de ne pas me demander de vivre aveclui ou de me mettre au lit avec lui, jusqu’à ce que le divorce fûtprononcé… Mon cœur répondit «oui» à cette offre dès lespremiers mots, mais il était nécessaire de jouer un peu l’hypocriteavec lui, de sorte que je parus décliner la motion avec quelqueanimation, sous le prétexte qu’il n’avait point de bonne foi. Jelui dis qu’une telle proposition ne pouvait avoir de sens, etqu’elle nous emmêlerait tous deux en des difficultés inextricables,puisque si, en fin de compte, il n’obtenait pas le divorce,pourtant nous ne pourrions dissoudre le mariage, non plus qu’ypersister; de sorte que s’il était désappointé dans cedivorce, je lui laissais à considérer la condition où nous serionstous deux.

En somme, je poussai mes arguments au pointque je le convainquis que c’était une proposition où il n’y avaitpoint de sens; alors il passa à une autre, qui était que jelui signerais et scellerais un contrat, m’engageant à l’épousersitôt qu’il aurait obtenu le divorce, le contrat étant nul s’il n’ypouvait parvenir.

Je lui dis qu’il y avait plus de raison encelle-ci qu’en l’autre; mais que ceci étant le premier momentoù je pouvais imaginer qu’il eût assez de faiblesse pour parlersérieusement, je n’avais point coutume de répondre«oui»à la première demande, et que j’y réfléchirais. Jejouais avec cet amant comme un pêcheur avec une truite; jevoyais qu’il était grippé à l’hameçon, de sorte que je leplaisantai sur sa nouvelle proposition, et que je différai maréponse; je lui dis qu’il était bien peu informé sur moi, etle priai de s’enquérir; je lui permis aussi de me reconduireà mon logement, mais je ne voulus point lui offrir d’entrer, car jelui dis que ce serait peu décent.

En somme, je me risquai à éviter de signer uncontrat, et la raison que j’en avais est que la dame qui m’avaitinvitée à aller avec elle dans le Lancashire y mettait tantd’insistance, et me promettait de si grandes fortunes, et que j’ytrouverais de si belles choses, que j’eus la tentation d’alleressayer la fortune; peut-être, me disais-je, que j’amenderaiinfiniment ma condition; et alors je ne me serais point faitscrupule de laisser là mon honnête bourgeois, dont je n’étais passi amoureuse que je ne pusse le quitter pour un plus riche.

En un mot, j’évitai le contrat; mais jelui dis que j’allais dans le Nord, et qu’il saurait où m’écrirepour les affaires que je lui avais confiées; que je luidonnerais un gage suffisant du respect que j’entretenais pour lui,puisque je laisserais dans ses mains presque tout ce que jepossédais au monde, et que je voulais bien lui promettre que sitôtqu’il aurait terminé les formalités de son divorce, s’il voulaitm’en rendre compte, je viendrais à Londres, et qu’alors nousparlerions sérieusement de l’affaire.

C’est avec un vil dessein que je partis, jedois l’avouer, quoique je fusse invitée avec un dessein bien pire,ainsi que la suite le découvrira; enfin je partis avec monamie, comme je la nommais, pour le Lancashire. Pendant toute laroute elle ne cessa de me caresser avec une apparence extrêmed’affection sincère et sans déguisement; me régala de tout,sauf pour le prix du coche; et son frère, vint à notrerencontre à Warington avec un carrosse de gentilhomme; d’oùnous fûmes menées à Liverpool avec autant de cérémonies que j’enpouvais désirer.

Nous fûmes aussi entretenues fort bellementdans la maison d’un marchand de Liverpool pendant trois ou quatrejours; j’éviterai de donner son nom à cause de ce quisuivit; puis elle me dit qu’elle voulait me conduire à lamaison d’un de ses oncles où nous serions royalemententretenues; et son oncle, comme elle l’appelait, nous fitchercher dans un carrosse à quatre chevaux, qui nous emmena à prèsde quarante lieues je ne sais où.

Nous arrivâmes cependant à la maison decampagne d’un gentilhomme, où se trouvaient une nombreuse famille,un vaste parc, une compagnie vraiment extraordinaire et où onl’appelait «cousine»; je lui dis que si elleavait résolu de m’amener en de telles compagnies, elle eût dû melaisser emporter de plus belles robes; mais les damesrelevèrent mes paroles, et me dirent avec beaucoup de grâce quedans leur pays on n’estimait pas tant les personnes à leurs habitsqu’à Londres; que leur cousine les avait pleinement informéesde ma qualité, et que je n’avais point besoin de vêtements pour mefaire valoir; en somme elles ne m’entretinrent pas pour ceque j’étais, mais pour ce qu’elles pensaient que je fusse,c’est-à-dire une dame veuve de grande fortune.

La première découverte que je fis là fut quela famille se composait toute de catholiques romains, y compris lacousine; néanmoins personne au monde n’eût pu tenir meilleureconduite à mon égard, et on me témoigna la même civilité que sij’eusse été de leur opinion. La vérité est que je n’avais pas tantde principes d’aucune sorte que je fusse bien délicate en matièrede religion; et tantôt j’appris à parler favorablement del’Église de Rome; je leur dis en particulier que je ne voyaisguère qu’un préjugé d’éducation dans tous les différends qu’il yavait parmi les chrétiens sur le sujet de la religion, et que s’ilse fût trouvé que mon père eût été catholique romain, je ne doutaispoint que j’eusse été aussi charmée de leur religion que de lamienne.

Ceci les obligea au plus haut point, et ainsique j’étais assiégée jour et nuit par la belle société, et par deravissants discours, ainsi eus-je deux ou trois vieilles dames quim’entreprirent aussi sur la religion. Je fus si complaisante que jene me fis point scrupule d’assister à leur messe, et de meconformer à tous leurs gestes suivant qu’elles m’en montraient lemodèle; mais je ne voulus point céder sans profit; desorte que je ne fis que les encourager en général à espérer que jeme convertirais si on m’instruisait dans la doctrine catholique,comme elles disaient; si bien que la chose en resta là.

Je demeurai ici environ six semaines; etpuis ma conductrice me ramena dans un village de campagne à sixlieues environ de Liverpool, où son frère, comme elle le nommait,vint me rendre visite dans son propre carrosse, avec deux valets depied en bonne livrée; et tout aussitôt il se mit à me fairel’amour. Ainsi qu’il se trouva, on eût pu penser que je ne sauraisêtre pipée, et en vérité c’est ce que je croyais, sachant quej’avais une carte sûre à Londres, que j’avais résolu de ne paslâcher à moins de trouver beaucoup mieux. Pourtant, selon touteapparence, ce frère était un parti qui valait bien qu’on l’écoutât,et le moins qu’on évaluât son bien était un revenu annuel de1000 livres; mais la sœur disait que les terres envalaient 1500, et qu’elles se trouvaient pour la plus grandepartie en Irlande.

Moi qui étais une grande fortune, et quipassais pour telle, j’étais bien trop élevée pour qu’on osât medemander quel était mon état; et ma fausse amie, s’étant fiéeà de sots racontars, l’avait grossie de 500 à 5000 livres, etdans le moment que nous arrivâmes dans son pays, elle en avait fait15000 livres. L’Irlandais, car tel je l’entendis être, courutsur l’appât comme un forcené; en somme, il me fit la cour,m’envoya des cadeaux, s’endetta comme un fou dans les dépensesqu’il fit pour me courtiser; il avait, pour lui rendrejustice, l’apparence d’un gentilhomme d’une élégance extrême;il était grand, bien fait, et d’une adresse extraordinaire;parlait aussi naturellement de son parc et de ses écuries, de seschevaux, ses gardes-chasses, ses bois, ses fermiers et sesdomestiques, que s’il eût été dans un manoir et que je les eussevus tous autour de moi.

Il ne fit jamais tant que me demander rien ausujet de ma fortune ou de mon état; mais m’assura que,lorsque nous irions à Dublin, il me doterait d’une bonne terre quirapportait 600 livres par an, et qu’il s’y engagerait en me laconstituant par acte ou par contrat, afin d’en assurerl’exécution.

C’était là, en vérité, un langage auquel jen’avais point été habituée, et je me trouvais hors de toutes mesmesures; j’avais à mon sein un démon femelle qui me répétaità toute heure combien son frère vivait largement; tantôt ellevenait prendre mes ordres pour savoir comment je désirais fairepeindre mon carrosse, comment je voulais le faire garnir;tantôt pour me demander la couleur de la livrée de mon page;en somme mes yeux étaient éblouis; j’avais maintenant perdule pouvoir de répondre «non», et, pour couper court àl’histoire, je consentis au mariage; mais, pour être plusprivés, nous nous fîmes mener plus à l’intérieur du pays, et nousfûmes mariés par un prêtre qui, j’en étais assurée, nous marieraitaussi effectivement qu’un pasteur de l’Église anglicane.

Je ne puis dire que je n’eus point à cetteoccasion quelques réflexions sur l’abandon déshonnête que jefaisais de mon fidèle bourgeois, qui m’aimait sincèrement, et qui,s’efforçant de se dépêtrer d’une scandaleuse coquine dont il avaitreçu un traitement barbare, se promettait infiniment de bonheurdans son nouveau choix: lequel choix venait de se livrer à unautre d’une façon presque aussi scandaleuse que la femme qu’ilvoulait quitter.

Mais l’éclat scintillant du grand état et desbelles choses que celui que j’avais trompé et qui était maintenantmon trompeur ne cessait de représenter à mon imagination,m’entraîna bien loin et ne me laissa point le temps de penser àLondres, ou à chose qui y fût, bien moins à l’obligation quej’avais envers une personne d’infiniment plus de mérite réel que cequi était devant moi à l’heure présente.

Mais la chose était faite; j’étaismaintenant dans les bras de mon nouvel époux, qui paraissaittoujours le même qu’auparavant; grand jusqu’à lamagnificence; et rien moins que mille livres par an nepouvaient suffire à l’ordinaire équipage où il paraissait.

Après que nous eûmes été mariés environ unmois, il commença à parler de notre départ pour West-Chester, afinde nous embarquer pour l’Irlande. Cependant il ne me pressa point,car nous demeurâmes encore près de trois semaines; et puis ilenvoya chercher à Chester un carrosse qui devait venir nousrencontrer au Rocher-Noir comme on le nomme, vis-à-vis deLiverpool. Là nous allâmes en un beau bateau qu’on appelle pinasse,à six rames; ses domestiques, chevaux et bagages furenttransportés par un bac. Il me fit ses excuses pour n’avoir point deconnaissances à Chester, mais me dit qu’il partirait en avant afinde me retenir quelque bel appartement dans une maison privée;je lui demandai combien de temps nous séjournerions à Chester. Ilme répondit «Point du tout; pas plus qu’une nuit oudeux», mais qu’il louerait immédiatement un carrosse pouraller à Holyhead; alors je lui dis qu’il ne devait nullementse donner la peine de chercher un logement privé pour une ou deuxnuits; car, Chester étant une grande ville, je n’avais pointde doute qu’il n’y eût là de fort bonnes hôtelleries, dont nouspourrions assez nous accommoder; de sorte que nous logeâmesdans une hôtellerie qui n’est pas loin de la cathédrale; j’aioublié quelle en était l’enseigne.

Ici mon époux, parlant de mon passage enIrlande, me demanda si je n’avais point d’affaires à régler àLondres avant de partir; je lui dis que non, ou du moins,point qui eussent grande importance, et que je ne pusse traitertout aussi bien par lettre de Dublin.

– Madame, dit-il fort respectueusement, jesuppose que la plus grande partie de votre bien, que ma sœur me ditêtre déposé principalement en argent liquide à la Banqued’Angleterre, est assez en sûreté; mais au cas où il faudraitopérer quelque transfert, ou changement de titre, il pourrait êtrenécessaire de nous rendre à Londres et de régler tout cela avant depasser l’eau.

Je parus là-dessus faire étrange mine, et luidis que je ne savais point ce qu’il voulait dire; que jen’avais point d’effets à la Banque d’Angleterre qui fussent à maconnaissance, et que j’espérais qu’il ne pouvait dire que je luieusse prétendu en avoir. Non, dit-il, je ne lui en avais nullementparlé; mais sa sœur lui avait dit que la plus grande partiede ma fortune était déposée là.

– Et si j’y ai fait allusion, ma chérie,dit-il, c’était seulement afin que, s’il y avait quelque occasionde régler vos affaires ou de les mettre en ordre, nous ne fussionspas obligés au hasard et à la peine d’un voyage de retour; –car, ajoutait-il, il ne se souciait guère de me voir trop merisquer en mer.

Je fus surprise de ce langage et commençai deme demander quel pouvait en être le sens, quand soudain il me vintà la pensée que mon amie, qui l’appelait son frère, m’avaitreprésentée à lui sous de fausses couleurs; et je me dis quej’irais au fond de cette affaire avant de quitter l’Angleterre etavant de me remettre en des mains inconnues, dans un paysétranger.

Là-dessus, j’appelai sa sœur dans ma chambrele matin suivant, et, lui faisant connaître le discours que j’avaiseu avec son frère, je la suppliai de me répéter ce qu’elle luiavait dit, et sur quel fondement elle avait fait ce mariage. Ellem’avoua lui avoir assuré que j’étais une grande fortune, ets’excusa sur ce qu’on le lui avait dit à Londres.

– On vous l’a dit, repris-je avecchaleur; est-ce que moi, je vous l’ai jamais dit?

– Non, dit-elle; il était vrai que je nele lui avais jamais dit, mais j’avais dit à plusieurs reprises quece que j’avais était à ma pleine disposition.

– Oui, en effet, répliquai-je très vivement,mais jamais je ne vous ai dit que je possédais ce qu’on appelle unefortune; non, que j’avais 100£, ou la valeur de100£, et que c’était tout ce j’avais au monde; etcomment cela s’accorderait-il avec cette prétention que je suis unefortune, dis-je, que je sois venue avec vous dans le nord del’Angleterre dans la seule intention de vivre à bonmarché?

Sur ces paroles que je criai avec chaleur et àhaute voix, mon mari entra dans la chambre, et je le priai d’entreret de s’asseoir, parée que j’avais à dire devant eux deux une chosed’importance, qu’il était absolument nécessaire qu’il entendît.

Il eut l’air un peu troublé de l’assuranceavec laquelle je semblais parler, et vint s’asseoir près de moi,ayant d’abord fermé la porte; sur quoi je commençai, carj’étais extrêmement échauffée, et, me tournant vers lui:

– J’ai bien peur, dis je, mon ami (car jem’adressai à lui avec douceur), qu’on ait affreusement abusé devous et qu’on vous ait fait un tort qui ne pourra point se réparer,en vous amenant à m’épouser; mais comme je n’y ai aucunepart, je demande à être quitte de tout blâme, et qu’il soit rejetélà où il est juste qu’il tombe, nulle part ailleurs, car pour moi,je m’en lave entièrement les mains.

– Quel tort puis-je avoir éprouvé, ma chérie,dit-il, en vous épousant? J’espère que de toutes manièresj’en ai tiré honneur et avantage.

– Je vous l’expliquerai tout à l’heure, luidis-je, et je crains que vous n’ayez trop de raison de vous jugerfort maltraité; mais je vous convaincrai, mon ami, dis-jeencore, que je n’y ai point eu de part.

Il prit alors un air d’effarement et destupeur, et commença, je crois, de soupçonner ce qui allaitsuivre; pourtant, il me regarda, en disant seulement:«Continuez»; il demeura assis, silencieux, commepour écouter ce que j’avais encore à dire; de sorte que jecontinuai:

– Je vous ai demandé hier soir, dis-je, enm’adressant à lui, si jamais je vous ai fait parade de mon bien, ousi je vous ai dit jamais que j’eusse quelque fortune déposée à laBanque d’Angleterre ou ailleurs, et vous avez reconnu que non, cequi est très vrai; et je vous prie que vous me disiez ici,devant votre sœur, si jamais je vous ai donné quelque raison depenser de telles choses, ou si jamais nous avons eu aucun discourssur ce sujet. – Et il reconnut encore que non; mais dit queje lui avais toujours semblé femme de fortune, qu’il était persuadéque je le fusse, et qu’il espérait n’avoir point été trompé.

– Je ne vous demande pas si vous avez ététrompé, dis-je; mais je le crains bien, et de l’avoir étémoi-même; mais je veux me justifier d’avoir été mêlée danscette tromperie. Je viens maintenant de demander à votre sœur sijamais je lui ai parlé de fortune ou de bien que j’eusse, ou si jelui ai donné les détails là-dessus; et elle avoue que non. Etje vous prie, madame, dis-je, d’avoir assez de justice pourm’accuser si vous le pouvez: vous ai-je jamais prétendu quej’eusse du bien? Pourquoi, si j’en avais eu, serais-je venuejamais avec vous dans ce pays afin d’épargner le peu que jepossédais et de vivre à bon marché? – Elle ne put nier, maisdit qu’on lui avait assuré à Londres que j’avais une très grandefortune, qui était déposée à la Banque d’Angleterre.

– Et maintenant, cher monsieur, dis-je en meretournant vers mon nouvel époux, ayez la justice de me dire quinous a tant dupés, vous et moi, que de vous faire croire quej’étais une fortune et de vous pousser à me solliciter demariage.

Il ne put dire une parole, mais montra sa sœurdu doigt, et après un silence éclata dans la plus furieuse colèreoù j’aie vu homme du monde; il l’injuria et la traita de tousles noms et des plus grossiers qu’il put trouver; lui criaqu’elle l’avait ruiné, déclarant qu’elle lui avait dit que j’avais15000£, et qu’elle devait en recevoir 500 de sa mainpour lui avoir procuré cette alliance; puis il ajouta,s’adressant à moi, qu’elle n’était point du tout sa sœur, maisqu’elle avait été sa p…, depuis tantôt deux ans; qu’elleavait déjà reçu de lui 100£ d’acompte sur cette affaire, etqu’il était entièrement perdu si les choses étaient comme je ledisais; et dans sa divagation, il jura qu’il allaitsur-le-champ lui tirer le sang du cœur, ce qui la terrifia, et moiaussi. Elle cria qu’on lui avait dit tout cela dans la maison où jelogeais; mais ceci l’irrita encore plus qu’avant, qu’elle eûtosé le faire aller si loin, n’ayant point d’autre autorité qu’unouï-dire; et puis, se retournant vers moi, dit trèshonnêtement qu’il craignait que nous fussions perdus toutdeux; «car, à dire vrai, ma chérie, je n’ai point debien, dit-il; et le peu que j’avais, ce démon me l’a faitdissiper pour me maintenir en cet équipage». Elle saisitl’occasion qu’il me parlait sérieusement pour s’échapper de lachambre, et je ne la revis plus jamais.

J’étais confondue maintenant autant que lui,et ne savais que dire; je pensais de bien des manières avoirentendu le pire; mais lorsqu’il dit qu’il était perdu etqu’il n’avait non plus de bien, je fus jetée dans l’égarementpur.

– Quoi! lui dis-je, mais c’est unefourberie infernale! Car nous sommes mariés ici sur le piedd’une double fraude: vous paraissez perdu de désappointement,et si j’avais eu une fortune, j’aurais été dupe, moi aussi, puisquevous dites que vous n’avez rien.

– Vous auriez été dupe, oui vraiment, machérie, dit-il, mais vous n’auriez point été perdue; car15000£ nous auraient entretenus tous deux fortbravement dans ce pays; et j’avais résolu de vous enconsacrer jusqu’au dernier denier; je ne vous aurais pas faittort d’un shilling, et j’aurais payé le reste de mon affection etde la tendresse que je vous aurais montrée pendant tout le temps dema vie.

C’était fort honnête, en vérité; et jecrois réellement qu’il parlait ainsi qu’il l’entendait, et quec’était un homme aussi propre à me rendre heureuse par son humeuret sa conduite qu’homme du monde; mais à cause qu’il n’avaitpas de bien, et qu’il s’était endetté sur ce ridicule dessein dansle pays où nous étions, l’avenir paraissait morne et affreux, et jene savais que dire ni que penser.

Je lui dis qu’il était bien malheureux quetant d’amour et tant de bonnes intentions que je trouvais en luifussent ainsi précipités dans la misère; que je ne voyaisrien devant nous que la ruine; quant à moi, que c’était moninfortune que le peu que j’avais ne pût suffire à nous faire passerla semaine; sur quoi je tirai de ma poche un billet de banquede 20£ et onze guinées que je lui dis avoir épargnées sur monpetit revenu: et que par le récit que m’avait fait cettecréature de la manière dont on vivait dans le pays où nous étions,je m’attendais que cet argent m’eût entretenue trois ou quatreans; que s’il m’était ôté, je serais dénuée de tout, et qu’ilsavait bien qu’elle devait être la condition d’une femme quin’avait point d’argent dans sa poche; pourtant, je lui disque s’il voulait le prendre, il était là.

Il me dit avec beaucoup de chagrin, et je crusque je voyais des larmes dans ses yeux, qu’il ne voulait point ytoucher, qu’il avait horreur de la pensée de me dépouiller et de meréduire à la misère; qu’il lui restait cinquante guinées, quiétaient tout ce qu’il avait au monde, et il les tira de sa poche etles jeta sur la table, en me priant de les prendre, quand il dûtmourir de faim par le manque qu’il en aurait.

Je répondis, en lui témoignant un intérêtpareil, que je ne pouvais supporter de l’entendre parlerainsi; qu’au contraire, s’il pouvait proposer quelque manièrede vivre qui fût possible, que je ferais de mon mieux, et que jevivrais aussi strictement qu’il pourrait le désirer.

Il me supplia de ne plus parler en cettefaçon, à cause qu’il en serait affolé; il dit qu’il avait étéélevé en gentilhomme, quoiqu’il fût réduit à une fortune si basse,et qu’il ne restait plus qu’un moyen auquel il pût penser, et quimême ne se saurait employer, à moins que je ne consentisse à luirépondre sur une question à laquelle toutefois il dit qu’il nevoulait point m’obliger; je lui dis que j’y répondraishonnêtement, mais que je ne pouvais dire si ce serait à sasatisfaction ou autrement.

– Eh bien, alors, ma chérie, répondez-moifranchement, dit-il: est-ce que le peu que vous avez pourranous maintenir tous deux en bravoure, ou nous permettre de vivre ensécurité, ou non?

Ce fut mon bonheur de ne point m’êtredécouverte, ni ma condition, aucunement; non, pas même monnom; et voyant qu’il n’y avait rien à attendre de lui,quelque bonne humeur et quelque honnêteté qu’il parût avoir, sinonqu’il vivrait sur ce que je savais devoir bientôt être dissipé, jerésolus de cacher tout, sauf le billet de banque et les onzeguinées, et j’eusse été bien heureuse de les avoir perdus, au prixqu’il m’eût remise où j’étais avant que de me prendre. J’avaisvraiment sur moi un autre billet de 30£ qui était tout ce quej’avais apporté avec moi, autant pour en vivre dans le pays, que nesachant point l’occasion qui pourrait s’offrir: parce quecette créature, l’entremetteuse, qui nous avait ainsi trahis tousdeux, m’avait fait accroire d’étranges choses sur les mariagesavantageux que je pourrais rencontrer, et il ne me plaisait pointd’être sans argent, quoi qu’il pût advenir. Ce billet, je lecachai; ce qui me fit plus généreuse, du reste, enconsidération de son état, car vraiment j’avais pitié de lui detout mon cœur.

Mais pour revenir à cette question, je lui disque jamais je ne l’avais dupé de mon gré et que jamais je ne leferais. J’étais bien fâchée de lui dire que le peu que je possédaisne nous entretiendrait pas tous deux; que je n’en auraispoint eu assez pour subsister seule dans le pays du Sud, et quec’était la raison qui m’avait fait me remettre aux mains de cettefemme qui l’appelait frère, à cause qu’elle m’avait assuré que jepourrais vivre très bravement dans une ville du nom de Manchester,où je n’avais point encore été, pour environ 6£ par an, ettout mon revenu ne dépassant pas 15£ par an, je pensais queje pourrais en vivre facilement en attendant de meilleursjours.

Il secoua la tête et demeura silencieux, etnous passâmes une soirée bien mélancolique; pourtant, noussoupâmes tous doux et nous demeurâmes ensemble cette nuit-là, etquand nous fûmes près d’avoir fini de souper, il prit un air un peumeilleur et plus joyeux, et fit apporter une bouteille devin:

– Allons, ma chérie, dit-il, quoique le cassoit mauvais, il ne sert de rien de se laisser abattre. Allons,n’ayez point d’inquiétude; je tâcherai à trouver quelquemoyen de vivre; si seulement vous pouvez vous entretenirseule, cela vaut mieux que rien; moi, je tenterai de nouveaula fortune; il faut qu’un homme pense en homme; selaisser décourager, c’est céder à l’infortune. Là-dessus, il emplitun verre et but à ma santé, tandis qu’il me tenait la main tout letemps que le vin coulait dans sa gorge, puis m’assura que sonprincipal souci était à mon sujet.

Il était réellement d’esprit brave et galant,et j’en étais d’autant plus peinée. Il y a quelque soulagement mêmeà être défaite par un homme d’honneur plutôt que par uncoquin; mais ici le plus grand désappointement était sur sapart, car il avait vraiment dépensé abondance d’argent, et il fautremarquer sur quelles pauvres raisons elle s’était avancée;d’abord, il convient d’observer la bassesse de la créature, qui,pour gagner 100£ elle-même, eut l’indignité de lui en laisserdépenser trois ou quatre fois plus, bien que ce fût peut-être toutce qu’il avait au monde, et davantage; alors qu’elle n’avaitpas plus de fondement qu’un petit habit autour d’une table à thénous assurer que j’eusse quelque état, ou que je fusse une fortune,ou chose qui fût.

Il est vrai que le dessein de duper une femmede fortune, si j’eusse été telle, montrait assez de vilenie;et de mettre l’apparence de grandeurs sur une pauvre conditionn’était que de la fourberie, et bien méchante; mais le casdifférait un peu, et en sa faveur à lui: car il n’était pasde ces gueux qui font métier de duper des femmes, ainsi que l’ontfait certains, et de happer six ou sept fortunes l’une aprèsl’autre, pour les rafler et décamper ensuite; mais c’étaitdéjà un gentilhomme, infortuné, et tombé bas, mais qui avait vécuen bonne façon; et quand même j’eusse eu de la fortune,j’eusse été tout enragée contre la friponne, pour m’avoirtrahie; toutefois, vraiment, pour ce qui est de l’homme, unefortune n’aurait point été mal placée sur lui, car c’était unepersonne charmante, en vérité, de principes généreux, de bon sens,et qui avait abondance de bonne humeur.

Nous eûmes quantité de conversations intimescette nuit-là, car aucun de nous ne dormit beaucoup; il étaitaussi repentant d’avoir été la cause de toutes ces duperies, que sic’eût été de la félonie, et qu’il marchât au supplice; ilm’offrit encore jusqu’au dernier shilling qu’il avait sur lui, etdit qu’il voulait partir à l’armée pour tâcher à en gagner.

Je lui demandai pourquoi il avait eu lacruauté de vouloir m’emmener en Irlande, quand il pouvait supposerque je n’eusse point pu y subsister. Il me prit dans sesbras:

– Mon cœur, dit-il, je n’ai jamais eu desseind’aller en Irlande, bien moins de vous y emmener; mais jesuis venu ici pour échapper à l’observation des gens qui avaiententendu ce que je prétendais faire, et afin que personne ne pût medemander de l’argent avant que je fusse garni pour leur endonner.

– Mais où donc alors, dis-je, devions-nousaller ensuite?

– Eh bien, mon cœur, dit-il, je vais donc vousavouer tout le plan, ainsi que je l’avais disposé; j’avaisintention ici de vous interroger quelque peu sur votre état, commevous voyez que j’ai fait; et quand vous m’auriez rendu comptedes détails, ainsi que je m’attendais que vous feriez, j’auraisimaginé une excuse pour remettre notre voyage en Irlande à un autretemps, et nous serions partis pour Londres. Puis, mon cœur, dit-il,j’étais décidé à vous avouer toute la condition de mes propresaffaires, et à vous faire savoir qu’en effet j’avais usé de cesfinesses pour obtenir votre acquiescement à m’épouser, mais qu’ilne me restait plus qu’à vous demander pardon et à vous dire avecquelle ardeur je m’efforcerais à vous faire oublier ce qui étaitpassé par la félicité des jours à venir.

– Vraiment, lui dis-je, et je trouve que vousm’auriez vite conquise; et c’est ma douleur maintenant que den’être point en état de vous montrer avec quelle aisance je meserais laissé réconcilier à vous, et comme je vous aurais passétous ces tours en récompense de tant de bonne humeur; mais,mon ami, dis-je, que faire maintenant? Nous sommes perdustous deux, et en quoi sommes-nous mieux pour nous être accordés,puisque nous n’avons pas de quoi vivre?

Nous proposâmes un grand nombre dechoses; mais rien ne pouvait s’offrir où il n’y avait rienpour débuter. Il me supplia enfin de n’en plus parler, car,disait-il, je lui briserais le cœur; de sorte que nousparlâmes un peu sur d’autres sujets, jusqu’enfin il prit congé demoi en mari, et puis s’endormit.

Il se leva avant moi le matin, et vraiment,moi qui étais restée éveillée presque toute la nuit, j’avais trèsgrand sommeil et je demeurai couchée jusqu’à près d’onze heures.Pendant ce temps, il prit ses chevaux, et trois domestiques, avectout son linge et ses hardes, et le voilà parti, ne me laissantqu’une lettre courte, mais émouvante, sur la table, et quevoici:

«Ma chérie,

«Je suis un chien; je vous aidupée; mais j’y ai été entraîné par une vile créature,contrairement à mes principes et à l’ordinaire coutume de ma vie.Pardonnez-moi, ma chérie! Je vous demande pardon avec la plusextrême sincérité; je suis le plus misérable des hommes, devous avoir déçue; j’ai été si heureux que de vous posséder,et maintenant je suis si pitoyablement malheureux que d’être forcéde fuir loin de vous. Pardonnez-moi, ma chérie! Encore unefois, je le dis, pardonnez-moi! Je ne puis supporter de vousvoir ruinée par moi, et moi-même incapable de vous soutenir. Notremariage n’est rien; je n’aurai jamais la force de vousrevoir; je vous déclare ici que vous êtes libre; sivous pouvez vous marier à votre avantage, ne refusez pas ensongeant à moi; je vous jure ici sur ma foi et sur la paroled’un homme d’honneur de ne jamais troubler votre repos si jel’apprends, ce qui toutefois n’est pas probable; d’autrepart, si vous ne vous mariez pas, et si je rencontre une bonnefortune, tout cela sera pour vous, où que vous soyez.

«J’ai mis une partie de la provisiond’argent qui me restait dans votre poche; prenez des placespour vous et pour votre servante dans le coche, et allez àLondres; j’espère qu’il suffira aux frais, sans que vousentamiez le vôtre. Encore une fois, je vous demande pardon de toutcœur, et je le ferai aussi souvent que je penserai à vous.

«Adieu, ma chérie, pour toujours.

«Je suis à vous en toute affection.

«J. E.»

Rien de ce qui me survint jamais dans ma viene tomba si bas dans mon cœur que cet adieu; je lui reprochaimille fois dans mes pensées de m’avoir abandonnée; car jeserais allée avec lui au bout du monde, m’eût-il fallu mendier monpain. Je tâtai dans ma poche; et là je trouvai dix guinées,sa montre en or et deux petits anneaux, une petite bague de diamantqui ne valait guère que 6£ et un simple anneau d’or.

Je tombai assise et je regardai fixement cesobjets pendant deux heures sans discontinuer, jusqu’à ce que mafille de chambre vint m’interrompre pour me dire que le dîner étaitprêt: je ne mangeai que peu, et après dîner il me prit unviolent accès de larmes; et toujours je l’appelais par sonnom, qui était James:

– Ô Jemmy! criais-je, reviens!reviens! je te donnerai tout ce que j’ai; je mendierai,je mourrai de faim avec toi. Et ainsi je courais, folle, par lachambre, çà et là; et puis je m’asseyais entre temps;et puis je marchais de nouveau en long et en large, et puis jesanglotais encore; et ainsi je passai l’après-midijusqu’environ sept heures, que tomba le crépuscule du soir (c’étaitau mois d’août), quand, à ma surprise indicible, le voici revenir àl’hôtellerie et monter tout droit à ma chambre.

Je fus dans la plus grande confusion qu’onpuisse s’imaginer, et lui pareillement; je ne pouvais devinerquelle était l’occasion de son retour, et je commençai à medemander si j’en devais être heureuse ou fâchée; mais monaffection inclina tout le reste, et il me fut impossible dedissimuler ma joie, qui était trop grande pour des sourires, carelle se répandit en larmes. À peine fut-il entré dans la chambre,qu’il courut à moi et me prit dans ses bras, me tenant serrée, etm’étouffant presque l’haleine sous ses baisers, mais ne dit pas uneparole. Enfin je commençai:

– Mon amour, dis-je, comment as-tu pu t’enaller loin de moi?

À quoi il ne fit pas de réponse, car il luiétait impossible de parler.

Quand nos extases furent un peu passées, il medit qu’il était allé à plus de quinze lieues, mais qu’il n’avaitpas été en son pouvoir d’aller plus loin sans revenir pour me voirune fois encore, et une fois encore me dire adieu.

Je lui dis comment j’avais passé mon temps etcomment je lui avais crié à voix haute de revenir. Il me dit qu’ilm’avait entendue fort nettement dans la forêt de Delamere, à unendroit éloigné d’environ douze lieues. Je souris.

– Non, dit-il, ne crois pas que je plaisante,car si jamais j’ai entendu ta voix dans ma vie, je t’ai entenduem’appeler à voix haute, et parfois je me figurais que je te voyaiscourir après moi.

– Mais, dis-je, que disais-je? Car je nelui avais pas nommé les paroles.

– Tu criais à haute voix, et tu disais:«Ô Jemmy! ô Jemmy! reviens, reviens.»

Je me mis à rire.

– Mon cœur, dit-il, ne ris pas; carsois-en sûre, j’ai entendu ta voix aussi clairement que tu entendsla mienne dans ce moment; et, si tu le veux, j’irai devant unmagistrat prêter serment là-dessus.

Je commençai alors d’être surprise etétonnée; je fus effrayée même et lui dis ce que j’avaisvraiment fait et comment je l’avais appelé. Après que nous nousfûmes amusés un moment là-dessus, je lui dis:

– Eh bien, tu ne t’en iras plus loin de moi,maintenant; j’irais plutôt avec toi au bout du monde.

Il me dit que ce serait une chose biendifficile pour lui que de me quitter, mais que, puisqu’il lefallait, il avait l’espoir que je lui rendrais la tâche aiséeautant que possible; mais que pour lui, ce serait sa perte,et qu’il le prévoyait assez.

Cependant, il me dit qu’il avait réfléchi,qu’il me laissait seule pour aller jusqu’à Londres, qui était unlong voyage, et qu’il pouvait aussi bien prendre cette route-làqu’une autre; de sorte qu’il s’était résolu à m’yaccompagner, et que s’il partait ensuite sans me dire adieu, jen’en devais point prendre d’irritation contre lui, et ceci il me lefit promettre.

Il me dit comment il avait congédié ses troisdomestiques, vendu leurs chevaux, et envoyé ces garçons chercherfortune, tout cela en fort peu de temps, dans une ville près de laroute, je ne sais où, «et, dit-il, il m’en a coûté deslarmes, et j’ai pleuré tout seul de penser combien ils étaient plusheureux que leur maître, puisqu’ils n’avaient qu’à aller frapper àla porte du premier gentilhomme pour lui offrir leurs services,tandis que moi, dit-il, je ne savais où aller ni quefaire».

Je lui dis que j’avais été si complètementmalheureuse quand il m’avait quittée, que je ne saurais l’êtredavantage, et que maintenant qu’il était revenu, je ne meséparerais jamais de lui, s’il voulait bien m’emmener, en quelquelieu qu’il allât. Et cependant, je convins que nous irions ensembleà Londres; mais je ne pus arriver à consentir qu’il mequitterait enfin, sans me dire adieu; mais je lui dis d’unton plaisant que, s’il s’en allait, je lui crierais de reveniraussi haut que je l’avais fait. Puis je tirai sa montre, et la luirendis, et ses deux bagues, et ses dix guinées; mais il nevoulut pas les reprendre; d’où je doutai fort qu’il avaitrésolu de s’en aller sur la route et de m’abandonner.

La vérité est que la condition où il était,les expressions passionnées de sa lettre, sa conduite douce, tendreet mâle que j’avais éprouvée sur sa part en toute cette affairejointe au souci qu’il avait montré et à sa manière de me laisserune si grande part du peu qui lui restait, tout cela, dis-je,m’avait impressionnée si vivement que je ne pouvais supporterl’idée de me séparer de lui.

Deux jours après, nous quittâmes Chester, moidans le coche et lui à cheval; je congédiai ma servante àChester; il s’opposa très fort à ce que je restasse sansservante; mais comme je l’avais engagée dans la campagne,puisque je n’avais point de domestique à Londres, je lui dis quec’eût été barbare d’emmener la pauvre fille pour la mettre dehorssitôt que j’arriverais en ville, et que ce serait aussi une dépenseinutile en route; si bien qu’il s’y accorda, et demeurasatisfait sur ce chapitre.

Il vint avec moi jusque Dunstable, à trentelieues de Londres, et puis il me dit que le sort et ses propresinfortunes l’obligeaient à me quitter, et qu’il ne lui était pointpossible d’entrer dans Londres pour des raisons qu’il n’était pasutile de me donner: et je vis qu’il se préparait à partir. Lecoche où nous étions ne s’arrêtait pas d’ordinaire àDunstable; mais je le priai de s’y tenir un quartd’heure: il voulut bien rester un moment à la porte d’unehôtellerie où nous entrâmes.

Étant à l’hôtellerie, je lui dis que jen’avais plus qu’une faveur à lui demander, qui était, puisqu’il nepouvait pas aller plus loin, qu’il me permit de rester une semaineou deux dans cette ville avec lui, afin de réfléchir pendant cetemps à quelque moyen d’éviter une chose qui nous serait aussiruineuse à tous deux qu’une séparation finale: et que j’avaisà lui proposer une chose d’importance que peut-être il trouverait ànotre avantage.

C’était une proposition où il y avait trop deraison pour qu’il la refusât, de sorte qu’il appela l’hôtesse, etlui dit que sa femme se trouvait indisposée et tant qu’elle nesaurait penser à continuer son voyage en coche qui l’avait lasséepresque jusqu’à la mort, et lui demanda si elle ne pourrait nousprocurer un logement pour deux ou trois jours dans une maisonprivée où je pourrais me reposer un peu, puisque la route m’avait àce point excédée. L’hôtesse, une brave femme de bonnes façons etfort obligeante, vint aussitôt me voir; me dit qu’elle avaitdeux ou trois chambres qui étaient très bonnes et placées à l’écartdu bruit, et que, si je les voyais, elle n’avait point de doutequ’elles me plairaient, et que j’aurais une de ses servantes qui neferait rien d’autre que d’être attachée à ma personne; cetteoffre était tellement aimable que je ne pus que l’accepter;de sorte que j’allai voir les chambres, dont je fus charmée;et en effet elles étaient extraordinairement bien meublées, et d’untrès plaisant logement. Nous payâmes donc le coche, d’où nous fîmesdécharger nos hardes, et nous résolûmes de séjourner là un peu detemps.

Ici je lui dis que je vivrais avec luimaintenant jusqu’à ce que mon argent fût à bout; mais que jene lui laisserais pas dépenser un shilling du sien; nouseûmes là-dessus une tendre chicane; mais je lui dis quec’était sans doute la dernière fois que je jouirais de sacompagnie, et que je le priais de me laisser maîtresse sur ce pointseulement et qu’il gouvernerait pour tout le reste; si bienqu’il consentit.

Là, un soir, nous promenant aux champs, je luidis que j’allais maintenant lui faire la proposition que je luiavais dite; et en effet je lui racontai comment j’avais vécuen Virginie, et que j’y avais ma mère, qui, croyais-je, étaitencore en vie, quoique mon mari dût être mort depuis plusieursannées; je lui dis que si mes effets ne s’étaient perdus enmer, et d’ailleurs je les exagérai assez, j’aurais eu assez defortune pour nous éviter de nous séparer en cette façon. Puisj’entrai dans des détails sur l’établissement des gens en cescontrées, comment, par la constitution du pays, on leur allouaitdes lots de terres, et que d’ailleurs on pouvait en acheter à unprix si bas qu’il ne valait même pas la peine d’être mentionné.

Puis je lui expliquai amplement et avec clartéla nature des plantations, et comment un homme qui s’appliquerait,n’ayant emporté que la valeur de deux ou trois cents livres demarchandises anglaises, avec quelques domestiques et des outils,pourrait rapidement établir sa famille et en peu d’années amasserdu bien.

Ensuite je lui dis les mesures que jeprendrais pour lever une somme de 300£ ou environ; etje lui exposai que ce serait un admirable moyen de mettre fin ànotre infortune, et à restaurer notre condition dans le monde aupoint que nous avions espéré tous deux; et j’ajoutai qu’aubout de sept ans nous pourrions être en situation de laisser noscultures en bonnes mains et de repasser l’eau pour en recevoir lerevenu, et en jouir tandis que nous vivrions en Angleterre;et je lui citai l’exemple de tels qui l’avaient fait et quivivaient à Londres maintenant sur un fort bon pied.

En somme, je le pressai tant qu’il finitpresque par s’y accorder; mais nous fûmes arrêtés tantôt parun obstacle, tantôt par l’autre, jusqu’enfin il changea les rôles,et se mit à me parler presque dans les mêmes termes del’Irlande.

Il me dit qu’un homme qui se confinerait dansune vie campagnarde, pourvu qu’il eût pu trouver des fonds pours’établir sur des terres, pourrait s’y procurer des fermes à50£ par an, qui étaient aussi bonnes que celles qu’on loue enAngleterre pour 200£; que le rendement étaitconsidérable et le sol si riche, que, sans grande économie même,nous étions sûrs d’y vivre aussi bravement qu’un gentilhomme vit enAngleterre avec un revenu de 3000£; et qu’ilavait formé le dessein de me laisser à Londres et d’aller là-baspour tenter la fortune; et que s’il voyait qu’il pouvaitdisposer une manière de vivre aisée et qui s’accordât au respectqu’il entretenait pour moi, ainsi qu’il ne doutait point de pouvoirle faire, il traverserait l’eau pour venir me chercher.

J’eus affreusement peur que sur une telleproposition il m’eut prise au mot, c’est-à-dire qu’il me fallûtconvertir mon petit revenu en argent liquide qu’il emporterait enIrlande pour tenter son expérience; mais il avait trop dejustice pour le désirer ou pour l’accepter, si je l’eusseoffert: et il me devança là-dessus; car il ajouta qu’ilirait tenter la fortune en cette façon, et que s’il trouvait qu’ilpût faire quoi que ce soit pour vivre, en y ajoutent ce quej’avais, nous pourrions bravement subsister tous deux; maisqu’il ne voulait pas risquer un shilling de mon argent, jusqu’à cequ’il eût fait son expérience avec un peu du sien, et il m’assuraque s’il ne réussissait pas en Irlande, il reviendrait me trouveret qu’il se joindrait à moi pour mon dessein en Virginie.

Je ne pus l’amener à rien de plus, par quoinous nous entretînmes près d’un mois durant lequel je jouis de sasociété qui était la plus charmante que j’eusse encore trouvée danstoute ma vie. Pendant ce temps il m’apprit l’histoire de sa propreexistence, qui était surprenante en vérité, et pleine d’une variétéinfinie, suffisante à emplir un plus beau roman d’aventures etd’incidents qu’aucun que j’aie vu d’imprimé; mais j’aurail’occasion là-dessus d’en dire plus long.

Nous nous séparâmes enfin, quoique avec laplus extrême répugnance sur ma part; et vraiment il pritcongé de moi bien à contre-cœur; mais la nécessité l’ycontraignait; car les raisons qu’il avait de ne point vouloirvenir à Londres étaient très bonnes, ainsi que je la comprispleinement plus tard.

Je lui donnai maintenant l’indication del’adresse où il devait m’écrire, quoique réservant encore le grandsecret, qui était de ne jamais lui faire savoir mon véritable nom,qui j’étais, et où il pourrait me trouver; lui de même me fitsavoir comment je devais m’y prendre pour lui faire parvenir unelettre, afin qu’il fût assuré de la recevoir.

J’arrivai à Londres le lendemain du jour oùnous nous séparâmes, mais je n’allai pas tout droit à mon ancienlogement; mais pour une autre raison que je ne veux pas direje pris un logement privé dans Saint-Jones street, ou, comme on ditvulgairement, Saint-Jones en Clerkenwell: et là, étantparfaitement seule, j’eus assez loisir de rester assise pourréfléchir sur mes rôderies des sept derniers mois, car j’avais étéabsente tout autant. Je me souvenais des heures charmantes passéesen compagnie de mon dernier mari avec infiniment de plaisir;mais ce plaisir fut extrêmement amoindri quand je découvris peu detemps après que j’étais grosse.

C’était là une chose embarrassante, à causequ’il me serait bien difficile de trouver un endroit où faire mescouches; étant une des plus délicates choses du monde en cetemps pour une femme étrangère et qui n’avait point d’amis, d’êtreentretenue en une telle condition sans donner quelque répondant,que je n’avais point et que je ne pouvais me procurer.

J’avais pris soin tout ce temps de maintenirune correspondance avec mon ami de la Banque ou plutôt il prenaitsoin de correspondre avec moi, car il m’écrivait une fois lasemaine; et quoique je n’eusse point dépensé mon argent sivite que j’eusse besoin de lui en demander, toutefois je luiécrivais souvent aussi pour lui faire savoir que j’étais en vie.J’avais laissé des instructions dans le Lancashire, si bien que jeme faisais transmettre mes lettres; et durant ma retraite àSaint-John je reçus de lui un billet fort obligeant, où ilm’assurait que son procès de divorce était en bonne voie, bienqu’il y rencontrât des difficultés qu’il n’avait pointattendues.

Je ne fus pas fâchée d’apprendre que sonprocès était plus long qu’il n’avait pensé; car bien que jene fusse nullement en condition de le prendre encore, n’ayant pointla folie de vouloir l’épouser, tandis que j’étais grosse des œuvresd’un autre homme (ce que certaines femmes que je connais ont osé),cependant je n’avais pas d’intention de le perdre, et, en un mot,j’étais résolue à le prendre s’il continuait dans le même dessein,sitôt mes relevailles; car je voyais apparemment que jen’entendrais plus parler de mon autre mari; et comme iln’avait cessé de me presser de me remarier, m’ayant assuré qu’iln’y aurait nulle répugnance et que jamais il ne tenterait deréclamer ses droits, ainsi ne me faisais-je point scrupule de merésoudre, si je le pouvais, et mon autre ami restait fidèle àl’accord; et j’avais infiniment de raisons d’en être assurée,par les lettres qu’il m’écrivait, qui étaient les plus tendres etles plus obligeantes du monde.

Je commençais maintenant à m’arrondir, et lespersonnes chez qui je logeais m’en firent la remarque, et, autantque le permettait la civilité, me firent comprendre qu’il fallaitsonger à partir. Ceci me jeta dans une extrême perplexité, et jedevins très mélancolique; car en vérité je ne savais quelparti prendre; j’avais de l’argent, mais point d’amis, etj’avais chances de me trouver sur les bras un enfant à garder,difficulté que je n’avais encore jamais rencontrée, ainsi que monhistoire jusqu’ici le fait paraître.

Dans le cours de cette affaire, je tombai trèsmalade et ma mélancolie accrut réellement mon malaise; monindisposition se trouva en fin de compte n’être qu’une fièvre, maisla vérité est que j’avais les appréhensions d’une fausse couche. Jene devrais pas dire «les appréhensions», car j’auraisété trop heureuse d’accoucher avant terme, mais je n’aurais pu mêmeentretenir la pensée de prendre quoi que ce fût pour y aider;j’abhorrais, dis-je, jusqu’à l’imagination d’une telle chose.

Cependant, la dame qui tenait la maison m’enparla et m’offrit d’envoyer une sage-femme; j’élevai d’abordquelques scrupules, mais après un peu de temps j’y consentis, maislui dis que je ne connaissais point de sage-femme et que je luiabandonnais le soin de l’affaire.

Il paraît que la maîtresse de la maisonn’était pas tant étrangère à des cas semblables au mien que jepensais d’abord qu’elle fût, comme on verra tout à l’heure;et elle fit venir une sage-femme de la bonne sorte, je veux dire dela bonne sorte pour moi.

Cette femme paraissait avoir quelqueexpérience dans son métier, j’entends de sage-femme, mais elleavait aussi une autre profession où elle était experte autant quefemme du monde, sinon davantage. Mon hôtesse lui avait dit quej’étais fort mélancolique, et qu’elle pensait que cela m’eût faitdu mal et une fois, devant moi, lui dit:

– Madame B…, je crois que l’indisposition decette dame est de celles où vous vous entendez assez; je vousprie donc, si vous pouvez quelque chose pour elle, de n’y pointmanquer, car c’est une fort honnête personne. Et ainsi elle sortitde la chambre.

Vraiment je ne la comprenais pas; maisla bonne vieille mère se mit très sérieusement à m’expliquer cequ’elle entendait, sitôt qu’elle fut partie:

– Madame, dit-elle, vous ne semblez pascomprendre ce qu’entend votre hôtesse, et quand vous serez au fait,vous n’aurez point besoin de le lui laisser voir. Elle entend quevous êtes en une condition qui peut vous rendre vos couchesdifficiles, et que vous ne désirez pas que cela soit publiquementconnu; point n’est besoin d’en dire davantage, mais sachezque si vous jugez bon de me communiquer autant de votre secretqu’il est nécessaire (car je ne désire nullement me mêler dans cesaffaires), je pourrais peut-être trouver moyen de vous aider, devous tirer de peine, et de vous ôter toutes vos tristes pensées àce sujet.

Chaque parole que prononçait cette créaturem’était un cordial, et me soufflait jusqu’au cœur une vie nouvelleet un courage nouveau; mon sang commença de circuleraussitôt, et tout mon corps fut transformé; je me remis àmanger, et bientôt j’allai mieux. Elle en dit encore bien davantagesur le même propos; et puis, m’ayant pressée de lui parler entoute franchise, et m’ayant promis le secret de la façon la plussolennelle, elle s’arrêta un peu, comme pour voir l’impression quej’avais reçue, et ce que j’allais dire.

Je sentais trop vivement le besoin que j’avaisd’une telle femme pour ne point accepter son offre; je luidis que ma position était en partie comme elle avait deviné, enpartie différente, puisque j’étais réellement mariée et que j’avaisun mari, quoiqu’il fût si éloigné dans ce moment qu’il ne pouvaitparaître publiquement.

Elle m’arrêta tout court et me dit que cen’était point son affaire. Toutes les dames qui se fiaient à sessoins étaient mariées pour elle; toute femme, dit-elle, quise trouve grosse d’enfant, a un père pour l’enfant, et que ce pèrefût mari ou non, voilà qui n’était point du tout son affaire;son affaire était de me servir dans ma condition présente quej’eusse un mari ou non.

– Car, madame, dit-elle, avoir un mari qui nepeut paraître, c’est n’avoir point de mari; et par ainsi quevous soyez femme mariée ou maîtresse, cela m’est tout un.

Je vis bientôt que catin ou femme mariée, ilfallait passer pour catin ici; de sorte que j’abandonnai cepoint. Je lui dis qu’elle avait bien raison, mais que si je devaislui dire mon histoire, il fallait la lui dire telle qu’elle était.De sorte que je la racontais aussi brièvement que je le pus, etvoici quelle fut ma conclusion.

– La raison, dis-je, pour laquelle, madame, jevous incommode de ces détails, n’est point tant, comme vous l’avezdit tout à l’heure, qu’ils touchent au propos de votreaffaire; mais c’est à ce propos, à savoir que je ne me souciepoint d’être vue ni cachée, mais la difficulté où je suis, c’estque je n’ai point de connaissances dans cette partie du pays.

– Je vous entends bien, madame, dit-elle, vousn’avez pas de répondant à nommer pour éviter les impertinences dela paroisse qui sont d’usage en telles occasions; etpeut-être, dit-elle, que vous ne savez pas bien comment disposer del’enfant quand il viendra.

– La fin, dis-je, ne m’inquiète pas tant quele commencement.

– Eh bien, madame, répond la sage-femme,oserez-vous vous confier à mes mains? Je demeure en telendroit; bien que je ne m’informe pas de vous, vous pouvezvous enquérir de moi; mon nom est B…; je demeure danstelle rue (nommant la rue), à l’enseigne du Berceau; maprofession est celle de sage-femme et j’ai beaucoup de dames quiviennent faire leurs couches chez moi; j’ai donné caution àla paroisse en général pour les assurer contre toute enquête sur cequi viendra au monde sous mon toit. Je n’ai qu’une question à vousadresser, madame, dit-elle, en toute cette affaire; et sivous y répondez, vous pouvez être entièrement tranquille sur lereste.

Je compris aussitôt où elle voulait en veniret lui dis:

– Madame, je crois vous entendre; Dieumerci, bien que je manque d’amis en cette partie du monde, je nemanque pas d’argent, autant qu’il peut être nécessaire, car je n’enai point non plus d’abondance.

J’ajoutai ces mots parce que je ne voulais pasla mettre dans l’attente de grandes choses.

– Eh bien madame, dit-elle, c’est la chose eneffet, sans quoi il n’est point possible de rien faire en de telscas; et pourtant, dit-elle, vous allez voir que je ne vaispas vous voler, ni vous mettre, dans l’embarras, et je veux quevous sachiez tout d’avance, afin que vous vous accommodiez àl’occasion et que vous fassiez de la dépense ou que vous alliez àl’économie, suivant que vous jugerez.

Je lui dis qu’elle semblait si parfaitemententendre ma condition, que je n’avais rien d’autre à lui demanderque ceci: puisque j’avais d’argent assez, mais point engrande quantité, qu’elle voulût bien tout disposer pour que jefusse entretenue le moins copieusement qu’il se pourrait.

Elle répondit qu’elle apporterait un comptedes dépenses en deux ou trois formes, et que je choisirais ainsiqu’il me plairait, et je la priai de faire ainsi.

Le lendemain elle l’apporta, et la copie deses trois billets était comme suit:

1. Pour trois mois de logement dans sa maison,nourriture comprise, à dix shillings par semaine: 6£0s.

2. Pour une nourrice pendant un mois et lingede couches: 1£ 10s.

3. Pour un ministre afin de baptiser l’enfant,deux personnes pour le tenir sur les fonts, et un clerc:1£ 10s.

4. Pour un souper de baptême (en comptant cinqinvités): 1£ 0s.

Pour ses honoraires de sage-femme et lesarrangements avec la paroisse: 3£ 3s.

À la fille pour le service: 0£10s.

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13£ 13s.

Ceci était le premier billet; le secondétait dans les mêmes termes.

1. Pour trois mois de logement et nourriture,etc., à vingt shillings par semaine: 12£ 0s.

2. Pour une nourrice pendant un mois, linge etdentelles: 2£ 10s.

3. Pour le ministre afin de baptiser l’enfant,etc., comme ci-dessus: 2£ 0s.

4. Pour un souper, bonbons, sucreries,etc.: 3£ 3s.

5. Pour ses honoraires, comme ci-dessus:5£ 5s.

6. Pour une fille de service: 1£0s.

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25£ 13s.

Ceci était le billet de seconde classe;la troisième, dit-elle, était d’un degré au-dessus, pour le cas oùle père ou les amis paraissaient.

1. Pour trois mois de logement et nourritureavec un appartement de deux pièces et un galetas pour uneservante: 30£ 0s.

2. Pour une nourrice pendant un mois et trèsbeau linge de couches: 4£ 4s.

3. Pour le ministre afin de baptiser l’enfant,etc.: 2£ 10s.

4. Pour un souper, le sommelier pour servir levin: 5£ 0s.

5. Pour ses honoraires, etc.: 10£10s.

6. La fille de service, outre la servanteordinaire, seulement: 0£ 10s.

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52£ 14s.

Je regardai les trois billets et souris et luidis que je la trouvais fort raisonnable dans ses demandes, toutconsidéré, et que je ne doutais point que ses commodités ne fussentexcellentes.

Elle me dit que j’en serais juge quand je lesverrais: je lui dis que j’étais affligée de lui dire que jecraignais d’être obligée à paraître sa cliente au plus bascompte.

– Et peut-être, madame, lui dis-je, m’entraiterez-vous moins bien?

– Non, point du tout, dit-elle, car où j’en aiune de la troisième classe, j’en ai deux de la seconde et quatre dela première, et je gagne autant en proportion sur les unes que surles autres; mais si vous doutez de mes soins, j’autoriserail’ami que vous voudrez à examiner si vous êtes bien entretenue oumal.

Puis elle expliqua les détails de la note.

– Et d’abord, madame, dit-elle, je voudraisvous faire observer que vous avez là une pension de trois mois àdix shillings seulement par semaine; je me fais forte de direque vous ne vous plaindrez pas de ma table; je suppose,dit-elle, que vous ne vivez pas à meilleur marché là ou vous êtesmaintenant.

– Non vraiment, dis-je, ni même à si boncompte, car je donne six shillings par semaine pour ma chambre etje me nourris moi-même, ce qui me revient bien plus cher.

– Et puis, madame, dit-elle, si l’enfant nedoit pas vivre, comme il arrive parfois, voilà le prix du ministreéconomisé; et si vous n’avez point d’amis à inviter, vouspouvez éviter la dépense d’un souper; de sorte que si vousôtez ces articles, madame, dit-elle, vos couches ne vousreviendront pas à plus de 5£3 shillings de plus que ceque vous coûte votre train de vie ordinaire.

C’était la chose la plus raisonnable quej’eusse entendue; si bien que je souris et lui dis que jeviendrais et que je serais sa cliente; mais je lui dis aussique, n’attendant rien avant deux mois et davantage, je pourraisêtre forcée de rester avec elle plus de trois mois, et que jedésirais savoir si elle ne serait pas obligée de me prier de m’enaller avant que je fusse en condition de partir. – Non, dit-elle,sa maison était grande; et d’ailleurs elle ne mettait jamaisen demeure de partir une dame qui venait de faire ses couches,jusqu’à ce qu’elle s’en allât de son plein gré; et que si onlui amenait plus de dames qu’elle n’en pouvait loger, elle n’étaitpas si mal vue parmi ses voisins qu’elle ne pût trouverdispositions pour vingt, s’il le fallait.

Je trouvai que c’était une dame éminente à safaçon, et en somme je m’accordai à me remettre entre sesmains; elle parla alors d’autres choses, examinal’installation où j’étais, fit ses critiques sur le mauvais serviceet le manque de commodité, et me promit que je ne serais pointainsi traitée dans sa maison. Je lui avouai que je n’osais riendire, à cause que la femme de la maison avait un air étrange, ou dumoins qu’elle me paraissait ainsi, depuis que j’avais été malade,parce que j’étais grosse; et que je craignais qu’elle me fitquelque affront ou autre, supposant que je ne pourrais donner qu’unrapport médiocre sur ma personne.

– Oh Dieu! dit-elle, cette grande damen’est point étrangère à ces choses; elle a essayéd’entretenir des dames qui étaient en votre condition, mais ellen’a pu s’assurer de la paroisse; et, d’ailleurs, une damefort prude, ainsi que vous l’avez très bien vu; toutefois,puisque vous partez, n’engagez point de discussion avec elle;mais je vais veiller à ce que vous soyez un peu mieux soignéependant que vous êtes encore ici, et il ne vous en coûtera pasdavantage.

Je ne la compris pas; pourtant je laremerciai et nous nous séparâmes. Le matin suivant, elle m’envoyaun poulet rôti et chaud et une bouteille de sherry, et ordonna à laservante de me prévenir qu’elle restait à mon service tous lesjours tant que je resterais là.

Voilà qui était aimable et prévenant àl’excès, et j’acceptai bien volontiers: le soir, elle envoyade nouveau demander si j’avais besoin de rien et pour ordonner à lafille de venir la trouver le matin pour le dîner; la filleavait des ordres pour me faire du chocolat le matin, avant departir, et à midi elle m’apporta un ris de veau tout entier, et unplat de potage pour mon dîner; et de cette façon elle mesoignait à distance; si bien que je fus infiniment charmée etque je guéris rapidement; car en vérité c’étaient mes humeursnoires d’auparavant qui avaient été la partie principale de mamaladie.

Je m’attendais, comme est l’usage d’ordinaireparmi de telles gens, que la servante qu’elle m’envoya setrouverait être quelque effrontée créature sortie de Drury-Lane, etj’en étais assez tourmentée; de sorte que je ne voulus pas lalaisser coucher dans la maison la première nuit, mais que jegardais les yeux attachés sur elle aussi étroitement que si elleeût été une voleuse publique.

L’honnête dame devina bientôt ce qu’il enétait, et la renvoya avec un petit billet où elle me disait que jepouvais me fier à la probité de sa servante, qu’elle se tiendraitresponsable de tout, et qu’elle ne prenait jamais de domestiquessans avoir d’excellentes cautions. Je fus alors parfaitementrassurée et en vérité, la conduite de cette servante parlait pourelle, car jamais fille plus retenue, sobre et tranquille n’entradans la famille de quiconque, et ainsi je la trouverai plustard.

Aussitôt que je fus assez bien portante poursortir, j’allai avec la fille voir la maison et voir l’appartementqu’on devait me donner; et tout était si joli et si net qu’ensomme je n’eus rien à dire, mais fus merveilleusement charmée de ceque j’avais rencontré, qui, considérant la mélancolique conditionoù je me trouvais, était bien au delà de ce que j’avais espéré.

On pourrait attendre que je donnasse quelquecompte de la nature des méchantes actions de cette femme, entre lesmains de qui j’étais maintenant tombée; mais ce serait tropd’encouragement au vice que de faire voir au monde, comme il étaitfacile à une femme de se débarrasser là du faix d’un enfantclandestin. Cette grave matrone avait plusieurs sortes deprocédés; et l’un d’entre eux était que si un enfant naissaitquoique non dans sa maison (car elle avait l’occasion d’êtreappelée à maintes besognes privées), elle avait des gens toujoursprêts, qui, pour une pièce d’argent, leur ôtaient l’enfant dedessus les bras, et de dessus les bras de la paroisse aussi;et ces enfants, comme elle disait, étaient fort honnêtementpourvus; ce qu’ils devenaient tous, regardant qu’il y enavait tant, par le récit qu’elle en faisait, je ne puis leconcevoir.

Je tins bien souvent avec elle des discourssur ce sujet; mais elle était pleine de cet argument qu’ellesauvait la vie de maint agneau innocent, comme elle les appelait,qui aurait peut-être été assassiné, et de mainte femme qui, renduedésespérée par le malheur, aurait autrement été tentée de détruireses enfants. Je lui accordai que c’était la vérité, et une chosebien recommandable, pourvu que les pauvres enfants tombassentensuite dans de bonnes mains, et ne fussent pas maltraités etabandonnés par les nourrices. Elle me répondit qu’elle avaittoujours grand soin de cet article-là, et qu’elle n’avait point denourrices dans son affaire qui ne fussent très bonnes personnes, ettelles qu’on pouvait y avoir confiance.

Je ne pus rien dire sur le contraire, et fusdonc obligée de dire:

– Madame, je ne doute point que vousn’agissiez parfaitement sur votre part; mais la principalequestion est ce que font ces gens.

Et de nouveau elle me ferma la bouche enrépondant qu’elle en prenait le soin le plus exact.

La seule chose que je trouvai dans toute saconversation sur ces sujets qui me donnât quelque déplaisir futqu’une fois où elle me parlait de mon état bien avancé degrossesse, elle dit quelques paroles qui semblaient signifierqu’elle pourrait me débarrasser plus tôt si j’en avais envie, et medonner quelque chose pour cela, si j’avais le désir de mettre ainsifin à mes tourments; mais je lui fis voir bientôt que j’enabhorrais jusqu’à l’idée; et pour lui rendre justice elle s’yprit si adroitement que je ne puis dire si elle l’entendaitréellement ou si elle ne fit mention de cette pratique que commeune horrible chose; car elle glissa si bien ses paroles etcomprit si vite ce que je voulais dire, qu’elle avait pris lanégative avant que je pusse m’expliquer.

Pour abréger autant que possible cette partie,je quittai mon logement de Saint-Jones et j’allai chez ma nouvellegouvernante (car c’est ainsi qu’on la nommait dans la maison), etlà, en vérité, je fus traitée avec tant de courtoisie, soignée avectant d’attention, tout me parut si bien, que j’en fus surprise etne pus voir d’abord quel avantage en tirait ma gouvernante:mais je découvris ensuite qu’elle faisait profession de ne tireraucun profit de la nourriture des pensionnaires, et qu’en véritéelle ne pouvait y gagner beaucoup, mais que son profit était dansles autres articles de son entretien; et elle gagnait assezen cette façon, je vous assure; car il est à peine croyablequelle clientèle elle avait, autant en ville que chez elle, ettoutefois le tout à compte privé, ou en bon français à compte dedébauche.

Pendant que j’étais dans sa maison, qui futprès de quatre mois, elle n’eut pas moins de douze dames galantesau lit chez elle, et je crois qu’elle en avait trente-deux ouenviron sous son gouvernement en ville, dont l’une logeait chez monancienne hôtesse de Saint-Jones, malgré toute la pruderie quecelle-ci avait affectée avec moi.

Tandis que j’étais là, et avant de prendre lelit, je reçus de mon homme de confiance à la Banque une lettrepleine de choses tendres et obligeantes, où il me pressaitsérieusement de retourner à Londres. La lettre datait presque dequinze jours quand elle me parvint parce qu’elle avait été d’abordenvoyée dans le Lancashire d’où elle m’avait suivie; ilterminait en me disant qu’il avait obtenu un arrêt contre sa femmeet qu’il était prêt à tenir son engagement avec moi, si je voulaisl’accepter, ajoutant un grand nombre de protestations de tendresseet d’affection, telles qu’il aurait été bien loin d’offrir s’ilavait connu les circonstances où j’avais été, et que, tel qu’il enétait, j’avais été bien loin de mériter.

J’envoyai une réponse à cette lettre et ladatai de Liverpool, mais l’envoyai par un courrier, sous couleurqu’elle était arrivée dans un pli adressé à un ami en ville. Je lefélicitai de sa délivrance, mais j’élevai des scrupules sur lavalidité légale d’un second mariage, et lui dis que je supposaisqu’il considérerait bien sérieusement ce point avant de s’yrésoudre, la conséquence étant trop grande à un homme de sonjugement pour qu’il s’y aventurât imprudemment, et terminai en luisouhaitant du bonheur quelle que fût sa décision, sans rien luilaisser savoir de mes propres intentions ou lui répondre sur saproposition de mon retour à Londres, mais je fis vaguement allusionà l’idée que j’avais de revenir vers la fin de l’année, ceci étantdaté d’avril.

Je pris le lit vers la mi-mai, et j’eus unautre beau garçon, et moi-même en bonne condition comme d’ordinaireen telles occasions; ma gouvernante joua son rôle desage-femme avec le plus grand art et toute l’adresse qu’on peuts’imaginer, et bien au delà de tout ce que j’avais jamais connuauparavant.

Les soins qu’elle eut de moi pendant montravail et après mes couches furent tels, que si elle eût été mapropre mère, ils n’eussent pu être meilleurs. Que nulle ne selaisse encourager dans une vie déréglée par la conduite de cetteadroite dame, car elle est maintenant en sa bonne demeure et n’arien laissé derrière elle pour indiquer le chemin.

Je crois que j’étais au lit depuis vingt joursquand je reçus une autre lettre de mon ami de la Banque, avec lasurprenante nouvelle qu’il avait obtenu une sentence finale dedivorce contre sa femme, qu’il lui avait fait signifier tel jour,et qu’il avait à me donner une réponse à tous mes scrupules ausujet d’un second mariage, telle que je ne pouvais l’attendre etqu’il n’en avait aucun désir; car sa femme, qui avait étéprise auparavant de quelques remords pour le traitement qu’elle luiavait fait subir, sitôt qu’elle avait appris qu’il avait gagné sonpoint, s’était bien misérablement ôté la vie le soir même.

Il s’exprimait fort honnêtement sur la partqu’il pouvait avoir dans son désastre, mais s’éclaircissait d’yavoir prêté la main, affirmant qu’il n’avait fait que se rendrejustice en un cas où il avait été notoirement insulté etbafoué; toutefois il disait en être fort affligé, et qu’il nelui restait de vue de satisfaction au monde que dans l’espoir où ilétait que je voudrais bien venir le réconforter par macompagnie; et puis il me pressait très violemment en vérité,de lui donner quelques espérances, et me suppliait de venir aumoins en ville, et de souffrir qu’il me vît, à quelle occasion ilme parlerait plus longuement sur ce sujet.

Je fus extrêmement surprise par cettenouvelle, et commençai maintenant sérieusement de réfléchir sur macondition et sur l’inexprimable malheur qui m’arrivait d’avoir unenfant sur les bras, et je ne savais qu’en faire. Enfin, je fis uneallusion lointaine à mon cas devant ma gouvernante. Je parusmélancolique pendant plusieurs jours, et elle m’attaquait sanscesse pour apprendre ce qui m’attristait; je ne pouvais pourma vie lui dire que j’avais une proposition de mariage après luiavoir si souvent répété que j’avais un mari, de sorte que vraimentje ne savais quoi lui dire; j’avouai qu’il y avait une chosequi me tourmentait beaucoup, mais en même temps je lui dis que jene pouvais en parler à personne au monde.

Elle continua de m’importuner pendantplusieurs jours, mais il m’était impossible, lui dis-je, de confiermon secret à quiconque. Ceci, au lieu de lui servir de réponse,accrut ses importunités; elle allégua qu’on lui avait confiéles plus grands secrets de cette nature, qu’il était de son intérêtde tout dissimuler, et que de découvrir des choses de cette natureserait sa ruine; elle me demanda si jamais je l’avaissurprise à babiller sur les affaires d’autrui, et comment il sefaisait que j’eusse du soupçon à son égard. Elle me dit ques’ouvrir à elle, c’était ne dire mon secret à personne;qu’elle était muette comme la mort, et qu’il faudrait sans douteque ce fut un cas bien étrange, pour qu’elle ne put m’y portersecours; mais que de le dissimuler était me priver de touteaide possible ou moyen d’aide, et tout ensemble la priver del’opportunité de me servir. Bref, son éloquence fut si ensorcelanteet son pouvoir de persuasion si grand qu’il n’y eut moyen de rienlui cacher.

Si bien que je résolus de lui ouvrir moncœur; je lui dis l’histoire de mon mariage du Lancashire, etcomment nous avions été déçus tous deux; comment nous nousétions rencontrés et comment nous nous étions séparés;comment il m’avait affranchie, autant qu’il avait été en sonpouvoir, et m’avait donné pleine liberté de me remarier, jurant ques’il l’apprenait, jamais il ne me réclamerait, ne me troublerait oume ferait reconnaître; que je croyais bien être libre, maisque j’avais affreusement peur de m’aventurer, de crainte desconséquences qui pourraient suivre en cas de découverte.

Puis je lui dis la bonne offre qu’on mefaisait, lui montrai les lettres de mon ami où il m’invitait àLondres et avec quelle affection elles étaient écrites; maisj’effaçai son nom, et aussi l’histoire du désastre de sa femme,sauf la ligne où il disait qu’elle était morte.

Elle se mit à rire de mes scrupules pour memarier, et me dit que l’autre n’était point un mariage, mais uneduperie sur les deux parts; et qu’ainsi que nous nous étionsséparés de consentement mutuel, la nature du contrat étaitdétruite, et que nous étions dégagés de toute obligationréciproque; elle tenait tous ces arguments au bout de salangue, et, en somme, elle me raisonna hors de ma raison; nonque ce ne fût aussi par l’aide de ma propre inclination.

Mais alors vint la grande et principaledifficulté, qui était l’enfant. Il fallait, me dit-elle, s’endébarrasser, et de façon telle qu’il ne fût jamais possible àquiconque de le découvrir. Je savais bien qu’il n’y avait point demariage pour moi si je ne dissimulais pas que j’avais eu un enfant,car il aurait bientôt découvert par l’âge du petit qu’il était né,bien plus, qu’il avait été fait depuis mes relations avec lui, ettoute l’affaire eût été détruite.

Mais j’avais le cœur serré avec tant de forceà la pensée de me séparer entièrement de l’enfant, et, autant queje pouvais le savoir, de le laisser assassiner ou de l’abandonner àla faim et aux mauvais traitements, ce qui était presque la mêmechose, que je n’y pouvais songer sans horreur.

Toutes ces choses se représentaient à ma vuesous la forme la plus noire et la plus terrible; et commej’étais très libre avec ma gouvernante que j’avais maintenantappris à appeler mère, je lui représentai toutes les sombrespensées qui me venaient là-dessus, et lui dis dans quelle détressej’étais. Elle parut prendre un air beaucoup plus grave à cesparoles qu’aux autres; mais ainsi qu’elle était endurcie àces choses au delà de toute possibilité d’être touchée par lesentiment religieux et les scrupules du meurtre, ainsi était-elleégalement impénétrable à tout ce qui se rapportait à l’affection.Elle me demanda si elle ne m’avait pas soignée et caressée pendantmes couches comme si j’eusse été son propre enfant. Je lui dis queje devais avouer que oui.

– Eh bien, ma chère, dit-elle, et quand vousserez partie, que serez-vous pour moi? Et que pourrait-il mefaire d’apprendre que vous allez être pendue? Pensez-vousqu’il n’y a pas des femmes qui parce que c’est leur métier et leurgagne-pain, mettent leur point d’honneur à avoir soin des enfantsautant que si elles étaient leurs propres mères? Allez,allez, mon enfant, dit-elle, ne craignez rien. Comment avons-nousété nourries nous-mêmes? Êtes-vous bien sûre d’avoir éténourrie par votre propre mère? et pourtant voilà de la chairpotelée et blonde, mon enfant, dit la vieille mégère, en me passantla main sur les joues. N’ayez pas peur, mon enfant, dit-elle, encontinuant sur son ton enjoué; je n’ai point d’assassins àmes ordres; j’emploie les meilleures nourrices qui sepuissent trouver et j’ai aussi peu d’enfants qui périssent en leursmains, que s’ils étaient nourris par leurs mères; nous nemanquons ni de soin ni d’adresse.

Elle me toucha au vif quand elle me demanda sij’étais sûre d’avoir été nourrie par ma propre mère; aucontraire, j’étais sûre qu’il n’en avait pas été ainsi; et jetremblai et je devins pâle sur le mot même. «Sûrement, medis-je, cette créature ne peut être sorcière, et avoir tenuconversation avec un esprit qui pût l’informer de ce que j’étaisavant que je fusse capable de le savoir moi-même.» Et je laregardai pleine d’effroi. Mais réfléchissant qu’il n’était paspossible qu’elle sût rien sur moi, mon impression passa, et jecommençai de me rassurer mais ce ne fut pas sur-le-champ.

Elle s’aperçut du désordre où j’étais, maisn’en comprit pas la signification; de sorte qu’elle se lançadans d’extravagants discours sur la faiblesse que je montrais ensupposant qu’on assassinait tous les enfants qui n’étaient pasnourris par leur mère, et pour me persuader que les enfants qu’ellemettait à l’écart étaient aussi bien traités que si leur mèreelle-même leur eût servi de nourrice.

– Il se peut, ma mère, lui dis-je, pour autantque je sache, mais mes doutes sont bien fortement enracinés.

– Eh bien donc, dit-elle, je voudrais enentendre quelques-uns.

– Alors, dis-je, d’abord: vous donnez àces gens une pièce d’argent pour ôter l’enfant de dessus les brasdes parents et pour en prendre soin tant qu’il vivra. Or, noussavons, ma mère, dis-je, que ce sont de pauvres gens et que leurgain consiste à être quittes de leur charge le plus tôt qu’ilspeuvent. Comment pourrais-je douter que, puisqu’il vaut mieux poureux que l’enfant meure, ils n’ont pas un soin par trop minutieux deson existence?

– Tout cela n’est que vapeurs et fantaisie,dit-elle. Je vous dis que leur crédit est fondé sur la vie del’enfant, et qu’ils en ont aussi grand soin qu’aucune mère parmivous toutes.

– Oh! ma mère, dis-je, si j’étaisseulement sûre que mon petit bébé sera bien soigné, et qu’on ne lemaltraitera pas, je serais heureuse! Mais il est impossibleque je sois satisfaite sur ce point à moins de le voir de mesyeux; et le voir serait en ma condition ma perte et maruine; si bien que je ne sais comment faire.

– Belle histoire que voilà! dit lagouvernante. Vous voudriez voir l’enfant et ne pas le voir;vous voudriez vous cacher et vous découvrir tout ensemble; cesont là des choses impossibles, ma chère, et il faut vous décider àfaire tout justement comme d’autres mères consciencieuses l’ontfait avant vous et vous contenter des choses telles qu’ellesdoivent être, quand bien même vous les souhaiteriezdifférentes.

Je compris ce qu’elle voulait dire par«mères consciencieuses»; elle aurait voulu dire«consciencieuses catins», mais elle ne désirait pas medésobliger, car en vérité, dans ce cas, je n’étais point une catin,étant légalement mariée, sauf toutefois la force de mon mariageantérieur. Cependant, que je fusse ce qu’on voudra, je n’en étaispas venue à cette extrémité d’endurcissement commune à laprofession: je veux dire à être dénaturée et n’avoir aucunsouci du salut de mon enfant, et je préservai si longtemps cettehonnête affection que je fus sur le point de renoncer à mon ami dela Banque, qui m’avait si fortement pressée de revenir et del’épouser qu’il y avait à peine possibilité de le refuser.

Enfin ma vieille gouvernante vint à moi, avecson assurance usuelle.

– Allons, ma chère, dit-elle, j’ai trouvé unmoyen pour que vous soyez assurée que votre enfant sera bientraité, et pourtant les gens qui en auront charge ne vousconnaîtront jamais.

– Oh! ma mère, dis-je, si vous pouvez yparvenir, je serai liée à vous pour toujours.

– Eh bien, dit-elle, vous accorderez-vous àfaire quelque petite dépense annuelle plus forte que la somme quenous donnons d’ordinaire aux personnes avec qui nous nousentendons?

– Oui, oui, dis-je, de tout mon cœur, pourvuque je puisse rester inconnue.

– Pour cela, dit-elle, vous pouvez êtretranquille; car jamais la nourrice n’osera s’enquérir de vouset une ou deux fois par an vous viendrez avec moi voir votre enfantet la façon dont il est traité, et vous vous satisferez sur cequ’il est en bonnes mains, personne ne sachant qui vous êtes.

– Mais, lui dis-je, croyez-vous que lorsque jeviendrai voir mon enfant il me sera possible de cacher que je soissa mère? Croyez-vous que c’est une chose possible?

– Eh bien, dit-elle, même si vous ledécouvrez, la nourrice n’en saura pas plus long; on luidéfendra de rien remarquer; et si elle s’y hasarde elleperdra l’argent que vous êtes supposée devoir lui donner et on luiôtera l’enfant.

Je fus charmée de tout ceci: de sorteque la semaine suivante on amena une femme de la campagne, deHertford ou des environs, qui s’accordait à ôter l’enfantentièrement de dessus nos bras pour 10£ d’argent; maissi je lui donnais de plus 5£ par an, elle s’engageait àamener l’enfant à la maison de ma gouvernante aussi souvent quenous désirions, ou bien nous irions nous-mêmes le voir et nousassurer de la bonne manière dont elle le traiterait.

La femme était d’apparence saine etengageante; elle était mariée à un manant, mais elle avait detrès bons vêtements, portait du linge, et tout sur elle était fortpropre; et, le cœur lourd, après beaucoup de larmes, je luilaissai prendre mon enfant. Je m’étais rendue à Hertford pour lavoir, et son logement, qui me plut assez; et je lui promisdes merveilles si elle voulait être bonne pour l’enfant; desorte que dès les premiers mots elle sut que j’étais la mère del’enfant: mais elle semblait être si fort à l’écart, et horsd’état de s’enquérir de moi, que je crus être assez en sûreté, desorte qu’en somme, je consentis à lui laisser l’enfant, et je luidonnai 10£, c’est-à-dire que je les donnai à ma gouvernantequi les donna à la pauvre femme en ma présence, elle s’engageant àne jamais me rendre l’enfant ou réclamer rien de plus pour l’avoirnourri et élevé; sinon que je lui promettais, si elle enprenait grand soin, de lui donner quelque chose de plus aussisouvent que je viendrais la voir. De sorte que je ne fus pascontrainte de payer les 5£, sauf que j’avais promis à magouvernante de le faire. Et ainsi je fus délivrée de mon grandtourment en une manière qui, bien qu’elle ne me satisfît point dutout l’esprit, pourtant m’était la plus commode, dans l’état où mesaffaires étaient alors, entre toutes celles où j’eusse pusonger.

Je commençai alors d’écrire à mon ami de laBanque dans un style plus tendre: et, en particulier, vers lecommencement du mois de juillet. Je lui envoyai une lettre quej’espérais qu’il serait en ville à quelque moment du moisd’août; il me retourna une réponse conçue dans les termes lesplus passionnés qui se puissent imaginer, et me supplia de luifaire savoir mon arrivée à temps pour qu’il pût venir à marencontre à deux journées de distance. Ceci me jeta dans un cruelembarras, et je ne savais comment y répondre. À un moment, j’étaisrésolue à prendre le coche pour West-Chester, à seule fin d’avoirla satisfaction de revenir, pour qu’il put me voir vraiment arriverdans le même coche; car j’entretenais le soupçon jaloux,quoique je n’y eusse aucun fondement, qu’il pensât que je n’étaispas vraiment à la campagne.

J’essayai de chasser cette idée de ma raison,mais ce fut en vain: l’impression était si forte dans monesprit, qu’il m’était impossible d’y résister. Enfin, il me vint àla pensée, comme addition à mon nouveau dessein, de partir pour lacampagne, que ce serait un excellent masque pour ma vieillegouvernante, et qui couvrirait entièrement toutes mes autresaffaires, car elle ne savait pas le moins du monde si mon nouvelamant vivait à Londres ou dans le Lancashire: et quand je luidis ma résolution, elle fut pleinement persuadée que c’était dansle Lancashire.

Ayant pris mes mesures pour ce voyage, je lelui fis savoir, et j’envoyai la servante qui m’avait soignée depuisles premiers jours pour retenir une place pour moi dans lecoche: elle aurait voulu que je me fisse accompagner parcette jeune fille jusqu’au dernier relais en la renvoyant dans lavoiture, mais je lui en montrai l’incommodité. Quand je la quittai,elle me dit qu’elle ne ferait aucune convention pour notrecorrespondance, persuadée qu’elle était que mon affection pour monenfant m’obligerait à lui écrire et même à venir la voir quand jerentrerais en ville. Je lui assurai qu’elle ne se trompait pas, etainsi je pris congé, ravie d’être libérée et de sortir d’une tellemaison, quelque plaisantes qu’y eussent été mes commodités.

Je pris ma place dans le coche, mais ne lagardai pas jusqu’à destination; mais je descendis en unendroit du nom de Stone, dans le Cheshire, où non seulement jen’avais aucune manière d’affaire, mais pas la moindre connaissanceavec qui que ce fût en ville; mais je savais qu’avec del’argent dans sa poche on est chez soi partout; de sorte queje logeai là deux ou trois jours; jusqu’à ce que, guettantune occasion, je trouvai place dans un autre coche, et pris unretour pour Londres, envoyant une lettre à mon monsieur, où je luifixais que je serais tel et tel jour à Stony Stratford, où lecocher me dit qu’il devait loger.

Il se trouva que j’avais pris un carrosseirrégulier, qui, ayant été loué pour transporter à West-Chestercertains messieurs en partance pour l’Irlande, était maintenant sursa route de retour, et ne s’attachait point strictement à l’heureet aux lieux, ainsi que le faisait le coche ordinaire; desorte qu’ayant été forcé de s’arrêter le dimanche, il y avait eu letemps de se préparer à venir, et qu’autrement il n’eût pufaire.

Il fut pris de si court qu’il ne put atteindreStony Stratford assez à temps pour être avec moi la nuit, mais ilme joignit à un endroit nommé Brickhill le matin suivant, justecomme nous entrions en ville.

Je confesse que je fus bien joyeuse de levoir, car je m’étais trouvée un peu désappointée à la nuit passée.Il me charma doublement aussi par la figure avec laquelle il parut,car il arrivait dans un splendide carrosse (de gentilhomme) àquatre chevaux, avec un laquais.

Il me fit sortir tout aussitôt du coche quis’arrêta à une hôtellerie de Brickhill et, descendant à la mêmehôtellerie, il fit dételer son carrosse et commanda le dîner. Jelui demandai dans quelle intention il était, car je voulais pousserplus avant le voyage; il dit que non, que j’avais besoin d’unpeu de repos en route, et que c’était là une maison de fort bonneespèce, quoique la ville fût bien petite; de sorte que nousn’irions pas plus loin cette nuit, quoi qu’il en advînt.

Je n’insistai pas beaucoup, car puisqu’ilétait venu si loin pour me rencontrer et s’était mis en si grandsfrais, il n’était que raisonnable de l’obliger un peu, moiaussi; de sorte que je cédai facilement sur ce point.

Après dîner, nous allâmes visiter la ville,l’église et voir les champs et la campagne, ainsi que les étrangersont coutume de faire; et notre hôte nous servit de guide pournous conduire à l’église. J’observai que mon monsieur s’informaitassez du ministre, et j’eus vent aussitôt qu’il allait proposer denous marier; et il s’ensuivit bientôt qu’en somme je ne lerefuserais pas; car, pour parler net, en mon état, je n’étaispoint en condition maintenant de dire «non»; jen’avais plus de raison maintenant d’aller courir de telsrisques.

Mais tandis que ces pensées me tournaient dansla tête, ce qui ne fut que l’affaire de peu d’instants, j’observaique mon hôte le prenait à part et lui parlait à voix basse, quoiquenon si basse que je ne pusse entendre ces mots:«Monsieur, si vous devez avoir occasion…»Le reste, jene pus l’entendre, mais il semble que ce fût à ce propos:Monsieur, si vous devez avoir occasion d’employer un ministre, j’aiun ami tout près qui vous servira et qui sera aussi secret qu’ilpourra vous plaire.»

Mon monsieur répondit assez haut pour que jel’entendisse:

– Fort bien, je crois que je l’emploierai.

À peine fus-je revenue à l’hôtellerie qu’ilm’assaillit de paroles irrésistibles, m’assurant que puisqu’ilavait eu la bonne fortune de me rencontrer et que tout s’accordait,ce serait hâter sa félicité que de mettre fin à la chosesur-le-champ.

– Quoi, que voulez-vous dire?m’écriai-je en rougissant un peu. Quoi, dans une auberge, et sur lagrand’route? Dieu nous bénisse, dis-je, commentpouvez-vous parler ainsi?

– Oh! dit-il, je puis fort bien parlerainsi; je suis venu à seule fin de parler ainsi et je vaisvous faire voir que c’est vrai.

Et là-dessus il tire un gros paquet depaperasses.

– Vous m’effrayez, dis-je; qu’est-ce quetout ceci?

– Ne vous effrayez pas, mon cœur, dit-il, etme baisa. C’était la première fois qu’il prenait la liberté dem’appeler «son cœur». Puis il le répéta:«Ne vous effrayez pas, vous allez voir ce que c’est.»Puis il étala tous ces papiers.

Il y avait d’abord l’acte ou arrêt de divorced’avec sa femme et les pleins témoignages sur son inconduite;puis il y avait les certificats du ministre et des marguilliers dela paroisse où elle vivait, prouvant qu’elle était enterrée, etattestant la manière de sa mort; la copie de l’ordonnance del’officier de la Couronne par laquelle il assemblait des jurés afind’examiner son cas, et le verdict du jury qui avait été rendu ences termes: Non compos mentis. Tout cela était pourme donner satisfaction, quoique, soit dit en passant je ne fussepoint si scrupuleuse, s’il avait tout su, que de refuser de leprendre à défaut de ces preuves. Cependant je regardai tout dumieux que je pus, et lui dis que tout cela était très clairvraiment, mais qu’il n’eût point eu besoin de l’apporter avec lui,car il y avait assez le temps. Oui, sans doute, dit-il, peut-êtrequ’il y avait assez longtemps pour moi; mais qu’aucun tempsque le temps présent n’était assez le temps pour lui.

Il y avait d’autres papiers roulés, et je luidemandai ce que c’était.

– Et voilà justement, dit-il, la question queje voulais que vous me fissiez.

Et il tire un petit écrin de chagrin et ensort une très belle bague de diamant qu’il me donne. Je n’aurais pula refuser, si j’avais eu envie de le faire, car il la passa à mondoigt; de sorte que je ne fis que lui tirer une révérence.Puis il sort une autre bague:

– Et celle-ci, dit-il, est pour une autreoccasion, et la met dans sa poche.

– Mais laissez-la-moi voir tout de même,dis-je, et je souris; je devine bien ce que c’est; jepense que vous soyez fou.

– J’aurais été bien fou, dit-il, si j’en avaisfait moins. Et cependant il ne me la montra pas et j’avais grandeenvie de la voir; de sorte que je dis:

– Mais enfin, laissez-la-moi voir.

– Arrêtez, dit-il, et regardez ici d’abord.Puis il reprit le rouleau et se mit à lire, et voici que c’étaitnotre licence de mariage.

– Mais, dis-je, êtes-vous insensé? Vousétiez pleinement assuré, certes, que je céderais au premier mot, oubien résolu à ne point accepter de refus!

– La dernière chose que vous dites est bien lecas, répondit-il.

– Mais vous pouvez vous tromper, dis-je.

– Non, non, dit-il, il ne faut pas que je soisrefusé, je ne puis pas être refusé.

Et là-dessus il se mit à me baiser avec tantde violence que je ne pus me dépêtrer de lui.

Il y avait un lit dans la chambre, et nousmarchions de long en large, tout pleins de notre discours. Enfin ilme prend par surprise dans ses bras, et me jeta sur le lit, et luiavec moi, et me tenant encore serrée dans ses bras, mais sanstenter la moindre indécence, me supplia de consentir avec desprières et des arguments tant répétés, protestant de son affection,et jurant qu’il ne me lâcherait pas que je ne lui eusse promis,qu’enfin je lui dis:

– Mais je crois, en vérité, que vous êtesrésolu à ne pas être refusé.

– Non, non, dit-il; il ne faut pas queje sois refusé; je ne veux pas être refusé; je ne peuxpas être refusé.

– Bon, bon, lui dis-je, en lui donnant unléger baiser: alors on ne vous refusera pas;laissez-moi me lever.

Il fut si transporté par mon consentement etpar la tendre façon en laquelle je m’y laissai aller, que je pensaidu coup qu’il le prenait pour le mariage même, et qu’il n’allaitpoint attendre les formalités. Mais je lui faisais tort; caril me prit par la main, me leva, et puis me donnant deux ou troisbaisers, me remercia de lui avoir cédé avec tant de grâce; etil était tellement submergé par la satisfaction, que je vis leslarmes qui lui venaient aux yeux.

Je me détournai, car mes yeux se remplissaientaussi de larmes, et lui demandai la permission de me retirer un peudans ma chambre. Si j’ai eu une once de sincère repentir pour uneabominable vie de vingt-quatre années passées, ç’a été alors.

– Oh! quel bonheur pour l’humanité, medis-je à moi-même, qu’on ne puisse pas lire dans le cœurd’autrui! Comme j’aurais été heureuse si j’avais été la femmed’un homme de tant d’honnêteté et de tant d’affection, depuis lecommencement!

Puis il me vint à la pensée:

– Quelle abominable créature je suis! Etcomme cet innocent gentilhomme va être dupé par moi! Combienpeu il se doute que, venant de divorcer d’avec une catin, il va sejeter dans les bras d’une autre! qu’il est sur le point d’enépouser une qui a couché avec deux frères et qui a eu trois enfantsde son propre frère! une qui est née à Newgate, dont la mèreétait une prostituée, et maintenant une voleuse déportée! unequi a couché avec treize hommes et qui a eu un enfant depuis qu’ilm’a vue! Pauvre gentilhomme, dis-je, que va-t-ilfaire?

Après que ces reproches que je m’adressaisfurent passés, il s’ensuivit ainsi:

– Eh bien, s’il faut que je sois sa femme,s’il plaît à Dieu me donner sa grâce, je lui serai bonne femme etfidèle, et je l’aimerai selon l’étrange excès de la passion qu’il apour moi; je lui ferai des amendes, par ce qu’il verra, pourles torts que je lui fais, et qu’il ne voit pas.

Il était impatient que je sortisse de machambre; mais trouvant que je restais trop longtemps, ildescendit l’escalier et parla à l’hôte au sujet du ministre.

Mon hôte, gaillard officieux, quoique bienintentionné, avait fait chercher l’ecclésiastique; et quandmon monsieur se mit à lui porter de l’envoyer chercher:

– Monsieur, lui dit-il, mon ami est dans lamaison.

Si bien que sans plus de paroles, il les fitrencontrer ensemble. Quand il trouva le ministre, il lui demandas’il voudrait bien s’aventurer à marier un couple d’étrangers, tousdeux de leur gré. L’ecclésiastique répondit que M… lui en avaittouché quelques mots; qu’il espérait que ce n’était point uneaffaire clandestine, qu’il lui paraissait avoir affaire à unepersonne sérieuse, et qu’il supposait que madame n’était pointjeune fille, où il eût fallu le consentement d’amis.

– Pour vous sortir de doute là-dessus, dit monmonsieur, lisez ce papier, et il tire la licence.

– Je suis satisfait, dit le ministre; oùest la dame?

– Vous allez la voir tout à l’heure, dit monmonsieur.

Quand il eut dit, il monta l’escalier, etj’étais à ce moment sortie de ma chambre; de sorte qu’il medit que le ministre était en bas, et qu’après lui avoir montré lalicence, il s’accordait à nous marier de tout son cœur, mais ildemandait à me voir; de sorte qu’il me demandait si jevoulais le laisser monter.

– Il sera assez temps, dis-je, au matin,n’est-ce pas?

– Mais, dit-il, mon cœur, il semblaitentretenir quelque scrupule que ce fût quelque jeune fille enlevéeà ses parents, et je lui ai assuré que nous étions tous deux d’âgeà disposer de notre consentement; et c’est de là qu’il ademandé à vous voir.

– Eh bien, dis-je, faites comme il vousplaira.

De sorte que voilà qu’on fait monterl’ecclésiastique; et c’était une bonne personne de caractèrebien joyeux. On lui avait dit, paraît-il, que nous nous étionsrencontrés là par accident, que j’étais venue dans un coche deChester et mon monsieur dans son propre carrosse pour merencontrer; que nous aurions dû nous retrouver la nuitd’avant à Stony Stratford, mais qu’il n’avait pu parvenirjusque-là.

– Eh bien, monsieur, dit le ministre, en toutmauvais tour il y a quelque bien; le désappointement,monsieur, lui dit-il, a été pour vous, et le bon tour est pour moi,car si vous vous fussiez rencontrés à Stony Stratford je n’eussepas eu l’honneur de vous marier. Notre hôte, avez-vous un livreordinaire des prières?

Je tressautai, comme d’effroi:

– Monsieur, m’écriai-je, que voulez-vousdire? Quoi, se marier dans une auberge, et la nuit!

– Madame, dit le ministre, si vous désirez quela cérémonie en soit passée à l’église, vous serezsatisfaite; mais je vous assure que votre mariage sera aussisolide ici qu’à l’église; nous ne sommes point astreints parles règlements à ne marier nulle part qu’à l’église; et pource qui est de l’heure de la journée, elle n’a aucune importancedans le cas présent; nos princes se marient en leurs chambreset à huit ou dix heures du soir.

Je fus longtemps avant de me laisserpersuader, et prétendis répugner entièrement à me marier, sinon àl’église; mais tout n’était que grimace; tant qu’à lafin je parus me laisser fléchir, et on fit venir notre hôte, safemme et sa fille. Notre hôte fut père, et clerc, et toutensemble; et bien joyeux nous fûmes, quoique j’avoue que lesremords que j’avais éprouvés auparavant pesaient lourdement sur moiet m’arrachaient de temps à autre un profond soupir, ce que lemarié remarqua, et s’efforça de m’encourager, pensant, le pauvrehomme, que j’avais quelques petites hésitations sur le pas quej’avais fait tant à la hâte.

Nous tînmes pleine réjouissance ce soir-là, etcependant tout resta si secret dans l’hôtellerie, que pas undomestique de la maison n’en sut rien, car mon hôtesse et sa fillevinrent me servir, et ne permirent pas qu’aucune des servantesmontât l’escalier. Je pris la fille de mon hôtesse pour demoiselled’honneur, et envoyant chercher un boutiquier le lendemain matin,je fis présent à la jeune femme d’une jolie pièce de broderies,aussi jolie qu’on put en découvrir en ville; et, trouvant quec’était une ville dentellière, je donnai à sa mère une pièce dedentelle au fuseau pour se faire une coiffe.

Une des raisons pour lesquelles notre hôtegarda si étroitement le secret fut qu’il ne désirait pas que lachose vînt aux oreilles du ministre de la paroisse; mais, siadroitement qu’il s’y prît, quelqu’un en eut vent, si bien qu’onmit les cloches à sonner le lendemain matin de bonne heure, etqu’on nous fit sous notre fenêtre toute la musique qui put setrouver en ville; mais notre hôte donna couleur que nousétions mariés avant d’arriver; seulement qu’étant autrefoisdescendus chez lui, nous avions voulu faire notre souper de nocesdans sa maison.

Nous ne pûmes trouver dans nos cœurs de bougerle lendemain; car, en somme, ayant été dérangés par lescloches le matin, et n’ayant peut-être pas trop dormi auparavant,nous fûmes si pleins de sommeil ensuite, que nous restâmes au litjusqu’à près de midi.

Je demandai à mon hôtesse qu’elle fît en sorteque nous n’eussions plus de tintamarre en ville, ni de sonneries decloches, et elle s’arrangea si bien que nous fûmes trèstranquilles.

Mais une étrange rencontre interrompit ma joiependant assez longtemps. La grande salle de la maison donnait surla rue, et j’étais allée jusqu’au bout de la salle, et, comme lajournée était belle et tiède j’avais ouvert la fenêtre, et je m’ytenais pour prendre l’air, quand je vis trois gentilshommes quipassaient à cheval et qui entraient dans une hôtellerie justementen face de la nôtre.

Il n’y avait pas à le dissimuler, et je n’euspoint lieu de me le demander, mais le second des trois était monmari du Lancashire. Je fus terrifiée jusqu’à la mort; je nefus jamais dans une telle consternation en ma vie; je crusque je m’enfoncerais en terre; mon sang se glaça dans mesveines et je tremblai comme si j’eusse été saisie d’un accès froidde fièvre. Il n’y avait point lieu de douter de la vérité,dis-je: je reconnaissais ses vêtements, je reconnaissais soncheval et je reconnaissais son visage.

La première réflexion que je fis fut que monmari n’était pas auprès de moi pour voir mon désordre, et j’en fusbien heureuse. Les gentilshommes ne furent pas longtemps dans lamaison qu’ils vinrent à la fenêtre de leur chambre, comme il arrived’ordinaire; mais ma fenêtre était fermée, vous pouvez enêtre sûrs; cependant je ne pus m’empêcher de les regarder àla dérobée, et là je le revis encore. Je l’entendis appeler un desdomestiques pour une chose dont il avait besoin, et je reçus toutesles terrifiantes confirmations qu’il était possible d’avoir sur ceque c’était la personne même.

Mon prochain souci fut de connaître l’affairequi l’amenait, mais c’était une chose impossible. Tantôt monimagination formait l’idée d’une chose affreuse, tantôt d’uneautre; tantôt je me figurais qu’il m’avait découverte, etqu’il venait me reprocher mon ingratitude et la souillure del’honneur; puis je m’imaginai qu’il montait l’escalier pourm’insulter; et d’innombrables pensées me venaient à la têtede ce qui n’avait jamais été dans la sienne, ni ne pouvait y être,à moins que le diable le lui eût révélé.

Je demeurai dans ma frayeur près de deuxheures et quittai à peine de l’œil la fenêtre ou la porte del’hôtellerie où ils étaient. À la fin, entendant un grandpiétinement sous le porche de leur hôtellerie, je courus à lafenêtre; et, à ma grande satisfaction, je les vis tous troisressortir et prendre la route de l’ouest; s’ils se fussentdirigés vers Londres, j’aurais été encore en frayeur qu’il merencontrât de nouveau, et qu’il me reconnût; mais il prit ladirection contraire, de sorte que je fus soulagée de cedésordre.

Nous résolûmes de partir le lendemain, maisvers six heures du soir, nous fûmes alarmés par un grand tumultedans la rue, et des gens qui chevauchaient comme s’ils fussent horsde sens; et qu’était-ce sinon une huée sur trois voleurs degrand’route qui avaient pillé deux carrosses et quelques voyageursprès de Dunstable-Hill et il paraît qu’avis avait été donné qu’onles avait vus à Brickhill, dans telle maison, par où on entendaitla maison où avaient été ces gentilshommes.

La maison fut aussitôt occupée et fouillée.Mais il y avait assez de témoignages que les gentilshommes étaientpartis depuis plus de trois heures. La foule s’étant amassée, nouseûmes promptement des nouvelles; et alors je me sentis lecœur troublé d’une bien autre manière. Je dis bientôt aux gens dela maison que je me faisais forte de dire que c’étaient d’honnêtespersonnes, et que je connaissais l’un de ces gentilshommes pour unefort honnête personne, et de bon état dans le Lancashire.

Le commissaire qui était venu sur la huée futimmédiatement informé de ceci, et vint me trouver afin d’avoirsatisfaction par ma propre bouche; et je lui assurai quej’avais vu les trois gentilshommes, comme j’étais à la fenêtre, queje les avais vus ensuite aux fenêtres de la salle où ils avaientdîné; que je les avais vus monter à cheval et que je pourraislui jurer que je connaissais l’un d’eux pour être un tel, et quec’était un gentilhomme de fort bon état et de parfait caractèredans le Lancashire, d’où j’arrivais justement dans mon voyage.

L’assurance avec laquelle je m’exprimaisarrêta tout net le menu peuple et donna telle satisfaction aucommissaire qu’il sonna immédiatement la retraite, disant à sesgens que ce n’étaient pas là les hommes, mais qu’il avait reçu avisque c’étaient de très honnêtes gentilshommes; et ainsi ilss’en retournèrent tous. Quelle était la vérité de la chose, je n’ensus rien, mais il est certain que les carrosses avaient été pillésà Dunstable-Hill, et 560£ d’argent volées; de plus,quelques marchands de dentelle qui voyagent toujours sur cetteroute avaient été détroussés aussi. Pour ce qui est des troisgentilshommes, je remettrai à expliquer l’affaire plus tard.

Eh bien, cette alarme nous retint encore unejournée, bien que mon époux m’assurât qu’il était toujours beaucoupplus sûr de voyager après un vol, parce qu’il était certain que lesvoleurs s’étaient enfuis assez loin, après avoir alarmé lepays; mais j’étais inquiète, et en vérité surtout de peur quema vieille connaissance fût encore sur la grand’route et par chanceme vit. Je ne passai jamais quatre jours d’affilée plus délicieuxdans ma vie: je fus jeune mariée pendant tout ce temps, etmon nouvel époux s’efforçait de me charmer en tout. Oh! sicet état de vie avait pu continuer! comme toutes mes peinespassées auraient été oubliées et mes futures douleursévitées! mais j’avais à rendre compte d’une vie passée del’espèce la plus affreuse, tant en ce monde que dans un autre.

Nous partîmes le cinquième jour; et monhôte, parce qu’il me voyait inquiète, monta lui-même à cheval, sonfils, et trois honnêtes campagnards avec de bonnes armes à feu, etsans rien nous dire, accompagnèrent le carrosse, pour nous conduireen sûreté à Dunstable.

Nous ne pouvions faire moins que de lestraiter très bravement à Dunstable, ce qui coûta à mon épouxenviron dix ou douze shillings, et quelque chose qu’il donna auxhommes pour leur perte de temps, mais mon hôte ne voulut rienprendre pour lui-même.

C’était là le plus heureux arrangement qui sepût rencontrer pour moi; car si j’étais venue à Londres sansêtre mariée, ou bien il m’aurait fallu aller chez lui pourl’entretien de la première nuit, ou bien lui découvrir que jen’avais point une connaissance dans toute la cité de Londres quipût recevoir une pauvre mariée et lui donner logement pour sa nuitde noces avec son époux. Mais maintenant je ne fis point descrupules pour rentrer droit à la maison avec lui, et là je prispossession d’un coup d’une maison bien garnie et d’un mari en trèsbonne condition, de sorte que j’avais la perspective d’une vie trèsheureuse, si je m’entendais à la conduire; et j’avais loisirde considérer la réelle valeur de la vie que j’allais sans doutemener; combien elle serait différente du rôle déréglé quej’avais joué auparavant, et combien on a plus de bonheur en une vievertueuse et modeste que dans ce que nous appelons une vie deplaisir.

Oh! si cette particulière scèned’existence avait pu durer, ou si j’avais appris, dans le temps oùje pus en jouir, à en goûter la véritable douceur, et si je n’étaispas tombée dans cette pauvreté qui est le poison certain de lavertu, combien j’aurais été heureuse, non seulement alors, maispeut-être pour toujours! Car tandis que je vivais ainsi,j’étais réellement repentante de toute ma vie passée; je laconsidérais avec horreur, et je puis véritablement dire que je mehaïssais moi-même pour l’avoir menée. Souvent je réfléchissaiscomment mon amant à Bath, frappé par la main de Dieu, s’étaitrepenti, et m’avait abandonnée, et avait refusé de plus me voir,quoiqu’il m’aimât à l’extrême; mais moi, aiguillonnée par cepire des démons, la pauvreté, retournai aux viles pratiques, et fisservir l’avantage de ce qu’on appelle une jolie figure à soulagerma détresse, faisant de la beauté l’entremetteuse du vice.

J’ai vécu avec ce mari dans la plus parfaitetranquillité; c’était un homme calme, sobre et de bon sens,vertueux, modeste, sincère, et en ses affaires diligent etjuste; ses affaires n’embrassaient pas un grand cercle et sesrevenus suffisaient pleinement à vivre sur un pied ordinaire;je ne dis pas à tenir équipage ou à faire figure, ainsi que dit lemonde, et je ne m’y étais point attendue ni ne le désirais;car ainsi que j’avais horreur de la légèreté et de l’extravagancede ma vie d’auparavant, ainsi avais-je maintenant choisi de vivreretirée, de façon frugale, et entre nous; je ne recevaispoint de société, ne faisais point de visites; je prenaissoin de ma famille et j’obligeais mon mari; et ce genre devie me devenait un plaisir.

Nous vécûmes dans un cours ininterrompu d’aiseet de contentement pendant cinq ans, quand un coup soudain d’unemain presque invisible ruina tout mon bonheur et me jeta en unecondition contraire à toutes celles qui avaient précédé.

Mon mari ayant confié à un de ses clercsassociés une somme d’argent trop grande pour que nos fortunespussent en supporter la perte, le clerc fit faillite, et la pertetomba très lourdement sur mon mari. Cependant elle n’était pas siforte que s’il eût eu le courage de regarder ses malheurs en face,son crédit était tellement bon, qu’ainsi que je lui disais, il eûtpu facilement la recouvrer; car se laisser abattre par lapeine, c’est en doubler le poids, et celui qui veut y mourir, ymourra.

Il était en vain d’essayer de leconsoler; la blessure était trop profonde; c’est uncoup qui avait percé les entrailles; il devint mélancoliqueet inconsolable, et de là tomba dans la léthargie et mourut. Jeprévis le coup et fus extrêmement oppressée dans mon esprit, car jevoyais évidemment que s’il mourait j’étais perdue.

J’avais eu deux enfants de lui, point plus,car il commençait maintenant à être temps pour moi de cesserd’avoir des enfants; car j’avais maintenant quarante-huit anset je pense que, s’il avait vécu, je n’en aurais pas eud’autres.

J’étais maintenant abandonnée dans un morne etinconsolable cas, en vérité, et en plusieurs choses le pire detous. D’abord c’était fini de mon temps florissant où je pouvaisespérer d’être courtisée comme maîtresse; cette agréablepartie avait décliné depuis quelque temps et les ruines seulesparaissaient de ce qui avait été; et le pire de tout étaitceci, que j’étais la créature la plus découragée et la plusinconsolée qui fût au monde; moi qui avais encouragé mon mariet m’étais efforcée de soutenir les miens, je manquais de cecourage dans la douleur que je lui disais qui était si nécessairepour supporter le fardeau.

Mais mon cas était véritablement déplorable,car j’étais abandonnée absolument sans amis ni aide, et la pertequ’avait subie mon mari avait réduit sa condition si bas que bienqu’en vérité je ne fusse pas en dette, cependant je pouvaisfacilement prévoir que ce que j’avais encore ne me suffiraitlongtemps; que la petite somme fondait tous les jours pour masubsistance; de sorte qu’elle serait bientôt entièrementdépensée, et puis je ne voyais plus devant moi que l’extrêmedétresse, et ceci se représentait si vivement à mes pensées, qu’ilsemblait qu’elle fût arrivée, autant qu’elle fût réellement trèsproche; aussi mes appréhensions seules doublaient mamisère: car je me figurais que chaque pièce de douze sous queje donnais pour une miche de pain était la dernière que j’eusse aumonde et que le lendemain j’allais jeûner, et m’affamer jusqu’à lamort.

Dans cette détresse, je n’avais ni aide ni amipour me consoler ou m’aviser; je restais assise, pleurant etme tourmentant nuit et jour, tordant mes mains, et quelquefoisextravagant comme une femme folle, et en vérité je me suis souventétonnée que ma raison n’en ait pas été affectée, car j’avais lesvapeurs à un tel degré que mon entendement était parfoisentièrement perdu en fantaisies et en imaginations.

Je vécus deux années dans cette mornecondition, consumant le peu que j’avais, pleurant continuellementsur mes mornes circonstances, et en quelque façon ne faisant quesaigner à mort, sans le moindre espoir, sans perspective desecours; et maintenant j’avais pleuré si longtemps et sisouvent que les larmes étaient épuisées et que je commençai à êtredésespérée, car je devenais pauvre à grands pas.

Pour m’alléger un peu, j’avais quitté mamaison et loué un logement: et ainsi que je réduisais montrain de vie, ainsi je vendis la plupart de mes meubles, ce qui mitun peu d’argent dans ma poche, et je vécus près d’un an là-dessus,dépensant avec bien de l’épargne, et tirant les choses àl’extrême; mais encore quand je regardais devant moi, moncœur s’enfonçait en moi à l’inévitable approche de la misère et dubesoin. Oh! que personne ne lise cette partie sanssérieusement réfléchir sur les circonstances d’un état désolé etcomment ils seraient aux prises avec le manque d’amis et le manquede pain; voilà qui les fera certainement songer non seulementà épargner ce qu’ils ont, mais à se tourner vers le ciel pourimplorer son soutien et à la prière de l’homme sage;«Ne me donne point la pauvreté, afin que je ne volepoint.»

Qu’ils se souviennent qu’un temps de détresseest un temps d’affreuse tentation, et toute la force pour résisterest ôtée; la pauvreté presse, l’âme est faite désespérée parla détresse, et que peut-on faire? Ce fut un soir, qu’étantarrivée, comme je puis dire, au dernier soupir, je crois que jepuis vraiment dire que j’étais folle et que j’extravaguais,lorsque, poussée par je ne sais quel esprit, et comme il était,faisant je ne sais quoi, ou pourquoi, je m’habillai (car j’avaisencore d’assez bons habits) et je sortis. Je suis très sûre que jen’avais aucune manière de dessein dans ma tête quand jesortis; je ne savais ni ne considérais où aller, ni à quelleaffaire: mais ainsi que le diable m’avait poussée dehors etm’avait préparé son appât, ainsi il m’amena comme vous pouvez êtresûrs à l’endroit même, car je ne savais ni où j’allais ni ce que jefaisais.

Errant ainsi çà et là, je ne savais où, jepassai près de la boutique d’un apothicaire dans Leadenhall-Street,où je vis placé sur un escabeau juste devant le comptoir un petitpaquet enveloppé dans un linge blanc: derrière se tenait uneservante, debout, qui lui tournait le dos, regardant en l’air versle fond de la boutique où l’apprenti de l’apothicaire, comme jesuppose était monté sur le comptoir, le dos tourné à la porte, luiaussi, et une chandelle à la main, regardant et cherchant àatteindre une étagère supérieure, pour y prendre quelque chose dontil avait besoin de sorte que tous deux étaient occupés: etpersonne d’autre dans la boutique.

Ceci était l’appât; et le diable quiavait préparé le piège m’aiguillonna, comme s’il eût parlé;car je me rappelle, et je n’oublierai jamais: ce fut commeune voix soufflée au-dessus de mon épaule: «Prends lepaquet; prends-le vite; fais-le maintenant.»

À peine fut-ce dit que j’entrai dans laboutique, et, le dos tourné à la fille, comme si je me fussedressée pour me garer d’une charrette qui passait, je glissai mamain derrière moi et pris le paquet, et m’en allai avec, ni laservante, ni le garçon ne m’ayant vue, ni personne d’autre.

Il est impossible d’exprimer l’horreur de monâme pendant tout le temps de cette action. Quand je m’en allai, jen’eus pas le cœur de courir, ni à peine de changer la vitesse demon pas; je traversai la rue, en vérité, et je pris lepremier tournant que je trouvai, et je crois que c’était une rue decroisée qui donnait dans Fenchurch-Street; de là je traversaiet tournai par tant de chemins et de tournants que je ne sauraisjamais dire quel chemin je pris ni où j’allais; je ne sentaispas le sol sur lequel je marchais, et plus je m’éloignais dudanger, plus vite je courais, jusqu’à ce que, lasse et horsd’haleine, je fus forcée de m’asseoir sur un petit banc à uneporte, et puis découvris que j’étais arrivée dans Thames-Street,près de Billingsgate. Je me reposai un peu et puis continuai maroute; mon sang était tout en un feu, mon cœur battait commesi je fusse en une frayeur soudaine; en somme j’étais sousune telle surprise que je ne savais ni où j’allais ni quoifaire.

Après m’être ainsi lassée à faire un longchemin errant, et avec tant d’ardeur, je commençai de considérer,et de me diriger vers mon logement où je parvins environ neufheures du soir.

Pourquoi le paquet avait été fait ou à quelleoccasion placé la où je l’avais trouvé, je ne le sus point, maisquand je vins à l’ouvrir, je trouvai qu’il contenait un trousseaude bébé, très bon et presque neuf, la dentelle très fine; ily avait une écuelle d’argent d’une pinte, un petit pot d’argent etsix cuillers avec d’autre linge, une bonne chemise, et troismouchoirs de soie, et dans le pot un papier, 18 shillings 6 deniersen argent.

Tout le temps que j’ouvrais ces choses j’étaissous de si affreuses impressions de frayeur, et dans une telleterreur d’esprit, quoique je fusse parfaitement en sûreté, que jene saurais en exprimer la manière; je m’assis et pleurai trèsardemment.

– Seigneur! m’écriai-je, que suis-jemaintenant? une voleuse? Quoi! je serai prise auprochain coup, et emportée à Newgate et je passerai au jugementcapital!

Et là-dessus je pleurai encore longtemps et jesuis sûre, si pauvre que je fusse, si j’eusse osé dans ma terreur,j’aurais certainement rapporté les affaires: mais ceci sepassa après un temps. Eh bien, je me mis au lit cette nuit, maisdormis peu; l’horreur de l’action était sur mon esprit et jene sus pas ce que je disais ou ce que je faisais toute la nuit ettout le jour suivant. Puis je fus impatiente d’apprendre quelquenouvelle sur la perte; et j’étais avide de savoir ce qu’il enétait, si c’était le bien d’une pauvre personne ou d’uneriche; peut-être dis-je, que c’est par chance quelque pauvreveuve comme moi, qui avait empaqueté ces hardes afin d’aller lesvendre pour un peu de pain pour elle et un pauvre enfant, et quemaintenant ils meurent de faim et se brisent le cœur par faute dupeu que cela leur aurait donné; et cette pensée me tourmentaplus que tout le reste pendant trois ou quatre jours.

Mais mes propres détresses réduisirent ausilence toutes ces réflexions, et la perspective de ma propre faim,qui devenait tous les jours plus terrifiante pour moi, m’endurcitle cœur par degrés. Ce fut alors que pesa surtout sur mon esprit lapensée que j’avais eu des remords et que je m’étais, ainsi que jel’espérais, repentie de tous mes crimes passés; que j’avaisvécu d’une vie sobre, sérieuse et retirée pendant plusieursannées; mais que maintenant j’étais poussée par l’affreusenécessité de mes circonstances jusqu’aux portes de la destruction,âme et corps; et deux ou trois fois je tombai sur mes genoux,priant Dieu, comme bien je le pouvais, pour la délivrance;mais je ne puis m’empêcher de dire que mes prières n’avaient pointd’espoir en elles; je ne savais que faire; tout n’étaitque terreur au dehors et ténèbres au dedans; et jeréfléchissais sur ma vie passée comme si je ne m’en fusse pasrepentie, et que le ciel commençât maintenant de me punir, et dûtme rendre aussi misérable que j’avais été mauvaise.

Si j’avais continué ici, j’aurais peut-êtreété une véritable pénitente; mais j’avais un mauvaisconseiller en moi, et il m’aiguillonnait sans cesse à me soulagerpar les moyens les pires; de sorte qu’un soir il me tentaencore par la même mauvaise impulsion qui avait dit:prends ce paquet, de sortir encore pour chercher ce quipouvait se présenter.

Je sortis maintenant à la lumière du jour, etj’errai je ne sais où, et en cherche de je ne sais quoi, quand lediable mit sur mon chemin un piège de terrible nature, en vérité,et tel que je n’en ai jamais rencontré avant ou depuis. Passantdans Aldersgate-Street, il y avait là une jolie petite fille quivenait de l’école de danse et s’en retournait chez elle touteseule; et mon tentateur, comme un vrai démon, me poussa verscette innocente créature. Je lui parlai et elle me répondit par sonbabillage, et je la pris par la main et la menai tout le long duchemin jusqu’à ce que j’arrivai dans une allée pavée qui donne dansle Clos Saint-Barthélemy, et je la menai là-dedans. L’enfant ditque ce n’était pas sa route pour rentrer. Je dis:

– Si, mon petit cœur, c’est bien taroute; je vais te montrer ton chemin pour retourner cheztoi.

L’enfant portait un petit collier de perlesd’or, et j’avais mon œil sur ce collier, et dans le noir del’allée, je me baissai, sous couleur de rattacher la collerette del’enfant qui s’était défaite, et je lui ôtai son collier, etl’enfant ne sentit rien du tout, et ainsi je continuai de menerl’enfant. Là, dis-je, le diable me poussa à tuer l’enfant dansl’allée noire, afin qu’elle ne criât pas; mais la seulepensée me terrifia au point que je fus près de tomber àterre; mais je fis retourner l’enfant, et lui dis de s’enaller, car ce n’était point son chemin pour rentrer; l’enfantdit qu’elle ferait comme je disais, et je passai jusque dans leClos Saint-Barthélemy, et puis tournai vers un autre passage quidonne dans Long-Lane, de là dans Charterhouse-Yard et je ressortisdans John’s-Street; puis croisant dans Smithfield, jedescendis Chick-Lane, et j’entrai dans Fied-Lane pour gagnerHolborn-Bridge, où me mêlant dans la foule des gens qui y passentd’ordinaire, il n’eût pas été possible d’être découverte. Et ainsije fis ma seconde sortie dans le monde.

Les pensées sur ce butin chassèrent toutes lespensées sur le premier, et les réflexions que j’avais faites sedissipèrent promptement; la pauvreté endurcissait mon cœur etmes propres nécessités me rendaient insouciante de tout. Cettedernière affaire ne me laissa pas grand souci; car n’ayantpoint fait de mal à la pauvre enfant, je pensai seulement avoirdonné aux parents une juste leçon pour la négligence qu’ilsmontraient en laissant rentrer tout seul ce pauvre petit agneau, etque cela leur apprendrait à prendre garde une autre fois.

Ce cordon de perles valait environ 12 ou14£. Je suppose qu’auparavant il avait appartenu à la mère,car il était trop grand pour l’enfant, mais que peut-être la vanitéde la mère qui voulait que sa fille eût l’air brave à l’école dedanse l’avait poussée à le faire porter à l’enfant et sans doutel’enfant avait une servante qui eût dû la surveiller, mais ellecomme une négligente friponne, s’occupant peut-être de quelquegarçon qu’elle avait rencontré, la pauvre petite avait erré jusqu’àtomber dans mes mains.

Toutefois je ne fis point de mal àl’enfant; je ne fis pas tant que l’effrayer, car j’avaisencore en moi infiniment d’imaginations tendres, et je ne faisaisrien à quoi, ainsi que je puis dire, la nécessité ne mepoussât.

J’eus un grand nombre d’aventures aprèscelle-ci; mais j’étais jeune dans le métier, et je ne savaiscomment m’y prendre autrement qu’ainsi que le diable me mettait leschoses dans la tête, et en vérité, il ne tardait guère avec moi.Une des aventures que j’eus fut très heureuse pour moi. Je passaispar Lombard-Street, à la tombée du soir, juste vers le bout de laCour des Trois-Rois, quand tout à coup arrive un homme tout courantprès de moi, prompt comme l’éclair, et jette un paquet qui étaitdans sa main juste derrière moi, comme je me tenais contre le coinde la maison au tournant de l’allée; juste comme il le jetaitlà dedans, il dit:

– Dieu vous sauve, madame, laissez-le là unmoment.

Et le voilà qui s’enfuit. Après lui enviennent deux autres et immédiatement un jeune homme sans chapeau,criant: «Au voleur!» Ils poursuivirent cesdeux derniers hommes de si près qu’ils furent forcés de laissertomber ce qu’ils tenaient, et l’un deux fut pris par-dessus lemarché; l’autre réussit à s’échapper.

Je demeurai comme un plomb tout ce temps,jusqu’à ce qu’ils revinrent, traînant le pauvre homme qu’ilsavaient pris et tirant après lui les choses qu’ils avaienttrouvées, fort satisfaits sur ce qu’ils avaient recouvré le butinet pris le voleur; et ainsi ils passèrent près de moi, carmoi, je semblais seulement d’une qui se garât pour laisser avancerla foule.

Une ou deux fois je demandai ce qu’il y avait,mais les gens négligèrent de me répondre et je ne fus pas fortimportune; mais après que la foule se fut entièrementécoulée, je saisis mon occasion pour me retourner et ramasser cequi était derrière moi et m’en aller; ce que je fis en véritéavec moins de trouble que je n’avais fait avant, car ces choses, jene les avais pas volées, mais elles étaient venues toutes voléesdans ma main. Je revins saine et sauve à mon logement, chargée dema prise; c’était une pièce de beau taffetas lustré noir etune pièce de velours; la dernière n’était qu’un coupon depièce d’environ onze aunes; la première était une pièceentière de près de cinquante aunes; il semblait que ce fût laboutique d’un mercier qu’ils eussent pillée; je dis«pillée» tant les marchandises étaient considérablesqui y furent perdues; car les marchandises qu’ilsrecouvrèrent furent en assez grand nombre, et je crois arrivèrent àenviron six ou sept différentes pièces de soie: comment ilsavaient pu en voler tant, c’est ce que je ne puis dire; maiscomme je n’avais fait que voler le voleur, je ne me fis pointscrupule de prendre ces marchandises, et d’en être fort joyeuse enplus.

J’avais eu assez bonne chance jusque-là etj’eus plusieurs autres aventures, de peu de gain il est vrai, maisde bon succès: mais je marchais, dans la crainte journalièreque quelque malheur m’arrivât et que je viendrais certainement àêtre pendue à la fin. L’impression que ces pensées me faisaientétait trop forte pour la secouer, et elle m’arrêta en plusieurstentatives, qui, pour autant que je sache, auraient pu êtreexécutées en toute sûreté; mais il y a une chose que je nepuis omettre et qui fut un appât pour moi pendant de longs jours.J’entrais fréquemment dans les villages qui étaient autour de laville afin de voir si je n’y rencontrerais rien sur monchemin; et passant le long d’une maison près de Stepney, jevis sur l’appui de la fenêtre deux bagues, l’une un petit anneau dediamant, l’autre une bague d’or simple; elles avaient étélaissées là sûrement par quelque dame écervelée, qui avait plusd’argent que de jugement, peut-être seulement jusqu’à ce qu’elle sefût lavé les mains.

Je passai à plusieurs reprises près de lafenêtre pour observer si je pouvais voir qu’il y eût personne dansla chambre ou non, et je ne pus voir personne, mais encore n’étaispas sûre; un moment après il me vînt à l’idée de frappercontre la vitre; comme si j’eusse voulu parler à quelqu’un,et s’il y avait là personne, on viendrait sûrement à la fenêtre, etje leur dirais alors de ne point laisser là ces bagues parce quej’avais vu deux hommes suspects qui les considéraient avecattention. Sitôt pensé, sitôt fait; je cognai une ou deuxfois, et personne ne vint, et aussitôt je poussai fortement lecarreau qui se brisa avec très peu de bruit et j’enlevai les deuxbagues et m’en allai; l’anneau de diamant valait 3£ etl’autre à peu près 9 shillings.

J’étais maintenant en embarras d’un marchépour mes marchandises, et en particulier pour mes pièces de soie.J’étais fort répugnante à les abandonner pour une bagatelle, ainsique le font d’ordinaire les pauvres malheureux voleurs qui aprèsavoir aventuré leur existence pour une chose qui a peut-être de lavaleur, sont obligés de la vendre pour une chanson quand tout estfait; mais j’étais résolue à ne point faire ainsi, quelquemoyen qu’il fallût prendre; pourtant je ne savais pas bien àquel expédient recourir. Enfin je me résolus à aller trouver mavieille gouvernante, et à refaire sa connaissance. Je lui avaisponctuellement remis ses cinq livres annuelles pour mon petitgarçon tant que je l’avais pu; mais enfin je fus obligée dem’arrêter. Pourtant je lui avais écrit une lettre dans laquelle jelui disais que ma condition était réduite, que j’avais perdu monmari, qu’il m’était impossible désormais de suffire à cettedépense, et que je la suppliais que le pauvre enfant ne souffrîtpas trop des malheurs de sa mère.

Je lui fis maintenant une visite, et jetrouvai qu’elle pratiquait encore un peu son vieux métier, maisqu’elle n’était pas dans des circonstances si florissantesqu’autrefois; car elle avait été appelée en justice par uncertain gentilhomme dont la fille avait été enlevée, et au rapt dequi elle avait, paraît-il, aidé; et ce fut de bien prèsqu’elle échappa à la potence. Les frais aussi l’avaient ravagée, desorte que sa maison n’était que médiocrement garnie, et qu’ellen’avait pas si bonne réputation en son métier qu’auparavant;pourtant elle était solide sur ses jambes, comme on dit, et commec’était une femme remuante, et qu’il lui restait quelque fonds,elle s’était faite prêteuse sur gages et vivait assez bien.

Elle me reçut de façon fort civile, et avecles manières obligeantes qu’elle avait toujours, m’assura qu’ellen’aurait pas moins de respect pour moi parce que j’étaisréduite; qu’elle avait pris soin que mon garçon fut très biensoigné, malgré que je ne pusse payer pour lui, et que la femme quil’avait était à l’aise, de sorte que je ne devais point avoird’inquiétude à son sujet, jusqu’à ce que je fusse en mesure de m’ensoucier effectivement.

Je lui dis qu’il ne me restait pas beaucoupd’argent mais que j’avais quelques affaires qui valaient bien del’argent, si elle pouvait me dire comment les tourner en argent.Elle demanda ce que c’était que j’avais. Je tirai le cordon deperles d’or, et lui dis que c’était un des cadeaux que mon marim’avait faits; puis je lui fis voir les deux pièces de soieque je lui dis que j’avais eues d’Irlande et apportées en villeavec moi, et le petit anneau de diamant. Pour ce qui est du petitpaquet d’argenterie et de cuillers, j’avais trouvé moyen d’endisposer toute seule auparavant; et quant au trousseau dubébé que j’avais, elle m’offrit de le prendre elle-même, pensantque ce fût le mien. Elle me dit qu’elle s’était faite prêteuse surgages et qu’elle vendrait ces objets pour moi, comme s’ils luieussent été engagés; de sorte qu’elle fit chercher au boutd’un moment les agents dont c’était l’affaire, et qui luiachetèrent tout cela, étant en ses mains, sans aucun scrupule, etencore en donnèrent de bons prix.

Je commençai maintenant de réfléchir que cettefemme nécessaire pourrait m’aider un peu en ma basse condition àquelque affaire; car j’aurais joyeusement tourné la main versn’importe quel emploi honnête, si j’eusse pu l’obtenir; maisdes affaires honnêtes ne venaient pas à portée d’elle. Si j’avaisété plus jeune, peut-être qu’elle eût pu m’aider; mais mesidées étaient loin de ce genre de vie, comme étant entièrement horsde toute possibilité à cinquante ans passés, ce qui était mon cas,et c’est ce que je lui dis.

Elle m’invita enfin à venir et à demeurer danssa maison jusqu’à ce que je pusse trouver quelque chose à faire etque cela me coûterait très peu et c’est ce que j’acceptai avecjoie; et maintenant, vivant un peu plus à l’aise, j’entrai enquelques mesures pour faire retirer le petit garçon que j’avais eude mon dernier mari; et sur ce point encore elle me mit àl’aise, réservant seulement un payement de cinq livres par an, sicela m’était possible. Ceci fut pour moi un si grand secours quependant un bon moment je cessai le vilain métier où je venais sinouvellement d’entrer; et bien volontiers j’eusse pris dutravail, sinon qu’il était bien difficile d’en trouver à une quin’avait point de connaissances.

Pourtant enfin je trouvai à faire des ouvragespiqués pour literie de dames, jupons, et autres choses semblables,et ceci me plut assez, et j’y travaillai bien fort, et je commençaià en vivre; mais le diligent démon, qui avait résolu que jecontinuerais à son service, continuellement m’aiguillonnait àsortir et à aller me promener, c’est-à-dire à voir si jerencontrerais quelque chose en route, à l’ancienne façon.

Une nuit j’obéis aveuglément à ses ordres etje tirai un long détour par les rues, mais ne rencontrai pointd’affaire; mais non contente de cela, je sortis aussi le soirsuivant, que passant près d’une maison de bière, je vis la ported’une petite salle ouverte, tout contre la rue, et sur la table unpot d’argent, chose fort en usage dans les cabarets de cetemps; il paraît que quelque société venait d’y boire et lesgarçons négligents avaient oublié de l’emporter.

J’entrai dans le réduit franchement et,plaçant le peu d’argent sur le coin du banc, je m’assis devant, etfrappai du pied. Un garçon vint bientôt: je le priai d’allerme chercher une pinte de bière chaude, car le temps était froid. Legarçon partit courant, et je l’entendis descendre au cellier pourtirer la bière. Pendant que le garçon était parti, un autre garçonarriva et me cria:

– Avez-vous appelé?

Je parlai d’un air mélancolique etdis:

– Non, le garçon est allé me chercher unepinte de bière.

Pendant que j’étais assise là, j’entendis lafemme au comptoir qui disait:

– Sont-ils tous partis au cinq?– quiétait le réduit où je m’étais assise, – et le garçon lui dit queoui.

– Qui a desservi le pot? demanda lafemme.

– Moi, dit un autre garçon: tenez, levoilà: indiquant paraît-il, un autre pot qu’il avait emportéd’un autre réduit par erreur; ou bien il faut que le coquineût oublié qu’il ne l’avait pas emporté, ce qu’il n’avaitcertainement pas fait.

J’entendis tout ceci bien à ma satisfaction,car je trouvai clairement qu’on ne s’apercevait pas que le potmanquait et qu’on pensait qu’il eût été desservi. Je bus donc mabière: j’appelai pour payer, et comme je partais, jedis:

– Prenez garde, mon enfant, à votreargenterie.

Et j’indiquai un pot d’argent d’une pinte oùil m’avait apporté à boire; le garçon dit:

– Oui, madame, à la bonne heure, – et je m’enallai.

Je rentrai chez ma gouvernante et me dis quele temps était venu de la mettre à l’épreuve, afin que, si j’étaismise dans la nécessité d’être découverte, elle pût m’offrir quelqueassistance. Quand je fus restée à la maison quelques moments, etque j’eus l’occasion de lui parler, je lui dis que j’avais unsecret de la plus grande importance au monde à lui confier, si elleavait assez de respect pour moi pour le tenir privé. Elle me ditqu’elle avait fidèlement gardé un de mes secrets; pourquoidoutais-je qu’elle en garderait un autre? Je lui dis que laplus étrange chose du monde m’était arrivée, mêmement sans aucundessein; et ainsi je lui racontai toute l’histoire dupot.

– Et l’avez-vous apporté avec vous, machère? dit-elle.

– Vraiment oui, dis-je, et le lui fis voir.Mais que dois-je faire maintenant? dis-je. Ne faut-il pas lerapporter?

– Le rapporter! dit-elle. Oui-dà!si vous voulez aller à Newgate.

– Mais, dis-je, ils ne sauraient avoir labassesse de m’arrêter, puisque je le leur rapporterais.

– Vous ne connaissez pas cette espèce de gens,mon enfant, dit-elle: non seulement ils vous enverraient àNewgate, mais encore vous feraient pendre, sans regarder aucunementl’honnêteté que vous mettriez à le rendre; ou bien ilsdresseraient un compte de tous les pots qu’ils ont perdus, afin devous les faire payer.

– Que faut-il faire, alors? dis-je.

– Oui, vraiment, dit-elle; puisque aussibien vous avez fait la fourberie, et que vous l’avez volé, il fautle garder maintenant; il n’y a plus moyen d’y revenir.D’ailleurs, mon enfant, dit-elle, n’en avons-nous pas besoin bienplus qu’eux? Je voudrais bien rencontrer pareille aubainetous les huit jours.

Ceci me donna une nouvelle notion sur magouvernante, et me fit penser que, depuis qu’elle s’était faiteprêteuse sur gages, elle vivait parmi une espèce de gens quin’étaient point des honnêtes que j’avais rencontrés chez elleautrefois.

Ce ne fut pas longtemps que je le découvrisencore plus clairement qu’auparavant; car, de temps à autre,je voyais apporter des poignées de sabre, des cuillers, desfourchettes, des pots et autres objets semblables, non pour êtreengagés, mais pour être vendus tout droit; et elle achetaittout sans faire de questions, où elle trouvait assez son compte,ainsi que je trouvai par son discours.

Je trouvai ainsi qu’en suivant ce métier, ellefaisait toujours fondre la vaisselle d’argent qu’elle achetait,afin qu’on ne pût la réclamer; et elle vint me dire un matinqu’elle allait mettre à fondre, et que si je le désirais, elle yjoindrait mon pot, afin qu’il ne fût vu de personne; je luidis: «De tout mon cœur.» Elle le pesa donc etm’en donna la juste valeur en argent, mais je trouvai qu’elle n’enagissait pas de même avec le reste de ses clients.

Quelque temps après, comme j’étais au travail,et très mélancolique, elle commence de me demander ce que j’avais.Je lui dis que je me sentais le cœur bien lourd, que j’avais bienpeu de travail, et point de quoi vivre, et que je ne savais quelparti prendre. Elle se mit à rire et me dit que je n’avais qu’àsortir encore une fois, pour tenter la fortune; qu’il sepourrait que je rencontrasse une nouvelle pièce de vaisselled’argent.

– Oh! ma mère, dis-je, c’est un métieroù je n’ai point d’expérience, et si je suis prise, je suis perduedu coup.

– Oui bien, dit-elle, mais je pourrais vousfaire faire la connaissance d’une maîtresse d’école qui vous feraitaussi adroite qu’elle le peut être elle-même.

Je tremblai sur cette proposition, carjusqu’ici je n’avais ni complices ni connaissances aucunes parmicette tribu. Mais elle conquit toute ma retenue et toutes mescraintes; et, en peu de temps, à l’aide de cette complice, jedevins voleuse aussi habile et aussi subtile que le fut jamais Mollla Coupeuse de bourses, quoique, si la renommée n’est pointmenteuse, je ne fusse pas moitié aussi jolie.

Le camarade qu’elle me fit connaître étaithabile en trois façons diverses de travailler; c’est àsavoir: à voler les boutiques, à tirer des carnets deboutique et de poche et à couper des montres d’or au côté desdames; chose où elle réussissait avec tant de dextérité quepas une femme n’arriva, comme elle, à la perfection de l’art. Lapremière et la dernière de ces occupations me plurent assez:et je la servis quelque temps dans la pratique, juste comme uneaide sert une sage-femme, sans payement aucun.

Enfin, elle me mit à l’épreuve. Elle m’avaitmontré son art et j’avais plusieurs fois décroché une montre de sapropre ceinture avec infiniment d’adresse; à la fin elle memontra une proie, et c’était une jeune dame enceinte, qui avait unemontre charmante. La chose devait se faire au moment qu’ellesortirait de l’église; elle passa d’un côté de la dame, etjuste comme elle arrivait aux marches, feint de tomber, et tombacontre la dame avec une telle violence qu’elle fut dans une grandefrayeur, et que toutes deux poussèrent des cris terribles; aumoment même qu’elle bousculait la dame, j’avais saisi la montre, etla tenant de la bonne façon, le tressaut que fit la pauvre fitéchapper l’agrafe sans qu’elle pût rien sentir; je partissur-le-champ, laissant ma maîtresse d’école à sortir peu à peu desa frayeur et la dame de même; et bientôt la montre vint àmanquer.

– Hélas! dit ma camarade, ce sont doncces coquins qui m’ont renversée, je vous gage; je m’étonneque Madame ne se soit point aperçue plus tôt que sa montre étaitvolée: nous aurions encore pu les prendre.

Elle colora si bien la chose que personne nela soupçonna, et je fus rentrée une bonne heure avant elle. Tellefut ma première aventure en compagnie; la montre étaitvraiment très belle, enrichie de beaucoup de joyaux et magouvernante nous en donna 20£ dont j’eus la moitié. Et ainsije fus enregistrée parfaite voleuse, endurcie à un point oùn’atteignent plus les réflexions de la conscience ou de lamodestie, et à un degré que je n’avais jamais cru possible enmoi.

Ainsi le diable qui avait commencé par lemoyen d’une irrésistible pauvreté à me pousser vers ce vice m’amenajusqu’à une hauteur au-dessus du commun, même quand mes nécessitésn’étaient point si terrifiantes; car j’étais maintenantentrée dans une petite veine de travail, et comme je n’étais pas enpeine de manier l’aiguille, il était fort probable que j’aurais pugagner mon pain assez honnêtement.

Je dois dire que si une telle perspective detravail s’était présentée tout d’abord, quand je commençai à sentirl’approche de ma condition misérable; si une telleperspective, dis-je, de gagner du pain par mon travail s’étaitprésentée alors, je ne serais jamais tombée dans ce vilain métierou dans une bande si affreuse que celle avec laquelle j’étaismaintenant embarquée; mais l’habitude m’avait endurcie, et jedevins audacieuse au dernier degré; et d’autant plus quej’avais continué si longtemps sans me faire prendre; car, enun mot, ma partenaire en vice et moi, nous continuâmes toutes deuxsi longtemps, sans jamais être découvertes, que non seulement nousdevînmes hardies, mais qu’encore nous devînmes riches, et que nouseûmes à un moment vingt et une montres d’or entre les mains.

Je me souviens qu’un jour étant un peu plussérieuse que de coutume, et trouvant que j’avais une aussi bonneprovision d’avance que celle que j’avais (car j’avais près de200£ d’argent pour ma part), il me vint à la pensée, sansdoute de la part de quelque bon esprit s’il y en a de tels,qu’ainsi que d’abord la pauvreté m’avait excitée et que mesdétresses m’avaient poussée à de si affreux moyens, ainsi voyantque ces détresses étaient maintenant soulagées, et que je pouvaisaussi gagner quelque chose pour ma subsistance, en travaillant, etque j’avais une si bonne banque pour me soutenir, pourquoi, necesserais-je pas maintenant, tandis que j’étais bien; puisqueje ne pouvais m’attendre à rester toujours libre, et qu’une foissurprise, j’étais perdue.

Ce fut là sans doute l’heureuse minute où, sij’avais écouté le conseil béni, quelle que fût la main dont ilvenait, j’aurais trouvé encore une chance de vie aisée. Mais mondestin était autrement déterminé; l’avide démon qui m’avaitattirée me tenait trop étroitement serrée pour me laisserrevenir; mais ainsi que ma pauvreté m’y avait conduite, ainsil’avarice m’y fit rester, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus moyen deretourner en arrière. Quant aux arguments que me dictait ma raisonpour me persuader de renoncer, l’avarice se dressait, etdisait:

– Continue; tu as eu très bonnechance; continue jusqu’à ce que tu aies quatre ou cinq centslivres, et puis tu cesseras, et puis tu pourras vivre à ton aise,sans jamais plus travailler.

Ainsi, moi qui avais été étreinte jadis dansles griffes du diable, j’y étais retenue comme par un charme, et jen’avais point de pouvoir pour franchir l’enceinte du cercle,jusqu’à ce que je fus engloutie dans des labyrinthes d’embarrastrop grands pour que je pusse en sortir.

Cependant ces pensées me laissèrent quelqueimpression, et me firent agir avec un peu plus de prudencequ’avant, et je prenais plus de précautions que mes directricespour elles-mêmes. Ma camarade, comme je la nommai (j’aurais dûl’appeler ma maîtresse), avec une autre de ses élèves, fut lapremière qui tomba dans le malheur; car, se trouvant en quêtede gain, elles firent une tentative sur un marchand de toiles dansCheapside, mais furent grippées par un compagnon aux yeux perçants,et saisies avec deux pièces de batiste, qu’on trouva sur elles.

C’en était assez pour les loger toutes deux àNewgate où elles eurent le malheur qu’on rappelât à leur souvenirquelques-uns de leurs méfaits passés: deux autres accusationsétant portées contre elles, et les faits étant prouvés, ellesfurent toutes deux condamnées à mort; toutes deux plaidèrentleurs ventres et toutes deux furent déclarées grosses, quoique moninstitutrice ne fût pas plus grosse que je ne l’étais moi-même.

J’allai souvent les voir et les consoler,attendant mon tour à la prochaine; mais ce lieu m’inspiraittant d’horreur quand je réfléchissais que c’était le lieu de manaissance malheureuse et des infortunes de ma mère, que je ne pusle supporter davantage et que je cessai mes visites.

Et oh! si j’avais pu être avertie parleurs désastres, j’aurais pu être heureuse encore, car jusque-làj’étais libre, et aucune accusation n’avait été portée contremoi; mais voilà qui ne pouvait être; ma mesure n’étaitpas encore pleine.

Ma camarade, portant la marque d’une ancienneréprouvée, fut exécutée; la jeune criminelle eut grâce de lavie, ayant obtenu un sursis; mais resta de longs jours àsouffrir de la faim dans sa prison, jusqu’enfin elle fit mettre sonnom dans ce qu’on appelle une lettre de rémission et ainsiéchappa.

Ce terrible exemple de ma camarade me frappade frayeur au cœur; et pendant un bon temps je ne fis pointd’excursions. Mais une nuit, dans le voisinage de la maison de magouvernante, on cria: Au feu! Ma gouvernante se mit àla fenêtre, car nous étions toutes levées, et cria immédiatementque la maison de MmeUne telle était toute en feu, flambantpar le haut, ce qui était la vérité. Ici elle me poussa ducoude.

– Vite, mon enfant, dit-elle; voici uneexcellente occasion; le feu est si près que vous pouvez yaller devant que la rue soit barrée par la foule.

Puis elle me donna mon rôle:

– Allez, mon enfant, à la maison; courezet dites à la dame ou à quiconque vous verrez que vous êtes venuepour leur aider, et que vous venez de chez MmeUne telle,c’est à savoir une personne qu’elle connaissait plus loin dans larue.

Me voilà partie, et arrivant à la maison, jetrouvai tout le monde dans la confusion, comme bien vouspensez; j’entrai toute courante, et trouvant une desservantes:

– Hélas! mon doux cœur, m’écriai-je,comment donc est arrivé ce triste accident? Où est votremaîtresse? Est-elle en sûreté? Et où sont lesenfants? Je viens de chez Mme*** pour vous aider.

Voilà la fille qui court.

– Madame, madame, cria-t-elle aussi hautqu’elle put hurler, voilà une dame qui arrive de chez Mme***pour nous aider.

La pauvre dame, à moitié hors du sens, avec unpaquet sous son bras et deux petits enfants vient versmoi:

– Madame, dis-je, souffrez que j’emmène cespauvres petits chez Mme***; elle vous fait prier de leslui envoyer; elle prendra soin des pauvres agneaux.

Sur quoi j’en prends un qu’elle tenait par lamain, et elle me met l’autre dans les bras.

– Oh oui! oui! pour l’amour deDieu, dit-elle, emportez-les! Oh! remerciez-la bien desa bonté!

– N’avez-vous point autre chose à mettre ensûreté, madame? dis-je; elle le gardera avec soin.

– Oh! Seigneur! dit-elle, Dieu labénisse! Prenez ce paquet d’argenterie et emportez-le chezelle aussi. Oh! c’est une bonne femme! Oh! noussommes entièrement ruinés, perdus!

Et voilà qu’elle me quitte, se précipitanttout égarée, et les servantes à sa suite, et me voilà partie avecles deux enfants et le paquet.

À peine étais-je dans la rue que je vis uneautre femme venir à moi:

– Hélas! maîtresse, dit-elle d’un tonpiteux, vous allez laisser tomber cet enfant; allons, allons,voilà un triste temps, souffrez que je vous aide.

Et immédiatement elle met la main sur monpaquet afin de le porter pour moi.

– Non, dis-je, si vous voulez m’aider, prenezl’enfant par la main, aidez-moi à le conduire seulement jusqu’auhaut de la rue; j’irai avec vous et je vous payerai pour lapeine.

Elle ne put mais que d’aller, après ce quej’avais dit, mais la créature, en somme, était du même métier quemoi, et ne voulait rien que le paquet; pourtant elle vintavec moi jusqu’à la porte, car elle ne put faire autrement. Quandnous fûmes arrivés là, je lui dis à l’oreille:

– Va, mon enfant, lui dis-je, je connais tonmétier, tu peux rencontrer assez d’autres affaires.

Elle me comprit, et s’en alla; jetambourinai à la porte avec les enfants, et comme les gens de lamaison s’étaient levés déjà au tumulte de l’incendie, on me fitbientôt entrer, et je dis:

– Madame est-elle éveillée? Prévenez-laje vous prie, que Mme*** sollicite d’elle la faveur de prendre chezelle ces deux enfants; pauvre dame, elle va êtreperdue; leur maison est toute en flammes.

Ils firent entrer les enfants de façon fortcivile, s’apitoyèrent sur la famille dans la détresse, et me voilàpartie avec mon paquet. Une des servantes me demanda si je nedevais pas laisser le paquet aussi. Je dis:

– Non, mon doux cœur, c’est pour un autreendroit; cela n’est point à eux.

J’étais à bonne distance de la presse,maintenant; si bien que je continuai et que j’apportai lepaquet d’argenterie, qui était très considérable, droit à lamaison, chez ma vieille gouvernante; elle me dit qu’elle nevoulait pas l’ouvrir, mais me pria de m’en retourner et d’aller enchercher d’autre.

Elle me fit jouer le même jeu chez la dame dela maison qui touchait celle qui était en feu, et je fis tous mesefforts pour arriver jusque-là; mais à cette heure l’alarmedu feu était si grande, tant de pompes à incendie en mouvement etla presse du peuple si forte dans la rue, que je ne pus m’approcherde la maison quoi que je fisse, si bien que je revins chez magouvernante, et montant le paquet dans ma chambre, je commençai àl’examiner. C’est avec horreur que je dis quel trésor j’ytrouvai; il suffira de rapporter qu’outre la plus grandepartie de la vaisselle plate de la famille, qui était considérable,je trouvai une chaîne d’or, façonnée à l’ancienne mode, dont lefermoir était brisé, de sorte que je suppose qu’on ne s’en étaitpas servi depuis des années; mais l’or n’en était pas plusmauvais: aussi un petit coffret de bagues de deuil, l’anneaude mariage de la dame, et quelques morceaux brisés de vieuxfermoirs d’or, une montre en or, et une bourse contenant environ lasomme de 24£ en vieilles pièces de monnaie d’or, et diversesautres choses de valeur.

Ce fut là le plus grand et le pire butin où jefus jamais mêlée; car en vérité bien que, ainsi que je l’aidit plus haut, je fusse endurcie maintenant au-delà de tout pourvoir de réflexion en d’autres cas, cependant je me sentisvéritablement touchée jusqu’à l’âme même, quand je jetai les yeuxsur ce trésor: de penser à la pauvre dame inconsolée quiavait perdu tant d’autres choses, et qui se disait qu’au moins elleétait certaine d’avoir sauvé sa vaisselle plate et sesbijoux; combien elle serait surprise quand elle trouveraitqu’elle avait été dupée et que la personne qui avait emporté sesenfants et ses valeurs était venue, comme elle l’avait prétendu, dechez la dame dans la rue voisine, mais qu’on lui avait amené lesenfants sans qu’elle en sût rien.

Je dis que je confesse que l’inhumanité decette action m’émut infiniment et me fit adoucir à l’excès, et quedes larmes me montèrent aux yeux à son sujet; mais malgré quej’eusse le sentiment qu’elle était cruelle et inhumaine, jamais jene pus trouver dans mon cœur de faire la moindre restitution. Cetteréflexion s’usa et j’oubliai promptement les circonstances quil’accompagnaient.

Ce ne fut pas tout; car bien que par cecoup je fusse devenue infiniment plus riche qu’avant, pourtant larésolution que j’avais prise auparavant de quitter cet horriblemétier quand j’aurais gagné un peu plus, ne persista point;et l’avarice eut tant de succès, que je n’entretins plusl’espérance d’arriver à un durable changement de vie; quoiquesans cette perspective je ne pusse attendre ni sûreté nitranquillité en la possession de ce que j’avais gagné; encoreun peu, – voilà quel était le refrain toujours.

À la fin, cédant aux importunités de moncrime, je rejetai tout remords, et toutes les réflexions que je fissur ce chef ne tournèrent qu’à ceci: c’est que peut-être jepourrais trouver un butin au prochain coup qui compléterait letout; mais quoique certainement j’eusse obtenu ce butin-là,cependant chaque coup m’en faisait espérer un autre, etm’encourageait si fort à continuer dans le métier, que je n’avaispoint de goût à le laisser là.

Dans cette condition, endurcie par le succès,et résolue à continuer, je tombai dans le piège où j’étais destinéeà rencontrer ma dernière récompense pour ce genre de vie. Mais cecimême n’arriva point encore, car je rencontrai auparavant diversesautres aventures où j’eus du succès.

Ma gouvernante fut pendant un temps réellementsoucieuse de l’infortune de ma camarade qui avait été pendue, carelle en savait assez sur ma gouvernante pour l’envoyer sur le mêmechemin, ce qui la rendait bien inquiète; en vérité elle étaitdans une très grande frayeur.

Il est vrai que quand elle eut disparu sansdire ce qu’elle savait, ma gouvernante fut tranquille sur ce point,et peut-être heureuse qu’elle eût été pendue; car il était enson pouvoir d’avoir obtenu un pardon aux dépens de ses amis;mais la perte qu’elle fit d’elle, et le sentiment de la tendressequ’elle avait montrée en ne faisant pas marché de ce qu’ellesavait, émut ma gouvernante à la pleurer bien sincèrement. Je laconsolai du mieux que je pus, et elle, en retour, m’endurcit àmériter plus complètement le même sort.

Quoi qu’il en soit, ainsi que j’ai dit, j’endevins d’autant plus prudente et en particulier je mettais beaucoupde retenue à voler en boutique, spécialement parmi les merciers etles drapiers; c’est là une espèce de gaillards qui onttoujours les yeux bien ouverts. Je fis une ou deux tentatives parmiles marchands de dentelles et de modes, et en particulier dans uneboutique où deux jeunes femmes étaient nouvellement établies sansavoir été élevées dans le métier; là j’emportai une pièce dedentelle au fuseau qui valait six on sept livres, et un papier defil; mais ce ne fut qu’une fois; c’était un tour qui nepouvait pas resservir.

Nous regardions toujours l’affaire comme uncoup sûr, chaque fois que nous entendions parler d’une boutiquenouvelle, surtout là où les gens étaient tels qui n’avaient pointété élevés à tenir boutique; tels peuvent être assurés qu’ilsrecevront pendant leurs débuts deux ou trois visites; et illeur faudrait être bien subtils, en vérité, pour y échapper.

J’eus une ou deux aventures après celle-ci,mais qui ne furent que bagatelles. Rien de considérable nes’offrant pendant longtemps, je commençai de penser qu’il fallaitsérieusement renoncer au métier; mais ma gouvernante quin’avait pas envie de me perdre, et espérait de moi de grandeschoses, m’introduisit un jour dans la société d’une jeune femme etd’un homme qui passait pour son mari; quoiqu’il parut ensuiteque ce n’était pas sa femme, mais qu’ils étaient complices tousdeux dans le métier qu’ils faisaient, et en autre chose non moins.En somme ils volaient ensemble, couchaient ensemble, furent prisensemble et finalement pendus ensemble.

J’entrai dans une espèce de ligue avec cesdeux par l’aide de ma gouvernante et ils me firent prendre part àtrois ou quatre aventures, où je leur vis plutôt commettre quelquesvols grossiers et malhabiles, en quoi rien ne put leur donner lesuccès qu’un grand fonds de hardiesse sur leur part et d’épaissenégligence sur celle des personnes volées; de sorte que jerésolus dorénavant d’apporter infiniment de prudence à m’aventureravec eux; et vraiment deux ou trois projets malheureux ayantété proposés par eux, je déclinai l’offre, et leur persuadai d’yrenoncer. Une fois ils avaient particulièrement proposé de voler àun horloger trois montres d’or qu’ils avaient guettées pendant lajournée pour trouver le lieu où il les serrait; l’un d’euxavait tant de clefs de toutes les sortes qu’il ne faisait point dedoute d’ouvrir le lieu où l’horloger les avait serrées; etainsi nous fîmes une espèce d’arrangement; mais quand je vinsà examiner étroitement la chose, je trouvai qu’ils se proposaientde forcer la maison, en quoi je ne voulus point m’embarquer, sibien qu’ils y allèrent sans moi. Et ils pénétrèrent dans la maisonpar force et firent sauter les serrures à l’endroit où étaient lesmontres, mais ne trouvèrent qu’une des montres d’or, et uned’argent, qu’ils prirent, et ressortirent de la maison, le touttrès nettement; mais la famille ayant été alarmée se mit àcrier: Au voleur! et l’homme fut poursuivi etpris; la jeune femme s’était enfuie aussi, maismalheureusement se fit arrêter au bout d’une certaine distance, etles montres furent trouvées sur elle; et ainsi j’échappai uneseconde fois, car ils furent convaincus et pendus tous deux, étantdélinquants anciens, quoique très jeunes; et comme j’ai ditavant, ainsi qu’ils avaient volé ensemble, ainsi maintenantfurent-ils pendus ensemble, et là prit fin ma nouvelleassociation.

Je commençai maintenant d’être trèscirconspecte, ayant échappé de si près à me faire échauder, et avecun pareil exemple devant les yeux; mais j’avais une nouvelletentatrice qui m’aiguillonnait tous les jours, je veux dire magouvernante, et maintenant se présenta une affaire où, ainsiqu’elle avait été préparée par son gouvernement, ainsi elleespérait une bonne part du butin. Il y avait une bonne quantité dedentelles de Flandres qui était logée dans une maison privée oùelle en avait ouï parler; et la dentelle de Flandres étantprohibée, c’était de bonne prise pour tout commis de la douane quila pourrait découvrir; j’avais là-dessus un plein rapport dema gouvernante, autant sur la quantité que sur le lieu même de lacachette. J’allai donc trouver un commis de la douane et lui disque j’avais à lui faire une révélation, à condition qu’il m’assurâtque j’aurais ma juste part de la récompense. C’était là une offresi équitable que rien ne pouvait être plus honnête; il s’yaccorda donc, et emmenant un commissaire, et moi avec lui, nousoccupâmes la maison. Comme je lui avais dit que je saurais allertout droit à la cachette, il m’en abandonna le soin; et letrou étant très noir, je m’y glissai avec beaucoup de peine, unechandelle à la main, et ainsi lui passai les pièces de dentelles,prenant garde, à mesure que je les lui donnais, d’en dissimuler surma personne autant que j’en pus commodément emporter. Il y avait entout environ la valeur de 300£ de dentelles; et j’encachai moi-même environ la valeur de 50£. Ces dentellesn’appartenaient point aux gens de la maison, mais à un marchand quiles avait placées en dépôt chez eux; de sorte qu’ils nefurent pas si surpris que j’imaginais qu’ils le seraient.

Je laissai le commis ravi de sa prise etpleinement satisfait de ce que je lui avais remis, et m’accordai àvenir le trouver dans une maison qu’il dirigeait lui-même, où je lejoignis après avoir disposé du butin que j’avais sur moi, dont iln’eut pas le moindre soupçon. Sitôt que j’arrivai, il commença decapituler, persuadé que je ne connaissais point le droit quej’avais dans la prise, et m’eût volontiers congédiée avec20£, mais je lui fis voir que je n’étais pas si ignorantequ’il le supposait; et pourtant j’étais fort aise qu’ilproposât au moins un prix fixe. Je demandai 100£, et il montaà 30£; je tombai à 80£; et de nouveau ilmonta jusqu’à 40£; en un mot il offrit 50£ et jeconsentis, demandant seulement une pièce de dentelle, qui, jepense, était de 8 ou 9£, comme si c’eût été pour la portermoi-même, et il s’y accorda. De sorte que les 50£ en bonargent me furent payées cette nuit même, et le payement mit fin ànotre marché; il ne sut d’ailleurs qui j’étais ni où ilpourrait s’enquérir de moi; si bien qu’au cas où on eûtdécouvert qu’une partie des marchandises avait été escroquée, iln’eût pu m’en demander compte.

Je partageai fort ponctuellement cesdépouilles avec ma gouvernante et elle me regarda depuis ce momentcomme une rouée fort habile en des affaires délicates. Je trouvaique cette dernière opération était du travail le meilleur et leplus aisé qui fût à ma portée, et je fis mon métier de m’enquérirdes marchandises prohibées; et après être allée en acheter,d’ordinaire je les dénonçais; mais aucune de ces découvertesne monta à rien de considérable ni de pareil à ce que je viens derapporter; mais j’étais circonspecte à courir les grandsrisques auxquels je voyais d’autres s’exposer, et où ils seruinaient tous les jours.

La prochaine affaire d’importance fut unetentative sur la montre en or d’une dame. La chose survint dans unepresse, à l’entrée d’une église, où je fus en fort grand danger deme faire prendre; je tenais sa montre tout à plein;mais, donnant une grosse bousculade comme si quelqu’un m’eûtpoussée sur elle, et entre temps ayant bellement tiré sur lamontre, je trouvai qu’elle ne venait pas à moi; je la lâchaidonc sur-le-champ, et me mis à crier comme si on allait me tuer,qu’un homme venait de me marcher sur le pied, et qu’il y avaitcertainement là des filous, puisque quelqu’un ou d’autre venait detirer sur ma montre: car vous devez observer qu’en cesaventures nous allions toujours fort bien vêtues et je portais detrès bons habits, avec une montre d’or au côté, semblant autantd’une dame que d’autres.

À peine avais-je parlé que l’autre dame se mità crier aussi: «Au voleur», car on venait,dit-elle, d’essayer de décrocher sa montre.

Quand j’avais touché sa montre, j’étais toutprès d’elle, mais quand je m’écriai, je m’arrêtai pour ainsi direcourt, et la foule l’entraînant un peu en avant, elle fit du bruitaussi, mais ce fut à quelque distance de moi, si bien qu’elle ne mesoupçonna pas le moins du monde; mais quand elle cria«au voleur», quelqu’un s’écria: «Oui-dà, etil y en a un autre par ici, on vient d’essayer de volermadame.»

Dans ce même instant, un peu plus loin dans lafoule, et à mon grand bonheur, on cria encore: «Auvoleur!» et vraiment on prit un jeune homme sur lefait. Ceci, bien qu’infortuné pour le misérable, arriva fort àpoint pour mon cas, malgré que j’eusse bravement porté jusque-làmon assurance; mais maintenant il n’y avait plus de doute, ettoute la partie flottante de la foule se porta par là, et le pauvregarçon fut livré à la fureur de la rue, qui est une cruauté que jen’ai point besoin de décrire, et que pourtant ils préfèrenttoujours à être envoyés à Newgate où ils demeurent souventlongtemps, et parfois sont pendus, et le mieux qu’ils puissent yattendre, s’ils sont convaincus, c’est d’être déportés.

Ainsi j’échappai de bien près, et je fus sieffrayée que je ne m’attaquai plus aux montres d’or pendant un bonmoment.

Cependant ma gouvernante me conduisait danstous les détails de la mauvaise vie que je menais maintenant, commesi ce fût par la main, et me donnait de telles instructions, et jeles suivais si bien que je devins la plus grande artiste de montemps; et je me tirais de tous les dangers avec une sisubtile dextérité, que tandis que plusieurs de mes camarades sefirent enfermer à Newgate, dans le temps qu’elles avaient pratiquéle métier depuis une demi-année, je le pratiquais maintenant depuisplus de cinq ans et les gens de Newgate ne faisaient pas tant queme connaître; ils avaient beaucoup entendu parler de moi, ilest vrai, et m’attendaient bien souvent mais je m’étais toujourséchappée, quoique bien des fois dans le plus extrême danger.

Un des plus grands dangers où j’étaismaintenant, c’est que j’étais trop connue dans le métier; etquelques-unes de celles dont la haine était due plutôt à l’enviequ’à aucune injure que je leur eusse faite, commencèrent de sefâcher que j’échappasse toujours quand elles se faisaient toujoursprendre et emporter à Newgate. Ce furent elles qui me donnèrent lenom de Moll Flanders, car il n’avait pas plus d’affinité avec monvéritable nom ou avec aucun des noms sous lesquels j’avais passéque le noir n’a de parenté avec le blanc, sinon qu’une fois, ainsique je l’ai dit, je m’étais fait appeler MmeFlanders quand jem’étais réfugiée à la Monnaie; mais c’est ce que ces coquinesne surent jamais, et je ne pus pas apprendre davantage commentelles vinrent à me donner ce nom, ou à quelle occasion.

Je fus bientôt informée que quelques-unes decelles qui s’étaient fait emprisonner dans Newgate avaient juré deme dénoncer; et comme je savais que deux ou trois d’entreelles n’en étaient que trop capables, je fus dans un grand souci etje restai enfermée pendant un bon temps; mais ma gouvernantequi était associée à mon succès, et qui maintenant jouait à coupsûr, puisqu’elle n’avait point de part à mes risques, magouvernante, dis-je, montra quelque impatience de me voir mener unevie si inutile et si peu profitable, comme elle disait; etelle imagina une nouvelle invention pour me permettre de sortir,qui fut de me vêtir d’habits d’homme, et de me faire entrer ainsidans une profession nouvelle.

J’étais grande et bien faite, mais la figureun peu trop lisse pour un homme; pourtant, comme je sortaisrarement avant la nuit, ce ne fut pas trop mal; mais je mislongtemps à apprendre à me tenir dans mes nouveaux habits; ilétait impossible d’être aussi agile, prête à point, et adroite entoutes ces choses, dans des vêtements contraires à la nature;et ainsi que je faisais tout avec gaucherie, ainsi n’avais-je ni lesuccès ni la facilité d’échapper que j’avais eus auparavant, et jerésolus d’abandonner cette méthode: mais ma résolution futconfirmée bientôt après par l’accident suivant.

Ainsi que ma gouvernante m’avait déguisée enhomme, ainsi me joignit-elle à un homme, jeune garçon assez experten son affaire, et pendant trois semaines nous nous entendîmes fortbien ensemble. Notre principale occupation était de guetter lescomptoirs dans les boutiques et d’escamoter n’importe quellemarchandise qu’on avait laissé traîner par négligence, et dans cegenre de travail nous fîmes plusieurs bonnes affaires, comme nousdisions. Et comme nous étions toujours ensemble, nous devînmes fortintimes; pourtant il ne sut jamais que je n’étais pas unhomme; non, quoique à plusieurs reprises je fusse rentréeavec lui dans son logement, suivant les besoins de nos affaires, etque j’eusse couché avec lui quatre ou cinq fois pendant toute lanuit; mais notre dessein était ailleurs, et il étaitabsolument nécessaire pour moi de lui cacher mon sexe, ainsi qu’ilparut plus tard. D’ailleurs les conditions de notre vie, où nousentrions tard, et où nous avions des affaires qui exigeaient quepersonne ne pût entrer dans notre logement, étaient telles qu’ilm’eût été impossible de refuser de coucher avec lui, à moins de luirévéler mon sexe; mais, comme il est, je parvins à medissimuler effectivement.

Mais sa mauvaise et ma bonne fortune mirentbientôt fin à cette vie, dont il faut l’avouer, j’étais lasseaussi. Nous avions fait plusieurs belles prises en ce nouveau genrede métier; mais la dernière aurait été extraordinaire.

Il y avait une boutique dans une certaine rue,dont le magasin, qui était derrière, donnait dans une autre rue, lamaison faisant le coin.

Par la fenêtre du magasin, nous aperçûmes surle comptoir ou étal qui était juste devant cinq pièces de soie,avec d’autres étoffes; et quoiqu’il fît presque sombre,pourtant les gens étant occupés dans le devant de la boutiquen’avaient pas eu le temps de fermer ces fenêtres ou bien l’avaientoublié.

Là-dessus le jeune homme fut si ravi par lajoie qu’il ne put se retenir; tout cela était, disait-il, àsa portée; et il m’affirma sous de violents jurons qu’ill’aurait, dût-il forcer la maison; je l’en dissuadai un peu,mais vis qu’il n’y avait point de remède; si bien qu’il s’yprécipita à la hâte, fit glisser avec assez d’adresse un descarreaux de la fenêtre à châssis, prit quatre pièces de soie, etrevint jusqu’à moi en les tenant, mais fut immédiatement poursuivipar une terrible foule en tumulte; nous étions debout l’un àcôté de l’autre, en vérité, mais je n’avais pris aucun des objetsqu’il portait à la main, quand je lui soufflairapidement:

– Tu es perdu!

Il courut comme l’éclair, et moi demême; mais la poursuite était plus ardente contre lui parcequ’il emportait les marchandises; il laissa tomber deux despièces de soie, ce qui les arrêta un instant; mais la fouleaugmenta et nous poursuivit tous deux, ils le prirent bientôt aprèsavec les deux pièces qu’il tenait, et puis les autres me suivirent.Je courus de toutes mes forces et arrivai jusqu’à la maison de magouvernante où quelques gens aux yeux acérés me suivirent sichaudement qu’ils m’y bloquèrent: ils ne frappèrent pasaussitôt à la porte, ce qui me donna le temps de rejeter mondéguisement, et de me vêtir de mes propres habits;d’ailleurs, quand ils y arrivèrent, ma gouvernante, qui avait sonconte tout prêt, tint sa porte fermée, et leur cria qu’aucun hommen’était entré chez elle; la foule affirma qu’on avait vuentrer un homme et menaça d’enfoncer la porte.

Ma gouvernante, point du tout surprise, leurrépondit avec placidité, leur assura qu’ils pourraient entrer fortlibrement et fouiller sa maison, s’ils voulaient mener avec eux uncommissaire, et ne laisser entrer que tels que le commissaireadmettrait, étant déraisonnable de laisser entrer toute unefoule; c’est ce qu’ils ne purent refuser, quoique ce fût unefoule. On alla donc chercher un commissaire sur-le-champ; etelle fort librement ouvrit la porte; le commissaire surveillala porte et les hommes qu’il avait appointés fouillèrent la maison,ma gouvernante allant avec eux de chambre en chambre. Quand ellevint à ma chambre, elle m’appela, et cria à haute voix:

– Ma cousine, je vous prie d’ouvrir votreporte; ce sont des messieurs qui sont obligés d’entrer afind’examiner votre chambre.

J’avais avec moi une enfant, qui était lapetite-fille de ma gouvernante, comme elle l’appelait; et jela priai d’ouvrir la porte; et j’étais là, assise au travail,avec un grand fouillis d’affaires autour de moi, comme si j’eusseété au travail toute la journée, dévêtue et n’ayant que du linge denuit sur la tête et une robe de chambre très lâche; magouvernante me fit une manière d’excuse pour le dérangement qu’onme donnait, et m’en expliqua en partie l’occasion, et qu’elle n’yvoyait d’autre remède que de leur ouvrir les portes et de leurpermettre de se satisfaire, puisque tout ce qu’elle avait pu leurdire n’y avait point suffi. Je restai tranquillement assise et lespriai de chercher tant qu’il leur plairait; car s’il y avaitpersonne dans la maison, j’étais certaine que ce n’était point dansma chambre; et pour le reste de la maison, je n’avais point ày contredire, ne sachant nullement de quoi ils étaient enquête.

Tout autour de moi avait l’apparence siinnocente et si honnête qu’ils me traitèrent avec plus de civilitéque je n’attendais, mais ce ne fut qu’après avoir minutieusementfouillé la chambre jusque sous le lit, dans le lit, et partoutailleurs où il était possible de cacher quoi que ce fût;quand ils eurent fini, sans avoir pu rien trouver, ils medemandèrent pardon et redescendirent l’escalier.

Quand ils eurent eu ainsi fouillé la maison dela cave au grenier, et puis du grenier à la cave, sans avoir purien trouver, ils apaisèrent assez bien la populace; mais ilsemmenèrent ma gouvernante devant la justice; deux hommesjurèrent qu’ils avaient vu l’homme qu’ils poursuivaient entrer danssa maison; ma gouvernante s’enleva dans ses paroles et fitgrand bruit sur ce qu’on insultait sa maison et qu’on la traitaitainsi pour rien; que si un homme était entré, il pourraitbien en ressortir tout à l’heure, pour autant qu’elle en sût, carelle était prête à faire serment qu’aucun homme à sa connaissancen’avait passé sa porte de tout le jour, ce qui était fortvéritable; qu’il se pouvait bien que tandis qu’elle était enhaut quelque individu effrayé eût pu trouver la porte ouverte ets’y précipiter pour chercher abri s’il était poursuivi, maisqu’elle n’en savait rien; et s’il en avait été ainsi, ilétait certainement ressorti, peut-être par l’autre porte, car elleavait une autre porte donnant dans une allée, et qu’ainsi ils’était échappé.

Tout cela était vraiment assez probable;et le juge se contenta de lui faire prêter le serment qu’ellen’avait point reçu ou admis d’homme en sa maison dans le but de lecacher, protéger, ou soustraire à la justice; serment qu’ellepouvait prêter de bonne foi, ce qu’aussi bien elle fit, et ainsifut congédiée.

Il est aisé de juger dans quelle frayeur jefus à cette occasion, et il fut impossible à ma gouvernante dejamais m’amener à me déguiser de nouveau; en effet, luidisais-je, j’étais certaine de me trahir.

Mon pauvre complice en cette mésaventure étaitmaintenant dans un mauvais cas; il fut emmené devant leLord-Maire et par Sa Seigneurie envoyé à Newgate, et les gens quil’avaient pris étaient tellement désireux, autant que possible, dele poursuivre, qu’ils s’offrirent à assister le jury en paraissantà la session afin de soutenir la charge contre lui.

Pourtant il obtint un sursis d’accusation, surpromesse de révéler ses complices, et en particulier l’homme aveclequel il avait commis ce vol; et il ne manqua pas d’y portertous ses efforts, car il donna mon nom, qu’il dit être GabrielSpencer, qui était le nom sous lequel je passais auprès delui; et voilà où paraît la prudence que j’eus en me cachantde lui, sans quoi j’eusse été perdue.

Il fit tout ce qu’il put pour découvrir ceGabriel Spencer; il le décrivit; il révéla l’endroit oùil dit que je logeais; et, en un mot, tous les détails qu’ilfut possible sur mon habitation; mais lui ayant dissimulé laprincipale circonstance, c’est-à-dire mon sexe, j’avais un vasteavantage, et il ne put arriver à moi; il mit dans la peinedeux ou trois familles par ses efforts pour me retrouver;mais on n’y savait rien de moi, sinon qu’il avait eu un camarade,qu’on avait vu, mais sur lequel on ne savait rien; et quant àma gouvernante, bien qu’elle eût été l’intermédiaire qui nous fitrencontrer, pourtant la chose avait été faite de seconde main, etil ne savait rien d’elle non plus.

Ceci tourna à son désavantage, car ayant faitla promesse de découvertes sans pouvoir la tenir, on considéraqu’il avait berné la justice, et il fut plus férocement poursuivipar le boutiquier.

J’étais toutefois affreusement inquiètependant tout ce temps, et afin d’être tout à fait hors de danger,je quittai ma gouvernante pour le moment, mais ne sachant où aller,j’emmenai une fille de service, et je pris le coche pour Dunstableoù j’allai voir mon ancien hôte et mon hôtesse, à l’endroit oùj’avais si bravement vécu avec mon mari du Lancashire; là jelui contai une histoire affectée, que j’attendais tous les joursmon mari qui revenait d’Irlande, et que je lui avais envoyé unelettre pour lui faire savoir que je le joindrais à Dunstable dansson hôtellerie, et qu’il débarquerait certainement, s’il avait bonvent, d’ici peu de jours; de sorte que j’étais venue passerquelques jours avec eux en attendant son arrivée; car ilviendrait ou bien par la poste ou bien par le coche deWest-Chester, je ne savais pas au juste; mais quoi que cefût, il était certain qu’il descendrait dans cette maison afin deme joindre.

Mon hôtesse fut extrêmement heureuse de mevoir, et mon hôte fit un tel remue-ménage que si j’eusse été uneprincesse je n’eusse pu être mieux reçue, et on m’aurait volontiersgardée un mois ou deux si je l’avais cru bon.

Mais mon affaire était d’autre nature;j’étais très inquiète (quoique si bien déguisée qu’il était à peinepossible de me découvrir) et je craignais que cet homme me trouvâtet malgré qu’il ne pût m’accuser de son vol, lui ayant persuadé dene point s’y aventurer, et ne m’y étant point mêlée moi-même,pourtant il eût pu me charger d’autres choses, et acheter sa proprevie aux dépens de la mienne.

Ceci m’emplissait d’horriblesappréhensions; je n’avais ni ressource, ni amie, niconfidente que ma vieille gouvernante, et je ne voyais d’autreremède que de remettre ma vie entre ses mains; et c’est ceque je fis, car je lui fis savoir mon adresse et je reçus plusieurslettres d’elle pendant mon séjour. Quelques-unes me jetèrentpresque hors du sens, à force d’effroi; mais à la fin ellem’envoya la joyeuse nouvelle qu’il était pendu, qui était lameilleure nouvelle pour moi que j’eusse apprise depuislongtemps.

J’étais restée là cinq semaines et j’avaisvécu en grand confort vraiment, si j’excepte la secrète anxiété demon esprit; mais quand je reçus cette lettre, je repris mamine agréable, et dis à mon hôtesse que je venais de recevoir unelettre de mon époux d’Irlande, que j’avais d’excellentes nouvellesde sa santé, mais la mauvaise nouvelle que ses affaires ne luipermettaient pas de partir si tôt qu’il l’eût espéré, si bien qu’ilétait probable que j’allais rentrer sans lui.

Mon hôtesse, cependant, me félicita des bonnesnouvelles, et que je fusse rassurée sur sa santé:

– Car j’ai remarqué, madame, dit-elle, quevous n’aviez pas l’air si gaie que d’ordinaire; par ma foi,vous deviez être tout enfoncée dans votre souci, dit la bonnefemme; on voit bien que vous êtes toute changée, et voilàvotre bonne humeur revenue, dit-elle.

– Allons, allons, je suis fâché que monsieurn’arrive pas encore, dit mon hôte; cela m’aurait réjoui lecœur de le voir; quand vous serez assurée de sa venue, faitesun saut jusqu’ici, madame, vous serez très fort la bienvenue toutesles fois qu’il vous plaira.

Sur tous ces beaux compliments nous nousséparâmes, et je revins assez joyeuse à Londres, où je trouvai magouvernante charmée tout autant que je l’étais moi-même. Etmaintenant elle me dit qu’elle ne me recommanderait plus jamaisd’associé; car elle voyait bien, dit-elle, que ma chanceétait meilleure quand je m’aventurais toute seule. Et c’était lavérité, car je tombais rarement en quelque danger quand j’étaisseule, ou, si j’y tombais, je m’en tirais avec plus de dextéritéque lorsque j’étais embrouillée dans les sottes mesures d’autrespersonnes qui avaient peut-être moins de prévoyance que moi, et quiétaient plus impatientes; car malgré que j’eusse autant decourage à me risquer qu’aucune d’elles, pourtant j’usais de plus deprudence avant de rien entreprendre, et j’avais plus de présenced’esprit pour m’échapper.

Je me suis souvent étonnée mêmement sur monpropre endurcissement en une autre façon, que regardant commenttous mes compagnons se faisaient surprendre et tombaient sisoudainement dans les mains de la justice, pourtant je ne pouvaisen aucun temps entrer dans la sérieuse résolution de cesser cemétier; d’autant qu’il faut considérer que j’étais maintenanttrès loin d’être pauvre, que la tentation de nécessité qui est lagénérale introduction de cette espèce de vice m’était maintenantôtée, que j’avais près de 500£ sous la main en argentliquide, de quoi j’eusse pu vivre très bien si j’eusse cru bon deme retirer; mais dis-je, je n’avais pas tant que jadis, quandje n’avais que 200£ d’épargne, et point de spectacles aussieffrayants devant les yeux.

J’eus cependant une camarade dont le sort metoucha de près pendant un bon moment, malgré que mon impressions’effaçât aussi à la longue. Ce fut un cas vraiment d’infortune.J’avais mis la main sur une pièce de très beau damas dans laboutique d’un mercier d’où j’étais sortie toute nette; carj’avais glissé la pièce à cette camarade, au moment que noussortions de la boutique; puis elle s’en alla de son côté, moidu mien. Nous n’avions pas été longtemps hors de la boutique que lemercier s’aperçut que la pièce d’étoffe avait disparu, et envoyases commis qui d’un côté, qui d’un autre; et bientôt ilseurent saisi la femme qui portait la pièce, et trouvèrent le damassur elle; pour moi je m’étais faufilée par chance dans unemaison où il y avait une chambre à dentelle, au palier du premierescalier; et j’eus la satisfaction, ou la terreur, vraiment,de regarder par la fenêtre et de voir traîner la pauvre créaturedevant la justice, qui l’envoya sur-le-champ à Newgate.

Je fus soigneuse à ne rien tenter dans lachambre à dentelle; mais je bouleversai assez toutes lesmarchandises afin de gagner du temps; puis j’achetai quelquesaunes de passe-poil et les payai, et puis m’en allai, le cœur bientriste en vérité pour la pauvre femme qui était en tribulation pource que moi seule avais volé.

Là encore mon ancienne prudence me fut bienutile; j’avais beau voler en compagnie de ces gens, pourtantje ne leur laissais jamais savoir qui j’étais, ni ne pouvaient-ilsjamais découvrir où je logeais, malgré qu’ils s’efforçassent dem’épier quand je rentrais. Ils me connaissaient tous sous le nom deMoll Flanders, bien que même quelques-uns d’entre eux se doutassentplutôt que je fusse elle, qu’ils ne le savaient; mon nométait public parmi eux, en vérité; mais comment me découvrir,voilà ce qu’ils ne savaient point, ni tant que deviner où étaientmes quartiers, si c’était à l’est de Cité ou à l’ouest; etcette méfiance fut mon salut à toutes ces occasions.

Je demeurai enfermée pendant longtemps surl’occasion du désastre de cette femme; je savais que si jetentais quoi que ce fût qui échouât, et que si je me faisaisemmener en prison, elle serait là, toute prête de témoigner contremoi, et peut-être de sauver sa vie à mes dépens; jeconsidérais que je commençais à être très bien connue de nom à OldBailey, quoiqu’ils ne connussent point ma figure, et que si jetombais entre leurs mains, je serais traitée comme vieilledélinquante; et pour cette raison, j’étais résolue à voir cequi arriverait à cette pauvre créature avant de bouger, quoique àplusieurs reprises, dans sa détresse, je lui fis passer de l’argentpour la soulager.

À la fin son jugement arriva. Elle plaida quece n’était point elle qui avait volé les objets; mais qu’uneMmeFlanders, ainsi qu’elle l’avait entendu nommer (car ellene la connaissait pas), lui avait donné le paquet après qu’ellesétaient sorties de la boutique et lui avait dit de le rapporterchez elle. On lui demanda où était cette MmeFlanders. Maiselle ne put la produire, ni rendre le moindre compte de moi;et les hommes du mercier jurant positivement qu’elle était dans laboutique au moment que les marchandises avaient été volées, qu’ilss’étaient aperçus de leur disparition sur-le-champ, qu’ilsl’avaient poursuivie, et qu’ils les avaient retrouvées sur elle,là-dessus le jury rendit le verdict «coupable»;mais la cour, considérant qu’elle n’était pas réellement lapersonne qui avait volé les objets et qu’il était bien possiblequ’elle ne pût pas retrouver cette MmeFlanders (ce qui serapportait à moi) par où elle eût pu sauver sa vie, ce qui étaitvrai, lui accorda la faveur d’être déportée, qui fut l’extrêmefaveur qu’elle put obtenir; sinon que la cour lui dit que sientre temps elle pouvait produire ladite MmeFlanders, la courintercéderait pour son pardon; c’est à savoir que si ellepouvait me découvrir et me faire pendre, elle ne serait pointdéportée. C’est ce que je pris soin de lui rendre impossible, etainsi elle fut embarquée en exécution de sa sentence peu de tempsaprès.

Il faut que je le répète encore, le sort decette pauvre femme m’affligea extrêmement; et je commençaid’être très pensive, sachant que j’étais réellement l’instrument deson désastre: mais ma pauvre vie, qui était si évidemment endanger, m’ôtait ma tendresse; et voyant qu’elle n’avait pasété mise à mort, je fus aise de sa déportation, parce qu’elle étaitalors hors d’état de me faire du mal, quoi qu’il advînt.

Le désastre de cette femme fut quelques moisavant celui de la dernière histoire que j’ai dite, et fut vraimenten partie l’occasion de la proposition que me fit ma gouvernante deme vêtir d’habits d’homme, afin d’aller partout sans êtreremarquée; mais je fus bientôt lasse de ce déguisement, ainsique j’ai dit, parce qu’il m’exposait à trop de difficultés.

J’étais maintenant tranquille, quant à toutecrainte de témoignages rendus contre moi; car tous ceux quiavaient été mêlés à mes affaires ou qui me connaissaient sous lenom de Moll Flanders étaient pendus ou déportés; et sij’avais eu l’infortune de me faire prendre, j’aurais pu m’appelerde tout autre nom que Moll Flanders, sans qu’on parvînt à mecharger d’aucun ancien crime; si bien que j’entamai monnouveau crédit avec d’autant plus de liberté et j’eus plusieursheureuses aventures, quoique assez peu semblables à celles quej’avais eues auparavant.

Nous eûmes à cette époque un autre incendiequi survint non loin du lieu où vivait ma gouvernante et je fis làune tentative comme avant, mais n’y étant pas arrivée avant que lafoule s’amassât, je ne pus parvenir jusqu’à la maison que jevisais, et au lieu de butin, je rencontrai un malheur qui pensamettre fin tout ensemble à ma vie et à mes mauvaises actions;car le feu étant fort furieux, et les gens en grande frayeur, quidéménageaient leurs meubles et les jetaient par la croisée, unefille laissa tomber d’une fenêtre un lit de plume justement surmoi; il est vrai que le lit de plume étant mol, ne pouvaitpoint me briser les os; mais comme le poids était fort grand,il s’augmentait de sa chute, je fus renversée à terre et jedemeurai un moment comme morte: d’ailleurs on ne s’inquiétaguère de me débarrasser ou de me faire revenir à moi; mais jegisais comme une morte, et on me laissa là, jusqu’à l’heure où unepersonne qui allait pour enlever le lit de plume m’aida à merelever; ce fut en vérité un miracle si les gens de la maisonne jetèrent point d’autres meubles afin de les y faire tomber,chose qui m’eût inévitablement tuée; mais j’étais réservéepour d’autres afflictions.

Cet accident toutefois me gâta le marché pourun temps et je rentrai chez ma gouvernante assez meurtrie et forteffrayée, et elle eut bien de la peine à me remettre sur pieds.

C’était maintenant la joyeuse époque del’année, et la foire Saint-Barthélemy était commencée; jen’avais jamais fait d’excursion de ce côté-là, et la foire n’étaitpoint fort avantageuse pour moi; cependant cette annéej’allai faire un tour dans les cloîtres, et là je tombai dans unedes boutiques à rafle. C’était une chose de peu de conséquence pourmoi; mais il entra un gentilhomme extrêmement bien vêtu, ettrès riche, et comme il arrive d’ordinaire que l’on parle à tout lemonde dans ces boutiques, il me remarqua et s’adressasingulièrement à moi; d’abord il me dit qu’il allait mettre àla rafle pour moi, et c’est ce qu’il fit; et comme il gagnaquelque petit lot, je crois que c’était un manchon de plumes, il mel’offrit; puis il continua de me parler avec une apparence derespect qui passait l’ordinaire; mais toujours avecinfiniment de civilité, et en façon de gentilhomme.

Il me tint si longtemps en conversation, qu’àla fin il me tira du lieu où on jouait à la rafle jusqu’à la portede la boutique, puis m’en fit sortir pour me promener dans lecloître, ne cessa point de me parler légèrement de mille choses,sans qu’il y eût rien au propos; enfin il me dit qu’il étaitcharmé de ma société, et me demanda si je n’oserais point monter encarrosse avec lui: il me dit qu’il était homme d’honneur, etqu’il ne tenterait rien d’inconvenant. Je parus répugnante d’abord,mais je souffris de me laisser importuner un peu; enfin jecédai.

Je ne savais que penser du dessein de cegentilhomme; mais je découvris plus tard qu’il avait la têtebrouillée par les fumées du vin qu’il avait bu, et qu’il nemanquait pas d’envie d’en boire davantage. Il m’emmena auSpring-Garden, à Knightsbridge, où nous nous promenâmes dans lesjardins, et où il me traita fort bravement; mais je trouvaiqu’il buvait avec excès; il me pressa de boire aussi – maisje refusai.

Jusque-là il avait gardé sa parole, et n’avaitrien tenté qui fût contre la décence; nous remontâmes encarrosse, et il me promena par les rues, et à ce moment il étaitprès de dix heures du soir, qu’il fit arrêter le carrosse à unemaison où il paraît qu’il était connu et où on ne fit pointscrupule de nous faire monter l’escalier et de nous faire entrerdans une chambre où il y avait un lit; d’abord je parusrépugnante à monter; mais, après quelques paroles, là encoreje cédai, ayant en vérité le désir de voir l’issue de cetteaffaire, et avec l’espoir d’y gagner quelque chose, en fin decompte; pour ce qui était du lit, etc., je n’étais pas fortinquiète là-dessus.

Ici il commença de se montrer un peu pluslibre qu’il n’avait promis: et moi, peu à peu, je cédai àtout; de sorte qu’en somme il fit de moi ce qu’il luiplut: point n’est besoin d’en dire davantage. Et cependant ilbuvait d’abondance; et vers une heure du matin nousremontâmes dans le carrosse; l’air et le mouvement ducarrosse lui firent monter les vapeurs de la boisson à latête; il montra quelque agitation et voulut recommencer cequ’il venait de faire; mais moi, sachant bien que je jouaismaintenant à coup sûr, je résistai, et je le fis tenir un peutranquille, d’où à peine cinq minutes après il tomba profondémentendormi.

Je saisis cette occasion pour le fouiller fortminutieusement; je lui ôtai une montre en or, avec une boursede soie pleine d’or, sa belle perruque à calotte pleine, et sesgants à frange d’argent, son épée et sa belle tabatière; puisouvrant doucement la portière du carrosse, je me tins prête àsauter tandis que le carrosse marcherait; mais comme lecarrosse s’arrêtait dans l’étroite rue qui est de l’autre côté deTemple-Bar pour laisser passer un autre carrosse, je sortis sansbruit, refermai la portière, et faussai compagnie à mon gentilhommeet au carrosse tout ensemble.

C’était là en vérité une aventure imprévue etoù je n’avais eu aucune manière de dessein; quoique je nefusse pas déjà si loin de la joyeuse partie de la vie pour oubliercomment il fallait se conduire quand un sot aussi aveuglé par sesappétits ne reconnaîtrait pas une vieille femme d’une jeune. Jeparaissais en vérité dix ou douze ans de moins que jen’avais; pourtant je n’étais point une jeune fille dedix-sept ans, et il était aisé de le voir. Il n’y a rien de siabsurde, de si extravagant ni de si ridicule, qu’un homme qui a latête échauffée tout ensemble par le vin et par un mauvais penchantde son désir; il est possédé à la fois par deux démons, et nepeut pas plus se gouverner par raison qu’un moulin ne sauraitmoudre sans eau; le vice foule aux pieds tout ce qui étaitbon en lui; oui et ses sens mêmes sont obscurcis par sapropre rage, et il agit en absurde à ses propres yeux: ainsiil continuera de boire, étant déjà ivre; il ramassera unefille commune, sans se soucier de ce qu’elle est ni demander quielle est: saine ou pourrie, propre ou sale, laide ou jolie,vieille ou jeune; si aveuglé qu’il ne saurait distinguer. Untel homme est pire qu’un lunatique; poussé par sa têteridicule, il ne sait pas plus ce qu’il fait que ne le savait monmisérable quand je lui tirai de la poche sa montre et sa boursed’or.

Ce sont là les hommes dont Salomondit:

«– Ils marchent comme le bœuf àl’abattoir, jusqu’à ce que le fer leur perce le foie.»

Admirable description d’ailleurs de l’horriblemaladie, qui est une contagion empoisonnée et mortelle se mêlant ausang dont le centre ou fontaine est dans le foie; d’où par lacirculation rapide de la masse entière, cet affreux fléaunauséabond frappe immédiatement le foie, infecte les esprits, etperce les entrailles comme d’un fer.

Il est vrai que le pauvre misérable sansdéfense n’avait rien à craindre de moi; quoique j’eussegrande appréhension d’abord sur ce que je pouvais avoir à craindrede lui; mais c’était vraiment un homme digne de pitié en tantqu’il était de bonne sorte; un gentilhomme n’ayant point demauvais dessein; homme de bon sens et belle conduite:personne agréable et avenante, de contenance sobre et ferme, devisage charmant et beau, et tout ce qui pouvait plaire, sinon qu’ilavait un peu bu par malheur la nuit d’avant; qu’il ne s’étaitpoint mis au lit, ainsi qu’il me dit quand nous fûmesensemble; qu’il était échauffé et que son sang était enflammépar le vin; et que dans cette condition sa raison, comme sielle fut endormie, l’avait abandonné.

Pour moi, mon affaire, c’était son argent etce que je pouvais gagner sur lui et ensuite si j’eusse pu trouverquelque moyen de le faire, je l’eusse renvoyé sain et sauf chez luien sa maison, dans sa famille, car je gage dix contre un qu’ilavait une femme honnête et vertueuse et d’innocents enfants quiétaient inquiets de lui et qui auraient bien voulu qu’il fût rentrépour prendre soin de lui jusqu’à ce qu’il se remit. Et puis avecquelle honte et quel regret il considérerait ce qu’il avaitfait! Comme il se reprocherait d’avoir lié fréquentation avecune p…! Ramassée dans le pire des mauvais lieux, le cloître,parmi l’ordure et la souillure de la ville! Comme iltremblerait de crainte d’avoir pris la…, de crainte que le fer luieût percé le foie! Comme il se haïrait lui-même chaque foisqu’il regarderait la folie et la brutalité de sa débauche!Comme il abhorrerait la pensée, s’il avait quelques principesd’honneur, de donner aucune maladie s’il en avait – et était-il sûrde n’en point avoir? – à sa femme chaste et vertueuse, et desemer ainsi la contagion dans le sang vital de sapostérité!

Si de tels gentilshommes regardaient seulementles méprisables pensées qu’entretiennent sur eux les femmes mêmesdont ils sont occupés en des cas tels que ceux-ci, ils en auraientdu dégoût. Ainsi que j’ai dit plus haut, elles n’estiment point leplaisir; elles ne sont soulevées par aucune inclination pourl’homme; la g… passive ne pense à d’autre plaisir qu’àl’argent, et quand il est tout ivre en quelque sorte par l’extasede son mauvais plaisir, les mains de la fille sont dans ses pochesen quête de ce qu’elle y peut trouver, et il ne s’en aperçoit pasplus au moment de sa folie qu’il ne le peut prévoir dans l’instantqu’il a commencé.

J’ai connu une femme qui eut tant d’adresseavec un homme qui en vérité ne méritait point d’être mieux traité,que pendant qu’il était occupé avec elle d’une autre manière, ellefit passer sa bourse qui contenait vingt guinées hors de songousset où il l’avait mise de crainte qu’elle la lui prît, etglissa à la place une autre bourse pleine de jetons dorés. Aprèsqu’il eut fini, il lui dit:

– Voyons! ne m’as-tu pointvolé?

Elle se mit à plaisanter et lui dit qu’elle nepensait pas qu’il eût beaucoup d’argent à perdre. Il mit la main àson gousset, et tâta sa bourse des doigts, d’où il fut rassuré, etainsi elle s’en alla avec son argent. Et c’était là le métier decette fille. Elle avait une montre d’or faux et dans sa poche unebourse pleine de jetons toute prête à de semblables occasions, etje ne doute point qu’elle ne pratiquât son métier avec succès.

Je rentrai chez ma gouvernante avec mon butin,et vraiment quand je lui contai l’histoire, elle put à peineretenir ses larmes de penser comment un tel gentilhomme couraitjournellement le risque de se perdre chaque fois qu’un verre de vinlui montait à la tête.

Mais quant à mon aubaine, et combientotalement je l’avais dépouillé, elle me dit qu’elle en étaitmerveilleusement charmée.

– Oui, mon enfant, dit-elle, voilà uneaventure qui sans doute servira mieux à le guérir que tous lessermons qu’il entendra jamais dans sa vie.

Et si le reste de l’histoire est vrai, c’estce qui arriva en effet.

Je trouvai le lendemain qu’elle s’enquéraitmerveilleusement de ce gentilhomme. La description que je lui endonnai, ses habits, sa personne, son visage, tout concourait à lafaire souvenir d’un gentilhomme dont elle connaissait le caractère.Elle demeura pensive un moment et comme je continuais à lui donnerdes détails, elle se met à dire:

– Je parie cent livres que je connais cethomme.

– J’en suis fâchée, dis-je, car je ne voudraispas qu’il fût exposé pour tout l’or du monde. On lui a déjà faitassez de mal, et je ne voudrais pas aider à lui en fairedavantage.

– Non, non, dit-elle, je ne veux pas lui fairede mal, mais tu peux bien me laisser satisfaire un peu macuriosité, car si c’est lui, je te promets bien que je leretrouverai.

Je fus un peu effarée là-dessus, et lui dis levisage plein d’une inquiétude apparente qu’il pourrait donc par lemême moyen me retrouver, moi et qu’alors j’étais perdue. Ellerepartit vivement:

– Eh quoi! penses-tu donc que je vais tetrahir? mon enfant. Non, non, dit-elle, quand il dût avoirdix fois plus d’état, j’ai gardé ton secret dans des choses piresque celle-ci. Tu peux bien te fier à moi pour cette fois.

Alors je n’en dis point davantage.

Elle disposa son plan d’autre manière et sansme le faire connaître, mais elle était résolue à toutdécouvrir; si bien qu’elle va trouver une certaine personnede ses amis qui avait accointance dans la famille qu’ellesupposait, et lui dit qu’elle avait une affaire extraordinaire avectel gentilhomme (qui – soit dit en passant – n’était rien de moinsqu’un baronnet, et de très bonne famille) et qu’elle ne savaitcomment parvenir jusqu’à lui sans être introduite dans la maison.Son amie lui promit sur-le-champ de l’y aider, et en effet s’en vavoir si le gentilhomme était en ville.

Le lendemain elle arrive chez ma gouvernanteet lui dit que Sir** était chez lui, mais qu’il lui étaitarrivé quelque accident, qu’il était fort indisposé, et qu’il étaitimpossible de le voir.

– Quel accident? dit ma gouvernante, entoute hâte, comme si elle fût surprise.

– Mais, répond mon amie, il était allé àHampstead pour y rendre visite à un gentilhomme de ses amis, etcomme il revenait, il fut attaqué et volé; et ayant un peutrop bu, comme on croit, les coquins le maltraitèrent, et il estfort indisposé.

– Volé! dit ma gouvernante et que luia-t-on pris?

– Mais, répond son amie, on lui a pris samontre en or, et sa tabatière d’or, sa belle perruque, et toutl’argent qui était dans sa poche, somme à coup sûr considérable,car Sir*** ne sort jamais sans porter une bourse pleine deguinées sur lui.

– Bah, bah! dit ma vieille gouvernante,gouailleuse, je vous parie bien qu’il était ivre, qu’il a pris unep… et qu’elle lui a retourné les poches; et puis il estrentré trouver sa femme, et lui conte qu’on l’a volé; c’estune vieille couleur; on joue mille tours semblables auxpauvres femmes tous les jours.

– Fi, dit son amie, je vois bien que vous neconnaissez point Sir***: c’est bien le plus honnêtegentilhomme qu’il y ait au monde; il n’y a pas dans toute lacité d’homme plus élégant ni de personne plus sobre et plusmodeste; il a horreur de toutes ces choses; il n’y apersonne qui le connaisse à qui pareille idée pût venir.

– Allons, allons, dit ma gouvernante, ce nesont point mes affaires; autrement je vous assure que jetrouverais là dedans quelque peu de ce que j’ai dit: tous voshommes de réputation modeste ne valent parfois guère mieux que lesautres! ils ont seulement meilleure tenue, ou si vous voulez,ce sont de meilleurs hypocrites.

– Non, non, dit mon amie; je puis vousassurer que Sir*** n’est point un hypocrite; c’estvraiment un gentilhomme sobre et honnête et sans aucun doute il aété volé.

– Nenni, dit ma gouvernante, je ne dis pointle contraire; ce ne sont pas mes affaires, vous dis-je;je veux seulement lui parler: mon affaire est d’autrenature.

– Mais, dit son amie, quelle que soit lanature de votre affaire, c’est impossible en ce moment; vousne sauriez le voir: il est très indisposé et fortmeurtri.

– Ah oui! dit ma gouvernante, il estdonc tombé en de bien mauvaises mains?

Et puis elle demanda gravement:

– Où est-il meurtri, je vous prie?

– Mais à la tête, dit mon amie, à une de sesmains et à la figure, car ils l’ont traité avec barbarie.

– Pauvre gentilhomme, dit magouvernante; alors il faut que j’attende qu’il soit remis, etelle ajouta: j’espère que ce sera bientôt.

Et la voilà partie me raconter l’histoire.

– J’ai trouvé ton beau gentilhomme, dit-elle,– et certes c’était un beau gentilhomme – mais, Dieu ait pitié delui, – il est maintenant dans une triste passe; je me demandece que diable tu lui as fait; ma foi, tu l’as presquetué.

Je la regardai avec assez de désordre.

– Moi le tuer! dis-je; vous devezvous tromper sur la personne; je suis sûre de ne lui avoirrien fait; il était fort bien quand je le quittai, dis-je,sinon qu’il était ivre et profondément endormi.

– Voilà ce que je ne sais point, dit-elle,mais à cette heure il est dans une triste passe; et la voilàqui me raconte tout ce que son amie avait dit.

– Eh bien alors, dis-je, c’est qu’il est tombédans de mauvaises mains après que je l’ai quitté, car je l’avaislaissé en assez bon état.

Environ dix jours après, ma gouvernanteretourne chez son amie, pour se faire introduire chez cegentilhomme; elle s’était enquise cependant par d’autresvoies et elle avait ouï dire qu’il était remis; si bien qu’onlui permit de lui parler.

C’était une femme d’une adresse admirable, etqui n’avait besoin de personne pour l’introduire; elle ditson histoire bien mieux que je ne saurai la répéter, car elle étaitmaîtresse de sa langue, ainsi que j’ai déjà dit. Elle lui contaqu’elle venait, quoique étrangère, dans le seul dessein de luirendre service, et qu’il trouverait qu’elle ne venait point à uneautre fin; qu’ainsi qu’elle arrivait simplement à titre siamical, elle lui demandait la promesse que, s’il n’acceptait pas cequ’elle proposerait officiellement, il ne prit pas en mauvaise partqu’elle se fût mêlée de ce qui n’était point ses affaires;elle l’amura qu’ainsi que ce qu’elle avait à dire était un secretqui n’appartenait qu’à lui, ainsi, qu’il acceptât son offre ou non,la chose resterait secrète pour tout le monde, à moins qu’il lapubliât lui-même; et que son refus ne lui ôterait pas lerespect qu’elle entretenait pour lui, au point qu’elle lui fit lamoindre injure, de sorte qu’il avait pleine liberté d’agir ainsiqu’il le jugerait bon.

Il prit l’air fort fuyant d’abord et dit qu’ilne connaissait rien en ses affaires qui demandât beaucoup desecret, qu’il n’avait jamais fait tort à personne et qu’il ne sesouciait pas de ce qu’on pouvait dire de lui; que ce n’étaitpoint une partie de son caractère d’être injuste pour quiconque etqu’il ne pouvait point s’imaginer en quoi aucun homme pût luirendre service, mais que s’il était ainsi qu’elle avait dit, il nepouvait se fâcher qu’on s’efforçât de le servir, et qu’il lalaissait donc libre de parler ou de ne point parler à savolonté.

Elle le trouva si parfaitement indifférentqu’elle eut presque de la crainte à aborder la question. Cependantaprès plusieurs détours, elle lui dit que par un accidentincroyable, elle était venue à avoir une connaissance particulièrede cette malheureuse aventure où il était tombé, et en une manièretelle qu’il n’y avait personne au monde qu’elle-même et lui qui enfussent informés, non, pas même la personne qui avait été aveclui.

Il prit d’abord une mine un peu en colère.

– Quelle aventure? dit-il.

– Mais, dit-elle, quand vous avez été volé aumoment vous veniez de Knightsbr… Hampstead, monsieur, voulais-jedire, dit-elle, ne soyez pas surpris, monsieur, dit-elle, que jepuisse vous rendre compte de chaque pas que vous avez fait cejour-là depuis le cloître à Smithfield jusqu’au Spring-Garden àKnightsbridge et de là au *** dans le Strand, et comment vousrestâtes endormi dans le carrosse ensuite; que ceci, dis-je,ne vous surprenne point, car je ne viens pas, monsieur, vous tirerde l’argent. Je ne vous demande rien et, je vous assure que lafemme qui était avec vous ne sait point du tout qui vous êtes et nele saura jamais. Et pourtant peut-être que je peux vous servir plusencore, car je ne suis pas venue tout nuement pour vous fairesavoir que j’étais informée de ces choses comme si je vous eussedemandé le prix de mon silence; soyez persuadé, monsieur,dit-elle, que, quoi que vous jugiez bon de faire ou de me dire,tout restera secret autant que si je fusse dans ma tombe.

Il fut étonné de son discours et lui ditgravement:

– Madame, vous êtes une étrangère pour moi,mais il est bien infortuné que vous ayez pénétré le secret de lapire action de ma vie et d’une chose dont je suis justementhonteux; en quoi la seule satisfaction que j’avais était queje pensais qu’elle fût connue seulement de Dieu et de ma propreconscience.

– Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne pointcompter la connaissance que j’ai de ce secret comme une part devotre malheur; c’est une chose où je pense que vous fûtesentraîné par surprise, et peut-être que la femme usa de quelque artpour vous y pousser. Toutefois vous ne trouverez jamais de justecause, dit-elle, de vous repentir que je sois venue à l’apprendre,ni votre bouche ne peut-elle être là-dedans plus muette que je nel’ai été et le serai jamais.

– Eh bien, dit-il, c’est que je veux rendrejustice aussi à cette femme. Quelle qu’elle soit, je vous assurequ’elle ne me poussa à rien. Elle s’efforça plutôt derésister; c’est ma propre extravagance et ma folie quim’entraînèrent à tout, oui, et qui l’y entraînèrent aussi. Je neveux point lui faire tort. Pour ce qu’elle m’a pris, je ne pouvaism’attendra à rien de moins d’elle en la condition où j’étais, et àcette heure encore, je ne sais point si c’est elle qui m’a volé ousi c’est le cocher. Si c’est elle, je lui pardonne. Je crois quetous les gentilshommes qui agissent ainsi que je l’ai faitdevraient être traités de même façon; mais je suis plustourmenté d’autres choses que de tout ce qu’elle m’a ôté.

Ma gouvernante alors commença d’entrer danstoute l’affaire, et il s’ouvrit franchement à elle. D’abord ellelui dit en réponse à ce qu’elle lui avait dit sur moi:

– Je suis heureuse, monsieur, que vousmontriez tant de justice à la personne avec laquelle vous êtesallé. Je vous assure que c’est une femme de qualité, et que cen’est point une fille commune de la ville, et quoi que vous ayezobtenu d’elle, je suis persuadée que ce n’est pas son métier. Vousavez couru un grand risque en vérité, monsieur, mais si c’est làune partie de votre tourment, vous pouvez être parfaitementtranquille, car je vous jure que pas un homme ne l’a touchée avantvous depuis son mari, et il est mort voilà tantôt huit ans.

Il parut que c’était là sa peine et qu’ilétait en grande frayeur là dessus. Toutefois sur les paroles de magouvernante, il parut enchanté et dit:

– Eh bien, madame, pour vous parler tout net,si j’étais sûr de ce que vous me dites, je ne me soucierais pointtant de ce que j’ai perdu. La tentation était grande, et peut-êtrequ’elle était pauvre et qu’elle en avait besoin.

– Si elle n’eût pas été pauvre, monsieur,dit-elle, je vous jure qu’elle ne vous aurait jamais cédé, et,ainsi que sa pauvreté l’entraîna d’abord à vous laisser faire ceque vous fîtes, ainsi la même pauvreté la poussa à se payer à lafin, quand elle vit que vous étiez en une telle condition que sielle ne l’avait point fait, peut-être que le prochain cocher ouporteur de chaises l’eût pu faire à votre plus grand dam.

– Eh bien! dit-il, grand bien luifasse! Je le répète encore, tous les gentilshommes quiagissent ainsi devraient être traités de la même manière, et celales porterait à veiller sur leurs actions. Je n’ai pointd’inquiétude là-dessus que relativement au sujet dont nous avonsparlé. Là, il entra en quelques libertés avec elle sur ce quis’était passé entre nous, chose qu’il ne convient pas qu’une femmeécrive, et sur la grande terreur qui pesait sur son esprit pour safemme, de crainte qu’il eût reçu quelque mal de moi et lecommuniquât. Il lui demanda enfin si elle ne pouvait lui procurerune occasion de me parler.

Ma gouvernante lui donna de pleines assurancessur ce que j’étais une femme exempte de toutes choses pareilles etqu’il pouvait avoir autant de tranquillité là-dessus que si c’eûtété avec sa propre femme. Mais pour ce qui était de me voir, elledit qu’il pourrait y avoir de dangereuses conséquences;toutefois qu’elle me parlerait et lui ferait savoir, s’efforçantcependant de lui persuader de n’en point avoir le désir, et qu’iln’en retirerait aucun bénéfice, regardant qu’elle espérait qu’iln’avait point l’intention de renouveler la liaison et que pour moi,c’était tout justement comme si je lui misse ma vie entre lesmains.

Il lui dit qu’il avait un grand désir de mevoir, qu’il lui donnerait toutes les assurances possibles de nepoint tirer avantage de moi, et que tout d’abord, il me feraitgrâce en général de toute demande d’espace quelconque. Elle insistapour lui montrer que ce ne serait là que la divulgation de sonsecret qui pourrait lui faire grand tort et le supplia de ne pointla presser plus avant, si bien qu’en fin du compte il yrenonça.

Ils eurent quelque discours au sujet deschoses qu’il avait perdues et il parut très désireux de retrouversa montre en or, et lui dit que si elle pouvait la lui procurer, ilen payerait volontiers la valeur, elle lui dit qu’elle s’yefforcerait et en abandonna le prix à son estimation.

En effet le lendemain elle lui apporta lamontre et il lui en donna trente guinées qui était plus que jen’eusse pu en faire quoiqu’il paraît qu’elle avait coûté biendavantage. Il parla aussi quelque peu de sa perruque qui lui avaitcoûté, paraît-il, soixante guinées ainsi que de sa tabatière et peude jours après elle les lui apporta aussi, ce qui l’obligeainfiniment, et il lui donna encore trente guinées. Le lendemain jelui envoyai sa belle épée et sa canne gratis et ne lui demandairien.

Alors il entra en une longue conversation surla manière dont elle était venue à savoir toute cette affaire. Elleconstruisit une longue histoire là-dessus, comment elle l’avait supar une personne à qui j’avais tout raconté et qui devait m’aider àdisposer des effets que cette confidence lui avait apportés,puisqu’elle était de sa profession brocanteuse; qu’elle,apprenant l’accident de Sa Dignité, avait deviné tout l’ensemble del’affaire, et, qu’ayant les effets entre les mains, elle avaitrésolu de venir tenter ce qu’elle avait fait. Puis elle lui donnades assurances répétées, affirmant qu’il ne lui en sortirait jamaisun mot de la bouche, et que, bien qu’elle connût fort bien la femme(c’était moi qu’elle voulait dire), cependant elle ne lui avaitnullement laissé savoir qu’elle était la personne, ce quid’ailleurs était faux: mais il ne devait point lui en arriverd’inconvénient car je n’en ouvris jamais la bouche à quiconque.

Je pensais bien souvent à le revoir et j’étaisfâchée d’avoir refusé; j’étais persuadée que si je l’eusse vuet lui eusse fait savoir que je le connaissais, j’eusse pu tirerquelque avantage de lui et peut-être obtenir quelque entretien.Quoique ce fût une vie assez mauvaise, pourtant elle n’était pas sipleine de dangers que celle où j’étais engagée. Cependant ces idéespassèrent à la longue. Mais ma gouvernante le voyait souvent et ilétait très bon pour elle, lui donnant quelque chose presque chaquefois qu’il la voyait. Une fois en particulier, elle le trouva fortjoyeux et, ainsi qu’elle pensa, quelque peu excité de vin, et il lapressa encore de lui laisser revoir cette femme, qui, ainsi qu’ildisait, l’avait tant ensorcelé cette nuit-là. Ma gouvernante, quidepuis le commencement avait envie que je le revisse, lui ditqu’elle voyait que son désir était tellement fort qu’elle seraitportée à y céder si elle pouvait obtenir de moi que je m’ysoumisse, ajoutant que s’il lui plaisait de venir à sa maison lesoir, elle s’efforcerait de lui donner satisfaction sur cesassurances répétées qu’il oublierait ce qui s’était passé.

Elle vint me trouver en effet, et me rapportatout le discours; en somme, elle m’amena bientôt à consentiren un cas où j’éprouvais quelque regret d’avoir refuséauparavant; si bien que je me préparai à le voir. Jem’habillai du mieux que je pus à mon avantage, je vous l’assure, etpour la première fois j’usai d’un peu d’artifice; pour lapremière fois, dis-je, car je n’avais jamais cédé à la bassesse deme peindre avant ce jour, ayant toujours assez de vanité pourcroire que je n’en avais point besoin.

Il arriva à l’heure fixée; et, ainsiqu’elle l’avait remarqué auparavant, il était clair encore qu’ilvenait de boire, quoiqu’il fût loin d’être ce qu’on peut appelerivre. Il parut infiniment charmé de me voir et entra dans un longdiscours avec moi sur toute l’affaire; j’implorai son pardon,à maintes reprises, pour la part que j’y avais eue, protestai queje n’avais point entretenu de tel dessein quand d’abord je l’avaisrencontré, que je ne serais pas sortie avec lui si je ne l’eussepris pour un gentilhomme fort civil et s’il ne m’eût fait sisouvent la promesse de ne rien tenter qui fût indécent. Il s’excusasur le vin qu’il avait bu, et qu’il savait à peine ce qu’il faisaitet que s’il n’en eût pas été ainsi, il n’eût point pris avec moi laliberté qu’il avait fait. Il m’assura qu’il n’avait point touchéd’autre femme que moi depuis son mariage, et que ç’avait été pourlui une surprise; me fit des compliments sur le grandagrément que je lui donnais, et autres choses semblables, et parlasi longtemps en cette façon, que je trouvai que son animation lemenait en somme à l’humeur de recommencer. Mais je le repris decourt; je lui jurai que je n’avais point souffert d’êtretouchée par un homme depuis la mort de mon mari, c’est à savoir dehuit ans en ça; il dit qu’il le croyait bien, et ajouta quec’était bien ce que madame lui avait laissé entendre, et quec’était son opinion là-dessus qui lui avait fait désirer de merevoir; et que puisqu’il avait une fois enfreint la vertuavec moi, et qu’il n’y avait point trouvé de fâcheusesconséquences, il pouvait en toute sûreté s’y aventurerencore; et en somme il en arriva là où j’attendais, qui nesaurait être mis sur papier.

Ma vieille gouvernante l’avait bien prévu,autant que moi; elle l’avait donc fait entrer dans unechambre où il n’y avait point de lit, mais qui donnait dans uneseconde chambre où il y en avait un; nous nous y retirâmespour le restant de la nuit; et en somme, après que nous eûmespassé quelque temps ensemble, il se mit au lit et y passa toute lanuit; je me retirai, mais revins, toute déshabillée, avantqu’il fût jour, et demeurai à coucher avec lui jusqu’au matin.

Quand il partit, je lui dis que j’espéraisqu’il se sentait sûr de n’avoir pas été volé. Il me dit qu’il étaitpleinement satisfait là-dessus, et, mettant la main dans la poche,me donna cinq guinées, qui était le premier argent que j’eussegagné en cette façon depuis bien des années.

Je reçus de lui plusieurs visitessemblables; mais il n’en vint jamais proprement àm’entretenir, ce qui m’aurait plu bien mieux. Mais cette affaireeut sa fin, elle aussi; car au bout d’un an environ, jetrouvai qu’il ne venait plus aussi souvent, et enfin il cessa toutà fait, sans nul désagrément ou sans me dire adieu; de sorteque là se termina cette courte scène de vie qui m’apporta peu dechose vraiment, sinon pour me donner plus grand sujet de merepentir.

Durant tout cet intervalle, je m’étaisconfinée la plupart du temps à la maison; du moinssuffisamment pourvue, je n’avais point fait d’aventures, non, detout le quart d’une année; mais alors, trouvant que le fondsmanquait, et, répugnante à dépenser le capital, je me mis à songerà mon vieux métier et à regarder autour de moi dans la rue;et mon premier pas fut assez heureux.

Je m’étais vêtue d’habits très pauvres;car, ayant différentes formes sous lesquelles, je paraissais, jeportais maintenant une robe d’étoffe ordinaire, un tablier bleu etun chapeau de paille; et je me plaçai à la porte del’hôtellerie des Trois-Coupes dans Saint-John’s Street. Il y avaitplusieurs rouliers qui descendaient d’ordinaire à cette hôtellerie,et les coches à relais pour Barnet, Totteridge, et autres villes decette région, étaient toujours là dans la rue, le soir, au momentqu’ils se préparaient à partir; de sorte que j’étais prêtepour tout ce qui se présenterait. Voici ce que je veux dire:beaucoup de gens venaient à ces hôtelleries avec des ballots et depetits paquets, et demandaient tels rouliers ou coches qu’il leurfallait, pour les porter à la campagne; et d’ordinaire il y adevant la porte, des filles, femmes de crocheteurs ou servantes,qui attendent pour porter ces paquets pour ceux qui les yemploient.

Il arriva assez étrangement que j’étais deboutdevant le porche de l’hôtellerie et qu’une femme qui se tenait làdéjà avant, et qui était la femme d’un crocheteur au service ducoche de Barnet, m’ayant remarquée, me demanda si j’attendais pointaucun des coches; je lui dis que oui, que j’attendais mamaîtresse qui allait venir pour prendre le coche de Barnet;elle me demanda qui était ma maîtresse, et je lui dis le premiernom de dame qui me vint à l’esprit, mais il paraît que je tombaisur un nom qui était le même que celui d’une famille demeurant àHadley, près de Barnet.

Je ne lui en dis point davantage, ni elle àmoi, pendant un bon moment; mais d’aventure quelqu’un l’ayantappelée à une porte un peu plus loin, elle me pria, si j’entendaispersonne demander le coche de Barnet, de venir la chercher à cettemaison qui, paraît-il, était une maison de bière; je luidis: «Oui, bien volontiers», et la voilàpartie.

À peine avait-elle disparu, que voici venirune fille et une enfant suant et soufflant, qui demandent le cochede Barnet. Je répondis tout de suite:

– C’est ici.

– Est-ce que vous êtes au service du coche deBarnet? dit-elle.

– Oui, mon doux cœur, dis-je, qu’est-ce qu’ilvous faut?

– Je voudrais des places pour deux voyageurs,dit-elle.

– Où sont-ils, mon doux cœur?dis-je.

– Voici la petite fille, dit-elle; jevous prie de la faire entrer dans le coche, et je vais allerchercher ma maîtresse.

– Hâtez-vous donc, mon doux cœur, lui dis-je,ou tout sera plein.

Cette fille avait un gros paquet sous lebras; elle mit donc l’enfant dans le coche en même temps.

– Vous feriez mieux de poser votre paquet dansle coche en même temps.

– Non, dit-elle, j’ai peur que quelqu’unl’enlève à l’enfant.

– Alors donnez-le-moi, dis-je.

– Prenez-le donc, dit-elle; et jurez-moid’y faire bien attention.

– J’en réponds, dis-je, quand il vaudraitvingt livres.

– Là, prenez-le donc, dit-elle, et la voilàpartie.

Sitôt que je tins le paquet, et que la fillefut hors de vue, je m’en vais vers la maison de bière où était lafemme du crocheteur; de sorte que si je l’avais rencontrée,j’aurais paru seulement venir pour lui remettre le paquet etl’appeler à ses affaires, comme si je fusse forcée de partir, nepouvant l’attendre plus longtemps; mais comme je ne larencontrai pas, je m’en allai, et tournant dans Charterhouse-Lane,je traversai Charterhouse-Yard pour gagner Long-Lane, puis j’entraidans le clos Saint-Barthélemy, de là dans Little-Britain, et àtravers Bluecoat-Hospital dans Newgate-Street.

Pour empêcher que je fusse reconnue, jedétachai mon tablier bleu, et je le roulai autour du paquet quiétait enveloppé dans un morceau d’indienne; j’y roulai aussimon chapeau de paille et je mis le paquet sur ma tête; et jefis très bien, car, passant à travers Bluecoat-Hospital, quirencontrai-je sinon la fille qui m’avait donné à tenir sonpaquet? Il semble qu’elle s’en allât avec sa maîtresse,qu’elle était allée chercher, au coche de Barnet.

Je vis qu’elle était pressée, et je n’avaispoint affaire de la retenir; de sorte que la voilà partie, etj’apportai mon paquet très tranquillement à ma gouvernante. Il necontenait point d’argent, de vaisselle plate ou de joyaux;mais un très bel habit de damas d’Inde, une robe et un jupon, unecoiffe de dentelle et des manchettes en très belle dentelle desFlandres, et quelques autres choses telles que j’en savais fortbien la valeur.

Ce n’était pas là vraiment un tour de mapropre invention, mais qui m’avait été donné par une qui l’avaitpratiqué avec succès, et ma gouvernante en fut infinimentcharmée: et vraiment je l’essayai encore à plusieursreprises, quoique jamais deux fois de suite près du mêmeendroit: car la fois suivante je l’essayai dans Whitechapel,juste au coin de Petticoat-Lane, là où se tiennent les coches quise rendent à Stratford et à Bow, et dans cette partie de lacampagne; et une autre fois au Cheval Volant juste àl’extérieur de Bishopsgate, là où remisaient à cette époque lescoches de Cheston, et j’avais toujours la bonne chance de m’enaller avec quelque aubaine.

Une autre fois je me postai devant un magasinprès du bord de l’eau, où viennent les navires côtiers du Nord,tels que de Newcastle-sur-Tyne, Sunderland et autres lieux. Là, lemagasin étant fermé, arrive un jeune homme avec une lettre;et il venait chercher une caisse et un panier qui étaient arrivésde Newcastle-sur-Tyne. Je lui demandai s’il en avait lesmarques; il me montre donc la lettre, en vertu de laquelle ildevait réclamer l’envoi, et qui donnait une liste du contenu;la caisse était pleine de linge, et le panier de verreries. Je lusla lettre et pris garde de voir le nom, et les marques, et le nomde la personne qui avait envoyé les marchandises, et le nom de lapersonne à qui elles étaient expédiées; puis je priai lejeune homme de revenir le lendemain matin, le garde-magasin nedevant point être là de toute la nuit.

Me voilà vite partie écrire une lettre de M,John Richardson de Newcastle à son cher cousin Jemmy Cole, àLondres, dans laquelle il l’avisait qu’il lui avait expédié par telnavire (car je me rappelais tous les détails à un cheveu près) tantde pièces de gros linge et tant d’aunes de toile de Hollande, etainsi de suite, dans une caisse, et un panier de verrerie decristal de la verrerie de M.Henzill; et que la caisseétait marquée L. C. N°1 et que le panier portait l’adressesur une étiquette attachée à la corde.

Environ une heure après je vins au magasin, oùje trouvai le garde, et me fis délivrer les marchandises sans lemoindre scrupule; la valeur du linge étant d’à peu près22£.

Je pourrais remplir tout ce discours de lavariété de telles aventures que l’invention journalière mesuggérait, et que je menais avec la plus extrême adresse, ettoujours avec succès.

À la fin, ainsi qu’on dit, tant va la cruche àl’eau qu’à la fin elle se casse, je tombai en quelques embarras,qui, malgré qu’ils ne pussent me toucher fatalement, pourtant mefirent connaître, chose qui n’était seconde en désagrément pour moiqu’au jugement de culpabilité même.

J’avais adopté pour déguisement l’habit d’uneveuve; c’était sans avoir en vue aucun dessein proprementdit, mais seulement afin d’attendre ce qui pouvait se présenter,ainsi que je faisais souvent. Il arriva que tandis que je passaisle long d’une rue de Covent-garden, il se fit un grand crid’«au voleur! au voleur!» Quelques artistesavaient, paraît-il joué le tour à un boutiquier, et comme ellesétaient poursuivies, les unes fuyaient d’un côté, les autres del’autre; et l’une d’elles était, disait-on, habillée en veuveavec des vêtements de deuil; sur quoi la foule s’amassaautour de moi, et les uns dirent que j’étais la personne, etd’autres que non. Immédiatement survint un des compagnons dumercier, et il jura tout haut que c’était moi la personne, et ainsime saisit; toutefois quand j’eus été ramenée par la foule àla boutique du mercier, le maître de la maison dit franchement quece n’était pas moi la femme, et voulut me faire lâchersur-le-champ, mais un autre garçon dit gravement:«Attendez, je vous prie, que M… (c’était le compagnon) soitrevenu, car il la connaît»; de sorte qu’on me gardaprès d’une demi-heure. On avait fait venir un commissaire, et il setenait dans la boutique pour me servir de geôlier; en causantavec le commissaire, je lui demandai où il demeurait et le métierqu’il faisait; cet homme, n’appréhendant pas le moins dumonde ce qui survint ensuite, me dit sur-le-champ son nom, etl’endroit où il vivait; et me dit, par manière deplaisanterie, que je serais bien sûre d’entendre son nom quand onme mènerait à Old Bailey.

Les domestiques de même me traitèrent aveceffronterie, et on eut toutes les peines du monde à leur faire ôterles mains de dessus moi; le maître, en vérité, se montra pluscivil, mais il ne voulut point me lâcher, quoiqu’il convînt que jen’avais pas été dans sa boutique.

Je commençai de relever la tête avec assezd’insolence, et lui dis que j’espérais qu’il ne serait pointsurpris si je réclamais satisfaction de ses offenses; et queje le priais de faire chercher mes amis afin que justice me fûtrendue. Non, dit-il, c’était une chose dont il ne pouvait me donnerla liberté; je la pourrais demander quand je viendrais devantla justice de paix; et, puisqu’il voyait que je le menaçais,il ferait bonne garde sur moi cependant, et veillerait à ce que jefusse mise à l’ombre dans Newgate. Je lui dis que c’était son tempsmaintenant, mais que ce serait le mien tout à l’heure, et jegouvernai ma colère autant qu’il me fût possible: pourtant jeparlai au commissaire afin qu’il appelât un commissionnaire, cequ’il fit, et puis je demandai plume, encre et papier, mais ils nevoulurent point m’en donner. Je demandai au commissionnaire sonnom, et où il demeurait, et le pauvre homme me le dit bienvolontiers; je le priai de remarquer et de se rappeler lamanière dont on me traitait là; qu’il voyait qu’on m’ydétenait par force; je lui dis que j’aurais besoin de luidans un autre endroit, et qu’il n’en serait pas plus mal s’il ysavait parler. Le commissionnaire me dit qu’il me servirait de toutson cœur.

– Mais, madame, dit-il, souffrez que je lesentende refuser de vous mettre en liberté, afin que je puisseparler d’autant plus clairement.

Là-dessus je m’adressai à haute voix au maîtrede la boutique et je lui dis:

– Monsieur, vous savez en âme et conscienceque je ne suis pas la personne que vous cherchez, et que je ne suispas venue dans votre boutique tout à l’heure; je demande doncque vous ne me déteniez pas ici plus longtemps ou que vous medisiez les raisons que vous avez pour m’arrêter.

Cet homme là-dessus devint plus arrogantqu’avant, et dit qu’il ne ferait ni l’un ni l’autre jusqu’à cequ’il le jugeât bon.

– Fort bien, dis-je au commissionnaire et aucommissaire, vous aurez l’obligeance de vous souvenir de cesparoles, messieurs, une autre fois.

Le commissionnaire dit: «Oui,madame»; et la chose commença de déplaire aucommissaire qui s’efforça de persuader au mercier de me congédieret de me laisser aller, puisque, ainsi qu’il disait, il convenaitque je n’étais point la personne.

– Mon bon monsieur, dit le merciergoguenardant, êtes-vous juge de paix ou commissaire? Je l’airemise entre vos mains; faites votre service, je vousprie.

Le commissaire lui dit, un peu piqué, maisavec assez d’honnêteté:

– Je connais mon service, et ce que je suis,monsieur: je doute que vous sachiez parfaitement ce que vousfaites à cette heure.

Ils eurent encore d’autres paroles acides, etcependant les compagnons, impudents et malhonnêtes au dernier pointme traitèrent avec barbarie; et l’un d’eux, le même quim’avait saisie d’abord, prétendit qu’il voulait me fouiller etcommença de mettre les mains sur moi. Je lui crachai au visage,j’appelai à haute voix le commissaire, et le priai de notersoigneusement la façon dont on me traitait, «et je vous prie,monsieur le commissaire, dis-je, de demander le nom de cecoquin», et j’indiquai l’homme. Le commissaire lui infligeaune semonce polie, lui dit qu’il ne savait ce qu’il faisait,puisqu’il voyait que son maître reconnaissait que je n’étais pointla personne; «et, dit le commissaire, je crains bienque votre maître ne nous mette lui et moi tout ensemble dans lapeine, si cette dame vient à prouver qui elle est, où elle était,et qu’il paraisse clairement que ce n’est pas la femme que vousprétendez».

– Sacredieu, dit encore l’homme, avec uneinsolente face endurcie, c’est bien la dame, n’ayez crainte;je jure que c’est la même personne qui était dans la boutique et jelui ai mis dans la main même la pièce de satin qui estperdue; vous en saurez davantage quand M.William etM.Anthony (c’étaient d’autres compagnons) vont entrer;ils la reconnaîtront aussi bien que moi.

Juste au moment où l’impudent coquin parlaitainsi au commissaire, voici que rentrent M.William etM.Anthony, comme il les appelait, et un ramas de populaceavec eux, qui amenaient la vraie veuve qu’on prétendait quej’étais; et ils arrivèrent suant et soufflant dans laboutique; et traînant la pauvre créature avec infiniment detriomphe et de la manière la plus sanguinaire jusqu’à leur maître,qui était dans l’arrière-boutique, ils s’écrièrent à hautevoix:

– Voilà la veuve, monsieur! Nous l’avonsattrapée à la fin!

– Que voulez-vous dire? dit le maître,mais nous l’avons déjà; la voilà assise là-bas; et M…affirme qu’il peut jurer que c’est elle.

L’autre homme, qu’on appelait M. Anthony,répliqua:

– M… peut dire ce qu’il lui plaît, et jurer cequi lui plaît; mais voilà la femme, et voilà ce qui reste dusatin qu’elle a volé; je l’ai tiré de dessous ses jupes avecma propre main.

Je commençai maintenant à prendre un peu decœur, mais souris et ne dis rien; le maître devintpâle; le commissaire se retourna et me regarda.

– Allez, monsieur le commissaire, dis-je,laissez donc faire, allez!

Le cas était clair et ne pouvait être nié, desorte qu’on remit entre les mains du commissaire la véritablevoleuse, et le mercier me dit fort civilement qu’il était fâché del’erreur, et qu’il espérait que je ne la prendrais point enmauvaise part; qu’on leur jouait tous les jours tant de toursde cette nature, qu’il ne fallait point les blâmer s’ils mettaientautant d’exactitude à se rendre justice.

– Ne point la prendre en mauvaise part,monsieur! dis-je, et comment la pourrais-je prendre enbonne? Si vous m’eussiez relâchée, quand votre insolentmaraud m’eut saisie dans la rue, traînée jusqu’ici, et que vousreconnûtes vous-même que je n’étais pas la personne, j’auraisoublié l’affront, et je ne l’aurais nullement pris en mauvaisepart, en considération des nombreux mauvais tours que je croisqu’on vous joue fort souvent; mais la manière dont vousm’avez traitée depuis ne se saurait supporter non plus surtout quecelle de votre valet; il faut que j’en aie réparation et jel’obtiendrai.

Alors il commença de parlementer avec moi, ditqu’il me donnerait toute satisfaction raisonnable, et il auraitbien voulu que je lui dise ce que c’était que j’exigeais, je luidis que je ne voulais pas être mon propre juge, que la loidéciderait pour moi, et que puisque je devais être menée devant unmagistrat, je lui ferais entendre là ce que j’avais à dire. Il medit qu’il n’y avait point d’occasion d’aller devant la justice, àcette heure; que j’étais en liberté d’aller où il me feraitplaisir, et, s’adressant au commissaire, lui dit qu’il pouvait melaisser aller, puisque j’étais déchargée. Le commissaire luirépondit tranquillement.

– Monsieur, vous m’avez demandé tout à l’heuresi j’étais commissaire ou juge de paix; vous m’avez ordonnéde faire mon service; et vous m’avez mandé cette dame commeprisonnière; à cette heure, monsieur, je vois que vousn’entendez point mon service, puisque vous voudriez faire de moi unjuge vraiment; mais je suis obligé de vous dire que celan’est point en mon pouvoir; j’ai droit de garder unprisonnier quand on me l’a mandé, mais c’est la loi et le magistratseulement, qui peuvent décharger ce prisonnier: par ainsi,vous vous trompez, monsieur, il faut que je l’emmène maintenantdevant un juge, que cela vous plaise ou non.

Le mercier d’abord le prit de très haut avecle commissaire; mais comme il se trouva que ce commissairen’était point un officier à gages, mais une bonne espèce d’hommebien solide (je crois qu’il était grainetier), et de bon sens, ilne voulut pas démordre de son affaire, et refusa de me déchargersans m’avoir menée devant un juge de paix, et j’y insistai aussi.Quand le mercier vit cela:

– Eh bien, dit-il au commissaire, menez-ladonc où il vous plaira; je n’ai rien à lui dire.

– Mais, monsieur, dit le commissaire, j’espèrebien que vous viendrez avec nous, puisque c’est vous qui me l’avezmandée.

– Non, par ma foi, dit le mercier; jevous répète que je n’ai rien à lui dire.

– Pardonnez-moi, monsieur, mais il le faut,dit le commissaire: je vous en prie, dans votre propreintérêt; le juge ne peut rien faire sans vous.

– S’il vous plaît, mon ami, dit le mercier,allez à vos affaires; je vous dis encore une fois que je n’airien à dire à cette dame; au nom du roi je vous ordonne de larelâcher.

– Monsieur, dit le commissaire, je vois bienque vous ne savez point ce que c’est que d’être commissaire;je vous supplie de ne pas m’obliger à vous rudoyer.

– Voilà qui est inutile, dit le mercier, carvous me rudoyez assez déjà.

– Non, monsieur, dit le commissaire, je nevous rudoie point; vous avez enfreint la paix en menant unehonnête femme hors de la rue, où elle était à ses affaires, en laconfinant dans votre boutique, et en la faisant maltraiter ici parvos valets; et à cette heure vous dites que je vousrudoie? Je crois montrer beaucoup de civilité vraiment en nevous ordonnant pas de m’accompagner, au nom du roi, requérant touthomme que je verrais passer votre porte de me prêter aide etassistance pour vous emmener par force; voilà ce que j’aipouvoir de faire, et vous ne l’ignorez point; pourtant jem’en abstiens et une fois encore je vous prie de venir avecmoi.

Eh bien, malgré tout ce discours il refusa etparla grossièrement au commissaire. Toutefois le commissaire nechangea point d’humeur et ne se laissa pas irriter; et alorsje m’entremis et je dis:

– Allez, monsieur le commissaire, laissez-luila paix; je trouverai des moyens assez pour l’amener devantun magistrat, n’ayez crainte; mais voilà cet individu,dis-je: c’est l’homme qui m’a saisie au moment que je passaisinnocemment dans la rue, et vous êtes témoin de sa violence à monendroit depuis; permettez-moi je vous prie, de vous le manderafin que vous l’emmeniez devant un juge.

– Oui, madame, dit le commissaire.

Et se tournant vers l’homme:

– Allons, mon jeune monsieur, dit-il aucompagnon, il faut venir avec nous; j’espère que vous n’êtespas, comme votre maître, au-dessus du pouvoir du commissaire.

Cet homme prit un air de voleur condamné, etse recula, puis regarda son maître, comme s’il eût pul’aider; et l’autre comme un sot l’encouragea àl’insolence; et lui, en vérité, résista au commissaire, et lerepoussa de toutes ses forces au moment qu’il allait pour lesaisir; d’où le commissaire le renversa par terre sur lecoup, et appela à l’aide: immédiatement la boutique futpleine de gens et le commissaire saisit maître, compagnon et tousles valets.

La première mauvaise conséquence de ce tumultefut que la femme qui était vraiment la voleuse se sauva et seperdit dans la foule, ainsi que deux autres qu’ils avaient arrêtésaussi: ceux-là étaient-ils vraiment coupables ou non, je n’enpuis rien dire.

Cependant quelques-uns de ses voisins étantentrés, et voyant comment allaient les choses, s’étaient efforcésde ramener le mercier dans son sens; et il commença d’êtreconvaincu qu’il était dans son tort; de sorte qu’enfin nousallâmes tous bien tranquillement devant le juge avec une queued’environ cinq cents personnes sur nos talons; et tout lelong de la route j’entendais les gens qui demandaient:«Qu’est-ce qu’il y a?» et d’autres quirépondaient: «C’est un mercier qui avait arrêté unedame à la place d’une voleuse; et après, la voleuse a étéprise, et maintenant c’est la dame qui a fait prendre le mercierpour l’amener devant la justice.» Ceci charmait étrangementla populace, et la foule augmentait à vue d’œil, et ils criaientpendant que nous marchions: «Où est-il, lecoquin? Où est-il, le mercier?» etparticulièrement les femmes; puis, quand elles le voyaient,elles s’écriaient: «Le voilà! levoilà!» et tous les moments il lui arrivait un bonpaquet de boue; et ainsi nous marchâmes assezlongtemps; jusqu’enfin le mercier crut bon de prier lecommissaire d’appeler un carrosse pour le protéger de lacanaille; si bien que nous fîmes le reste de la route envoiture, le commissaire et moi, et le mercier et le compagnon.

Quand nous arrivâmes devant le juge, qui étaitun ancien gentilhomme de Bloomsbury, le commissaire ayant d’abordsommairement rendu compte de l’affaire, le juge me pria de parler,et d’articuler ce que j’avais à dire, et d’abord il me demanda monnom, que j’étais très répugnante à donner, mais il n’y avait pointde remède; de sorte que je lui dis que mon nom était MaryFlanders; que j’étais veuve, mon mari, qui était capitainemarin, étant mort pendant un voyage en Virginie; et d’autrescirconstances que j’ajoutai et auxquelles il ne pourrait jamaiscontredire, et que je logeais à présent en ville, avec tellepersonne, nommant ma gouvernante; mais que je me préparais àpartir pour l’Amérique où se trouvaient les effets de monmari; et que j’allais ce jour-là pour m’acheter des vêtementsafin de m’habiller en demi-deuil, mais que je n’étais encore entréedans aucune boutique, lorsque cet individu, désignant le compagnondu mercier, s’était rué tout courant sur moi avec tant de furie quej’avais été bien effrayée, et m’avait emmenée à la boutique de sonmaître; où, malgré que son maître reconnût que je n’étaispoint la personne, il n’avait pas voulu me relâcher, mais m’avaitmandée à un commissaire.

Puis je continuai à dire la façon en laquelleles compagnons merciers m’avaient traitée; comment ilsn’avaient point voulu souffrir que j’envoyasse chercher aucun demes amis; comment ensuite, ils avaient trouvé la vraievoleuse, sur laquelle ils avaient retrouvé les marchandises volées,et tous les détails comme il a été dit.

Puis le commissaire exposa son cas; sondialogue avec le mercier au sujet de ma mise en liberté, et enfinle refus qu’avait fait son valet de l’accompagner, quand je le luiavais mandé et les encouragements que son maître lui avait donnéslà-dessus; comment enfin il avait frappé le commissaire ettout le reste ainsi que je l’ai déjà raconté.

Le juge ensuite écouta le mercier et soncompagnon. Le mercier vraiment fit une longue harangue sur lagrande perte qu’ils subissent journellement par les filous et lesvoleurs; qu’il leur était facile de se tromper et quelorsqu’il avait découvert son erreur, il avait voulu me relâcher,etc., comme ci-dessus. Quant au compagnon, il eut bien peu à dire,sinon qu’il prétendit que les autres lui avaient dit que j’étaisvraiment la personne.

Sur le tout le juge me dit d’abord fortcivilement que j’étais déchargée; qu’il était bien fâché quele compagnon du mercier eut mis si peu de discrétion dans l’ardeurde sa poursuite que de prendre une personne innocente pour unecoupable; que s’il n’avait point eu l’injustice de me retenirensuite, il était persuadé que j’eusse pardonné le premieraffront; que toutefois il n’était pas en son pouvoir de medonner réparation autrement que par une réprimande publique qu’illeur adresserait, ce qu’il allait faire; mais qu’il supposaitque j’userais de telles méthodes que m’indiquait la loi; quecependant il allait le lier par serment.

Mais pour ce qui est de l’infraction à la paixcommise par le compagnon, il me dit qu’il me donnerait satisfactionlà-dessus, puisqu’il l’enverrait à Newgate pour avoir assailli lecommissaire ainsi que pour m’avoir assaillie moi-même.

En effet, il envoya cet homme à Newgate pourcet assaut, et son maître donna caution, et puis nouspartîmes; mais j’eus la satisfaction de voir la foule lesattendre tous deux, comme ils sortaient, huant et jetant despierres et de la boue dans les carrosses où ils étaientmontés; et puis je rentrai chez moi.

Après cette bousculade, voici que je rentre àla maison et que je raconte l’affaire à ma gouvernante et elle semet à me rire à la figure.

– Qu’est-ce qui vous donna tant degaieté? dis-je. Il n’y a pas lieu de rire si fort de cettehistoire que vous vous l’imaginez; je vous assure que j’aiété bien secouée et effrayée aussi par une bande de vilainscoquins.

– Pourquoi je ris? dit ma gouvernante.Je ris, mon enfant, de la chance que tu as; voilà un coup quisera la meilleure aubaine que tu aies faite de ta vie, si tu saist’y prendre. Je te promets que tu feras payer au mercier 500£de dommages-intérêts sans compter ce que tu tireras ducompagnon.

J’avais d’autres pensées là-dessusqu’elle; et surtout à cause que j’avais donné mon nom au jugede paix, et je savais que mon nom était si bien connu parmi lesgens de Hick’s Hall, Old Bailey, et autres lieux semblables, que sicette cause venait à être jugée publiquement, et qu’on eût l’idéede faire enquête sur mon nom, aucune cour ne m’accorderait dedommages, ayant la réputation d’une personne de tel caractère.Cependant je fus obligée de commencer un procès en forme, et enconséquence ma gouvernante me découvrit un homme de confiance pourle mener, étant un avoué qui faisait de très bonnes affaires et quiavait bonne réputation; en quoi elle eut certainementraison; car si elle eût employé quelque aigrefin de chicane,ou un homme point connu, je n’aurais obtenu que bien peu; aulieu qu’il en coûta finalement au mercier 200£ et plus, avecun souper qu’il fut forcé de nous offrir par-dessus le marché, à magouvernante, à l’avocat et à moi.

Ce ne fut pas longtemps après que l’affaireavec le mercier fut arrangée que je sortis dans un équipage biendifférent de tous ceux où j’avais paru avant. Je m’habillai, commeune mendiante, des haillons les plus grossiers et les plusméprisables que je pus trouver, et j’errai çà et là, épiant etguettant à toutes les portes et fenêtres que j’approchai; eten vérité j’étais en une telle condition maintenant que je savaisaussi mal m’y maintenir que jamais je fis en aucune. J’avais unehorreur naturelle de la saleté et des haillons; j’avais étéélevée nettement et strictement et ne pouvais point être autre enquelque état que je fusse, de sorte que ce me fut le déguisement leplus déplaisant que jamais je portai. Je me dis tout à l’heure queje n’y pourrais rien profiter, car c’était un habit qui faisaitfuir et que tout le monde redoutait, et je pensai que chacun meregardât comme s’il eût peur que je m’approchasse, de crainte queje ne lui ôtasse quelque chose ou peur de m’approcher de crainteque rien de moi ne passât sur lui. J’errai tout le soir la premièrefois que je sortis et je ne fis rien et je rentrai à la maison,mouillée, boueuse et lasse; toutefois je ressortis la nuitsuivante et alors je rencontrai une petite aventure qui pensa mecoûter cher. Comme je me tenais à la porte d’une taverne, voicivenir un gentilhomme à cheval qui descend à la porte et, voulantentrer dans la taverne, il appelle un des garçons pour lui tenirson cheval. Il demeura assez longtemps dans la taverne et le garçonentendit son maître qui l’appelait, et pensant qu’il fût fâché etme voyant debout près de lui, m’appela:

– Tenez, bonne femme, dit-il, gardez ce chevalun instant tandis que j’entre; si le gentilhomme revient, ilvous donnera quelque chose.

– Oui, dis-je et je prends le cheval etl’emmène tranquillement et le conduis à ma gouvernante.

Ç’aurait été là une aubaine pour ceux qui s’yfussent entendus, mais jamais pauvre voleur ne fût plus embarrasséde savoir ce qu’il fallait faire de son vol, car lorsque jerentrai, ma gouvernante fut toute confondue, et aucune de nous nesavait ce qu’il fallait faite de cette bête: l’envoyer à uneétable était insensé, car il était certain qu’avis en serait donnédans la gazette avec la description du cheval, de sorte que nousn’oserions pas aller le reprendre.

Tout le remède que nous trouvâmes à cettemalheureuse aventure fut de mener le cheval dans une hôtellerie etd’envoyer un billet par un commissaire à la taverne pour dire quele cheval du gentilhomme qui avait été perdu à telle heure setrouvait dans telle taverne et qu’on pourrait l’y venir chercher,que la pauvre femme qui le tenait l’ayant mené par la rue etincapable de le reconduire l’avait laissé là. Nous aurions puattendre que le propriétaire eût fait publier et offrir unerécompense: mais nous n’osâmes pas nous aventurer à larecevoir.

Ce fut donc là un vol et point un vol, car peude chose y fut perdu et rien n’y fut gagné, et je me sentis excédéede sortir en haillons de mendiante. Cela ne faisait point du toutl’affaire et d’ailleurs j’en tirai des pressentimentsmenaçants.

Tandis que j’étais en ce déguisement, jerencontrai une société de gens de la pire espèce que j’aie jamaisfréquentée, et je vins à connaître un peu leurs façons. C’étaientdes faux-monnayeurs, et ils me firent de très bonnes offres pour cequi était du profit, mais la partie où ils voulaient que jem’embarquasse était la plus dangereuse, je veux dire le façonnagedu faux-coin, comme ils l’appellent, ou si j’eusse été prise,j’eusse rencontré mort certaine, mort au poteau, dis-je;j’eusse été brûlée à mort, attachée au poteau: si bien que,malgré qu’en apparence je ne fusse qu’une mendiante et qu’ilsm’eussent promis des montagnes d’or et d’argent pour m’attirer,pourtant je n’y voulus rien faire; il est vrai que si j’eusseété réellement une mendiante ou désespérée ainsi que lorsque jedébutai, je me fusse peut-être jointe à eux car se soucie-t-on demourir quand on ne sait point comment vivre; mais à présenttelle n’était pas ma condition, au moins ne voulais-je point courirde si terribles risques; d’ailleurs la seule pensée d’êtrebrûlée au poteau jetait la terreur jusque dans mon âme, me gelaitle sang et me donnait les vapeurs à un tel degré que je n’y pouvaispenser sans trembler.

Ceci mit fin en même temps à mon déguisement,car malgré que leur offre me déplût, pourtant je n’osai leur dire,mais parus m’y complaire et promis de les revoir. Mais je n’osaijamais aller les retrouver, car si je les eusse vus sans accepter,et malgré que j’eusse refusé avec les plus grandes assurances desecret qui fussent au monde, ils eussent été bien près dem’assassiner pour être sûrs de leur affaire et avoir de latranquillité, comme ils disent; quelle sorte de tranquillité,ceux-là le jugeront le mieux qui entendent comment des gens peuventêtre tranquilles qui en assassinent d’autres pour échapper audanger.

Mais enfin, je rencontrai une femme quim’avait souvent dit les aventures qu’elle faisait et avec succès,sur le bord de l’eau, et je me joignais à elle, et nous menâmesassez bien nos affaires. Un jour nous vînmes parmi des Hollandais àSainte-Catherine, où nous allâmes sous couleur d’acheter des effetsqui avaient été débarqués secrètement. Je fus deux ou trois fois enune maison où nous vîmes bonne quantité de marchandises prohibées,et une fois ma camarade emporta trois pièces de soie noire deHollande, qui se trouvèrent de bonne prise, et j’en eus mapart; mais dans toutes les excursions que je tentai seule, jene pus trouver l’occasion de rien faire, si bien que j’abandonnaila partie, car on m’y avait vue si souvent qu’on commençait à sedouter de quelque chose.

Voilà qui me déconcerta un peu, et je résolusde me pousser de côté ou d’autre, car je n’étais point accoutumée àrentrer si souvent sans aubaine, de sorte que le lendemain je prisde beaux habits et m’en allai à l’autre bout de la ville. Je passaià travers l’Exchange dans le Strand, mais n’avais point d’idée d’yrien trouver, quand soudain je vis un grand attroupement, et toutle monde, boutiquiers autant que les autres, debout et regardant dumême côté; et qu’était-ce, sinon quelque grande duchesse quientrait dans l’Exchange, et on disait que la reine allait venir. Jeme portai tout près du côté d’une boutique, le dos tourné aucomptoir comme pour laisser passer la foule, quand, tenant les yeuxsur un paquet de dentelles que le boutiquier montrait à des damesqui se trouvaient près de moi, le boutiquier et sa servante setrouvèrent si occupés à regarder pour voir qui allait venir et dansquelle boutique on entrerait, que je trouvai moyen de glisser unpaquet de dentelles dans ma poche et de l’emporter tout net, sibien que la modiste paya assez cher pour avoir bayé à la reine.

Je m’écartai de la boutique comme repousséepar la presse; et me mêlant à la foule, je sortis à l’autreporte de l’Exchange et ainsi décampai avant qu’on s’aperçût que ladentelle avait disparu, et à cause que je ne voulais pas êtresuivie, j’appelai un carrosse et m’y enfermai. J’avais à peinefermé les portières du carrosse que je vis la fille du marchand demodes et cinq ou six autres qui s’en allaient en courant dans larue et qui criaient comme en frayeur. Elles ne criaient pas«au voleur»parce que personne ne se sauvait, maisj’entendis bien les mots» «volé» et«dentelles» deux ou trois fois, et je vis la fille setordre les mains et courir çà et là les yeux égarés comme une horsdu sens. Le cocher qui m’avait prise montait sur son siège, maisn’était pas tout à fait monté, et les chevaux n’avaient pas encorebougé, de sorte que j’étais terriblement inquiète et je pris lepaquet de dentelles, toute prête à le laisser tomber par levasistas du carrosse qui s’ouvre par devant, justement derrière lecocher, mais à ma grande joie, en moins d’une minute le carrosse semit en mouvement, c’est à savoir aussitôt que le cocher fut montéet eut parlé à ses chevaux, de sorte qu’il partit et j’emportai monbutin qui valait près de vingt livres.

J’étais maintenant dans une bonne condition,en vérité, si j’eusse connu le moment où il fallait cesser;et ma gouvernante disait souvent que j’étais la plus riche dans lemétier en Angleterre; et je crois bien que je l’étais:700£ d’argent, outre des habits, des bagues, quelquevaisselle plate, et deux montres d’or, le tout volé, car j’avaisfait d’innombrables coups outre ceux que j’ai dits. Oh! simême maintenant j’avais été touchée par la grâce du repentir,j’aurais encore eu le loisir de réfléchir sur mes folies et defaire quelque réparation; mais la satisfaction que je devaisdonner pour le mal public que j’avais fait était encore àvenir; et je ne pouvais m’empêcher de faire mes sorties,comme je disais maintenant, non plus qu’au jour où c’était monextrémité vraiment qui me tirait dehors pour aller chercher monpain.

Un jour je mis de très beaux habits et j’allaime promener; mais rien ne se présenta jusqu’à ce que je vinsdans Saint-James Park. Je vis abondance de belles dames quimarchaient tout le long du Mail, et parmi les autres il y avait unepetite demoiselle, jeune dame d’environ douze ou treize ans, etelle avait une sœur, comme je supposai, près d’elle, qui pouvaitbien en avoir neuf. J’observai que la plus grande avait une bellemontre d’or et un joli collier de perles; et elles étaientaccompagnées d’un laquais en livrée; mais comme il n’est pasd’usage que les laquais marchent derrière les dames dans le Mail,ainsi je notai que le laquais s’arrêta comme elles entraient dansle Mail, et l’aînée des sœurs lui parla pour lui ordonner d’être làsans faute quand elles retourneraient.

Quand je l’entendis congédier son valet depied, je m’avançai vers lui et lui demandai quelle petite damec’était là, et je bavardai un peu avec lui, disant que c’était unebien jolie enfant qui était avec elle, et combien l’aînée auraitbonnes façons et tenue modeste: comme elle aurait l’air d’unepetite femme; comme elle était sérieuse; et l’imbécilene tarda pas à me dire qui elle était, que c’était la fille aînéede sir Thomas*** d’Essex, et qu’elle avait une grandefortune, que sa mère n’était pas encore arrivée en ville, maisqu’elle était avec lady William*** en son logement deSuffolk-Street, avec infiniment d’autres détails; qu’ilsentretenaient une fille de service et une femme de charge, outre lecarrosse de sir Thomas, le cocher, et lui-même; et que cettejeune dame menait tout le train de maison, aussi bien ici que chezelle, et me dit abondance de choses, assez pour mon affaire.

J’étais fort bien vêtue et j’avais ma montred’or tout comme elle; si bien que je quittai le valet de piedet je me mets sur la même ligne que cette dame, ayant attenduqu’elle ait fait un tour dans le Mail, au moment qu’elle allaitavancer; au bout d’un instant je la saluai en son nom, par letitre de lady Betty. Je lui demandai si elle avait des nouvelles deson père; quand madame sa mère allait venir en ville, etcomment elle allait.

Je lui parlai si familièrement de toute safamille qu’elle ne put mais que supposer que je les connaissaistous intimement: je lui demandai comment il se faisaitqu’elle fût sortie sans MmeChime (c’était le nom de sa femmede charge) pour prendre soin de MmeJudith, qui était sa sœur.Puis j’entrai dans un long caquet avec elle sur le sujet de sasœur; quelle belle petite dame c’était, et lui demandai sielle avait appris le français et mille telles petites choses, quandsoudain survinrent les gardes et la foule se rua pour voir passerle roi qui allait au Parlement.

Les dames coururent toutes d’un côté du Mailet j’aidai à milady à se tenir sur le bord de la palissade du Mailafin qu’elle fût assez haut pour voir, et je pris la petite que jelevai dans mes bras; pendant ce temps je pris soin d’ôter sinettement sa montre d’or à lady Betty qu’elle ne s’aperçut pointqu’elle lui manquait jusqu’à ce que la foule se fût écoulée etqu’elle fût revenue dans le milieu du Mail.

Je la quittai parmi la foule même, et lui dis,comme en grande hâte:

– Chère lady Betty, faites attention à votrepetite sœur.

Et puis la foule me repoussa en quelque sorte,comme si je fusse fâchée de m’en aller ainsi.

La presse en telles occasions est vite passée,et l’endroit se vide sitôt que le roi a disparu; mais il y atoujours un grand attroupement et une forte poussée au moment mêmeque le roi passe: si bien qu’ayant lâché les deux petitesdames et ayant fait mon affaire avec elles, sans que rien defâcheux ne survînt, je continuai de me serrer parmi la foule,feignant de courir pour voir le roi, et ainsi je me tins en avantde la foule jusqu’à ce que j’arrivai au bout du Mail; là leroi continuant vers le quartier des gardes à cheval, je m’en allaidans le passage qui à cette époque traversait jusqu’à l’extrémitéde Haymarket; et là je me payai un carrosse et je décampai,et j’avoue que je n’ai pas encore tenu ma parole, c’est à savoird’aller rendre visite à lady Betty.

J’avais eu un instant l’idée de me risquer àrester avec lady Betty, jusqu’à ce qu’elle s’aperçût que sa montreétait volée, et puis de m’écrier avec elle à haute voix et de lamener à son carrosse, et de monter en carrosse avec elle, et de lareconduire chez elle: car elle paraissait tant charmée de moiet si parfaitement dupée par l’aisance avec laquelle je lui parlaisde tous ses parents et de sa famille, que je pensais qu’il fut fortfacile de pousser la chose plus loin et de mettre la main au moinssur le collier de perles; mais quand je vins à penser que,malgré que l’enfant peut-être n’eût aucun soupçon, d’autrespersonnes en pourraient avoir, et que si on me fouillait, je seraisdécouverte, je songeai qu’il valait mieux me sauver avec ce quej’avais déjà.

J’appris plus tard par accident que lorsque lajeune dame s’aperçut que sa montre avait disparu, elle fit un grandcri dans le parc et envoya son laquais çà et là pour voir s’ilpouvait me trouver, elle m’ayant décrite avec une perfection tellequ’il reconnut sur-le-champ que c’était la même personne quis’était arrêtée à causer si longtemps avec lui et qui lui avaitfait tant de questions sur elles; mais j’étais assez loin ethors de leur atteinte avant qu’elle pût arriver jusqu’à son laquaispour lui conter l’aventure.

Je m’approche maintenant d’une nouvellevariété de vie. Endurcie par une longue race de crime et un succèssans parallèle, je n’avais, ainsi que j’ai dit, aucune pensée delaisser un métier, lequel, s’il fallait en juger par l’exemple desautres, devait pourtant se terminer enfin par la misère et ladouleur.

Ce fut le jour de la Noël suivant, sur lesoir, que pour achever une longue suite de crimes, je sortis dansla rue pour voir ce que je trouverais sur mon chemin, quand passantprès d’un argentier qui travaillait dans Foster-Lane, je vis unappât qui me tenta, et auquel une de ma profession n’eût surésister car il n’y avait personne dans la boutique, et beaucoup devaisselle plate gisait éparse à la fenêtre et près de l’escabeau del’homme, qui, ainsi que je suppose, travaillait sur un côté de laboutique.

J’entrai hardiment et j’allais justementmettre la main sur une pièce d’argenterie, et j’aurais pu le faireet remporter tout net, pour aucun soin que les gens de la boutiqueen eussent pris; sinon qu’un officieux individu de la maisond’en face, voyant que j’entrais et qu’il n’y avait personne dans laboutique, traverse la rue tout courant, et sans me demander qui niquoi, m’empoigne et appelle les gens de la maison.

Je n’avais rien touché dans la boutique, etayant eu la lueur de quelqu’un qui arrivait courant, j’eus assez deprésence d’esprit pour frapper très fort du pied sur le plancher dela maison, et j’appelais justement à haute voix au moment que cethomme mit la main sur moi.

Cependant, comme j’avais toujours le plus decourage quand j’étais dans le plus grand danger, ainsi quand il mitla main sur moi je prétendis avec beaucoup de hauteur que j’étaisentrée pour acheter une demi-douzaine de cuillers d’argent;et pour mon bonheur c’était un argentier qui vendait de lavaisselle plate aussi bien qu’il en façonnait pour d’autresboutiques. L’homme se mit à rire là-dessus, et attribua une tellevaleur au service qu’il avait rendu à son voisin, qu’il affirma etjura que je n’étais point entrée pour acheter mais bien pour voler,et, amassant beaucoup de populace, je dis au maître de la boutique,qu’on était allé chercher entre temps dans quelque lieu voisin,qu’il était inutile de faire un scandale, et de discuter là surl’affaire; que cet homme affirmait que j’étais entrée pourvoler et qu’il fallait qu’il le prouvât; que je désiraisaller devant un magistrat sans plus de paroles; et qu’aussibien je commençais à voir que j’allais prendre trop d’aigreur pourl’homme qui m’avait arrêtée.

Le maître et la maîtresse de la boutiquefurent loin de se montrer aussi violents que l’homme d’enface; et le maître me dit:

– Bonne dame, il se peut que vous soyez entréedans ma boutique, pour autant que je sache, dans un bondessein; mais il semble que ce fût une chose dangereuse àvous que d’entrer dans une boutique telle que la mienne, au momentque vous n’y voyiez personne; et je ne puis rendre si peu dejustice à mon voisin, qui a montré tant de prévenance, que de nepoint reconnaître qu’il a eu raison sur sa part: malgré qu’ensomme je ne trouve pas que vous ayez tenté de prendre aucune chose,si bien qu’en vérité je ne sais trop que faire.

Je le pressai d’aller avec moi devant unmagistrat, et que si on pouvait prouver contre moi quelque chosequi fût, je me soumettrais de bon cœur, mais que sinon, j’attendaisréparation.

Justement comme nous étions dans ce débat,avec une grosse populace assemblée devant la porte, voilà que passesirT.B., échevin de la cité et juge de paix, cequ’entendant l’argentier supplia Sa Dignité d’entrer afin dedécider le cas.

Il faut rendre à l’argentier cette justice,qu’il conta son affaire avec infiniment de justice et de modérationet l’homme qui avait traversé la rue pour m’arrêter conta la sienneavec autant d’ardeur et de sotte colère, ce qui me fit encore dubien. Puis ce fut mon tour de parler, et je dis à Sa Dignité quej’étais étrangère dans Londres, étant nouvellement arrivée duNord; que je logeais dans tel endroit, que je passais danscette rue, et que j’étais entrée dans une boutique d’argenteriepour acheter une demi-douzaine de cuillers. Par chance grandej’avais dans ma poche une vieille cuiller d’argent que j’en tirai,et lui dis que j’avais emporté cette cuiller afin d’acheter lespareilles neuves, pour compléter le service que j’avais à lacampagne.

Que ne voyant personne dans la boutiquej’avais frappé du pied très fort pour faire venir les gens et quej’avais appelé aussi à haute voix; qu’il était vrai qu’il yavait des pièces d’argenterie éparses dans la boutique, mais quepersonne ne pouvait dire que j’en eusse touché aucune; qu’unindividu était arrivé tout courant de la rue dans la boutique etm’avait empoignée de furieuse manière, dans le moment quej’appelais les gens de la maison; que s’il avait euréellement l’intention de rendre quelque service à son voisin, ilaurait dû se tenir à distance et m’épier silencieusement pour voirsi je touchais rien, et puis me prendre sur le fait.

– Voilà qui est vrai, dit M.l’échevin,et, se tournant vers l’homme qui m’avait arrêtée, il lui demandas’il était vrai que j’eusse frappé du pied. Il dit que oui, quej’avais frappé, mais qu’il se pouvait que cela fût du fait de savenue.

– Nenni, dit l’échevin, le reprenant de court,voici que vous vous contredisez; il n’y a qu’un moment quevous avez dit qu’elle était dans la boutique, et qu’elle voustournait le dos, et qu’elle ne vous avait pas vu jusqu’au moment oùvous étiez venu sur elle.

Or il était vrai que j’avais en partie le dostourné à la rue, mais pourtant mon affaire étant de celles quiexigeaient que j’eusse les yeux tournés de tous les côtés, ainsiavais-je réellement eu la lueur qu’il traversait la rue, comme j’aidit avant, bien qu’il ne s’en fût point douté.

Après avoir entendu tout à plein, l’échevindonna son opinion, qui était que son voisin s’était mis dansl’erreur, et que j’étais innocente, et l’argentier y acquiesça,ainsi que sa femme, et ainsi je fus relâchée; mais dans lemoment que je m’en allais, M.l’échevin dit:

– Mais arrêtez, madame, si vous aviez desseind’acheter des cuillers, j’aime à croire que vous ne souffrirez pasque mon ami ici perde une cliente pour s’être trompé.

Je répondis sur-le-champ:

– Non, monsieur, j’achèterai fort bien lescuillers, pour peu toutefois qu’elles s’apparient à la cuiller quej’ai là et que j’ai apportée comme modèle.

Et l’argentier m’en fit voir qui étaient de lafaçon même; si bien qu’il pesa les cuillers et la valeur enmonta à trente-cinq shillings; de sorte que je tire ma boursepour le payer, en laquelle j’avais près de vingt guinées, car jen’allais jamais sans telle somme sur moi, quoi qu’il pût advenir,et j’y trouvai de l’utilité en d’autres occasions tout autant qu’encelle-ci.

Quand M.l’échevin vit mon argent, ildit:

– Eh bien, madame, à cette heure je suis bienpersuadé qu’on vous a fait tort, et c’est pour cette raison que jevous ai poussée à acheter les cuillers et que je vous ai retenuejusqu’à ce que vous les eussiez achetées; car si vous n’aviezpas en d’argent pour les payer, je vous aurais soupçonnée de n’êtrepoint entrée dans cette boutique avec le dessein d’y acheter;car l’espèce de gens qui viennent aux fins dont on vous avaitaccusée sont rarement gênés par l’or qu’ils ont dans leurs poches,ainsi que je vois que vous en avez.

Je souris et dis à Sa Dignité que je voyaisbien que je devais à mon argent quelque peu de sa faveur, mais quej’espérais qu’elle n’était point sans être causée aussi par lajustice qu’il m’avait rendue auparavant. Il dit que oui, en effet,mais que ceci confirmait son opinion et qu’à cette heure il étaitintimement persuadé qu’on m’avait fait tort. Ainsi je parvins à metirer d’une affaire où j’arrivai sur l’extrême bord de ladestruction.

Ce ne fut que trois jours après que, nullementrendue prudente par le danger que j’avais couru, contre ma coutumeet poursuivant encore l’art où je m’étais si longtemps employée, jem’aventurai dans une maison dont je vis les portes ouvertes, et mefournis, ainsi que je pensai, en vérité, sans être aperçue, de deuxpièces de soie à fleurs, de celle qu’on nomme brocart, très riche.Ce n’était pas la boutique d’un mercier, ni le magasin d’unmercier, mais la maison semblait d’une habitation privée, oùdemeurait, paraît-il, un homme qui vendait des marchandisesdestinées aux tisserands pour merciers, sorte de courtier oufacteur de marchand.

Pour abréger la partie noire de cettehistoire, je fus assaillie par deux filles qui s’élancèrent surmoi, la bouche ouverte, dans le moment que je sortais par la porte,et l’une d’elles, me tirant en arrière, me fit rentrer dans lachambre, tandis que l’autre fermait la porte sur moi. Je les eussepayées de bonnes paroles, mais je n’en pus trouver le moyen:deux dragons enflammés n’eussent pas montré plus de fureur;elles lacérèrent mes habits, m’injurièrent et hurlèrent, comme sielles eussent voulu m’assassiner; la maîtresse de la maisonarriva ensuite, et puis le maître, et tous pleins d’insultes.

Je donnai au maître de bonnes paroles, lui disque la porte était ouverte, que les choses étaient une tentationpour moi, que j’étais pauvre, dans la détresse, et que la pauvretéétait une chose à laquelle beaucoup de personnes ne pouvaientrésister, et le suppliai avec des larmes d’avoir pitié de moi. Lamaîtresse de la maison était émue de compassion et incline à melaisser aller, et avait presque amené son mari à y consentir, maisles coquines avaient couru, devant qu’on les eût envoyées, pourramener un commissaire; sur quoi le maître dit qu’il nepouvait reculer, et qu’il fallait aller devant un juge, et qu’ilpourrait être lui-même dans la peine s’il me relâchait.

La vue d’un commissaire en vérité me frappa,et je pensai enfoncer en terre; je tombai en pâmoison, et envérité ces gens pensaient que je fusse morte, quand de nouveau lafemme plaida pour moi, et pria son mari, voyant qu’ils n’avaientrien perdu, de me relâcher. Je lui offris de lui payer les deuxpièces, quelle qu’en fût la valeur, quoique je ne les eusse pasprises, et lui exposai que puisqu’il avait les marchandises, etqu’en somme il n’avait rien perdu, il serait cruel de me persécuterà mort, et de demander mon sang pour la seule tentative que j’avaisfaite de les prendre. Je rappelai aussi au commissaire que jen’avais point forcé de portes, ni rien emporté; et quandj’arrivai devant le juge et que je plaidai là sur ce que je n’avaisrien forcé pour m’introduire, ni rien emporté au dehors, le jugefut enclin à me faire mettre en liberté; mais la premièrevilaine coquine qui m’avait arrêtée ayant affirmé que j’étais surle point de m’en aller avec les étoffes, mais qu’elle m’avaitarrêtée et tirée en arrière, le juge sans plus attendre, ordonna deme mettre en prison, et on m’emporta à Newgate, dans cet horriblelieu. Mon sang même se glace à la seule pensée de ce nom: lelieu où tant de mes camarades avaient été enfermées sous lesverrous, et d’où elles avaient été tirées pour marcher à l’arbrefatal; le lieu où ma mère avait si profondément souffert, oùj’avais été mise au monde, et d’où je n’espérais point derédemption que par une mort infâme; pour conclure, le lieuqui m’avait si longtemps attendue, et qu’avec tant d’art et desuccès j’avais si longtemps évité.

J’étais maintenant dans une affreuse peinevraiment; il est impossible de décrire la terreur de monesprit quand d’abord on me fit entrer et que je considérai autourde moi toutes les horreurs de ce lieu abominable: je meregardai comme perdue, et que je n’avais plus à songer qu’à quitterce monde, et cela dans l’infamie la plus extrême; le tumulteinfernal, les hurlements, les jurements et la clameur, la puanteuret la saleté, et toutes les affreuses choses d’affliction que j’yvoyais s’unissaient pour faire paraître que ce lieu fut un emblèmede l’enfer lui-même, et en quelque sorte sa porte d’entrée.

Je ne pus dormir pendant plusieurs nuits etplusieurs jours après que je fus entrée dans ce misérablelieu: et durant quelque temps j’eusse été bien heureuse d’ymourir, malgré que je ne considérasse point non plus la mort ainsiqu’il le faudrait; en vérité, rien ne pouvait être plus emplid’horreur pour mon imagination que le lieu même: rien nem’était plus odieux que la société qui s’y trouvait. Oh! sij’avais été envoyée en aucun lieu de l’univers, et point à Newgate,je me fusse estimée heureuse!

Et puis comme les misérables endurcies quiétaient là avant moi triomphèrent sur moi! Quoi!MmeFlanders à Newgate, enfin! quoi, MmeMary,MmeMolly, et ensuite Mol! Flanders tout court!Elles pensaient que le diable m’eût aidée, disaient-elles, pouravoir régné si longtemps; elles m’attendaient là depuis biendes années, disaient-elles, et étais-je donc venue enfin!Puis elles me souillaient d’excréments pour me railler, mesouhaitaient la bienvenue en ce lieu, et que j’en eusse bien de lajoie, me disaient de prendre bon courage, d’avoir le cœur fort, dene pas me laisser abattre: que les choses n’iraient peut-êtrepas si mal que je le craignais et autres paroles semblables;puis faisaient venir de l’eau-de-vie et la buvaient à masanté; mais mettaient le tout à mon compte; car ellesme disaient que je ne faisais que d’arriver au collège, comme ellesl’appelaient, et que, sûr, j’avais de l’argent dans ma poche,tandis qu’elles n’en avaient point.

Je demandai à l’une de cette bande depuiscombien de temps elle était là. Elle me dit quatre mois. Je luidemandai comment le lieu lui avait paru quand elle y était entréed’abord. Juste comme il me paraissait maintenant, dit-elle,terrible et plein d’horreur; et elle pensait qu’elle fût enenfer; et je crois bien encore que j’y suis, ajouta-t-elle,mais cela me semble si naturel que je ne me tourmente pluslà-dessus.

– Je suppose, dis-je, que vous n’êtes point endanger de ce qui va suivre.

– Nenni, dit-elle, par ma foi, tu te trompesbien; car je suis condamnée, sentence rendue; seulementj’ai plaidé mon ventre; mais je ne suis pas plus grossed’enfant que le juge qui m’a examinée, et je m’attends à êtrerappelée à la prochaine session.

Ce rappel est un examen du premier jugement,quand une femme a obtenu répit pour son ventre, mais qu’il setrouve qu’elle n’est pas enceinte, ou que si elle l’a été, elle aaccouché.

– Comment, dis-je, et vous n’êtes pas plussoucieuse?

– Bah! dit-elle, je n’y puis rienfaire; à quoi cela sert-il d’être triste? Si je suispendue, je ne serai plus là, voilà tout.

Et voilà qu’elle se détourne en dansant, etqu’elle chante, comme elle s’en va, le refrain suivant deNewgate:

Tortouse balance,

Ma panse qui danse,

Un coup de cloche au clocheton,

Et c’est la fin de Jeanneton.

Je ne puis dire, ainsi que le fontquelques-uns, que le diable n’est pas si noir qu’on le peint;car en vérité nulles couleurs ne sauraient représenter vivement celieu de Newgate, et nulle âme le concevoir proprement, sinon cellesqui y ont souffert. Mais comment l’enfer peut devenir par degrés sinaturel, et non seulement tolérable, mais encore agréable, voilàune chose inintelligible sauf à ceux qui en ont fait l’expérience,ainsi que j’ai fait.

La même nuit que je fus envoyée à Newgate,j’en fis passer la nouvelle à ma vieille gouvernante, qui en futsurprise, comme bien vous pensez, et qui passa la nuit presqueaussi mal en dehors de Newgate que moi au dedans.

Le matin suivant elle vint me voir; ellefit tout son possible pour me rassurer, mais elle vit bien quec’était en vain. Toutefois, comme elle disait, plier sous le poidsn’était qu’augmenter le poids; elle s’appliqua aussitôt àtoutes les méthodes propres à en empêcher les effets que nouscraignions, et d’abord elle découvrit les deux coquines enflamméesqui m’avaient surprise; elle tâcha à les gagner, à lespersuader, leur offrit de l’argent, et en somme essaya tous lesmoyens imaginables pour éviter une poursuite; elle offrit àune de ces filles 100£ pour quitter sa maîtresse et ne pascomparaître contre moi; mais elle ne fût si résolue, quemalgré qu’elle ne fût que fille servante à 3£ de gages paran, ou quelque chose d’approchant, elle refusa, et elle eût refusé,ainsi que le crut ma gouvernante, quand même elle lui eût offert500£. Puis elle assaillit l’autre fille; celle-cin’avait point la dureté de la première et parut parfois encline àmontrer quelque pitié; mais l’autre créature la sermonna, etne voulut pas tant que la laisser parler à ma gouvernante, maismenaça mon amie de la faire prendre pour corruption de témoins.

Puis elle s’adressa au maître, c’est à savoirà l’homme dont les marchandises avaient été volées, etparticulièrement à sa femme, qui avait été encline d’abord àprendre quelque pitié de moi; elle trouva que la femme étaitla même encore, mais que l’homme alléguait qu’il était forcé depoursuivre, sans quoi il perdrait sa reconnaissance en justice.

Ma gouvernante s’offrit à trouver des amis quiferaient ôter sa reconnaissance du fil d’archal des registres,comme ils disent, mais il ne fut pas possible de le convaincrequ’il y eût aucun salut pour lui au monde, sinon de comparaîtrecontre moi; si bien que j’allais avoir contre moi troistémoins à charge sur le fait même, le maître et ses deuxservantes; c’est-à-dire que j’étais aussi certaine d’encourirla peine de mort que je l’étais de vivre à cette heure et que jen’avais rien à faire qu’à me préparer à mourir.

Je passai là bien des jours dans la plusextrême horreur: j’avais la mort en quelque sorte devant lesyeux et je ne pensais à rien nuit et jour qu’à des gibets et à descordes, mauvais esprits et démons; il est impossibled’exprimer combien j’étais harassée entre les affreusesappréhensions de la mort et la terreur de ma conscience qui mereprochait mon horrible vie passée.

Le chapelain de Newgate vint me trouver, et meparla un peu à sa façon; mais tout son discours divin seportait à me faire avouer mon crime, comme il le nommait (malgréqu’il ne sût pas pourquoi j’étais là), à découvrir entièrement ceque j’avais fait, et autres choses semblables, sans quoi il medisait que Dieu ne me pardonnerait jamais; et il fut si loinde toucher le propos même que je n’en eus aucune manière deconsolation; et puis d’observer la pauvre créature me prêcherle matin confession et repentir, et de le trouver ivre d’eau-de-viesur le midi, voilà qui avait quelque chose de si choquant que cethomme finit par me donner la nausée, et son œuvre aussi, pardegrés, à cause de l’homme qui la pratiquait: si bien que jele priai de ne point me fatiguer davantage.

Je ne sais comment cela se fit, mais grâce auxinfatigables efforts de ma diligente gouvernante, il n’y eut pasd’accusation portée contre moi à la première session, je veux direau grand jury, à Guildhall, si bien que j’eus encore un mois oucinq semaines devant moi, et sans doute c’est ce que j’aurais dûregarder comme autant de temps qui m’était donné pour réfléchir surce qui était passé, et me préparer à ce qui allait venir;j’aurais dû estimer que c’était un répit destiné au repentir etl’avoir employé ainsi, mais c’est ce qui n’était pas en moi.J’étais fâchée, comme avant, d’être à Newgate, mais je donnais peude marques de repentir.

Au contraire, ainsi que l’eau dans lescavernes des montagnes qui pétrifie et tourne en pierre toute chosesur quoi on la laisse s’égoutter; ainsi le continuel commerceavec une pareille meute de limiers d’enfer eut sur moi la mêmeopération commune que sur les autres; je muai enpierre; je devins premièrement insensible et stupide, puisabrutie et pleine d’oubli, enfin folle furieuse plus qu’aucuned’elles; en somme j’arrivai à me plaire naturellement et àm’accommoder à ce lieu, autant en vérité que si j’y fusse née.

Il est à peine possible d’imaginer que nosnatures soient capables de dégénérer au point que de rendreplaisant et agréable ce qui en soi est la plus complète misère.Voilà une condition telle que je crois qu’il est à peine possibled’en citer une pire; j’étais malheureuse avec un raffinementaussi exquis qu’il se peut pour une personne, qui, ainsi que moi,avait de la vie, de la santé, et de l’argent pour s’aider.

J’avais sur moi un poids de crime qui eûtsuffi à abattre toute créature qui eût gardé le moindre pouvoir deréflexion, ou qui eût encore quelque sentiment du bonheur en cettevie ou de la misère en l’autre: j’avais eu d’abord quelqueremords, en vérité, mais point de repentir; je n’avaismaintenant ni remords ni repentir. J’étais accusée d’un crime dontla punition était la mort; la preuve était si manifeste queje n’avais point lieu même de plaider «noncoupable»; j’avais le renom d’une vieille délinquante,si bien que je n’avais rien à attendre que la mort; nin’avais-je moi-même aucune pensée d’échapper et cependant j’étaispossédée par une étrange léthargie d’âme; je n’avais en moini trouble, ni appréhensions, ni douleur; la premièresurprise était passée; j’étais, je puis bien dire, je ne saiscomme; mes sens, ma raison, bien plus, ma conscience, étaienttout endormis: mon cours de vie pendant quarante ans avaitété une horrible complication de vice, de prostitution, d’adultère,d’inceste, de mensonge, de vol et en un mot, j’avais pratiqué tout,sauf l’assassinat et la trahison, depuis l’âge de dix-huit ans ouenviron jusqu’à soixante; et pourtant je n’avais point desens de ma condition, ni de pensée du ciel ni de l’enfer, du moinsqui allât plus loin qu’un simple effleurement passager, comme lepoint ou aiguillon de douleur qui avertit et puis s’en va; jen’avais ni le cœur de demander la merci de Dieu, ni en vérité d’ypenser. Et je crois avoir donné ici une brève description de laplus complète misère sur terre.

Toutes mes pensées terrifiantes étaientpassées; les horreurs du lieu m’étaient devenuesfamilières; je n’éprouvais pas plus de malaise par le tumulteet les clameurs de la prison que celles qui menaient cetumulte; en un mot, j’étais devenue un simple gibier deNewgate, aussi méchant et grossier que tout autre; oui, etj’avais à peine retenu l’habitude et coutume de bonnes façons etmanières qui jusque-là avait été répandue dans toute maconversation; si complètement étais-je dégénérée et possédéepar la corruption que je n’étais pas plus la même chose que j’avaisété, que si je n’eusse jamais été autrement que ce que j’étaismaintenant.

Au milieu de cette partie endurcie de monexistence, j’eus une autre surprise soudaine qui me rappela un peuà cette chose qu’on nomme douleur, et dont en vérité auparavantj’avais commencé à passer le sens. On me raconta une nuit qu’ilavait été apporté en prison assez tard dans la nuit dernière troisvoleurs de grand’route qui avaient commis un vol quelque part surHounslow-heath (je crois que c’était là) et qui avaient étépoursuivis jusqu’à Uxbrige par les gens de la campagne, et là prisaprès une courageuse résistance, où beaucoup des paysans avaientété blessés et quelques-uns tués.

On ne sera point étonné que nous, lesprisonnières, nous fussions toutes assez désireuses de voir cesbraves gentilshommes huppés, dont on disait que leurs pareils nes’étaient point rencontrés encore, d’autant qu’on prétendait que lematin ils seraient transférés dans le préau, ayant donné del’argent au grand maître de la prison afin qu’on leur accordât laliberté de ce meilleur séjour. Nous donc, les femmes, nous nousmîmes sur leur chemin, afin d’être sûres de les voir; maisrien ne peut exprimer la surprise et la stupeur où je fus jetéequand je vis le premier homme qui sortit, et que je reconnus pourêtre mon mari du Lancashire, le même avec qui j’avais vécu sibravement à Dunstable, et le même que j’avais vu ensuite àBrickhill, lors de mon mariage avec mon dernier mari, ainsi quej’ai dit.

Je fus comme étonnée à cette vue, muette, etne sus ni que dire ni que faire: il ne me reconnut point, etce fut tout le soulagement que j’eus pour l’instant; jequittai ma société et me retirai autant qu’il est possible de seretirer en cet horrible lieu, et je pleurai ardemment pendantlongtemps.

– Affreuse créature que je suis, m’écriai-je,combien de pauvres gens ai-je rendus malheureux! combien demisérables désespérés ai-je envoyés jusque chez lediable!

Je plaçai tout à mon compte les infortunes dece gentilhomme. Il m’avait dit à Chester qu’il était ruiné parnotre alliance et que ses fortunes étaient faites désespérées àcause de moi; car, pensant que j’eusse été une fortune, ils’était enfoncé dans la dette plus avant qu’il ne pourrait jamaispayer; qu’il s’en irait à l’armée et porterait le mousquet,ou qu’il achèterait un cheval pour faire un tour, comme ildisait; et malgré que je ne lui eusse jamais dit que j’étaisune fortune et que je ne l’eusse pas proprement dupé moi-même,cependant j’avais encouragé la fausse idée qu’il s’était faite, etainsi étais-je la cause originelle de son malheur. La surprise decette aventure ne fit que m’enfoncer plus avant dans mes pensées etme donner de plus fortes réflexions que tout ce qui m’était arrivéjusqu’ici; je me lamentais nuit et jour, d’autant qu’onm’avait dit qu’il était le capitaine de la bande, et qu’il avaitcommis tant de vols que Hind, ou Whitney, ou le Fermier d’Orn’étaient que des niais auprès de lui; qu’il serait sûrementpendu, quand il ne dût pas rester d’autres hommes après lui dans lepays; et qu’il y aurait abondance de gens pour témoignercontre lui.

Je fus noyée dans la douleur quej’éprouvais; ma propre condition ne me donnait point desouci, si je la comparais à celle-ci, et je m’accablais dereproches à son sujet; je me lamentais sur mes infortunes etsur sa ruine d’un tel train que je ne goûtais plus rien comme avantet que les premières réflexions que j’avais faites sur l’affreusevie que je menais commencèrent à me revenir; et à mesure queces choses revenaient, mon horreur de ce lieu et de la manière donton y vivait me revint ainsi; en somme je fus parfaitementchangée et je devins une autre personne.

Tandis que j’étais sous ces influences dedouleur pour lui, je fus avertie qu’à la prochaine session jeserais citée devant le grand jury, et qu’on demanderait contre moila peine de mort. Ma sensibilité avait été déjà touchée; lamisérable hardiesse d’esprit que j’avais acquise s’affaissa et uneconscience coupable commença de se répandre dans tous mes sens. Enun mot, je me mis à penser; et de penser, en vérité, c’est unvrai pas d’avancée de l’enfer au ciel; tout cetendurcissement, cette humeur d’âme, dont j’ai tant parlé, n’étaitque privation de pensée; celui qui est rendu à sa pensée estrendu à lui-même.

Sitôt que j’eus commencé, dis-je, de penser,la première chose qui me vint à l’esprit éclata en cestermes:

– Mon Dieu, que vais-je devenir? Je vaisêtre condamnée, sûrement; et après, il n’y a rien que lamort. Je n’ai point d’amis; que vais-je faire? Je seraisûrement condamnée! Mon Dieu, ayez pitié de moi, que vais-jedevenir?

C’était une morne pensée, direz-vous, pour lapremière, depuis si longtemps qui avait jailli dans mon âme encette façon; et pourtant ceci même n’était que frayeur de cequi allait venir; il n’y avait pas là dedans un seul mot desincère repentir. Cependant, j’étais affreusement déprimée, etinconsolée à un point extrême; et comme je n’avais nulle amieà qui confier mes pensées de détresse, elles me pesaient silourdement, qu’elles me jetaient plusieurs fois par jour dans despâmoisons, et crises de nerfs. Je fis demander ma vieillegouvernante, qui, pour lui rendre justice, agit en fidèleamie; elle ne laissa point de pierre qu’elle ne retourna pourempêcher le grand jury de dresser l’acte d’accusation; ellealla trouver plusieurs membres du jury, leur parla, et s’efforça deles remplir de dispositions favorables, à cause que rien n’avaitété enlevé, et qu’il n’y avait point eu de maison forcée, etc. Maisrien n’y faisait; les deux filles prêtaient serment sur lefait, et le jury trouva lieu d’accusation de vol de maison, c’est àsavoir, de félonie et bris de clôture.

Je tombai évanouie quand on m’en porta lanouvelle, et quand je revins à moi, je pensai mourir sous ce faix.Ma gouvernante se montra pour moi comme une vraie mère; elles’apitoya sur moi, pleura avec moi et pour moi; mais elle nepouvait m’aider; et pour ajouter à toute cette terreur, on nefaisait que dire par toute la prison que ma mort étaitassurée; je les entendais fort bien en parler souvent entreelles, et je les voyais hocher la tête et dire qu’elles en étaientbien fâchées, et autres choses semblables, comme il est d’usage ence lieu; mais pourtant aucune n’était venue me dire sespensées jusqu’enfin un des gardiens vint à moi privément et ditavec un soupir:

– Eh bien, madame Flanders, vous allez êtrejugée vendredi (et nous étions au mercredi); qu’avez-vousl’intention de faire?

Je devins blanche comme un linge etdis:

– Dieu sait ce que je ferai; pour mapart, je ne sais que faire.

– Hé quoi, dit-il, je ne veux point vousflatter; il faudrait vous préparer à la mort, car je douteque vous serez condamnée, et comme vous êtes vieille délinquante,m’est avis que vous trouverez bien peu de merci. On dit,ajouta-t-il, que votre cas est très clair, et que les témoins vouschargent de façon si positive, qu’il n’y a point à y résister.

C’était un coup à percer les entrailles mêmesd’une qui, comme moi, était pliée sous un tel fardeau, et je ne pusprononcer une parole, bonne ou mauvaise pendant longtemps;enfin j’éclatai en sanglots et je lui dis:

– Oh! monsieur, que faut-ilfaire?

– Ce qu’il faut faire? dit-il. Il fautfaire chercher un ministre, pour lui parler; car en vérité,madame Flanders, à moins que vous n’ayez de bien puissants amis,vous n’êtes point une femme faite pour ce monde.

C’étaient là des discours sans ambages, envérité; mais ils me furent très durs, ou du moins je me lefigurai. Il me laissa dans la plus grande confusion que l’on puisses’imaginer, et toute cette nuit je restai éveillée; etmaintenant je commençai de dire mes prières, ce que je n’avaisguère fait auparavant depuis la mort de mon dernier mari, ou un peude temps après; et en vérité je puis bien appeler ce que jefaisais dire mes prières; car j’étais dans une telleconfusion, et j’avais sur l’esprit une telle horreur, que malgréque je pleurasse et que je répétasse à plusieurs reprisesl’expression ordinaire: – Mon Dieu, ayez pitié de moi!– je ne m’amenais jamais jusqu’au sens d’être une misérablepécheresse, ainsi que je l’étais en effet, et de confesser mespéchés à Dieu, et de demander pardon pour l’amour deJésus-Christ; j’étais enfoncée dans le sentiment de macondition, que j’allais passer en jugement capital, et que j’étaissûre d’être exécutée, et voilà pourquoi je m’écriais toute lanuit:

– Mon Dieu, que vais-je devenir? MonDieu, que vais-je faire? Mon Dieu, ayez pitié de moi!et autres choses semblables.

Ma pauvre malheureuse gouvernante étaitmaintenant aussi affligée que moi, et repentante avec infinimentplus de sincérité, quoiqu’il n’y eût point de chance d’accusationportée contre elle; non qu’elle ne le méritât autant que moi,et c’est ce qu’elle disait elle-même; mais elle n’avait rienfait d’autre pendant bien des années que de receler ce que moi etd’autres avions volé, et de nous encourager à le voler. Mais ellesanglotait et se démenait comme une forcenée, se tordant les mains,et criant qu’elle était perdue, qu’elle pensait qu’il y eût surelle une malédiction du ciel, qu’elle serait damnée, qu’elle avaitété la ruine de toutes ses amies, qu’elle avait amené une telle etune telle, et une telle à l’échafaud; et là elle comptaitquelque dix ou onze personnes, de certaines desquelles j’ai faitmention, qui étaient venues à une fin précoce; et qu’à cetteheure elle était l’occasion de ma perte, puisqu’elle m’avaitpersuadée de continuer, alors que je voulais cesser. Jel’interrompis là:

– Non, ma mère, non, dis-je, ne parlez pointainsi; car vous m’avez conseillé de me retirer quand j’eusobtenu l’argent du mercier, et quand je revins de Harwich, et je nevoulus pas vous écouter; par ainsi vous n’avez point été àblâmer; c’est moi seule qui me suis perdue, et qui me suisamenée à cette misère!

Et ainsi nous passions bien des heuresensemble.

Eh bien, il n’y avait point de remède;le procès suivit son cours et le jeudi je fus transférée à lamaison des assises, où je fus assignée, comme ils disent, et lelendemain, je fus appointée pour être jugée. Sur l’assignation jeplaidai «non coupable», et bien le pouvais-je, carj’étais accusée de félonie et débris de clôture; c’est àsavoir d’avoir félonieusement volé deux pièces de soie de brocart,estimées à 46£, marchandises appartenant à Anthony Johnson,et d’avoir forcé les portes; au lieu que je savais très bienqu’ils ne pouvaient prétendre que j’eusse forcé les portes, ouseulement soulevé un verrou.

Le vendredi je fus menée au jugement. J’avaisépuisé mes esprits à force de pleurer les deux ou trois joursd’avant, si bien que je dormis mieux la nuit du jeudi que jen’attendais et que j’eus plus de courage pour mon jugement que jen’eusse cru possible d’avoir.

Quand le jugement fut commencé et que l’acted’accusation eut été lu, je voulus parler, mais on me dit qu’ilfallait d’abord entendre les témoins et qu’ensuite on m’entendraità mon tour. Les témoins étaient les deux filles, paire de coquinesfortes en gueule, en vérité; car bien que la chose fût vraie,en somme, pourtant elles l’aggravèrent à un point extrême, etjurèrent que j’avais les étoffes entièrement en ma possession, queje les avais cachées sous mes habits, que je m’en allais avec, quej’avais passé le seuil d’un pied quand elles se firent voir, etqu’aussitôt je franchis le seuil de l’autre pied, de sorte quej’étais tout à fait sortie de la maison, et que je me trouvais dansla rue avec les étoffes avant le moment qu’elles me prirent, etqu’ensuite elles m’avaient arrêtée et qu’elles avaient trouvé lesétoffes sur moi. Le fait en somme était vrai; mais j’insistaisur ce qu’elles m’avaient arrêtée avant que j’eusse passé leseuil; ce qui d’ailleurs ne pesait pas beaucoup; carj’avais pris les étoffes, et je les aurais emportées, si je n’avaispas été saisie.

Je plaidai que je n’avais rien volé, qu’ilsn’avaient rien perdu, que la porte était ouverte, et que j’étaisentrée à dessein d’acheter: si, ne voyant personne dans lamaison, j’avais pris en main aucune des étoffes, il ne fallaitpoint en conclure que j’eusse l’intention de les voler, puisque jene les avais point emportées plus loin que la porte, pour mieux lesregarder à la lumière.

La cour ne voulut rien accepter de ces moyens,et fit une sorte de plaisanterie sur mon intention d’acheter cesétoffes, puisque ce n’était point là une boutique faite pour envendre; et quant à les avoir portées à la lumière pour lesregarder, les servantes firent là-dessus d’impudentes moqueries, ety dépensèrent tout leur esprit; elles dirent à la cour que jeles avais regardées bien suffisamment, et que je les avais trouvéesà mon goût, puisque je les avais empaquetées et que je m’en allaisavec.

En somme je fus jugée coupable de félonie, etacquittée sur le bris de clôture, ce qui ne fut qu’une médiocreconsolation, à cause que le premier jugement comportait unesentence de mort, et que le second n’eût pu faire davantage. Lelendemain on m’amena pour entendre la terrible sentence; etquand on vint à me demander ce que j’avais à dire en ma faveur pouren empêcher l’exécution, je demeurai muette un temps; maisquelqu’un m’encouragea tout haut à parler aux juges, puisqu’ilspourraient représenter les choses favorablement pour moi. Ceci medonna un peu de cœur, et je leur dis que je ne savais point deraison pour empêcher la sentence, mais que j’avais beaucoup à direpour implorer la merci de la cour; que j’espérais qu’en untel cas elle me ferait une part d’indulgence, puisque je n’avaispoint forcé de porte, que je n’avais rien enlevé, que personnen’avait rien perdu; que l’homme à qui appartenaient cesétoffes avait eu assez de bonté pour dire qu’il désirât qu’on mefit merci (ce qu’en effet il avait fort honnêtement dit);qu’au pire c’était la première faute et que je n’avais jamaisencore comparu en cour de justice; en somme je parlai avecplus de courage que je n’aurais cru pouvoir faire, et d’un ton siémouvant, que malgré que je fusse en larmes, qui toutefoisn’étaient pas assez fortes pour étouffer ma voix, je pus voir queceux qui m’entendaient étaient émus aux larmes.

Les juges demeurèrent graves et silencieux,m’écoutèrent avec condescendance, et me donnèrent le temps de diretout ce qui me plairait; mais n’y disant ni oui ni non,prononcèrent contre moi la sentence de mort: sentence qui meparut la mort même, et qui me confondit; je n’avais plusd’esprits en moi; je n’avais point de langue pour parler, nid’yeux pour les lever vers Dieu ou les hommes.

Ma pauvre gouvernante était totalementinconsolée; et elle qui auparavant m’avait réconfortée, avaitelle-même besoin de l’être; et parfois se lamentant, parfoisfurieuse, elle était autant hors du sens qu’une folle à Bedlam.

On peut plutôt s’imaginer qu’on ne sauraitexprimer quelle était maintenant ma condition; je n’avaisrien devant moi que la mort; et comme je n’avais pas d’amispour me secourir, je n’attendais rien que de trouver mon nom dansl’ordre d’exécution qui devait arriver pour le supplice, auvendredi suivant, de cinq autres malheureuses et de moi-même.

Cependant ma pauvre malheureuse gouvernantem’envoya un ministre qui sur sa requête vint me rendre visite. Ilm’exhorta sérieusement à me repentir de tous mes péchés et à neplus jouer avec mon âme, ne me flattant point d’espérances de vie,étant informé, dit-il, que je n’avais point lieu d’enattendre; mais que sans feinte il fallait me tourner versDieu de toute mon âme, et lui crier pardon au nom de Jésus-Christ.Il fortifia ses discours par des citations appropriées del’Écriture, qui encourageaient les plus grands pêcheurs à serepentir et à se détourner du mauvais chemin; et quand il eutfini, il s’agenouilla et pria avec moi.

Ce fut alors que pour la première foisj’éprouvai quelques signes réels de repentir; je commençaimaintenant de considérer ma vie passée avec horreur, et ayant uneespèce de vue de l’autre côté du temps, les choses de la vie, commeje crois qu’il arrive à toute personne dans un tel moment,commencèrent de prendre un aspect différent et tout une autre formequ’elles n’avaient fait avant. Les vues de félicité, de joie, lesdouleurs de la vie, me parurent des choses entièrementchangées; et je n’avais rien dans mes pensées qui ne fût siinfiniment supérieur à tout ce que j’avais connu dans la vie qu’ilme parut de la plus grande stupidité d’attacher de l’importance àchose qui fût, quand elle eût la plus grande valeur du monde. Lemot «d’éternité»se représenta avec toutes ses additionsincompréhensibles, et j’en eus des notions si étendues que je nesais comment les exprimer.

Le bon gentilhomme fut tellement ému par lavue de l’influence que toutes ces choses avaient eue sur moi qu’ilbénit Dieu qui avait permis qu’il me vînt voir et résolut de ne pasm’abandonner jusqu’au dernier moment.

Ce ne fut pas moins de douze jours après quenous eûmes reçu notre sentence avant que personne fût envoyé ausupplice; et puis l’ordre de mort, comme ils disent, arriva,et je trouvai que mon nom était parmi les autres. Ce fut unterrible coup pour mes nouvelles résolutions; en vérité moncœur s’enfonça et je pâmai deux fois, l’une après l’autre, mais neprononçai pas une parole. Le bon ministre était bien affligé pourmoi et fit ce qu’il put pour me réconforter avec les mêmesarguments et la même éloquence touchante qu’il avait fait avant, etne me quitta pas de la soirée, tant que les gardiens voulurent luipermettre de rester, à moins qu’il se fît clore sous les verrousavec moi toute la nuit, de quoi il ne se souciait point.

Je m’étonnai fort de ne point le voir lelendemain, étant le jour avant celui qui avait été fixé pourl’exécution, et j’étais infiniment découragée et déprimée, et envérité je tombais presque par manque de cette consolation qu’ilm’avait si souvent, et avec tant de succès, donnée lors de sespremières visites. J’attendis avec une grande impatience, et sousla plus grande oppression d’esprit qu’on puisse s’imaginerjusqu’environ quatre heures qu’il vint à mon appartement: carj’avais obtenu la faveur, grâce à de l’argent, sans quoi en ce lieuon ne peut rien faire, de ne pas être enfermée dans le trou descondamnés, parmi les autres prisonniers qui allaient mourir, maisd’avoir une sale petite chambre pour moi seule.

Mon cœur bondit de joie dans mon sein quandj’entendis sa voix à la porte, même avant que de le voir;mais qu’on juge de l’espèce de mouvement qui se fit dans mon âmelorsque, après de brèves excuses sur ce qu’il n’était pas venu, ilme montra que son temps avait été employé pour mon salut, qu’ilavait obtenu un rapport favorable de l’assesseur qui avait examinémon cas et qu’en somme il m’apportait un sursis.

Il usa de toute la précaution possible à mefaire savoir ce qu’il eût été d’une double cruauté de medissimuler, car ainsi que la douleur m’avait bouleversée avant,ainsi la joie me bouleversa-t-elle maintenant et je tombai dans unepâmoison plus dangereuse que la première, et ce ne fut pas sanspeine que je revins à moi.

Le lendemain matin il y eut une triste scène,en vérité, dans la prison. La première chose dont je fus saluée lematin fut le glas du gros bourdon du Saint-Sépulcre qui annonçaitle jour. Sitôt qu’il commença à tinter, on entendit retentir demornes gémissements et des cris qui venaient du trou des condamnés,où gisaient six pauvres âmes qui devaient être exécutées cejour-là: les unes pour un crime, les autres pour un autre, etdeux pour assassinat.

Ceci fut suivi d’une confuse clameur dans lamaison parmi les différents prisonniers qui exprimaient leursgrossières douleurs pour les pauvres créatures qui allaient mourir,mais d’une manière extrêmement dissemblable; les unspleuraient, d’autres poussaient des hourras brutaux et leursouhaitaient bon voyage; d’autres damnaient et maudissaientceux qui les avaient amenés là; beaucoup s’apitoyaient;et peu d’entre eux, très peu, priaient pour eux.

Il n’y avait guère là de place pour lerecueillement d’esprit qu’il me fallait afin de bénir la Providencepleine de merci, qui m’avait, comme il était, arrachée d’entre lesmâchoires de cette destruction; je restais, comme il était,muette et silencieuse, toute submergée par ce sentiment, etincapable d’exprimer ce que j’avais dans le cœur; car lespassions en telles occasions que celles-ci sont certainement tropagitées pour qu’elles puissent en peu de temps régler leurs propresmouvements.

Pendant tout le temps que les pauvrescréatures condamnées se préparaient à la mort, et que le chapelain,comme on le nomme, se tenait auprès d’elles pour les disposer à sesoumettre à la sentence; pendant tout ce temps, dis-je, jefus saisie d’un tremblement, qui n’était pas moins violent que sij’eusse été dans la même condition que le jour d’avant;j’étais si fortement agitée par ce surprenant accès que j’étaissecouée comme si j’eusse été prise d’une fièvre, si bien que je nepouvais ni parler ni voir, sinon comme une égarée. Sitôt qu’on leseut toutes mises dans les charrettes et qu’elles furent parties, ceque toutefois je n’eus pas le courage de regarder, sitôt, dis-je,qu’elles furent parties, je tombai involontairement dans une crisede larmes, comme si ce fût une indisposition soudaine, et pourtantsi violente, et qui me tint si longtemps que je ne sus quel partiprendre; ni ne pouvais-je l’arrêter ni l’interrompre, non,malgré tout l’effort et le courage que j’y mettais.

Cette crise de larmes me tint près de deuxheures, et ainsi que je crois, me dura jusqu’à ce qu’elles fussenttoutes sorties de ce monde; et puis suivit une bien humble,repentante, sérieuse espèce de joie; ce fut une réelle extaseou une passion de gratitude dans laquelle je passai la plus grandepartie du jour.

Ce fut environ quinze jours après, que j’eusquelques justes craintes d’être comprise dans l’ordre d’exécutiondes assises suivantes; et ce ne fut pas sans grandedifficulté, et enfin par humble pétition d’être déportée que j’yéchappai; si mal étais-je tenue à la renommée, et si forteétait la réputation que j’avais d’être une ancienne délinquante ausens de la loi, quoi que je pusse être aux yeux des juges, n’ayantjamais été amenée encore devant eux pour cas judiciaire; desorte que les juges ne pouvaient m’accuser d’être une anciennedélinquante, mais l’assesseur exposa mon cas comme bon luisembla.

J’avais maintenant la certitude de la vie, envérité, mais avec les dures conditions d’être condamnée à êtredéportée, ce qui était, dis-je, une dure condition, en elle-même,mais non point si on la considère par comparaison. Et je ne feraidonc pas de commentaires sur la sentence ni sur le choix qui me futdonné; nous choisissons tous n’importe quoi plutôt que lamort, surtout quand elle est accompagnée d’une perspective aussidéplaisante au delà, ce qui était mon cas.

Je reviens ici à ma gouvernante, qui avait étédangereusement malade, et ayant approché autant de la mort par samaladie que moi par ma sentence, était extrêmementrepentante; je ne l’avais point vue pendant tout cetemps; mais comme elle se remettait, et qu’elle pouvait toutjustement sortir, elle vint me voir.

Je lui dis ma condition et en quel différentflux et reflux de craintes et d’espérances j’avais étéagitée; je lui dis à quoi j’avais échappé, et sous quellesconditions; et elle était présente lorsque le ministrecommença d’exprimer des craintes sur ce que je retomberais dans monvice lorsque je me trouverais mêlée à l’horrible compagnie quegénéralement on déporte. En vérité, j’y réfléchissaismélancoliquement moi-même, car je savais bien quelle affreuse bandeon embarque d’ordinaire, et je dis à ma gouvernante que lescraintes du bon ministre n’était pas sans fondement.

– Bon, bon! dit-elle, mais j’espère bienque tu ne seras point tentée par un si affreux exemple.

Et aussitôt que le ministre fut parti, elle medit qu’il ne fallait pas me décourager; puisque peut-êtreelle trouverait des voies et moyens pour disposer de moi d’unefaçon particulière, de quoi elle me parlerait plus à plein plustard.

Je la regardai avec attention, et il me parutqu’elle avait l’air plus gai que de coutume, et immédiatementj’entretins mille notions d’être délivrée, mais n’eusse pu pour mavie en imaginer les méthodes, ni songer à une qui fûtpraticable; mais j’y étais trop intéressée pour la laisserpartir sans qu’elle s’expliquât, ce que toutefois, elle fut trèsrépugnante à faire, mais comme je la pressais toujours, me réponditen un peu de mots ainsi:

– Mais tu as de l’argent, n’est-ce pas?En as-tu déjà connu une dans ta vie qui se fît déporter avec100£ dans sa poche? Je te le promets, mon enfant,dit-elle.

Je la compris bien vite, mais lui dis que jene voyais point lieu d’espérer d’autre chose que la stricteexécution de l’ordre, et qu’ainsi que c’était une sévérité qu’onregardait comme une merci, il n’y avait point de doute qu’elle neserait strictement observée. Elle répondit seulementceci:

– Nous essayerons ce qu’on peut faire…

Et ainsi nous nous séparâmes.

Je demeurai en prison encore près de quinzesemaines; quelle en fut la raison, je n’en sais rien;mais au bout de ce temps, je fus embarquée à bord d’un navire dansla Tamise, et avec moi une bande de treize créatures aussi viles etaussi endurcies que Newgate en produisit jamais de mon temps:et, en vérité, il faudrait une histoire plus longue que la miennepour décrire les degrés d’impudence et d’audacieuse coquinerieauxquelles ces treize arrivèrent ainsi que la manière de leurconduite pendant le voyage; de laquelle je possède undivertissant récit qui me fut donné par le capitaine du navire quiles transportait, et qu’il avait fait écrire en grand détail parson second.

On pourra sans doute penser qu’il est inutiled’entrer ici dans la narration de tous les petits incidents qui mesurvinrent pendant cet intervalle de mes circonstances, je veuxdire, entre l’ordre final de ma déportation et le moment que jem’embarquai, et je suis trop près de la fin de mon histoire pour ydonner place; mais je ne saurais omettre une chose qui sepassa entre moi et mon mari de Lancashire.

Il avait été transféré, ainsi que je l’airemarqué déjà de la section du maître à la prison ordinaire, dansle préau, avec trois de ses camarades: car on en trouva unautre à leur joindre après quelque temps; là, je ne sais pourquelle raison, on les garda sans les mettre en jugement près detrois mois. Il semble qu’ils trouvèrent le moyen de corrompre oud’acheter quelques-uns de ceux qui devaient témoigner contre eux,et qu’on manquait de preuves pour les condamner. Après quelqueembarras sur ce sujet, ils s’efforcèrent d’obtenir assez de preuvescontre deux d’entre eux pour leur faire passer la mer; maisles deux autres, desquels mon mari du Lancashire était l’un,restaient encore en suspens. Ils avaient, je crois, une preuvepositive contre chacun d’eux; mais la loi les obligeant àproduire deux témoins, ils ne pouvaient rien en faire;pourtant, ils étaient résolus à ne point non plus relâcher ceshommes; persuadés qu’ils étaient d’obtenir témoignage à lafin et, à cet effet, on fit publier, je crois, que tels et telsprisonniers avaient été arrêtés, et que tout le monde pouvait venirà la prison pour les voir.

Je saisis cette occasion pour satisfaire macuriosité, feignant d’avoir été volée dans le coche de Dunstable,et que je voulais voir les deux voleurs de grand’route; maisquand je vins dans le préau, je me déguisai de telle manière etj’emmitouflai mon visage si bien, qu’il ne put me voir que bienpeu, et qu’il ne reconnut nullement qui j’étais; mais sitôtque je fus revenue, je dis publiquement que je les connaissais trèsbien.

Aussitôt on sut par toute la prison que MollFlanders allait porter témoignage contre un des voleurs degrand’route, grâce à quoi on me remettrait ma sentence dedéportation.

Ils l’apprirent et immédiatement mon maridésira voir cette MmeFlanders qui le connaissait si bien etqui allait témoigner contre lui; et, en conséquence, j’eusl’autorisation d’aller le trouver. Je m’habillai aussi bien que lesmeilleurs vêtements que je souffris jamais de porter là me lepermirent, et je me rendis dans le préau; mais j’avais unchaperon sur la figure; il me dit bien peu de chose d’abord,mais me demanda si je le connaissais; je lui disqu’«oui, fort bien»; mais ainsi que j’avaiscaché mon visage, ainsi je contrefis ma voix aussi, et il n’eut pasla moindre idée de la personne que j’étais. Il me demanda où jel’avais vu; je lui dis entre Dunstable et Brickhill;mais, me tournant vers le gardien qui se trouvait là, je demandais’il ne pouvait me permettre de lui parler seule. Il dit:«Oui, oui» et très civilement se retira.

Sitôt qu’il fut parti et que j’eus fermé laporte, je rejetai mon chaperon, et éclatant en larmes:

– Mon chéri, dis-je, tu ne me reconnaispas?

Il devint pâle et demeura sans voix comme unfrappé par la foudre, et, incapable de vaincre sa surprise, ne ditautre chose que ces mots: «Laissez-moim’asseoir»; puis, s’asseyant près de la table, la têteappuyée sur sa main, fixa le sol des yeux comme stupéfié. Jepleurais si violemment d’autre part que ce fut un bon moment avantque je pusse parler de nouveau; mais après avoir laissé librecours à ma passion, je répétai les mêmes paroles:

– Mon chéri, tu ne me reconnais pas?

Sur quoi il répondit: «Si»,et ne dit plus rien pendant longtemps.

Après avoir continué dans la même surprise ilreleva les yeux vers moi, et dit:

– Comment peux-tu être aussicruelle?

Je ne compris vraiment pas ce qu’il voulaitdire, et je répondis:

– Comment peux-tu m’appeler cruelle?

– De venir me trouver, dit-il, en un lieu telque celui-ci? N’est-ce point pour m’insulter? Je net’ai pas volée, du moins sur la grand’route.

Je vis bien par là qu’il ne savait rien desmisérables circonstances où j’étais, et qu’il pensait qu’ayantappris qu’il se trouvait là, je fusse venue lui reprocher dem’avoir abandonnée. Mais j’avais trop à lui dire pour me vexer, etje lui expliquai en peu de mots que j’étais bien loin de venir pourl’insulter, mais qu’au fort j’étais venue pour que nous nousconsolions mutuellement et qu’il verrait bien aisément que jen’avais point d’intention semblable quand je lui aurais dit que macondition était pire que la sienne, et en bien des façons. Il eutl’air un peu inquiété sur cette impression que ma condition étaitpire que la sienne, mais avec une sorte de sourire ildit:

– Comment serait-ce possible? Quand tume vois enchaîné, et à Newgate, avec deux de mes compagnons déjàexécutés, peux-tu dire que ta condition est pire que lamienne?

– Allons, mon cher, dis-je, nous avons un longouvrage à faire, s’il faut que je conte ou que tu écoutes moninfortunée histoire; mais si tu désires l’entendre, tut’accorderas bien vite avec moi sur ce que ma condition est pireque la tienne.

– Et comment cela se pourrait-il, dit monmari, puisque je m’attends à passer en jugement capital à laprochaine session même?

– Si, dis-je, cela se peut fort bien, quand jet’aurai dit que j’ai été condamnée à mort il y a trois sessions, etque je suis maintenant sous sentence de mort: mon casn’est-il pas pire que le tien?

Alors, en vérité, il demeura encore silencieuxcomme un frappé de mutisme, et après un instant il se dressa.

– Infortuné couple, dit-il, comment est-cepossible?

Je le pris par la main:

– Allons, mon ami, dis-je, assieds-toi etcomparons nos douleurs; je suis prisonnière dans cette mêmemaison, et en bien plus mauvaise condition que toi, et tu serasconvaincu que je ne suis point venue pour t’insulter quand je t’endirai les détails.

Et là-dessus nous nous assîmes tout deux, etje lui contai autant de mon histoire que je pensai convenable,arrivant enfin à ce que j’avais été réduite à une grande pauvreté,et me représentant comme tombée dans une compagnie qui m’avaitentraînée à soulager mes détresses en une façon pour moiinaccoutumée; et qu’eux ayant fait une tentative sur lamaison d’un marchand, j’avais été arrêtée pour n’avoir faitqu’aller jusqu’à la porte, une fille de service m’ayant saisie àl’improviste; que je n’avais point forcé de serrure ni rienenlevé et que ce nonobstant j’avais été reconnue coupable etcondamnée à mourir, mais que les juges ayant été touchés par ladureté de ma condition, avaient obtenu pour moi la faveur d’êtredéportée.

Je lui dis que j’avais eu d’autant plus demalheur que j’avais été prise dans la prison pour une certaine MollFlanders qui était une grande et célèbre voleuse dont ils avaienttous entendu parler, mais qu’aucun d’eux n’avait jamais vue;mais qu’il savait bien que ce n’était point là mon nom. Mais jeplaçai tout sur le compte de ma mauvaise fortune; et que sousce nom j’avais été traitée comme une ancienne délinquante, malgréque ce fût la première chose qu’ils eussent jamais sue de moi. Jelui fis un long récit de ce qui m’était arrivé depuis qu’il m’avaitvue; mais lui dis que je l’avais revu depuis et sans qu’ils’en fût douté; puis je lui racontai comment je l’avais vu àBrickhill; comment il était poursuivi; et comment, endéclarant que je le connaissais et que c’était un fort honnêtegentilhomme, j’avais arrêté la huée et que le commissaire s’enétait retourné.

Il écouta très attentivement toute monhistoire, et sourit de mes aventures, étant toutes infinimentau-dessous de celles qu’il avait dirigées en chef; mais quandje vins à l’histoire de Little Brickhill, il demeurasurpris:

– Alors c’était toi, ma chérie, dit-il, quiarrêtas la populace à Brickhill?

– Oui, dis-je, c’était moi, en vérité; –et je lui dis les détails que j’avais observés alors à sonsujet.

– Mais alors, dit-il, c’est toi qui m’as sauvéla vie dans ce temps; et je suis heureux de te devoir la vie,à toi; car je vais m’acquitter de ma dette à cette heure, ette délivrer de la condition où tu es, dussé-je y périr.

Je lui dis qu’il n’en fallait rienfaire; que c’était un risque trop grand, et qui ne valait pasqu’il en courût le hasard, et pour une vie qui ne valait guèrequ’il la sauvât. Peu importait, dit-il; c’était pour lui unevie qui valait tout au monde, une vie qui lui avait donné unenouvelle vie; «car, dit-il, je n’ai jamais été dans unvéritable danger que cette fois-là, jusqu’à la dernière minute oùj’ai été pris.» Et en vérité son danger à ce moment était ence qu’il pensait qu’il n’eût point été poursuivi par là; carils avaient décampé de Hocksley par un tout autre chemin; etils étaient arrivés à Brickhill à travers champs, par-dessus leshaies, persuadés de n’avoir été vus par personne.

Ici il me donna une longue histoire de sa vie,qui en vérité, ferait une très étrange histoire, et seraitinfiniment divertissante; et me dit qu’il avait pris lagrand’route environ douze ans avant de m’avoir épousée; quela femme qui l’appelait «frère»n’était point saparente, mais une qui était affiliée à leur clique, et qui, tenantcorrespondance avec eux, vivait toujours en ville, à cause qu’elleavait beaucoup de connaissances; qu’elle les avertissait fortexactement sur les personnes qui sortaient de la ville, et qu’ilsavaient fait de riches butins sur ses renseignements; qu’ellepensait avoir mis la main sur la fortune pour lui, quand ellem’avait amenée à lui, mais qu’il s’était trouvé qu’elle avait étédéçue, ce dont il ne pouvait vraiment lui vouloir; que sij’avais eu un état, ainsi qu’elle en avait été informée, il avaitrésolu de quitter la grand’route et de vivre d’une nouvelle vie,sans jamais paraître en public avant qu’on eût publié quelquepardon général, où qu’il eût pu faire mettre son nom, pour del’argent, dans quelque rémission particulière, de façon à êtreparfaitement à l’aise; mais que les choses ayant tournéautrement, il avait dû reprendre son vieux métier.

Il me fit un long récit de quelques-unes deses aventures, et en particulier d’une où il pilla les coches deWest-Chester, près Lichfield, où il fit un gros butin; etensuite, comment il vola cinq éleveurs dans l’Ouest, qui s’enallaient à la foire de Burford, en Wiltshire, pour acheter desmoutons; il me dit qu’il avait pris tant d’argent sur cesdeux coups que s’il eût su où me trouver, il aurait certainementaccepté ma proposition d’aller tous deux en Virginie; ou denous établir sur une plantation ou dans quelque autre colonieanglaise d’Amérique.

Il me dit qu’il m’avait écrit trois lettres etqu’il les avait adressées conformément à ce que je lui avais dit,mais qu’il n’avait point eu de mes nouvelles. C’est ce que jesavais bien, en vérité; mais ces lettres m’étant venues enmain dans le temps de mon dernier mari, je n’y pouvais rien faire,et je n’avais donc point fait de réponse, afin qu’il pensâtqu’elles se fussent perdues.

Je m’enquis alors des circonstances de son casprésent, et de ce qu’il attendait quand il viendrait à être jugé.Il me dit qu’il n’y avait point de preuves contre lui; àcause que sur les trois vols dont on les accusait tous, c’était sabonne fortune qu’il n’y en eût qu’un où il eût été mêlé; etqu’on ne pouvait trouver qu’un témoin sur ce fait, ce qui n’étaitpas suffisant; mais qu’on espérait que d’autres seprésenteraient, et qu’il pensait, quand d’abord il me vit, que j’enfusse une qui était venue à ce dessein; mais que si personnene se présentait contre lui, il espérait qu’il serait absous;qu’on lui avait insinué que s’il se soumettait à la déportation, onla lui accorderait sans jugement, mais qu’il ne pouvait point s’yrésigner, et qu’il pensait qu’il préférerait encore la potence.

Je le blâmai là-dessus; d’abord à causeque, s’il était déporté, il pouvait y avoir cent façons pour lui,qui était gentilhomme et hardi aventurier d’entreprise, de trouvermoyen de revenir; et peut-être quelques voies et moyens deretourner avant que de partir. Il me sourit sur cette partie, etdit que c’était la dernière chose qu’il préférait, ayant unecertaine horreur dans l’esprit à se faire envoyer aux plantations,ainsi que les Romains envoyaient des esclaves travailler dans lesmines; qu’il pensait que le passage en un autre monde fûtbeaucoup plus supportable à la potence, et, que c’était l’opiniongénérale de tous les gentilshommes qui étaient poussés par lesexigences de leurs fortunes à se mettre sur le grand chemin;que sur la place d’exécution on trouvait au moins la fin de toutesles misères de l’état présent; et que, pour ce qui venaitaprès, à son avis, un homme avait autant de chances de se repentirsincèrement pendant les derniers quinze jours de son existence,sous les agonies de la geôle et du trou des condamnés, qu’il enaurait jamais dans les forêts et déserts de l’Amérique; quela servitude et les travaux forcés étaient des choses auxquellesdes gentilshommes ne pouvaient jamais s’abaisser; que cen’était qu’un moyen de les forcer à se faire leurs propresbourreaux, ce qui était bien pire, et qu’il ne pouvait avoir depatience, même quand il ne faisait qu’y penser.

J’usai de mes efforts extrêmes pour lepersuader, et j’y joignis l’éloquence connue d’une femme, je veuxdire celle des larmes. Je lui dis que l’infamie d’une exécutionpublique devait peser plus lourdement sur les esprits d’ungentilhomme qu’aucune mortification qu’il pût rencontrer par delàla mer; qu’au moins dans l’autre cas il avait une chance devivre, tandis que là il n’en avait point; que ce serait pourlui la chose la plus aisée du monde que de s’assurer d’un capitainede navire, étant d’ordinaire gens de bonne humeur; et qu’avecun peu de conduite, surtout s’il pouvait se procurer de l’argent,il trouverait moyen de se racheter quand il arriverait enVirginie.

Il me jeta un regard plein de désir, et jedevinai qu’il voulait dire qu’il n’avait point d’argent; maisje me trompais; ce n’était point là ce qu’il entendait.

– Tu viens de me donner à entendre, ma chérie,dit-il, qu’il pourrait y avoir un moyen de revenir avant que departir, par quoi j’ai entendu qu’il pourrait être possible de seracheter ici. J’aimerais mieux donner deux cents livres pour éviterde partir que cent livres pour avoir ma liberté, une fois que jeserai là-bas.

– C’est que, dis-je, mon cher, tu ne connaispas le pays aussi bien que moi.

– Il se peut, dit-il; et pourtant jecrois, si bien que tu le connaisses, que tu ferais de même; àmoins que ce ne soit, ainsi que tu me l’as dit, parce que tu as tamère là-bas.

Je lui dis que pour ma mère, elle devait êtremorte depuis bien des années; et que pour les autres parentsque j’y pouvais avoir, je ne les connaissais point; quedepuis que mes infortunes m’avaient réduite à la condition, oùj’avais été depuis plusieurs années, j’avais cessé toutecorrespondance avec eux; et qu’il pouvait bien croire que jeserais reçue assez froidement s’il fallait que je leur fissed’abord visite dans la condition d’une voleuse déportée; quepar ainsi, au cas où j’irais là-bas, j’étais résolue à ne les pointvoir; mais que j’avais bien des vues sur ce voyage, qui enôteraient toutes les parties pénibles; et que s’il setrouvait obligé d’y aller aussi, je lui enseignerais aisémentcomment il fallait s’y prendre pour ne jamais entrer en servitude,surtout puisque je trouvais qu’il ne manquait pas d’argent, qui estle seul ami véritable dans cette espèce de condition.

Il me sourit et me répondit qu’il ne m’avaitpoint dit qu’il eût de l’argent. Je le repris du court et lui disque j’espérais qu’il n’avait point entendu par mon discours quej’attendisse aucun secours de lui, s’il avait de l’argent;qu’au contraire, malgré que je n’en eusse pas beaucoup, pourtant jen’étais pas dans le besoin, et que pendant que j’en aurais,j’ajouterais plutôt à sa réserve que je ne l’affaiblirais, sachantbien que quoi qu’il eût, en cas de déportation, il lui faudrait ledépenser jusqu’au dernier liard.

Il s’exprima sur ce chef de la manière la plustendre. Il me dit que l’argent qu’il avait n’était point une sommeconsidérable, mais qu’il ne m’en cacherait jamais une parcelle sij’en avais besoin; et m’assura qu’il n’avait nullement parléavec de telles intentions; qu’il était seulement attentif àce que je lui avais suggéré; qu’ici il savait bien quoifaire, mais que là-bas il serait le misérable le plus impuissantqui fût au monde. Je lui dis qu’il s’effrayait d’une chose où iln’y avait point de terreur; que s’il avait de l’argent, ainsique j’étais heureuse de l’apprendre, il pouvait non seulementéchapper à la servitude qu’il considérait comme la conséquence dela déportation, mais encore recommencer la vie sur un fondement sinouveau, qu’il ne pouvait manquer d’y trouver le succès s’il ydonnait seulement l’application commune qui est usuelle en detelles conditions; qu’il devait bien se souvenir que je lelui avais conseillé il y avait bien des années et que je lui avaisproposé ce moyen de restaurer nos fortunes en ce monde. J’ajoutaiqu’afin de le convaincre tout ensemble de la certitude de ce que jedisais, de la connaissance que j’avais de la méthode qu’il fallaitprendre, et de la probabilité du succès, il me verrait d’abord medélivrer moi-même de la nécessité de passer la mer et puis que jepartirais avec lui librement, de mon plein gré et que peut-êtrej’emporterais avec moi assez pour le satisfaire: que je nelui faisais point cette proposition parce qu’il ne m’était paspossible de vivre sans son aide; mais que je pensais que nosinfortunes mutuelles eussent été telles qu’elles étaientsuffisantes à nous accommoder tous deux à quitter cette partie dumonde pour aller vivre en un lieu où personne ne pourrait nousreprocher le passé, et où nous serions libres, sans les torturesd’un cachot de condamnés pour nous y forcer, de considérer tous nosdésastres passés avec infiniment de satisfaction, regardant que nosennemis nous oublieraient entièrement, et que nous vivrions commenouveaux hommes dans un nouveau monde, n’y ayant personne qui eûtdroit de rien nous dire, ou nous à eux.

Je lui poussai tous ces arguments avec tantd’ardeur et je répondis avec tant d’effet à toutes ses objectionspassionnées, qu’il m’embrassa et me dit que je le traitais avec unesincérité à laquelle il ne pouvait résister; qu’il allaitaccepter mon conseil et s’efforcer de se soumettre à son destindans l’espérance de trouver le confort d’une si fidèle conseillèreet d’une telle compagne de misère; mais encore voulut-il merappeler ce que j’avais dit avant, à savoir qu’il pouvait y avoirquelque moyen de se libérer, avant de partir, et qu’il pouvait êtrepossible d’éviter entièrement le départ, ce qui à son avis valaitbeaucoup mieux.

Nous nous séparâmes après cette longueconférence avec des témoignages de tendresse et d’affection que jepensai qui étaient égaux sinon supérieurs à ceux de notreséparation de Dunstable.

Enfin, après beaucoup de difficultés, ilconsentit à partir; et comme il ne fut pas là-dessus admis àla déportation devant la cour, et sur pétition, ainsi que jel’avais été, il se trouva dans l’impossibilité d’éviterl’embarquement ainsi que je pensais qu’il pouvait le faire.

Le moment de ma propre déportations’approchait. Ma gouvernante qui continuait à se montrer amiedévouée avait tenté d’obtenir un pardon, mais n’avait pu réussir àmoins d’avoir payé une somme trop lourde pour ma bourse, puisque dela laisser vide, à moins de me résoudre à reprendre mon vieuxmétier, eût été pire que la déportation, à cause que là-bas jepouvais vivre, et ici non.

C’est au mois de février que je fus, avectreize autres forçats, remise à un marchand qui faisait commerceavec la Virginie, à bord d’un navire à l’ancre dans Deptford Reach.L’officier de la prison nous mena à bord, et le maître du vaisseausigna le reçu.

Cette nuit-là on ferma les écoutilles surnous, et on nous tint si étroitement enfermés que je pensaiétouffer par manque d’air; et le lendemain matin le navireleva l’ancre et descendit la rivière jusqu’à un lieu nommé Bugby’sHole; chose qui fut faite, nous dit-on, d’accord avec lemarchand, afin de nous retirer toute chance d’évasion. Cependantquand le navire fut arrivé là et eut jeté l’ancre, nous eûmesl’autorisation de monter sur le franc tillac, mais non sur le pont,étant particulièrement réservé au capitaine et aux passagers.

Quand par le tumulte des hommes au-dessus dema tête, et par le mouvement du navire je m’aperçus que nous étionssous voile, je fus d’abord grandement surprise, craignant que nousfussions partis sans que nos amis eussent pu venir nous voir;mais je me rassurai bientôt après, voyant qu’on avait jeté l’ancre,et que nous fûmes avertis par quelques hommes que nous aurions lematin suivant la liberté de monter sur le tillac et de parler à nosamis qui nous viendraient voir.

Toute cette nuit je couchai sur la dure, commeles autres prisonniers; mais ensuite on nous donna de petitescabines – du moins à ceux qui avaient quelque literie à y mettre,ainsi qu’un coin pour les malles ou caisses de vêtements ou delinge, si nous en avions (ce qu’on peut bien ajouter), carquelques-uns n’avaient point de chemise de linge ou de laine quecelle qui était sur leur dos, et pas un denier pour se tirerd’affaire; pourtant ils ne furent pas trop malheureux à bord,surtout les femmes, à qui les marins donnaient de l’argent pourlaver leur linge, etc., ce qui leur suffisait pour acheter ce dontelles avaient besoin.

Quand, le matin suivant, nous eûmes la libertéde monter sur le tillac, je demandai à l’un des officiers si je nepouvais être autorisée à envoyer une lettre à terre pour mes amis,afin de leur faire savoir l’endroit où nous étions et de me faireenvoyer quelques choses nécessaires. C’était le bosseman, hommefort civil et affable, qui me dit que j’aurais toute liberté que jedésirerais et qu’il pût me donner sans imprudence; je lui disque je n’en désirais point d’autre et il me répondit que le canotdu navire irait à Londres à la marée suivante, et qu’il donneraitordre qu’on portât ma lettre.

En effet quand le canot partit, le bossemanvint m’en avertir, me dit qu’il y montait lui-même, et que si malettre était prête, il en prendrait soin. J’avais préparé d’avanceplume, encre et papier, et j’avais fait une lettre adressée à magouvernante dans laquelle j’en avais enfermé une autre pour moncamarade de prison: mais je ne lui laissai pas savoir quec’était mon mari, et je le lui cachai jusqu’à la fin. Dans malettre à ma gouvernante je lui disais l’endroit où était le navireet la pressais de m’envoyer les effets qu’elle m’avait préparéspour le voyage.

Quand je remis ma lettre au bosseman, je luidonnai en même temps un shilling et je lui dis que ce serait pourpayer le commissionnaire que je le suppliais de charger de lalettre sitôt qu’il viendrait à terre, afin que, si possible,j’eusse une réponse rapportée de la même main, et que j’apprisse ceque devenaient mes effets.

– Car, monsieur, dis-je, si le navire partavant que je les aie reçus, je suis perdue.

Je pris garde, en lui donnant le shilling, delui faire voir que j’en étais mieux fournie que les prisonniersordinaires; que j’avais une bourse, où il ne manquait pasd’argent; et je trouvai que cette vue seule m’attira untraitement très différent de celui que j’eusse autrementsubi; car bien qu’il fût civil vraiment, auparavant, c’étaitpar une sorte de compassion naturelle qu’il ressentait pour unefemme dans la détresse; tandis qu’il le fut plus qu’àl’ordinaire après, et me fit mieux traiter dans le navire, dis-je,qu’autrement je ne l’eusse été; ainsi qu’il paraîtra en lieuet place.

Il remit fort honnêtement ma lettre dans lespropres mains de ma gouvernante et me rapporta sa réponse. Et quandil me la donna il me rendit le shilling:

– Tenez, dit-il, voilà votre shilling que jevous rends, car j’ai remis la lettre moi-même.

Je ne sus que dire; j’étais toutesurprise; mais après une pause je répondis:

– Monsieur, vous êtes trop bon; ce n’eûtété que justice que vous vous fussiez alors payé du message.

– Non, non, dit-il, je ne suis que trop payé.Qui est cette dame? Est-ce votre sœur?

– Non, monsieur, dis-je; ce n’est pointma parente; mais c’est une très chère amie, et la seule amieque j’aie au monde.

– Eh bien! dit-il, il y a peu d’amiessemblables. Figurez-vous qu’elle pleure comme une enfant.

– Ah! oui, fis-je encore: je croisbien qu’elle donnerait cent livres pour me délivrer de cetteaffreuse condition.

– Vraiment oui! dit-il, – mais je penseque pour la moitié je pourrais bien vous mettre en mesure de vousdélivrer.

Mais il dit ces paroles si bas que personne neput l’entendre.

– Hélas, monsieur, fis-je, mais alors ceserait une délivrance telle que si j’étais reprise, il m’encoûterait la vie.

– Oui bien, dit-il, une fois hors du navire,il faudrait prendre bonne garde, à l’avenir: je n’y puis riendire.

Et nous ne tînmes pas plus de discours pourl’instant.

Cependant ma gouvernante, fidèle jusqu’audernier moment, fit passer ma lettre dans la prison à mon mari, etse chargea de la réponse; et le lendemain elle arrivaelle-même, m’apportant d’abord un hamac, comme on dit, avec lafourniture ordinaire; elle m’apporta aussi un coffre de mer,c’est à savoir un de ces coffres qu’on fabrique pour les marins,avec toutes les commodités qui y sont contenues, et plein depresque tout ce dont je pouvais avoir besoin; et dans un descoins du coffre, où il y avait un tiroir secret, était ma banque –c’est-à-dire qu’elle y avait serré autant d’argent que j’avaisrésolu d’emporter avec moi; car j’avais ordonné qu’onconservât une partie de mon fonds, afin qu’elle pût m’envoyerensuite tels effets dont j’aurais besoin quand je viendrais àm’établir: car l’argent dans cette contrée ne sert pas àgrand’chose, où on achète tout pour du tabac; à plus forteraison est-ce grand dommage d’en emporter d’ici.

Mais mon cas était particulier; iln’était point bon pour moi de partir sans effets ni argent;et d’autre part pour une pauvre déportée qui allait être venduesitôt qu’elle arriverait à terre, d’emporter une cargaison demarchandises, cela eût attiré l’attention, et les eût peut-êtrefait saisir; de sorte que j’emportai ainsi une partie de monfonds, et que je laissai le reste à ma gouvernante.

Ma gouvernante m’apporta un grand nombred’autres effets; mais il ne convenait pas que je fisse tropla brave du moins avant de savoir l’espèce de capitaine que nousaurions. Quand elle entra dans le navire, je pensai qu’elle allaitmourir vraiment; son cœur s’enfonça, quand elle me vit, à lapensée de me quitter en cette condition; et elle pleura d’unemanière si intolérable que je fus longtemps avant de pouvoir luiparler.

Je profitai de ce temps pour lire la lettre demon camarade de prison, dont je fus étrangement embarrassée. Il medisait qu’il lui serait impossible de se faire décharger à tempspour partir dans le même vaisseau: et par-dessus tout, ilcommençait à se demander si on voudrait bien lui permettre departir dans le vaisseau qu’il lui plairait, bien qu’il consentit àêtre déporté de plein gré, mais qu’on le ferait mettre à bord detel navire qu’on désignerait, où il serait consigné au capitaineainsi qu’on fait pour les autres forçats; tel qu’ilcommençait à désespérer de me voir avant d’arriver en Virginie,d’où il pensait devenir forcené; regardant que si, d’autrepart, je n’étais point là, au cas où quelque accident de mer ou demortalité m’enlèverait, il serait la créature la plus désolée dumonde.

C’était une chose fort embarrassante, et je nesavais quel parti prendre: je dis à ma gouvernante l’histoiredu bosseman, et elle me poussa fort ardemment à traiter avec lui,mais je n’en avais point d’envie, jusqu’à ce que j’eusse appris simon mari, ou mon camarade de prison, comme elle l’appelait, auraitla liberté de partir avec moi, ou non. Enfin je fus forcée de luilivrer le secret de toute l’affaire, excepté toutefois de lui direque c’était mon mari, je lui dis que j’avais convenu fermement aveclui de partir, s’il pouvait avoir la liberté de partir dans le mêmevaisseau, et que je savais qu’il avait de l’argent.

Puis je lui dis ce que je me proposais defaire quand nous arriverions là-bas, comment nous pourrionsplanter, nous établir, devenir riches, en somme, sans plusd’aventures; et, comme un grand secret, je lui dis que nousdevions nous marier sitôt qu’il viendrait à bord.

Elle ne tarda pas à acquiescer joyeusement àmon départ, quand elle apprit tout cela, et à partir de ce momentelle fit son affaire de voir à ce qu’il fût délivré à temps demanière à embarquer dans le même vaisseau que moi, ce qui put sefaire enfin, bien qu’avec une grande difficulté, et non sans qu’ilpassât toutes les formalités d’un forçat déporté, ce qu’il n’étaitpas en réalité, puisqu’il n’avait point été jugé, et qui fut unegrande mortification pour lui.

Comme notre sort était maintenant déterminé etque nous étions tous deux embarqués à réelle destination de laVirginie, dans la méprisable qualité de forçats transportésdestinés à être vendus comme esclaves, moi pour cinq ans, et luitenu sous engagement et caution de ne plus jamais revenir enAngleterre tant qu’il vivrait, il était fort triste etdéprimé; la mortification d’être ramené à bord ainsi qu’ill’avait été comme un prisonnier le piquait infiniment, puisqu’onlui avait dit en premier lieu qu’il serait déporté de façon qu’ilparût gentilhomme en liberté: il est vrai qu’on n’avait pointdonné ordre de le vendre lorsqu’il arriverait là-bas, ainsi qu’onl’avait fait pour nous, et pour cette raison il fut obligé de payerson passage au capitaine, à quoi nous n’étions point tenus:pour le reste, il était autant hors d’état qu’un enfant de fairequoi que ce fût sinon par instructions.

Cependant je demeurai dans une conditionincertaine trois grandes semaines, ne sachant si j’aurais mon mariavec moi ou non, et en conséquence n’étant point résolue sur lamanière dont je devais recevoir la proposition de l’honnêtebosseman, ce qui en vérité lui parut assez étrange.

Au bout de ce temps, voici mon mari venir àbord; il avait le visage colère et morne; son grandcœur était gonflé de rage et de dédain, qu’il fût traîné par troisgardiens de Newgate et jeté à bord comme un forçat, quand iln’avait pas tant qu’été amené en jugement. Il en fit faire degrandes plaintes par ses amis, car il semble qu’il eût quelqueintérêt, mais ils rencontrèrent quelque obstacle dans leursefforts, il leur fut répondu qu’on lui avait témoigné assez defaveur et qu’on avait reçu de tels rapports sur lui depuis qu’onlui avait accordé sa déportation, qu’il devait se juger fort bientraité de ce qu’on ne reprît pas les poursuites. Cette réponse lecalma, car il savait trop bien ce qui aurait pu advenir et ce qu’ilavait lieu d’attendre, et à cette heure il voyait la bonté del’avis auquel il avait cédé d’accepter l’offre de la déportation,et après que son irritation contre ces limiers d’enfer, comme illes appelait, fut un peu passée, il prit l’air rasséréné, commençad’être joyeux, et comme je lui disais combien j’étais heureuse del’avoir tiré une fois encore de leurs mains, il me prit dans sesbras et reconnut avec une grande tendresse que je lui avais donnéle meilleur conseil qui fût possible.

– Ma chérie, dit-il, tu m’as sauvé la vie deuxfois: elle t’appartient désormais et je suivrai toujours tesconseils.

Notre premier soin fut de comparer nosfonds; il eut beaucoup d’honnêteté et me dit que son fondsavait été assez fourni quand il était entré en prison, mais que devivre là comme il l’avait fait, en façon de gentilhomme, et, ce quiétait bien plus, d’avoir fait des amis, et d’avoir soutenu sonprocès, lui avait coûté beaucoup d’argent, et en un mot il ne luirestait en tout que 108£ qu’il avait sur lui en or.

Je lui rendis aussi fidèlement compte de monfonds c’est-à-dire de ce que j’avais emporté avec moi, car j’étaisrésolue, quoi qu’il pût advenir, à garder ce que j’avais laissé enréserve: au cas où je mourrais, ce que j’avais seraitsuffisant pour lui et ce que j’avais laissé aux mains de magouvernante lui appartiendrait à elle, chose qu’elle avait bienméritée par ses services.

Le fonds que j’avais sur moi était de246£ et quelques shillings, de sorte que nous avions entrenous 354£, mais jamais fortune plus mal acquise n’avait étéréunie pour commencer la vie.

Notre plus grande infortune était que ce fondsen argent ne représentait aucun profit à l’emporter auxplantations; je crois que le sien était réellement tout cequi lui restait au monde, comme il me l’avait dit; mais moiqui avais entre 700 et 800£ en banque quand ce désastre mefrappa et qui avais une des amies les plus fidèles au monde pours’en occuper, regardant que c’était une femme qui n’avait point deprincipes, j’avais encore 300£ que je lui avais laisséesentre les mains et mises en réserve ainsi que j’ai dit;d’ailleurs, j’avais emporté plusieurs choses de grande valeur, enparticulier deux montres d’or, quelques petites pièces de vaisselleplate et plusieurs bagues: le tout volé. Avec cette fortuneet dans la soixante et unième année de mon âge je me lançai dans unnouveau monde, comme je puis dire, dans la condition d’une pauvredéportée qu’on avait envoyée au delà des mers pour lui faire grâcede la potence; mes habits étaient pauvres et médiocres, maispoint déguenillés ni sales, et personne ne savait, dans tout levaisseau, que j’eusse rien de valeur sur moi.

Cependant comme j’avais une grande quantité detrès bons habits et du linge en abondance que j’avais fait emballerdans deux grandes caisses, je les fis embarquer à bord, non commemes bagages, mais les ayant fait consigner à mon vrai nom enVirginie; et j’avais dans ma poche les billets déchargement,et dans ces caisses étaient mon argenterie et mes montres et toutce qui avait de la valeur, excepté mon argent, que je conservais àpart dans un tiroir secret de mon coffre et qu’on ne pouvaitdécouvrir ou bien ouvrir, si on le découvrait, sans mettre lecoffre en pièces.

Le vaisseau commença maintenant de seremplir: plusieurs passagers vinrent à bord qui n’avaientpoint été embarqués à compte criminel, et on leur désigna de quois’accommoder dans la grande cabine et autres parties du vaisseau,tandis que nous, forçats, on nous fourra en bas je ne sais où. Maisquand mon mari vint à bord, je parlai au bosseman qui m’avait de sibonne heure donné des marques d’amitié; je lui dis qu’ilm’avait aidé en bien des choses et que je ne lui avais fait aucunretour qui convînt et là-dessus je lui mis une guinée dans lamain; je lui dis que mon mari était maintenant venu à bord etque, bien que nous fussions dans notre infortune présente,cependant nous avions été des personnes d’un autre caractère que labande misérable avec laquelle nous étions venus, et que nousdésirions savoir si on ne pourrait obtenir du capitaine de nousadmettre à quelque commodité dans le vaisseau, chose pour laquellenous lui ferions la satisfaction qu’il lui plairait et que nous lepayerions de sa peine pour nous avoir procuré cette faveur. Il pritla guinée, ainsi que je pus voir, avec grande satisfaction, etm’assura de son assistance.

Puis il nous dit qu’il ne faisait point douteque le capitaine, qui était un des hommes de la meilleure humeurqui fût au monde, ne consentirait volontiers à nous donner lesaises que nous pourrions désirer, et pour nous rassurer là-dessus,il me dit qu’à la prochaine marée il irait le trouver à seule finde lui en parler. Le lendemain matin, m’étant trouvée dormir pluslongtemps que d’ordinaire, quand je me levai et que je montai surle tillac, je vis le bosseman, parmi les hommes, à ses affairesordinaires; je fus un peu mélancolique de le voir là, etallant pour lui parler, il me vit et vint à moi, et, sans luidonner le temps de me parler d’abord, je lui dis ensouriant:

– Je pense, monsieur, que vous nous ayezoubliés, car je vois que vous avez bien des affaires.

Il me répondit aussitôt:

– Venez avec moi, vous allez voir.

Et il m’emmena dans la grande cabine où jetrouvai assis un homme de bonne apparence qui écrivait et qui avaitbeaucoup de papiers devant lui.

– Voici, dit le bosseman à celui qui écrivait,la dame dont vous a parlé le capitaine.

Et, se tournant vers moi, il ajouta:

– J’ai été si loin d’oublier votre affaire,que je suis allé à la maison du capitaine et que je lui aireprésenté fidèlement votre désir d’être fournie de commodités pourvous-même, et votre mari, et le capitaine a envoyé monsieur, quiest maître du vaisseau, à dessein de tout vous montrer et de vousdonner toutes les aises que vous désirez et m’a prié de vousassurer que vous ne seriez pas traités ainsi que vous l’attendez,mais avec le même respect que les autres passagers.

Là-dessus le maître me parla, et ne me donnantpoint le temps de remercier le bosseman de sa bonté, confirma cequ’il m’avait dit, et ajouta que c’était la joie du capitaine de semontrer tendre et charitable surtout à ceux qui se trouvaient dansquelque infortune, et là-dessus il me montra plusieurs cabinesménagées les unes dans la grande cabine, les autres séparées pardes cloisons de l’habitacle du timonier, mais s’ouvrant dans lagrande cabine, à dessein pour les passagers, et me donna liberté dechoisir celle que je voudrais. Je pris une de ces dernières où il yavait d’excellentes commodités pour placer notre coffre et noscaisses et une table pour manger.

Puis le maître me dit que le bosseman avaitdonné un rapport si excellent sur moi et mon mari qu’il avait ordrede nous dire que nous pourrions manger avec lui s’il nous plaisaitpendant tout le voyage, aux conditions ordinaires qu’on fait auxpassagers, que nous pourrions faire venir des provisions fraîchessi nous voulions, ou que, sinon, nous vivrions sur la provisionordinaire et que nous partagerions avec lui. Ce fut là une nouvellebien revivifiante pour moi après tant de dures épreuves etd’afflictions; je le remerciai et lui dis que le capitainenous ferait les conditions qu’il voudrait et lui demandail’autorisation d’aller prévenir mon mari qui ne se trouvait pasfort bien et n’était point encore sorti de sa cabine. Je m’y rendisen effet, et mon mari dont les esprits étaient encore si affaisséssous l’infamie, ainsi qu’il disait, qu’on lui faisait subir, que jele reconnaissais à peine, fut tellement ranimé par le récit que jelui fis de l’accueil que nous trouverions sur le vaisseau, que cefut tout un autre homme et qu’une nouvelle vigueur et un nouveaucourage parurent sur son visage même: tant il est vrai queles plus grands esprits quand ils sont renversés par leursafflictions sont sujets aux plus grandes dépressions.

Après quelque pause pour se remettre, mon marimonta avec moi, remercia le maître de la bonté qu’il noustémoignait et le pria d’offrir l’expression de sa reconnaissance aucapitaine, lui proposant de payer d’avance le prix qu’il nousdemanderait pour notre passage et pour les commodités qu’il nousdonnait. Le maître lui dit que le capitaine viendrait à bordl’après-midi et qu’il pourrait s’arranger avec lui. En effet,l’après-midi le capitaine arriva, et nous trouvâmes que c’étaitbien l’homme obligeant que nous avait représenté le bosseman et ilfut si charmé de la conversation de mon mari qu’en somme il nevoulut point nous laisser garder la cabine que nous avions choisie,mais nous en donna une qui, ainsi que je l’ai dit avant, ouvraitdans la grande cabine, et ses conditions ne furent pointexorbitantes: ce n’était point un homme avide de faire denous sa proie, mais pour quinze guinées nous eûmes tout, notrepassage et nos provisions, repas à table du capitaine et fortbravement entretenus.

Pendant tout ce temps, je ne m’étais fourniede rien de ce qui nous était nécessaire quand nous arriverionslà-bas et que nous commencerions à nous appeler planteurs, etj’étais loin d’être ignorante de ce qu’il fallait à telle occasion,en particulier toutes sortes d’outils pour l’ouvrage desplantations et pour construire et toutes sortes de meubles qui, sion les achète dans le pays, doivent nécessairement coûter ledouble.

Je parlai à ce sujet avec ma gouvernante, etelle alla trouver le capitaine, à qui elle dit qu’elle espéraitqu’on pourrait trouver moyen d’obtenir la liberté de ses deuxmalheureux cousins, comme elle nous appelait, quand nous serionsarrivés par delà la mer; puis s’enquit de lui quelles chosesil était nécessaire d’emporter avec nous, et lui, en hommed’expérience, lui répondit:

– Madame, il faut d’abord que vos cousins seprocurent une personne pour les acheter comme esclaves suivant lesconditions de leur déportation, et puis, au nom de cette personne,ils pourront s’occuper de ce qu’il leur plaira, soit acheter desplantations déjà exploitées, soit acheter des terres en friche augouvernement.

Elle lui demanda alors s’il ne serait pasnécessaire de nous fournir d’outils et de matériaux pour établirnotre plantation, et il répondit que oui, certes; puis, ellelui demanda son assistance en cela et lui dit qu’elle nousfournirait de tout ce qu’il nous faudrait, quoi qu’il lui encoûtât; sur quoi il lui donna une liste des chosesnécessaires à un planteur, qui, d’après son compte, montait à 80 ou100£. Et, en somme, elle s’y prit aussi adroitement pour lesacheter que si elle eût été un vieux marchand de Virginie, sinonque sur mon indication elle acheta plus du double de tout ce dontil lui avait donné la liste.

Elle embarqua toutes ces choses à son nom,prit les billets de chargement et endossa ces billets au nom de monmari, assurant ensuite la cargaison à son propre nom, si bien quenous étions parés pour tous les événements et pour tous lesdésastres.

J’aurais dû vous dire que mon mari lui donnatout son fonds de 108£ qu’il portait sur lui, ainsi que j’aidit, en monnaie d’or, pour le dépenser à cet effet, et je luidonnai une bonne somme en outre, si bien que je n’entamai pas lasomme que je lui avais laissée entre les mains, en fin de quoi nouseûmes près de 200£ en argent, ce qui était plus que suffisantà notre dessein.

En cette condition, fort joyeux de toutes cescommodités, nous fîmes voile de Bugby’s note à Gravesend, où levaisseau resta environ dix jours de plus et où le capitaine vint àbord pour de bon. Ici le capitaine nous montra une civilité qu’envérité nous n’avions point de raison d’attendre, c’est à savoirqu’il nous permit d’aller à terre pour nous rafraîchir, après quenous lui eûmes donné nos paroles que nous ne nous enfuirions pas etque nous reviendrions paisiblement à bord. En vérité le capitaineavait assez d’assurances sur nos résolutions de partir, puisque,ayant fait de telles provisions pour nous établir là-bas, il nesemblait point probable que nous eussions choisi de demeurer ici aupéril de la vie: car ce n’aurait pas été moins. En somme,nous allâmes tous à terre avec le capitaine et soupâmes ensemble àGravesend où nous fûmes fort joyeux, passâmes la nuit, couchâmesdans la maison où nous avions soupé et revînmes tous trèshonnêtement à bord avec lui le matin. Là, nous achetâmes dixdouzaines de bouteilles de bonne bière, du vin, des poulets, ettelles choses que nous pensions qui seraient agréables à bord.

Ma gouvernante resta avec nous tout ce tempset nous accompagna jusqu’aux Downs, ainsi que la femme du capitaineavec qui elle revint. Je n’eus jamais tant de tristesse en meséparant de ma propre mère que j’en eus pour me séparer d’elle, etje ne la revis jamais plus. Nous eûmes bon vent d’est le troisièmejour après notre arrivée aux Downs, et nous fîmes voile de là ledixième jour d’avril, sans toucher ailleurs, jusqu’étant poussé surla côte d’Irlande par une bourrasque bien forte, le vaisseau jetal’ancre dans une petite baie près d’une rivière dont je ne merappelle pas le nom, mais on me dit que c’était une rivière quivenait de Limerick et que c’était la plus grande rivièred’Irlande.

Là, ayant été retenus par le mauvais temps, lecapitaine qui continuait de montrer la même humeur charmante, nousemmena de nouveau tous deux à terre. Ce fut par bonté pour monmari, en vérité qui supportait fort mal la mer, surtout quand levent soufflait avec tant de fureur. Là, nous achetâmes encore desprovisions fraîches, du bœuf, du porc, du mouton et de la volaille,et le capitaine resta pour mettre en saumure cinq ou six barils debœuf, afin de renforcer les vivres. Nous ne fûmes pas là plus decinq jours que la température s’adoucissant après une bonne sautede vent, nous fîmes voile de nouveau et, au bout de quarante-deuxjours, arrivâmes sans encombre à la côte de Virginie.

Quand nous approchâmes de terre, le capitaineme fit venir et me dit qu’il trouvait par mon discours que j’avaisquelques connaissances dans la contrée et que j’y étais venueautrefois, de sorte qu’il supposait que je connaissais la coutumesuivant laquelle on disposait des forçats à leur arrivée. Je luidis qu’il n’en était rien et que pour les connaissances que j’avaislà, il pouvait être certain que je ne me ferais point connaître àaucune d’elles tandis que j’étais dans les conditions d’uneprisonnière, et que, pour le reste, nous nous abandonnionsentièrement à lui pour nous assister ainsi qu’il lui avait plu denous le promettre. Il me dit qu’il fallait qu’une personne du paysvînt m’acheter comme esclave, afin de répondre de moi au gouverneurde la contrée s’il me réclamait. Je lui dis que nous agirions selonses directions, de sorte qu’il amena un planteur pour traiter aveclui comme s’il se fût agi de m’acheter comme esclave, n’y ayantpoint l’ordre de vendre mon mari, et là je lui fus vendue enformalité et je le suivis à terre. Le capitaine alla avec nous etnous mena à une certaine maison, que ce fût une taverne ou non, jen’en sais rien, mais on nous y donna un bol de punch fait avec durhum, etc., et nous fîmes bonne chère. Au bout d’un moment, leplanteur nous donna un certificat de décharge et une reconnaissanceattestant que je l’avais servi fidèlement, et je fus libre dès lelendemain matin d’aller où il me plairait.

Pour ce service le capitaine me demanda sixmille avoir du poids de tabac dont il dit qu’il devait compte à sonarmateur et que nous lui achetâmes immédiatement et lui fîmesprésent, par-dessus le marché, de 20 guinées dont il se déclaraabondamment satisfait.

Il ne convient point que j’entre ici dans lesdétails de la partie de la colonie de Virginie où nous nousétablîmes, pour diverses raisons; il suffira de mentionnerque nous entrâmes dans la grande rivière de Potomac, qui était ladestination du vaisseau, et là nous avions l’intention de nousétablir d’abord malgré qu’ensuite nous changeâmes d’avis.

La première chose d’importance que je fisaprès que nous eûmes débarqué toutes nos marchandises et que nousles eûmes serrées dans un magasin que nous louâmes avec un logementdans le petit endroit du village où nous avions atterri; lapremière chose que je fis, dis-je, fut de m’enquérir de ma mère etde mon frère (cette personne fatale avec laquelle je m’étaismariée, ainsi que je l’ai longuement raconté). Une petite enquêtem’apprit que Mme***, c’est à savoir ma mère était morte, quemon frère ou mari était vivant et, ce qui était pire, je trouvaiqu’il avait quitté la plantation où j’avais vécu et qu’il vivaitavec un de ses fils sur une plantation, justement près de l’endroitoù nous avions loué un magasin.

Je fus un peu surprise d’abord, mais comme jem’aventurais à me persuader qu’il ne pouvait point me reconnaître,non seulement je me sentis parfaitement tranquille, mais j’eusgrande envie de le voir, si c’était possible, sans qu’il me vît.Dans ce dessein je m’enquis de la plantation où il vivait et avecune femme du lieu que je trouvai pour m’aider, comme ce que nousappelons une porteuse de chaise, j’errai autour de l’endroit commesi je n’eusse eu d’autre envie que de me promener et de regarder lepaysage. Enfin j’arrivai si près que je vis la maison. Je demandaià la femme à qui était cette plantation: elle me dit qu’elleappartenait à un tel, et, tendant la main sur la droite:

– Voilà, dit-elle, le monsieur à quiappartient cette plantation et son père est avec lui.

– Quels sont leurs petits noms?dis-je.

– Je ne sais point, dit-elle, quel est le nomdu vieux monsieur, mais le nom de son fils est Humphry, et jecrois, dit-elle, que c’est aussi le nom du père.

Vous pourrez deviner, s’il vous est possible,le mélange confus de joie et de frayeur qui s’empara de mes espritsen cette occasion, car je connus sur-le-champ que ce n’était làpersonne d’autre que mon propre fils par ce père qu’elle memontrait qui était mon propre frère. Je n’avais point de masque,mais je chiffonnai les ruches de ma coiffe autour de ma figure sibien que je fus persuadée qu’après plus de vingt ans d’absence et,d’ailleurs, ne m’attendant nullement en cette partie du monde, ilserait incapable de me reconnaître. Mais je n’aurais point eubesoin à user de toutes ces précautions car sa vue était devenuefaible par quelque maladie qui lui était tombée sur les yeux et ilne pouvait voir que juste assez pour se promener, et ne pas seheurter contre un arbre ou mettre le pied dans un fossé. Comme ilss’approchaient de nous, je dis:

– Est-ce qu’il vous connaît, madameOwen? (C’était le nom de la femme.)

– Oui, dit-elle. S’il m’entend parler, il mereconnaîtra bien, mais il n’y voit point assez pour me reconnaîtreou personne d’autre.

Et alors elle me parla de l’affaiblissement desa vue, ainsi que j’ai dit. Ceci me rassura si bien que je rejetaima coiffe et que je les laissai passer près de moi. C’était unemisérable chose pour une mère que de voir ainsi son propre fils, unbeau jeune homme bien fait dans des circonstances florissantes, etde ne point oser se faire connaître à lui et de ne point oserparaître le remarquer. Que toute mère d’enfant qui lit ces pagesconsidère ces choses et qu’elle réfléchisse à l’angoisse d’espritavec laquelle je me restreignis, au bondissement d’âme que jeressentis en moi pour l’embrasser et pleurer sur lui et comment jepensai que toutes mes entrailles se retournaient en moi, que mesboyaux mêmes étaient remués et que je ne savais quoi faire, ainsique je ne sais point maintenant comment exprimer ces agonies. Quandil s’éloigna de moi, je restai les yeux fixes et, tremblante, je lesuivis des yeux aussi longtemps que je pus le voir. Puis,m’asseyant sur l’herbe juste à un endroit que j’avais marqué, jefeignis de m’y étendre pour me reposer, mais je me détournai de lafemme et, couchée sur le visage, je sanglotai et je baisai la terresur laquelle il avait posé le pied.

Je ne pus cacher mon désordre assez pour quecette femme ne s’en aperçut, d’où elle pensa que je n’étais pointbien, ce que je fus obligée de prétendre qui était vrai; surquoi elle me pressa de me lever, la terre étant humide etdangereuse, ce que je fis et m’en allai.

Comme je retournais, parlant encore de cemonsieur et de son fils, une nouvelle occasion de mélancolie seprésenta en cette manière: la femme commença comme si elleeût voulu me conter une histoire pour me divertir.

– Il court, dit-elle, un conte bien singulierparmi les voisins là où demeurait autrefois ce gentilhomme.

– Et qu’est-ce donc? dis-je.

– Mais, dit-elle, ce vieux monsieur, étantallé en Angleterre quand il était tout jeune, tomba amoureux d’unejeune dame de là-bas, une des plus belles femmes qu’on ait jamaisvue ici et l’épousa et la mena demeurer chez sa mère, qui alorsétait vivante. Il vécut ici plusieurs années avec elle, continua lafemme, et il eut d’elle plusieurs enfants, dont l’un est le jeunehomme qui était avec lui tout à l’heure; mais au bout dequelque temps, un jour que la vieille dame, sa mère, parlait à sabru de choses qui la touchaient et des circonstances où elles’était trouvée en Angleterre, qui étaient assez mauvaises, la brucommença d’être fort surprise et inquiète, et en somme, quand onexamina les choses plus à fond, il parut hors de doute qu’elle, lavieille dame, était la propre mère de sa bru et que, parconséquent, ce fils était le propre frère de sa femme, ce quifrappa la famille d’horreur et la jeta dans une telle confusionqu’ils pensèrent en être ruinés tous; la jeune femme nevoulut pas vivre avec lui, et lui-même, pendant un temps, fut horsdu sens, puis enfin la jeune femme partit pour l’Angleterre et onn’en a jamais entendu parler depuis.

Il est aisé de croire que je fus étrangementaffectée de cette histoire, mais il est impossible de décrire lanature de mon trouble; je parus étonnée du récit et lui fismille questions sur les détails que je trouvai qu’elle connaissaitparfaitement. Enfin je commençai de m’enquérir des conditions de lafamille, comment la vieille dame, je veux dire ma mère, étaitmorte, et à qui elle avait laissé ce qu’elle possédait, car ma mèrem’avait promis très solennellement que, quand elle mourrait, elleferait quelque chose pour moi et qu’elle s’arrangerait pour que, sij’étais vivante, je pusse, de façon ou d’autre, entrer enpossession, sans qu’il fût au pouvoir de son fils, mon frère etmari, de m’en empêcher. Elle me dit qu’elle ne savait pasexactement comment les choses avaient été réglées, mais qu’on luiavait dit que ma mère avait laissé une somme d’argent sur lepayement de laquelle elle avait hypothéqué sa plantation, afin quecette somme fut remise à sa fille si jamais on pouvait en entendreparler soit en Angleterre, soit ailleurs, et que la gérance dudépôt avait été laissée à ce fils que nous avions vu avec sonpère.

C’était là une nouvelle qui me parut tropbonne pour en faire fi, et vous pouvez bien penser que j’eus lecœur empli de mille réflexions sur le parti que je devais prendreet la façon dont je devais me faire connaître, ou si je devraisjamais me faire connaître ou non.

C’était là un embarras où je n’avais pas, envérité, la science de me conduire, ni ne savais-je quel partiprendre; mon esprit était obsédé nuit et jour; je nepouvais ni dormir ni causer; tant que mon mari s’en aperçut,s’étonna de ce que j’avais et s’efforça de me divertir, mais ce futtout en vain; il me pressa de lui dire ce qui me tourmentait,mais je le remis, jusqu’enfin, m’importunant continuellement, jefus forcée de forger une histoire qui avait cependant un fondementréel, je lui dis que j’étais tourmentée parce que j’avais trouvéque nous devions quitter notre installation et changer notre pland’établissement, à cause que j’avais trouvé que je seraisdécouverte si je restais dans cette partie de la contrée;car, ma mère étant morte, plusieurs de nos parents étaient venusdans la région où nous étions et qu’il fallait, ou bien medécouvrir à eux, ce qui dans notre condition présente, ne convenaitpoint sous bien des rapports, ou bien nous en aller, et que je nesavais comment faire et que c’était là ce qui me donnait de lamélancolie.

Il acquiesça en ceci qu’il ne convenaitnullement que je me fisse connaître à personne dans lescirconstances où nous étions alors, et par ainsi il me dit qu’ilétait prêt à partir pour toute autre région de ce pays ou même pourun autre pays si je le désirais. Mais maintenant j’eus une autredifficulté, qui était que si je partais pour une autre colonie, jeme mettais hors d’état de jamais pouvoir rechercher avec succès leseffets que ma mère m’avait laissés; d’autre part, je nepouvais même penser à faire connaître le secret de mon ancienmariage à mon nouveau mari; ce n’était pas une histoire qu’onsupportât qu’on la dise, ni ne pouvais-je prévoir quellespourraient en être les conséquences, c’était d’ailleurs impossiblesans rendre la chose publique par toute la contrée, sans qu’on sûttout ensemble qui j’étais et ce que j’étais maintenant.

Cet embarras continua longtemps et inquiétabeaucoup mon époux, car il pensait que je ne fusse pas franche aveclui et que je ne voulusse pas lui révéler toutes les parties de mapeine, et il disait souvent qu’il s’étonnait de ce qu’il avait faitpour que je n’eusse pas confiance en lui en quoi que ce fût,surtout si la chose était douloureuse et affligeante. La vérité estque j’eusse dû lui confier tout, car aucun homme ne pouvait méritermieux d’une femme, mais c’était là une chose que je ne savaiscomment lui ouvrir, et pourtant, n’ayant personne, à qui en révélerla moindre part, le fardeau était trop lourd pour mon esprit.

Le seul soulagement que je trouvai fut d’enlaisser savoir à mon mari assez pour le convaincre de la nécessitéqu’il y avait pour nous à songer à nous établir dans quelque autrepartie du monde et la prochaine considération qui se présenta futvers quelle région des colonies anglaises nous nous dirigerions.Mon mari était parfaitement étranger au pays et n’avait point tantqu’une connaissance géographique de la situation des différentslieux, et moi qui, jusqu’au jour où j’ai écrit ces lignes, nesavais point ce que signifiait le mot géographique, jen’en avais qu’une connaissance générale par mes longuesconversations avec des gens qui allaient et venaient. Mais jesavais bien que le Maryland, la Pennsylvanie, East et West-Jersey,la Nouvelle-York et la Nouvelle-Angleterre étaient toutes situéesau nord de la Virginie et qu’elles avaient toutes par conséquentdes climats plus froids pour lesquels, pour cette raison même,j’avais de l’aversion; car, ainsi que j’avais toujoursnaturellement aimé la chaleur: ainsi maintenant que jedevenais vieille, je sentais une plus forte inclination à fuir unclimat froid. Je pensai donc à aller en Caroline, qui est lacolonie la plus méridionale des Anglais sur le continent; etlà, je proposai d’aller, d’autant plus que je pourrais aisémentrevenir à n’importe quel moment quand il serait temps de m’enquérirdes affaires de ma mère et de réclamer mon dû.

Mais maintenant je trouvai une nouvelledifficulté; la grande affaire pesait encore lourdement surmes esprits et je ne pouvais songer à sortir de la contrée sansm’enquérir de façon ou d’autre du grand secret de ce que ma mèreavait fait pour moi, ni ne pouvais-je avec aucune patiencesupporter la pensée de partir sans me faire connaître à mon vieuxmari (frère) ou à mon enfant, son fils; seulement j’auraisbien voulu le faire sans que mon nouveau mari en eût connaissanceou sans qu’ils eussent connaissance de lui.

J’agitai d’innombrables desseins dans mespensées pour arriver à ces fins. J’aurai aimé à envoyer mon mari enCaroline pour le suivre ensuite moi-même, mais c’étaitimpraticable, parce qu’il ne voulait pas bouger sans moi, neconnaissant nullement le pays ni la manière de s’établir en lieuque ce fut. Alors je pensai que nous partirions d’abord tous deux,et que lorsque nous serions établie je retournerais enVirginie; mais, même alors, je savais bien qu’il ne seséparerait jamais de moi pour rester seul là-bas; le casétait clair; il était né gentilhomme, et ce n’était passeulement qu’il n’eût point la connaissance du pays, mais il étaitindolent, et quand nous nous établissions, il préférait de beaucoupaller dans la forêt avec son fusil, ce qu’ils appellent là-baschasser et qui est l’ordinaire travail des Indiens; ilpréférait de beaucoup chasser, dis-je, que de s’occuper desaffaires naturelles de la plantation.

C’étaient donc là des difficultésinsurmontables et telles que je ne savais qu’y faire; je mesentais si fortement poussée à me découvrir à mon ancien mari queje ne pouvais y résister, d’autant plus que l’idée qui me couraitdans la tête, c’était que si je ne le faisais point tandis qu’ilvivait, ce serait en vain peut-être que je m’efforcerais deconvaincre mon fils plus tard que j’étais réellement la mêmepersonne et que j’étais sa mère, et qu’ainsi je pourrais perdretout ensemble l’assistance de la parenté et tout ce que ma mèrem’avait laissé. Et pourtant, d’autre part, il me paraissaitimpossible de révéler la condition où j’étais et de dire quej’avais avec moi un mari ou que j’avais passé la mer commecriminelle; si bien qu’il m’était absolument nécessaire dequitter l’endroit où j’étais et de revenir vers lui, comme revenantd’un autre endroit et sous une autre figure.

Sur ces considérations, je continuai à dire àmon mari l’absolue nécessité qu’il y avait de ne point nous établirdans la rivière de Potomac à cause que nous y serions bientôtpubliquement connus, tandis que si nous allions en aucun autre lieudu monde, nous y arriverions avec autant de réputation que famillequelconque qui viendrait y planter. Qu’ainsi qu’il était toujoursagréable aux habitants de voir arriver parmi eux des familles pourplanter qui apportaient quelque aisance, ainsi serions-nous sûrsd’une réception agréable sans possibilité d’une découverte de notrecondition.

Je lui dis aussi qu’ainsi que j’avaisplusieurs parents dans l’endroit où nous étions et que je n’osaispoint me faire connaître à cette heure, de crainte qu’ils vinssentà savoir l’occasion de ma venue, ce qui serait m’exposer au dernierpoint; ainsi avais-je des raisons de croire que ma mère, quiétait morte ici, m’avait laissé quelque chose et peut-être deconsidérable, dont il valait bien la peine de m’enquérir;mais que je ne pouvais point le faire sans nous exposerpubliquement, à moins de quitter la contrée; qu’ensuite, quelque fût le lieu où nous nous établirions je pourrais revenir sousprétexte de rendre visite à mon frère et à mes neveux, me faireconnaître, m’enquérir de mon dû, être reçue avec respect et en mêmetemps me rendre justice. Nous résolûmes donc aller chercher unétablissement dans quelque autre colonie, et ce fut d’abord sur laCaroline que tomba notre choix.

À cet effet, nous commençâmes de nous enquérirsur les vaisseaux qui allaient en Caroline, et au bout de très peude temps on nous informa que de l’autre côté de la baie, comme ilsl’appellent, c’est à savoir, dans le Maryland, il y avait unvaisseau qui arrivait de la Caroline, chargé de riz et d’autresmarchandises, et qui allait y retourner. Là-dessus, nous louâmesune chaloupe pour y embarquer nos effets; puis, disant enquelque sorte un adieu final à la rivière de Potomac, nous passâmesavec tout notre bagage en Maryland.

Ce fut un long et déplaisant voyage, et quemon époux déclara pire que tout son voyage depuis l’Angleterre,parce que le temps était mauvais, la mer rude et le vaisseau petitet incommode; de plus, nous nous trouvions à cent bons millesen amont de la rivière de Potomac, en une région qu’on nomme comtéde Westmoreland; et comme cette rivière est de beaucoup laplus grande de Virginie, et j’ai ouï dire que c’est la plus grandedu monde qui débouche en une autre rivière, et point directementdans la mer, ainsi y trouvâmes-nous du fort mauvais temps, et nousfûmes fréquemment en grand danger, car malgré qu’on l’appellesimplement rivière, elle est parfois si large que lorsque nousétions au milieu, nous n’apercevions point la terre des deux cotéspendant bien des lieues. Puis il nous fallut traverser la grandebaie de Chesapeake, qui a près de trente milles de largeur àl’endroit où y débouche la rivière de Potomac; si bien quenous eûmes un voyage de deux cents milles dans une misérablechaloupe avec tout notre trésor; et si quelque accident nousfût survenu, nous aurions pu être très malheureux, en fin decompte; supposant que nous eussions perdu nos biens, avec lavie sauve seulement, nous aurions été abandonnés nus et désolésdans un pays sauvage et étranger, n’ayant point un ami, point uneconnaissance dans toute cette partie du monde. La pensée seule medonne de l’horreur, même aujourd’hui que le danger est passé.

Enfin, nous arrivâmes à destination au bout decinq jours de voile, – je crois que cet endroit se nommePointe-Philippe, – et voici que lorsque nous arrivâmes, le vaisseaupour la Caroline avait terminé son chargement était parti troisjours avant. C’était une déception; mais pourtant, moi qui nedevais me décourager de rien, je dis à mon mari, que, puisque nousne pouvions passer en Caroline, et que la contrée où nous étionsétait belle et fertile, il fallait voir si nous ne pourrions pointy trouver notre affaire, et que s’il le voulait, nous pourrionsnous y établir.

Nous nous rendîmes aussitôt à terre, mais n’ytrouvâmes pas de commodités dans l’endroit même, ni pour ydemeurer, ni pour y mettre nos marchandises à l’abri; mais untrès honnête quaker, que nous trouvâmes là, nous conseilla de nousrendre en un lieu situé à environ soixante milles à l’est,c’est-à-dire plus près de l’embouchure de la baie, où il dit qu’ilvivait lui-même, et où nous trouverions ce qu’il nous fallait, soitpour planter, soit pour attendre qu’on nous indiquât quelque autrelieu de plantation plus convenable; et il nous invita avectant de grâce que nous acceptâmes, et le quaker lui-même vint avecnous.

Là nous achetâmes deux serviteurs, c’est àsavoir une servante anglaise, qui venait de débarquer d’un vaisseaude Liverpool, et un nègre, choses d’absolue nécessité pour toutesgens qui prétendent s’établir en ce pays. L’honnête quaker nousaida infiniment, et quand nous arrivâmes à l’endroit qu’il nousavait proposé, nous trouva un magasin commode pour nos marchandiseset du logement pour nous et nos domestiques; et environ deuxmois après, sur son avis, nous demandâmes un grand terrain augouvernement du pays, pour faire notre plantation; de sorteque nous laissâmes de côté toute la pensée d’aller en Caroline,ayant fort été bien reçus ici; et au bout d’un an nous avionsdéfriché près de cinquante acres de terre, partie en clôture, etnous y avions déjà planté du tabac, quoiqu’en petitequantité; en outre, nous avions un potager et assez de blépour fournir à nos domestiques des racines, des légumes et du pain.Et maintenant je persuadai à mon mari de me permettre de traverserde nouveau la baie pour m’enquérir de mes amis; il yconsentit d’autant plus volontiers qu’il avait assez d’affaires surles bras pour l’occuper, outre son fusil pour le divertir (ce qu’onappelle chasser par ici), en quoi il prenait beaucoupd’agrément; et en vérité nous nous regardions souvent tousdeux avec infiniment de plaisir, songeant combien notre vie étaitmeilleure, non seulement que celle de Newgate, mais que lescirconstances les plus prospères de l’affreux métier que nousavions pratiqué.

Notre affaire était maintenant en très bonneposture: nous achetâmes aux propriétaires de la colonie, pour35£ payées comptant, autant de terre qu’il nous en fallaitpour nous établir une plantation qui nous suffirait tant que nousvivrions; et pour ce qui est des enfants, j’avais passé cetemps-là.

Mais notre bonne fortune ne s’arrêta paslà; je traversai, ainsi que j’ai dit, la baie, pour me rendreà l’endroit où habitait mon frère, autrefois mon mari; maisje ne passai point dans le même village où j’avais passéavant; mais je remontai une autre grande rivière, sur la riveorientale de la rivière de Potomac, qu’on nomme rivière deRappahanoc, et par ce moyen j’arrivai sur l’arrière de saplantation, qui était très vaste, et à l’aide d’une criquenavigable de la rivière de Rappahanoc, je pus venir tout près.

J’étais maintenant pleinement résolue à allerfranchement et tout droit à mon frère (mari) et à lui dire quij’étais; mais ne sachant l’humeur où je le trouverais, oùplutôt s’il ne serait point hors d’humeur d’une visite siinattendue, je résolus de lui écrire d’abord une lettre afin de luifaire savoir qui j’étais, et que je n’étais point venue lui donnerde l’inquiétude sur nos anciens rapports que j’espérais qui étaiententièrement oubliés, mais que je m’adressais à lui comme une sœur àson frère, lui demandant assistance dans le cas de cette provisionque notre mère, à son décès, avait laissée pour me supporter, et oùje n’avais point de doute qu’il me ferait justice, surtoutregardant que j’étais venue si loin pour m’en informer.

Je lui disais dans ma lettre des choses forttendres au sujet de son fils, qu’il savait bien, lui disais-je, quiétait mon enfant, et qu’ainsi que je n’avais été coupable de rienen me mariant à lui, non plus que lui en m’épousant, puisque nousne savions point du tout que nous fussions parents; ainsij’espérais qu’il céderait à mon désir le plus passionné de voir uneseule fois mon cher et unique enfant et de montrer quelque peu desinfirmités d’une mère, à cause que je préservais une si violenteaffection pour ce fils qui ne pouvait avoir gardé de souvenir demoi en aucune façon.

Je pensais bien qu’en recevant cette lettre,il la donnerait immédiatement à lire à son fils, ses yeux étant,ainsi que je savais, si faibles qu’il ne pouvait point voir pour lalire: mais tout alla mieux encore, car il avait permis à sonfils, à cause que sa vue était faible, d’ouvrir toutes les lettresqui lui viendraient en main à son nom, et le vieux monsieur étantabsent ou hors de la maison quand mon messager arriva, ma lettrevint tout droit dans les mains de mon fils, et il l’ouvrit et lalut.

Il fit venir le messager après quelque peu depause et lui demanda où était la personne qui lui avait remis cettelettre. Le messager lui dit l’endroit, qui était à environ septmilles, de sorte qu’il lui dit d’attendre, se fit seller un cheval,emmena deux domestiques, et le voilà venir vers moi avec lemessager. Qu’on juge de la consternation où je fus quand monmessager revint et me dit que le vieux monsieur n’était pas chezlui, mais que son fils était arrivé avec lui et que j’allais levoir tout à l’heure. Je fus parfaitement confondue, car je nesavais si c’était la guerre ou la paix, et j’ignorais ce qu’ilfallait faire. Toutefois, je n’eus que bien peu de moments pourréfléchir, car mon fils était sur les talons du messager, etarrivant à mon logement, il fit à l’homme qui était à la portequelque question en ce genre, je suppose, car je ne l’entendis pas,à savoir quelle était la dame qui l’avait envoyée, car le messagerdit: «C’est elle qui est là, monsieur»; surquoi mon fils vient droit à moi, me baise, me prit dans ses bras,m’embrassa avec tant de passion qu’il ne pouvait parler et jepouvais sentir sa poitrine se soulever et haleter comme un enfantqui pleure et sanglote sans pouvoir s’écrier.

Je ne puis ni exprimer ni décrire la joie quime toucha jusqu’à l’âme quand je trouvai, car il fut aisé dedécouvrir cette partie, qu’il n’était pas venu comme un étranger,mais comme un fils vers une mère, et en vérité un fils qui n’avaitjamais su avant ce que c’était que d’avoir une mère, et en sommenous pleurâmes l’un sur l’autre pendant un temps considérable,jusqu’enfin il s’écria le premier:

– Ma chère mère, dit-il, vous êtes encorevivante! Je n’avais jamais espéré de voir votre figure.

Pour moi je ne pus rien dire pendantlongtemps.

Après que nous eûmes tous deux recouvré nosesprits et que nous fûmes capables de causer, il me dit l’état oùétaient les choses. Il me dit qu’il n’avait point montré ma lettreà son père et qu’il ne lui en avait point parlé, que ce que sagrand-mère m’avait laissé était entre ses mains à lui-même et qu’ilme rendrait justice à ma pleine satisfaction; que pour sonpère, il était vieux et infirme à la fois de corps et d’esprit,qu’il était très irritable et colère, presque aveugle et incapablede tout; et qu’il faisait grand doute qu’il sût agir dans uneaffaire qui était de nature aussi délicate; et que par ainsiil était venu lui-même autant pour se satisfaire en me voyant, cedont il n’avait pu s’empêcher, que pour me mettre en mesure dejuger, après avoir vu où en étaient les choses, si je voulais medécouvrir à son père ou non.

Tout cela avait été mené en vérité de manièresi prudente et avisée que je vis que mon fils était homme de bonsens et n’avait point besoin d’être instruit par moi. Je lui disque je ne m’étonnais nullement que son père fût comme il l’avaitdécrit à cause que sa tête avait été un peu touchée avant mondépart et que son tourment principal avait été qu’il n’avait pointpu me persuader de vivre avec lui comme sa femme après que j’avaisappris qu’il était mon frère, que comme il savait mieux que moiquelle était la condition présente de son père, j’étais prête à mejoindre à lui en telle mesure qu’il m’indiquerait, que je ne tenaispoint à voir son père puisque j’avais vu mon fils et qu’il n’eût pume dire de meilleure nouvelle que de m’apprendre que ce que sagrand’mère m’avait laissé avait été confié à ses mains à lui qui,je n’en doutais pas, maintenant qu’il savait qui j’étais, nemanquerait pas, ainsi qu’il avait dit, de me faire justice. Puis jelui demandai combien de temps il y avait que ma mère était morte eten quel endroit elle avait rendu l’esprit et je lui donnai tant dedétails sur la famille que je ne lui laissai point lieu de douterde la vérité que j’étais réellement et véritablement sa mère.

Mon fils me demanda alors où j’étais etquelles dispositions j’avais prises. Je lui dis que j’étais fixéesur la rive de la baie qui est dans le Maryland, sur la plantationd’un ami particulier qui était venu d’Angleterre dans le mêmevaisseau que moi; que pour la rive de la baie où je metrouvais, je n’y avais point d’habitation. Il me dit que j’allaisrentrer avec lui et demeurer avec lui, s’il me plaisait, tant queje vivrais, que pour son père il ne reconnaissait personne et qu’ilne ferait point tant que d’essayer de deviner qui j’étais. Jeréfléchis un peu et lui dis que malgré que ce ne fût en véritépoint un petit souci pour moi que de vivre si éloignée de lui,pourtant je ne pouvais dire que ce me serait la chose la plusconfortable du monde que de demeurer dans la même maison que lui,et que d’avoir toujours devant moi ce malheureux objet qui avaitjadis si cruellement détruit ma paix, et que, malgré le bonheur quej’aurais à jouir de sa société (de mon fils), ou d’être si près delui que possible, pourtant je ne saurais songer à rester dans unemaison où je vivrais aussi dans une retenue constante de crainte deme trahir dans mon discours, ni ne serais-je capable de réfrénerquelques expressions en causant avec lui comme mon fils quipourraient découvrir toute l’affaire, chose qui ne conviendrait enaucune façon.

Il reconnut que j’avais raison en toutceci.

– Mais alors, ma chère mère, dit-il, il fautque vous soyez aussi près de moi que possible.

Il m’emmena donc avec lui à cheval jusqu’à uneplantation qui joignait la sienne et où je fus aussi bienentretenue que j’eusse pu l’être chez lui-même. M’ayant laissée là,il s’en retourna après m’avoir dit qu’il me parlerait de la grosseaffaire le jour suivant, et m’ayant d’abord appelée sa tante aprèsavoir donné ordre aux jeunes gens qui, paraît-il, étaient sesfermiers, de me traiter avec tout le respect possible, environ deuxheures après qu’il fut parti, il m’envoya une fille de service etun petit nègre pour prendre mes ordres et des provisions toutespréparées pour mon souper; et ainsi, je me trouvai comme sij’eusse été dans un nouveau monde, et je commençai presque desouhaiter que je n’eusse point amené d’Angleterre mon mari duLancashire.

Toutefois, c’était un souhait où il n’y avaitpas de sincérité, car j’aimais profondément mon mari du Lancashire,ainsi que j’avais toujours fait depuis le commencement, et il leméritait autant qu’il était possible à un homme, soit dit enpassant.

Le lendemain matin, mon fils vint me rendreencore visite presque aussitôt que je fus levée. Après un peu dediscours, il tira premièrement un sac en peau de daim et me ledonna, qui contenait cinquante-cinq pistoles d’Espagne, et me ditque c’était pour solder la dépense que j’avais faite en venantd’Angleterre, car, bien que ce ne fut pas son affaire, pourtant ilne pensait point que j’eusse apporté beaucoup d’argent avec moi,puisque ce n’était point l’usage d’en apporter dans cettecontrée; puis il tira le testament de sa grand’mère et me lelut, par où il paraissait qu’elle m’avait laissé une plantation surla rivière de York avec tous les domestiques et bétail yappartenant, et qu’elle l’avait mise en dépôt entre les mains de cemien fils pour mon usage le jour où il apprendrait où j’étais, laconsignant à mes héritiers, si j’avais des enfants, et à défautd’héritiers, à quiconque il me plairait de la léguer partestament; que le revenu cependant, jusqu’à ce qu’onentendrait parler de moi, appartiendrait à mon dit fils, et que sije n’étais point vivante, la propriété retournerait à lui et à seshéritiers.

Cette plantation, quoiqu’elle fût éloignée dela sienne, il me dit qu’il ne l’avait pas affermée, mais qu’il lafaisait administrer par un gérant principal, ainsi qu’il faisaitpour une autre qui était à son père et qui était située tout près,et qu’il allait l’inspecter lui-même trois ou quatre foisl’année.

Je lui demandai ce qu’il pensait que laplantation pourrait bien valoir; il me dit que si je voulaisl’affermer, il m’en donnerait environ 60£ par an, mais que sije voulais y vivre, qu’elle vaudrait beaucoup plus, et qu’ilpensait qu’elle pourrait me rapporter environ 150£ par an.Mais, regardant que je m’établirais sans doute sur la rive de labaie ou que peut-être j’avais l’idée de retourner au Angleterre, sije voulais lui en laisser la gérance, il l’administrerait pour moiainsi qu’il l’avait fait pour lui-même, et qu’il pensait pouvoirm’envoyer assez de tabac pour rendre annuellement environ100£, quelquefois plus.

La tendre conduite de mon fils et ses offrespleines de bonté m’arrachèrent des larmes presque tout le tempsqu’il me parlait; en vérité, je pus à peine discourir aveclui, sinon dans les intervalles de ma passion. Cependant enfin jecommençai, et exprimant mon étonnement sur le bonheur que j’avaisque le dépôt de ce que ma mère m’avait laissé eût été remis auxmains de mon propre enfant, je lui dis que, pour ce qui était del’héritage de ce domaine, je n’avais point d’enfant que lui aumonde, et que j’avais passé le temps d’en avoir si je me mariais,et que par ainsi je le priais de faire un écrit, que j’étais prêteà signer, par lequel, après moi, je le léguerais entièrement à luiet à ses héritiers.

Et cependant, souriant, je lui demandai ce quifaisait qu’il restait garçon si longtemps. Sa réponse, tendre etprompte, fut que la Virginie ne produisait point abondance defemmes et que puisque je parlais de retourner en Angleterre, il mepriait de lui envoyer une femme de Londres.

Telle fut la substance de notre conversationla première journée, la plus charmante journée qui ait jamais passésur ma tête pendant ma vie et qui me donna la plus profondesatisfaction. Il revint ensuite chaque jour et passa une grandepartie de son temps avec moi, et m’emmena dans plusieurs maisons deses amis où je fus entretenue avec grand respect. Aussi je dînaiplusieurs fois dans sa propre maison, où il prit soin toujours detenir son père à demi mort tellement à l’écart que je ne le visjamais, ni lui moi, je lui fit un cadeau, et c’était tout ce quej’avais de valeur, et c’était une des montres en or desquelles,ai-je dit, j’avais deux dans mon coffre, et je me trouvais avoircelle-ci sur moi, et je la lui donnai à une troisième visite, jelui dis que je n’avais rien de valeur à donner que cette montre etque je le priais de la baiser quelquefois en souvenir de moi. Je nelui dis pas, en vérité, que je l’avais volée au côté d’une damedans une salle de réunion de Londres: soit dit enpassant!

Il demeura un moment hésitant, comme s’ildoutait s’il devait la prendre ou non, mais j’insistai et jel’obligeai à l’accepter, et elle ne valait pas beaucoup moins quesa poche en cuir pleine d’or d’Espagne, non, même si on l’estimaitainsi qu’à Londres, tandis qu’elle valait le double ici. À la fin,il la prit, la baisa et me dit que cette montre serait une dettepour lui, mais qu’il la payerait tant que je vivrais.

Quelques jours après, il apporta les écrits dedonation, et il amena un notaire avec lui, et je les signai de bienbon gré, et les lui remis avec cent baisers, car sûrement jamaisrien ne se passa entre une mère et un enfant tendre et respectueuxavec plus d’affection. Le lendemain, il m’apporte une obligationsous seing et sceau par où il s’engageait à gérer la plantation àmon compte et à remettre le revenu à mon ordre ou que jefusse; et tout ensemble il s’obligeait à ce que ce revenu fûtde 100£ par an. Quand il eut fini, il me dit que, puisquej’étais entrée en possession avant la récolte, j’avais droit aurevenu de l’année courante et me paya donc 100£ en pièces dehuit d’Espagne, et me pria de lui en donner un reçu pour solde detout compte de cette année, expirant au Noël suivant; nousétions alors à la fin d’août.

Je demeurai là plus de cinq semaines, et envérité j’eus assez à faire pour m’en aller, même alors, il voulaitm’accompagner jusque de l’autre côté de la baie, ce que je refusaiexpressément; pourtant, il insista pour me faire faire latraversée dans une chaloupe qui lui appartenait, qui étaitconstruite comme un yacht, et qui lui servait autant à son plaisirqu’à ses affaires. J’acceptai; si bien qu’après les plustendres expressions d’amour filial et d’affection, il me laissapartir, et j’arrivai saine et sauve, au bout de deux jours, chezmon ami le quaker.

J’apportais avec moi, pour l’usage de notreplantation, trois chevaux avec harnais et selles, des cochons, deuxvaches et mille autres choses, dons de l’enfant le plus tendre etle plus affectueux que femme ait jamais eu. Je racontai à mon maritous les détails de ce voyage, sinon que j’appelai mon fils moncousin; et d’abord je lui dis que j’avais perdu ma montre,chose qu’il parut regarder comme un malheur; mais ensuite jelui dis la bonté que mon cousin m’avait témoignée, et que ma mèrem’avait laissé telle plantation, et qu’il l’avait conservée pourmoi dans l’espoir qu’un jour ou l’autre il aurait de mesnouvelles; puis je lui dis que je l’avais remise à sagérance, et qu’il me rendrait fidèlement compte du revenu;puis je tirai les 100£ en argent, qui étaient le revenu de lapremière année; enfin, tirant la bourse en peau de daim avecles pistoles:

– Et voilà, mon ami, m’écriai-je, la montre enor! Et mon mari de dire:

– Ainsi, la bonté divine opère sûrement lesmêmes effets dans toutes les âmes sensibles, partout où le cœur esttouché de la grâce!

Puis levant les deux mains, en une extase dejoie:

– Quelle n’est pas la bonté de Dieu,s’écria-t-il, pour un chien ingrat tel que moi!

Puis je lui fis voir ce que j’avais apportédans la chaloupe; je veux dire les chevaux, cochons, etvaches et autres provisions pour notre plantation; touteschoses qui ajoutèrent à sa surprise et emplirent son cœur degratitude. Cependant nous continuâmes de travailler à notreétablissement et nous nous gouvernâmes par l’aide et la directionde tels amis que nous nous fîmes là, et surtout de l’honnêtequaker, qui se montra pour nous ami fidèle, solide etgénéreux; et nous eûmes très bon succès; car ayant unfonds florissant pour débuter, ainsi que j’ai dit, et quimaintenant s’était accru par l’addition de 130£ d’argent,nous augmentâmes le nombre de notre domestique, bâtîmes une fortbelle maison, et défrichâmes chaque année une bonne étendue deterre. La seconde année j’écrivis à ma vieille gouvernante, pourlui faire part de la joie de notre succès, et je l’instruisis de lafaçon dont elle devait employer la somme que je lui avais laissée,qui était de 250£, ainsi que j’ai dit, et qu’elle devait nousenvoyer en marchandises: chose qu’elle exécuta avec safidélité habituelle, et le tout nous arriva à bon port.

Là nous eûmes supplément de toutes sortesd’habits, autant pour mon mari que pour moi-même; si je prisun soin particulier de lui acheter toutes ces choses que je savaisfaire ses délices: telles que deux belles perruques longues,deux épées à poignée d’argent, trois ou quatre excellents fusils dechasse, une belle selle garnie de fourreaux à pistolets et de trèsbons pistolets, avec un manteau d’écarlate; et, en somme,tout ce que je pus imaginer pour l’obliger et le faire paraître,ainsi qu’il était, brave gentilhomme; je fis venir bonnequantité de telles affaires de ménage dont nous avions besoin, avecdu linge pour nous deux; quant à moi j’avais besoin de trèspeu d’habits ou de linge, étant fort bien fournie auparavant, lereste de ma cargaison se composait de quincaillerie de toute sorte,harnais pour les chevaux, outils, vêtements pour les serviteurs, etdrap de laine, étoffes, serges, bas, souliers, chapeaux et autreschoses telles qu’en porte le domestique, le tout sous la directiondu quaker; et toute cette cargaison vint à bon port et enbonne condition avec trois filles de service, belles etplantureuses, que ma vieille gouvernante avait trouvées pour moi,assez appropriées à l’endroit où nous étions et au travail que nousavions à leur donner; l’une desquelles se trouva arriverdouble, s’étant fait engrosser par un des matelots du vaisseau,ainsi qu’elle l’avoua plus tard, avant même que le vaisseau fûtarrivé à Gravesend; de sorte qu’elle mit au monde un grosgarçon, environ sept mois après avoir touché terre.

Mon mari, ainsi que vous pouvez bien penserfut un peu surpris par l’arrivée de cette cargaison d’Angleterre etme parlant un jour, après qu’il en eut vu les détails:

– Ma chérie, dit-il, que veut dire toutcela? Je crains que tu nous endettes trop avant: quandpourrons-nous payer toutes ces choses?

Je souris et lui dis que tout étaitpayé; et puis je lui dis que ne sachant point ce qui pourraitnous arriver dans le voyage, et regardant à quoi notre conditionpourrait nous exposer, je n’avais pas emporté tout mon fonds et quej’en avais laissé aux mains de mon amie cette partie que,maintenant que nous avions passé la mer et que nous avionsheureusement établis, j’avais fait venir afin qu’il la vît.

Il fut stupéfait et demeura un instant àcompter sur ses doigts, mais ne dit rien; à la fin, ilcommença ainsi:

– Attends, voyons, dit-il, comptant encore surses doigts, et d’abord sur le pouce. – il y a d’abord 246£ enargent, ensuite deux montres en or, des bagues à diamant et de lavaisselle plate, dit-il, – sur l’index; puis sur le doigtsuivant – nous avons une plantation sur la rivière d’York à100£ par an, ensuite 150£ d’argent, ensuite unechaloupe chargée de chevaux, vaches, cochons et provisions – etainsi de suite jusqu’à recommencer sur le pouce – et maintenant,dit-il, une cargaison qui a coûté 250£ en Angleterre, et quivaut le double ici.

– Eh bien, dis-je; que fais-tu de toutcela?

– Ce que j’en fais? dit-il. Mais quidonc prétend que je me suis fait duper quand j’ai épousé ma femmedans le Lancashire? Je crois que j’ai épousé une fortune,dit-il, et, ma foi, une très belle fortune.

En somme, nous étions maintenant dans unecondition fort considérable, et qui s’augmentait chaqueannée; car notre nouvelle plantation croissait admirablemententre nos mains, et dans les huit années que nous y vécûmes, nousl’amenâmes à un point tel que le revenu en était d’au moins300£ par an, je veux dire valait cette somme enAngleterre.

Après que j’eus passé une année chez moi, jefis de nouveau la traversée de la baie pour aller voir mon fils ettoucher les nouveaux revenus de ma plantation; et je fussurprise d’apprendre, justement comme je débarquais, que mon vieuxmari était mort, et qu’on ne l’avait pas enterré depuis plus dequinze jours. Ce ne fut pas, je l’avoue, une nouvelle désagréable,à cause que je pouvais paraître maintenant, ainsi que je l’étais,dans la condition de mariage; de sorte que je dis à mon filsavant de le quitter que je pensais épouser un gentilhomme dont laplantation joignait la mienne; et que malgré que je fusselégalement libre de me marier, pour ce qui était d’aucuneobligation antérieure, pourtant j’entretenais quelque crainte qu’onne fit revivre une histoire qui pouvait donner de l’inquiétude à unmari. Mon fils, toujours tendre, respectueux et obligeant, me reçutcette fois chez lui, me paya mes cent livres et me renvoya chargéede présents.

Quelque temps après, je fis savoir à mon filsque j’étais mariée, et je l’invitai à nous venir voir, et mon marilui écrivit de son côté une lettre fort obligeante où il l’invitaitaussi; et en effet il vint quelques mois après, et il setrouvait justement là au moment que ma cargaison arrivad’Angleterre, que je lui fis croire qui appartenait toute à l’étatde mon mari, et non à moi.

Il faut observer que lorsque le vieuxmisérable, mon frère (mari) fut mort, je rendis franchement compteà mon mari de toute cette affaire et lui dis que ce cousin, commeje l’appelais, était mon propre fils par cette malheureusealliance. Il s’accorda parfaitement à mon récit et me dit qu’il neserait point troublé si le vieux, comme nous l’appelions, eût étévivant.

– En effet, dit-il, ce n’était point ta faute,ni la sienne; c’était une erreur impossible à prévenir.

Il lui reprocha seulement de m’avoir priée detout cacher et de continuer à vivre avec lui comme sa femme aprèsque j’avais appris qu’il était mon frère; ç’avait été,dit-il, une conduite vile.

Ainsi toutes ces petites difficultés setrouvèrent aplanies et nous vécûmes ensemble dans la plus grandetendresse et le plus profond confort que l’on puisses’imaginer; nous sommes maintenant devenus vieux; jesuis revenue en Angleterre, et j’ai près de soixante-dix ans d’âge,mon mari soixante-huit, ayant dépassé de beaucoup le terme assignéà ma déportation; et maintenant, malgré toutes les fatigueset toutes les misères que nous avons traversées, nous avonsconservé tous deux bonne santé et bon cœur. Mon mari demeura là-basquelque temps après moi afin de régler nos affaires, et d’abordj’avais eu l’intention de retourner auprès de lui, mais sur sondésir je changeai de résolution et il est revenu aussi enAngleterre où nous sommes résolus à passer les années qui nousrestent dans une pénitence sincère pour la mauvaise vie que nousavons menée.

ÉCRIT EN L’ANNÉE 1683

FIN

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