Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk

Chapitre 2L’ANABASE DE CHVÉÏK.

Xénophon, grand général des temps anciens,traversa, dit-on, toute l’Asie Mineure sans se soucier de la carte.Les Goths firent également leurs préparatifs de guerre sanss’embarrasser de connaissances topographiques. Marcher de l’avant,marcher toujours tout droit devant soi, se frayer un chemin dansdes pays inconnus, entouré d’adversaires qui n’attendent que lapremière occasion pour vous décimer, voilà ce qu’on appelle uneanabase. Si l’on a la tête d’un Xénophon, ce miracle peut êtrepossible.

Les légions de César accomplirent un pareilexploit. S’étant aventurées, sans cartes, jusque sur les côtes dela mer du Nord, elles poussèrent l’audace jusqu’à s’aviser derentrer par d’autres chemins. C’est depuis ce temps-là qu’on a prisl’habitude de dire que tous les chemins mènent à Rome.

Le brave soldat Chvéïk était égalementpersuadé que tous les chemins le mèneraient à Budeiovitz, lorsqu’ilaperçut un village, dans la direction de Milevsk.

Sans se détourner d’un pouce, il poursuivit samarche, car aucune force humaine ou divine ne peut empêcher un bonsoldat d’arriver, s’il en a fermement l’intention, àBudeiovitz.

C’est ainsi que Chvéïk se trouvait à Kvetov, àl’ouest de Milevsk, au moment même où il venait d’achever dechanter toutes les chansons militaires qu’il avait apprises pendantles longues marches des manœuvres d’antan. Son répertoire étantépuisé, il se voyait obligé de reprendre la chanson&|160;:

Oui, elles ont pleuré comme des brebis

Lorsque nous sommes repartis.

Une vieille paysanne qui sortait de l’église,rencontra Chvéïk sur la chaussée.

–&|160;Bonjour, mon petit&|160;! Où est-ce quetu vas comme cela&|160;?

–&|160;Ah&|160;! dit celui ci, je vaisrejoindre mon régiment à Budeiovitz, la mère. Jepart-en-guerre.

–&|160;Mais, mon petit, tu n’y arriverasjamais, si tu avances dans cette direction, répondit la bonne femmeavec stupeur. Tu vas du côté opposé. Et si tu continues de lasorte, tu seras bientôt à Klatov&|160;!

–&|160;Je pense, dit Chvéïk doucement, quemême en passant par Klatov on peut arriver à Budeiovitz. Ça me feraune jolie balade. Ce qu’il y a de malheureux c’est que vous faitestout votre possible pour arriver à temps au régiment où on vousengueule dès que vous vous montrez.

–&|160;Nous avons eu un gars dans ton genre,soupira la vieille paysanne, il est parti pour Plesné à laLandwehr, il s’appelle Tonitchék Machka, c’est un cousin de mabelle-sœur. Il part pour le front et une semaine après lesgendarmes s’amènent pour le chercher, car on ne le trouvait plus àson régiment. Un jour, nous le voyons revenir, habillé en civil. Ilnous dit qu’il était permissionnaire. Mais le bourgmestres’empressa d’aller avertir les gendarmes qui lui ont salementécourté sa permission. Il vient justement de nous écrire dufront&|160;; il est blessé, on vient de lui couper une jambe.

La bonne femme hocha la tête, regarda Chvéïktristement, et poursuivit&|160;:

–&|160;Écoute-moi, mon fils, va au coin de laforêt. Tu m’y attendras. Je vais te chercher une bonne soupe bienchaude, ça te réchauffera un peu. Je serai vite de retour. On peutvoir d’ici notre hameau, là, derrière ce bois, à droite. Tu feraisbien d’éviter de passer par Graz, car tu pourrais rencontrer desgendarmes. Prends plutôt le chemin qui va sur Malechine, en ayantsoin de passer devant la forêt. Et fais bien attention surtoutlorsque tu arriveras à Tchizové, car dans ce coin les pandores fontune chasse en règle aux déserteurs. Marche directement à travers laforêt sur Aoreazdwits, le gendarme qui est là est un excellenthomme, il laisse passer tout le monde. As-tu des papiers surtoi&|160;?

–&|160;Non, petite mère, rien.

–&|160;Ah&|160;! Ah&|160;! Dans ce cas n’y vapas non plus, file plutôt à Radomichle, mais arrange-toi pour yarriver le soir. C’est le moment où les gendarmes sont au bistrot.Tu verras une maisonnette derrière le Saint-Florent, dans la ruequi descend tu rencontreras une maison peinte en bleu. Là, tudemanderas après le père Melicharek, c’est mon frère. Donne-lui lebonjour de ma part et il t’indiquera ta route pour continuer surBudeiovitz.

Chvéïk attendait depuis une bonne demi-heureau coin de la forêt quand il vit venir la vieille paysanne qui luiapportait la soupe promise. Elle avait eu soin d’envelopper lacasserole dans des linges pour que le potage demeurât chaud.Lorsque Chvéïk se fut rassasié, la bonne femme lui glissa dans lapoche de sa capote un morceau de pain et de lard. Puis, tout en luidonnant sa bénédiction, elle lui confia qu’elle avait deuxpetits-fils «&|160;là-bas&|160;». Ensuite elle lui indiqualonguement avant de le quitter, les villages par où il devaitpasser, les raccourcis et les détours qu’il devait prendre. Enfinelle lui tendit une couronne pour qu’il puisse s’offrir, dit-elle,un verre à Malechine, car la route est longue jusqu’àRadomichle.

Chvéïk, suivant les conseils de la bonnefemme, alla de Tchizové à Radomichle en faisant un détour versl’est&|160;; toujours fermement convaincu, puisqu’on prétend quetous les chemins mènent à Rome, qu’il n’y avait pas de raison pourqu’ils ne conduisissent pas également à Budeiovitz.

À Malechine, il rencontra, chez le bistrot oùil prenait son verre, un vieil accordéoniste qui s’attacha à lui.Le bonhomme croyant avoir affaire à un vrai déserteur, lui proposade l’accompagner dans un village voisin où il avait précisément unefille mariée à un insoumis. Chvéïk ne tarda pas à s’apercevoir quele petit père musicien était à moitié saoul.

–&|160;Elle cache son mari, lui confial’accordéoniste, depuis deux mois, dans l’écurie. Tu en ferasautant et tu pourras attendre de cette façon la fin de la guerre entoute tranquillité. D’ailleurs, quand on est deux dans une écurieon supporte mieux sa réclusion…

Comme Chvéïk refusait poliment, mais fermementde suivre ses conseils, le vieux devint subitement furieux, ils’éloigna, menaçant du poing son compagnon et déclarant qu’ilallait de ce pas le dénoncer aux gendarmes de Tchizové.

Lorsqu’il parvint à Radomichle, Chvéïk trouva,ainsi que le lui avait indiqué la vieille femme, la maison bleue dupaysan Melicharek. Les salutations qu’il lui apporta de la part desa sœur le laissèrent complètement indifférent. Il se contenta,pour toute réponse, de demander à Chvéïk s’il avait des papiers et,en vieux paysan madré, il se mit à parler longuement des maraudeurset des voyous qui empestaient le canton.

–&|160;Voilà des types qui plaquent leurrégiment, tout simplement parce qu’ils ont la frousse, puis ils secachent dans les bois et viennent la nuit faucher les biens despaysans. Ces gens-là, par-dessus le marché, ont tous de drôles degueules. Ils ne savent même pas compter jusqu’à quatre. Et ils ontencore le culot de se fâcher si on leur lâche en pleine figureleurs quatre vérités, ajouta-t-il en voyant que Chvéïk, mécontent,se levait du banc sur lequel il était assis. Si ce client avait laconscience tranquille, ajouta-t-il, il resterait tranquillementassis et ferait voir ses papiers&|160;! Mais, comme il n’en apas…

–&|160;Bonsoir, lui dit Chvéïk.

–&|160;Bonsoir et va chercher tes dupesailleurs&|160;!

Chvéïk s’était déjà remis en route dans lanuit, que le vieux grommelait encore&|160;:

–&|160;Il me fait rire avec son histoire àdormir debout, celui-là&|160;! Il me dit qu’il va à son régiment àBudeiovitz et cette vache va dans la direction de Harozdovits, puisil tourne sur Pisek. Il a peut-être l’intention de faire le tour dumonde&|160;!

Chvéïk marcha pendant toute la nuit lorsque,tout à coup, il aperçut, aux environs de Putim, une meule de pailleau milieu d’un champ. Il se creusa là-dedans une sorte de nid poury passer le restant de la nuit. Comme il s’apprêtait à se fourrerdedans, il s’entendit interpeller&|160;:

–&|160;Eh dis donc&|160;! de quel régiment quetu viens&|160;? Et où que tu vas&|160;?

–&|160;Je suis du 91e de ligne, enroute pour Budeiovitz.

–&|160;Mais tu es frappé, vieux frère&|160;!Tu veux y aller pour tout de bon&|160;?

–&|160;Naturellement, mon lieutenant m’attendlà-bas.

À peine eut-il achevé ces mots que Chvéïkperçut distinctement le rire de trois hommes. Lorsque cet accès degaîté se fut calmé, Chvéïk demanda à son tour aux inconnus de quelrégiment ils étaient. Il apprit ainsi que deux de ces hommesappartenaient au 35e de ligne et qu’il y avait parmi euxun dragon qui venait également de Budeiovitz. Les soldats du35e avaient pris le large à la formation de la dernièrecompagnie de marche, il y avait de cela un mois environ&|160;; ledragon était en bordée depuis les premiers jours de lamobilisation. La meule était à lui. Il passait généralement sesnuits dans la paille au milieu de son champ. Il avait rencontré lesdeux déserteurs dans la forêt et les avait hébergés chez lui. Tousvivaient dans l’espoir que la guerre allait bientôt finir, dans unou deux mois, disaient-ils. Ils déclaraient également que lesRusses se trouvaient déjà quelque part, là-bas, sous Budapest etdans la Moravie. C’est du moins ce qu’on racontait à Putim.

La femme du dragon vint, avant l’aube, pourleur apporter le petit déjeuner. Les gars du 35edéclarèrent avoir l’intention de se rendre à Sdrakoneitsè où vivaitla tante de l’un d’eux. Ils comptaient également sur quelques amispour trouver du travail dans une scierie située dans lesmontagnes.

–&|160;Et toi, le gars du 91e, situ veux, tu peux les accompagner, tu n’as qu’à laisser tomber tonlieutenant.

–&|160;Ce sont des choses, répondit Chvéïk,qui ne se font pas si facilement que ça.

Et sur ces paroles, il regagna son trou aumilieu de la paille, se fourra dedans, et ne tarda pas à serendormir.

Quand il se réveilla, les trois copainsétaient déjà partis. L’un d’eux, le dragon sans doute, avait eul’excellente idée de déposer une tartine à côté de la meule.

Chvéïk se remit courageusement en route et sedirigea vers la forêt. En approchant de Chteknea, il rencontra unvieux clochard qui le salua d’une façon très cordiale en luioffrant une gorgée d’eau-de-vie.

–&|160;Tu ferais bien de ne pas trop tebalader dans ce village, confia-t-il à Chvéïk, ton uniformepourrait t’attirer des ennuis, car les rues fourmillent degendarmes. Nous autres, chemineaux, on nous fiche la paixmaintenant, mais vous, ils vous guettent car vous êtes devenus legibier de choix. C’est qu’ils vous en veulent, les vaches, à vous,les insoumis&|160;! affirma-t-il avec une conviction si profondeque Chvéïk décida de ne rien dire sur son 91erégiment.

Qu’il croie ce qu’il veut, pensa-t-il,pourquoi irais-je retirer ses illusions sur mon compte à ce vieuxfrère&|160;?

–&|160;Et toi, où est-ce que tu vas&|160;?demanda le chemineau après qu’ils eurent allumé leur pipe tout ense mettant à contourner le village.

–&|160;À Budeiovitz.

–&|160;Pour l’amour de Dieu&|160;! fit levieux effrayé, on va t’empoigner en moins de deux là-bas. Tudevrais te procurer un complet de civil et boiter ou fairel’estropié. Mais t’en fais pas, ajouta-t-il, nous marchons surSdrakolitz, Voline et Dud, et je voudrais être changé en panier àsalade si nous n’arrivons pas à dégoter quelque part des fringuesde bourgeois. Dans ce patelin-là, il n’y a que des gens honnêtes,qui ne ferment jamais leurs portes. De plus, par ces soiréesd’hiver, ils ne sont jamais chez eux car ils vont veiller chez lesvoisins. Tu n’auras qu’à choisir un froc. Tu n’as pas besoin degrand’chose. Des godasses, tu en as. Tu n’as qu’à te procurer unfalzar et un veston. Tu donneras tes habits de soldat au youpinHerman Voduar. Il achète les frusques militaires pour les revendredans les villages. Pour aujourd’hui, nous allons aller àActrakoneitz. À quatre heures de marche nous trouverons le parc àmoutons du prince Schwarzburg. J’ai là un vieux copain à moi, unberger, il nous hébergera pour la nuit.

Chvéïk fit ainsi connaissance d’un bon vieuxpaysan, très cordial, qui déclara se rappeler encore fort bien leshistoires que son grand-père lui contait sur les guerresnapoléoniennes. Comme il était d’une vingtaine d’années plus âgéque le chemineau, il l’appelait, ainsi que Chvéïk&|160;: jeunehomme.

–&|160;Car voyez-vous, les gars, dit-il,lorsqu’ils eurent pris place autour du feu où cuisaient des pommesde terre, mon grand-père, lui aussi, déserta. Mais les sergentsl’ont rattrapé à Vodnan et lui ont tellement fustigé les fesses quela viande en pendait en lambeaux. Et il se déclarait heureux, caril aurait pu connaître un sort encore pire. Le fils Agarech deReasitz, derrière Protivine, le grand-père du vieux gardechampêtre, lorsqu’il s’était évadé de son régiment, fut toutbonnement zigouillé à Pisek. Avant d’être conduit au pelotond’exécution, il dut passer entre deux haies de soldats qui ne luiadministrèrent pas moins de 600 coups de verges. Alors,demanda-t-il en tournant ses yeux, que la fumée et la pitiérendaient larmoyants, vers Chvéïk, quand est-ce que tu as plaquéton régiment&|160;?

–&|160;Heu… aussitôt après la mobilisation, aumoment même où l’on me conduisait à la caserne.

–&|160;T’as sauté les grilles de lacaserne&|160;? demanda le berger avec curiosité, en se souvenantpeut-être que son grand-père avait employé le même procédé.

–&|160;On ne pouvait pas faire autrement,petit père.

–&|160;Et la garde&|160;? est-ce qu’elle étaitnombreuse, elle a tiré sur toi&|160;?

–&|160;Heu… ben oui…, grand-père.

–&|160;Et où est-ce que tu vas àprésent&|160;?

–&|160;Il a la manie, répondit le vieuxchemineau à la place de Chvéïk, de vouloir aller à tout prix àBudeiovitz. Ces jeunes gens insouciants courent tous à leur perte.Je voudrais l’amener à des idées plus raisonnables et tout d’abordlui trouver un costume de civil&|160;; après, tout ira bien. Nouspasserons l’hiver en peinards, et au printemps, nous trouveronsfacilement de l’embauche chez un paysan. On aura grand besoin detravailleurs. La famine vient et on parle même d’envoyer leschemineaux au boulot. Il vaut mieux ne pas attendre qu’on nous yforce et y aller de notre propre gré. Les gens seront bientôt touségorgés, conclut-il d’une façon assez imprévue.

–&|160;T’es d’avis, donc, que cela ne finirapas encore cet hiver&|160;? T’as raison, jeune homme&|160;! On en adéjà vu des guerres qui duraient. Comme par exemple les guerres deNapoléon, puis celles de la Suède, puis celles de Sept Ans. Lesgens ont largement mérité ce fléau. Comment le bon Dieu aurait-ilpu tolérer l’orgueil de tout ce monde-là&|160;? Voulez-voussavoir&|160;? On ne veut plus manger que de l’agneau et dugigot&|160;! Il n’y a pas très longtemps, une bande de gens estvenue ici, en procession, pour que je leur vende en douce unagneau. Ils se plaignaient de ne bouffer que du porc et desvolailles rôties au beurre et au saindoux. Je ne m’étonne pas quele Seigneur leur en veuille et puisqu’ils ont eu le culot de leverleur nez aussi haut, j’espère qu’il ne les lâchera pas jusqu’à cequ’ils aient appris à bouffer de la vache enragée, comme à l’époquedes guerres de Napoléon. Les autorités ne savent plus que faire,tellement les gens sont aveuglés par l’orgueil. Le vieux princeSchwarzenburg, par exemple, se baladait dans une simple voiture etvoilà que son voyou de fils a déjà son automobile. Le bon Dieu luifera, un jour, avaler son essence.

Pendant que l’eau chantait doucement dans labouilloire, le vieux berger, après une courte pause, reprit laparole et déclara d’un ton prophétique&|160;:

–&|160;Et bien sûr qu’il ne gagnera pas cetteguerre, je parle du kaiser. Car le peuple se fout pas mal de laguerre et de la victoire. Comme le maître de Stragonitz le disaitl’autre jour, tout cela est arrivé parce qu’il n’a pas voulu sefaire couronner roi des Tchèques. Il a beau faire le malin,maintenant&|160;! Espèce de vieille fripouille, tu avais promis dete faire couronner, il fallait tenir ta promesse&|160;!

–&|160;Peut-être, remarqua le chemineau, qu’ils’y décidera maintenant.

–&|160;On s’en fout, jeune homme, repartit leberger, il est trop tard. Tu devrais écouter ce que les voisins seracontent quand ils se réunissent en bas à Skochitz. Chacun d’eux al’un des siens «&|160;là-bas&|160;». Si tu entendais ce qu’ilsdisent de la guerre&|160;! Que la liberté, nous la trouveronslorsque la guerre sera terminée&|160;; que l’on va chasser lesseigneurs des châteaux, et que, aux rois et princes eux-mêmes, onne fera pas de quartier. Pour des parlotes de ce genre, lesgendarmes ont déjà mis en tôle un certain Koginka, en déclarantqu’il cherchait à nous exciter contre le gouvernement. Ah, on peutdire qu’ils en ont du boulot à présent les gendarmes&|160;!

–&|160;Oh pour ça, ils n’en ont jamais manqué,observa le chemineau en faisant la grimace. Je me souviens qu’àKladno, il y avait dans le temps un certain monsieur Rotter commeinspecteur de gendarmerie. Ce cochon eut l’idée, un jour, de fairecroiser ses chiens de police avec des chiens loups. Ceux-là ont unflair extraordinaire à ce qu’il paraît. Et il le fit comme ill’avait dit. Bientôt toute une meute de chiens loups trottaientderrière ses fesses. Il leur fit construire une maison où ilsvivaient aussi bien que le bon Dieu en France. Bon, voilà-t-il pasqu’il se met dans la tête, un jour, de faire des expériences surles pauvres chemineaux avec ses pensionnaires. Et il ordonna auxgendarmes dans tout le district de Kladno d’empoigner et de luilivrer tous les clochards qu’ils rencontreraient. Bon… Je radinetout juste là à ce moment. Je marchais en peinard au milieu de laforêt quand ils m’ont attrapé en route et amené devant leur chef.Vous n’avez pas idée de ce que j’ai dû supporter avec ces salescabots&|160;! D’abord, il me fait renifler par ses écoliers, puisil m’ordonne de monter à une échelle. Au moment où j’arrive enhaut, il lâche une de ses bêtes sur moi&|160;; elle se précipite àmes trousses et me jette du haut de l’échelle par terre. Là, j’aivu le moment où ce sale cabot me dévorait. Alors ils ont faitrentrer les clebs et ils m’ont dit de foutre le camp et de mecacher n’importe où. Bon. Je m’en vais dans la vallée de Katchak,dans un ravin du fin fond de la forêt, mais voilà-t-il pas qu’unedemi-heure après, deux de ces chiens loups arrivaient sur moi àtoute vitesse et me flanquaient par terre. L’un me tient à lagorge, à cet endroit même, tandis que l’autre s’en retournait pourfaire son rapport à Kladno. Au bout d’une heure je vois rappliquerl’inspecteur et ses gendarmes. Ils rappellent le chien, et le chefme donne cinq couronnes et la permission de mendier pendant deuxjours à Kladno. Des clous&|160;! Voilà ce que je me suis dit. J’aipris le large et je me suis cavalé comme si j’avais eu le feu auderrière, et depuis j’ai plus mis les pieds dans ce maudit pays.Tous les chemineaux d’ailleurs ont fait de même. Ils préféraientfaire un large détour que de passer par là, car ce cochond’inspecteur continuait toujours ses sales expériences. Il lesadorait ces sales cabots&|160;! On me racontait, dans les postes degendarmerie, que lorsqu’il faisait ses tournées d’inspection, laseule chose à laquelle il s’intéressait c’étaient ces chiens, etpartout où il en trouvait un, il était si heureux que, de joie, ilse soûlait de plaisir avec le sergent du poste.

Et, pendant que le vieux berger épluchait lespommes de terre et versait du lait caillé dans une casserole, lechemineau continuait à conter ses souvenirs, concernant lesexploits des gendarmes&|160;:

–&|160;Il y avait à Lipnitz, dit-il, un chefde poste qui habitait dans une misérable cahute. Moi, de bonne foi,j’ai toujours pensé qu’une station de gendarmerie doit se trouver àun endroit distingué, au marché ou en face de la mairie, enfin àquelque endroit chic et non pas dans une rue dégueulasse. Bon. Jemarche d’un bout à l’autre de la ville sans faire attention auxécriteaux. Je vais d’une maison à l’autre et j’arrive devant unesorte de bouge&|160;; j’ouvre la porte et je m’annonce&|160;:«&|160;Ayez pitié, messieurs-dames, d’un pauvre père defamille.&|160;» Ah, mes chers amis&|160;! mes pieds se sont commeenracinés. Je me trouvais dans le poste de gendarmerielui-même&|160;! Je vois les carabines aux murs, le crucifix sur latable, les gros registres sur les étrangers, et notre bon vieuxkaiser, accroché au mur, qui me regardait d’un air étonné. Avantque j’aie eu le temps de dire un mot, le chef saute sur moi et meflanque une de ces paires de claques qui m’ont fait dégringolerl’escalier. Je n’ai repris le souffle qu’à Keijleitz. Ahvoyez-vous, c’est ce que l’on peut appeler une administration,celle des gendarmes&|160;!

Sur ces mots les trois hommes se mirent àmanger leur soupe puis, s’allongeant sur des bancs, ils netardèrent pas à s’endormir.

Au milieu de la nuit Chvéïk se leva sans bruitet s’éloigna dans la campagne. À l’est la lune commençait à semontrer et, s’aidant de sa lueur, Chvéïk se dirigea vers l’est touten se répétant avec insistance&|160;: «&|160;Impossible que je neparvienne pas par là à Budeiovitz&|160;!&|160;»

Comme il sortait de la forêt, il vit une villesur sa droite. Chvéïk se dirigea aussitôt à l’ouest, puis vers lesud, contourna Vodnan, fit un détour par les champs, et le soleilmontant le salua sur les pentes couvertes de neige, au-dessus deProtivine.

–&|160;Toujours en avant&|160;! se dit lebrave soldat Chvéïk. Puisque le devoir m’appelle dans ce sacréBudeiovitz, il faut que j’y arrive&|160;!

Vers midi, il découvrit devant lui un village.Descendant la pente de la colline il se dit&|160;: Ça ne peut pascontinuer comme ça, il faut que je demande mon chemin pour aller àBudeiovitz.

Mais quel ne fut pas son étonnement endécouvrant à l’entrée du village une borne sur laquelle illut&|160;: Canton de Putim.

–&|160;Nom de Dieu&|160;! soupira-t-il, jesuis de nouveau à Putim&|160;!

À ce moment, un gendarme sortit d’une maison,pareil à une araignée qui surveille une proie qui vient de seprendre dans sa toile.

Le gendarme marcha droit sur Chvéïk etl’interpella&|160;:

–&|160;Où est-ce que vous allez&|160;?

–&|160;À Budeiovitz, rejoindre monrégiment.

Le pandore eut un rire railleur&|160;:

–&|160;Mais vous en venez, de Budeiovitz. Vousavez Budeiovitz derrière le dos.

Et, sans plus de façon, il entraîna Chvéïk auposte. Le chef de gendarmerie à Putim était connu, dans tout lepatelin, comme un type particulièrement poli et comme un très finpolicier. Il n’avait pas l’habitude de rudoyer ses victimes, maisil les soumettait à un interrogatoire si savamment conduit quel’innocent lui-même était contraint d’avouer.

–&|160;La science de la criminologie, avait-ill’habitude de dire, est fondée sur l’intelligence et sur lapolitesse. Inutile d’engueuler les clients, ordonnait-il à sessubordonnés. Il faut au contraire les traiter avec les plus grandségards. Qu’il s’agisse de suspects ou de délinquants, tout enfaisant le nécessaire pour qu’ils crachent ce qu’ils ont sur laconscience.

–&|160;Je vous souhaite la bienvenue,camarade.

C’est en ces termes qu’il salua le bravesoldat Chvéïk.

–&|160;Ayez l’obligeance de vous asseoir,ajouta-t-il en lui désignant un siège, cette longue marche a dûvous fatiguer. Reposez-vous et veuillez avoir l’obligeance de nousdire où vous allez.

Chvéïk répéta au chef ce qu’il avait déjà ditau gendarme, à savoir qu’il était en route pour se rendre àBudeiovitz.

–&|160;Dans ce cas-là, vous vous êtes trompéde chemin, mon cher, répondit le chef, ironique. Vous venezjustement de Budeiovitz. Il m’est facile de vous en convaincre.Tenez, justement au-dessus de vous, vous avez la carte de laBohême. Prenez donc la peine de regarder, mon brave. Dans le sud,un peu au-dessus de nous, c’est Protivine&|160;; au sud deProtivine, c’est Budeiovitz. Par conséquent, vous n’allez pas versBudeiovitz, mais vous en revenez.

Le chef de poste observa cordialement levisage candide de Chvéïk qui, tranquille et digne, se contenta derépéter&|160;:

–&|160;Je vous déclare que je vais àBudeiovitz.

Cette réponse était aussi inébranlable quecelle de Galilée à ses juges&|160;: «&|160;Eppur, simuove&|160;! – Et pourtant, elle se meut&|160;!&|160;»

–&|160;Écoutez, mon brave, reprit le chef deposte, toujours amicalement, je vais vous expliquer, et vousconviendrez vous-même, à la fin, que votre obstination à nier nefait qu’aggraver vos aveux.

–&|160;Vous avez bien raison, mon adjudant, onne peut pas nier et avouer en même temps.

–&|160;Voyez-vous&|160;! Vous finissez tout demême par me donner raison, mon brave. Et dites-moi, maintenant,sans détours, d’où vous êtes parti et le chemin que vous avez prispour vous rendre à votre Budeiovitz&|160;! Je souligne lemot, votre Budeiovitz, car il paraît qu’il existe sansdoute une autre ville de ce nom, quelque part, au nord de Putim,laquelle, par malheur, n’est pas encore marquée sur la carte.

–&|160;Je suis parti de Tabor, réponditChvéïk.

–&|160;Et que faisiez-vous à Tabor&|160;?

–&|160;J’attendais le train pourBudeiovitz.

–&|160;Et pourquoi ne l’avez-vous paspris&|160;?

–&|160;Je n’avais pas de billet.

–&|160;Et pourquoi ne vous a-t-on pas délivrégratuitement un billet, puisque vous êtes militaire&|160;?

–&|160;Je n’avais pas de papiers sur moi.

–&|160;Voilà&|160;! s’écria le chef,victorieux, à un de ses gendarmes. Il n’est pas si bête qu’il en al’air, mais il commence à s’embrouiller.

Le chef reposa sa question comme s’il n’avaitpas entendu la réponse de Chvéïk.

–&|160;Vous êtes donc parti de Tabor&|160;?Bien. Où êtes-vous allé après&|160;?

–&|160;À Budeiovitz.

L’expression cordiale du chef s’assombrit uninstant. Il jeta un coup d’œil rapide sur la carte.

–&|160;Pouvez-vous nous indiquer sur la carte,le chemin que vous avez pris pour vous rendre àBudeiovitz&|160;?

–&|160;Je ne me rappelle plus très bien tousles villages que j’ai traversés, je sais seulement que j’aitraversé déjà une fois Putim.

Le chef de poste échangea un regard inquietavec l’un de ses hommes et poursuivit ainsi soninterrogatoire&|160;:

–&|160;Vous vous trouviez donc à la gare deTabor&|160;? Bien. Avez-vous quelque chose sur vous&|160;?Montrez-moi ce que vous avez dans vos poches.

On se mit en devoir de fouiller Chvéïk. Maison ne trouva sur lui que sa pipe et quelques allumettes. Le chefl’interpella de nouveau.

–&|160;Pourriez-vous me dire comment il sefait que vous n’ayez rien sur vous&|160;?

–&|160;Cela prouve que je n’ai besoin de rien,répondit Chvéïk tranquillement.

–&|160;Mon Dieu, soupira le chef, vous nesimplifiez guère ma tâche. Voyons, vous me disiez tout à l’heureque vous étiez déjà venu à Putim. Qu’avez-vous fait ici&|160;?

–&|160;J’ai simplement continué ma route surBudeiovitz.

–&|160;Ah&|160;! voilà que vous vousembrouillez&|160;! Vous me disiez tout à l’heure que vous êtes alléà Budeiovitz, et maintenant, une fois convaincu du contraire, vousavouez que vous en revenez.

–&|160;J’ai dû faire un joli détour.

Le chef échangea une fois encore un regardsignificatif avec ses hommes.

–&|160;Oui, oui, je comprends, dit-il, un jolidétour&|160;! J’ai l’impression que vous vous êtes tout simplementoccupé à rôder autour de nous. Êtes-vous resté longtemps à la garede Tabor&|160;?

–&|160;Jusqu’au départ du dernier train pourBudeiovitz.

–&|160;Et qu’avez-vous fait pendant cetemps&|160;?

–&|160;J’ai causé avec des soldats qui setrouvaient-là.

Avec un regard encore plus significatifadressé à ses subordonnés, le chef poursuivit&|160;:

–&|160;Et de quoi par exemple avez-vous causéavec ces soldats&|160;? Que leur avez-vous demandé&|160;?

–&|160;Je leur ai demandé, répondit Chvéïk, dequel régiment ils étaient et où ils se rendaient.

–&|160;Parfait. Et n’avez-vous pas demandéégalement de combien de soldats est composé un régiment&|160;? oupar exemple, comment il est organisé&|160;?

–&|160;Je n’ai pas eu besoin de le demander,car je le sais par cœur depuis longtemps.

–&|160;Tiens, tiens, vous êtes doncparfaitement instruit sur l’organisation de notre armée&|160;?

–&|160;Mais oui, mon adjudant.

Alors le chef de poste se résolut à jouer sondernier atout. Souriant triomphalement à ses gendarmes, ildemanda&|160;:

–&|160;Vous parlez le russe&|160;?

–&|160;Non, répondit Chvéïk, en toutesimplicité.

Le chef fit un signe au brigadier qui emmenaaussitôt son homme dans la pièce voisine. Puis, se frottant lesmains comme s’il venait d’obtenir une éclatante victoire, ildéclara&|160;:

–&|160;Avez-vous entendu&|160;? Il prétendqu’il ne parle pas le russe&|160;! C’est un fin roublard. Il a toutavoué, sauf ce qui est le plus important. Demain, nous le feronsconduire au commandant de district à Pisek. La criminologie estfondée sur l’intelligence et sur la politesse. Qui aurait pu croireune chose pareille&|160;? Il a tout à fait l’air d’un crétin, maisce sont justement ceux-là qui sont les plus dangereux. Enattendant, il faut le mettre aux arrêts. Je vais rédiger leprocès-verbal de cette affaire.

Et ce même après-midi, le chef du poste,toujours souriant, se mit à faire son rapport où revenait à chaquedeux lignes, cette phrase&|160;: «&|160;Convaincud’espionnage&|160;».

La situation, à mesure qu’il écrivait, luiapparaissait de plus en plus nette. Aussi, lorsqu’il termina&|160;:«&|160;Je déclare avec obéissance que l’officier russe en questiona été conduit aujourd’hui même devant M.&|160;le Commandant dudistrict de Pisek&|160;», il ne put retenir un sourire triomphal.Puis il demanda au brigadier&|160;:

–&|160;Avez-vous donné à manger à cet officierennemi&|160;?

–&|160;Suivant vos ordres, nous ne donnons denourriture qu’à ceux qui nous sont amenés avant midi.

–&|160;Mais, c’est qu’il s’agit d’uneimportante exception, répondit vivement le chef. Cet homme doitêtre un officier supérieur, peut-être même un officierd’état-major. Vous pensez bien que les Russes ne se servent pas depauvres bougres de brigadiers pour assurer leur serviced’espionnage. Faites venir un bon déjeuner de chez Kotzourek. S’iln’a plus rien, demandez-lui de vous préparer un repas en vitesse.Ensuite vous nous ferez un bon thé au rhum que vous servirez ici.Mais surtout ne dites rien à personne, ne parlez à nulle âme quivive de la prise que nous venons de faire. C’est un secretmilitaire.

Puis, à voix basse, il demanda&|160;:

–&|160;Et que fait maintenant notreprisonnier&|160;?

–&|160;Il nous a demandé un peu de tabac,répondit le gendarme. Il a l’air très content et n’est pas plusgêné que s’il était chez lui. «&|160;Vous avez bien chaud, ici, medisait-il. Est-ce que votre fourneau ne fume pas&|160;? Je me plaisbeaucoup chez vous. Si votre fourneau fumait, vous n’auriez qu’àramoner les tuyaux. Mais surtout pas avant midi et jamais quand lesoleil se trouve au-dessus de votre cheminée.&|160;»

–&|160;Ça, c’est de la finesse&|160;! s’écriale chef plein d’enthousiasme. Il se conduit absolument comme sitoute cette affaire ne le regardait pas&|160;! Pourtant il saitfort bien qu’il sera zigouillé&|160;! Ces gens-là méritent d’êtrerespectés, même s’ils sont nos adversaires. Cet homme-là marche àla mort les yeux ouverts, crânement&|160;! Je ne sais pas trop sinous en serions capables. Nous hésiterions peut-être. Mais lui, ils’assied commodément sur un escabeau et vous déclare aveccalme&|160;: «&|160;Il fait bon chez vous. Est-ce que votrefourneau ne fume pas&|160;?&|160;» Ça, ça peut s’appeler uncaractère, brigadier&|160;! Cet homme doit avoir des nerfs enacier&|160;! Un sentiment de sacrifice, une volonté de fer et del’enthousiasme&|160;! Ah&|160;! si en Autriche nous avions cetenthousiasme&|160;! Mais nous avons aussi chez nous deshéros&|160;! Avez-vous lu sur la Narodni Politikàl’histoire de ce lieutenant d’artillerie qui s’était dissimulé ausommet d’un pin pour y établir un poste d’observation&|160;?Lorsque les nôtres ont été refoulés, il n’en pouvait plus descendresans risquer de tomber entre les mains de l’ennemi. Eh bien,savez-vous ce qu’il a-fait&|160;? Il a tout bonnement attendu leretour de notre armée. Et savez-vous combien cela a duré&|160;?Quatorze jours&|160;! Pendant quatorze jours, il s’est tenu à sonposte&|160;! À la fin, il en était réduit à ronger l’écorce de sonarbre pour ne pas mourir de faim. Il a bouffé presque tout lepin&|160;! Lorsque les nôtres sont arrivés, sa joie était tellequ’il dégringola du haut de son poste et se cassa le cou. On l’adécoré après sa mort de la médaille d’argent. Ça c’est del’héroïsme, brigadier&|160;! ajouta-t-il avec enthousiasme. Maisvoilà que nous bavardons. Allez donc lui porter son déjeuner. Puis,se ravisant, il déclara&|160;: En attendant, envoyez-le-moi.

Le brigadier ramena Chvéïk dans le bureau duchef. Celui-ci fit signe au prisonnier de s’asseoir, puis ildemanda à Chvéïk&|160;:

–&|160;Avez-vous des parents&|160;?

–&|160;Non.

Le chef de poste pensa que tout était mieuxainsi. Au moins, la mort de ce malheureux, songea-t-il, ne causerade chagrin à personne. Il regarda longuement, avec attention, lafigure innocente de Chvéïk, lui frappa sur l’épaule dans un accèsde cordialité, puis, se penchant vers lui, il lui demanda d’un tonpaternel&|160;:

–&|160;Alors, comment vous trouvez-vous enBohême&|160;?

–&|160;J’aime beaucoup la Bohême, réponditChvéïk. Sur mon chemin, je n’ai trouvé que de braves gens.

Le chef de poste hocha la tête d’un airaffirmatif.

–&|160;Notre peuple est brave et bon,ajouta-t-il. Il arrive bien que nous ayons des vols ou des rixes,mais tout cela n’est pas très grave. Je suis ici depuis quinze anset, tout compte fait, la moyenne des assassinats n’est que de troisquarts par an.

–&|160;Vous voulez parler, répliqua Chvéïk, degens aux trois quarts assassinés&|160;?

–&|160;Mais non, pas du tout, je veux dire quependant les quinze ans de mon service, il ne s’est pas commis plusde onze crimes dans cette région, dont cinq avaient le vol pourmotif. Les autres étaient insignifiants.

Le chef demeura muet un instant, puis ilreprit son interrogatoire selon sa méthode personnelle.

–&|160;Qu’aviez-vous l’intention de faire àBudeiovitz&|160;?

–&|160;Je voulais entrer au 91e deligne, répondit Chvéïk.

Sur cette réponse, le chef intima à Chvéïkl’ordre de se retirer rapidement dans la pièce à côté, afin de nepas oublier d’ajouter à son rapport au commandant dedistrict&|160;: «&|160;Connaissant bien le russe, il cherchait às’introduire dans le 91e régiment de ligne.&|160;»

Le chef de poste, ravi, se frotta les mains.Il était fort content du résultat de sa méthode. Il se souvenaitavec mépris de son prédécesseur, le sergent-chef Burger qui,incapable d’interroger les détenus d’une façon scientifique, secontentait de les envoyer simplement au juge du district enrédigeant un rapport laconique de ce genre&|160;: «&|160;Suivantles dires du brigadier, le nommé X… a été pris en flagrant délit devagabondage.&|160;»

Tout en considérant son rapport, le chefouvrit d’un air satisfait son tiroir et en retira une circulaireconfidentielle de la direction provinciale de Prague. Elle portaiten grosses lettres l’inscription habituelle&|160;:«&|160;Rigoureusement confidentielle&|160;». Et le chef lut encoreune fois&|160;:

«&|160;Les postes et stations de gendarmerieont le devoir de surveiller avec une attention toute particulièreles gens passant par leur rayon. Les mouvements de nos troupes enGalicie orientale ont ouvert une brèche dans nos lignes parlaquelle certains détachements de l’armée russe ont pu traverserles Carpathes et s’introduire à l’intérieur de l’Empire. Nos lignesont dû être reculées à l’ouest de la monarchie. Cette situation afacilité l’infiltration des espions russes à l’intérieur del’hinterland, notamment en Silésie et en Moravie, d’où, suivant nosinformations confidentielles, un certain nombre d’espions russesont pénétré en Bohême. Nous sommes parvenus à découvrir parmi euxla présence de Tchèques russes, qui, ayant été formés dans lesécoles supérieures de guerre russes, étant, d’autre part, enpossession complète de la langue tchèque, se révèlentparticulièrement dangereux. Il est à redouter surtout qu’ils nedéveloppent parmi la population tchèque une propagande subversive.La direction provinciale ordonne en conséquence d’arrêter tous leséléments suspects et de redoubler de vigilance pour surveillerparticulièrement les rayons dans le voisinage desquels se trouventdes garnisons et des dépôts militaires, ainsi que des gares lesdesservant. Les détenus devront être soumis immédiatement à uninterrogatoire très serré et conduis au chef dudistrict.&|160;»

Le chef de poste, Flanderka, sourit une foisencore à la circulaire confidentielle et la remit dans la chemiseavec les autres, dans le rayon des documents rigoureusementconfidentiels et secrets.

Il y en avait d’ailleurs à profusion. Leministère de l’intérieur, secondé par le ministère de la défensenationale auquel la gendarmerie appartenait, se chargeait d’enfabriquer chaque jour à tour de bras. À la direction provinciale,tous les ronds-de-cuir étaient chargés de ce travail. On yrédigeait&|160;:

L’ordonnance concernant le contrôle de lamentalité du peuple, les instructions pour l’observation, à l’aidedes conversations recueillies, des effets exercés par les nouvellesdu front sur la population.

Un questionnaire concernant l’attitude de lapopulation devant la souscription nationale des bons de la défenseet autres emprunts d’État.

Un questionnaire au sujet de l’humeur desconscrits et de ceux qui sont appelés à passer prochainement auconseil de révision.

Un questionnaire concernant l’opinion desconseillers municipaux et des intellectuels.

Une ordonnance prescrivant l’établissementimmédiat de la répartition des forces entre les partis politiquesreprésentant la population de la localité.

Une ordonnance concernant la surveillance del’activité des leaders des organisations politiques de la localité,ayant une influence sur le peuple.

Un questionnaire concernant les journaux,revues et brochures distribués dans le rayon des postes degendarmerie.

Instructions au sujet de la surveillance desrelations de certains personnages suspects de sentiments déloyaux,avec ordre de se renseigner sur la façon dont ils expriment leursopinions subversives.

Instructions concernant l’acquisitiond’indicateurs et d’informateurs rétribués agissant dans lapopulation.

Instructions pour le travail des indicateursau service des postes de gendarmerie, indicateurs devant êtrechoisis dans la population de la localité.

Chaque jour avait apporté de nouvellesinstructions, ordonnances et questionnaires. Sous cette avalancheministérielle, le chef de poste avait pris l’habitude de laisser laplupart de ces questionnaires sans réponse et de remplir les autresà l’aide de quelques phrases stéréotypées, déclarant par exempleque la loyauté de son rayon était au-dessus de tout soupçon&|160;;qu’elle était de la catégorie Ia. Le ministère de l’intérieurautrichien avait, en effet, inventé les catégories suivantes pourla classification des sentiments de la population en face de lamonarchie&|160;:

Ia, Ib, IIa, IIb, IIIa, IIIb, IIIc, IVa, IVb,IVc. La dernière catégorie, que désignait le chiffre romain IV,signifiait&|160;: a&|160;: traître, bon pour la potence&|160;;b&|160;: à isoler&|160;; c&|160;: à surveiller ou arrêter. Legouvernement s’intéressait tout particulièrement à ce que lescitoyens pensaient de lui.

Le chef de poste se tordait souvent les mainsde désespoir en voyant augmenter chaque jour la masse de cesimprimés. Il se sentait défaillir en recevant son courrier. Et si,dans ses nuits d’insomnie, il songeait à la multiplicité desquestionnaires en souffrance, il sentait la folie le gagner peu àpeu. La direction provinciale, pensait-il, m’ôtera peu à peu ce quime reste de raison, je ne pourrai même pas me réjouir de lavictoire finale des armées autrichiennes, car d’ici là je seraidevenu complètement gâteux.

Mais, impitoyable, la direction provincialecontinuait à le bombarder de nouveaux questionnaires.

Pourquoi n’avait-il pas encore envoyé saréponse à la circulaire n°&|160;72.345&|160;: 721 ALF&|160;?Pourquoi les instructions n°&|160;88.772&|160;: 822 GTHrestaient-elles en souffrance&|160;? Quels étaient les résultats deses recherches au sujet du n°&|160;123.456&|160;: I. 423 BIP,etc.

Mais c’était l’ordonnance concernant lesmouchards recrutés parmi la population qui lui causa le plusd’ennuis. Comme il lui était impossible d’en trouver un dans sonvillage, aux confins de la Blata (célèbre par ses révoltespaysannes), où il n’y avait que de fortes têtes, il imagina degagner pour ce service le berger de la commune, celui qu’onappelait d’habitude&|160;: «&|160;Hé, Pekpu, saute&|160;!&|160;»,car le pauvre idiot obéissait toujours à cet ordre. C’était unmalheureux enfant qui végétait misérablement avec le salaire que lacommune lui allouait pour la garde de ses troupeaux.

M.&|160;Flanderka le fit appeler un jour etlui posa cette question&|160;: «&|160;Sais-tu, Pekpu, qui est levieux Prohaska&|160;?&|160;»

–&|160;Mée…

–&|160;Ne meugle pas. Il s’agit de chosessérieuses. Donc, sache que c’est notre empereur qu’on appelleainsi. Sais-tu qui est notre kaiser&|160;?

–&|160;Notre taïjer&|160;?

–&|160;Bien, Pekpu&|160;! Si tu entendais direquelque part, lorsque tu vas manger chez des paysans, que notrekaiser n’est qu’un vieil imbécile ou quelque chose de ce genre, tuviendrais me le dire et je te donnerai un seckserl (4 sous). Si onte racontait également que nous sommes incapables de gagner laguerre, tu viendrais me le dire aussitôt, et tu auras encore 4sous. Mais si, par hasard, je viens à apprendre que tu m’as cachéquelque chose tu auras à faire à moi&|160;! Je te fais arrêter etje t’envoie à Pisek. Et maintenant, hop&|160;! Pekpu,saute&|160;!

Ayant accompli son saut rituel, Pekpu reçutson seckserl, et M.&|160;Flanderka rédigea le jour même un longrapport dans lequel il expliquait qu’il venait d’acquérir unindicateur de premier ordre.

Le lendemain, le curé vint faire au chef deposte une communication grave et confidentielle. Il avait rencontréle matin même, au bout du village, le berger de la commune qui luiadressa la parole en ces termes&|160;:

–&|160;Monseigneur, sachez que monsieurl’adjudant m’a dit hier que le kaiser n’était qu’un vieil imbécileet que nous étions incapables de gagner la guerre… Hopp&|160;!

Après avoir complété les informations du curé,Flanderka fit arrêter le berger qui fut condamné quelques semainesplus tard par la cour de Hradjine à douze ans de prison pourintelligence avec l’ennemi, complot contre la sûreté de l’État, etcrime d’incitation de militaires à la désobéissance.

Pekpu saute&|160;! se comporta devant lesmagistrats de la cour exactement de la même façon que devant lespaysans. Il répondit à chaque question par un bêlement, etlorsqu’on lui lut la sentence, il fit un bond, ce qui lui valut unepeine de plusieurs jours de cachot, aggravée de trois jours dejeûne par semaine.

Depuis cette fâcheuse affaire,M.&|160;Flanderka décida de se passer d’indicateur, il en inventaun de toutes pièces, lui donna un état-civil et augmenta de lasorte son revenu mensuel de 5o couronnes, qu’il s’empressa deporter au cabaret du «&|160;Chat Botté&|160;». Mais à peineétait-il arrivé à son dixième demi que le remords vint letourmenter, si bien que son voisin lui-même le remarqua&|160;:

–&|160;Notre bon dieu d’adjudant paraît avoirdu chagrin, dit-il.

Le chef de poste, pour échapper à ce remords,répondit à quelques questionnaires de la façon suivante&|160;:«&|160;L’humeur de la population se maintient toujours à la hauteurde Ia.&|160;»

Mais cette mesure ne lui fit pas recouvrerentièrement sa quiétude de jadis. Le cauchemar d’une inspection decontrôle vint le hanter jour et nuit. Il voyait constamment devantlui une corde qu’on lui attachait autour du cou pour le conduire àla potence au pied de laquelle le ministre de la défense nationalel’attendait pour le terrasser par cette question&|160;:«&|160;Dites donc, adjudant, où diable avez-vous foutu la réponse àla circulaire n°&|160;178967 XYZ&|160;: 28.792&|160;?&|160;»

Mais, voici que le sort a tourné aujourd’huiet qu’il lui prépare une belle revanche&|160;; il lui sembleentendre sonner le salut des cors de chasse de tous les coins de lastation, et retentir l’éloge rituel&|160;: «&|160;Bon coup defusil, chasseur&|160;!&|160;»

M.&|160;Flanderka est persuadé cette fois quele commandant du district en personne ne tardera pas à venir luifrapper amicalement sur l’épaule, en lui disant&|160;: «&|160;Jevous félicite, mon brave Flanderka&|160;!&|160;»

Toute cette gloire, qu’il entrevoit prochaine,plonge le chef de poste dans une douce béatitude, accompagnée d’unelégère fièvre. Les images jaillissent dans son cerveau&|160;:décoration, avancement, reconnaissance éclatante de ses qualités decriminologue font une ronde folle.

Tout en songeant à ses succès prochains, ilappela le brigadier&|160;:

–&|160;A-t-on apporté le déjeuner auprisonnier&|160;?

–&|160;Mon adjudant, nous lui avons apportédes saucisses aux choux. Il n’y avait plus de soupe. Le détenu a buson thé et il m’en a redemandé une deuxième tasse.

–&|160;Qu’on la lui serve, accorda de bonnegrâce le chef de poste. Puis, lorsqu’il aura bu son thé,amenez-le-moi.

–&|160;Eh bien, ça va mieux&|160;?demanda-t-il lorsque, un instant après, le brigadier lui amena lebrave soldat Chvéïk, souriant comme toujours.

–&|160;Ça va pas trop mal, mon adjudant.J’aurais aimé seulement qu’on me donne un peu plus de choucroute.Mais je sais qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Vous n’étiezpas prévenu. Les saucisses étaient bien fumées. Il paraît quec’était du cochon élevé et charcuté à la maison. Le thé au rhumétait excellent.

–&|160;Est-il vrai qu’on boive beaucoup de théen Russie&|160;? lui demanda l’adjudant. Est-ce qu’on aime aussi lerhum, là-bas&|160;?

–&|160;Le rhum, je crois qu’on l’aime partout,mon adjudant.

Le chef de poste se pencha vers Chvéïk et luidemanda d’un ton confidentiel&|160;:

–&|160;Paraît qu’il y a de jolies poules enRussie, hein&|160;?

–&|160;De jolies poules, il y en a partout,mon adjudant.

–&|160;Tu es un malin, se dit Flanderka, maisavec moi ça ne prend pas.

Et, brusquement, il découvrit sesbatteries&|160;:

–&|160;Quelle était votre intention en voulantpénétrer au 91e de ligne&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Je voulais aller au front, monadjudant.

Le chef de poste regarda avec satisfaction lebrave soldat Chvéïk.

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! c’est la meilleurefaçon d’aller en Russie&|160;! songea-t-il.

C’était une idée épatante&|160;! s’écria-t-ilradieux, tout en observant attentivement le visage de Chvéïk.

–&|160;Il ne bronche pas&|160;! remarqua-t-ilétonné. Quelle magnifique éducation militaire&|160;! Si j’étais àsa place, si on me flanquait cela en pleine figure, il me seraitdifficile de conserver mon sang-froid.

–&|160;Demain matin nous vous conduirons àPisek, dit-il à mi-voix comme s’il s’agissait d’une chose sansimportance. Êtes-vous déjà allé à Pisek&|160;?

–&|160;Oui, mon adjudant, en 1910, pendant lesmanœuvres impériales.

Le sourire de Flanderka devint de plus en plustriomphal. Il s’apercevait, avec joie, que le succès de son systèmedépassait toute espérance.

–&|160;Vous avez assisté à cesmanœuvres-là&|160;?

–&|160;Mais oui, mon adjudant, comme simpletroufion de l’infanterie.

Et Chvéïk fixa à nouveau son candide regardsur le chef de poste qui commençait à être grisé par sa joiedébordante. Il appela le brigadier pour reconduire Chvéïk et ilcompléta ainsi son rapport&|160;:

«&|160;Le plan d’action de cet homme était lesuivant&|160;: aussitôt engagé au 91e régiment de ligne,il avait l’intention de partir pour le front et de rejoindre ainsison pays. Mais la vigilance des autorités autrichiennes ayant faitéchouer ses projets, il lui sera impossible désormais de les mettreà exécution. De plus, il a, après un interrogatoire long et serré,avoué qu’il avait participé aux manœuvres impériales de 1910, dansla région de Pisek, en qualité de simple fantassin. Je dois ajouterque ses aveux n’ont été obtenus qu’après un long interrogatoire quej’ai conduit d’après un système qui m’est personnel.&|160;»

À ce moment, le brigadier seprésenta&|160;:

–&|160;Mon adjudant, le détenu veut aller aucabinet.

–&|160;Baïonnette, au canon&|160;! décida lechef. Attendez&|160;! Non&|160;! Ramenez-le moi plutôt&|160;!

–&|160;Vous voulez aller au cabinet&|160;?demanda l’adjudant, toujours très cordial. Est-ce que vous n’avezpas au moins une arrière-pensée&|160;?

Et il fixa un regard scrutateur surChvéïk.

–&|160;Je n’ai jamais de pensée en arrière,mon adjudant, répondit celui-ci.

–&|160;Bon&|160;! bon&|160;! Je vais tout demême vous accompagner, répondit le chef en glissant son revolverdans sa ceinture.

–&|160;C’est un bon revolver, dit-il enpassant devant Chvéïk, à sept balles, et d’une précision de tirparfaite.

Mais, avant d’arriver dans la cour, il appelale brigadier&|160;:

–&|160;Mettez la baïonnette au canon&|160;!dit-il, et montez la garde derrière le cabinet pour empêcher qu’ilse sauve par la fosse.

Ce cabinet était un véritable invalide de lavieille garde&|160;; il avait déjà servi loyalement plusieursgénérations de gendarmes. Pour l’instant Chvéïk se tenait là,serrant dans sa main la ficelle qui remplaçait la serrure absente,cependant que le brigadier dardait sur son derrière un regardvigilant, afin que le prisonnier ne s’avisât pas de creuser unesape dans la fosse.

De son côté, l’adjudant regardait fixement laporte de la bicoque, tout en se demandant dans quelle jambe deChvéïk il tirerait, si celui-ci essayait de se sauver.

Mais la porte s’ouvrit et, le plus candidementdu monde, Chvéïk en sortit en souriant.

–&|160;Est-ce que je n’ai pas été trop long,je ne vous ai pas trop fait attendre&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oh non, du tout&|160;! du tout&|160;!répondit l’adjudant, qui songeait avec admiration&|160;: Quel type,tout de même&|160;! Il sait bien le sort qui l’attend&|160;! Maisl’honneur avant tout&|160;! Quel est celui d’entre nous quitiendrait si noblement le coup&|160;?

Flanderka s’assit dans la chambre à côté deChvéïk sur le lit de camp du gendarme Rampa. Ce dernier aurait dûaccomplir sa tournée dans les villages&|160;; en réalité, il jouaitau «&|160;chiacha&|160;» avec un cordonnier au «&|160;Canassonnoir&|160;», et il déclarait de temps à autre&|160;: «&|160;On lesaura&|160;».

L’adjudant alluma sa pipe, et il permitégalement à Chvéïk de bourrer la sienne. Le brigadier mit ducharbon dans le poêle et la station de gendarmerie de Putim devintainsi le lieu le plus agréable du monde&|160;; l’endroit le plustranquille, une sorte de nid bien chaud dans la nuit tombanted’hiver, un merveilleux endroit pour bavarder amicalement.

Cependant les trois hommes gardaient lesilence.

–&|160;À mon avis, dit tout à coup l’adjudant,ce n’est pas juste de pendre les espions. L’homme qui se sacrifiepour sa patrie devrait être exécuté d’une façon moins ignominieuse.Passé par les armes, par exemple. Qu’en pensez-vousbrigadier&|160;?

–&|160;Évidemment, il serait préférable de lesfusiller, approuva le brigadier. Admettons par exemple qu’on nousappelle chez le chef du district et qu’on nous dise&|160;:«&|160;Allez et tâchez de savoir le nombre de mitrailleuses que lesRusses ont foutu dans ce secteur. Service commandé&|160;!&|160;»Nous, on va se déguiser et en route. Est-ce qu’il faudrait pourcela nous pendre comme de vulgaires malfaiteurs&|160;? Nom deDieu&|160;! Non et non&|160;!

Le brigadier se mit dans une telle colère qu’àla fin il se mit à crier&|160;: «&|160;J’exige qu’on me zigouilleet qu’on m’enterre avec les honneurs militaires&|160;!&|160;»

–&|160;Seulement, voilà, fit remarquer Chvéïk,si on est malin, on a beau vous arrêter, on ne peut jamais rienprouver contre vous.

–&|160;Il n’y pas de malin qui tienne,répondit avec force l’adjudant, on peut fort bien faire la preuved’une culpabilité, mais à condition, bien entendu, d’avoir uneméthode à soi, une sorte de méthode scientifique. Vous enconviendrez bientôt, mon ami. Vous ne tarderez pas à vous enapercevoir, ajouta-t-il en souriant. Chez nous, il n’y a rien àfaire, n’est-ce pas, brigadier&|160;?

Le brigadier hocha affirmativement la tête etremarqua qu’il existe encore des types qui, quoique sachant queleur cause est perdue d’avance, prennent le masque d’une complèteindifférence.

–&|160;Mais cela ne change rien, ajouta-t-il,à leur sort, au contraire. Plus ils font les je m’en-foutisse, etplus ils accumulent contre eux les preuves de leur culpabilité.

–&|160;Je vois que vous êtes de mon école,brigadier, déclara le chef d’un ton satisfait. Cette innocencen’est à mes yeux qu’un «&|160;corpus delicti&|160;».

Interrompant là ses réflexions, il demanda aubrigadier&|160;:

–&|160;Au fait, qu’allons-nous nous faireservir ce soir pour dîner&|160;?

–&|160;Est-ce que nous n’irons pas au café,mon adjudant&|160;?

Cette question soulevait un grave problème quiexigeait cependant une solution immédiate.

Et si le client, profitant de cette absence,réussissait à prendre le large&|160;? On ne pouvait avoir dans lebrigadier qu’une confiance très limitée, car il avait déjà laissés’évader deux vagabonds. En vérité, l’histoire s’était passéeainsi&|160;: le brigadier qui en avait assez de traîner derrièrelui dans la neige, jusqu’à Pisek, les deux vagabonds, les laissapartir. Et ce n’est que pour la forme qu’il tira un coup de fusilen l’air.

–&|160;Bah, on enverra la vieille chercher ledîner, trancha le chef de poste. Ça la dégourdira un peu.

Et la vieille Peizlerka fit, durant toute lasoirée, la navette entre le poste de gendarmerie et le cabaret deKotzeurek. Ses galoches tracèrent dans la neige un double sentierreliant les deux maisons.

Et lorsque la vieille Peizlerka se rendit pourla nième fois chez le bistro avec un message deM.&|160;Flanderka affirmant que celui-ci présentait à Kotzeurek seshommages les plus empressés, en lui demandant par la même occasionune bouteille de bon touchovka, le bistro se sentit envahi par unedévorante curiosité.

–&|160;Ce que nous avons chez nous&|160;? luirépondit Peizlerka, c’est un voyou quelconque, un suspect,quoi&|160;! Au moment où je les ai quittés, le patron et sonbrigadier étaient en train d’embrasser ce type-là. L’adjudant luicaressait la tête, en lui disant&|160;: «&|160;Oh&|160;! mon petitfrère slave, mon cher petit espion&|160;!&|160;»

Lorsque minuit sonna, le brigadier s’étira surson lit et s’endormit en uniforme, remplissant le corps de garde deses ronflements sonores.

En face de lui se trouvait l’adjudant quitenait d’une main ce qui restait de touchovka au fond de labouteille, et de l’autre Chvéïk serré contre lui tout en bégayant,pendant que des larmes abondantes coulaient le long de ses jouesbrunies et dans sa barbe souillée&|160;:

–&|160;Avoue, mon brave, que vous n’avez pasen Russie une si bonne touchovka&|160;! Avoue, pour que je puissem’en aller dormir tranquillement&|160;! Avoue, comme un gentilhommeque tu es&|160;!

–&|160;Ben sûr qu’ils n’en ont pas de sibonne&|160;!

L’adjudant se rua sur Chvéïk.

–&|160;Chéri, mon ange, tu m’as fait grandplaisir&|160;! Enfin, tu as avoué&|160;! C’est ainsi qu’il fautfaire. À quoi bon nier si on est coupable&|160;!

Il se leva, et en zigzaguant, tenant toujoursla bouteille vide dans sa main, il se précipita dans sa chambre. Ilbalbutiait, ravi des résultats obtenus par ses méthodesscientifiques&|160;: si je ne m’étais pas égaré sur le mauvaischemin, tout ça pouvait tourner autrement…

Et, avant de se jeter tout habillé sur sonlit, il ouvrit son bureau, en tira le rapport, et se mit à lecompléter dans ce sens&|160;:

«&|160;J’ai l’honneur et le devoir d’ajouterqu’en vertu de l’article 126, la touchovka…&|160;», comme ilachevait d’écrire ce mot, une goutte d’encre tomba sur la feuille,qu’il s’empressa de lécher avec sa langue, puis il retomba enarrière, avec un sourire angélique et s’endormit comme unbienheureux.

Au matin, le brigadier commença à faire un telconcert avec ses ronflements qu’il réveilla Chvéïk. Celui-ci seleva, secoua le brigadier comme un prunier et se recoucha aussitôt.Un instant plus tard, les coqs se mirent à chanter et lorsque lesoleil se leva, la bonne madame Peizler franchit la porte du postede gendarmerie. Fatiguée par les nombreuses courses qu’elle avaitdû faire dans la nuit, elle avait dormi plus longtemps que decoutume. Elle trouva cependant les portes ouvertes et les troishommes plongés dans un profond sommeil. La lampe à pétrole de lachambre de garde jetait une dernière lueur sur la table. LaPeizlerka sonna l’alerte et réveilla Chvéïk et son brigadier.

Elle déclara brusquement à cedernier&|160;:

–&|160;Vous n’avez pas honte de roupiller là,tout habillé comme des cochons&|160;! Quant à vous, dit-elle en setournant vers Chvéïk, vous pourriez au moins boutonner votrebraguette lorsque vous êtes en présence d’une femme&|160;!

Puis elle bouscula le brigadier et luiconseilla d’aller vivement réveiller son adjudant.

–&|160;Vous êtes bien tombé, dit-elle àChvéïk, ce sont deux poivrots. Ils avaleraient leur nez s’ilspouvaient le transformer en vodka. Ces cochons ne m’ont jamaispayée depuis que je fais le ménage chez eux, et chaque fois quej’en parle à l’adjudant il me dit&|160;: «&|160;Taisez-vous,vieille sorcière, ou je vous fais coffrer. Nous savons que votrefils fait du braconnage et qu’il vole du bois à la forêtseigneuriale.&|160;» – C’est comme ça que je peine chez eux pourrien depuis quatre ans.

La vieille soupira amèrement etajouta&|160;:

–&|160;Surtout, méfiez-vous de ce bougred’adjudant. Il est mielleux, et ça n’en est pas moins une canaille.S’il le pouvait, il ferait coffrer tous les gens qu’ilrencontre.

Cependant, éveiller l’adjudant n’était pas unetâche facile. Le brigadier eut toutes les peines du monde à lepersuader qu’il faisait déjà grand jour.

Lorsque le chef de poste se fut bien étiré,frotté les yeux, il se rappela brusquement les événements de laveille.

–&|160;Il s’est sauvé&|160;! s’écria-t-il enbondissant.

–&|160;Pour qui le prenez-vous&|160;? Vousoubliez, que c’est un gentilhomme&|160;! répondit sonsubordonné.

Le brigadier se mit à marcher de long en largedans la chambre de son supérieur. Il prit en passant devant latable une feuille de papier pour la rouler en boule, ce quiindiquait clairement qu’il était gravement préoccupé.

L’adjudant le suivit des yeux un instant,puis, il s’écria&|160;:

–&|160;Paraît, brigadier, que j’ai encore faitdu pétard, quoi&|160;!

Le brigadier répondit d’une voix pleine dereproche&|160;:

–&|160;Si vous saviez ce que vous avezbaragouiné&|160;! Tout ce que vous nous avez raconté&|160;!

Il se pencha vers l’adjudant etajouta&|160;:

–&|160;Vous lui disiez que nous, les Tchèqueset les Russes, nous sommes des frères et que Nicolas Nikolaievitchentrerait à Prérov la semaine prochaine, que l’Autriche netiendrait pas longtemps et qu’il devait toujours nier, sans arrêt,jusqu’à la gauche, embrouiller les choses, gagner du temps jusqu’àce que les cosaques viennent le délivrer. Vous ajoutiez encore quetout craque chez nous, que tout se passera comme au temps de laguerre des Hussites, que les paysans, fléau en main, marcheront surVienne, que l’Empereur n’est qu’un vieil idiot, qu’il ne tarderapas à mordre la poussière, que le kaiser Guillaume n’est qu’unesale bête, et vous lui avez promis également de lui envoyer del’argent lorsqu’il serait en prison, afin qu’il puisse améliorerson ordinaire.

Le brigadier fit quelques pas, puis ilajouta&|160;:

–&|160;Tout cela, je l’ai bien entendu car audébut je n’étais pas encore saoul, mais ensuite je ne me rappelleplus très bien ce qui s’est passé.

L’adjudant, alors, regarda sévèrement sonbrigadier.

–&|160;Et moi, dit-il, je me souviens fortbien de ce que vous avez débité hier. Vous avez déclaré que nousn’étions pas de taille à lutter avec la Russie et vous vous êtesmis à hurler devant la porte, comme un possédé&|160;: «&|160;Vivela Russie&|160;!&|160;»

Le brigadier poursuivit nerveusement sapromenade dans la chambre.

–&|160;Et, en plus de cela, ajouta l’adjudant,vous vous êtes mis à vomir comme une bête, puis vous vous êtes jetésur votre plumard et vous avez ronflé toute la nuit comme unelocomotive.

Le brigadier resta un instant muet devant lafenêtre, puis tambourinant du doigt sur les carreaux, ilrépondit&|160;:

–&|160;Pour vous, ce qui est encore pire, monadjudant, c’est que vous avez raconté un tas de blagues devant lavieille. Je me rappelle de ce que vous lui avez déclaré&|160;:«&|160;Sachez, lui avez-vous dit, que les empereurs et les rois nesongent qu’à leur poche, et s’ils font la guerre, c’est pour mieuxles remplir.&|160;»

–&|160;Vrai&|160;? c’est ce que j’aidit&|160;?

–&|160;Parfaitement, c’est ce que vous luiavez dit avant d’aller à la cour pour rendre. Vous avez même crié àla Peizlerka&|160;: «&|160;Eh, vieille pantoufle&|160;! mets-moi ledoigt dans le gosier&|160;!&|160;»

–&|160;Bon, coupa l’adjudant d’un ton sec,mais vous aussi vous avez raconté de jolies histoires. Où diableavez-vous péché cette idiotie&|160;: que Nicolaï Vitz serait roi deBohême&|160;?

–&|160;Je… je ne me rappelle plus, répondit lebrigadier.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! vous ne vousrappelez plus&|160;! Réfléchissez donc un peu&|160;! Vous avez faitpar-dessus le marché des yeux de cochon à la vieille, et, au lieude sortir par la porte, vous êtes monté sur le fourneau.

Le chef et le brigadier demeurèrent longtempssilencieux, puis l’adjudant déclara&|160;:

–&|160;Je vous ai toujours dit que l’alcoolvous serait fatal. Vous n’êtes pas assez solide pour commettre desexcès de ce genre… et si le détenu nous avait plaqués&|160;? Bondieu, comme la tête me tourne…

–&|160;Je pense, poursuivit l’adjudant,quelques instants après, que justement le fait qu’il n’a pascherché à se sauver prouve à quel point cet homme-là est dangereux.À l’interrogatoire, là-bas, il ne cessera de répéter qu’il avait laroute libre, que nous étions ivres-morts&|160;; et qu’il aurait pus’échapper mille fois s’il l’avait voulu, s’il avait été réellementcoupable… Heureusement, on ne prête pas trop attention aux dires deces gens-là, et si nous affirmons tous deux, sous serment, que toutcela n’est qu’un mensonge grossier, il aura beau invoquer le bonDieu lui-même, il ne fera qu’aggraver son cas. Évidemment, cela nechangera rien à son affaire… Mon dieu, la tête me faitmal&|160;!

Au bout de quelques minutes, l’adjudant repritla parole&|160;:

–&|160;Brigadier, appelez la vieille.

–&|160;Mère Peizlerka, dit-il en regardantsévèrement la vieille dans les yeux, allez me chercher un crucifixsur un socle et apportez-le-moi ici.

Comme la vieille femme le regardait avec desyeux à la fois effrayés et interrogateurs, il ajouta&|160;:

–&|160;Allez, oust&|160;! et tâchez de revenirrapidement&|160;!

L’adjudant retira deux cierges qui setrouvaient sur son bureau, et sur lesquels on voyait des traces decire à cacheter, il les posa sur la table et lorsque Peizlerkarevint avec le crucifix il lui dit d’un ton tragique en allumantles deux cierges&|160;:

–&|160;Asseyez-vous, mère Peizler&|160;!

La bonne femme s’affaissa sur le canapé et semit à regarder stupidement l’adjudant, les cierges et le crucifix.La peur l’envahissait peu à peu et ses mains nouées sur sontablier, ainsi que ses genoux, se mirent à trembler.

L’adjudant alla droit vers elle et, s’arrêtantà un pas de la vieille femme, déclara d’un ton solennel&|160;:

–&|160;Vous avez été témoin hier soir d’ungrand événement. Il est bien possible que, stupide comme vousl’êtes, vous n’ayez rien compris à ce que vous avez vu. Ce soldat,ajouta-t-il, est un indicateur ennemi, c’est un espion&|160;!

–&|160;Jésus Marie&|160;! s’écria la vieille.Oh&|160;! Sainte Vierge de Skopchitz&|160;!

–&|160;Silence, vieille&|160;! Pour obtenirdes aveux nous avons été obligés de lui raconter toutes sortes deboniments. Vous avez entendu toutes les balivernes que nous luiavons dites&|160;?

–&|160;Ça, je les ai bien entendues, réponditla mère Peizlerka d’une voix blanche.

–&|160;Mais sachez, mère Peizler, que tous cesbavardages avaient un but&|160;: celui de mettre l’espion enconfiance. Et nous y sommes parvenus, nous l’avons obligé à semettre à table. Il a mordu à l’appât.

L’adjudant s’interrompit un instant pourrégler la flamme du cierge, puis il continua plus gravementencore&|160;:

–&|160;Vous étiez là et vous connaissez parconséquent ce secret d’État. Car il ne s’agit de rien moins qued’un secret d’État. Vous devez garder un silence absolu sur cetteaffaire, même à votre lit de mort, sans quoi on vous refuseral’accès du cimetière.

–&|160;Jésus Marie, sanglota la vieille, quelmalheur que le jour où j’ai mis le pied dans cette maisonmaudite&|160;!

–&|160;Ne gueulez pas tant&|160;! Levez-vousplutôt et approchez-vous de ce crucifix. Mettez les deux doigts dela main droite dessus. Vous allez faire un serment. Répétez aprèsmoi.

La Peizler se traîna tout en pleurant vers latable.

–&|160;Pardonne-moi, larmoya-t-elle, sainteVierge de Skopchitz, d’avoir mis les pieds dans cette maison…

Penchée sur le visage torturé du Christ,debout devant la flamme des cierges, tout ce cérémonial étrangeapparaissait à la bonne femme comme un terrifiant mystère.

Elle leva deux doigts sur le crucifix etrépéta les paroles que l’adjudant lui dictait d’un ton pleind’importance et de solennité&|160;: «&|160;Je jure devant le Dieutout-puissant et devant vous, Monsieur l’adjudant, que je neparlerai jamais, même à l’heure suprême de ma mort, des événementsdont j’ai été témoin ici-même. Quand bien même je serais interrogéelà-dessus.&|160;»

–&|160;Embrassez le crucifix, vieille, ordonnal’adjudant après que la Peizler eût juré en sanglotant.

Puis elle se signa.

–&|160;Bon. Et maintenant emportez ce crucifixoù vous l’avez pris et dites, si l’on vous interroge, que nous enavons eu besoin pour un interrogatoire.

La Peizler, profondément émue, se retira surla pointe des pieds. Dans la rue, elle se retournait à chaque paspour regarder le poste de gendarmerie comme si elle voulait seconvaincre que tout ce qui venait de se passer n’était pas dudomaine du rêve, mais bien de la réalité.

L’adjudant, après son départ, se mit àrecopier son rapport qu’il avait souillé la veille par cette tached’encre que, dans son ivrognerie, il voulait enlever avec salangue, léchant toute l’écriture comme si c’eût été de lamarmelade.

Il s’aperçut, en le mettant définitivement aupoint, qu’un détail de cette affaire n’avait pas encore étéélucidé. Il fit appeler Chvéïk et lui demanda&|160;:

–&|160;Connaissez-vous laphotographie&|160;?

–&|160;Oui, mon adjudant.

–&|160;Pourquoi ne portez-vous pas sur vous unappareil&|160;?

–&|160;Parce que je n’en ai pas.

–&|160;Et si vous en aviez un, est-ce que vousprendriez des photos&|160;?

–&|160;Sans doute, peut-être… si j’en avaisun… répondit Chvéïk flegmatique, supportant sans sourciller leregard sévère de l’adjudant.

Le chef de poste ressentait à ce moment-là sonmal de tête avec une telle violence qu’il se sentait incapabled’imaginer une nouvelle question. Aussi poursuivit-il en ces termesdans la voie où il s’était engagé&|160;:

–&|160;Et dites-moi encore… vous serait-ildifficile de photographier une gare&|160;?

–&|160;Mais pas du tout, répondit Chvéïk,puisqu’une gare ne bouge pas, qu’elle reste toujours à la mêmeplace et qu’on n’est même pas obligé de lui dire&|160;:Souriez.

Après le départ de Chvéïk, l’adjudant se hâtade compléter son rapport&|160;:

«&|160;J’ai l’honneur d’ajouter au présentquestionnaire n°&|160;2.172… que sous les questions serrées de moninterrogatoire, l’espion a reconnu qu’il connaît parfaitement laphotographie et qu’il tient surtout à des prises de vues de gares.Nous n’avons trouvé aucun appareil sur lui, mais tout fait supposerqu’il le dissimule quelque part. Toutes ces conclusions ont étéconfirmées par l’aveu même du détenu qui prétend qu’il voudraitbien photographier une gare s’il avait un appareil surlui.&|160;»

L’adjudant, dont la tête devenait de plus enplus lourde, s’embrouillait terriblement dans cette affaire dephotographie&|160;:

«&|160;Il paraît certain, surtout après l’aveudu détenu, qu’il n’a été empêché de photographier les gares etautres lieux d’importance stratégique, que par le fait qu’iln’avait pas d’appareil sur lui. Nul doute qu’il eût réalisé sondessein si l’appareil caché par ses soins, s’était trouvé à saportée. Par cette seule circonstance qu’il n’avait pas son appareilavec lui, s’explique le fait que nous n’avons pas trouvé sur lui dephotographies…&|160;»

–&|160;Cela suffira, se dit l’adjudant.

Et il s’appliqua à dessiner une bellesignature. Fort content de son œuvre il dit au brigadier&|160;:

–&|160;C’est tout à fait réussi, voyez-vous,c’est comme ça que l’on doit rédiger un bon rapport, affirma-t-ilfièrement. Tout est dedans. L’interrogatoire, sans doute, n’est paschose facile, mais l’essentiel c’est surtout de rédiger un beaurapport qui fera pâlir d’envie, là-bas, ces messieurs de laProvinciale. Maintenant, ramenez-moi notre prisonnier pour terminernotre tâche.

–&|160;Le brigadier va vous conduire à Pisek,déclara-t-il à Chvéïk, au commandant du district. Suivant nosinstructions, nous devrions vous mettre les menottes. Mais commej’ai l’impression que vous êtes un honnête homme, nous vous endispenserons. J’espère qu’en route vous ne ferez aucune tentativepour vous évader.

L’adjudant, visiblement ému de l’expressioncandide de Chvéïk, ajouta&|160;:

–&|160;Et ne m’en veuillez pas. Tenez,brigadier, voici le rapport.

–&|160;Bien au plaisir, mon adjudant, saluaChvéïk, qui se sentait tout ému à l’idée de se séparer d’un hommeaussi charmant. Et merci pour tout ce que vous avez fait pour moi.Si j’en ai l’occasion, je vous écrirai, ou si je passe un jour parvotre village, je viendrai vous dire bonjour.

Chvéïk referma doucement la porte derrière luiet s’éloigna dans la rue en compagnie du brigadier. Celui qui lesaurait vus marcher ainsi côte à côte, en train de deviseramicalement, aurait cru certainement qu’il s’agissait de deux bonscopains qui se rendaient ensemble à la ville et, peut-être même, àl’église.

–&|160;Je n’aurais jamais supposé que lechemin était si compliqué pour se rendre à Budeiovitz, racontaitChvéïk au brigadier. Cela me rappelle l’histoire qui est arrivée àun certain boucher, nommé Chaura, de Kobylis. Il avait échoué unenuit au monument de Paleatsky, à Prague, et il n’a fait que tournerautour jusqu’au matin, car il croyait marcher le long d’un murinterminable. Au matin, il était tellement exténué de fatigue que,désespéra, il se mit à crier&|160;: «&|160;À moi,police&|160;!&|160;» Et lorsque les policiers sont arrivés encourant, il leur demanda simplement par où il devait passer pour serendre à Kobylis, car, disait-il, je trotte depuis 5 heures le longde ce mur et je n’arrive jamais au bout. Là-dessus, les agentsl’ont empoigné et amené au violon où ils l’ont si bien passé àtabac, qu’il en est resté estropié.

Le brigadier garda le silence. Il secontentait de penser&|160;: «&|160;Tu as beau me raconter tout ceque tu voudras avec ton Budeiovitz et ton histoire de mur, avecmoi, ça ne prend pas&|160;!&|160;»

Ils passèrent devant un lac et Chvéïk demandaavec curiosité s’il y avait beaucoup de gens qui se livraient à lapêche nocturne et si elle était interdite.

–&|160;Chez nous, répondit le brigadier, toutle monde braconne. Les braconniers ont voulu noyer dans ce lac leprédécesseur de M.&|160;Flanderka. Le garde champêtre a beau tirerdans le derrière avec de la chevrotine, cela ne les dérange guère,car ils ont le fond de leur culotte doublé d’une plaque de tôle. Lebrigadier parla encore du progrès en général, des inventionsnouvelles, des attrape-nigauds avec lesquels les gens sedépouillent les uns les autres, puis il développa sa théorie,suivant laquelle la guerre était une excellente chose pour le genrehumain, car dans la tuerie générale, disait-il, à part quelqueshonnêtes hommes qui disparaîtront, cela permettra de nettoyer lemonde d’un grand nombre de voyous.

–&|160;Il y a trop de monde sur la terre,déclara-t-il. Et, au fait, je pense qu’un petit verre ne pourraitque nous faire du bien. Mais ne dites à personne que je vousconduis à Pisek. Il s’agit d’un secret d’État.

Le brigadier songea aux instructions querecevaient les postes de gendarmerie concernant les élémentssuspects ou subversifs que l’on devait conduire d’une ville àl’autre «&|160;en ayant soin de ne pas permettre qu’ils se mêlentau restant de la population, de les empêcher rigoureusement decauser avec qui que ce soit en cours de route.&|160;»

–&|160;Surtout, recommanda le brigadier,gardez-vous bien de dire quelle sorte de type vous êtes&|160;! Celane regarde personne. Surtout ne semez pas la panique&|160;! Lapanique, c’est le plus grand malheur des temps de guerre&|160;!Vous dites un seul mot, et une heure après tout le patelin lerépète&|160;; vous comprenez&|160;?

–&|160;Bien, je tâcherai de ne pas semer lapanique, déclara Chvéïk.

Et il tint parole, car lorsque le patron dubistro commença à l’interroger, il lui répondit&|160;:

–&|160;Mon frère, que voici, m’a dit que nousserions dans une heure à Pisek.

–&|160;Ah&|160;! je comprends, répondit lepatron du bistro en s’adressant au gendarme. Votre frère est doncen permission&|160;?

–&|160;Mais oui, il faut justement qu’ilrejoigne son corps aujourd’hui, répondit le brigadier sanssourciller.

–&|160;Il a gobé la blague, fit-il observer enriant, lorsque le bistro les quitta tous deux pour aller servird’autres clients. Surtout, répéta-t-il, pas de panique&|160;!N’oublions pas que nous sommes en guerre&|160;!

Le brigadier péchait vraiment par excès demodestie en déclarant à l’entrée du café qu’il allait boire unverre. Lorsqu’il arriva au douzième, il affirma que le commandantdu district restait toujours à table jusqu’à 3 heures del’après-midi, et qu’il était, par conséquent, inutile d’arriver àPisek avant ce moment-là. D’autre part, ajouta-t-il, il neige. Detoute façon, Pisek ne se sauvera pas. Nous pouvons nous déclarerheureux. Nous sommes dans un local bien chauffé, alors que là-bas,dans les tranchées, ils doivent en baver avec le temps de chienqu’il fait en cette saison.

Le brigadier ajouta que cette chaleurextérieure devait être compensée par une chaleur intérieure et quela meilleure façon de l’obtenir c’était encore d’absorber certainesvieilles liqueurs. Le patron du cabaret, dans cet endroit perdu, enavait de huit sortes. Comme il s’ennuyait terriblement, il pritplace à côté du brigadier et de Chvéïk et se mit à boire avec eux,cependant que dehors la tempête faisait rage en ébranlant lamaison.

Le brigadier invita le patron à lui tenirtête, le verre à la main. Il lui reprochait sans cesse de sedérober, ce que Chvéïk considérait comme une injustice, car lepatron qui ne pouvait même plus se tenir debout, voulait à toutprix jouer aux cartes. Il déclara avoir entendu la canonnade ducôté de l’est.

Le brigadier balbutia en hoquetant&|160;:

–&|160;Surtout, pas de panique&|160;! Nousavons reçu des instructions, des instructions secrètes…

Et il se mit à expliquer de quoi ils’agissait. Le patron ne comprit pas grand’chose à toutes ceshistoires, mais il se leva pour déclarer que, de toute façon, on negagnerait pas la guerre avec des instructions de ce genre.

La soirée était déjà fort avancée lorsque lebrigadier décida qu’ils allaient se remettre en route pour Pisek.Il neigeait si fort que Chvéïk et lui ne voyaient pas à un pasdevant eux. Le brigadier ne cessait d’encourager son compagnon enlui disant&|160;: «&|160;Toujours droit devant tonnez&|160;!&|160;»

Comme il le répétait pour la troisième fois,sa voix ne parvint plus à Chvéïk de la hauteur d’où elle aurait dusortir, mais bien d’en bas, de quelque part, dans une sorte defossé. S’aidant de son fusil, le brigadier parvint pourtant à serelever, et il continua sa route en s’écriant&|160;:«&|160;Toboggan&|160;!&|160;»

Chvéïk l’entendit tout à coup quihurlait&|160;: «&|160;Je tombe&|160;! Panique&|160;!&|160;» Mais,pareil à une fourmi courageuse qui se relève après chaque chute etse remet en route, le brigadier se remit debout sur ses jambes.Cinq fois, il dégringola dans le fossé et, à la cinquième,lorsqu’il rejoignit Chvéïk, il balbutia d’une voixdésespérée&|160;:

–&|160;Je risque fort de vous perdre.

–&|160;N’ayez pas peur, brigadier, réponditChvéïk, attendez, je vais vous donner un tuyau. On va s’attacher.Avez-vous des menottes sur vous&|160;?

–&|160;Un gendarme doit toujours avoir desmenottes, déclara le brigadier. C’est comme qui dirait notre painquotidien.

–&|160;Alors, on va se mettre les menottes,décida Chvéïk. Essayez mon système.

Le brigadier s’exécuta et, en homme du métier,en un clin d’œil, tous deux étaient liés comme des frèressiamois.

Ils avaient beau tomber sur la route, il leurétait désormais impossible de se séparer. Le brigadier entraînaChvéïk dans toutes ses chutes, et lorsqu’il dégringolait dans lefossé, son détenu le suivait comme son ombre. Mais cettegymnastique finit par leur briser les poignets. Le brigadierdéclara&|160;:

–&|160;Ça ne peut pas durer comme ça. Il fautretirer les menottes.

Mais, après de longs et laborieux efforts pourse libérer, il dut s’avouer impuissant&|160;:

–&|160;Nous sommes liés pour toujours,déclara-t-il.

–&|160;Amen&|160;! soupira Chvéïk.

Et il continua stoïquement son douloureuxchemin.

Lorsqu’ils arrivèrent à la caserne degendarmerie, tard dans la soirée, après de multiples avatars, lebrigadier, complètement abattu, confia à Chvéïk&|160;:

–&|160;C’est terrible, nous ne pouvons plusnous séparer.&|160;»

Et cela devint terrible, en effet, lorsquel’adjudant de service fit appeler le commandant, le RitmeisterKonig.

–&|160;Faites sentir votre bouche&|160;!Telles furent les premières paroles du Ritmeister. Je comprendsmaintenant la situation, dit-il&|160;: rhum, kontouchovka, vieuxmarc, quetsch, anisette et vanille. Voyez-vous, adjudant, dit-il ausous-officier qui se tenait respectueusement à côté de lui, voilàprécisément la façon dont un gendarme ne doit jamais se conduire.Une telle attitude est une infraction à la discipline d’une tellegravité qu’elle ne peut être jugée que par le conseil de guerre. Selier avec un détenu et se soûler en cours de route&|160;; avoirl’audace de se présenter devant son supérieur ivre-mort&|160;! Ilsdevaient déambuler dans les rues comme deux cochons&|160;!Libérez-les&|160;! Eh bien&|160;! qu’avez-vous à dire pour votredéfense&|160;? demanda-t-il au brigadier qui levait sa mainengourdie pour le salut, d’un geste gauche.

–&|160;Mon capitaine, j’ai un rapport à vousremettre.

–&|160;Bon. Mais sachez que c’est sur voussurtout que nous ferons un rapport, répondit d’un ton sec leRitmeister. Adjudant, mettez-moi ces deux cochons aux arrêts et dèsdemain matin, vous les conduirez à l’interrogatoire. Prenez lerapport de Putim, étudiez-le un peu et faites-le moi parvenirensuite à la maison.

*

**

Depuis le début de la guerre, de lourds nuagesassombrissaient l’horizon de la caserne de gendarmerie de Pisek.Une atmosphère sinistre y régnait. La foudre bureaucratiquefoudroyait adjudants, sergents, brigadiers et employés civils. Lamoindre peccadille était châtiée avec une rigueur féroce.

–&|160;Si nous voulons gagner la guerre,répétait le Ritmeister, aux postes qu’il visitait, il faut qu’à laplace d’un A se trouve toujours un A, et que le point de l’I nesoit jamais absent.

Il se croyait entouré de traîtres et il étaitpersuadé que chacun de ses subordonnés avait un crime sur laconscience.

Le ministère de la défense nationale lebombardait d’observations indiquant que les soldats du district dePisek, suivant les informations recueillies, désertaient en bandesdevant l’ennemi.

On l’avait obligé à organiser l’espionnageparmi la population de son district. Le Ritmeister savait de bonnesource que la plupart des femmes avaient accompagné leur mariappelé sous les drapeaux jusqu’à la porte de la caserne, en lespoussant au défaitisme. Le Ritmeister savait également que leshommes avaient fermement promis à leur compagne d’éviter de sefaire tuer pour sa majesté le Kaiser.

Les nuages de la révolution avaient peu à peuassombri les couleurs impériales&|160;: noir et jaune. En Serbie etdans les Carpathes, certains bataillons étaient déjà passé avecarmes et bagages à l’ennemi, suivant l’exemple des 28eet 11e de ligne. Et ce 11e régiment,précisément, était composé en majorité des fils du district dePisek. Les gars de Vodnan avaient décoré leur boutonnièred’insignes noirs.

Les soldats de Prague, qui passaient par lagare de Pisek, avaient jeté les cadeaux qui leur avaient étéofferts, à travers la figure des dames de la haute société dePisek.

Un bataillon de marche avait été salué parquelques patriotes juifs aux cris de&|160;: «&|160;À bas lesSerbes&|160;! Vive la guerre&|160;!&|160;» Et les soldats, pour lesremercier, leur avaient flanqué une telle raclée que ces messieursne purent sortir de chez eux durant plusieurs semaines.

Ces symptômes alarmants avaient démontré d’unefaçon éclatante que les hymnes nationaux, joués et chantéssolennellement dans les églises, ne pouvaient plus donner le changesur les sentiments de la population en face de la guerre. Lespostes de gendarmerie, cependant, avaient continué d’envoyer àPutim leur rapport optimiste. Les réponses aux questionnairesofficiels continuaient à affirmer que la mentalité de la populationdemeurait de la catégorie Ia&|160;; l’enthousiasme pour lacontinuation des hostilités de Ia et Ib.

Cependant le Ritmeister faisait l’impossiblepour stimuler ses hommes.

–&|160;Vous n’êtes pas des gendarmes,déclarait-il aux chefs de poste, tout au plus desgardes-champêtres, et il ajoutait&|160;: J’ai l’impression trèsnette que vous vous foutez de la guerre et des devoirs qu’on exigede vous&|160;!

Là-dessus suivaient de longues péroraisons surles devoirs du gendarme en temps de guerre, une conférence sur lasituation générale, et enfin le commandant de gendarmeriesoulignait énergiquement la nécessité de prendre en main lesleviers de commandement d’une façon énergique pour assurer l’ordre.Après avoir fait à ses hommes la description du gendarme parfait,qui ne songe qu’à renforcer l’autorité de la monarchieautrichienne, il reprenait ses injures, ses menaces, appliquait sesmesures disciplinaires&|160;: déplacements, etc.

Le Ritmeister, depuis qu’il a vu rappliquer legendarme en état d’ébriété, est plus fermement convaincu que jamaisque ses subordonnés, sans exception, ne sont qu’un tas de cochonset de paresseux, qui préfèrent fréquenter les bistros qu’assurerloyalement leur service. De plus, il était amené à cette déductionlogique&|160;: que ses subordonnés, étant assez mal payés, devaientse faire graisser la patte pour s’adonner à la boisson, et qu’ilétait impossible, avec de pareilles gens, de maintenir la paixintérieure en Autriche. Le Ritmeister se mit à étudier le rapportdu chef de poste de Putim sur Chvéïk. Devant lui se tenait son brasdroit, l’adjudant Matheika, qui se disait que le diable ferait biend’emporter le Ritmeister avec tous ses rapports, car on l’attendaitau café du coin pour faire une partie de «&|160;Chnops&|160;».

–&|160;Il me semble vous avoir dit, Matheika,s’écria le Ritmeister, que le plus grand idiot que la terre portese trouve au poste de Putim. Le soldat qu’il a fait conduire cheznous, hier, n’est pas plus un espion que vous ou moi. Tout au plusun simple déserteur. Il note dans son rapport, ce sombre idiot, detelles balivernes que n’importe quel enfant, à première vue,pourrait s’apercevoir que ce chef de poste était soûl comme unPolonais lorsqu’il le rédigea.

–&|160;Amenez-moi cet homme, ordonna-t-il,après avoir parcouru avec attention le chef-d’œuvre de l’adjudant.Il ne m’a jamais été donné de contempler une aussi belle collectiond’idioties que celle qui se trouve dans ce rapport. Et par-dessusle marché il me fait conduire cet individu par ce chameau debrigadier&|160;! Si ces messieurs ne me connaissent pas encore, jeleur apprendrai qui je suis&|160;! Je leur promets de leur en fairebaver&|160;!

Et le Ritmeister s’étendit longuement surl’incompétence de ses subordonnés qui se moquent royalement desordres qu’ils reçoivent.

–&|160;Lorsqu’ils rédigent un rapport,s’écria-t-il, ils n’y mettent que des inepties et, au lieud’éclaircir une question, se plaisent à l’embrouiller. Pour peu queleurs supérieurs attirent leur attention sur les dangersd’espionnage, ils se mettent à arrêter les premiers hommes quipassent à leur portée. Si la guerre devait durer encore quelquetemps, ajouta le commandant, notre district se transformerait parla faute de ces gens-là en une maison d’aliénés.

Il donna ordre ensuite à l’adjudant Matheikade faire expédier un télégramme à ce chef de poste, le convoquantpour le lendemain à Pisek.

–&|160;De quel régiment avez-vousdéserté&|160;? demanda-t-il à Chvéïk dès que celui-ci entra dansson bureau.

–&|160;Je n’ai pas déserté, moncommandant.

Le Ritmeister dévisagea attentivement Chvéïket il lut une telle candeur dans ses yeux qu’il le prit pour unvagabond et lui demanda&|160;:

–&|160;Où avez-vous volé cetuniforme&|160;?

–&|160;On m’a donné ce costume, réponditChvéïk, avec un bon sourire d’enfant, lorsque je suis arrivé au91e régiment de ligne, je n’ai pas plaqué mon régiment,au contraire…

Cette déclaration de foi fut lancée d’unaccent si ferme que le Ritmeister, étonné, hocha la tête. Ildemanda avec curiosité&|160;:

–&|160;Expliquez-moi alors comment vous avezété arrêté&|160;?

–&|160;C’est tout simple, mon commandant,répondit Chvéïk. Je suis en route pour mon régiment, je m’efforcede parvenir à le rejoindre et je n’ai jamais eu l’intention dedéserter, d’autant plus que tout le régiment attend après moi. Maisc’est la faute de M.&|160;le chef de poste de Putim. Il m’a montrésur sa carte que Budeiovitz se trouve dans le sud et il m’envoiedans le nord…

Le Ritmeister fit un mouvement de la maincomme pour indiquer qu’il savait à quoi s’en tenir sur sonsubordonné.

–&|160;Vous êtes donc à la recherche de votrerégiment&|160;? demanda-t-il à Chvéïk, et vous ne parvenez pas à lerejoindre&|160;?

Chvéïk le renseigna sur sa situation. Il nommaTabor et toutes les localités qu’il avait traversées en espérantparvenir enfin à Budeiovitz.

Puis, il lui raconta avec un enthousiasmecroissant, sa lutte contre la malchance qui le poursuivait, lesefforts héroïques qu’il avait faits, bravant tous les obstacles,pour essayer d’arriver à son régiment, et les mauvais tours que lesort lui avait joués pour rendre vains ses efforts.

Il parlait avec une telle ardeur, que leRitmeister vit clairement devant lui, le cercle magique quientourait le brave soldat Chvéïk, et dont celui-ci était incapablede sortir.

–&|160;Mais c’est un véritable travaild’hercule&|160;! dit-il, après avoir écouté jusqu’à la fin lalongue histoire de Chvéïk.

–&|160;On aurait pu déjà, à Putim, mettre finà cette affaire, remarqua Chvéïk, si pour mon malheur, je n’étaistombé sur M.&|160;l’adjudant Flanderka. Tout ce que je lui disaislui paraissait suspect. S’il m’avait fait conduire directement àBudeiovitz, on lui aurait expliqué, là-bas, que je suisvéritablement le soldat Joseph Chvéïk, et non un personnagesuspect. Si M.&|160;l’adjudant avait agi ainsi, j’accompliraisdepuis deux jours mes devoirs militaires.

–&|160;Pourquoi n’avez-vous pas expliqué auchef de poste que vous étiez victime d’une erreur&|160;?

–&|160;Parce que j’ai bientôt reconnu, moncommandant, que c’était inutile. Notre bon vieux bistro Rampa avaitl’habitude de dire que lorsque quelqu’un veut boire à crédit, tousles raisonnements du monde n’arriveront pas à lui prouver lecontraire.

Le Ritmeister ne perdit pas son temps àréfléchir. Il se dit qu’un pareil manque d’orientation venant de lapart d’un homme qui, de toute apparence, était fermement décidé àrejoindre son corps ne pouvait être qu’un signe de dégénérescencetotale et il se mit à dicter le rapport suivant&|160;:

«&|160;Au 91e régiment de ligneimpérial et royal, à Budeiovitz.

«&|160;Nous vous remettons le soldat JosephChvéïk, appartenant, suivant ses affirmations, au régiment de ligneci-dessus nommé. Cet homme, arrêté par la station de gendarmerie dePutim, district de Pisek, nous paraît suspect de désertion. Lesusnommé déclare avoir voulu se rendre à son régiment. Signalementdu prisonnier&|160;:

«&|160;Taille moyenne, visage normal, nezrond, yeux bleus, signe particulier néant.

«&|160;À l’annexe B&|160;1, vous trouvereznotre note de service concernant les frais de nourriture du soldatChvéïk. Vous êtes instamment priés de nous rembourser parl’intermédiaire du ministère de la défense nationale. Nous vousprions également de bien vouloir signer la feuille remise audétenu. À l’annexe B&|160;2, vous voudrez bien vérifier la listedes objets militaires que le détenu avait sur lui au moment de sonarrestation.&|160;»

Après sa longue odyssée, Chvéïk eutl’impression de se rendre à Budeiovitz avec la rapidité del’éclair. Son compagnon de route, un tout jeune gendarme, n’avaitpas osé durant tout le trajet, quitter Chvéïk tant il avait peurque son détenu lui échappât. Pendant tout le voyage ce problème lepréoccupa&|160;:

–&|160;Et si par malheur, j’étais obligé de merendre au cabinet, comment diable ferais-je&|160;?

Il décida, si cette éventualité se présentait,de placer Chvéïk en sentinelle devant la porte.

Lorsqu’ils descendirent du train, le gendarmeentretint Chvéïk, comme par hasard, du nombre de balles qu’ungendarme doit avoir sur lui lorsqu’il escorte un détenu. Cesconfidences ne troublèrent pas Chvéïk, le moins du monde&|160;; ilrépondit d’un air convaincu qu’il tenait la chose pour impossible«&|160;car, ajouta-t-il, en tirant sur son détenu, le gendarmes’exposerait à tuer un passant&|160;».

Le gendarme combattit vivement cette opinionet les deux hommes parvinrent à la caserne sans avoir pu se mettred’accord sur ce point délicat.

Le lieutenant Lukach se tenait paisiblementdans son bureau lorsque la porte s’ouvrit et son ordonnance apparutdevant lui.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis rentré, dit Chvéïk d’un air solennel, en lesaluant.

L’enseigne Kotatko était présent à cemoment-là. Il raconta plus tard qu’à la vue de Chvéïk, lelieutenant Lukach fit un bond, serra sa tête entre ses mains, ets’affaissa brusquement sur son siège. Revenant à lui, il prit d’unemain tremblante les papiers de Chvéïk, signa et pria l’enseigne dele laisser seul avec son ordonnance. Il déclara au gendarme quetout était en règle et il s’enferma dans son bureau.

C’est ainsi que l’anabase de Budeiovitz setermina pour Chvéïk. Mais il est hors de doute que si Chvéïk avaitdisposé de toute sa liberté d’action, il n’en aurait pas moinsrejoint son corps en toute diligence. Si toutefois les autoritésmilitaires s’avisaient de prétendre que c’est à elles que revientl’honneur d’avoir ramené Chvéïk dans le droit chemin de ladiscipline, ce serait de leur part une odieuse vantardise.

*

**

Une fois seuls, Chvéïk et le lieutenant Lukachse regardèrent fixement&|160;; la stupeur, l’horreur et ledésespoir se lisaient clairement dans les yeux du lieutenant,cependant que ceux de Chvéïk brillaient d’un regard affectueux ettendre.

Durant quelques minutes, un silence de mortrégna dans le bureau.

Dans le couloir voisin on entendait un bruitde pas. C’était un aspirant zélé qui, exempt de service pour unrhume, – ce que l’on pouvait constater par sa voix nasillarde, –était en train de réciter un paragraphe de son manuel concernant laréception de la famille impériale dans une forteresse.

On l’entendit déclamer&|160;: «&|160;Dès quele haut personnage arrive à proximité du fort, les canons tirentune salve en son honneur. Le commandant de la place, à cheval, seprésente au galop, salue le haut personnage et seretire…&|160;»

–&|160;Ta gueule, là-bas&|160;! s’écria lelieutenant en ouvrant brusquement la porte. Allez à tous lesdiables&|160;!

L’aspirant se précipita à l’autre bout ducorridor et la voix nasillarde, qui continuait à réciter la leçon,ne parvint plus dans le bureau que d’une façon assourdie&|160;:«&|160;Au moment où-le commandant salue, une nouvelle salve decanons sera tirée à la descente de voiture du hautpersonnage…&|160;».

Muet, le lieutenant Lukach et Chvéïk setenaient immobiles l’un en face de l’autre. Enfin, le lieutenants’écria, plein d’une ironie mordante&|160;:

–&|160;Je vous souhaite la bienvenue àBudeiovitz, monsieur Chvéïk&|160;! il est écrit dans les SaintesÉcritures que celui qui doit être pendu ne se noie pas&|160;! Ons’occupait déjà de vous rechercher&|160;; vous serez présenté dèsdemain au colonel. Quant à moi, je ne veux plus être embêté à causede vous&|160;! J’en ai marre de vous et de vos histoires&|160;!Vous avez eu le bout de ma patience&|160;! Je me demande même àcette heure, comment j’ai pu vivre si longtemps en compagnie d’unidiot tel que vous&|160;!

Et il se mit à marcher dans le bureau avecfureur.

–&|160;Non, mais… c’est tout simplementabominable&|160;! Je me demande ce qui me retient de vousabattre&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

–&|160;Nom de dieu&|160;! ne recommencez pas àvenir me raconter vos boniments&|160;! J’en ai assez, vous dis-je.Vous reculez les bornes de la bêtise&|160;! J’espère, d’ailleurs,que vous n’allez pas moisir ici. La prison vous attend.

Le lieutenant Lukach se frotta les mains avecsatisfaction.

–&|160;C’en est fini avec vous, mon vieux,dit-il.

Il retourna à sa table, traça quelques motssur un formulaire, appela la sentinelle et lui ordonna de conduireChvéïk au geôlier.

Lukach, avec une profonde joie, vit Chvéïktraverser la cour, le geôlier qui s’avançait vers lui, et quiouvrait toute grande ensuite la porte, sur laquelle était marqué enlettres noires, le mot&|160;: Prison.

–&|160;Que Dieu soit loué&|160;! Je ne lereverrai pas de si tôt, fit le lieutenant Lukach en poussant unsoupir.

*

**

En entrant dans les ténèbres de la tour dessupplices de la caserne Marie, Chvéïk fut salué par un aspirant,jovial et gras, qui s’étirait sur le bat-flanc d’une cellule. Ilétait le seul détenu et se mourait d’ennui. Chvéïk lui ayantdemandé pourquoi il se trouvait là, l’aspirant lui réponditqu’étant légèrement pris de boisson, il avait giflé par erreur unlieutenant d’artillerie, sur la place du Marché.

–&|160;Si je considère l’affaire de plus près,dit-il, je ne l’ai même pas giflé pour de bon, je lui ai seulementpoussé le képi sur le nez.

L’histoire s’était passée de la façonsuivante&|160;: le lieutenant d’artillerie attendait, sans doute,une poule quelconque. Il tournait le dos à l’aspirant et celui-cile prit par derrière, pour un de ses copains, un certain FrantzMaterna.

–&|160;Je me suis gentiment faufilé derrièrelui, raconta l’aspirant, pour lui donner une tape amicale, et jelui ai simplement poussé le képi en lui disant&|160;: salut,Frantz&|160;! Et voilà que mon type se met à gueuler, à appeler lapatrouille à son secours, qui m’empoigne et me met en prison.

Il est possible, avoua l’aspirant&|160;; aprèsavoir réfléchi pendant un instant, que je lui ai donné égalementquelques claques, mais, de toute façon, cela ne change rien àl’affaire, puisqu’il s’agissait d’une erreur. Il reconnaît lui-mêmeque j’ai dit&|160;: salut, Frantz&|160;! et son petit nom n’est pasFrantz, mais Ambroise. Tout cela est clair. Mais ce qui peut mecauser le plus de tort, c’est d’avoir filé de l’hôpital, surtout sil’on découvre mon truc avec le cahier des malades.

Lorsque je suis arrivé au régiment,poursuivit-il, j’ai d’abord loué une chambre en ville, puis je mesuis arrangé pour avoir un bon rhumatisme. Je me saoulai trois foisde suite et je passai la nuit hors de la ville, dans un fossé, sousune pluie torrentielle. J’avais eu soin de retirer mes bottes. Maisil n’y a rien eu à faire. Ça n’a pas pris. Je n’ai rien eu. Alorsje me suis amusé à prendre des bains, en plein hiver, dans larivière Malche. Et c’est justement le contraire de ce quej’espérais qui s’est produit&|160;: ma peau s’est durcie d’unetelle façon que j’ai pu me mettre à poil et rester dans la cour dela maison où j’habitais, puis m’allonger dans la neige toute lanuit, et lorsque les locataires m’ont réveillé, le lendemain matin,j’avais les pieds aussi chauds que s’ils avaient été dans despantoufles fourrées.

Pas la moindre angine, pas le moindre rhume.Pas même la goutte militaire, bien que j’aie rendu chaque jourvisite à la maison «&|160;Port Arthur&|160;», et pourtant tous mescopains ont attrapé là toutes sortes de coups de pied de Vénus.Avouez que c’était vraiment de la déveine, cher ami, la guigne,quoi&|160;? Enfin, je fais connaissance ici à Budeiovitz d’unréformé 100&|160;%. Il m’a dit de venir le voir un jour à Loubokéme disant que j’aurais le lendemain les pieds enflés comme desseaux. Il avait chez lui des seringues et c’est à peine si je pusrevenir à la caserne. Ce cher homme n’avait pas trompé mesespérances. J’avais enfin mes rhumatismes dans les jambes.

Aussitôt je suis envoyé à l’hôpital et tout vabien. La chance me sourit encore une fois. Mon beau-frère, ledocteur Measak, a été transféré un beau jour à Budeiovitz, et,grâce à lui, je suis resté à l’hôpital jusqu’à ces derniers jours.Il voulait me faire réformer&|160;: par malheur voilà que jefabrique un cahier des malades. L’idée pourtant n’était pas mal. Jeme suis procuré un gros bouquin, j’ai collé dessus une étiquetteavec cette inscription en grands caractères&|160;: Cahier desmalades du 91e de ligne. Avec des rubriques dedans, desnoms inventés, des courbes de température, diagnostics, etc., etchaque après-midi, après les visites médicales, le «&|160;cahierdes malades&|160;» sous le bras je me faufilais par la grande portepour aller en ville.

Ce sont de vieux territoriaux, qui montent lagarde, de ce côté-là, il n’y avait pas de danger. Il suffisait deleur montrer le cahier et ils me laissaient sortir. Ils merendaient même le salut. Tout allait pour le mieux. Je me rendaischez un ami qui était employé aux contributions indirectes. Là, jechangeais d’habits et nous allions au café où se tenaient desréunions clandestines. Plus tard, mis en confiance, je n’ai mêmeplus pris la peine de changer de costume&|160;; je me suis rendu enuniforme au café et me suis baladé comme cela dans la ville. Ilm’arrivait souvent de rentrer à l’aube et si, la nuit, unepatrouille venait à m’interpeller, je lui montrais mon cahier et onme laissait tranquille. Mais mon imprudence m’a perdu. Lacatastrophe arriva sous la forme de ce malentendu au marché. Lebonheur ressemble à la porcelaine, il se brise facilement. C’estainsi qu’Icare s’est brûlé les ailes. L’homme se croit un géant etil n’est qu’un peu de poussière, mon cher camarade. Il ne fautjamais se fier au hasard, et l’on ferait bien de se donner, matinet soir, une bonne tape sur la nuque pour se rappeler que laprévoyance est la mère de la sûreté, et que le mieux est l’ennemidu bien. Les grandes rigolades ont souvent des lendemainsamers&|160;! C’est une loi de la nature. Je m’en rends compte ensongeant que j’ai définitivement loupé le conseil de révision.Jamais cette occasion ne se représentera.

L’aspirant termina sa confession par cesparoles, prononcées d’une façon solennelle&|160;:

–&|160;Ainsi Carthage a été mise à sac&|160;!Ainsi Ninive a été démolie&|160;! Mais qu’importe, en avant quandmême et haut le cœur, mon ami&|160;! Que ces gens-là ne se fassentpas d’illusions&|160;: ils auront beau m’envoyer au front, je netirerai pas sur l’ennemi. J’ai été exclu de l’écoled’aspirant&|160;! Vive le crétinisme impérial et royal&|160;!Pensez-vous que je vais m’asseoir sur vos banquettes et préparerdocilement vos examens&|160;? Devenir enseigne, sous-lieutenant,lieutenant&|160;! et bien merde alors&|160;! Votre écoled’officiers de réserve, je m’en fous&|160;! Où est-ce que vousportez le fusil, sur l’épaule gauche ou droite&|160;? Combien degalons à un capitaine&|160;? Et leur truc debureaucratie&|160;!

Nous n’avons pas un brin de tabac&|160;! Etmaintenant, que désirez-vous&|160;! Un bock&|160;? Tenez, voici lacruche d’eau, il y a la goutte à boire dedans. Si vous avez faim jevous recommande vivement ce croûton. Si vous vous ennuyez, je vousconseille d’écrire des poèmes, ainsi que je le fais moi-même. Voicile poème épique que je viens de composer&|160;:

Où est le geôlier&|160;? dort-il encore, ce bravehomme,

Sait-il qu’il est le pivot central de l’armée&|160;?

Mais qu’il se lève avant que la bonne

Nouvelle arrive d’un désastre pour notre renommée.

Il ne lui restera qu’à dresser des barricades

À l’aide de nos bat-flanc pour s’opposer à l’ennemi.

Comment oses-tu camarade

Ronfler au moment du péril&|160;!

Comment oses-tu camarade

Ronfler au moment du péril&|160;!

–&|160;Eh bien voilà, cher ami, continual’aspirant, qui oserait dire après cela que le respect du peuplepour notre chère monarchie fout le camp&|160;? Un homme, du fond desa prison, qui na même pas une cigarette, que leconseil de guerre attend, écrit de sa propre main des poèmes enl’honneur de son loyalisme. On lui retire sa liberté, et sa bouche,bien loin de faire retentir des imprécations, ne donne naissancequ’à des hymnes pleins d’enthousiasme. «&|160;Morituri te salutant,César&|160;!&|160;» Ceux qui vont mourir te saluent. Mais legeôlier n’est qu’une fripouille&|160;! Majesté, tu as desserviteurs dignes de toi&|160;! Avant-hier, j’ai donné à cepolisson cinq couronnes pour qu’il m’achète des cigarettes et cematin le bonhomme me déclare qu’il est interdit de fumer ici etque, s’il le tolérait, cela lui attirerait des ennuis. Quant auxcinq couronnes, il n’a pas l’air pressé de me les rendre. Je n’aiplus confiance en personne&|160;! On foule ici aux pieds les droitsles plus sacrés du genre humain. Il est honteux qu’on trouve desgens assez dénués de scrupules pour dépouiller un détenu&|160;! Etle misérable, par dessus le marché, chante toute la journée.

Ayant terminé le récit de son histoire,l’aspirant demanda à Chvéïk la raison pour laquelle il avait étéincarcéré.

–&|160;Ainsi, dit-il, après le récit deChvéïk, vous avez passé plusieurs jours à la recherche de votrerégiment&|160;? «&|160;Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beauvoyage&|160;!&|160;» Et vous aussi, vous devez vous rendre aurapport du colonel&|160;? Bravo, frère&|160;! Nous allons donc nousretrouver ensemble sur le lieu de notre supplice. Notre colonel vapouvoir s’amuser. Vous n’avez pas idée de la façon dont il présideaux destinées de ce régiment. Il cavale toute la journée dans lacour de la caserne comme un chien enragé, et la langue lui sort dela bouche, comme s’il était une vulgaire charogne. Il a la manie dedébiter des sentences, des discours, tandis qu’il vous éclaboussede sa bave. Je le connais bien, car j’ai déjà eu à faire avec luiune fois, au rapport.

En arrivant au régiment, je n’avais, bienentendu, que des vêtements civils&|160;: chapeau haut de forme etbottines à boutons. Comme mon tailleur ne m’avait pas encore livrémon uniforme j’ai dû courir à la section des aspirants dans cettetenue. C’est ainsi que je me suis placé dans les rangs et que je mesuis mis en marche avec les copains. Le colonel se rue sur moi avecune telle violence que son cheval fait un brusque écart. «&|160;Nomde Dieu, hurla-t-il d’une telle voix que l’on devait l’entendredans tout Budeiovitz, qu’est-ce que vous foutez ici, espèce debourgeois.&|160;»

Je lui ai poliment répondu que j’étaisaspirant candidat à l’école des officiers de réserve, et quej’étais en train de faire mon devoir. Si vous l’aviez vu&|160;! Ilm’a engueulé pendant une demi-heure, tandis que je le saluais enlevant ma main à la hauteur de mon chapeau haut de forme.Là-dessus, il m’a dit qu’il allait me citer au rapport lelendemain. Puis, blême de fureur, il galope je ne sais où. Uneminute après il revient à la même vitesse, il se remet à gueuler età faire un chambard du diable en se frappant la poitrine et enordonnant qu’on m’amène aussitôt en tôle.

–&|160;Un aspirant, hurlait-il, est quelquechose de sacré&|160;! Vous êtes nos espoirs de gloire militaire, defuturs héros, comme par exemple cet aspirant, nommé Wohltat, qui,dès qu’il a été nommé caporal, a demandé aussitôt à être envoyé aufront. Deux jours après, il faisait à lui seul 15 prisonniers. Aumoment où il les ramenait dans nos lignes, un obus l’a déchiqueté.Cinq minutes après on le nommait au grade d’enseigne. Vous pouvezavoir une carrière aussi brillante que la sienne. Les décorationset l’avancement vous attendent. Votre nom peut être un jour inscritdans le Livre d’Or du régiment.

L’aspirant cracha de dégoût&|160;:

–&|160;Vous voyez, mon cher, continua-t-il,quelles sortes d’animaux bizarres se promènent sur notre terre. Jeme fous pas mal de leurs galons et de leurs avancements&|160;!Quelle belle distinction, en effet, que la sienne lorsqu’ilm’interpellait en ces termes&|160;: «&|160;Aspirant, vous n’êtesqu’un sombre idiot.&|160;» Quel vieil abruti que ce type-là. Moncher, je tiens à vous dire que le bœuf a sur nous un énormeavantage. C’est que, lorsqu’on le traîne vers l’abattoir, on nel’insulte pas auparavant.

L’aspirant s’étira, puis ilcontinua&|160;:

–&|160;Il est bien évident que ça va exploserun jour, que ça ne peut plus durer longtemps. Lorsqu’on m’enverraau front, j’inscrirai sur mon wagon les deux verssuivants&|160;:

On engraisse la terre de notre peau

Vivent les quarante hommes et six chevaux.

Comme il achevait ces mots, la sentinelleapparut, apportant une demi-boule de pain et une cruche d’eau. Sansse lever de son bat-flanc, l’aspirant l’interpella en cestermes&|160;:

–&|160;Salut, notre ange gardien au cœur pleinde pitié. Tu plies sous le poids du panier chargé de toutes sortesde vivres pour nous sustenter, nous rafraîchir et chasser nospeines. Je n’oublierai jamais vos bienfaits. Vous êtes dans cettesombre cellule le clair rayon du soleil qui vient nouséveiller.

–&|160;Nous verrons un peu la gueule que tuferas demain au rapport, grogna la sentinelle.

–&|160;Ne fais pas le méchant, mon gros,riposta le l’aspirant, toujours allongé sur son bat-flanc.Explique-nous plutôt la façon dont tu t’y prendrais pour ramenerdix prisonniers des tranchées ennemies. Connais-tu la loid’Archimède&|160;? Non&|160;? Eh bien, je vais tel’expliquer&|160;: Indique-moi un point fixe dans l’univers et jefais culbuter la terre, si tu me sers de levier. Espèce dechameau&|160;!

La sentinelle ouvrit de grands yeux étonnés,puis dédaigneusement referma la porte.

–&|160;Ici, nous devrions former entre détenusune association de secours mutuels pour l’extermination desgeôliers, dit l’aspirant, tout en faisant de la boule de pain deuxparts égales. D’après l’article 16 du règlement de la prison, lesdétenus, jusqu’au jour de la sentence, ont droit à l’ordinairemilitaire, mais chez nous, c’est la loi du bon plaisir qui règletout.

Chvéïk et l’aspirant s’assirent au bord de labanquette et se mirent à casser la croûte.

–&|160;C’est sur les geôliers, continual’aspirant, que l’on voit le mieux les effets abrutissants de laguerre. Il est à peu près certain que notre gardien, avant departir pour l’armée, était un jeune homme plein de beauxsentiments, tendre, affectueux, un défenseur de la veuve et del’orphelin. Il était sans doute estimé de tous, et aujourd’hui… sije pouvais lui flanquer ma main sur la gueule&|160;! Voilà mon amiles tristes effets de l’abrutissement du métiermilitaire&|160;!

Et l’aspirant se mit à chanter à pleinevoix&|160;:

Elle ne craignait même pas le diable,

Mais un jour elle rencontra un cavalier…

–&|160;Mon cher ami, continua l’aspirant,après ce court intermède vocal, si nous nous plaisions à considérertout cela du point vue de l’intérêt de notre chère monarchie, nousarriverions à cette conclusion que le cas de cet homme estexactement le même que celui de l’oncle de Poutchkine. Ce poète aécrit quelque part que le vieil ivrogne est un hommeirrémédiablement perdu&|160;:

Qu’il soupire et se dise&|160;: Vieille corde

Quand est-ce donc que le diable t’emporte&|160;!

À ce moment, les clefs du geôlier cliquetèrentdans le couloir. La lampe à pétrole fut allumée.

–&|160;La lueur dans l’abîme&|160;! s’écrial’aspirant. Enfin, la lumière pénètre dans l’armée&|160;! Bonnenuit, cher geôlier, et saluez, de notre part vos supérieurs. Jevous souhaite de faire de beaux rêves&|160;! lorsque vous m’aurezrendu cependant les cinq couronnes que je vous avais données pourm’acheter des cigarettes.

Dès que le geôlier fut parti&|160;:

–&|160;Enfin seul, s’exclama l’aspirant. Avantde m’endormir, j’ai pris l’habitude de faire de sérieuses études enmatière de zoologie. Je m’amuse à étudier nos supérieurs. Pouravoir sur la guerre des vues originales, il est indispensabled’étudier d’une façon approfondie l’histoire naturelle ou bienl’ouvrage intitulé&|160;: «&|160;Les sources de la fortune&|160;»édition Kotchi, où à chaque page l’on peut lire&|160;: Bestiaux,volailles, cochons etc. Nous constatons en effet que ces vocablessont fort employés dans les milieux militaires un peu avancés pourdésigner les nouvelles recrues. À la 11e compagnie, lecaporal Althorf se sert souvent de l’expression&|160;:«&|160;Chèvres d’Engadine&|160;», le brigadier Muller préfèreappeler ses hommes&|160;: Putois. Le feldwebel Sondernummeraffectionne tout particulièrement les expressions de&|160;: crapaudou cochons de Yorkshire, et il leur promet gentiment de les faireempailler.

Il donne tant de précisions sur cette besogneque l’on pourrait croire qu’il descend d’une famille denaturalistes. Tous les galonnards s’efforcent de cette façon denous inculquer l’amour de la patrie. Dès que les bleus arrivent cesgens-là se mettent à faire un tapage de tous les diables et àdanser sauvagement autour des nouvelles recrues, une danse barbarequi rappelle fort celle des cannibales, au moment où ceux-ci sepréparent à écorcher une pauvre antilope, ou à rôtir unmissionnaire, qu’ils se proposent de dévorer à belles dents. Bienentendu, ces injures sont réservées aux soldats tchèques, lesAllemands en sont exempts. L’adjudant Sondernummer n’oublie jamaisd’ajouter lorsqu’il les traite de «&|160;bandes de cochons&|160;»le «&|160;qualificatif&|160;» tchèque, afin que les Allemandssachent bien que ces insultes ne leur sont pas destinées. Lesgalonnés de la 11e compagnie sont si souvent en proie àune telle fureur, que l’on croirait à les voir que les yeux vontleur sortir de la tête&|160;; ils ressemblent à des chiens gloutonsqui ayant avalé précipitamment une éponge en croyant qu’ils’agissait d’une friandise, ne peuvent ni la vomir ni la fairedescendre dans leur bide. Mon cher ami, il m’est arrivé d’entendreun jour, une conversation édifiante entre le caporal Althorf et lebrigadier Muller au sujet de l’instruction des bleus de laterritoriale. Les mots «&|160;raclée, claque&|160;», «&|160;on vales dresser&|160;» revenaient sans cesse. J’ai cru tout d’abord,avec une naïveté touchante, qu’une dispute avait surgi entre eux ouqu’ils avaient entrepris une controverse au sujet de l’uniténationale allemande en danger. Mais c’était une grossière erreur dema part. Il s’agissait, comme je l’ai compris par la suite, del’éducation des bleus.

–&|160;Et si un cochon de Tchéco, disait lecaporal Althorf, après trente «&|160;couchez-vous&|160;!&|160;» nese tient pas au «&|160;fixe&|160;!&|160;» droit comme un cierge, nete contente pas de le gifler, donne-lui un vigoureux coup de poingdans le ventre, envoie-lui une raclée, puis ordonne-lui de faire«&|160;demi-tour&|160;» et dès qu’il t’a tourné le dos applique-luiun bon coup de pied dans le cul. Tu verras qu’il se tiendra droit,et l’enseigne Dauerling te félicitera.

–&|160;Maintenant, camarade, poursuivitl’aspirant, il faut que je vous dise quelques mots sur ceDauerling. À la 11e compagnie, les bleus parlent de luien tremblant, exactement comme une vieille tante, perdue au finfond du Far-West, défaille de frayeur en songeant à un bandit degrand chemin. Dauerling a une renommée de mangeur d’homme, de latribu des anthropophages australiens qui passent leur temps à sebouffer les uns les autres. L’histoire de son enfance est trèscaractéristique. Peu après sa naissance la nurse le laissa choir etle petit Conrad Dauerling est tombé sur la tête. On en voit encoreles traces&|160;: la sphère de son crâne est aplatie sur un côté,exactement comme si une comète avait heurté le pôle nord. Tout lemonde pensait qu’il ne survivrait pas à cette blessure et que, detoute façon, s’il en réchappait, il resterait idiot pour le restantde sa vie. Au milieu de cet affolement général seul son père, lecolonel Dauerling, a gardé son sang-froid, déclarant que son filsserait toujours assez intelligent pour embrasser la carrièremilitaire.

Le petit Dauerling mena une lutte farouchepour apprendre le rudiment de ce qu’on lui enseignait au lycée, ens’aidant de leçons particulières, au cours desquelles un de sesprofesseurs perdit ses cheveux de désespoir, tandis qu’un autreachevait ses jours dans une maison d’aliénés et qu’un troisièmefaillit se précipiter du haut de la tour du dôme Saint-Étienne àVienne&|160;! Après cette lutte héroïque, Dauerling entra à l’écolemilitaire de Haindirg. Fort heureusement, dans ces écoles-là, on nese soucie peu des matières enseignées aux vulgaires pékins,indignes d’intéresser les officiers de profession. Une éducationquelque peu sérieuse et profonde, soulevant des problèmesphilosophiques, peut avoir sur la formation d’une âme militaire desinfluences néfastes. N’oubliez pas, mon cher ami, que plus unofficier est abruti et mieux il est capable de faire sonmétier.

Dauerling, élève de l’école militaire, étaitincapable de comprendre quoi que ce soit à quoi que ce soit. Lesprofesseurs officiers se rendirent eux-mêmes compte que lamalheureuse chute dont avait été victime leur élève, l’avait misdans un grave état d’infériorité en face de ses condisciples.

Les réponses qu’il fit aux examensdémontrèrent d’une façon catégorique qu’une telle imbécillitéatteignait à une profondeur extraordinaire. Aussi ses professeursne l’appelaient-ils entre eux que «&|160;notre brave idiot&|160;».Son abrutissement prit par la suite un développement si éclatantqu’il fut question, pendant quelque temps, d’expédier le jeuneDauerling à l’école supérieure de l’état-major ou-de le faireentrer dans un ministère.

Lorsque la guerre a éclaté, le nom de ConradDauerling était tracé en toutes lettres sur la liste desnominations des cadets officiers. C’est pour cette raison que nousl’avons vu arriver un jour au 91e de ligne.

L’aspirant poussa un soupir et continua en cestermes&|160;:

–&|160;Aux éditions du ministère de la guerre,un livre vient de paraître&|160;: «&|160;Entraînement ouÉducation&|160;», Dauerling avait potassé ce traité et il en avaitassimilé surtout le passage où l’on indique que l’on peut exercersur ses hommes une autorité salutaire par la crainte qu’on leurinspire. La puissance de la terreur que l’on exerce sur eux est enrelation étroite avec les bons résultats de l’entraînement. Aussiceux qu’il a obtenus furent-ils excellents. Plutôt que d’êtreobligés de subirdurant toute la journée ses engueulades, lessoldats se présentèrent en masse à la visite médicale. Mais cestentatives de dérobade n’eurent aucun succès. Car, quelques joursaprès que les soldats avaient imaginé ce truc pour échapper à leurpersécuteur, automatiquement, tout homme qui se présenta à lavisite fut puni de trois jours de salle de police. Or, vousconnaissez sans doute, cher ami, ces sortes d’endroits&|160;!Durant toute la journée on vous fait faire la pelote et, la nuit,pour vous reposer de ces fatigues, vous dormez sur un bat-flanc. Decette façon on est venu à bout, dans la compagnie commandée parDauerling, des tireurs au flanc.

Dauerling possède à fond le riche vocabulairede la caserne. Il commence toujours ses diatribes par un sonore«&|160;bande d’andouilles&|160;». À part cela, c’est un homme trèslibéral. Il donne en effet le choix à ses soldats&|160;: «&|160;Quepréfères-tu, espèce de crétin, leur demande-t-il, une bonne tapesur la gueule ou trois jours de clou&|160;?&|160;» Si le malheureuxs’avise de choisir le clou, il reçoit également, en rabiot quelquesclaques, accompagnées de l’explication suivante&|160;:«&|160;Dégonfleur que tu es&|160;! tu as la frousse pour tagueule&|160;! Que viens-tu faire alors ici et que deviendras-tulorsque l’artillerie lourde t’arrosera&|160;!&|160;»

Un jour que Dauerling avait crevé l’œil à unbleu et que, pour la forme, on l’avait mis pendant deux jours auxarrêts de rigueur, il s’écria&|160;: «&|160;Pourquoi fait-on tantde chinoiseries pour si peu de chose&|160;? De toute façon cetanimal est destiné à aller crever au front&|160;!Alors&|160;?&|160;» Et il avait raison. Le chef d’état-major ConradVon Hoetzendorf disait exactement la même chose&|160;: «&|160;Lesoldat est là pour crever&|160;!&|160;»

La méthode favorite de Dauerling consistaitsurtout à rassembler de temps à autre les soldats tchèques de sacompagnie, pour leur faire une conférence sur les problèmesmilitaires concernant l’Autriche. Il en profitait pour développerses vues personnelles sur les principes de l’éducation militaire,depuis la façon de boutonner une capote jusqu’au pelotond’exécution. Au début de l’hiver, avant d’être admis à l’hôpital,j’ai participé aux manœuvres de la 11e compagnie. Unjour, pendant le repos, Dauerling adressa aux soldats tchèques lediscours suivant&|160;:

–&|160;Je sais fort bien que vous n’êtes qu’untas de voyous et qu’il est nécessaire de chasser par la violenceles folles idées qui vous remplissent la tête. Tout d’abord avecvotre maudite langue tchèque vous ne parvenez même pas à mettre unephrase d’aplomb. Notre auguste seigneur le Kaiser est Allemand.Voulez-vous m’écouter&|160;! Sacré Himmel laudon&|160;! À platventre&|160;! Couchez-vous&|160;!

Et lorsque nous fûmes tous couchés dans laboue, Dauerling se mit à se promener de long en large devantnous.

–&|160;Restez à plat ventre, couchés&|160;! Jecomprends qu’il ne soit pas agréable de demeurer dans laboue&|160;; mais pour une bande de cochons comme vous… Sachez quele plat ventre existait déjà au temps des Romains. À cette époquetous les citoyens, de 17 à 60 ans, étaient à la disposition desautorités militaires, et durant les guerres on demeurait enpremière ligne pendant trente ans. Les officiers à ce moment-làn’avaient pas de temps à perdre avec des idiots de votre genre.Aussi ne connaissait-on qu’une langue officielle à l’armée.Croyez-vous que l’officier romain se serait donné la peined’apprendre l’étrusque par exemple&|160;? Je veux que vous merépondiez en allemand et non dans votre patois. Vous vous apercevezvous-même, par votre propre expérience, combien il est agréabled’être allongé dans les flaques de boue. Maintenant, imaginons quel’un d’entre vous perde patience et s’avise de se lever. Savez-vousce que je ferais, de lui&|160;? Eh bien je lui casserais toutsimplement la gueule, car cet homme, en agissant ainsi, se rendraitcoupable d’indiscipline, de refus d’obéissance, il commettrait unattentat contre ses devoirs de bon soldat, et surtout un acteirrespectueux en face des règlements, c’est vous dire qu’un telbougre serait immédiatement mis à l’ombre.

L’aspirant se tut une minute, puis ilreprit&|160;:

–&|160;Tout cela se passait sous lecommandement du capitaine Adamitchka, un homme complètementamorphe. Lorsqu’il était dans son bureau il regardait fixement dansle vide devant lui, pendant des heures, comme un parfait idiot, etde temps à autre il s’écriait&|160;: «&|160;Venez, mouches,bouffez-moi&|160;!&|160;» Dieu seul pouvait savoir à quoi ilpouvait songer durant ces longs instants d’immobilité. Un jour, unsoldat de la 11e compagnie se présente à son rapportpour se plaindre d’avoir été apostrophé la veille dans la rue, parl’enseigne Dauerling, de la façon suivante&|160;: «&|160;cochon deTchèque&|160;!&|160;»

Ce soldat avant de venir au régiment étaitrelieur et il avait le vif sentiment de sa dignité.

«&|160;Bon, si c’est comme cela… répondit àvoix basse le capitaine&|160;» Il vous a dit cela dans la rue, hierau soir&|160;? Vous en êtes sûr&|160;? Bien&|160;! Nous allons voird’abord si vous aviez la permission de sortir en ville.Rompez.&|160;»

Deux heures plus tard, le capitaine faisaitappeler le relieur&|160;:

–&|160;Nous avons établi, dit-il, toujoursd’une voix à peine perceptible, que vous aviez la permission derester dehors jusqu’à 10 heures. Pour cette fois, ça va, vous neserez pas puni. Rompez&|160;!

Et l’on disait pourtant de ce capitaine qu’ilavait vaguement le sens de la justice&|160;! C’est la raison pourlaquelle on l’a rapidement expédié au front. C’est le commandantWenzl qui l’a remplacé. Celui-là était le diable même lorsqu’ils’agissait d’embêter ses hommes. Il cloua le bec un jour àl’enseigne Dauerling lui-même&|160;! La femme du commandant Wenzlest une Tchèque&|160;; pour cette raison il était tenu à un certainménagement des minorités nationales. On racontait que lorsqu’ilétait capitaine à la garnison de Kouthna-Hora, il avait traité dansun moment d’ivresse le garçon de son hôtel de salaud de Tchèque. Jevous ferai remarquer en passant, que le commandant ne parlaitd’habitude que cette langue et qu’il avait mis ses fils dans uneécole tchèque. Le journal local apprit la chose et, quelques joursaprès, un député nationaliste quelconque avait déposé uneinterpellation au Parlement viennois pour protester contre l’injureadressée au garçon dhôtel, disant que tout le peupletchèque avait été offensé en sa personne. Wenzl a eu de ce faittoute une série d’ennuis, d’autant plus que cette histoire s’étaitpassée à l’époque de la discussion au Parlement du budget del’armée. Cet ivrogne de capitaine avait vraiment mal choisi sonmoment.

Wenzl apprit par la suite qu’un aspirant,nommé Zitko, avait été l’instigateur de toute cette affaire. C’estlui qui avait suggéré au journal le fameux article, car il avaitune vieille dent contre le capitaine. Leur inimitié datait du jouroù l’aspirant, emporté par une vague de lyrisme, s’était mis àparler à la fin d’un bon repas, de la nature, de ses beautés, desnuages qui courent à l’horizon, des montagnes lointaines, descabarets et des oiseaux. «&|160;Que représente, je vous le demande,s’écria l’aspirant à la fin de son poème en prose, un capitaine, unsimple capitaine en face de la majestueuse nature&|160;? Un zéro,un vulgaire zéro, ainsi qu’un aspirant&|160;!&|160;»

Or, comme les officiers s’en étaient mis cejour-là plein la lampe, Wenzl s’est jeté sur le malheureuxphilosophe et s’est mis à le frapper comme un chien. L’affaire n’enest pas restée là, et le capitaine, depuis ce jour, n’a pas laissépasser une occasion de punir son philosophe. Il était d’autant plusvexé de cette histoire que les paroles de Zitko connurent unepopularité extraordinaire. Tout Kouthna-Hora les citait à toutpropos. Les gens s’abordaient dans la rue en se disant&|160;: Quereprésente le capitaine Wenzl en face de la majestueusenature&|160;?

–&|160;Je vais traquer la rosse jusqu’ausuicide, déclara Wenzl.

Mais Zitko lui échappa en abandonnant lacarrière militaire pour s’occuper uniquement de philosophie. Depuisce temps-là, le commandant n’a pas cessé de tempêter contre lesjeunes officiers. Un lieutenant lui-même n’est pas en sûreté danssa compagnie, à plus forte raison les enseignes et autresaspirants.

–&|160;Je vais l’écraser comme unepunaise&|160;! avait promis Wenzl, en parlant d’un jeune officierqui avait eu l’audace d’envoyer un de ses hommes au rapport pourune peccadille. Wenzl se refusait farouchement à considérer commedes crimes tout autre fait que, par exemple&|160;: s’endormir à lapoudrière en étant de garde, enjamber les murs de la caserne, selaisser arrêter par une patrouille du régiment d’artillerie, brefil fallait que le délinquant commit des incartades de cet ordre,pouvant nuire à la bonne renommée du régiment, pour qu’il se mît encolère.

–&|160;Ah&|160;! nom de dieu, s’écria-t-il unefois dans la cour de la caserne, cet imbécile s’est laisséempoigner pour la troisième fois par une patrouille de laterritoriale&|160;? eh bien jetez-le immédiatement au clou, cetimposteur, doublé d’un imbécile, qu’il fiche le camp de chez nous,qu’il aille pousser les brouettes de fumier. Et tu n’as même pasessayé de leur casser la gueule&|160;! Ça, des soldats&|160;?Allons donc&|160;! De vulgaires cantonniers&|160;! Ne pas luidonner à bouffer avant demain soir, pas de matelas, et mettez-ledans le cachot, sans couvertures, cette infecte nouille&|160;!

–&|160;Figurez-vous, maintenant, cher ami,poursuivit l’aspirant, que cet imbécile de Dauerling, le lendemainmême de l’arrivée du commandant, envoya à son rapport un de seshommes. Motif&|160;: le soldat avait omis de le saluer un dimancheaprès-midi, alors que l’enseigne se promenait en voiture avec unejeune fille. Ainsi qu’un sous-off le raconta plus tard, ce rapporten appelait à tous les tonnerres de dieu du jugement dernier. Dèsque Wenzl eut le rapport en main, nous voyons le sergent debataillon, qui sort de son bureau comme un fou, son registre sousle bras, et qui se met à appeler Dauerling, comme un perdu, tout lelong des couloirs.

–&|160;Non, mais qu’est-ce que celasignifie&|160;? Himmel donner wetter&|160;! Voulez-vous me ficherla paix, lui dit le commandant, avec des boniments de cegenre&|160;! Savez-vous, enseigne, ce que c’est qu’un rapport debataillon&|160;? Sachez que ce n’est pas une foire aux puces&|160;?Comment voulez-vous que cet homme vous voie lorsque vous traversezle marché en voiture&|160;? Croyez-vous qu’un soldat n’ait pasautre chose à faire que de scruter l’horizon pour y découvrir unpetit enseigne qui se promène en voiture avec sa donzelle&|160;?Taisez-vous&|160;! Le rapport du bataillon c’est une affairesérieuse&|160;! Le soldat vous a bien dit, lui-même, qu’il ne vousavait pas vu pour l’excellente raison qu’au moment même où vouspassiez il était en train de me saluer, moi, vous comprenez, moi,le commandant Wenzl, par conséquent il aurait fallu qu’il eût desyeux à son derrière pour apercevoir la voiture dans laquelle vousvous trouviez&|160;! À l’avenir, veuillez me laisser en paix avecdes histoires de ce genre&|160;!

Depuis ce jour l’enseigne Dauerling aradicalement changé, ajouta l’aspirant tout en bâillant.

–&|160;Il faudrait essayer de roupiller un peuavant le rapport du colonel, ajouta-t-il. J’ai voulu vous informercomme ça, grosso modo, de ce qui se passe chez nous. Le colonelSchroder n’a pas beaucoup d’estime pour le commandant. Ce sont destypes rigolos d’ailleurs. Le capitaine Sagner, commandant l’écoledes aspirants, considère le colonel comme le type accompli dusoldat, bien que celui-ci ait une frousse épouvantable d’aller aufront. En ce qui concerne Sagner lui-même, c’est un roublard, et ildéteste, tout comme son colonel, les officiers de réserve. Il ditque ce sont de sales pékins. L’école, il la considère comme unesorte de ménagerie où l’on dresse des bêtes sauvages que l’onenvoie au front en leur collant quelques galons pour se faire tuerà la place des officiers de métier dont la race doit êtresoigneusement conservée.

D’ailleurs, ajouta encore l’aspirant, ens’enveloppant dans sa couverture, tout n’est que pourriture dansnotre armée. Les masses, trop effrayées, n’ont pas encore prisconnaissance d’elles-mêmes. Elles se laissent sabrer, et siquelqu’un est frappé par une balle, il tombe en s’écriant comme unimbécile&|160;: «&|160;Maman&|160;!&|160;» Il n’y a pas de héros,mon vieux, il n’y a que des bestiaux que l’on conduit à l’abattoir,et des bouchers galonnés dans les états-majors. Mais, j’espère quetoute cette passivité prendra fin un jour et alors nous en verronsdes histoires.

En attendant, vive l’armée&|160;! Et,bonsoir.

L’aspirant se tut. Il se mit à se tourner sansarrêt sous sa couverture, puis il demanda&|160;:

–&|160;Vous dormez, camarade&|160;?

–&|160;Non, répondit Chvéïk, je réfléchis.

–&|160;À quoi, mon ami&|160;?

–&|160;À cette grande médaille d’or qu’unmenuisier de la rue Vavrova, avait obtenue, un certain Militchko.Il avait été le premier grand blessé de son régiment. Un obus luiavait enlevé une jambe et on lui en avait collé une en bois. Depuisce jour, il s’était mis à se poser partout en héros, étant lepremier grand blessé de son village. Un soir, il était venu àl’Apollo et il fut mêlé à une rixe avec des gars de la GrandeBoucherie. Ceux-ci lui ont arraché sa jambe de bois et lui ontcogné la tête avec. Celui qui lui avait arraché la jambe ne s’étaitpas trop rendu compte de ce qu’il faisait, mais, en voyant ce qu’iltenait en main, il est tombé dans les pommes. On a remis àMilitchko le lendemain, au poste de police, sa jambe de bois, mais,depuis ce jour, il a été dégoûté de la gloire, et il est alléporter sa médaille au clou. Mais cela lui a attiré toutes sortesd’ennuis, car il existe pour les invalides une espèce de tribunald’honneur, qui l’a condamné à reprendre sa médaille, et à la pertede sa jambe de bois…

–&|160;Comment&|160;?

–&|160;Voici. Un jour, une commissionquelconque se rendit chez lui pour l’avertir qu’il n’était plusdigne de porter sa jambe artificielle. À la fin de cette entrevue,ces messieurs lui ont emporté sa guibole. Ce qui n’est pas mal nonplus comme rigolade, continua Chvéïk, c’est que, lorsque lesparents d’un soldat tué à la guerre héritent d’une telle médaille,on leur donne un document leur indiquant que la médaille leur estconfiée pour qu’ils la mettent à une place d’honneur dans leurmaison. Or, dans la rue Bozetchov à Vychegrade j’ai connu un homme,qui avait perdu son fils à la guerre, il la trouvait mauvaise et sedisait que ces messieurs de l’Hôtel de Ville se foutaient un peu delui en lui donnant un ordre pareil. Il prit donc la médaille, serendit aux w.&|160;c. et la cloua contre le mur. Un policier, quihabitait la même maison, et qui fréquentait les mêmes chiottes,dénonça le vieux, pour intelligence avec l’ennemi. Et le pauvrevieux la sentit passer.

–&|160;Cela prouve, répondit l’aspirant, quela chance et le verre sont également fragiles. On vient de publierà Vienne un bouquin intitulé&|160;: «&|160;Journal d’unaspirant&|160;». J’ai découvert là-dedans le poème ravissant quevoici&|160;:

Il y avait un jeune aspirant

Qui se fit tuer pour son roi.

Il a donné le brave, en expirant,

L’exemple des héros d’autrefois.

On transporte son corps sur un fourgon

Son capitaine le décore d’une médaille,

Des prières montent, l’orgue bourdonne

Autour de ce héros de la grande bataille

–&|160;Il me semble, dit l’aspirant, après unecourte pause que cette lamentable poésie nous prouve suffisammentla décadence de l’esprit guerrier. Je vous propose donc, cher ami,de chanter avec moi, au beau milieu de cette nuit calme et obscure,le lied du canonnier Gabourek. Cela nous remontera le moral. Maisil faut bien gueuler pour que toute la caserne Marie en profite.Pour cette raison, je vous invite à vous mettre avec moi devant laporte.

Et bientôt, retentit de la prison, un telhurlement que les vitres des fenêtres du couloir entressaillirent.

Là-bas, à son canon,

Debout se tient un homme

Là-bas à son canon,

Debout se tient un homme&|160;!

Mais voici qu’une marmite éclate,

Et lui arrache les pattes&|160;!

Qu’importe&|160;! À son canon,

Toujours debout, se tient cet homme&|160;!

Là-bas à son canon

Debout se tient un homme&|160;!

De la cour, des bruits de pas et de voixrépondirent bientôt à ce concert.

–&|160;C’est le geôlier, remarqua l’aspirant,et le sous-lieutenant Pelikan, qui est de service aujourd’hui,l’accompagne. C’est un réserviste, un copain à moi, membreégalement de la «&|160;Ressource tchèque&|160;». Dans le civil, ilest comptable dans une maison d’assurances. Il me donnera descigarettes. Mettons-nous à hurler davantage.

Et les murs de la caserne répercutèrent enéchos les fameuses strophes&|160;:

Là-bas à son canon,

Debout se tient un homme…

À ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas, etle geôlier, dont le zèle était décuplé par la présence del’officier, cria dans la cellule&|160;:

–&|160;Eh là-bas&|160;! Est-ce que vous vouscroyez dans une ménagerie&|160;?

–&|160;Permettez, répondit l’aspirant, ils’agit simplement d’une filiale de la chorale du«&|160;Rudolphinum&|160;» qui donne un concert au profit despauvres prisonniers. Le premier numéro du programme, la Symphoniemartiale, vient d’être exécuté.

–&|160;Voulez-vous vous taire&|160;! réponditle sous-lieutenant Pelikan, en se donnant un air sévère. Vousdevriez savoir qu’à neuf heures du soir, ce que vous avez de mieuxà faire est de roupiller en paix. Votre concert a réveillé tout lequartier autour de la caserne.

–&|160;Il se livre à de pareilles cochonnerieschaque soir, s’empressa d’intervenir le geôlier. Il ne se conduitpas comme un homme intelligent.

–&|160;Mon sous-lieutenant, dit l’aspirant, jevoudrais rester seul un instant avec vous.

Le geôlier sortit dans le couloir, etl’aspirant s’adressa alors amicalement à l’officier.

–&|160;Passe-moi quelques cigarettes, Franto.Des bleues&|160;? C’est tout ce que tu as de mieux&|160;? Pour unsous-lieutenant… Enfin, merci. As-tu également quelquesallumettes&|160;?

–&|160;Du bleu&|160;! répéta l’aspirant enfaisant la moue, lorsque l’officier fut parti. Il ne faut pas êtredégoûté. Sachez, mon ami, – dit-il à Chvéïk, – que même dansl’infortune nous devons conserver notre dignité. En voici une,camarade, ajouta-t-il en lui tendant une cigarette. Et n’oublionspas que demain nous attend le jugement dernier.

Mais avant de s’endormir, l’aspirant n’oubliapas de chanter encore une strophe.

Monts, vallées, rochers sauvages,

Ce sont-là mes meilleurs amis

Pourtant, ils ne peuvent me donner du courage

Pour supporter ta perte, ô Marie&|160;!

*

**

L’aspirant, en déclarant que le colonelSchroder n’était qu’une brute, commettait une erreur. Le colonel,en effet, n’était pas entièrement dénué d’un certain sens de lajustice.

Pendant que l’aspirant critiquait avecvéhémence les conditions de vie faites aux soldats de la caserneMarie, le colonel écoutait, résigné, au Casino des officiers, ceque lui racontait le lieutenant Kretchman, récemment revenu dufront avec une blessure à la jambe. Il disait qu’il avait suivi duposte de l’état major auquel il était attaché, l’attaque déclenchéecontre les positions serbes.

–&|160;Bon… Ils sortent des tranchées… Surtoute la ligne, longue devant nous de deux kilomètres, ilsescaladent les parapets, traversent la zone des fils de ferbarbelés et se jettent sur l’ennemi. Ils portent des grenadesaccrochées à leurs ceintures&|160;; ils ont leur masque, leur fusilà la main, prêts à tirer. Des balles sifflent de toutes parts. Unsoldat à peine sorti de la tranchée tombe. Un deuxième s’écroulesur un tas de terre. Un troisième est fauché après avoir faitquelques pas. Mais nos hommes se jettent de l’avant, tout de même,en poussant des «&|160;hourras&|160;!&|160;» Ils s’élancent dans unnuage de poussière et de fumée. L’ennemi les mitraille de toutesparts. Il se défend dans ses tranchées, dans les entonnoirs, avecacharnement. Les mitrailleuses crépitent autour de nos hommes. Nossoldats tombent. Une escouade s’élance pour s’emparer desmitrailleuses ennemies. Elle est fauchée. Mais nos hommess’élancent courageusement à l’assaut. Hourrah&|160;! un officiertombe, une escouade disparaît entièrement, et les mitrailleusesennemies recommencent à faucher nos rangs. Alors… pardonnez moi,camarade je n’en peux plus… j’ai trop bu…

Et l’officier qui avait été blessé à la jambepar la corne d’une vache se tut.

Le colonel sourit avec cordialité et se tournavers le capitaine Spiro, qui venait de frapper brusquement sur latable, en répétant une phrase dont personne ne pouvait deviner lesens.

–&|160;Mais réfléchissez bien, messieurs,disait-il, nous avons mobilisé les uhlans, les territoriaux etchasseurs autrichiens, les chasseurs de Bosnie, l’infanterie deligne autrichienne, l’infanterie de ligne hongroise, les chasseurstyroliens du kaiser, l’infanterie de ligne bosniaque, les homvedsmagyars, les hussards magyars, les hussards territoriaux, leschasseurs à cheval, les dragons, les infirmiers et brancardiers,l’artillerie, les marins, vous comprenez&|160;? Et laBelgique&|160;? La première et deuxième classe forment l’armée enligne, la troisième protège nos derrières…

Le capitaine Spiro frappa sur la table avecplus de violence encore&|160;:

–&|160;Oui, l’armée territoriale est chargéed’assurer l’ordre en temps de paix&|160;!

Un jeune officier s’efforçait pendant ce tempsde persuader le colonel que son énergie militaire étaitinébranlable. Il déclarait à haute voix à son voisin&|160;:

–&|160;D’abord, il faudrait envoyer au fronttous les tuberculeux. Le grand air leur ferait beaucoup de bien, etnous avons intérêt également à ce que les éléments malsainsdisparaissent de la population.

Le colonel lui sourit amicalement. Tout àcoup, il s’assombrit et dit au commandant Wenzl&|160;:

–&|160;Il me semble que le lieutenant Lukachévite notre compagnie. Depuis son arrivée au régiment, il ne s’estpas encore montré parmi nous.

–&|160;Il passe ses journées à faire despoèmes, remarqua le capitaine Sagner, ironiquement. À peineétait-il arrivé ici qu’il s’éprit de Mme&|160;Schreiber,la femme de l’ingénieur, dont il fit la connaissance authéâtre.

Le colonel regarda dans son verre avecmélancolie&|160;:

–&|160;Il paraît qu’il chante très bien,dit-il.

–&|160;À l’École militaire, il nous a beaucoupamusés avec ses chansons, répondit le capitaine Sagner. Lelieutenant Lukach connaît une foule d’anecdotes et c’est unvéritable plaisir que de l’écouter. Je regrette qu’il ne vienne pasplus souvent parmi nous.

Le colonel hocha tristement la tête.

–&|160;Hélas&|160;! dit-il, il n’y a plus devraie camaraderie entre nous. Je me rappelle les beaux joursd’autrefois où chaque officier faisait de son mieux pour brillerparmi nous. L’un par exemple, un certain lieutenant Dankl, s’étaitmis à poil un jour&|160;; il se fixa la queue d’un hareng dans lederrière et nous joua une scène inénarrable où il tenait le rôled’une sirène. Un autre, le lieutenant Schleiszner, savait dresserles oreilles comme un chien et imiter à merveille le hennissementdes chevaux, le miaulement des chats et le bourdonnement desabeilles. Et je me souviens également d’un capitaine Skolay.Celui-là, chaque fois que nous le lui demandions, nous amenait despoules au casino. Il y avait parmi elles trois sœurs qui étaientstupides comme des oies. Un soir, il les fit monter sur une tableoù elles se déshabillèrent en dansant. Un autre jour, il fitapporter une baignoire pleine d’eau chaude au milieu de la salle etil nous obligea, l’un après l’autre, à nous baigner avec ces dames.C’est ainsi qu’il nous a photographiés.

Visiblement, le colonel était fort ému enévoquant ces souvenirs.

–&|160;Et les paris que nous avons engagésdans les baignoires&|160;! continuait-il en faisant claquer lalangue de plaisir. Mais aujourd’hui on ne sait vraiment pluss’amuser. Ce chanteur ne se montre même pas. Ah&|160;! les jeunesgens d’aujourd’hui ne savent pas boire. Il est à peine minuit etnous avons déjà cinq convives complètement saouls. Dans majeunesse, il m’est arrivé de passer deux jours à table, et plusnous buvions, mes amis et moi, plus nous étions lucides. Fini lebon vieil esprit militaire&|160;! Le diable seul sait où il estparti. Pas une blague&|160;! On n’entend que des discours ennuyeuxet interminables. Écoutez donc ce qu’on raconte là-bas del’Amérique, au bout de la table.

Les convives qui entouraient le colonel, setournèrent de ce côté-là, et ils entendirent une voix stridente quicriait&|160;:

«&|160;L’Amérique ne se mêlera pas de cetteguerre. L’Angleterre est son ennemie irréductible. D’autre part,l’Amérique n’est pas préparée pour une guerre…&|160;»

Le colonel soupira et dit&|160;:

–&|160;Voilà tout ce qu’on peut obtenir desofficiers de réserve. Que le diable les emporte&|160;! Ceshommes-là faisaient hier encore des calculs dans une banque, oubien ils servaient aux clientes des oignons, du poivre rouge ou ducirage pour les bottes, ou bien ils enseignaient à leurs élèves quela famine fait sortir le loup du bois, et aujourd’hui, ilss’aviseraient de se mettre sur le même rang que les officiers del’active, de se donner pour des gens au courant des chosesmilitaires, et ils prennent l’habitude de fourrer leur nez dans untas d’histoires qui ne les regardent pas. Par-dessus le marché, sinous avons des officiers qui savent chanter, comme le lieutenantLukach, on ne les voit jamais…

Le colonel sortit de là de fort mauvaisehumeur. Et lorsqu’il se réveilla le lendemain, il était plus sombreencore. Il lut son journal, au lit comme d’habitude, et ilrencontra à plusieurs reprises, dans les communiqués d’état-major,la phrase fatale&|160;: «&|160;Nos troupes ont été ramenées sur despositions préparées à l’avance.&|160;»

L’armée autrichienne connaissait des jourshistoriques.

C’est en emportant ces tristes impressions quele colonel Schroder se rendit à 10 heures du matin à ce fameuxrapport que l’aspirant avait comparé la veille au jugementdernier.

Chvéïk et l’aspirant, alignés dans la cour dela caserne, attendaient patiemment son arrivée. L’officier deservice, les secrétaires du colonel et l’adjudant-chef tenant lecahier des punitions sous le bras, étaient également à leurplace.

Enfin le colonel apparut, sombre, accompagnédu capitaine Sagner, commandant l’École des aspirants, qui frappaitses bottes montantes d’un mouvement nerveux de sa cravache.

Tout en écoutant le rapport, le colonels’approcha sans dire un mot de Chvéïk et de l’aspirant, il fitquelques pas autour, d’eux, tandis que les deux hommes tournaientla tête à droite et à gauche, suivant, ainsi que l’exige lerèglement militaire, le colonel des yeux. Ils exécutèrent cemouvement avec une telle précision que la tête leur tournaitlorsque le colonel se fixa enfin devant l’aspirant qui seprésenta&|160;:

–&|160;Mon colonel, l’aspirant…

–&|160;Je sais, interrompit le colonel. Unélève de l’École des aspirants. Que faites-vous dans lecivil&|160;? Vous étudiez la philosophie&|160;? Capitaine Sagner,ordonna-t-il, amenez-moi toute l’École des aspirants. Bien entendu,continua-t-il, en s’adressant de nouveau au prévenu, vous êtes unde ces philosophes dont nous sommes obligés de nettoyer laculotte&|160;! Demi-tour&|160;! Je m’en doutais&|160;! Les plis dela capote en désordre&|160;! Comme s’il venait directement dubordel&|160;! Attendez un peu&|160;! Je vais vousapprendre&|160;!…

L’École des aspirants pénétra à ce moment dansla cour.

–&|160;En carré&|160;! commanda lecolonel.

Et les aspirants se rangèrent autour desaccusés et du colonel.

–&|160;Regardez-moi un peu cet homme-là&|160;!hurla le colonel, en montrant l’aspirant de sa cravache. Il avaittellement soif qu’il a bu toute honte&|160;! Il ne se rend même pascompte de l’honneur qu’on lui a fait en l’admettant dans les cadresqui doivent nous fournir des officiers pleins de cran, capablesd’entraîner leurs hommes sur le champ de bataille. Mais, je vous ledemande, où diable est-il capable de conduire un régiment, cetivrogne&|160;? D’un cabaret à l’autre. Pouvez-vous dire quelquechose pour votre défense&|160;? Non. Regardez-le bien. C’est unhomme qui fréquente les philosophes et qui n’est même pas capablede trouver un mot pour se justifier.

Le colonel souligna ces mots en hurlant d’unefaçon significative et, à la fin, pour mieux marquer son mépris, ilcracha à deux pas de l’aspirant.

–&|160;Un philosophe classique qui, ivre mort,s’avise d’insulter ses officiers en leur tripotant familièrement leképi. C’est une véritable abomination&|160;! Heureusement encoreque cet officier appartenait à l’artillerie&|160;!

Dans ces paroles se marquait la haine que lesgens du 91e de ligne nourrissaient à l’égard du régimentd’artillerie de Budeiovitz. Malheur au canonnier qui, la nuit,tombait entre les mains d’un patrouille du 91e, ouvice-versa. Cette haine se poursuivait à la façon d’une vendetta,creusant plus profondément son lit d’année en année, nourried’histoires traditionnelles sur des soldats qui avaient étéprécipités dans la Voltova par des artilleurs, ou des fantassins,et de récits de batailles que s’étaient livrés, au«&|160;Port-Arthur&|160;» ou au «&|160;Café de la Rose&|160;», lesfrères ennemis.

–&|160;Ce crime doit être châtié d’une façonexemplaire, s’écria le colonel. Cet homme-là sera exclu de l’Écoledes aspirants. Nous en avons assez de ces soi-disantintellectuels&|160;! Adjudant chef&|160;!

Le secrétaire du colonel s’avança, avec un airimportant, ses cahiers sous le bras et tenant dans sa main touteune série de crayons de couleur. Dans la cour régnait un silencecomparable à celui d’une salle d’un tribunal au moment où les jugess’apprêtent à lire la sentence condamnant à mort un assassin.

De la même voix accusatrice, le coloneldéclara&|160;:

–&|160;L’aspirant Marek sera puni de 21 joursde salle de police et, après l’expiration de sa peine, il seraattaché à la cuisine pour le nettoyage.

Se tournant vers les aspirants de l’école, illeur ordonna de se retirer.

À ce propos, le colonel fit durement observerau capitaine Sagner que ses hommes ne marchaient pas en ordre, etqu’il serait absolument nécessaire de leur apprendre à marcherdroit.

–&|160;Je ne veux pas entendre leurs pasrouler comme ça, capitaine. Attendez, encore quelque chose quej’allais oublier&|160;! Flanquez-leur cinq jours de consigne àtous, quand ils arriveront à la caserne, afin qu’ils n’oublient pasla scène à laquelle ils viennent d’assister.

Cependant, cette fripouille de Marek regardaittranquillement devant lui, sans paraître s’en faire le moins dumonde. Il se réjouissait au contraire de la sentence qui venait dele frapper. Il vaut mieux mille fois, songeait-il, aller éplucherles pommes de terre ou nettoyer les casseroles que de se fairecasser la gueule sur le front.

Lorsque le colonel se tourna vers le capitaineSagner, il découvrit brusquement Chvéïk et, se plantant devant lui,le regarda attentivement.

Le visage candide de Chvéïk conservaittoujours son sourire bon enfant. Il donnait l’impression d’avoir laconscience parfaitement tranquille. Ses yeux interrogeaient lecolonel et paraissaient demander&|160;:

«&|160;Mais quel crime ai-jecommis&|160;?&|160;»

Le colonel, après l’avoir observéattentivement, résuma ses pensées dans cette seulequestion&|160;:

–&|160;C’est un idiot&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncolonel, que je suis un idiot, répondit tranquillement Chvéïk.

Le colonel le regarda un instant avec des yeuxégarés. Puis il appela son secrétaire et se mit à causer avec lui àvoix basse.

Les deux hommes étudièrent ensemble les piècesqui formaient le dossier de Chvéïk.

–&|160;Ah bon&|160;! fit le colonel, il s’agitdu fameux tampon du lieutenant Lukach qui s’est soi-disant égaré àTabor. Je pense que messieurs les officiers feraient bien des’occuper eux-mêmes de l’éducation de leur ordonnance. Si lelieutenant Lukach accepte pour le servir un imbécile, c’est tantpis pour lui. Par-dessus le marché, ce monsieur dédaigne notresociété. Est-ce que vous l’avez jamais rencontré à notremess&|160;? Non, n’est-ce pas&|160;? À quoi passe-t-il son tempsalors&|160;? Il devrait avoir assez de loisirs pour dresser sonordonnance&|160;!

Le colonel s’approcha de Chvéïk et,considérant un instant son visage candide, déclara&|160;:

–&|160;Espèce d’imbécile&|160;! Vous aureztrois jours de salle de police et, dès qu’on vous aura libéré, vousreprendrez votre service auprès du lieutenant Lukach.

Quelques instants plus tard, Chvéïk seretrouva à nouveau à la prison du régiment, à côté de son amil’aspirant.

Mais le lieutenant Lukach fit une drôle detête lorsque le colonel le fit appeler pour lui annoncer&|160;:

–&|160;Lieutenant, vous m’avez adressé, troisjours après votre arrivée au régiment, une demande pour obtenir uneordonnance. Vous m’aviez dit que la vôtre s’était égarée à la garede Tabor. Cet homme vient de rentrer… par conséquent…

–&|160;Mais, mon colonel&|160;! suppliaLukach.

–&|160;J’ai décidé, continua le colonel sanspitié, que dès qu’il sera libéré cet homme sera mis à votredisposition.

Le lieutenant Lukach s’éloigna en chancelantdu bureau du colonel.

Durant les trois jours qu’il passa en prisonen compagnie de l’aspirant, Chvéïk s’amusa follement. Tous deuxs’ingénièrent à organiser chaque soir une petite fête patriotiquedans leur cellule.

Par les fenêtres grillées de la prison, onentendit retentir chaque nuit&|160;: l’hymne impérialGotterhalte, la Ballade sur le Prince Eugène ettoute une série de chansons militaires.

Lorsque le geôlier venait pour leur imposersilence, ils le saluaient par le couplet suivant&|160;:

Salut au geôlier

Honneur et laurier

En attendant que le diable

Vienne et le charge

Sur sa brouette.

Ah&|160;! vraiment, ce sera chouette&|160;!

Puis ils dessinèrent contre le mur le portraitdu geôlier attaché à une potence. Ils écrivirent dessous le texted’une vieille chanson populaire légèrement modifié&|160;:

En partant pour Prague chercher du boudin

J’ai rencontré en route un méchant galopin.

Ce maudit galopin n’était autre que le geôlier.

Je me suis sauvé en courant, car il voulait mecoffrer.

Et, pendant qu’ils se distrayaient ainsi, lelieutenant Lukach comptait avec anxiété et tristesse le peu dejours qui le séparaient encore du retour de Chvéïk.

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