Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk

Chapitre 4LE DÉPART DE KIRALYHIDA POUR SOKAL

Le lieutenant Lukach marchait nerveusementdans le bureau de la 11e compagnie de marche. Ce bureauétait situé dans un coin du baraquement de la compagnie. C’était untrou noir, séparé du couloir par une cloison de planches. Unetable, deux chaises, une couchette en composaientl’ameublement.

Le sergent-major Vanek se trouvait égalementdans ce bureau. Il était en train de dresser la liste des prêts àpayer. C’était également lui qui était chargé de tenir lacomptabilité de la cuisine. Bref, le sergent-major Vanek n’étaitrien de moins que le ministre des finances de la compagnie. Ilpassait ses journées dans le bureau en question et il y couchaitégalement.

Près de la porte se tenait un gros fantassin,pourvu d’une de ces barbes monumentales que les vieux écrivains sesont amusés à décrire dans leurs contes populaires. C’était Baloun,le nouveau tampon du lieutenant Lukach. Dans le civil, il étaitmeunier au village de Krumlova.

–&|160;Je vous remercie pour le nouveaubrosseur que vous m’avez procuré, maugréa le lieutenant Lukach d’unton sarcastique, en s’adressant au sergent-major Vanek. C’est làtout ce que vous avez trouvé de mieux&|160;? Le premier jour que jel’ai envoyé au mess pour chercher mon dîner, ce cochon m’en abouffé la moitié en route.

–&|160;Je l’ai renversé par hasard, balbutiale gros bonhomme.

–&|160;Tu prétends avoir renversé la soupe etla sauce, mais comment t’es-tu arrangé également pour renverser lerôti de bœuf, puisque tu m’en as rapporté un tout petit bout. Etqu’as-tu fait des macaronis&|160;?

–&|160;Je les ai…

–&|160;Allons, pas d’histoire, tu les asmangés.

Le lieutenant Lukach proféra cette dernièrephrase avec un tel accent accusateur, que le géant barbu recula dedeux pas.

–&|160;J’ai demandé aujourd’hui, à la cuisine,ce qu’ils t’avaient donné pour mon dîner. Il y avait du potage auxKnédli, qu’en as-tu fait&|160;? Tu les as péchés un à un dans lacasserole et tu les as mangés. Il y avait également du bœuf grossel aux cornichons. J’aimerais bien savoir ce qu’il est devenu. Ila achevé sa carrière dans ta gamelle, bien entendu. Et sur deuxtranches de rôti, tu ne m’en as apporté que la moitié d’une. Et latarte aux fruits, où l’as-tu renversée&|160;? Dans ton estomac,espèce de cochon, de goinfre, de bête sauvage&|160;! Tu dis quetout ça est tombé au milieu de la route&|160;? Veux-tu me montrerl’endroit exact. Puis tu me racontes ensuite qu’un chien t’a suiviet que, à peine les tartes avaient-elles touché le sol qu’il les aavalées, Nom de Dieu&|160;! Si tu t’amuses à me raconter de tellesidioties je vais te flanquer une gifle qui te fera enfler la tête,elle deviendra aussi grosse que ton ventre insatiable. Et ce cochonose nier encore&|160;! Ne sais-tu pas que le sergent-major Vanekt’a vu au moment même où tu étais en train de bouffer la nourritureque tu étais chargé de m’apporter. C’est lui-même qui est venu medire&|160;: «&|160;Mon lieutenant, ce cochon de Baloun est en trainde dévorer votre dîner. Je viens de regarder par la fenêtre, et jele vois en train de se taper la cloche comme s’il n’avait rienmangé depuis huit jours&|160;». Seulement, écoutez-moi, chef, il nesuffit pas de dénoncer ce goinfre, il faudrait encore m’expliquercomment il se fait que vous l’ayez choisi pour mon ordonnance.N’auriez-vous pas pu trouver un autre homme que celui-ci&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que Baloun m’a paru être le plus honnête homme de lacompagnie. De plus, il est tellement crétin, qu’il ne peut pasapprendre le maniement d’armes. On craint de lui mettre un flingotdans la main, de peur qu’il ne fasse un malheur. Aux dernièresmanœuvres, il a failli brûler les yeux de son voisin, et pourtantles cartouches étaient chargées à blanc. C’est pour cette raisonque j’ai pensé qu’il était tout juste bon à faire un tampon.

–&|160;Et qui s’empressera à chaque repas dedévorer mon dîner, ajouta Lukach amèrement. Dis donc, voleur, as-tutellement faim que ça&|160;! Ta ration ne te suffit-ellepas&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que si quelqu’un a un morceau de croûte de reste, à lacantine, je cours après lui pour le lui demander. Mais tout celan’arrive pas à me rassasier. Qu’est-ce que vous voulez, ce n’estpas moi qui me suis fait. Je me dis toujours&|160;: Avec ça, tu enas assez. – Mais il n’y a rien à faire, j’ai beau manger, à la findu repas j’ai le même appétit qu’au commencement. Mon estomac ne melaisse pas une minute de répit. Il m’arrive de croire que je l’aiassez bourré et qu’il ne m’embêtera plus. Erreur&|160;! Il mesuffit de voir quelqu’un qui mange, ou de sentir l’odeur d’un plat,pour qu’il s’éveille et recommence de nouveau à réclamer sa pâtée.Je voudrais bouffer du fer pour le digérer plus lentement. Monlieutenant, je vous déclare avec obéissance que j’ai déjà demandéune double ration. Je suis allé également chez le major àBudeiovitz, qui m’a gardé à l’infirmerie durant trois jours, et ilne me donnait à becqueter qu’un peu de soupe matin et soir&|160;;«&|160;Tu apprendras, canaille, me disait-il, à avoir faim. Si tureviens me voir, la prochaine fois tu auras de mesnouvelles&|160;». Mon lieutenant, il n’est pas nécessaire que jevois des plats fins. Les mets les plus ordinaires me font monter lasalive à la bouche. Je vous en supplie, mon lieutenant, faitesqu’on me double ma ration. Si l’on n’a plus de viande à la cuisine,au moins que l’on me donne des pommes de terre, des fayots, despâtes, ou ce que bon leur semblera…

–&|160;Cela suffit&|160;! J’ai assez entendutes balivernes&|160;! répondit le lieutenant. Dites-moi, chef,avez-vous jamais rencontré pareille impudence&|160;! Cet oiseau-làme vole mon dîner et il me demande par-dessus le marché de luifaire doubler sa ration. Attends, mon vieux, je vais te fairedigérer. Chef, conduisez cet homme au caporal Wiederhofer, pourqu’on le mette au poteau bien ligoté, près de la cuisine, pendantdeux heures, au moment où l’on distribuera le goulach. Vous lelaisserez là jusqu’à ce que toutes les rations aient étédistribuées, et vous direz au chef de cuisine qu’il peut disposerde celle de Baloun.

–&|160;À vos ordres, mon lieutenant. Baloun,allons, oust&|160;!

Comme le géant se préparait à sortir, lelieutenant lui dit&|160;:

–&|160;Je te ferai passer ton appétit. Et laprochaine fois que tu mangeras mon dîner, je t’enverrai devant leconseil de guerre.

Un instant plus tard, Vanek pénétra dans lebureau en annonçant que Baloun était déjà solidement attaché aupoteau.

Le lieutenant lui répondit&|160;:

–&|160;Vous me connaissez, Vanek, et voussavez que je n’aime guère ce genre de spectacle, mais il m’estimpossible de faire autrement. Comment voulez-vous que jefasse&|160;? Vous connaissez le proverbe qui dit&|160;: Le chiengrogne lorsqu’on lui retire son os. Je ne veux pas avoir chez moide voleur. Et du reste, j’espère que le sévère châtiment infligé àBaloun servira d’exemple aux autres hommes de la compagnie. Nospoilus sont devenus intraitables depuis qu’ils ont appris qu’ilsallaient partir prochainement pour le front.

Le lieutenant en disant ces mots paraissaittrès abattu. Il continua tristement&|160;:

–&|160;Avant-hier, aux manœuvres de nuit, nousavons eu comme adversaires les élèves de l’École des aspirants. Lapremière escouade, envoyée en éclaireurs, marchait encore assezconvenablement, car c’était moi-même qui la conduisais&|160;; maisla seconde, chargée de protéger notre flanc gauche et de surveillerla sucrerie, s’est comportée comme une bande de touristes quirentrent d’une excursion. Ils ont tellement chanté et ils ont faitun tel tapage que cela s’entendait du bureau du colonel. Latroisième escouade, chargée de reconnaître la forêt, nous précédaitde dix minutes. Ces hommes marchaient avec leurs pipes et leurscigarettes allumées, de sorte que l’on voyait une quantité depoints brillants dans la nuit. Mais la plus extraordinaire detoutes, c’était sans doute la quatrième, qui formaitl’arrière-garde. Elle s’est présentée brusquement en face de nousde telle façon que nous avons cru avoir affaire aux adversaires etque nous nous sommes retirés devant elle. Et voilà&|160;! Ce sontde tels types qui composent notre 11e compagnie demarche dont j’assume le commandement. Que diable voulez-vous qu’ilsdeviennent lorsqu’il s’agira de batailles véritables&|160;!

Le lieutenant Lukach, machinalement, croisases mains en soupirant.

Vanek s’empressa de le tranquilliser.

–&|160;Ne vous en faites pas, mon lieutenant,pas la peine de vous casser la tête pour si peu. J’ai déjàaccompagné au front trois compagnies de marche. Les Russes nous lesont écrasées les unes après les autres. Nous avons dû retourner àl’arrière pour former de nouvelles compagnies, et aucune d’ellesn’était plus brillante que la vôtre, mon lieutenant. Mais la pireque j’aie vue, celle qui s’est dégonflée de la façon la pluslamentable, c’était la deuxième. Elle s’est rendue avec armes etbagages, avec tous ses sous-officiers et même ses officiers, àl’armée russe. Quant à moi, c’est par le plus grand des hasardsqu’on ne m’a pas ramassé. À ce moment-là, j’étais allé àl’intendance pour y chercher de la gnole et du pinard.

Et vous ne savez pas encore, mon lieutenant,qu’à cette même manœuvre de nuit dont vous me parlez, l’École desaspirants, qui avait pour tâche d’envelopper notre compagnie, s’estégarée jusqu’au lac de Néjider&|160;! Elle a marché toute la nuit,et ses éclaireurs ne se sont arrêtés que devant les marécages. Etpourtant ces hommes étaient sous la direction du capitaineSagner&|160;! Ils auraient sans doute poursuivi leur route jusqu’àSopron si, à l’aube, le soleil ne s’était levé. Vous n’ignorez pas,mon lieutenant, poursuivit Vanek, visiblement amusé par cesincidents, que le capitaine Sagner sera désigné pour commandernotre bataillon de marche. On avait d’abord songé à vous, monlieutenant, car vous êtes sans nul doute l’officier le plusqualifié pour cette tâche, mais, comme me l’a dit l’adjudantHegner, l’ordre est venu de la division et on ne peut pas allercontre.

Le lieutenant détourna son regard et allumaune cigarette. Il n’ignorait rien de tout cela et il étaitconvaincu qu’on avait commis une injustice à son égard. C’était ladeuxième fois que le capitaine Sagner le supplantait dansl’avancement, mais la discipline lui interdisait de dire ce qu’ilpensait à ce sujet.

–&|160;L’adjudant Hegner, poursuivit le chefd’un ton confidentiel, nous a raconté l’autre jour que le capitaineSagner, dans l’espoir d’obtenir quelque décoration, avait faitmassacrer ses compagnies l’une après l’autre, par les mitrailleusesserbes, bien qu’il fût évident que l’infanterie était incapable defaire quoi que ce soit, étant donné que les positions de l’ennemiétaient solidement retranchées. Quatre-vingts hommes seulementdemeurèrent de notre régiment. Le capitaine Sagner récolta mêmedans l’aventure une blessure à la main. De plus, à l’hôpital, ilfut atteint de dysenterie. Dès qu’il fut sur pied, il revint àBudeiovitz et hier, il a déclaré au mess des officiers, qu’il étaittrès heureux de retourner au front et qu’il ferait crever plutôttout le bataillon que de revenir de là-bas sans une distinctionhonorifique. Il râle d’autant plus que lors de cette fameuseattaque contre les Serbes, il a été sérieusement engueulé. Et cettefois, il se propose de se rattraper. Peu lui importe que lebataillon crève, pourvu qu’il soit nommé lieutenant-colonel&|160;!L’adjudant nous a raconté aussi, l’autre jour, que vous n’êtes pasen très bons termes avec le capitaine et qu’il s’empressera sansdoute de flanquer votre onzième compagnie dans le secteur où çabardera le plus.

Le chef ajouta en soupirant&|160;:

–&|160;Je suis d’avis que dans une guerre dugenre de celle ci, où il y a un front d’une pareille étendue et unequantité considérable de combattants, on arriverait à un meilleurrésultat plutôt par de savantes manœuvres que par des attaquesdésespérées. J’en ai vu un exemple à la 10e compagnie demarche, dans le défilé de Dukla. Tout allait pour le mieux, nousavions reçu l’ordre de cesser le feu, et nous nous tenions bienpeinards en attendant que les Russes avancent. Nous étionsadmirablement placés pour les cerner, lorsque nos voisins degauche, les «&|160;Mouches de fer&|160;», ont eu une telle frousseen voyant les Russes avancer qu’ils se mirent à tirer avant qu’onleur en donne l’ordre. Et, par leur faute, nous avons été obligésde battre en retraite. 120 hommes seulement sont revenus, lesautres s’étaient égarés chez les Russes. Si, à ce moment-là, unheureux hasard n’avait pas voulu que je me rende à la brigade pourfaire viser ma comptabilité, j’étais bon, moi aussi, comme laromaine. Ah&|160;! c’est terrible, mon lieutenant, de voirça&|160;! Les Russes se sont emparés des meilleures positions, etle capitaine Sagner…

–&|160;Fichez-moi la paix avec votre capitaineSagner, s’écria avec impatience le lieutenant Lukach. Je sais toutcela depuis longtemps. Quant à vous, ne vous imaginez pas que lorsdu prochain engagement vous irez chercher du rhum ou du pinard, oufaire viser votre comptabilité. On m’a déjà dit que vous buviezcomme une éponge, et il suffit en effet de regarder votre nez rougecomme une lanterne, pour se rendre compte qu’on ne vous a pascalomnié.

–&|160;Ça, c’est un souvenir des Carpathes,mon lieutenant, répondit le chef. Nos tranchées étaient creuséesdans la neige, et pas moyen de faire du feu&|160;; sans le rhum,nous serions tous morts, gelés. Je me suis débrouillé pour fournirde la gnole à mes hommes et, de cette façon, j’en ai sauvé desquantités. Seulement, un jour nous avons reçu l’ordre de ne pasenvoyer en patrouille les hommes qui avaient le nez rouge.

–&|160;Tout ça, ce sont des boniments,répondit le lieutenant. Et, d’ailleurs, l’hiver est finimaintenant.

–&|160;La gnole fait du bien dans n’importequelle saison, observa le chef. C’est elle qui maintient le moralde nos troupes. Pour un litre de vin ou pour un quart de rhum, leshommes se battraient comme des lions. Quel est encore cet idiot quifrappe à la porte&|160;? Il ne sait donc pas lire. J’ai pourtantécrit en toutes lettres&|160;: Entrez sans frapper&|160;!

Le lieutenant vit tout à coup la porte quis’ouvrait avec lenteur et, tout doucement, le brave soldat Chvéïkpassa sa tête dans l’entrebâillement, en faisant le salutréglementaire.

Ce salut rehaussait son expression candide etheureuse. Le lieutenant Lukach, affolé, tourna de grands yeux dansla direction du brave soldat Chvéïk, cependant que celui-ci leregardait avec tendresse.

C’est sans doute de ce même regard attendri etconfiant que l’enfant prodigue contempla son père, en train defaire rôtir un mouton en l’honneur de son retour.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis de nouveau à votre service, lui annonçaChvéïk d’une voix joyeuse.

Le lieutenant sursauta d’horreur sur sachaise. Depuis le moment où le colonel Schroder lui avait annoncéque Chvéïk était de nouveau affecté à la compagnie, il essayait dese préparer à ce retour avec courage. Cependant, comme les joursavaient passé sans qu’il vînt, Lukach avait peu à peu reprisconfiance.

–&|160;Pourvu, mon Dieu, qu’il ne reviennepas&|160;! songeait-il chaque matin à son réveil.

Et voici que, tout à coup, l’entrée sisympathique de Chvéïk avait réduit à néant tous ses espoirs.

Le brave soldat Chvéïk se tourna ensuite versle chef, et lui remit, avec un sourire amical, les papiers qu’ilretira des profondeurs de sa capote.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monadjudant, que je dois vous remettre ces papiers qu’on m’a donnés aubureau du régiment. Ils concernent mes prêts et ma nourriture…

Chvéïk se réhabituait très rapidement à ladouce atmosphère de la onzième compagnie. À le voir et àl’entendre, on eût cru qu’il avait toujours été un des meilleurscamarades de Vanek. Celui-ci crut bon de tenir Chvéïk à distancerespectueuse, en lui répondant avec sécheresse&|160;:

–&|160;Mettez ça sur mon bureau.

–&|160;Je vous prierai maintenant, dit lelieutenant Lukach au chef, de me laisser seul un instant avecChvéïk.

Vanek se retira alors et colla son oreillecontre la porte pour écouter ce qui allait se dire dans le bureau.Cependant, durant les premières minutes de son attente, il en futpour ses frais d’espionnage, car Lukach et Chvéïk gardèrent unsilence de mort. Ils se contentaient de se contempler l’un etl’autre. Lukach dardait son regard sur Chvéïk, comme s’il avaitvoulu l’hypnotiser, pareil à un coq qui fixe une poule avant de luisauter sur le dos. Chvéïk fixait sur son lieutenant un regardcandide et bon, qui paraissait vouloir dire&|160;: nous sommes unisencore une fois, mon amour de lieutenant, et rien ne pourra plusnous séparer.

Mais en voyant que Lukach gardait le silence,l’expression du regard de Chvéïk devint encore plus tendre. Touteson attitude exprimait clairement&|160;: Mais vas-y donc, monbien-aimé, parle, dis ce que tu as sur le cœur.

Le lieutenant Lukach se décida à rompre cesilence.

–&|160;Je suis charmé de vous revoir, dit-ild’un air railleur, vous êtes bien gentil d’être venu…

Mais à ce moment-là, il ne put se contenir ettoute la colère amassée en lui, durant les jours précédents, fitexplosion. Il donna un terrible coup de poing sur la table, avecune telle violence que l’encrier sauta en l’air et macula la listedes prêts.

En même temps Lukach s’était levé d’un bondet, se plaçant devant Chvéïk, il lui hurla dans la figure, toutsecoué de rage&|160;:

–&|160;Animal&|160;!

Puis il se mit à marcher avec fureur dans sonbureau.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, dit Chvéïk, lorsqu’il vit que Lukach ne cessait pas dese promener et de jeter à droite et à gauche, rageusement, lesboules de papier qu’il roulait dans ses mains nerveuses, que j’aibien remis la lettre, sans faute, ainsi que vous me l’aviezrecommandé. J’ai même vu madame Kakonyi, et je vous assure quec’est une bien jolie personne. Il est vrai que quand je l’ai vue,elle avait un peu pleuré…

À ce moment-là, Lukach se jeta brusquement surla couchette de Vanek, en hurlant&|160;:

–&|160;Quand donc en aurai-je fini avec vous,Chvéïk&|160;?

Mais celui-ci continua, comme s’il n’avaitrien entendu&|160;:

–&|160;Cette histoire de lettre, évidemment, aentraîné quelques petites histoires. Et il se hâta d’ajouter&|160;:Mais j’ai tout pris sur ma conscience. Comme on ne voulait pascroire que j’avais eu de la correspondance avec madame Kakonyi,j’ai avalé votre lettre à l’interrogatoire pour la fairedisparaître. Puis, je suis tombé, par un hasard que je ne peux pasm’expliquer, au milieu d’une petite bagarre. Je me suis débrouillé,là-dedans aussi, le plus gentiment du monde, et le conseil deguerre lui-même m’a reconnu innocent, puisque l’instructionconcernant mon affaire s’est terminée par un non-lieu. Je n’ai étéau bureau du régiment que pendant quelques minutes. Monsieur lecolonel m’a engueulé un tout petit peu, pour la forme, puis il m’aordonné de me présenter de nouveau chez vous, comme ordonnance, etil m’a dit de vous dire qu’il vous invite à venir immédiatementdans son bureau, pour une affaire de la compagnie de marche. Il y aplus d’une demi-heure de cela, car le colonel ignorait sans douteque l’on allait me traîner encore dans les bureaux de lacomptabilité, où j’ai dû attendre. Vous savez, mon lieutenant, toutest tellement confus et désordonné chez eux, qu’il y aurait de quoidevenir dingo…

Lorsque Lukach apprit qu’il était attendu parle colonel depuis plus d’une demi-heure, il dit à Chvéïk ens’habillant en hâte&|160;:

–&|160;Nom de Dieu&|160;! vous m’avez flanquéencore dans de beaux draps&|160;!

Il dit cela d’un ton si désespéré que Chvéïkcrut bon de le consoler, en lui criant&|160;:

–&|160;Ne vous en faites pas, mon lieutenant,le colonel vous attendra&|160;; il n’a pas autre chose à faire…

Dès que Lukach se fut éloigné, l’adjudant-chefVanek pénétra dans le bureau.

Chvéïk s’était assis sur une chaise et s’étaitmis à tisonner le poêle, tout en jetant dans le foyer des pelletéesde charbon. Le bureau ne tarda pas à être envahi par la fumée.Chvéïk, sans accorder la moindre attention à Vanek, continua às’amuser à ce petit jeu, pendant que l’adjudant le regardait,scandalisé. Finalement, le chef perdit patience et, repoussant d’uncoup de pied la porte du poêle, il intima à Chvéïk l’ordre deficher le camp.

–&|160;Mon adjudant, répondit Chvéïk avecdignité, j’ai l’honneur de vous faire savoir que je ne peux pasexécuter vos ordres, car je suis affecté ici par ordre supérieur.Je suis ordonnance à la onzième compagnie, ajouta-t-il fièrement.Le colonel Schroder, lui-même, m’a désigné pour être l’ordonnancedu lieutenant Lukach. J’ai toujours été son tampon, mais, par monintelligence héréditaire, j’ai attiré sur moi l’attention de messupérieurs. Nous nous connaissons bien, le lieutenant Lukach etmoi. Que faisiez-vous, mon adjudant, dans la vie civile&|160;?

Le ton familier de Chvéïk surprit à tel pointl’adjudant, que celui-ci répondit avec simplicité, comme s’il avaitété un subordonné de l’ordonnance&|160;:

–&|160;Je suis le droguiste Vanek, deKralup.

–&|160;J’ai fait, moi aussi, un petit boutd’apprentissage chez un droguiste, dit Chvéïk, chez un certainKokochka au Perchtine. C’était un drôle de type. Il m’arrivad’allumer par erreur, dans sa cave, un tonneau d’essence, et toutela boutique s’est mise à flamber. Alors, il m’a balancé, et leSyndicat de la droguerie aussi. Pour cette raison, à cause d’unidiot de tonneau d’essence, je n’ai pas pu terminer monapprentissage. Est-ce que vous fabriquez, vous aussi, des droguespour les vaches&|160;?

Vanek répondit non de la tête.

–&|160;Chez nous, on en fabrique avec desimages bénies, car notre chef Kokochka était un homme très pieux,et il avait lu quelque part que saint Pérégrine avait guéri desvaches. Donc, il a fait imprimer quelque part, à Smikhov, despetites images qui représentaient saint Pérégrine, puis il les afait bénir au couvent de Memaus pour la somme de deux centscouronnes. Et ensuite il en a enveloppé les paquets de droguesdestinées aux bestiaux. Il suffisait de verser cela, après l’avoirfait dissoudre auparavant dans un peu d’eau chaude, dans lamangeoire de la bête malade, et de réciter une prière à saintPérégrine, rédigée par M.&|160;Tauchen, notre commis. Mais il fautque je vous raconte l’histoire de cette prière&|160;: Notre vieuxKokochka appela un soir M.&|160;Tauchen et lui ordonna de rédiger,avant le lendemain matin dix heures, c’est-à-dire avant la venue dupatron, une belle petite prière rimée, afin qu’elle soit prêteavant midi pour qu’on puisse la donner à l’imprimeur, car ilprétendait que les vaches attendaient impatiemment leur prière. Illui avait donné à choisir, ou il ferait la prière en vers et ilaurait pour cela deux couronnes en plus de sa semaine, ou ilrefuserait de faire la prière et il serait foutu à la porte.Monsieur Tauchen veilla toute la nuit, mais bien qu’il mît soncerveau à la torture l’inspiration ne venait pas. Le lendemainquand il ouvrit la boutique il avait les yeux cernés et les cheveuxen broussaille, il avait même oublié comment s’appelait le saintdes vaches&|160;; alors Ferdinand, notre garçon de course, vint àsa rescousse. Il était très calé dans les affaires de laboutique.

Il fauchait les pigeons au grenier, il nous aappris aussi comment il fallait s’y prendre pour ouvrir la caissedu patron et un tas de choses très utiles dans le commerce. Donccelui-là s’est efforcé de tirer M.&|160;Tauchen de l’embarras.«&|160;Laissez-moi faire et ne vous en faites pas&|160;» qu’il luidit. M.&|160;Tauchen qui était très content qu’on le tire de cettetriste situation envoya aussitôt chercher de la bière pour lui. Etavant même qu’on ait apporté le demi, notre Ferdinand avait déjàterminé son poème qu’il nous a lu&|160;:

Je viens du haut du ciel,

Mon remède est comme du miel.

Veaux et vaches, je vous le dis,

Par moi se guérissent des maladies.

Les potions de Kokochka

Chassent les maux

N’en doutez pas.

Puis, après avoir avalé son premier demi, ils’est remis au travail et il a achevé son poème en cinq sec. Il aajouté&|160;:

C’est le grand et bon saint Pérégrine

Qui se disait que ça le chagrine

De voir les vaches si sympathiques

Souffrant de maux et de coliques.

Achetez donc les poudres du saint homme

Cela ne coûte que deux couronnes.

Bon saint, ayez pitié des bestiaux

Priez pour nous et pour nos agneaux.

Lorsque M.&|160;Kokochka est arrivé, Tauchenl’a suivi dans son cabinet et, en sortant, il nous a montré deuxpièces de deux couronnes que le patron lui avait données au lieud’une, ainsi qu’il avait été convenu. Tauchen voulait partager lebénéfice avec Ferdinand, mais notre Ferdinand, à la vue del’argent, a été pris d’un accès d’orgueil. Il a répondu qu’ondevait lui donner tout ou qu’il n’accepterait rien. Alors,M.&|160;Tauchen glissa les deux pièces dans sa poche et ne donnarien du tout. Puis il m’a appelé dans le fond de la boutique et ilm’a collé une baffe, en me déclarant que j’en aurais encore unecentaine si j’osais dire, à qui que ce soit, que ce n’était pas luiqui avait composé les prières. «&|160;Si M.&|160;Kokochka te faittémoigner, qu’il m’a dit, tu n’auras qu’à dire que Ferdinand n’estqu’un menteur.&|160;»

Puis il m’a demandé de prêter serment, ce quej’ai fait devant un tonneau de vinaigre. Mais notre Ferdinand, quila trouvait mauvaise, s’est mis à se venger sur les drogues auxvaches. Comme nous préparions les remèdes pour les bestiaux augrenier, Ferdinand ramassait toutes les crottes de souris qu’iltrouvait et il les y mêlait. Puis il a ramassé le crottin deschevaux dans la rue, il l’a fait sécher et l’a broyé dans unmortier et il l’a mélangé dans la drogue recommandée par saintPérégrine. Mais cela ne lui a pas suffi. Il a pissé dedans, etautre chose aussi, et avec tout cela il a fabriqué une sorte depâte.

À ce moment le téléphone se mit à sonner. Lechef prit le récepteur et le raccrocha un instant après enjurant&|160;: On m’appelle d’urgence au régiment. Tout desuite&|160;! grogna-t-il. Je n’aime pas cette hâte suspecte.

Chvéïk demeura seul. Une minute après ledépart du chef le téléphone se mit à sonner de nouveau. Chvéïk seprécipita vers l’appareil.

«&|160;Vanek&|160;? il vient de partir àl’instant… Au bureau du régiment. Qui est-ce qui me parle&|160;?Ici&|160;! c’est l’ordonnance de la 11e compagnie. Etqui est-ce qui me parle&|160;? L’ordonnance de la12e&|160;? bravo&|160;! salut, cher confrère&|160;? Monnom&|160;? Chvéïk. Et toi, comment tu t’appelles&|160;?Braun&|160;! très bien. Tu ne serais pas par hasard un parent duchapelier de la rue Boberjny, à Karlina&|160;? Non, tu ne leconnais pas&|160;? Moi non plus. Il m’est arrivé de passer entramway devant sa boutique et c’est pour cette raison que je merappelle de son enseigne. Quoi de nouveau&|160;? Je n’en sais rien.Quand est-ce que nous partons&|160;? Je n’ai entendu parler d’aucundépart. Où diable devons-nous partir encore&|160;?

–&|160;Mais au front, espèced’abruti&|160;?

–&|160;Je n’en ai point entendu parler.

–&|160;Alors, mon vieux, tu es une drôled’ordonnance. Tu ne sais même pas si ton sous-lieutenant…

–&|160;Chez nous, il n’y a pas plus desous-lieutenant que de…

–&|160;C’est du pareil au même. Alors, tu nesais pas si ton lieutenant a été appelé chez le colonel&|160;?

–&|160;Si, il y est allé tout à l’heure…

–&|160;Eh bien, voici, notre commandant estaussi chez le colonel&|160;; je viens de parler à son ordonnance.Tous ces va-et-vient ne me disent rien qui vaille. Tu ne sais pasnon plus si on prépare quelque chose à la fanfare durégiment&|160;? Non&|160;? Fais donc pas l’idiot&|160;! Votre chefa déjà reçu son avis de départ&|160;? Combien d’hommes avez-vous àla compagnie&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien.

–&|160;Et, espèce d’imbécile, tu as peur queje te bouffe ton nez&|160;?

Chvéïk entendit, à ce moment-là, soninterlocuteur dire à quelqu’un qui se trouvait à côté de lui&|160;:«&|160;Tiens, écoute, toi aussi. Ils ont un drôle de type commeordonnance à la 11e.

Puis la conversation se poursuivitainsi&|160;:

–&|160;Allo&|160;! tu dors&|160;? maisréponds-moi donc&|160;! Donc, tu ne sais encore rien&|160;? Sansblague&|160;? Le chef ne vous a-t-il pas dit que vous deviez allerchercher des conserves aux magasins&|160;? Que tu es nouille, monvieux frère&|160;! Quoi&|160;? cela ne te regarde pas&|160;?

On entendit des rires à l’extrémité dufil.

–&|160;Non&|160;? Mais tu es dingo&|160;!Enfin, si tu apprends quelque chose à ce sujet, téléphone tout desuite à la 12e. Entendu&|160;? Un mot encore&|160;!…D’où est-ce que tu viens&|160;?

–&|160;De Prague.

–&|160;Alors, mon gars, tu devrais être plusdébrouillard. Et dis donc&|160;: quand est-ce que ton chef est alléchez le colon&|160;?

–&|160;On vient de l’appeler.

–&|160;Ah&|160;! tu vois, ils sont en train decomploter quelque chose. Et toi tu n’en sais rien. Tu es là commeune nouille.

–&|160;Je suis sorti de taule il y a à peineune heure pour venir au Conseil de guerre.

–&|160;Ah&|160;! si c’est comme ça… çachange&|160;! Plus tu m’en diras&|160;! Je viendrai tout à l’heurete voir. Salut&|160;!

Chvéïk était en train d’allumer sa pipelorsque le téléphone recommença à sonner.

–&|160;Que le diable vous emporte avec votretéléphone&|160;! s’écria Chvéïk. Si vous croyez que je vais passermon temps à bavarder.

Mais le téléphone continua à retentir avec unetelle insistance que Chvéïk perdit patience et décrocha à nouveaule récepteur.

–&|160;Qui est là&|160;? Ici&|160;? Chvéïk,ordonnance de la 11e compagnie.

–&|160;Qu’est-ce que vous fichez là&|160;?répondit une voix que Chvéïk reconnut comme étant celle de sonlieutenant. Où est Vanek&|160;? Appelez-moi tout de suite Vanek autéléphone.

Chvéïk, tout ému d’entendre la voix de sonlieutenant, répondit&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

–&|160;Écoutez, Chvéïk, je n’ai pas de temps àperdre avec vous. Les communications téléphoniques, surtoutlorsqu’elles sont militaires, doivent être brèves et claires, aussije vous dispense de vos préambules, de vos&|160;: je vous déclareavec obéissance, etc., je vous demande simplement, soldat Chvéïk,si vous pouvez dire à Vanek de venir immédiatement autéléphone&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas à portée de ma main, monlieutenant. Je vous déclare avec obéissance qu’il vient d’aller aubureau du régiment, il n’y a même pas un quart d’heure.

–&|160;Chvéïk, Chvéïk, quand apprendrez-vous àvous exprimer brièvement&|160;! Attendez que je rentre et vousaurez de mes nouvelles&|160;! Maintenant, écoutez bien ce que jevais vous dire. Vous m’entendez bien, n’est-ce pas&|160;? Je neveux pas avoir avec vous une de ces fameuses explications dont vousavez le secret, je ne veux pas que vous me racontiez que vousn’avez pas compris ce que je vous avais dit parce que ma voix étaitbrouillée ou d’autres histoires de ce genre. Aussitôt que vousaurez raccroché l’appareil…

Là, Chvéïk n’entendit plus rien. Le téléphonesonna de nouveau. Chvéïk s’empara de la manivelle et se mit àtourner à toute vitesse. Lorsqu’il approcha son oreille durécepteur ce fut pour recevoir une bordée d’injures&|160;: idiot,voyou, fripouille, pourquoi interrompez-vous notreconversation&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que vous m’avez dit de raccrocher…

–&|160;Dans une heure, je suis de retour. Jevous réglerai votre compte&|160;! En attendant, vous allez mechercher immédiatement un sergent de la compagnie, le sergentFuchs, dites-lui qu’il prenne dix hommes avec lui et qu’il sedépêche d’aller chercher des conserves au magasin du régiment.Avez-vous compris&|160;? Répétez ce que vous devez faire&|160;?

–&|160;Aller chercher avec dix hommes de lacompagnie des conserves au magasin.

–&|160;Enfin&|160;! pour la première fois,vous avez un peu de mémoire&|160;! Je vais téléphoner à Vanek pourqu’il aille également contrôler les comptes. S’il venait tout desuite à la compagnie dites-lui qu’il n’a qu’à courir au magasin. Etmaintenant vous pouvez raccrocher.

Chvéïk s’empressa de sortir et de se mettre àla recherche du sergent. Il trouva un groupe de sous-officiersrassemblés à la cuisine où ils étaient en train de manger. En faced’eux se trouvait le pauvre Baloun. Ils l’avaient solidementattaché à un poteau, mais pas aussi cruellement cependant que ladiscipline l’aurait prescrit. Un des cuisiniers lui avait placédans la bouche un os auquel adhérait encore un peu de viande, et lepauvre diable faisait des efforts comiques pour ne pas le laisseréchapper.

–&|160;Lequel d’entre vous est le sergentFuchs&|160;? demanda Chvéïk.

Le sergent ne daigna même pas répondrelorsqu’il vit que c’était un simple soldat qui était à sarecherche.

–&|160;Je demande, s’écria Chvéïk, qui estparmi vous le sergent Fuchs&|160;?

Fuchs se leva.

–&|160;D’abord, lui dit-il, on ne ditpas&|160;: lequel d’entre vous est le sergent Fuchs&|160;? Maisbien&|160;: je vous déclare avec obéissance, messieurs lessous-officiers, que je voudrais parler à monsieur le sergent Fuchs…Si dans ma section quelqu’un s’avisait de ne pas dire&|160;: jevous déclare avec obéissance, je lui balancerais immédiatement unede ces raclées dont il garderait le souvenir.

–&|160;Ne vous emballez pas, sergent, réponditChvéïk, mais ramassez en vitesse dix hommes et filez avec eux aupas de course au magasin du régiment. C’est pour aller chercher lesinge.

Le sergent Fuchs, suffoqué par cet ordre donnéd’une voix impérative, ne put que répondre&|160;:

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Il n’y a pas de quoi, répondit Chvéïk.Je suis ordonnance à la compagnie de marche et je viens de recevoircet ordre de la part du lieutenant Lukach. Il m’a dit&|160;:trouvez un sergent et dix hommes et ordonnez-leur de se rendre aupas de course au magasin. Si vous ne voulez pas obéir, c’est bien,je m’en retourne au téléphone. Le lieutenant vous a désigné pourcette mission et vous devez la remplir. Inutile de me bassinerdavantage. Une conversation téléphonique, comme disait lelieutenant Lukach, doit être brève et exacte. Si l’on ordonne ausergent Fuchs d’aller chercher du singe il n’a qu’à se grouiller.Une communication téléphonique, ce n’est pas comme une causerie oùl’on invite les copains à dîner. En temps de guerre, chaque minutede retard est un crime. Si le sergent Fuchs ne veut pas segrouiller, vous n’avez qu’à me le dire, et je vais lui régler soncompte, m’a dit mon lieutenant. Mais oui, mon vieux, vous neconnaissez pas encore mon lieutenant.

Ayant achevé sa harangue, Chvéïk promena unregard triomphal sur le groupe des sous-officiers, visiblementahuris par cette énergique intervention.

Fuchs grogna quelques parolesincompréhensibles et s’éloigna à toute vitesse. Chvéïk luicria&|160;:

–&|160;Alors, je peux téléphoner au lieutenantque tout est en ordre&|160;?

–&|160;Je vais immédiatement au magasin avecles dix hommes, répondit Fuchs en disparaissant sous le portaild’une baraque.

Chvéïk quitta sans un mot le groupe dessous-officiers qui le regardèrent s’éloigner d’un airconsterné.

–&|160;Je crois que ça va barder, remarqua lepetit caporal Blasek. Il ne nous reste plus qu’à boucler nosmalles.

Lorsque Chvéïk fut de retour au bureau de la11e compagnie, il fit une deuxième tentative pourallumer sa pipe, mais il n’en eut pas le temps. Le téléphoneretentit et la voix du lieutenant Lukach se fit entendre au bout dufil&|160;:

–&|160;Nom de Dieu&|160;! où diableétiez-vous, Chvéïk&|160;? C’est la troisième fois que je sonne etvous n’étiez pas au téléphone.

–&|160;Je viens de transmettre vos ordres auxsous-officiers, mon lieutenant.

–&|160;Est-ce qu’ils sont déjàpartis&|160;?

–&|160;Mais bien sûr qu’ils sont partis. Maisje ne sais pas s’ils sont déjà arrivés. Voulez-vous que j’aillevoir&|160;?

–&|160;Avez-vous trouvé le sergentFuchs&|160;?

–&|160;Mais oui, mon lieutenant. Et toutd’abord il s’est mis à m’engueuler&|160;: «&|160;Quoi, qu’il medit…&|160;» Mais après que je lui ai expliqué que les conversationstéléphoniques doivent être brèves…

–&|160;Pas de bavardages, Chvéïk. Vanek n’estpas encore de retour&|160;?

–&|160;Non, mon lieutenant.

–&|160;Nom de Dieu, ne gueulez pas si fortdans le téléphone. Vous ne savez pas où diable peut se trouver cesacré Vanek&|160;?

–&|160;Non, je ne sais pas où ce sacré Vanekpeut se trouver…

–&|160;Je pense qu’il est à la cantine. Allezvoir immédiatement à la cantine, et si vous le trouvez, dites-luiqu’il doit se rendre immédiatement au magasin. Ah&|160;! encore unechose&|160;: dites au caporal Blasek qu’il doit immédiatementrelâcher Baloun et me l’envoyer. Bien, maintenant,raccrochez&|160;!

Chvéïk se trouva alors en face d’une tâcheassez compliquée. Lorsqu’il eût trouvé le caporal Blasek et qu’illui eût transmis l’ordre du lieutenant, le caporal grogna d’un airmécontent&|160;:

–&|160;Ah&|160;! les cochons ont déjà lafrousse&|160;! Ils foirent dans leur culotte…

Chvéïk assista à la délivrance de Baloun etfit quelques mètres avec lui.

Le géant considérait Chvéïk comme son sauveuret il lui promit de partager avec lui les colis qu’il recevrait deson patelin.

–&|160;Chez nous, on va tuer les cochons,dit-il avec mélancolie. Aimes-tu le boudin au lard ou sanslard&|160;? Dis-le moi carrément, car je vais écrire ce soir même àla maison. Mon cochon pèse environ 15o kilogs, il a une gueule debouledogue, cette race est la meilleure. Si tu voyais comme il estgras, mon vieux&|160;! Il en aura du lard&|160;! Lorsque j’étaisencore à la maison, c’était moi-même qui préparais les saucisses etj’en bouffais à m’en faire péter la peau du ventre. Notre cochon del’année dernière pesait 160 kilogs, c’était une bêtemagnifique.

Il serra avec enthousiasme la main de Chvéïken ajoutant&|160;:

–&|160;Je l’ai nourri moi-même avec despatates, et c’était un véritable plaisir que de voir la rapiditéavec laquelle il grossissait. J’ai mis les jambons dans du sel,puis j’en ai fait rôtir un beau morceau. Le rôti de cochon avec dela choucroute, il n’y a rien de meilleur, et si en le bouffant tupeux boire de la bonne bière, ah&|160;? mon vieux…

Et il ajouta avec mélancolie&|160;:

–&|160;On était si heureux autrefois, etmaintenant avec cette saloperie de guerre…

Le géant barbu soupira, plein de tristesse, etse dirigea vers le bureau du régiment, cependant que Chvéïkcontinuait son chemin en marchant sous la double rangée de vieuxtilleuls qui conduisait à la cantine.

Le sergent-major Vanek, comme le lieutenantLukach l’avait prévu, se trouvait en face, à la cantine, et ilétait en train de raconter à un adjudant, au moment où Chvéïkpénétra, les bénéfices qu’il réalisait avant la guerre en vendantde la couleur.

Son interlocuteur était complètement noir. Lemême matin il avait reçu la visite d’un gros fermier, dont le filsfaisait son service militaire sous les ordres de l’adjudant. Pourcette raison, le fermier lui avait graissé la patte et lui avaitpayé à boire et à manger en ville.

Il regardait devant lui avec des yeux vagues,sans comprendre ce que son interlocuteur lui disait. Ces histoiresde couleurs le laissaient complètement indifférent. Il était plongédans ses réflexions et il se mit à balbutier tout à coup quelquesmots où il était question d’un chemin de fer qui passait parTrebone et Telkhrimov.

Lorsque Chvéïk franchit le seuil de la porte,Vanek était en train d’expliquer à l’adjudant de quelle façon onfabriquait un pot de couleur. Et l’adjudant lui répondit&|160;:

–&|160;Naturellement, il est mort sur lechemin du retour. Et voilà tout ce qu’on a de lui… ces quelqueslettres…

Lorsqu’il aperçut Chvéïk, il le confondit avecun personnage qu’il détestait, et il se mit à le bombarder dejurons sonores.

Mais le brave soldat Chvéïk, sans accorder lamoindre importance à ses paroles, se dirigea directement sur Vaneket lui déclara&|160;:

–&|160;Sergent, vous devez filer à toutevitesse au magasin. Le sergent Fuchs vous y attend avec dixtrouffions pour la corvée de singe. Le lieutenant Lukach a déjàtéléphoné plusieurs fois à ce sujet.

Vanek éclata d’un large rire.

–&|160;Croyez-vous que je suis dingo,s’écria-t-il, je me ridiculiserais pour le restant de mes jours, sije vous écoutais. Mon cher ami, nous avons du temps devant nous.Rien ne presse. Lorsque le lieutenant Lukach aura préparé le départpour le front d’autant de compagnies que moi, alors il sauracomment s’y prendre. On m’a déjà ordonné, au bureau du colonel, deme préparer pour le départ de demain et d’aller au pas de coursepréparer les victuailles. Eh bien, savez-vous ce que j’aifait&|160;? Je me suis rendu tranquillement à la cantine pour boireun quart de rouge. Je trouve qu’on est beaucoup mieux iciqu’ailleurs. Le singe ne se sauvera pas des boîtes dans lesquellesil est enfermé, et le magasin restera également à sa place. Jeconnais beaucoup mieux le magasin que le lieutenant Lukach peut leconnaître, et je sais aussi toutes les balivernes qu’on débite auxconférences d’officiers chez le vieux. C’est une lubie du colonelque le magasin soit plein de conserves. Or, dans son magasin à lui,il n’en a jamais eu en réserve. Il s’en est procuré à la dernièreminute. Ils peuvent dire ce qu’ils voudront à la conférence ducolonel, nous autres, on s’en fiche. Pas une compagnie de marchen’a reçu du singe pour sa route.

Puis se tournant vers l’adjudant ilajouta&|160;:

–&|160;Pas vrai, mon vieuxparapluie&|160;?

Mais celui-ci s’était déjà endormi, et ildevait être en train de rêver, car il répondit&|160;:

–&|160;Et, tout en marchant… il tenait à lamain un vieux parapluie…

–&|160;Vous feriez mieux, dit Vanek à Chvéïk,de laisser tomber tout cela. On nous dit aujourd’hui que lerégiment doit partir demain, mais n’en croyez rien. Commentvoulez-vous partir s’il n’y a pas de wagons disponibles&|160;? Or,on a téléphoné à la gare en ma présence&|160;; ils n’ont pas unseul wagon pour nous. Cela s’est déjà produit, il n’y a pas trèslongtemps, nous avons dû attendre à la gare deux jours durant, etc’est seulement après trois jours d’attente qu’on a eu pitié denous et que l’on nous a envoyé un train pour nous emmener. Mais, àce moment-là, personne ne savait où nous devions aller. Le colonellui-même n’en savait rien. Nous avons ainsi traversé toute laHongrie sans savoir si nous devions aller sur le front russe ou surle front serbe. À chaque station que nous traversions, nosofficiers téléphonaient à l’état-major de la division. Mais partoutnous restions en carafe. Finalement, pour se débarrasser de nous,on nous a flanqués au défilé de Dukla, où les Russes nous onttellement aplatis qu’il ne nous resta pas autre chose à faire quede rentrer à l’intérieur pour nous reformer de nouveau. Donc, pasd’alerte inutile. Demain il fera jour. Et surtout, ne nousemballons pas. Donnez-moi une autre chopine, commanda-t-il aucantinier. Le pinard est particulièrement excellent ces temps-ci,poursuivit Vanek, sans apporter la moindre attention à ce quel’adjudant racontait dans son rêve&|160;:

–&|160;Croyez-moi, monsieur, disait celui-ci,je n’ai pas encore eu grand’chose dans ma vie… Votre questionm’étonne fort…

–&|160;À quoi bon se faire de la bile à causede ce départ, poursuivit Vanek&|160;; lorsque la première compagniede marelle a fiché le camp, tout a été prêt en deux heures. Vousferiez beaucoup mieux de vous asseoir à côté de moi.

Un combat terrible se disputa l’âme deChveik.

–&|160;Je ne peux pas, répondit le bravesoldat Chvéïk, ayant vaincu après un effort surhumain la tentation.Il faut que je rentre immédiatement au bureau de la compagnie, caron pourrait me demander au téléphone…

–&|160;Allons donc, mon ami, ne vous en faitespas. Ce n’est pas la peine de se fatiguer les méninges pour leservice. Je ne connais rien de plus ennuyeux qu’une ordonnance quiveut faire du zèle.

Mais Chvéïk était déjà sur le seuil de laporte et se dirigeait à toute vitesse au bureau de sacompagnie.

Vanek resta donc seul, car on ne peut vraimentpas dire que l’adjudant était en état de tenir compagnie à qui quece soit. De plus en plus éloigné du monde réel, il continuait àdébiter des choses incompréhensibles, en caressant de ses doigtstremblants la bouteille qui se trouvait devant lui.

–&|160;J’ai souvent traversé ce village,disait-il, moitié en tchèque et moitié en allemand, sans me soucierde son existence. J’ai passé mes examens en six mois et j’ai mêmepréparé mon doctorat. Hélas&|160;! si je ne suis plus qu’une ruine,c’est par votre faute, Louise&|160;! Est-il vrai qu’ils vont êtrepubliés en peau de chagrin… Mais il y a toujours quelqu’un, ici,qui ne s’en souvient pas…

Le sergent-major, sans s’occuper de ce quedisait son compagnon, tambourinait une marche sur la table. Tout àcoup la porte s’ouvrit et Jurayda, le chef de la cuisine du mess,entra et s’affaissa sur une chaise.

–&|160;Nous avons reçu l’ordre, balbutia-t-il,d’aller chercher du cognac pour le voyage et comme nous n’avionspas de bonbonnes vides, nous avons été obligés de vider celles quicontenaient du rhum. Vous imaginez sans peine ce qui est arrivé…Nos aides-cuisiniers ont complètement perdu la tête, j’ai moi-mêmemal calculé les portions&|160;; lorsque le colonel est arrivé nousn’avions plus rien à lui offrir. C’est une sale blague.

–&|160;C’est une délicieuse aventure, déclaraVanek, qui, lorsqu’il était en état d’ébriété, aimait lesexpressions choisies.

Le cuisinier Jurayda se mit à bavarder, ilraconta qu’il était éditeur d’une revue occultiste et de livres quise proposaient de dévoiler les «&|160;mystères de la vie et de lamort&|160;». Pendant la guerre il s’était embusqué à la cuisine dumess et il lui était souvent arrivé de faire brûler le rôtitellement il était plongé avec passion dans la lecture de saSuter Pragua Paramita (La Sagesse Révélée).

Le colonel Schroder le considérait comme untype très original, il était même très fier de l’avoir sous sesordres, «&|160;car, disait-il, quel régiment peut se vanter deposséder un chef cuisinier occultiste&|160;». Et ce chefconnaissait son métier. Certains de ses plats avaient été si goûtésdes officiers que lorsque le lieutenant Dusek fut blessé à labataille de Komarovo il réclamait toujours Jurayda.

–&|160;Oui, poursuivit le chef de cuisine, quiavait de la peine à demeurer sur sa chaise et dont l’haleinesentait le rhum à dix pas, lorsque notre colonel en arrivant aumess s’est aperçu qu’il ne restait plus pour lui que des pommessautées, il a failli se trouver mal&|160;; il est tombé, comme ondit chez nous, dans l’état des Gaki. Savez-vous ce que c’est que leGaki&|160;? C’est le nom qu’on donne aux âmes affamées. Je lui aidit&|160;: avez-vous, mon colonel, assez de force pour supporterles cruautés du sort qui vous a privé ce soir de votre noix deveau&|160;? Dans le Karma il est écrit que vous mangerez ce soirune délicieuse omelette truffée.

Chers amis, ajouta le chef cuisinier, enfaisant un brusque mouvement qui fit dégringoler tout ce qui setrouvait sur la table, n’oubliez pas que les phénomènes desfigures, les apparitions sont sans substance. La Figure est leSans-Substance et le Sans-Substance est la Figure. L’état deSans-Substance n’est pas différent de la Figure et la Figure n’estpas différente de l’état de Sans-Substance…

Après ces quelques éclaircissements, le chefoccultiste se plongea dans un profond silence. La tête dans lesmains, il se mit à regarder fixement la table inondée de vin.L’adjudant, lui, continuait à délirer&|160;:

«&|160;Le blé a disparu des champs et danscette situation il a obtenu une invitation pour elle, mais laPentecôte se fêtera au printemps…&|160;»

Cependant Vanek continuait à tambouriner surla table. De temps à autre il vidait son verre et il se rappelaitqu’un sergent et onze hommes l’attendaient au magasin. En songeantà cela il se mit à rire de bon cœur en faisant de la main un gesterésigné. Lorsqu’il rentra fort tard à la compagnie, il trouvaChvéïk au téléphone.

–&|160;La Figure est la Sans-Substance, et laSans-Substance est la Figure… cria-t-il avec désespoir, puis il sejeta tout habillé sur sa couchette et s’endormit.

Chvéïk, sans accorder la moindre attention àses paroles, garda fidèlement le récepteur en mains. Il y avaitdeux heures de cela, le lieutenant Lukach lui avait téléphoné etcomme il avait oublié de lui dire de raccrocher l’appareil, Chvéïkpour rien au monde ne l’eût quitté. Il entendait les conversationsqui avaient lieu sur les diverses lignes. Le train des équipagesengueulait les artilleurs, les sapeurs faisaient des réclamationstapageuses à la poste, et les gens du polygone se disputaient avecles mitrailleurs.

Cependant, la réunion chez le colonel Schrodertraînait en longueur. Le colonel expliquait la nouvelle théorie duservice au front et il soulignait surtout le rôle des obusiers detranchées. Il parla longtemps et confusément de la disposition dufront. Il expliqua la ligne qu’il traçait et qui allait du nord ausud, il insista sur l’importance d’une bonne liaison entre lestroupes, sur celle des gaz asphyxiants et de la défense contrel’aviation ennemie. Ensuite il discourut encore sur la situationintérieure de l’armée, et commença par analyser les relations desofficiers et des soldats, ainsi que des sous-officiers. Puis il ditce qu’il pensait des hommes qui passent avec armes et bagages àl’ennemi.

Durant ce temps, la majorité des officiers quil’écoutaient se mirent à maugréer entre leurs dents en se demandantsi ce vieux chameau allait bientôt finir de discourir. Mais levieux continuait à bavarder sur les nouvelles tâches des bataillonsde marche, sur les zeppelins, etc.

En écoutant cette avalanche de phrasesincohérentes, le lieutenant Lukach se souvint que Chvéïk avait étéabsent de la solennité de prêter serment, car, au moment où elleeut lieu, il était encore en prison. En songeant à cela,brusquement, il fut secoué par un rire nerveux qui se répanditaussitôt dans l’assistance. Le colonel, ahuri, s’embrouilla encoredavantage dans son discours qu’il clôtura enfin par cesparoles&|160;: Messieurs, ce que je dis n’est pourtant pas sirigolo&|160;!

Là-dessus, tout le monde se rendit au mess,car le colonel venait d’être appelé au téléphone par labrigade.

Chvéïk dormait du sommeil du juste à côté dutéléphone lorsque la sonnerie retentit&|160;:

–&|160;Allo, ici bureau du colonel.

–&|160;Allo, répondit-il, ici 11ecompagnie.

–&|160;Dépêchons-nous, cria une voix, prendsdu papier et un crayon et écris ce que je vais te dicter&|160;:

«&|160;11e compagnie demarche…&|160;» Là-dessus suivirent des phrases complètementconfuses, car les téléphonistes de la 12e et10e compagnie s’étant mis à se raconter des histoires,Chvéïk ne comprit pas un traître mot de ce qu’on lui disait.

–&|160;Allo, répète un peu ce que tu viensd’écrire.

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;Ce que je viens de te dicter,parbleu.

–&|160;Quoi, quoi, je ne sais pas ce que vousvoulez dire…

–&|160;Mais, espèce d’idiot, es-tusourd&|160;?

–&|160;Je n’ai rien entendu, répondit Chvéïk,tout le monde parle à la fois au téléphone.

–&|160;Comment&|160;! Qu’est-ce que turacontes, espèce d’andouille&|160;? Crois-tu que j’aie du temps àperdre avec toi&|160;? Veux-tu prendre mon message oui ounon&|160;? As-tu un crayon et du papier&|160;? Eh bien, quoi&|160;!Es-tu prêt&|160;? Bon Dieu de bon Dieu, quel abruti tu fais&|160;!Allons-y maintenant&|160;: Le commandant de la IIecompagnie de marche… répète.

–&|160;La IIe compagnie demarche…

–&|160;Commandant de la IIecompagnie, répète&|160;!

–&|160;Commandant de la IIecompagnie…

–&|160;Est invité pour demain matin…

–&|160;Est invité pour demain matin…

–&|160;À une conférence chez le colonel.Signature. Sais-tu ce que c’est qu’une signature, animal&|160;?Répète&|160;!

–&|160;À 9 heures à une conférence chez lecolonel. Signature. Sais-tu ce que c’est qu’une signature,animal&|160;?

–&|160;Signé colonel Schroder,idiot&|160;!

–&|160;Signé colonel Schroder,idiot&|160;!

–&|160;Quelle andouille&|160;!Qui est-ce qui prend ce message&|160;?

–&|160;Moi-même.

–&|160;Qui ça, moi-même&|160;?

–&|160;Chvéïk.

–&|160;Quoi de nouveau chez vous,Chvéïk&|160;?

–&|160;Rien, tout est comme hier.

–&|160;Est-il vrai que vous avez quelqu’un aupoteau&|160;?

–&|160;Ce n’était rien, c’était simplement letampon du lieutenant Lukack, il avait bouffé le dîner dulieutenant. Tu ne sais pas quand est-ce qu’on partira&|160;?

–&|160;Mon vieux, le colon lui-même n’en saitrien.

Chvéïk raccrocha le récepteur puis se mit àsecouer le chef pour le réveiller. Allongé sur le dos, Vanek se mità lancer les pieds dans toutes les directions. Mais Chvéïk vinttout de même à bout de sa tâche, et le chef tout ahuri, en sefrottant les yeux, lui demanda ce qu’il y avait de nouveau.

–&|160;Oh, pas grand’chose, répondit Chvéïk,je voudrais seulement vous demander un conseil. Je viens derecevoir un message ordonnant au lieutenant Lukach de se présenterdemain à 9 heures, chez le colonel. Mais je ne sais plus quoifaire. Faut-il aller le mettre au courant immédiatement ou faut-ilque j’y aille demain matin&|160;? J’ai longtemps hésité pour vousréveiller, surtout parce que vous ronfliez terriblement, mais à lafin je me suis dit&|160;: il faut tout de même lui demanderconseil…

–&|160;Pour l’amour de Dieu, laissez-moidormir, répondit Vanek.

Là-dessus il se retourna et se rendormit commeun bienheureux. Chvéïk revint au téléphone, s’assit, et recommençaà somnoler. Mais la sonnerie le réveilla de nouveau.

–&|160;Allo, la IIe&|160;?

–&|160;Oui, la IIe. Qui valà&|160;?

–&|160;La 13e. Allo&|160;! Quelleheure qu’il est chez vous&|160;?

–&|160;Notre pendule ne marche pas.

–&|160;Eh bien, mon vieux, chez nous, c’est dupareil au même, tu ne sais pas quand est-ce qu’on partira&|160;?As-tu parlé avec le régiment&|160;?

–&|160;Qui, mais ils ne savent rien, cesandouilles-là.

–&|160;Eh, dites-donc, mademoiselle,voulez-vous être polie&|160;! Nous avons envoyé des gens au magasinet on ne leur a rien donné.

–&|160;Les nôtres aussi sont retournés lesmains vides.

–&|160;C’était sans doute une fausse alerte.Où crois-tu que nous irions&|160;?

–&|160;En Russie.

–&|160;Je ne crois pas, nous irons plutôt enSerbie. Nous le saurons en arrivant à Budapest. Si notre traintourne à droite c’est la Serbie qui nous attend, s’il tourne àgauche c’est la Russie.

–&|160;On dit que les prêts sont augmentés. Tusais jouer au bésigue. Bon&|160;! Alors, viens nous voir demain.Chez nous, on joue chaque soir. Combien vous êtes autéléphone&|160;? Tu es tout seul&|160;? Oh, alors, laisse touttomber et va te coucher.

Chvéïk suivit ce conseil et, appuyantdoucement sa tête sur ses bras repliés, il s’endormit. Comme ilavait oublié de raccrocher le récepteur, personne ne pouvait plusdésormais le déranger. Le téléphoniste du régiment, malgré tous sesefforts, ne put parvenir à passer le message indiquant que leshommes qui n’avaient pas été vaccinés contre la typhoïde devaientse présenter le lendemain à la visite.

Le lieutenant Lukach, ce même soir, veilla auclub des officiers en compagnie du major Schanzler. Ce dernierétait assis à cheval sur une chaise et, tout en frappant leplancher avec une queue de billard, il fit les déclarationssuivantes&|160;:

–&|160;C’est un sultan arabe qui, le premier,a reconnu la neutralité des médecins militaires. Cette conventionmême est applicable aux aumôniers, médecins, chirurgiens,pharmaciens et infirmiers, chargés de donner des soins aux maladesdemeurés sur le terrain de l’adversaire, non seulement ils nepeuvent pas être faits prisonniers mais ils peuvent exiger d’êtrereconduits dans leur armée respective&|160;; les blessés et maladesdoivent être échangés entre les parties belligérantes.

Le docteur Schanzler, bien qu’il eût déjàbrisé deux queues de billards, continua à poursuivre ses théoriessur les conventions de Genève. Cependant le lieutenant Lukach,fatigué d’entendre ces histoires qui ne l’intéressaient guère,acheva de boire son café et rentra dans sa chambre, où il trouvaBaloun, le géant barbu, qui était en train de faire rôtir un boutde saucisson sur une lampe à alcool.

–&|160;Je me suis permis, mon lieutenant,balbutia Baloun, je me suis permis…

Lukach le regarda étonné, il comprit que cethomme n’était qu’un grand enfant naïf et il ressentit de la honteen songeant qu’il l’avait fait mettre au poteau à cause de cettefaim toujours inassouvie.

–&|160;Tu n’as qu’à continuer, répondit-il, endécrochant son sabre, demain je te ferai donner une double portionde pain.

Le lieutenant Lukach s’assit ensuite à satable. Il venait de succomber à un accès de sentimentalisme et ilse mit à écrire une lettre à sa tante&|160;:

«&|160;Chère tante,

«&|160;Je viens de recevoir l’ordre de memettre en route avec ma compagnie de marche pour le front. Il estpossible que cette lettre soit la dernière que tu reçoives de mapart. C’est pourquoi il m’est difficile de la terminer en tedisant&|160;: au revoir&|160;; peut-être vaudrait-il mieux, eneffet, que je te dise adieu…

–&|160;Je la terminerai demain, se dit lelieutenant Lukach, et il alla se coucher.

Lorsque Baloun vit que le lieutenant dormait àpoings fermés, il se remit à fouiller dans la chambre dans l’espoirde découvrir quelque nourriture. En ouvrant la valise dulieutenant, il aperçut une plaque de chocolat qu’il dévora enquelques bouchées. Puis il alla doucement voir ce que le lieutenantavait écrit. Il fut tellement ému par ces quelques lignes qu’il seretira aussitôt sur sa paillasse et qu’il se mit à songer à sonfoyer. Il revit son large coutelas de boucher puis ils’endormit.

Le lendemain matin, Chvéïk fut réveillé parl’odeur du café qu’on était en train de préparer sur les fourneauxde la compagnie. Il raccrocha machinalement le récepteur dutéléphone comme s’il terminait une communication et il se mit à sepromener dans le bureau pour se dégourdir les jambes. Sa bonnehumeur éclata dans un chant joyeux. Il s’agissait d’un soldat quis’était déguisé en jeune fille pour mieux approcher sa bien-aimée.Il l’accompagne au moulin où le meunier le fait coucher dans le litde sa fille en sortant de table&|160;:

Donne à manger à cette fille, la meunière

Elle n’a pas bouffé, paraît-il, depuis hier.

… La meunière sert un dîner copieuxau soldat déguisé et voici la fin de l’histoire&|160;:

Les meuniers en sortant du lit

Découvrirent cet avis&|160;:

Mes compliments à Mademoiselle

Elle était, mais n’est plus… pucelle…

Chvéïk chanta la fin du refrain avec une telleverve qu’il réveilla son chef.

–&|160;Quelle heure est-il&|160;? lui demandacelui-ci.

–&|160;On vient de sonner le réveil, chef.

–&|160;Bien, je ne me lèverai qu’après lecafé.

Vanek bâilla et demanda s’il n’avait pas tropbavardé, hier soir, en rentrant.

–&|160;Oh, pas trop, lui répondit Chvéïk, maisvous n’avez dit que des bêtises, vous avez raconté des histoiressur des Figures qui ne sont pas des Figures, tout en étant desFigures. Ensuite vous vous êtes mis à ronfler comme ungendarme.

Chvéïk se tut, fit quelques pas vers la porte,puis se retournant vers le chef, il ajouta&|160;:

–&|160;En vous entendant parler de cesFigures, mon adjudant, je me rappelais un certain Zeatka, unouvrier de l’usine à gaz qui était chargé d’allumer et d’éteindreles réverbères. C’était un homme très éclairé et bien connu cheznous, car il s’occupait beaucoup, lui aussi, de ces histoires defigures. Il en parlait du matin au soir. Finalement, ajouta Chvéïk,Zeatka a mal tourné, il s’est fait inscrire à la confrérie deSainte-Marie, et il était tellement passionné pour assister auxoffices qu’il a laissé brûler pendant trois jours les réverbèressans les éteindre. C’est très dangereux de s’occuper dephilosophie. Cela ne tarde pas à taper sur le cerveau. Je mesouviens aussi d’un commandant du nom de Eleuphr, qui s’était aviséun jour de nous apprendre ce que c’était que l’autoritémilitaire.

«&|160;Écoutez, nous a-t-il dit, et sachez quel’officier est la création la plus parfaite de l’univers. Il amille fois plus d’intelligence à lui seul que vous tous ensemble.Les ordres de l’officier sont sacrés, même si parfois cela vousparaît ennuyeux de les exécuter.&|160;»

Ayant ainsi terminé son discours, il se mit àse promener devant nous et il nous demanda l’un aprèsl’autre&|160;:

–&|160;Que fais-tu lorsque tu rentres enretard à la caserne&|160;?

Nous étions tous très gênés par cette demandeet nous n’avons fait que des réponses très confuses. Les copainsont raconté toutes sortes de boniments, disant qu’ils n’étaientjamais rentrés en retard, ou qu’à cause de ces retards ils ont eumal au cœur, un autre disait qu’il songeait surtout aux jours deconsigne qu’il allait attraper le lendemain. Et tous ceux-là lecommandant les fit mettre de côté, car ils n’avaient pas trouvé«&|160;l’expression juste de leurs pensées&|160;». Aussi, quand montour est arrivé, j’ai répondu&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncommandant, que lorsque je rentre en retard j’ai le sentimentd’avoir mal agi, j’ai des remords qui m’empêchent de dormir. Parcontre si j’arrive à temps ou si j’ai une permission dans ma poche,je rentre heureux, je me sens envahi d’une grande joie…

Tout le monde s’est mis à rigoler autour denous et le commandant s’est mis en colère&|160;:

–&|160;Tu oses encore te foutre de moi, qu’ilm’a dit, et il m’a fait mettre aux fers.

–&|160;C’est comme ça chez nous, réponditVanek en se traînant paresseusement hors du lit. C’est la règlegénérale. Tu as beau répondre ce que tu veux, tu es toujoursmonsieur le bon. C’est la discipline qui fait la force desarmées…

–&|160;C’est bien dit, approuva Chvéïk. Jen’oublierai jamais l’histoire qui est arrivée à un certain Pech.Lorsqu’il arriva à la caserne, le lieutenant de la compagnie, unnommé Meots, le fit aligner avec d’autres bleus pour leur demanderde quel patelin ils étaient.

–&|160;Vous allez apprendre à parlercorrectement, qu’il leur a dit, vos réponses doivent sonner commedes coups de cravaches. Allez-y, Pech&|160;! De quel patelin vousêtes&|160;?

Pech, qui était un homme très cultivé, lui arépondu&|160;?

«&|160;Dolni Bousov n°&|160;267, 1936habitants tchèques, canton de Jitchine, département de Sobotka,ancien domaine Kost, église Sainte-Catherine du XIVesiècle, reconstruite par le comte Vencel Vrasislave Netolitski,école communale, bureau de poste, télégraphe, sucrerie, six foirespar an…&|160;»

Mais à ces mots, le lieutenant Meots s’est ruésur lui et l’a giflé, en hurlant&|160;: en voici une, deux, trois,quatre, cinq et six pour chacune de ces foires.

Alors Pech, bien qu’il ne fût qu’un bleu,s’est inscrit au rapport du bataillon. Le commandant luidemanda&|160;:

–&|160;Eh bien que voulez-vous&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncommandant, que chez nous, nous avons six fois la foire…

Mais il n’eut pas le temps d’en diredavantage, car le commandant s’est mis à gueuler et il l’a faitconduire à la maison d’aliénés.

–&|160;Il est bien difficile d’éduquer lessoldats, répondit le chef. Un homme qui n’a pas eu sa part depunitions n’est pas un vrai soldat&|160;; je me souviens d’un garsde la 8e compagnie qui s’appelait Sylvaleisa. Il nesortait jamais de taule. Ah&|160;! c’était un numérocelui-là&|160;! Il ne se gênait pas pour faucher le pognon de sescopains. Mais au front, il a eu une attitude courageuse, il a étéle premier à couper les fils de fer barbelés&|160;; le même jour,il a fait trois prisonniers, et il en a bousillé un en route. Pourcet exploit, on lui a collé immédiatement la grande médailled’argent et on l’a nommé caporal. Si on ne l’avait pas pendu, ilserait sans doute sergent. Mais on a été obligé de le pendre, carune patrouille l’a surpris un jour en train de dépouiller desmacchabées. On a trouvé sur lui un tas de montres etd’alliances.

–&|160;On voit bien, d’après cet exemple,répondit Chvéïk gravement, que la carrière militaire n’est jamaistrès sûre.

Comme il achevait ces mots, le téléphone semit à sonner. Vanek décrocha le récepteur, et on entendit la voixdu lieutenant Lukach qui l’interrogeait au sujet des conserves,tout en lui adressant quelques reproches.

–&|160;Mais, mon lieutenant, il n’y en a pas,s’écria Vanek&|160;; où voulez-vous que je les prenne ces fameusesconserves, puisqu’elles n’existent que dans l’imagination de cesmessieurs de l’Intendance. Il est inutile d’envoyer des hommes aumagasin. J’ai voulu vous téléphoner pendant que j’étais à lacantine. Vous le saviez déjà&|160;? Qui vous l’a dit&|160;? Cetidiot d’occultiste du mess. Je l’arrangerai celui-là&|160;!Voulez-vous savoir comment le chef de cuisine, cet idiotd’occultiste, a nommé la panique des singes&|160;? La terreur del’inexistence… Mais du tout, mon lieutenant. Je sais ce que jedis&|160;! Je suis sobre et j’ai la tête claire, comme… Vous voulezparler à Chvéïk&|160;? Il est là. Chvéïk, on vous demande autéléphone.

Puis il ajouta tout bas&|160;:

–&|160;Si l’on vous demande dans quel état jesuis arrivé, hier soir, dites que mon attitude était trèsconvenable.

Chvéïk s’approcha du téléphone&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

–&|160;Chvéïk, est-ce vrai cette histoire queme raconte Vanek sur les conserves…

–&|160;C’est vrai, mon lieutenant. Il n’y apas une seule boîte de singe au magasin.

–&|160;Bien. Je vous ordonne de venir chez moichaque matin jusqu’à mon départ pour le camp de Kiralhyda, je veuxvous garder auprès de moi. Qu’avez-vous fait cette nuit&|160;?

–&|160;J’ai gardé le téléphone.

–&|160;Y a-t-il eu quelque chose denouveau&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

–&|160;Trêve d’idioties, Chvéïk&|160;! Vousa-t-on fait une communication de quelque importance&|160;?

–&|160;Oui, mon lieutenant, mais pour neufheures seulement. J’ai pas voulu vous inquiéter pour si peu, monlieutenant…

–&|160;Sapristi. Voulez-vous me dire ce qu’ily a pour neuf heures&|160;?

–&|160;Un message, mon lieutenant.

–&|160;Je ne vous comprends pas, Chvéïk.

–&|160;Je l’ai inscrit, mon lieutenant. J’aientendu une voix qui me disait au milieu de la nuit&|160;: Prendsce message, répète avec moi… et ainsi de suite.

–&|160;Sacré nom de Dieu&|160;! Si vous ne medites pas rapidement de quoi il s’agit, je vais vous flanquer unede ces gifles…

–&|160;Encore une conférence, mon lieutenant,à neuf heures, chez le colonel. Tout d’abord, j’ai voulu vousréveiller, mais, après réflexion…

–&|160;Comment&|160;? Pour une idiotiepareille vous auriez eu l’audace de me faire sortir du lit&|160;?Encore une réunion&|160;! Que le diable les emporte tous&|160;!Raccrochez et appelez Vanek au téléphone.

Le sergent-major se précipita vers lerécepteur.

–&|160;Sergent-major Vanek, monlieutenant.

–&|160;Vanek, trouvez-moi immédiatement unautre tampon. Ce cochon de Baloun m’a bouffé tout mon chocolatcette nuit. Au poteau&|160;? Non. Il faudrait plutôt le confier àdes infirmiers. C’est un costaud, cet animal. Il ferait très bienpour le transport des blessés. Je vous l’envoie tout de suite.Réglez cette affaire au bureau du régiment et revenez aussitôt à lacompagnie. Croyez-vous que nous partirons bientôt&|160;?

–&|160;C’est pas la peine de nous presser, monlieutenant. Lorsque nous sommes partis avec la 9ecompagnie, on nous a menés pendant quatre jours par le nez, àdroite et à gauche. Il en a été de même avec la 8e. La10e a été une exception. Nous avions reçu l’ordre dudépart pour midi, et le soir nous étions encore sur le quai de lagare.

Depuis qu’il était chef de la 11ecompagnie de marche, le lieutenant Lukach se trouvait dans un étatque l’on désigne en termes philosophiques sous le nom desyncrétisme, c’est-à-dire qu’il s’efforçait d’atténuer les conflitsd’ordre théorique qui pouvaient survenir au moyen de compromissionsde toutes sortes.

–&|160;Vous croyez donc que nous ne partironspas aujourd’hui&|160;? Nous avons ce matin encore une réunion chezle colonel. Ah&|160;! j’allais oublier. Vous ne savez pas encoreque vous avez été désigné comme adjudant de service. On m’a chargéde vous l’annoncer. Vous allez sur-le-champ me dresser une listedes sous-officiers avec la date de leur entrée en service, puiscelle des réserves en vivres&|160;; n’oubliez pas égalementd’inscrire la nationalité des sous-officiers. Mais le plusimportant, et j’insiste là-dessus, c’est de me trouver un nouveautampon. Appelez-moi Chvéïk… Chvéïk, en attendant, vous resterez autéléphone.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je n’ai pas encore bu mon café.

–&|160;Bon&|160;! allez chercher votre café etrevenez au téléphone jusqu’à ce que je vous appelle. Savez-vous ceque c’est qu’une ordonnance&|160;?

–&|160;Oui, mon lieutenant, c’est un soldatqui court toujours comme un fou…

–&|160;Pas d’histoires, Chvéïk, je vousdispense de vos réflexions. Allo… Allo… où êtes-vous&|160;?

–&|160;Présent, mon lieutenant, on vient dem’apporter mon café. Il est gelé.

–&|160;Occupez-vous également, Chvéïk, decette histoire d’ordonnance. Choisissez-moi un type convenable.Bon&|160;! raccrochez maintenant.

Vanek, tout en ajoutant à son café une bonnerasade de rhum, qu’il portait sur lui dans une bouteille qui,jadis, avait contenu de l’encre, jeta un regard sur Chvéïk etdit&|160;:

–&|160;Il gueule trop notre lieutenant. D’icij’ai entendu chacune de ses paroles. Vous avez l’air d’être en bonstermes avec lui.

–&|160;Ne m’en parlez pas, répondit Chvéïk,nous sommes comme mon cul et ma chemise. Nous avons passé de bellesheures ensemble, et de mauvaises également. On avait beau vouloirnous arracher l’un à l’autre, nous finissions toujours par nousretrouver. Il a une telle confiance en moi que j’en suis moi-mêmeétonné. Vous l’avez entendu, de vos propres oreilles, tandis qu’ilvous demande de lui trouver un nouveau tampon, il me charge, moi,soldat de deuxième classe, de me renseigner sur cet homme et de luidonner comme qui dirait une expertise, car, bien entendu, lelieutenant ne se contenterait pas de n’importe quelle canaille.

*

**

C’était avec un réel plaisir que le colonelSchroder réunissait chez lui les officiers du bataillon de marche,car sa principale passion était de bavarder. De plus, il fallait,cette fois, se décider d’urgence sur le cas de l’aspirant Marek,qui avait refusé d’aller nettoyer les cabinets et qui, pour cetteraison, devait être déféré au conseil de guerre, sous l’inculpationde refus d’obéissance.

Le colonel avait reçu un long rapportdéclarant que l’attitude de l’aspirant Marek ne saurait êtreassimilée à un cas de rébellion, puisque les règlements ne peuventobliger les aspirants à nettoyer les cabinets. «&|160;Néanmoins,ajoutait le rapport, il est certain que le nommé Marek a commis unegrave atteinte à la discipline.&|160;» On lui laisserait,ajoutait-on, la possibilité de se racheter par une attitudecourageuse sur le front. L’aspirant Marek devait être rendu à sonrégiment. L’instruction de l’affaire serait suspendue et ne devaitêtre reprise qu’en cas de récidive.

Il y avait également à l’ordre du jourl’histoire du faux aspirant. Cet homme avait fait son apparition aurégiment depuis peu. Il venait d’un hôpital de Zagreb. Il s’étaitdécerné lui-même le grade d’aspirant, et, il avait épinglé sur satunique la grande médaille d’argent du courage. Il racontait à quivoulait l’entendre ses héroïques exploits de guerre. Il disaitappartenir à la 6e compagnie de marche, dont il seprétendait le seul survivant. Après une longue instruction, ondécouvrit en effet qu’un nommé Teveles avait appartenu à la6e compagnie de marche, mais qu’il n’était pas le moinsdu monde aspirant.

Teveles se défendit devant le conseil deguerre en déclarant que la grande médaille d’argent du courage luiayant été promise, il avait pris les devants et en avait acheté unelui-même.

À l’ouverture de la réunion, avant d’aborderces deux ordres du jour, le colonel Schroder exprima son désir deréunir ses officiers dans son bureau aussi souvent que possible.Quant au départ pour le front, il déclara qu’il était proche. Puisil se mit à répéter tout ce qu’il avait dit la veille.

Devant lui, sur son bureau, était étalée unecarte où des drapeaux marquaient la position respective des arméesennemies. Cette fois, les drapeaux avaient été bouleversés et lesfronts déplacés. On voyait même, sous la table, quelques-uns de cesdrapeaux qui avaient été jetés à terre.

La raison de ce désordre était lasuivante&|160;: le chat du colonel s’était, durant la nuit, soulagésur la table et il avait bousculé ensuite, à coups de griffes, lespositions de la glorieuse armée autrichienne.

Pour son malheur, le colonel Schroder avait lavue très faible.

Les officiers du bataillon de marche suivaientavec un intérêt croissant le déplacement de l’index du colonel quis’approchait de plus en plus du tas suspect.

–&|160;C’est à ce point exact, messieurs…dit-il, d’un ton prophétique. Mais en poussant son doigt dans ladirection des Carpathes, il effleura le monticule que-le chat avaitlaissé sur la carte, probablement pour accentuer le relieftopographique de la Galicie.

Le colonel porta son doigt à sonnez&|160;:

–&|160;Je crois que… que… balbutia-t-il enfronçant les sourcils.

–&|160;C’est de la merde de chat, mon colonel,déclara au nom de tous les officiers présents le capitaineSagner.

–&|160;Nom de Dieu&|160;! hurla furieusementle colonel.

Et il se précipita dans le bureau voisin oùretentit bientôt un tapage infernal, accompagné de la menaceterrible de faire lécher par les hommes qui avaient été coupablesde négligence, le monticule qui déshonorait la carte del’État-Major.

Le colonel revint avec une figure écarlate.Son indignation était telle qu’il en oublia de prendre une décisionsur le sort de l’aspirant Marek et du faux aspirant Teveles.

–&|160;Messieurs, dit-il rageusement, soyezsur vos gardes et attendez mes ordres.

*

**

La situation demeurait stationnaire etconfuse. Le régiment partirait-il pour le front ou non&|160;?Chvéïk attendait patiemment des nouvelles au téléphone de la11e compagnie. Et il entendait toutes sortes d’aviscontradictoires, les uns pessimistes, les autres optimistes. Lecaporal Havlik, en entrant en ville, disait avoir rencontré uncheminot qui lui avait appris que les wagons pour le départ étaientdéjà prêts.

Mais Vanek arracha le récepteur des mains deChvéïk pour crier au caporal que les cheminots n’étaient à ses yeuxque de vieilles femmes bavardes, et que lui, Vanek, qui venait àpeine de rentrer du bureau du régiment, ne savait encore rien.

Chvéïk, cependant, s’accrochait avec passion àson poste téléphonique et répondait avec une candeur inébranlable,à tout le monde, qu’il ne savait encore rien de précis sur ledépart.

Lorsque son lieutenant lui demanda&|160;:

–&|160;Quoi de neuf&|160;?

–&|160;Rien de nouveau, mon lieutenant, luirépondit-il.

–&|160;Ah&|160;! quelle nouille&|160;!Raccrochez, Chvéïk&|160;!

Une demi-heure plus tard, un message luiparvint qui avait été adressé à tous les bataillons. Il était ainsirédigé&|160;: Copie du message n°&|160;75.692. Ordre de la brigaden°&|160;172. Prière d’observer l’ordre suivant pour la confectiondes listes de vivres&|160;: 1°&|160;viande, 20conserves, 3°&|160;légumes frais, 4°&|160;légumes secs,5°&|160;riz, 6°&|160;macaroni, 7°&|160;pâtes diverses,8°&|160;pommes de terre – qu’il fallait mettre à la place dun°&|160;4.

Lorsque Chvéïk lut à Vanek cet importantmessage, celui-ci lui déclara qu’il avait l’habitude de les jetersans les lire dans les latrines.

–&|160;C’est un idiot de l’état-major quiimagine de pareilles balivernes, dit-il, et à cause de lui tout lemonde est embêté.

Puis on dicta à Chvéïk un nouveau message,mais à une telle vitesse qu’il n’en demeura plus sur le papier quequelques mots énigmatiques&|160;: «&|160;À la suite… Précisément…permis… ou bien lui-même… par contre… impossible… attrapez…

–&|160;Toutes ces histoires ne sont que desidioties, déclara Vanek, lorsque Chvéïk lui exprima son étonnementen relisant un pareil passage. Ce sont des niaiseries. Il n’y aqu’à le jeter.

–&|160;Je pense, remarqua Chvéïk, que sij’allais dire au lieutenant Lukach que&|160;: «&|160;à la suiteprécisément permis ou bien lui-même par contre impossibleattrapez&|160;», il serait capable de se fâcher. Ils sont parfoistrès sensibles, ces messieurs, continua-t-il. Un jour je metrouvais dans le tramway qui va de Vysotchan à Prague et à Libni.Un monsieur est monté à côté de moi, je l’ai reconnu et je me suisapproché de lui en lui disant que nous nous connaissions et quej’étais moi aussi de Drasov. Mais voilà le monsieur qui se met àm’engueuler en me disant que je ferais bien mieux de lui ficher lapaix, qu’il ne me connaissait pas, etc. Pour dissiper cemalentendu, je me suis efforcé de lui rappeler que, alors quej’étais un enfant en bas âge, j’étais souvent allé le voir encompagnie d’une femme qui s’appelait Antoinette, dont le maris’appelait Procope, qui tenait une laiterie. Mais il n’a tout demême pas voulu me croire, et il a refusé d’avouer que nous nousconnaissions. Je lui ai alors donné quelques nouveaux détails, parexemple, qu’à Drasov il y avait deux Novotny, dont l’un s’appelaitTonda et l’autre Joseph. Et que lui ce devait être sans doute ceJoseph dont on m’avait écrit de Drasov qu’il tabassait sa femme dumatin au soir, car elle lui rendait la vie dure à cause de sonivrognerie. Ah&|160;! si vous aviez vu quel pétard il a fait&|160;!Il a tout cassé autour de lui, il a même brisé la glace qui setrouvait devant le conducteur. Pour finir, on nous a menés tous lesdeux au commissariat et, là, j’ai appris qu’il s’était emballéuniquement pour cette raison qu’il n’avait jamais été le JosephNovotny de Drasov, mais qu’il s’appelait Édouard Doumbrava et qu’ilvenait de Montgomery en Amérique, pour revoir ses parentstchèques…

Le téléphone interrompit cette histoire, etune voix aphone, de la section des mitrailleurs, demanda s’il étaitvrai que l’on devait partir aujourd’hui.

À ce moment-là, l’enseigne Biegler se présentaà la porte du bureau en demandant à parler à Vanek. Les deux hommeseurent une longue conversation. Lorsque Vanek le quitta, il avaitun sourire méprisant.

–&|160;C’est encore un joli numéro, celui-là,remarqua-t-il. Nous pouvons dire que nous avons des types curieux ànotre compagnie&|160;! Il vient d’assister à la réunion chez levieux et, en rentrant, le lieutenant lui a donné l’ordre d’allerpasser les flingots en revue. Cette andouille vient me demandermaintenant s’il doit faire mettre au poteau le soldat Slabek, carcelui-ci, m’a-t-il dit, à nettoyé son fusil avec du pétrole. On mepose des questions aussi idiotes, s’exclama Vanek avec indignation,lorsqu’on sait que nous allons partir pour le front&|160;! Lelieutenant Lukach s’est montré plus chic avec son tampon.

–&|160;Puisqu’il est question de tampon,répondit Chvéïk, vous ne savez pas encore si l’on en a trouvé un deconvenable pour le lieutenant Lukach&|160;?

–&|160;Ne vous en faites pas&|160;» réponditVanek, rien ne presse. Je pense, pour ma part, que le lieutenantpeut très bien s’arranger avec Baloun. Il n’y a pas de quoi gueulercomme un veau parce que votre ordonnance vous bouffe de temps àautre votre portion.

Vanek s’étira sur sa couchette.

–&|160;Chvéïk, racontez-moi une histoire surla vie militaire.

–&|160;Volontiers, répondit celui-ci, àcondition seulement que ce téléphone ne vienne pas nousembêter.

–&|160;Vous n’avez qu’à décrocher lerécepteur, lui conseilla Vanek.

–&|160;Bien, dit Chvéïk en obéissant aussitôt.Je vais vous raconter une histoire qui rappelle un peu notresituation. Seulement, à cette époque, nous n’avions pas encore laguerre. Nous étions aux manœuvres. J’avais un copain du nom deChitz, de Porchitch, un brave homme, très pieux et très froussard.Il s’imaginait que les manœuvres étaient des choses diaboliques etqu’on risquait d’y mourir de soif. Donc, par précaution, la veillede notre départ, il s’en mit plein la lampe et, lorsque nousquittâmes la caserne pour nous rendre à Mnichk, il nousdéclara&|160;: «&|160;Je n’en peux plus, les gars, c’est Dieu seulqui peut me sauver&|160;!&|160;» Puis nous sommes entrés àHorjovitz, et là nous avons eu deux jours de repos, car nous avionscommis une erreur de vitesse. Nous faisons une halte pour perdre letemps gagné, et notre Chitz en profite pour aller se désaltérerdans le village voisin, car, par malheur, il n’y avait pas debistro dans celui où nous nous trouvions.

Sur le chemin du retour, Chitz, qui étaitcomplètement rond, rencontre, au bord de la route, une niche où setrouvait une petite statue de Saint-Jean de Népomuk. Ses sentimentsreligieux remontent à la surface et il s’agenouille dans lapoussière de la route pour prier.

–&|160;Mon pauvre Saint-Jean, se lamente-t-il,quel triste sort que le tien&|160;! Tu es exposé en plein soleil,et tu n’as rien sous la main pour te rafraîchir le gosier&|160;!Laisse-moi venir à ton secours…

Et en disant cela, il porte son bidon à seslèvres et boit une large rasade en déclarant&|160;:

–&|160;Mon vieux Saint-Jean, je t’en ai laisséune bonne gorgée&|160;!

Mais ce n’était pas vrai. Le gourmand avaittout bu, et il s’est aperçu qu’il n’avait rien laissé pour lesaint.

Alors, il a eu peur d’avoir commis unsacrilège et, pour racheter sa faute, Ghitz a retiré Saint-Jean desa niche, l’a dissimulé sous sa capote, et l’a emporté avec luipour lui offrir à boire à la cantine. Et il n’y a rien perdu, caril a gagné, en jouant aux cartes, tout ce qu’il a voulu. Mais iln’a guère été reconnaissant envers le bon saint. Lorsque noussommes repartis, nous avons vu le Saint-Jean de Népomuk, pendu à unpoirier comme un vulgaire épouvantail.

Voilà l’anecdote. Et, de même que Saint-Jean aété accroché à l’arbre, je raccroche aussi le récepteur.

*

**

Au même instant, le lieutenant Lukach était entrain de se casser la tête sur un message chiffré qu’il venait derecevoir du régiment concernant la direction que son bataillondevait suivre pour se rendre en Galicie. On avait joint au messagela clé pour l’interpréter&|160;:

&|160;

71771236212135= Moson
892775&|160;7282= Gyor
44321238272135= Komarut
4757979&|160;&|160;= Budapest

&|160;

En parcourant cette liste de chiffres, lelieutenant Lukach poussa un profond soupir&|160;:

–&|160;Que le diable les emporte&|160;!s’écria-t-il.

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