Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk

Chapitre 3CE QU’IL ARRIVA À CHVÉÏK À KIRALYHIDA.

Le 91e régiment d’infanterie futtransféré à Kiralyhida que traverse la rivière de Litha.

Trois heures avant sa libération, Chvéïk futconduit sous bonne escorte, en compagnie de l’aspirant, vers lagare.

–&|160;On parlait déjà depuis longtemps denous transférer en Hongrie, confia Marek à son compagnon. On vanous apprendre encore un peu à manier le fusil puis, après quelquescombats d’entraînement avec les Magyars, nous partirons pleinsd’enthousiasme pour les Carpathes. À Budeiovitz, on enverra à notreplace un régiment hongrois et, de la sorte, on fera croiser lesraces. Nous connaissons déjà une théorie disant que pour combattrela dégénérescence d’une race, il n’y a pas de meilleur moyen que devioler les filles d’une autre nation. C’est ce système que lesSuédois et les Espagnols ont appliqué avec succès durant la guerrede Trente ans, ainsi que les Français sous Napoléon.

Maintenant, ce sont les Magyars qui sechargeront de cette tâche dans la région de Budeiovitz, et je pensemême qu’ils n’auront pas toujours besoin de recourir à la violence.Le temps adoucit peu à peu les méthodes. En fin de compte, il nes’agit que d’une transfusion du sang. Le soldat tchèque coucheraavec une fille magyar, et les poules de Tchécoslovaquie recevrontchez elles les gars du Homved hongrois.

Les gens qui s’occupent d’anthropologie sedemanderont dans les siècles à venir comment il se fait qu’au bordde la rivière Malcho, patelin tchèque par excellence, on découvredes types mongols.

–&|160;Il arrive des histoires curieuses avecce mélange des races, poursuivit Chvéïk. À Prague, j’ai connu ungarçon de café, un nègre du nom de Christian, dont le père avaitété roi en Abyssinie. Celui-ci s’exhiba pendant quelques semaines àla foire de Prague dans un cirque. Une institutrice qui écrivaitdes vers dans le journal Lada, sur les bergers et sur lespetites rivières des bois, en eut un béguin fou. Elle se renditavec lui à l’hôtel et, suivant le langage des Saintes Écritures,elle commit le péché capital. Neuf mois plus tard elle fut trèsétonnée lorsqu’elle accoucha d’un bébé blanc. Oui, mais au bout dequatorze jours, la peau du petit bonhomme commençait à brunirterriblement, et elle devint de plus en plus noire. À six mois, legosse était devenu un nègre comme son père, le roi d’Abyssinie.

Elle avait couru avec son bébé à une cliniquespécialisée dans le traitement des maladies de la peau, afin defaire décolorer son fils. Mais là, on lui a répondu que c’était unvéritable gosse noir, et qu’il n’y avait rien à faire. Elle étaittellement affolée, qu’elle se précipita dans les rédactions dejournaux pour y déposer des annonces demandant la recette d’un bondécolorant. Finalement, on l’a enfermée dans une maison de fous, àKaterjinek. Quant au petit nègre, il a été confié à l’Assistancepublique où on a pas mal rigolé avec lui. C’est ainsi qu’il devintgarçon de café plus tard, et danseur ensuite dans des boîtes denuit. Un étudiant en médecine qui fréquentait notre café «&|160;LaCoupe&|160;», disait que ces histoires de croisement ne sont pasaussi simples qu’on pourrait le croire. «&|160;Avec des genspanachés, disait-il, on peut avoir des surprises, car, tout à coup,dans une génération de blancs un nègre peut apparaître.&|160;»Figurez-vous ce malheur&|160;: Vous épousez une belle poule, elleest blanche comme la neige et, un beau jour, sans crier gare, ellevous met au monde un petit nègre. Et, si par hasard, neuf moisavant, elle avait assisté à un match de boxe où combattaient desnègres, alors vous pourrez vous demander si vous n’êtes pascocu.

–&|160;Le cas de votre nègre Christian,répondit Marek, devrait être envisagé également du point de vue dela guerre. Admettons qu’il soit cité devant le conseil de revision,il est de Prague, donc il appartient au 28e régimentd’infanterie. Vous avez certainement entendu dire que les gars du28e avaient passé dans les lignes russes avec armes etbagages. Imaginez la tête qu’ils feraient en voyant qu’ils ontcapturé un nègre du plus beau noir&|160;! Les journaux de là-basvont expliquer, à coup sûr, que les Autrichiens en sont arrivés àmobiliser leurs troupes coloniales, alors que vous savez comme moique l’Autriche n’a pas de colonies.

–&|160;On nous racontait une fois, réponditChvéïk, que l’Autriche possède une colonie quelque part dans ladirection du Pôle Nord. Un pays qui s’appelle la terreFrançois-Joseph.

–&|160;Voulez-vous vous taire, interrompit undes soldats de l’escorte, c’est très imprudent par les temps quicourent de bavarder de choses comme ça. Vous feriez mieux de ne pasappeler les choses par leur nom…

–&|160;Mais regardez donc la carte, réponditvivement l’aspirant, vous saurez qu’il existe vraiment un paysnommé, après notre auguste empereur, François-Joseph. Il paraîtqu’on y produit beaucoup de glaces, qui viendront alimenter lesglacières municipales de Prague. Les étrangers eux-mêmes estimentbeaucoup cette industrie, car elle est très fructueuse, bienqu’elle présente en même temps quelque danger. Savez-vouspourquoi&|160;?

Le soldat de l’escorte pour toute réponse,grommela quelques paroles incompréhensibles, et le caporal quicommandait le convoi s’approcha pour mieux écouter les explicationsde l’aspirant.

–&|160;Cette unique colonie autrichienne,poursuivit celui-ci, est capable de suffire aux besoins de glace detous les pays d’Europe et, pour cette raison, elle est un facteurimportant de l’économie mondiale. Pourtant la colonisation sedéveloppe assez lentement, car les colons ne tiennent pas às’aventurer dans cette région déserte, et ceux qui y vonts’exposent à mourir congelés. Néanmoins, les ministères du Commerceet des Affaires étrangères n’ont pas renoncé à l’espoir de pouvoirexploiter les immenses richesses que représentent les icebergs. Deplus, ils se proposent de construire là-bas quelques hôtelsmodernes et d’y attirer les touristes étrangers. On s’occupe deremettre à neuf les chemins et les routes, et de poser des poteauxindicateurs. Malheureusement, les Esquimaux sabotent ce travail etrendent vain l’effort de nos autorités. Ces voyous ne veulent pasapprendre l’allemand, ajouta l’aspirant, tandis que le caporal serapprochait encore, en dressant une oreille attentive.

C’était un engagé, garçon d’écurie dans lecivil, soldat jusqu’au fond de l’âme, et dont la soupe assurée àchaque repas était le suprême idéal.

–&|160;Le ministère de l’Instruction publiquefit construire une école à grands frais et sacrifices, car cinqarchitectes sont morts de froid…

–&|160;Pas tous, interrompit Chvéïk, carquelques-uns se sont sauvés, en se chauffant les mains à leurpipe…

–&|160;Vous oubliez de dire, brave soldatChvéïk, objecta l’aspirant, que deux d’entre eux avaient oubliéd’aspirer et que leur feu s’était éteint. Il fallut les enfouirdans la glace. Bref, on est tout de même parvenu à construire pourles Esquimaux une école faite entièrement avec des blocs de glace,mais ces gens-là se sont amusés à faire du feu autour et l’école decette façon a été détruite, car la glace a fondu en quelquesheures. Les professeurs et les représentants du gouvernement,arrivés la veille des fêtes de l’inauguration, ont été précipitésdans la mer. On entendit le représentant du gouvernement qui,plongé dans l’eau jusqu’au cou, s’écriait avant dedisparaître&|160;: «&|160;Que Dieu punissel’Angleterre&|160;!&|160;» J’espère qu’on enverra là-bas des forcesmilitaires, ajouta l’aspirant, pour rétablir l’ordre. Il est bienévident que cette guerre présenterait d’énormes difficultés pournous, car le pays est peuplé d’ours redoutables.

–&|160;Ah&|160;! c’est ce qui nous manqueencore&|160;! soupira le caporal, des ours apprivoisés. Etpourtant, on a inventé depuis la guerre beaucoup de choses. Parexemple, les masques à gaz. On nous a expliqué à l’école dessous-officiers que tu n’as qu’à les mettre pour être immédiatementasphyxié.

–&|160;On veut nous faire peur, réponditChvéïk, mais un vrai soldat n’a jamais la frousse. Même si aumilieu de la bataille tu tombes dans une latrine, tu n’as qu’àt’essuyer et à te jeter de nouveau dans la lutte. Pour ce quiconcerne les gaz asphyxiants, on nous fait déjà faire del’entraînement à la caserne lorsqu’on nous donne de la barbaquefaisandée. Mais voilà maintenant que les Russes ont inventé quelquechose contre nos officiers…

–&|160;Ce sont probablement des rayonsélectriques, s’empressa d’ajouter l’aspirant, pour compléter lesinformations de Chvéïk. Dès qu’ils se poseront sur les étoiles denos officiers, ils les feront exploser aussitôt, car ces étoiles,comme vous ne l’ignorez pas, sont en celluloïd. Ah, seigneur&|160;!quelles nouvelles catastrophes&|160;!

Bien que le caporal ne fût pas une lumière del’esprit, il commença à se douter, alors, que Chvéïk et l’aspirants’amusaient à le mettre en boîte, et il les quitta pour se placer àla tête du cortège.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la gare, leshabitants se rassemblèrent sur le quai, pour adresser un suprêmeadieu à leur régiment. La foule était considérable. Tandis que lesbraves soldats étaient refoulés dans les wagons à bestiaux, Chvéïket l’aspirant prirent place dans le wagon spécial des détenus, quiétait accroché à la voiture du commandant du régiment. Chvéïk, dela portière du wagon, retira son calot, et fit retentir le salutnational tchèque «&|160;Na’Zdar&|160;!&|160;» Et la foule répéta enchœur&|160;: «&|160;Na’Zdar&|160;!&|160;»

Le caporal de l’escorte se mit à crier àChvéïk&|160;:

–&|160;Ta gueule&|160;!

Mais il était déjà trop tard pour enrayer lamanifestation.

Aux fenêtres des hôtels qui se trouvaient enface de la gare, des femmes apparurent, souriantes, agitant leursmouchoirs.

Aux «&|160;Na’Zdar&|160;» anti-autrichiens desTchèques, les cris de «&|160;Heil&|160;!&|160;» (Vive laguerre&|160;!) se joignirent. Un patriote qui voulut réagir, enpoussant le cri de&|160;: «&|160;À bas les Serbes&|160;!&|160;»,fut violemment pris à partie.

L’orchestre de «&|160;l’Association desTireurs&|160;», qui était un peu ahuri par cette manifestationanti-autrichienne, se préparait à jouer l’hymne impérial, ce quipouvait amener de graves désordres.

Heureusement, le révérend père Latsina,aumônier principal de la 7e division de cavalerie, sechargea de rétablir l’ordre.

Le révérend père Latsina, gros mangeur etgrand buveur, comme la plupart de ses confrères, assistait à lafête d’adieu organisée par les officiers du 91e deligne. Il y mangea et but autant que dix convives, et, à la fin durepas, se rendit à la cuisine pour demander s’il y avait du rabiot.Il nettoya les casseroles, acheva de dévorer ce qui restait depoulet, et finit par découvrir une bouteille de rhum, qu’il écoulajusqu’à la dernière goutte. À la 7e division decavalerie, on savait à quoi s’en tenir sur le compte de ce sainthomme.

Donc, comme le chef d’orchestre se disposait àjouer l’hymne national, il accourut, lui arracha la baguette desmains, et s’écria&|160;: «&|160;Halte-là, ne faites rien sans meconsulter&|160;!&|160;»

Après ces paroles énergiques, il se précipitasur le quai.

–&|160;Où allez-vous&|160;? demanda-t-il aucaporal qui dirigeait l’escorte.

Comme celui-ci, tremblant, n’osait répondre,Chvéïk prit la parole à sa place.

–&|160;On nous conduit à Kiralyhida. Si vousvoulez, vous pouvez monter avec nous.

–&|160;C’est ce que je vais faire, déclaral’aumônier. Allez, ouste, en avant&|160;!

Aussitôt installé dans le wagon des détenus,l’aumônier s’allongea sur la banquette. Le brave soldat Chvéïk ôtasa capote et la glissa sous la tête du révérend père.

Le père Latsina déclara alors&|160;:

–&|160;Le ragoût aux champignons, messieurs,est excellent, et plus il y a de champignons, meilleur il est. Maisencore faut-il savoir préparer ce plat. Vous prenez quelquesoignons, vous y ajoutez des feuilles de laurier, puis desoignons…

–&|160;Mais vous en avez déjà mis, observal’aspirant, à la grande indignation du caporal, qui ne comprenaitguère que l’on se permît de faire des objections de ce genre à unsupérieur, même s’il se trouvait dans un état d’ébriétémanifeste.

–&|160;Mais parfaitement, remarqua Chvéïk,monsieur l’aumônier principal a raison. Plus on met d’oignons etmeilleur devient le ragoût. Il y avait, à Pakomerjitz, un brasseurqui mettait des oignons partout, même dans sa bière, car ildisait…

Cependant, l’aumônier continuait à rêver touthaut sur sa banquette&|160;:

–&|160;Tout dépend des épices qu’on y met, etdans quelles proportions. Pas beaucoup de poivre, et pas trop depaprica…

Sa langue devenait pâteuse. Les parolessortaient difficilement de sa bouche&|160;:

–&|160;… Pas… trop… de… piments… pas trop decitron… pas trop…

Il ne put achever sa phrase et s’endormitprofondément, cependant que les soldats de l’escorte se mettaient àrigoler.

–&|160;Il ne s’en remettra pas de sitôt,déclara Chvéïk en hochant la tête. Il est complètement saoul.

Le caporal lui fit signe de se taire, mais iln’en continua pas moins&|160;:

–&|160;Il est mûr, le vieux frère. Cesaumôniers ont l’habitude de s’en mettre plein la lampe chaque foisqu’une occasion se présente. J’ai été en service chez l’aumônierKatz, qui buvait tout ce qu’il gagnait. Il aurait même bu son nez,s’il avait été potable. Ce que nous avons sous les yeux n’est rienen comparaison de ce que j’ai vu chez celui-là. Nous avons bazardé,pourboire, l’ostensoir et le calice, et nous aurions bu le bon Dieului-même, si quelqu’un avait pu nous avancer sur sa peau un bonlitre de rouge.

Chvéïk s’approcha de l’aumônier, l’empoigna,le tourna de l’autre côté, puis d’un ton solenneldéclara&|160;:

–&|160;Il va ronfler jusqu’à Kiralyhida.

Puis il reprit sa place, tandis que le caporalle suivait d’un regard furieux.

–&|160;Faudrait peut-être avertir lesautorités militaires… hasarda-t-il d’un ton incertain.

–&|160;Pensez donc, répondit l’aspirant, vousêtes le chef, ici, vous n’avez pas le droit de nous quitter. Etmême, suivant les règlements, vous n’avez pas le droit d’envoyer unhomme de votre escorte pour prévenir vos supérieurs, avant que vousen ayez un autre pour le remplacer. Il est formellement interditpar les règlements de laisser entrer qui que ce soit dans lecompartiment des détenus, à part bien entendu les prisonniers etles hommes chargés de les surveiller. D’autre part, fairedisparaître l’aumônier en le précipitant par la portière, seraitune solution simpliste, parce qu’il y a trop de témoins qui l’ontvu monter dans ce wagon où il n’avait rien à faire. Ceci est grave,caporal, pour vos galons&|160;!

Le caporal se défendit comme un beau diable,en disant qu’il n’était pour rien dans toute cette affaire, qu’iln’avait nullement invité l’aumônier à monter dans le wagon, et quede plus, celui-ci étant son supérieur, il ne pouvait l’empêcherd’agir comme bon lui semblait.

–&|160;Ici, c’est vous qui commandez, déclarad’un ton péremptoire l’aspirant.

Chvéïk approuva ces paroles de cettefaçon&|160;:

–&|160;Même si Sa Majesté l’Empereur voulaitse joindre à notre détachement, vous n’auriez pas le droit de lelui permettre. C’est comme si vous êtes en sentinelle, et quel’officier de service vienne vous voir pour vous demander d’allerlui chercher des cigarettes et que vous quittiez votre poste, c’estBiribi qui vous attend.

Le caporal, effrayé, fit remarquer que c’étaitChvéïk, le premier, qui avait conseillé à l’aumônier de venir aveceux.

–&|160;Je peux bien me permettre cela,repartit Chvéïk, car je suis un imbécile notoire. Mais vous,caporal…

–&|160;Vous êtes déjà depuis longtemps aurégiment&|160;? lui demanda l’aspirant.

–&|160;Ça fait trois ans. Je dois être nommésergent prochainement.

–&|160;Vous pouvez en faire votre deuil, fitremarquer l’aspirant avec cynisme. Comme je vous l’ai dit tout àl’heure, je crois que vous êtes dans de sales draps, et ça nem’étonnerait pas le moins du monde que l’on vous cassât de votregrade.

–&|160;Ne vous en faites pas, continua Chvéïk.Que vous soyez tué à l’ennemi comme gradé ou comme simple soldat,ça n’a pas une grande importance. Il est vrai, ajouta-t-il, quel’on envoie de préférence aux endroits dangereux ceux qui ont étécassés de leur grade.

L’aumônier, à ce moment, s’étira sur labanquette.

–&|160;Il ronfle, déclara Chvéïk, il doitfaire de beaux rêves. Seulement j’ai peur qu’il se mette àdégueuler. Mon ancien aumônier, quand il était noir, n’avait plusconscience de rien. Une fois…

Et Chvéïk se mit à raconter les exploits deson aumônier d’une façon si détaillée que personne ne s’aperçut quele train se mettait en route. Les hurlements de la population, quicontinuaient à s’élever du quai, parvenaient dans une lointainerumeur.

Les gars de l’Oémesie, composés exclusivementd’Allemands, lancèrent leur cri de guerre&|160;:

Wann ich kumm, wann ich kumm,Wann ich wieda, wieda kumm…

&|160;

(Lorsque je viens, lorsque je viens. Lorsqueje vous reviens, reviens…)

Et des autres wagons, un chant nostalgiques’éleva qui clamait ses adieux à Budeiovitz&|160;:

Et toi, mon trésor.

Tu restes bel et bien là,

Hollario, hollario, hola&|160;!

–&|160;Ce qui m’étonne, dit l’aspirant aucaporal, c’est que nous n’ayons pas encore vu d’officiers deservice. Suivant les règlements, vous auriez dû vous présenter auchef du convoi plutôt que de vous compromettre avec un aumônierivre-mort.

Le malheureux caporal garda farouchement lesilence et se mit à contempler les poteaux télégraphiques quidéfilaient de chaque côté de la portière.

–&|160;Lorsque je songe, continua l’aspirantimplacable, que nous n’avons donné de rapport à personne, à lagare, et qu’à la prochaine station le commandant du train viendravous demander des comptes, je sens un frisson me glisser dans ledos. Nous sommes là comme…

–&|160;Comme des vagabonds, répliqua Chvéïk.Il me semble que nous fuyons devant le courroux de Dieu, comme sinous avions peur d’un châtiment terrible.

–&|160;D’autre part, reprit l’aspirant, ilaurait fallu tenir compte également des instructions del’ordonnance du 21 novembre 1879 concernant le transport desdétenus&|160;: 1° le wagon des détenus doit être muni de grilles.Pour cela nous sommes en règle&|160;; 20 suivantl’ordonnance complémentaire du 21 novembre 1879, un cabinet doitêtre à la disposition des détenus dans les wagons grillés. Au casoù le wagon ne serait pas pourvu d’un cabinet, l’autorité militaireest chargée de mettre à la disposition des détenus et des hommeschargés de les surveiller, un seau avec un couvercle, pour leursgrands et petits besoins. Or, chez nous, par exemple, cet ustensilefait absolument défaut. On nous a tout simplement flanqués dans uncompartiment isolé du monde extérieur.

–&|160;Vous n’avez qu’à vous mettre à laportière, répondit d’un ton désespéré le caporal.

–&|160;Je vous ferai remarquer, mon caporal,dit Chvéïk, qu’il est rigoureusement interdit aux détenus de semontrer aux portières.

–&|160;Troisièmement, continua impitoyablementl’aspirant, nous devrions avoir à notre disposition une carafed’eau fraîche. Où est-elle&|160;? Voilà encore une preuve, caporal,de votre négligence. Pourriez-vous nous dire également quand et oùla soupe nous sera servie&|160;? Vous n’en savez rien&|160;?Naturellement&|160;! Je m’en doutais&|160;! Vous vous fichez detout&|160;!

–&|160;Voyez-vous, caporal, remarqua Chvéïk,ce n’est pas toujours drôle d’assurer la garde des prisonniers.Vous devez nous surveiller avec autant de soins que la prunelle devos yeux, car nous ne sommes pas de simples soldats comme vous,mais bien des détenus. Vous êtes obligé de mettre à notredisposition tout ce qui nous est nécessaire, car tout cela estréglé d’avance par les instructions que l’on vous donne et qu’ilfaut rigoureusement respecter. Sans cela, que deviendraitl’ordre&|160;? «&|160;Un homme en prison est quelque chose d’aussisacré qu’un bébé au maillot&|160;», disait toujours un chemineau dema connaissance. Je vous prierai également de me prévenir lorsqu’ilsera onze heures…

Le caporal regarda Chvéïk avec des yeuxétonnés.

–&|160;Vous semblez vous demander pourquoi,mon caporal, c’est parce que, lorsque onze heures sonneront, jen’appartiendrai plus à ce wagon de détenus et je devrai rejoindreun compartiment à bestiaux, déclara Chvéïk solennellement. Puis ilajouta&|160;: J’ai été puni de trois jours de salle depolice&|160;; j’ai commencé à purger ma peine à onze heures dumatin, et ce matin, à onze heures, je dois être libéré. À partir dece moment-là, je n’ai plus rien à faire ici. Le soldat ne peut êtreretenu en prison lorsque sa peine est terminée, ainsi que lerèglement le prescrit, car, n’est-ce pas, mon caporal, sans cela,que deviendraient l’ordre et la discipline…

Le caporal demeura muet pendant quelquesminutes. Puis il objecta simplement qu’il n’avait reçu aucun ordreconcernant les détenus.

–&|160;Mais, mon cher caporal, s’écrial’aspirant, les ordres ne sont jamais venus tout seuls aucommandant d’une escorte. Vous vous trouvez en face d’une situationtout à fait imprévue. En effet, d’une part, suivant le règlementqui régit le transport des détenus, ce wagon ne peut être quittépar aucun de nous avant notre arrivée à destination. D’autre part,vous n’avez pas le droit de garder un homme qui a terminé sa peine.Je me demande comment vous allez vous débrouiller. Chaque minutequi passe aggrave votre cas. Et songez qu’il est déjà dix heures etdemie.

L’aspirant sortit sa montre etajouta&|160;:

–&|160;Je suis très curieux de savoir ce quevous allez faire dans une demi-heure.

–&|160;Dans une demi-heure, je dois rejoindrele wagon à bestiaux, répéta Chvéïk d’un ton ému.

Le caporal se crut dans l’obligation de letranquilliser&|160;:

–&|160;Si notre société ne vous dérange pastrop, dit-il d’une vois douce, vous pourriez bien continuer levoyage dans ce compartiment, je pense…

Il fut interrompu, comme il achevait ces mots,par un cri que poussa le Révérend Père, qui était en train derêver&|160;:

–&|160;Ajoutez de la sauce&|160;!

–&|160;Dors, dors, lui dit Chvéïk doucement,fais de jolis rêves.

L’aspirant se mit à chanter&|160;:

Fais dodo petite poulette

Fais dodo t’auras du gâteau.

Le caporal, très abattu, laissa faire. Ilregardait, morne et muet, le paysage, et laissait les détenus seconduire comme bon leur semblait. Cependant les soldats del’escorte jouaient à «&|160;tape-cul&|160;» et, de leur coin, onentendait retentir des claques sonores.

Comme le caporal se retournait pour lesregarder, le derrière d’un poilu se dressa en face de lui. Lecaporal soupira tristement et tourna à nouveau son regard vers laportière.

L’aspirant prit la parole et, s’adressant aucaporal écrasé par ses responsabilités, il lui demanda&|160;:

–&|160;Connaissez-vous un journal quis’appelle&|160;: le Monde des Animaux&|160;?

Le caporal, visiblement joyeux de cettediversion, répondit vivement&|160;:

–&|160;Je le connais très bien, car mon patrons’y était abonné, chez nous. Il aimait beaucoup les chèvres Angoraet comme toutes celles qu’il élevait étaient brusquement mortes, ils’était adressé au journal pour demander conseil au sujet del’élevage.

–&|160;Cher ami, reprit l’aspirant, ce que jevais vous raconter vous prouvera, d’une façon indiscutable, que nuln’est sans défaut. Je pense même, messieurs, qui jouez là-bas àtape-cul, que mon histoire vous intéressera également, surtout àcause des expressions techniques dont vous pourrez enrichir votrevocabulaire. Je vais vous raconter l’histoire du Monde desAnimaux, pour vous faire oublier les soucis de la guerreactuelle.

Comment suis-je devenu le rédacteur en chefd’un journal aussi intéressant&|160;? Voilà qui a toujours été pourmoi une énigme. Je crois me rappeler que c’est pour rendre serviceà mon vieil ami Haiek, qui dirigeait jusque-là cette revue d’unefaçon fort honorable, que j’avais assumé cette responsabilité.Haiek s’était noblement épris de la fille de l’éditeur du journal,d’un certain monsieur Fuchs, qui, dès qu’il a appris la chose, l’aimmédiatement renvoyé, non sans avoir auparavant mis mon ami dansl’obligation de lui procurer un nouveau rédacteur en chef. Commevous voyez, il y avait à cette époque d’étranges conditionsd’embauche…

Lorsque mon ami m’a présenté à l’éditeur, ilme reçut très cordialement et me demanda si j’avais quelquesnotions d’histoire naturelle. Il fut très content de ma réponse,déclarant qu’il était très heureux de la sympathie que je portaisaux animaux, que je considérais à ce moment-là comme des étapesreprésentatives de l’évolution du genre humain. Aussi ai-jetoujours approuvé les ligues qui se proposent de défendre lesanimaux. Les bêtes, en effet, ne demandent pas autre chose qued’être traitées humainement avant d’être égorgées et mangées.L’habitude de certains chefs de cuisine, qui tordent le cou auxpoules, se trouve en contradiction avec les principes mêmes de laLigue pour la défense des animaux.

Ce brave homme me demanda si j’avais quelquesconnaissances sur les mœurs des oiseaux, des chiens, des lapins,des abeilles et toutes sortes d’autres animaux et insectes. Il medemanda également si j’étais habile à manier les ciseaux, pour endétacher les photographies des autres feuilles concurrentes, pourillustrer notre journal, et si j’étais en mesure de traduire lesarticles des revues étrangères qui s’occupaient des mêmes sujetsque notre canard.

Il me conseilla de m’inspirer du fameuxouvrage de Brehm sur les animaux, pour en tirer de bons sujetsd’éditoriaux, qu’il me proposait de rédiger en collaboration aveclui.

Il m’a demandé également si j’étais capable depondre des articles sur la météorologie, sur les concourshippiques, sur la chasse, sur l’éducation des chiens policiers, surles fêtes nationales et religieuses, bref, si j’étais à la page enmatière journalistique.

Je lui ai déclaré que je m’étais déjà occupéde la direction d’un journal de ce genre, et je répondis à toutesses questions d’une façon affirmative. Je lui assurai que le sien,sous ma direction éclairée, ne tarderait pas à élever son niveau àune hauteur prodigieuse, et j’ajoutai que je me proposais deréorganiser sa rédaction par la création de nouvelles rubriques,comme par exemple&|160;: le coin humoristique des animaux&|160;;les opinions des animaux sur leurs semblables, etc., tout cela entenant compte de la situation politique. Je vais préparer, luidis-je, quelques surprises à vos lecteurs, pour que leur attentionet l’intérêt qu’ils portent à votre journal ne se relâchent pas enpassant d’un animal à un autre. La rubrique&|160;: la journée desbestiaux, doit alterner avec un nouveau programme destiné àéclaircir la solution des problèmes qui se posent pour l’élevagedes animaux domestiques et du mouvement des bêtes à cornes.

Il m’a répondu alors, en déclarant que mesprojets le satisfaisaient pleinement que si je réussissais àréaliser seulement la moitié de mon programme, il m’offrirait unepaire de pigeons Wyandot-nains, qui avaient obtenu le premier prixà la dernière Exposition de Berlin, et pour lesquels leurpropriétaire avait été décoré de la médaille des Accouplementsréussis.

Je puis vous dire en toute modestie que j’aifait de sérieux efforts pour réaliser entièrement mon programme.J’ai mis toutes mes capacités en jeu et je puis vous affirmer que,bien souvent même, mes articles dépassaient largement les ditescapacités. Comme je m’étais promis d’offrir coûte que coûte dunouveau à mes lecteurs, j’ai inventé des noms d’animaux. J’avaisfait le raisonnement suivant&|160;: que les éléphants, les tigres,les lions, etc., étant depuis longtemps bien connus de notrepublic, il était nécessaire de lui présenter autre chose. J’aicommencé par lui parler de la baleine au ventre sulfurique. Cenouveau type de baleine que je leur décrivais, n’était pas plusgrand qu’un squale scie, mais avec cette particularité qu’il étaitpourvu d’une vessie particulière remplie d’acide sulfurique que lecétacé pouvait répandre à volonté sur les petits poissons pour lesparalyser avant de les bouffer. Un savant anglais, dont le nomm’échappe, bien qu’il soit également de mon invention, avaitexaminé, écrivais-je, ce liquide, qu’il avait dénommé&|160;:sulfate de baleine. L’huile de baleine était déjà fort connue, maisle sulfate a vivement intrigué certains de nos lecteurs qui m’ontécrit pour me demander l’adresse de la maison qui s’occupait detraiter ce nouveau produit industriel.

Je puis vous assurer, messieurs, que leslecteurs du Monde des Animaux étaient des gens fortimpatients de s’instruire. Peu après la baleine sulfurique, j’aiélargi leurs connaissances en leur présentant plusieurs nouvellesespèces d’animaux. Comme par exemple&|160;: le phoque-traque, unmammifère du genre kangourou&|160;; le bœuf-séculaire, que je leurai présenté comme une vache du type préhistorique&|160;; lerat-sépia, une sorte de rat vagabond qui aspergeait de sépia toutce qui l’entourait.

Bref, les animaux se multipliaient de jour enjour. J’étais étonné moi-même du succès que j’obtenais avec eux. Jerévélais les lacunes de l’histoire naturelle et les négligences deBrehm qui avait oublié dans son bouquin, faisant pourtant autoritéen la matière, toutes les sortes d’animaux que je décrivais. Car nilui ni aucun de ses disciples, n’avait eu en effet l’idée de parlerde ma chauve-souris d’Islande, de mon chat-domestique du nom deKilimandjaro, que j’avais dénommé&|160;: chat-cerf-sauvage.

Les savants qui s’occupaient de ces sortes dechoses n’avaient jamais soupçonné non plus l’existence de ma puceaveugle qui vivait sur le dos d’une taupe préhistorique, aveugleégalement, car son arrière-grand’mère avait épousé un parent pauvredans les grottes d’Adelsberg, lesquelles grottes se prolongeaient àcette époque jusqu’à la Mer Baltique.

Mes découvertes provoquèrent une polémiquepassionnée entre les journaux Tchas et Tchèkh de Prague. Le Tchèkh,organe clérical, en citant mon article sur la puce aveugle, l’avaitrésumé de la sorte&|160;: «&|160;Ce que Dieu fait est toujours bienfait&|160;». Le Tchas, au contraire, organe des radicaux, publia unarticle de démolition pour écraser, en même temps que ma puce,l’honorable journal catholique. C’est depuis ce jour que lamalchance commença à s’acharner sur mes découvertes. Les lecteursdu Monde des Animauxse mirent également à réagir.

Ils avaient été surtout choqués par lescommunications que j’avais faites au sujet de l’apiculture et del’aviculture, où j’avais développé mes théories qui provoquèrentune stupéfaction générale. Un grand apiculteur, du nom de Pazourek,ayant suivi mes conseils, avait été foudroyé par une apoplexie,cependant que les abeilles de toute la région de la forêt de Bohêmeet des Monts Géants étaient décimées.

Les basses cours connurent le même sort. Ellesfurent frappées d’une série d’épidémies qui détruisirent sans pitiétous les volatiles qui les peuplaient. Les lecteurs envoyèrent à ladirection du journal une quantité de lettres remplies d’invectivesen retournant le canard.

J’ai changé alors mon fusil d’épaule, et je mesuis lancé dans l’étude des oiseaux sauvages. Je me souviens encorede l’affaire que j’ai eue avec le rédacteur en chef du journalagricole, Cetsky Obsor, le député clérical Kadeltchak.J’avais découpé dans une revue anglaise un oiseau quelconque qui setenait sur une branche de noyer. Je l’avais dénommé&|160;:pic-noyer, ce qui était logique, puisqu’il se trouvait sur l’arbreque l’on appelle ainsi. S’il s’était trouvé sur un sapin, jel’aurais nommé naturellement&|160;: pic-sapin.

Vous n’imagineriez jamais tous les embêtementsque j’ai eus à cause de cet animal d’oiseau&|160;!

M.&|160;Kadeltchak prit la liberté dem’envoyer une carte postale pour m’apprendre que le pic-noyer enquestion n’était point un pic, mais une pie-de-chêne, que cette piepossédait déjà un nom en allemand et qu’il aurait fallu trouver unéquivalent dans la langue tchèque.

Je lui répondis, le même jour, pour luidévelopper mes théories sur la famille des pic-noyer, et jetruffais ma lettre de citations inventées, disant qu’ellesprovenaient de l’Histoire naturelle classique deBrehm.

M.&|160;le député me répondit par un éditorialdans son Cetsky Obsor.

Mon patron, M.&|160;Fuchs, qui se trouvait cejour-là comme d’habitude, assis sur la banquette de son café, où ilétudiait les journaux de province, avait découvert une quantitéconsidérables d’articles qui faisaient des allusions fréquentes auxpapiers sensationnels que je donnais dans le Monde desAnimaux.

Lorsque je vins le rejoindre dans le dit café,il me montra la réponse du député, avec un regard attristé.

Pour l’édification des consommateurs qui nousentouraient, je lus l’article à haute voix&|160;:

«&|160;M.&|160;le Directeur. Je vous ai déjàindiqué que votre journal, depuis quelque temps, avait prisl’habitude d’user d’une terminologie inexacte pour tout ce quiconcerne les animaux, qu’il néglige, d’autre part, les règlesélémentaires de notre langue tchèque et qu’il s’amuse à inventerdes animaux fantaisistes. Je donne comme preuve de ce que j’avancele cas de cette fameuse pie-de-chêne que votre rédacteur s’étaitpermis de présenter à ses lecteurs sous le nom de pic-noyer.

–&|160;Pie-de-chêne&|160;! soupira monpatron.

Je poursuivis ma lecture&|160;:

«&|160;J’ai reçu en réponse à unerectification que j’avais envoyée à votre rédacteur en chef, unelettre fort impolie, dans laquelle ce monsieur me traitait«&|160;d’ignorant criminel&|160;» et «&|160;stupide bête&|160;». Onne répond pas de cette façon à un honnête homme qui se permet devous faire des observations purement scientifiques. Il me seraitfacile, ridiculement facile de démontrer lequel de nous deux n’estqu’une «&|160;bête ignorante&|160;».

–&|160;J’avoue, fit observer l’aspirant, quej’avais peut-être un peu manqué aux usages, en lui envoyant unesimple carte postale, mais, étant surchargé de besogne, je n’avaisguère le temps de m’occuper de la forme sous laquellej’écrivais.

«&|160;Après l’attaque brutale du rédacteur enchef du Monde des Animaux, ajoutait la lettre, je me voisdans l’obligation de clouer ce rédacteur au pilori.

«&|160;Sachez que je fais, monsieur, desétudes et cela non seulement à l’aide de livres, mais en observantla nature elle-même. Sachez, monsieur, qu’il y a plus d’oiseaux encage dans ma maison, que votre rédacteur n’en a vu dans sa vie, carj’imagine que ce monsieur pour rédiger des articles dans le genrede ceux qu’il sert à ses lecteurs passe son temps à étudier lesanimaux dans les cafés de Prague.

«&|160;Mais tout cela n’est à mes yeux quechose secondaire, bien qu’il eût été fort utile, sans doute, àvotre rédacteur en chef, de prendre quelques renseignements sur moiavant de se mêler de me traiter de «&|160;bête ignorante&|160;».Mais il s’agit moins d’une polémique personnelle avec un personnagequi me paraît un peu timbré que de questions scientifiques, et jetiens à répéter qu’il est stupide d’inventer de nouveaux noms pourdésigner des oiseaux connus comme la pie-de-chêne en question.

–&|160;Ah, oui, la pie-de-chêne&|160;! soupiraencore mon patron d’un ton désespéré.

Mais, sans me laisser décourager, jepoursuivis ma lecture&|160;:

«&|160;On n’a pas idée de se permettre depareilles libertés avec des sujets scientifiques. Votre rédacteuren chef ne connaît absolument rien aux choses de cet ordre etsachez que je le considère comme un vulgaire voyou. Commentose-t-on nommer pic-noyer une simple pie-de-chêne&|160;?

«&|160;Votre rédacteur sera bien obligé dereconnaître que ma science est de beaucoup supérieure à la sienne,qu’il sache que le pic-noyer est appelé par le docteur Bayer&|160;:meucifrga carycatectes B et ce B ne signifie nullementcomme votre rédacteur en chef pourrait le supposer&|160;: bêteignorante. Les Ornithologues tchèques ignorent absolument tout devotre pic-noyer que ce monsieur s’est permis d’inventer de toutespièces. Qu’il me traite de bête ignorante, cela ne changeabsolument rien au fait.

«&|160;Une pie-de-chêne&|160;» reste toujoursune pie-de-chêne, même si le rédacteur en chef du Monde desAnimaux s’obstine à le nier. Tout cela, hélas&|160;! estsurtout à mes yeux une nouvelle preuve des libertés qu’à notreépoque se permettent de prendre envers la science un grand nombrede gribouilleurs et d’ignorants comme ce malhonnête homme qui sepermet de citer un passage tiré soit disant de l’Histoirenaturelle de Brehm, contenant, d’après lui, un fragment del’étude sur la pie-de-chêne, alors, qu’à la place indiquée ontrouve une étude sur l’échassier noir (lanius minor). De plus, cetignorant crétin pousse l’audace jusqu’à vouloir me faire croire quele grand savant nommé plus haut a classé la pie-de-chêne dans le15e groupe des corbeaux, alors que Brehm a classé lescorbeaux dans la 18e famille des oiseaux&|160;».

–&|160;Pie-de chêne&|160;! s’écria mon patron,en se prenant la tête à deux mains. Passez-moi cet article. Je veuxle lire moi-même.

Je fus effrayé par sa voix, qui avait pris unton sombrement désespéré, pendant qu’il continuait la lecture de lalettre&|160;:

«&|160;Le colibri ou merle turc, ajoutait moncorrespondant, demeure dans toutes les langues un colibri, comme lapie-de-pin demeure toujours une pie-de-pin…

–&|160;La pie-de-pin devrait être nommée«&|160;pinavore&|160;», remarquai-je, car elle se nourrit avec lesfruits du pin.

M.&|160;Fuchs jeta violemment le journal surla table et se mit tout à coup à quatre pattes pour se dissimulersous le billard, en criant d’une voix rauque&|160;:

–&|160;Turdus&|160;! Colibri&|160;! Pas depie-de-chêne&|160;! Non, c’est un pic-de-noyer&|160;! Attendez, jevais vous mordre&|160;!

Enfin, on l’a empoigné et, trois jours après,il succombait à une méningite.

Les dernières paroles qu’il prononça, à un deses rares moments de lucidité, furent celles-ci&|160;: «&|160;Il nes’agit pas de mon intérêt personnel, mais de la justice.&|160;»

L’aspirant, ayant terminé son histoire, setourna vers le caporal pour lui dire sèchement&|160;:

–&|160;Je vous ai raconté tout cela pour vousprouver qu’il y a des situations où chacun est amené à commettredes erreurs.

Le caporal baissa la tête d’un air confus etse tourna vers la portière pour admirer le paysage qui fuyait.

Chvéïk avait écouté l’histoire de l’aspirantavec un intérêt passionné, cependant que les soldats de l’escortese regardaient avec un air ahuri.

Chvéïk prit la parole et dit&|160;:

–&|160;Rien ne demeure caché dans ce monde. Lavérité finit toujours par éclater, comme vous venez de le voir àl’aide de l’exemple précédent, qui nous montre qu’une pie-de-chênene peut pas devenir un pic-de-noyer. C’est toujours trèsintéressant de voir comment on se fait duper. Inventer des animaux,évidemment, c’est pas facile&|160;; mais présenter ces animauximaginés, c’est plus difficile encore. Il y a quelques années, nousavons connu un certain Mestek, qui inventa une sirène pourl’exhiber dans la rue Havlitchkova, dans le quartier de Vilohrade,derrière une tapisserie. Il avait ouvert un trou dans cettetapisserie et on pouvait voir à travers, un long divan tout à faitordinaire, sur lequel une dame de Zijkov était allongée comme sielle apprenait à nager. Ses jambes étaient enveloppées dans uneécharpe d’indienne vert argenté, imitant la queue d’une sirène. Sescheveux étaient teints en vert aussi, elle portait des gants enforme de nageoires en carton vert et, dans le dos, on lui avait misaussi une sorte de nageoire qu’elle pouvait bouger comme ungouvernail, à l’aide d’une ficelle cachée.

L’entrée était interdite aux jeunes gens demoins de quinze ans. Mais au-dessus de seize ans, on pouvait allervoir le miracle, moyennant une entrée, et tout le monde était fortcontent, car la sirène avait une croupe qui se posait un peu là, etsur laquelle on avait fixé un écriteau où était écrit&|160;:«&|160;Au revoir&|160;!&|160;»

Quant à la poitrine, elle était beaucoup moinsdéveloppée. À sept heures du soir, M.&|160;Mestek avait fermé laboutique et dit à la sirène&|160;: «&|160;Mademoiselle, vous pouvezretourner chez vous&|160;». Là-dessus, elle s’habilla et à dixheures du soir, nous la vîmes se promener dans la rue principale deTabor. À chaque monsieur qu’elle rencontrait, elle adressait, trèsaimablement, cette invitation&|160;: «&|160;Mon petit, veux-tuvenir chez moi&|160;?&|160;» Mais comme elle n’était pas en carteM.&|160;Drascher la fit monter dans le panier à salade, et ill’envoya au dépôt, ce qui obligea M.&|160;Mestek à fermerboutique.

Comme Chvéïk achevait de conter cellehistoire, l’aumônier dégringola tout à coup de la banquette. Il nese réveilla pas pour si peu et continua à dormir, étendu, sur leplancher.

Le caporal le regarda, d’un air penaud, puisil s’approcha de lui et, sans demander qu’on l’aidât, le remit surla banquette. Il était clair qu’il avait perdu le sentiment de sonautorité, et lorsqu’il dit d’une voix brisée&|160;: «&|160;Enfin,vous pourriez tout de même me donner un coup de main&|160;!&|160;»les soldats de l’escorte continuèrent à regarder avec indifférencedans le vide, et personne ne bougea le petit doigt.

–&|160;Il aurait fallu le laisser roupiller oùil était, fit observer Chvéïk. Je n’agissais pas autrement avec monaumônier. Une fois, je l’ai laissé dormir au cabinet, une autrefois dans une armoire, un autre jour je l’ai trouvé endormi dansune grande lessiveuse. Dieu sait que messieurs les aumôniersronflent comme des bienheureux.

Le caporal manifesta, à ces mots, une certaineindignation et il voulut montrer son autorité, fortcompromise&|160;:

–&|160;Ta gueule, dit-il, et ferme ça&|160;!Ces tampons sont comme des concierges, ils passent leur temps àbavarder. C’est une race de punaises…

–&|160;Mais oui, naturellement, et vous, vousêtes un ange, mon caporal, répondit Chvéïk calmement, avec laplacidité d’un philosophe qui, s’étant proposé comme tâche laréalisation de la paix mondiale, se serait heurté à de violentesobstructions, vous êtes semblable à la mère douloureuse dedieu…

–&|160;Seigneur tout-puissant&|160;! s’écrial’aspirant en joignant pieusement ses mains comme pour une prière,fais que nous n’ayons dans notre cœur que de l’amour pour nosgalonnés&|160;! Que dieu bénisse notre séjour dans cette prisonroulante&|160;!

Le caporal se mit à hurlersérieusement&|160;:

–&|160;Je vous défends de m’adresser lamoindre observation&|160;! vous m’entendez&|160;?

–&|160;Mais, mon cher, vous n’êtes pas lemoins du monde visé, répondit d’un ton conciliateur l’aspirant. Ily a toutes sortes de créatures de par le monde auxquelles la naturea refusé l’intelligence. Si l’on vous ôtait les galons qui vousrevêtent d’un peu de prestige, vous seriez en tout point semblableà ces milliers de pauvres bougres que l’on abat chaque jour sur lefront. D’autre part, on aurait beau vous flanquer un galon de pluset même davantage, soyez assuré que votre horizon intellectuel nes’agrandirait pas le moins du monde. Songez que lorsque vousdisparaîtrez de cette planète pas une personne sur terre ne verseraune larme sur vous.

–&|160;Vous aurez à faire à moi lorsque nousarriverons à destination&|160;! cria le caporal furieux.

L’aspirant se mit à rire&|160;:

–&|160;Vous voulez dire que vous me dénoncerezpour vous avoir offensé&|160;? Mais êtes-vous capable de comprendrece qui est blessant pour vous dans ce que je viens de dire&|160;?Je parie que vous n’avez pas retenu un traître mot de notreconversation. Si je vous déclarais, avec juste raison, que vousn’êtes qu’un être embryonnaire, vous l’oublieriez aussitôt, je nedis pas avant d’arriver à la prochaine station, mais avant même quede voir défiler le prochain poteau télégraphique. Vous êtesestropié de cervelle, mon ami&|160;! Je ne peux même pas imaginerque vous soyiez capable de vous souvenir du tiers de la moitié duquart de ce que nous avons dit ensemble. D’ailleurs vous pouvezinvoquer le témoignage des camarades présents, qu’ils disent s’ilsm’ont entendu prononcer un seul mot d’injure vousconcernant&|160;?

–&|160;Bien entendu, répondit Chvéïk, personnene vous a dit un mot que vous pourriez mal interpréter. C’esttoujours malheureux de voir quelqu’un qui se fâche. Ainsi parexemple, un soir que je me trouvais dans le café au«&|160;Tunnel&|160;», et que nous étions en train de discuter,entre nous, sur les orangs-outangs, il y avait dans notre société,un type de la marine qui nous raconta qu’il avait vu, un jour, unorang-outang et qu’on pouvait à peine le distinguer d’un bourgeoisbarbu, «&|160;car il avait, ajouta-t-il, une barbiche comme parexemple… par exemple, ce monsieur qui est là, à la tablevoisine&|160;», nous nous sommes mis à regarder le monsieur que cecamarade nous indiquait et, tout à coup, le type se lève de satable, s’approche de notre marin et lui fout une baffe.

Là-dessus le matelot se dresse, comme s’ilavait eu un ressort dans le derrière, et lui brise la tête avec unebouteille de bière. Le monsieur à la barbe d’orang-outang tombaraide à la renverse. Sur le moment, nous l’avons cru mort, ce quevoyant notre marin prit le large. Alors, nous nous sommesprécipités vers ce monsieur pour essayer de le faire revenir à lui.Ça ne nous a pas beaucoup réussi, car dès que le type a repris sessens, voilà qu’il se met à gueuler et à appeler la police. Bref,pour finir, on nous a tous emmenés au commissariat. Là, devant lecommissaire, le bonhomme ne fait que répéter que nous l’avons prispour un orang-outang, que nous avons raconté un tas de blagues surson compte, etc. J’ai demandé au commissaire qu’il ait l’obligeanced’expliquer à ce monsieur son erreur. Mais le cochon n’était pasfacile à convaincre&|160;; il s’est mis à accuser le commissaired’être notre complice. Alors celui-ci, dégoûté, le fit mettre auviolon. Nous, nous nous apprêtions à retourner au«&|160;Tunnel&|160;» mais nous avons dû prendre le même chemin quel’orang-outang. Vous voyez donc, mon caporal, qu’il peut arriverqu’un malentendu insignifiant entraîne un tas d’ennuis, et quecertaines paroles mal interprétées peuvent créer des«&|160;piquo-pros&|160;». Ainsi, par exemple, un autre jour, àKroleitsikh, j’ai connu un autre bourgeois qui s’était fâché luiaussi parce qu’on lui avait dit, une fois, à Nemetsky-Brode, qu’ilétait un serpent-tigre. Je crois qu’il ne faut pas attacherbeaucoup d’importance aux mots. Si je me permettais, par exemple,de vous dire que vous êtes un rat, est-ce que vous vousfâcheriez&|160;?

Le caporal bondit de la banquette et se mit àhurler. Des cris de rage, de désespoir, sortirent de sa bouche enune vaste rumeur&|160;; c’était une avalanche de cris sauvages quidominaient même le ronflement de l’aumônier.

Puis, brusquement, le caporal se calma. Iltomba dans une morne prostration et, assis sur sa banquette, sesyeux fixèrent à nouveau, derrière la portière, les monts et leschamps qui défilaient.

–&|160;Mon caporal, lui dit l’aspirant,l’attitude dans laquelle vous vous trouvez me rappelle la sombrefigure de Dante. Vous avez la noble expression de ce poète, d’unhomme de cœur et d’esprit, auquel aucune subtilité ne peutéchapper. Restez, je vous en prie, dans cette attitude. Ce regardnostalgique, ces yeux ahuris fixés sur le paysage sont un des plusbeaux spectacles qu’il m’ait été donné de contempler. Vous songez,sans doute, à ce que deviendra cette campagne, lorsque le printempsla recouvrira d’un tapis de fleurs parfumées…

–&|160;… et dans ce tapis coulera une petitesource, ajouta Chvéïk, qui venait de se sentir submergé tout à couppar une vague poétique.

Cependant, le caporal gardait un mornesilence. L’aspirant fit remarquer qu’il avait certainement aperçula tête du caporal dans une exposition de sculpture.

–&|160;Permettez-moi de vous demander, moncaporal, si vous n’avez jamais servi de modèle au célèbre sculpteurSaurza&|160;?

Le caporal le regarda tristement etrépondit&|160;:

–&|160;Non.

L’aspirant secoua la tête et s’allongea sur labanquette, cependant que les soldats de l’escorte se mettaient àjouer aux cartes avec Chvéïk.

Le caporal, pour chasser les sombres idées quile harcelaient, se plaça derrière lui en spectateur, se permettantmême de faire des observations à son détenu. Il fit remarquer àChvéïk qu’il n’aurait pas dû jouer pique&|160;: «&|160;Qu’il avaitcommis ainsi une grosse faute car il aurait dû garder son sept pourle coup final.&|160;»

–&|160;Dans les restaurants de chez nous, luirépondit Chvéïk, il y avait autrefois de jolies affiches pour cessortes de spectateurs qui se mêlent de donner des conseils à ceuxqui jouent. Je me rappelle encore de ces deux vers&|160;:

Bon spectateur ferme-la

Sinon, tu dérouilleras…

Le train s’arrêta brusquement et l’officier deservice monta dans le compartiment pour inspecter le wagon desdétenus.

–&|160;Ah&|160;! Ah&|160;! nous y voici&|160;!dit l’aspirant en souriant.

Le commandant du train était en l’occurrence,le docteur Mraz, lieutenant de réserve. Ces travaux fastidieux desurveillance étaient en général confiés à des réservistes. Ledocteur Mraz ne savait plus où donner de la tête. Bien qu’il fûtprofesseur de mathématiques, en temps de paix, il n’arrivait jamaisà trouver le nombre exact de wagons qui composaient le train. Illui arrivait souvent d’égarer dans ses listes, un ou plusieurshommes. En compulsant ses notes il était stupéfait en s’apercevantqu’il trouvait deux cuisines de plus que celles qu’il y avait enréalité, ou il constatait, parfois, que le nombre de chevaux,depuis le départ de Budeiovitz, avait augmenté d’une façon tout àfait extraordinaire. Sur la liste des officiers il cherchait envain deux cadets sans pouvoir deviner ce qu’ils étaient devenus. Aubureau du colonel on recherchait inutilement une machine à écrirequi avait disparu. Tous ces comptes embrouillés lui avaient donnéune migraine épouvantable. Bien qu’il eût pris, déjà, depuis ledépart, trois cachets d’aspirine, il avait en montant dans lecompartiment une mine de martyr.

Debout dans le wagon des détenus, il écouta,impassible, le rapport du caporal. Celui-ci lui annonça qu’il étaitchargé de la surveillance des deux prisonniers, qu’il disposait detant de soldats, etc.

Le lieutenant compara son rapport avec seschiffres et jeta autour de lui un regard attentif.

–&|160;Quel est cet oiseau-là&|160;?demanda-t-il sévèrement en apercevant l’aumônier étendu sur labanquette, et dont le derrière se dressait irrespectueusement enface de l’officier.

–&|160;Mon lieutenant, balbutia le caporal,c’est que… je veux dire… que…

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;? grogna ledocteur Mraz. Expliquez-vous clairement&|160;!

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, répondit Chvéïk à la place du caporal, que ce monsieurqui dort là, couché sur le ventre, c’est l’aumônier du régiment. Ilest complètement noir. À notre départ de Budeiovitz, il a voulu àtout prix nous accompagner et il a grimpé dans notre wagon. Vu quec’était un gradé supérieur, nous n’avons pas osé le foutre à laporte, pour ne pas commettre le crime d’insubordination contre ladiscipline. Il a dû se tromper et prendre notre wagon de détenuspour celui de l’état-major.

Le docteur Mraz prit alors une mesureénergique. Il ordonna au caporal de retourner l’aumônier sur lacouchette en déclarant qu’il était impossible de reconnaîtrel’identité de celui-ci en ne voyant que la partie qu’il montrait deson individu. Après des efforts acharnés, le caporal réussit àretourner sur le dos le révérend père qui se réveilla. Voyant unofficier devant lui, il le salua amicalement&|160;:

–&|160;Tiens, bonjour Fredy&|160;! Quoi deneuf&|160;? Le dîner est prêt&|160;?

Là-dessus, il referma aussitôt les paupières,se retourna et se rendormit.

Le docteur Mraz avait reconnu le pochard de laveille, le même qui s’était empiffré au mess des officiers. Ilsoupira et dit tout bas&|160;:

–&|160;Caporal, pour cette affaire, vous irezdemain au rapport.

Puis il tourna les talons, mais comme ils’apprêtait à partir, Chvéïk lui dit&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je ne devrais pas être ici. J’aurais dû quitter laprison à dix heures et demie, puisque c’est à ce moment-là que mapeine se termine. Ma place devrait être dans le wagon à bestiaux,parmi les copains de ma compagnie. Étant donné que onze heures ontsonné, je vous serais fort reconnaissant si vous me faisiez mettreen liberté et si vous me faisiez conduire, soit dans mon wagon àbestiaux, soit chez le lieutenant Lukach, dont je suisl’ordonnance.

–&|160;Comment vous appelez-vous&|160;? luidemanda le docteur Mraz.

–&|160;Joseph Chvéïk.

–&|160;Ah, voici donc ce fameux Chvéïk, grognale lieutenant. Vous auriez dû en effet sortir de prison à dixheures et demie, mais le lieutenant Lukach m’a demandé de vousgarder ici jusqu’à notre arrivée à destination. Comme çà noussommes sûrs que vous ne ferez pas de nouvelles blagues enroute.

Lorsque le lieutenant fut parti, le caporals’écria avec satisfaction&|160;:

–&|160;Vous vouliez m’attirer des embêtements,Chvéïk&|160;! Mais vous voyez que cela ne vous a pas réussi. Sij’avais voulu, c’est moi qui aurais pu vous mettre en mauvaiseposture.

–&|160;Mon caporal, riposta l’aspirant, vousparlez sans réfléchir. Ce n’est pas avec des arguments de ce genreque vous arriverez à vous relever dans notre estime. Un hommeintelligent comme vous, même s’il est furieux, doit dire des chosessensées. Je digère mal également votre vantardise odieuse. Vousauriez pu, avez-vous dit, nous mettre en mauvaise posture. Etpourquoi alors ne l’avez-vous pas fait&|160;? Auriez-vous vouluainsi nous donner la preuve du haut degré de délicatesse auquelvous pouvez atteindre&|160;?

–&|160;En voilà assez, s’écria le caporal. Sivous continuez à vous foutre de moi, je vous fais passer en conseilde guerre&|160;!

–&|160;Mais pour quelle raison, monpetit&|160;? demanda l’aspirant.

–&|160;C’est mon affaire&|160;! répondit lecaporal d’un ton décidé.

–&|160;Votre affaire&|160;? dit l’aspirant ensouriant, votre affaire et la nôtre sans doute&|160;! Je comprends,mon ami, la raison de votre mauvaise humeur. Mais ce n’est pas uneraison, parce que vous irez demain au rapport, pour vous permettrede nous engueuler au mépris de tous les règlements.

–&|160;Vous n’êtes que des voyous&|160;!s’écria le caporal.

–&|160;Je vais vous dire une bonne chose, fitChvéïk. Je suis déjà un vieux soldat, j’ai fait mes trois ans avantla guerre, et je vous assure que ces engueulades ne rapportent pasgrand chose. Lorsque j’étais encore bleu, nous avons eu un juteux àla compagnie, un certain Schreiter. C’était un rengagé&|160;; ilavait dû se cogner la tête quelque part et perdre son bon sens pourchoisir un métier pareil. Or, cet homme-là ne cessait pas de noustraquer, il trouvait partout des sujets d’observations. Ça, cen’est pas réglementaire, ça ce n’est pas ce qui convient à unmilitaire, vous n’êtes pas des soldats, vous n’êtes que des gardeschampêtres. Un jour j’en ai eu assez, je me présente au rapport dela compagnie.

–&|160;Que voulez-vous&|160;? me demanda lecapitaine.

–&|160;Mon capitaine, je vous déclare avecobéissance, que je viens me plaindre au sujet de notre adjudant.Nous sommes des soldats de sa majesté impériale et royale et nonpas des gardes champêtres. Nous sommes au service du kaiser et nonpas de simples bourgeois, que je lui réponds.

–&|160;Tâche de déguerpir d’ici, espèced’imbécile&|160;! me dit le capitaine.

Alors, je lui ai répondu que je demandais àêtre conduit au rapport du bataillon.

Au rapport du bataillon lorsque j’ai expliquéque nous n’étions pas des gardes champêtres, mais des soldats de SaMajesté Impériale et Royale, le lieutenant-colonel m’a collé deuxjours de salle de police.

Là-dessus, j’ai demandé qu’on m’amène aurapport du régiment.

Au rapport du régiment, le colonel m’a d’abordengueulé, en me disant que j’étais un idiot et qu’il me souhaitaitd’aller au diable. Là-dessus je répondis&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncolonel, que je demande à être présenté au rapport du régiment.

Alors, il a eu la frousse, et il a fait venirl’adjudant Schleiter au bureau du régiment, et le juteux a étéobligé de me faire des excuses devant tous les officiers pourm’avoir outragé en me traitant de garde champêtre. Mais en sortantdu bureau, cet enfant de salaud m’a rejoint dans la cour et m’adéclaré qu’à partir de ce jour il ne m’adresserait plus la parole,mais qu’il s’arrangerait tout de même pour me faire coffrer.

J’ai eu beau me tenir peinard, un jour quej’étais en sentinelle devant le magasin aux munitions, où lessoldats avaient pris l’habitude de se distraire en écrivant sur lemur du bâtiment, le juteux m’a eu. Lorsque je suis arrivé pourprendre ma faction, il y avait déjà sur le mur, dessiné à la craie,un sexe de femme, et dessous on avait écrit un vers.

Moi, j’avais pas grand’chose comme idée,aussi, je n’ai fait que mettre ma signature sousl’inscription&|160;: «&|160;Le juteux Schleiter est unchameau.&|160;» Et voilà-t-il pas que ce chameau de Schleiter m’adénoncé, car il m’avait espionné, le traître&|160;!

Mais, par malheur, au-dessus de l’inscriptionqui concernait le juteux, il y en avait encore une autre&|160;:«&|160;Penses-tu que nous irons faire la guerre&|160;? Ah&|160;!merde alors&|160;!&|160;»

Ça se passait en 1912, cette même année où, àcause de notre consul Prochaska, qui avait été assassiné, on avoulu marcher contre la Serbie. Aussi on m’a immédiatement envoyé àTérésina, au tribunal régional. Les messieurs du tribunal sontvenus photographier au moins quinze fois le mur, avec les dessinset inscriptions. Ils m’ont fait faire plusieurs pages d’écriturepour savoir comment j’écrivais&|160;: «&|160;Penses-tu que nousirons faire la guerre&|160;? Ah merde alors&|160;!&|160;»

Puis il m’a fallu écrire une quinzaine de foisau moins que «&|160;le juteux Schleiter est un chameau&|160;».Ensuite un graphologue est venu et il m’a fait encore écrire&|160;:«&|160;C’était le 29 juin 1897, l’année où Kralov Dur sur l’Ebbe aconnu les terreurs de l’inondation…&|160;»

Mais, comme disait le capitaine-rapporteur,tout cela n’était pas encore suffisant, car il ne s’agissait passeulement de se rendre compte si les N, les I, les R que je faisaisétaient pareils à ceux de l’inscription mais il fallait également,d’après lui, savoir comment j’écrivais toutes les lettres dont secompose le mot&|160;: merde. Alors, l’expert s’est mis à medicter&|160;: moche, melon, madame, mardi. Ce graphologue-expert afini par devenir dingo avec toutes ces histoires. Il regardait toutle temps derrière lui, où se tenait un soldat baïonnette au canon.Enfin il a déclaré que toutes mes pages d’écriture, accompagnées dephotographies, devaient être envoyées à Vienne, et il me fit encoreécrire cette phrase&|160;: «&|160;Qui va lentement vasûrement&|160;». Là-dessus, toutes ces paperasses ont été expédiéesà Vienne et, pour finir, ces messieurs ont reconnu que lesinscriptions n’étaient pas de mon écriture, mais que la signatureétait la mienne, ce que j’ai d’ailleurs reconnu volontiers.

J’ai écopé de six semaines de prison pouravoir gribouillé mon nom sur le mur d’un bâtiment appartenant àl’armée, et le jugement ajoutait&|160;: «&|160;Que pendant quej’écrivais sur le bâtiment de Sa Majesté, je n’avais pas fait mondevoir de sentinelle.&|160;»

–&|160;Eh bien, vous voyez&|160;! remarquaavec satisfaction le caporal, que ces sortes de cochonneries nerestent jamais impunies&|160;! À cette époque, vous étiez déjà bonpour la potence. Si j’avais été à la place du tribunal, c’est passix semaines que je vous aurais collées, mais plutôt sixans&|160;!

–&|160;Allons, allons, mon cher, ne vousfaites pas plus méchant que vous ne l’êtes, fit l’aspirant. Songezplutôt à ce qui vous attend, avant de vouloir condamner les autres.Nous venons d’avoir la visite de l’officier de service qui vous apromis de vous faire passer au rapport. Vous feriez bien de vous ypréparer, en méditant pieusement sur le peu de solidité desgrandeurs d’un caporal. Pensez à ce que vous êtes dans l’univers,où l’astre le plus proche de notre train de transport militaire est275 fois plus loin que le soleil. Même si vous étiez un astre fixe,vous seriez encore si peu de chose, que l’on ne pourrait pas vousvoir, même avec les meilleurs instruments astronomiques. Iln’existe pas d’expression assez puissante pour exprimer le peu deplace que nous tenons dans le monde. Songez, caporal, que la courbeque vous pourriez former en marchant pendant six mois serait uneellipse tellement insignifiante que son axe parallèle ne pourraitmême pas être mesuré.

–&|160;Dans ce cas, remarqua Chvéïk, notrecaporal va devenir fier qu’on soit incapable de mesurer soninsignifiance. Si les émotions qui l’attendent au rapport lerendent un peu malade, je lui conseille de ne pas s’en faire poursi peu, car nous sommes maintenant en guerre et il n’y a que leshommes valides qui vont sur le front.

Si même on vous mettait en taule, mon caporal,continua Chvéïk avec son sourire le plus aimable, il ne faut pasperdre la raison pour cela. Inutile de raconter à tout le monde ceque vous pensez. J’ai connu un marchand de charbon, un certainFrantisek Chkvor, lequel, au début de la guerre, était en prisonavec moi à la Préfecture de Prague. Il était inculpé de hautetrahison. Plus tard, je crois même qu’on l’a pendu parce qu’ilavait été compromis dans une sorte de complot. Donc, lorsqu’onl’interrogeait et qu’on lui demandait s’il n’avait pasd’observations à faire, il répondait&|160;:

–&|160;Les choses sont arrivées ainsi, parcequ’elles ne pouvaient pas arriver différemment, si elles avaientété différentes, elles ne seraient pas arrivées ainsi.

Pour cette déclaration, il a eu deux jours decachot, sans manger ni boire. Puis on l’a ramené àl’interrogatoire, où il n’a cessé de répéter&|160;: Les choses sontarrivées ainsi, parce qu’elles ne pouvaient arriver différemment,etc.

Il devait répéter cela même en se rendant à lapotence.

–&|160;Oh&|160;! on en zigouille pas mal cestemps-ci, dit un homme de l’escorte. On nous lisait, il y aquelques jours, une ordonnance au sujet d’un réserviste du nom deKudrna, qu’on a zigouillé à Motol. Lorsque sa femme était venue luifaire ses adieux à la gare, en portant son gosse sur les bras, lecapitaine de son régiment, devenu subitement furieux, a flanqué uncoup de sabre sur la tête de l’enfant. Mais ceux qu’on zigouille leplus, ce sont les gens qui s’occupent de politique. Ainsi, on apassé par les armes un journaliste en Moravie, et notre capitainedit toujours que les autres ne perdent rien pour attendre.

–&|160;Tout a une fin&|160;!

–&|160;Là-dessus, vous avez bien raison,déclara le caporal. On devrait en faire autant à tous lesjournalistes, ils ne font qu’exciter le peuple. Il y a deux ans,lorsque je n’étais que premier soldat, j’avais dans mon escouade unjournaliste qui m’appelait toujours&|160;: «&|160;Épouvantail del’armée&|160;!&|160;» Oui, mais je lui en ai fait baver. Je lui aifait tremper sa liquette de sueur. Et alors, le bougre a changé deton&|160;: «&|160;Pardon, monsieur, qu’il me disait, respectez enmoi l’homme.&|160;» Je lui ai montré mon respect en l’obligeant àse coucher dans la cour de la caserne, après un orage. Je l’aiconduit devant une mare, puis je lui ai ordonné&|160;: Couche-toi,s’pèce de salaud&|160;! Il était aussi mouillé que s’il venait desortir d’une piscine. Et j’exigeai qu’une heure plus tard il seprésente à moi, propre comme un sou neuf. Vos boutons, que je luiai dit, doivent briller comme une glace. Il a passé toute lamatinée à se débarbouiller et à pousser des gueulements, et lelendemain je recommençais la même comédie. Puis je lui aidemandé&|160;: Qu’en pensez-vous&|160;? Qui est le plus fortici&|160;: l’épouvantail de l’armée ou le journaliste&|160;?C’était un vrai type de l’intellectuel…

En disant ces mots, le caporal regardal’aspirant d’un air triomphal, puis poursuivit&|160;:

–&|160;Lui aussi, il avait été exclu del’école des aspirants pour son intelligence, car il avait eu leculot de mettre dans les journaux que l’on maltraitait les soldats.Non, mais, sans blagues&|160;! Cet homme-là n’était même pascapable de démonter son fusil, et il aurait voulu qu’on lui foutela paix. Si je lui disais&|160;: à gauche, il tournait la tête,comme qui dirait exprès, à droite&|160;; et il faisait une gueulede baleine en bas âge. C’est comme pour le maniement du fusil, ilne savait jamais par quel bout le prendre, et il me regardait commeun jeune veau lorsque j’essayais de lui apprendre la façon de faireun bon&|160;: Présentez armes&|160;! Il ne savait même pas surquelle épaule on porte le fusil, et il saluait comme un gorille.Pour le dresser, je lui ai collé un fusil rouillé, afin qu’ilapprenne à le nettoyer. Il a eu beau frotter du matin au soir,dépenser tout son argent en huile et en toile émeri, c’était peineperdue. Plus il s’acharnait, et plus la rouille ressortait. Aurapport, quelques jours après, le fusil passa de mains en mains, ettout le monde en bavait de voir une arme aussi sale. Notrecapitaine lui disait toujours&|160;: Vous ne serez jamais unsoldat, vous bouffez inutilement la soupe du Kaiser, etc., etc. Unjour, on découvrit dans sa valise toute une masse de bouquinsremplis de balivernes sur le désarmement, la paix entre lespeuples, etc. Pour cela, on l’a mis pour quelques semaines enprison et il ne nous embêta plus, jusqu’au jour où, pour sedébarrasser de lui, on l’a chargé de faire des écritures pour qu’ilne puisse pas contaminer les soldats. Voilà comment a fini cethomme intelligent&|160;! Et pourtant, il aurait pu devenirofficier, s’il n’avait pas lu, écrit et dit tant de bêtises sur sondésarmement et sa paix mondiale&|160;!

Le caporal soupira et ajouta d’un airattristé.

–&|160;Il ne savait même pas plierconvenablement sa capote. Il avait fait venir toutes sortes deproduits pour astiquer ses boutons, et, malgré cela, ils étaienttoujours noirs comme le cul d’un cochon. Mais pour raconter desboniments, il s’y connaissait, l’animal&|160;! Au bureau, il nefaisait que philosopher. C’était son dada, car, comme il le disait,il était toujours «&|160;un être humain&|160;». Je me rappellequ’un jour, en le faisant allonger dans une mare, je lui aidit&|160;: En vous écoutant radoter, cela me rappelle que j’ai lu,un jour, que l’homme avait été fait avec de la boue, parconséquent, vous retournez d’où vous êtes sorti, inutile degueuler&|160;!

Le caporal se tut, fort content delui-même.

Il s’attendait à ce que l’aspirant luirépondit, mais ce fut Chvéïk qui prit la parole à saplace&|160;:

–&|160;Pour les mêmes tracasseries, dit-il, etpour de pareilles chicanes, un certain Konitchev, du 35ede ligne, avait lardé son caporal à coups de baïonnette. J’ai lul’histoire dans le Courrier.Le caporal n’avait pas moinsde trente coups de baïonnette dans le ventre, dont douze étaientmortels. Le soldat, son crime accompli, s’assit sur sa victime ets’égorgea lui-même. Je connais un autre cas, qui est arrivé enDalmatie où on a égorgé un caporal, et l’on n’a jamais pu mettre lamain sur le coupable. Je me souviens aussi de l’histoire qui étaitarrivée à un caporal du 75e de ligne&|160;; quis’appelait Roilan…

Chvéïk, à ce moment, fut interrompu par ungémissement que poussa l’aumônier. Le révérend père, très grave ettrès digne, venait de se réveiller. Ce réveil fut accompagné desmêmes incidents qui illustrèrent celui de Gargantua, que le pèreRabelais nous a contés avec des détails amusants.

Le saint homme rota et péta en même temps,puis il se mit à bâiller à se décrocher la mâchoire. Lorsqu’ils’aperçut de l’endroit où il était, il se leva brusquement ets’écria&|160;:

–&|160;Mais, nom de Dieu&|160;! où est-ce queje suis&|160;?

Le caporal lui réponditrespectueusement&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que vous vous trouvez dans le wagon desdétenus.

L’aumônier demeura muet un instant, pouressayer de voir clair dans cette énigme. Mais ce fut vainementqu’il essaya de se rappeler les événements qui l’avaient conduitsur la banquette où il se trouvait. Tout ce qu’il avait vécu durantla nuit précédente et pendant la matinée s’était complètementeffacé de sa mémoire.

Enfin, s’adressant au caporal qui se tenaittoujours au garde-à-vous devant lui, il lui demanda&|160;:

–&|160;Eh, dites donc, qui est-ce qui vous apermis…

–&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier…

L’ecclésiastique, sans même l’écouter, se levaet se mit à déambuler dans le wagon. On l’entendit murmurer&|160;:«&|160;Tout cela est incompréhensible.&|160;» Puis il s’assit etdemanda&|160;:

–&|160;Où allons-nous&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que nous allons à Bruck-Kiralyhida.

–&|160;Pourquoi diable allons-nouslà-bas&|160;?

–&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que tout le 91e régiment de ligneest transféré dans cette garnison.

À peu près complètement dessaoulé, l’aumônierparvint à distinguer l’aspirant des autres soldats et il luidemanda&|160;:

–&|160;Dites donc, vous qui me paraissez êtreun homme intelligent, voulez-vous m’expliquer, et sans détour, sansvous taire sur quoi que ce soit, comment il se fait que je metrouve en votre compagnie&|160;?

–&|160;Très volontiers, répondit l’aspirantd’un ton cordial. Vous vous êtes joint à notre détachement cematin, à la gare de Budeiovitz, et vous paraissiez avoir la tête unpeu lourde.

Le caporal regarda l’aspirant avecindignation.

–&|160;Ensuite, vous êtes monté dans ce wagon,poursuivit ce dernier, vous vous êtes allongé sur la banquette, etmon ami Chvéïk, que voici, a eu la touchante attention de placer sacapote sous votre tête pour qu’elle vous serve d’oreiller. À ladernière station, nous avons eu la visite de l’officier de service,qui vous a inscrit sur son registre. Et, à cause de cela, lecaporal que voilà doit se rendre demain au rapport.

–&|160;Tiens, tiens&|160;! soupira le révérendpère. À la station prochaine, il ne me restera plus qu’à me rendredans le compartiment des officiers d’état-major. Vous ne savez passi le déjeuner a déjà été distribué&|160;?

–&|160;Pas encore, monsieur l’aumônier,répondit le caporal, le déjeuner sera servi à Vienne seulement.

–&|160;Ainsi c’est vous qui m’avez mis votrecapote sous ma tête&|160;? demanda l’aumônier à Chvéïk. Je vousremercie bien.

–&|160;Il n’y a pas de quoi, répondit Chvéïk,je n’ai fait que mon devoir, ce que chaque soldat doit faire enpareille circonstance, c’est-à-dire lorsqu’il voit qu’un de sessupérieurs n’a rien qui puisse lui servir d’oreiller et qu’il estun peu rond. Le soldat doit respecter son supérieur, même sicelui-ci s’en est mis plein la lampe. Les aumôniers, ça me connaît,car j’ai été l’ordonnance, à Prague, de M.&|160;l’aumônier Katz. Cesont des gens très rigolos et très gentils.

L’aumônier, pour se faire pardonner sadébauche de la veille, tendit une cigarette à Chvéïk&|160;:

–&|160;Tiens, et fume ça, lui dit-il. Quant àtoi, ajouta-t-il, en s’adressant au caporal, qui dois aller demainau rapport à cause de moi, n’aie pas peur, j’arrangerai cela. Toi,dit-il en se tournant vers Chvéïk, je te prends à mon service, tuseras mon brasseur, et tu vivras comme un coq en pâte.

Pris d’une véritable frénésie de bonté, ildistribua des promesses à droite et à gauche. Il promit àl’aspirant, de lui offrir une boîte de chocolat, aux soldats del’escorte une bouteille de rhum, et au caporal, de le fairetransférer au service photographique de la 27e divisionde cavalerie&|160;! Bref, il n’oublia personne.

Ensuite, il offrit des cigarettes à tous, endéclarant aux détenus qu’il leur donnait la permission de fumer etque, du reste, il s’arrangerait pour qu’on les libère le plus tôtpossible.

–&|160;Je ne veux pas que vous gardiez de moiun mauvais souvenir, dit-il. Je veux vous prendre sous maprotection. Vous avez l’air très sympathique. Vous appartenez àcette catégorie de gens que Dieu aime. Si même vous avez commisquelques péchés, je vois que vous en supportez allègrement lesconséquences.

–&|160;Pour quelle raison avez-vous été puni,mon fils&|160;? demanda-t-il à Chvéïk.

–&|160;Le bon Dieu m’a foutu une punition parl’intermédiaire du colonel, répondit Chvéïk pieusement, parce quej’avais du retard en rentrant à mon corps.

–&|160;La grâce de Dieu est infinie&|160;!répondit le révérend père d’un ton solennel. Rien n’échappe à satoute-puissance et à sa prévoyance. Et vous, aspirant, qu’avez-vousfait&|160;?

–&|160;Je suis ici, répondit ce dernier, parceque la grâce du Seigneur ayant bien voulu me procurer unrhumatisme, cette bienveillance me rendit orgueilleux. Après avoirpurgé ma peine, je passerai mon temps à éplucher des pommes deterre.

–&|160;Ce que Dieu fait est bien fait&|160;!s’écria l’aumônier, que l’idée de cuisine venait de subitemententhousiasmer. Un homme de talent peut faire une belle carrièredans la cuisine. Je pense même qu’il faudrait réserver à cet emploiles gens les plus intelligents, car ne l’oublions pas, savoir bienpréparer à manger est un véritable art&|160;! Ce que l’on prépare àla cuisine importe peu, mais ce qui compte c’est l’amour aveclequel on fait ce travail&|160;! Prenons, par exemple, unesauce&|160;! Un homme intelligent, s’il prépare une soupe àl’oignon, prend toutes sortes de légumes et les fait cuire dans dubeurre, sur un feu doux, puis il ajoute quelques épices comme dupoivre, du clou de girofle, de la muscade, du gingembre&|160;;tandis que l’homme ordinaire et stupide fait bouillir toutsimplement les oignons dans de la margarine. Je voudrais beaucoupvous voir nous préparer la cuisine pour le mess des officiers. S’ilest des métiers dans lesquels on peut faire une belle carrière touten étant démuni d’intelligence, on n’en saurait dire autant de lacuisine. Hier soir, à Budeiovitz, au vin d’adieu des officiers, onnous a servi des rognons à la sauce madère. Eh&|160;! bien, celuiqui les a préparés a eu tous ses péchés pardonnés d’avance. C’estun chef épatant&|160;! Naturellement c’était un instituteur, deSkoutch&|160;! J’ai déjà mangé des rognons à la sauce madère aumess, du 64e de ligne. C’était tout ce qu’il y avait deplus ordinaire. On y avait même mis de la croûte de pain râpée,comme dans les restaurants. Savez-vous quel était le chef qui avaitcommis un pareil crime&|160;? C’était un garçon de ferme,naturellement&|160;!

L’aumônier fit tout un discours sur la façonde préparer certains plats. Il parla du vieux et du nouveauTestament où il y avait de nombreuses recettes de cuisine quiavaient servi dans l’antiquité pour préparer des banquets auxquelsdonnaient lieu les fêtes religieuses. Puis, tout égayé par cespropos, il demanda à ses auditeurs de lui chanter quelque chose.Chvéïk, avec sa maladresse habituelle, se mit à chanter la romancesuivante&|160;:

La fille est allée au puits.

Voici notre abbé qui la suit

En portant une bouteille de pinard…

Mais l’aumônier ne se fâcha pas.

–&|160;Si nous avions au moins une bouteillede rhum, dit-il en soupirant, nous n’aurions pas besoin d’unebouteille de pinard. En ce qui concerne les filles, poursuivit-ild’un ton jovial, il vaut mieux les tenir à l’écart. Elles sont toutjuste bonnes à nous pousser à la débauche.

Le caporal allongea le bras dans la profondeurde sa capote et en retira une bouteille de rhum.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, dit-il d’une voix étranglée qui trahissait lalutte intérieure qui se livrait en lui pour consentir à cesacrifice, si vous voulez bien ne pas vous fâcher, permettez-moi devous offrir…

–&|160;Diable&|160;! répondit avecenthousiasme le révérend père, il n’y a rien là qui puisse mefâcher&|160;! Permettez-moi de boire à votre santé et à votre bonvoyage à tous&|160;!

–&|160;Mon Dieu&|160;! soupira le caporal envoyant que la moitié du contenu de la bouteille disparaissaitsubitement dans le gosier du révérend père.

–&|160;Tenez, dit l’aumônier en se tournantvers l’aspirant, goûtez-moi ça&|160;! Vous m’en direz desnouvelles&|160;!

Ensuite ce fut le tour de Chvéïk à quil’aumônier ordonna&|160;:

–&|160;Goûtez-moi ça&|160;!

–&|160;À ta santé, mon vieux&|160;! dit Chvéïkd’un ton consolateur, en remettant la bouteille vide au caporal,qui lui lança un regard furieux.

–&|160;Maintenant, je vais encore un peu mereposer, dit l’aumônier, et je vous prie de me réveiller avant quenous arrivions à Vienne. Et vous, continua-t-il en s’adressant àChvéïk, vous irez à la cuisine du mess des officiers et vousm’apporterez mon déjeuner. Vous n’aurez qu’à dire que c’est pourMonsieur l’aumônier principal Latsina, et tâchez d’avoir uneportion double. Si l’on vous donnait du knedni au gratin,n’acceptez pas de croûtons. Puis faites-vous donner une bouteillede pinard et n’oubliez pas non plus une bonne ration de rhum.

Le révérend père Latsina fouilla dans sespoches.

–&|160;Écoutez, caporal. Je n’ai pas demonnaie sur moi, prêtez-moi un florin. Merci. Tenez mon ami,comment vous appelez-vous&|160;?

–&|160;Joseph Chvéïk, pour vous servir monaumônier.

–&|160;Ce florin n’est qu’une avance. Vous enaurez encore un second, soldat Chvéïk, lorsque vous aurezponctuellement exécuté mes ordres. On vous remettra également, pourmoi, des cigarettes et des cigares. S’il y a une distribution dechocolats tâchez d’en obtenir deux parts&|160;; si on vous donnedes conserves n’oubliez pas de dire que j’aime surtout les languesfumées et le foie gras. S’il y avait du fromage de gruyère, exigezque l’on vous coupe ma part dans le milieu et qu’on laisse de côtéla croûte&|160;; vous agirez de même si l’on faisait unedistribution de salami hongrois. Demandez toujours le milieu carc’est la partie la plus juteuse.

L’aumônier s’allongea sur la banquette, setourna sur le ventre et s’endormit comme un bienheureux.

–&|160;Je pense, caporal, dit l’aspirant,lorsque l’aumônier se fut mis à ronfler, que vous êtes satisfait devotre enfant trouvé.

–&|160;C’est un bébé qui a du cran, n’est-cepas caporal&|160;! ajouta Chvéïk. Il tète gentiment labouteille&|160;!

Le caporal luttait depuis un moment contre lessentiments d’indignation qui montaient en lui, mais, tout à coup,l’amertume déborda.

–&|160;Ah&|160;! oui, tu parles d’unsapeur…

–&|160;Il me rappelle, remarqua Chvéïk, avecsa façon d’emprunter de l’argent, un certain Mileitchko, deDeivitz, ce pauvre diable était toujours fauché, à tel point queses créanciers ont fini par le faire coffrer.

–&|160;Avant la guerre, au 75e deligne, raconta un homme de l’escorte, il y avait un capitaine qui abouffé la caisse du régiment, de sorte qu’il a dû abandonner lacarrière, et maintenant, depuis la guerre, il est de nouveau là, ettoujours capitaine&|160;; nous avons eu un sergent qui a volé lesdraps et les étoffes du magasin&|160;; par-dessus le marché, ilavait barboté également une vingtaine de colis, et ce bandit esttout de même revenu au régiment depuis la guerre avec le grade desergent-major&|160;! Mais en Serbie, on a zigouillé un soldat quiavait bouffé sa boîte de singe en une seule fois au lieu de lafaire durer pendant trois jours…

–&|160;Cela n’a rien à voir avec notreaffaire, déclara le caporal d’une voix sévère, mais il est vrai quetaper un pauvre cabot de deux florins c’est tout de même…

–&|160;Tenez, voilà votre florin, dit Chvéïk.Je ne veux pas m’enrichir au détriment des autres. Et lorsqu’il medonnera le second, je vous le rendrai également pour ne pas vousentendre pleurer. Vous devriez être fier que vos supérieurs vousfassent l’honneur de vous demander de l’argent. Mais vous, je vousvois venir, dans le fond vous n’êtes qu’un égoïste. En somme, il nes’agit là que de deux misérables florins. Je me demande ce que vousferez lorsqu’il s’agira d’offrir votre vie, pour sauver celle devotre officier, lorsqu’il sera blessé et que vous aurez la missiond’aller le chercher en face des tranchées ennemies et de lerapporter dans nos lignes.

–&|160;Vous commencez à m’emmerder&|160;! luirépondit le caporal. Vous…

–&|160;Chaque fois qu’il y a une bataille,remarqua un des hommes de l’escorte, il y en a plus d’un qui fontdans leur culotte. Un copain m’a raconté l’autre jour quelorsqu’ils s’élancèrent à l’attaque, il avait rempli trois fois sonfalzar&|160;; la première fois lorsqu’on lui donna l’ordre degrimper hors de la tranchée, la deuxième en arrivant devant lesbarbelés, et la troisième lorsque les Russes firent unecontre-attaque à la baïonnette en hurlant&|160;:«&|160;Hourra&|160;!&|160;» comme des diables. Ils furent refoulésdans leurs tranchées, et là, ils s’aperçurent qu’ils avaient tousle cul sale. Un homme dont la tête avait été fendue en deux par unshrapnel, s’était soulagé, lui aussi, dans son froc, et la moitiéde son crâne qui avait été arrachée se trouvait juste dessus. Il ya un tas de choses terribles&|160;! On ne sait même pascomment…

–&|160;Il arrive, reprit Chvéïk, qu’onrencontre dans les batailles des choses vraiment dégoûtantes,lorsque j’étais encore à Prague, un convalescent, qui venait dePrezemysr, nous racontait à la Belle Vue de Pohojeletz, qu’il avaitparticipé à une attaque à la baïonnette. En face de lui se trouvaitun Russe, un gros bonhomme sous le nez duquel pendait une grossegoutte luisante.

–&|160;C’était un simple poilu ou uncaporal&|160;? demanda l’aspirant.

–&|160;C’était un caporal, répondit gravementChvéïk.

–&|160;Ah&|160;! cela aurait pu arriver àn’importe quel aspirant&|160;! répliqua le caporal en jetant unregard triomphal sur Marek comme s’il voulait dire&|160;:«&|160;Est-ce qu’il t’est arrivé souvent de rencontrer un type quià la répartie aussi prompte que moi&|160;?&|160;»

L’aspirant se tut et s’allongea sur labanquette. Le train approchait de Vienne, Ceux qui ne dormaient pasobservaient par les portières les fortifications et les largeszones de fil de fer barbelé dont la vue seule commençait à lesabattre.

Les hurlements des bergers de KasperskyHora&|160;: «&|160;Wann ich kumm, wann ich wiedakumm…&|160;» diminuaient d’ardeur devant ce spectacle.

–&|160;Tout est bien en ordre, dit Chvéïk enregardant les tranchées. Tout cela est très bien, seulement lesViennois feront bien de prendre quelques précautions s’ils neveulent pas déchirer leurs pantalons. Vienne est une ville trèsimportante, continua-t-il. À eux seuls, les animaux du jardinzoologique sont une merveille. Lorsque j’ai été à Vienne, il y aquelques années, je suis souvent allé rendre visite aux singes, etsi par hasard un membre de la famille impériale se promenait parlà, les flics formaient un barrage et il n’y avait plus moyend’entrer. Un tailleur du 10e arrondissement a été arrêtéde cette façon, car il voulait à tout prix passer à travers lesflics, pour voir les singes.

–&|160;Avez-vous vu le palais impérial&|160;?demanda le caporal.

–&|160;Ah&|160;! ça c’est joli&|160;! réponditChvéïk. Je n’y suis jamais allé, mais un de mes amis l’a vu et ilm’a raconté là-dessus toutes sortes de merveilles. Et ce qui estplus beau encore, c’est la Garde du Bourg. Chaque soldat de lagarde a au moins deux mètres, et lorsqu’ils ont fini leur serviceon leur donne une licence pour tenir un bureau de tabac. Et desprincesses il y en a autant là-dedans que ce que j’ai de cheveuxsur mon crâne.

Le train traversa une gare et l’on putentendre un orchestre qui jouait l’hymne impérial. Tous les soldatspensaient que c’était pour fêter leur arrivée, mais l’orchestreavait dû se tromper de station, car le train ne s’arrêta qu’à lagare suivante. On distribua la soupe au 91e de ligne etune réception solennelle eut lieu en leur honneur.

Mais ces fêtes n’avaient plus autant d’éclatqu’au début de la guerre, lorsqu’on bourrait les soldats defriandises et qu’ils étaient reçus dans chaque gare par des essaimsde jeunes filles, vêtues de robes blanches.

Trois représentants de la croix rouged’Autriche, deux déléguées d’une association patriotique de femmeset de jeunes filles, et des représentants de la municipalité et ducommandement de la place attendaient le 91e régiment surle quai. Tous et toutes paraissaient très fatigués. Des trainstransportant des troupes ou des blessés traversaient nuit et jourla gare de Vienne et lesdits représentants devaient être présentsau passage de chaque convoi. Ces sortes de manifestationsspontanées finissaient par faire bâiller d’ennui les soldats.

Des dames s’approchèrent et distribuèrent danschaque wagon des pains d’épices décorés avec des inscriptions ensucre de ce genre&|160;: Que Dieu punisse l’Angleterre&|160;! –Victoire et vengeance&|160;! – L’Autrichien aime sa patrie, carelle est digne d’être aimée, etc.

On voyait des montagnards de Kaspersky Horaqui dévoraient à pleine bouche les pains d’épices avec une minedésespérée.

L’ordre arriva enfin d’aller chercher la soupepar compagnie, aux cuisines de la gare où se trouvait également lemess des officiers. C’est là que Chvéïk se rendit.

L’aspirant attendait tranquillement dans soncompartiment qu’on le servît, car deux hommes de l’escorte avaientété chargés par le caporal d’aller chercher les portions pour lewagon des détenus.

Chvéïk s’acquitta à merveille de sa mission.Comme il était en train de traverser les voies, il aperçut lelieutenant Lukach qui se promenait le long du quai en attendant sondéjeuner. Sa situation n’était pas brillante, car il avaitprovisoirement à son service l’ordonnance du lieutenant Kirschner,et le gaillard s’occupait uniquement des affaires de son officier,se souciant peu de celles du lieutenant Lukach.

–&|160;À qui portez-vous tout cela&|160;?demanda-t-il à Chvéïk en le voyant déposer à ses pieds une quantitéd’excellentes choses.

Chvéïk, tout ahuri, le regarda un instant avecstupéfaction, mais il se remit aussitôt de son émotion, et sonvisage se mit à rayonner de joie.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que c’est pour vous. Seulement je ne sais pas où estvotre compartiment et j’ai peur que le commandant du train se metteà m’engueuler s’il me voit avec vous. Il paraît que cet officierest un sale type.

Le lieutenant Lukach jeta un regardinterrogateur sur Chvéïk qui continua d’un air candide&|160;:

–&|160;Mais oui, mon lieutenant, c’est un vraicochon&|160;! Lorsqu’il est venu faire l’inspection des détenus jelui ai déclaré immédiatement que onze heures avaient sonné, quej’avais purgé ma peine, et que je devais rejoindre un wagon àbestiaux pour venir vous retrouver, mais il m’a envoyé me promeneren me déclarant que je devais rester avec les prisonniers pouréviter que je vous attire en route des embêtements.

Chvéïk prit une figure de martyr pourajouter&|160;: comme si pareille chose m’était jamaisarrivée&|160;! Le lieutenant Lukach soupira.

–&|160;Des embêtements, continua Chvéïk, jen’ai jamais cherché à vous en donner. Si quelques ennuis vousarrivèrent ce fut toujours par accident, par un caprice de Dieu,comme disait le vieux Vanichek de Pelkarimov, lorsqu’il était entrain de purger son 36e emprisonnement. Je n’ai jamaisvoulu vous faire du tort, mon lieutenant, au contraire, j’aitoujours cherché à vous être agréable, et ce n’est vraiment pas dema faute si, durant notre précédent voyage, nous avons eu toutessortes d’ennuis et de misères.

–&|160;Ne vous en faites pas, Chvéïk, réponditLukach d’une voix émue, je vais m’arranger pour que vous restiezavec moi.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis trop grand pour pleurer. Mais cela me faittout de même du chagrin quand je me rends compte que vous et moisommes les gens les plus malheureux sur cette terre, bien qu’il n’yait pas de ma faute ni de la vôtre. Toutes ces misères qui nousarrivent, c’est tout de même d’une injustice effroyable, surtoutquand on songe que je suis l’homme le plus soucieux de l’honneur etdu devoir…

–&|160;Tranquillisez-vous, Chvéïk.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que si je ne craignais pas de faire un affront à ladiscipline, je vous dirais que je ne peux jamais avoir l’âmetranquille lorsque je suis seul, et qu’il me suffit de vousentendre pour que vos paroles me consolent.

–&|160;Alors, grimpez dans ce wagon,Chvéïk&|160;!

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis déjà sur le marche-pied.

*

**

Dans le camp régnait le profond silence de lanuit. Dans les baraquements il faisait un froid de loup et leshommes grelottaient. En revanche dans le pavillon des officiers onavait tellement chauffé que ces messieurs avaient été obligésd’ouvrir les fenêtres.

On n’entendait que le pas des sentinellesmontant la garde devant certains bâtiments. Là-bas, au bord de laLeitha, brillait la lumière de la fabrique de Conserves Impérialeset Royales. C’est là que les détritus les plus divers setransformaient en conserve. Le vent apportait des odeurs de boyaux,de tripes, et autres ordures de boucherie dans les avenues du campmilitaire pour apprendre aux soldats la façon dont on préparait lesinge.

Au balcon d’un pavillon abandonné, on voyaitles lampions rouges de la maison de tolérance réservée auxofficiers, qui fut même honorée, un jour, de la visite du princeÉtienne à l’époque des grandes manœuvres de 1908. C’est là que seréunissaient chaque soir un grand nombre d’officiers.

L’entrée en était formellement interdite auxsimples soldats. Pour eux on avait installé «&|160;la Maison desRoses&|160;» dont les lampions jetaient devant la porte une lueurverte.

Même pour les choses de ce genre, lesdifférences de classe se faisaient sentir à l’arrière comme aufront, et plus tard, lorsque la monarchie n’eut plus rien d’autre àoffrir à ses héros que des bordels ambulants attachés à chaquebrigade, les fameux «&|160;Pouffs&|160;», il y eut des«&|160;Pouffs&|160;» d’officiers, de sous-officiers et de simplestrouffions.

Bruck, de l’autre côté de la Leitha, commeKiralyhida du côté hongrois, étaient chaque nuit des lieuxd’orgies. Dans les deux villes, dans la hongroise comme dansl’autrichienne, se trouvaient de nombreux cafés avec des orchestrestziganes. Les restaurants rayonnaient de lumière. Les bourgeois etles fonctionnaires y amenaient leurs femmes et leurs filles, et lesdeux villes acquirent rapidement la réputation d’être chacune unvaste bordel.

Dans les baraquements des officiers, Chvéïkattendait le retour de son lieutenant qui était allé au théâtre.Chvéïk se tenait assis sur le lit de son supérieur, cependant qu’enface de lui l’ordonnance du commandant Wenzl était négligemmentallongée sur la table.

Le commandant Wenzl était revenu au régimentaprès avoir brillamment démontré son incapacité totale sur le frontserbe. On racontait qu’il avait fait démolir un ponton au momentmême où la moitié de son bataillon, qui battait en déroute, setrouvait encore de l’autre côté de la rivière Drina. On l’avaitaffecté depuis au commandement de la place et il travaillait avecl’intendance. Dans les milieux d’officiers, des bruits couraient,affirmant que Wenzl était en train de faire fortune.

Les deux chambres – celles du commandant et dulieutenant – s’ouvraient sur le même couloir. Mikoulachek, lebrosseur du commandant, bavardait&|160;:

–&|160;Je m’étonne que cette crapule de Wenzl,disait-il, ne soit pas encore crevé. Je me demande où diable cettefripouille peut passer ses nuits. Il aurait dû me laisser au moinsla clé de sa chambre, afin que je puisse aller boire un coup. Chezlui, ce n’est pas le pinard qui manque.

–&|160;Il ne fait que voler, remarqua Chvéïk,qui était en train de fumer les cigarettes de son lieutenant, carcelui-ci lui avait interdit de fumer la pipe dans sa chambre. Tudois bien savoir où il le prend tout ce pinard.

–&|160;Je vais où il m’envoie, réponditMikoulachek de sa voix flûtée. Il me donne un bon, je vais chercherdu vin pour les malades et je le rapporte ici.

–&|160;Et si un jour il t’envoie cambrioler lacaisse du régiment, tu le feras aussi&|160;? Quand tu es avec moitu gueules toujours contre lui, mais si tu le vois tu tremblescomme une feuille.

Mikoulachek cligna ses petits yeux et réponditd’un air crâneur&|160;:

–&|160;T’en fais pas&|160;! la prochaine fois,je vais lui dire&|160;: Attendez-moi, mon colon, je vaisréfléchir…

–&|160;Jamais tu n’oseras dire cela&|160;!cria Chvéïk, mais il se tut aussitôt, car la porte s’ouvritbrusquement et le lieutenant Lukach pénétra dans la chambre.

Il paraissait de bonne humeur et il portaitson képi complètement de travers sur la tête.

Mikoulachek fut tellement surpris qu’il oubliade sauter de la table et salua tout en restant assis.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que tout est en règle, annonça Chvéïk en prenant uneattitude rigoureusement réglementaire, bien qu’il eût oublié deretirer sa cigarette de sa bouche.

Le lieutenant ne prêta aucune attention à sesparoles et il marcha tout droit sur Mikoulachek qui suivait avecdes yeux effrayés les moindres gestes de l’officier.

–&|160;Je suis le lieutenant Lukach, ditcelui-ci en arrivant un peu chancelant devant la table. Et vous,qui êtes-vous&|160;?

Mikoulachek garda un silence atterré&|160;:Lukach prit une chaise, s’assit en face du tampon et, le regardantdans les yeux, ajouta d’une voix sombre&|160;:

–&|160;Chvéïk, passez-moi mon revolver. Il estdans la malle.

Pendant que Chvéïk fouillait dans la malle,Mikoulachek demeurait silencieux, comme cloué de terreur sur latable, et fixait des yeux effrayés sur le lieutenant.

–&|160;Eh bien, comment vousappelez-vous&|160;? cria à nouveau l’officier.

Mais l’ordonnance garda un silence de mort.Comme il le raconta plus tard, il éprouva, à l’entrée inopinée deLukach, une sorte de paralysie qui l’empêchait de se mouvoir et deparler. Il aurait voulu sauter de sa place et il se sentaitincapable de faire un geste, il aurait voulu répondre et neparvenait pas à ouvrir la bouche, il aurait voulu abaisser sa mainqui saluait mais il s’en sentait incapable.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que le revolver n’est pas chargé, dit Chvéïk.

–&|160;Alors, chargez-le&|160;!

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que nous n’avons pas de cartouches à la maison. Et jepense qu’il serait difficile, même en tirant dessus, de fairebouger cet animal-là. Je me permets de vous faire remarquer, monlieutenant, que cet homme est le tampon du commandant Wenzl. Dèsqu’un officier lui parle, il perd sa langue. Il a le parler trèsdifficile en général. Il n’est qu’un imbécile. Le commandant, quandil sort en ville, le laisse traîner dans les couloirs de labaraque, et le pauvre diable s’en va causer avec des tamponsvoisins. Il a toujours peur, l’animal, bien qu’il n’ait commis riende criminel.

Chvéïk cracha. Le ton sur lequel il parlait deson collègue montrait clairement le mépris qu’il avait pour cettesorte de lâcheté.

–&|160;Permettez-moi, mon lieutenant, d’allerun peu le renifler.

Chveik fit descendre Mikoulachek de la tableet se mit à le flairer.

–&|160;Ça commence à venir, commença-t-il. Cesalaud est en train de tout lâcher. Voulez-vous que je le foutedehors&|160;?

–&|160;Foutez-le dehors, Chvéïk&|160;!

Chvéïk conduisit l’homme dans le couloir,ferma la porte derrière lui, et lui confia&|160;:

–&|160;Je t’ai sauvé la vie, imbécile&|160;!Bien entendu, tu m’apporteras une bouteille de pinard aussitôt queton commandant sera rentré. Sans blague, je t’ai vraiment sauvé lavie. Lorsque mon lieutenant est noir il est terrible et personned’autre que moi ne peut le retenir.

–&|160;Je suis…

–&|160;Tu n’es qu’une lavette, répondit Chvéïkdurement, va devant ta porte et attends ton maître.

–&|160;Enfin, vous voici, Chvéïk&|160;!s’écria le lieutenant dès que son ordonnance fut de retour. Je veuxvous parler. Laissez-moi de côté ce garde à vous idiot,asseyez-vous et fichez-moi la paix avec vos déclarationsd’obéissance. Fermez-là, et faites bien attention&|160;! Savez-vousoù se trouve la rue Soproni-Utsa à Kiralyhida&|160;? Je vous répètede ne pas me raser constamment avec vos&|160;: «&|160;je vousdéclare avec obéissance&|160;». Vous n’en savez rien&|160;? Alorsdites simplement que vous ne savez pas et ça suffit&|160;! Marquezsur un bout de papier&|160;: 16, Soproni-Utsa, 16. Il y a uneboutique de quincaillerie dans cette maison.

»&|160;Savez-vous ce que c’est unequincaillerie&|160;? Mais, nom de Dieu, ne me dites pas toujours«&|160;je vous déclare avec obéissance&|160;». Vous le savez&|160;?Bon&|160;! Ça suffit&|160;! Cette quincaillerie appartient à unMagyar, à un certain Kakonyi. Vous savez ce que c’est qu’unMagyar&|160;? Nom de Dieu&|160;! le savez-vous ou non&|160;? Vousle savez&|160;! Bon&|160;! Il a son appartement au premier étage decette maison. Vous le savez&|160;? Mais, sacré bougre, comment lesavez-vous puisque c’est moi qui vous le dis&|160;! Donc, il habitedans cet appartement. Bon. Ça vous suffit&|160;? Non&|160;? Nom deDieu, je vais vous faire coffrer dès demain. Avez-vous déjà notéque le type en question s’appelle Kakonyi&|160;? Bien. Donc, demainmatin, vers une heure environ, vous vous rendrez à cette maison,vous monterez au premier et vous donnerez cette lettre à MadameKakonyi.

Lukach fouilla dans ses poches et remit àChvéïk un pli.

–&|160;C’est une affaire très importante,Chvéïk, ajouta-t-il. On ne saurait trop prendre de précautions,c’est pour cette raison que je n’ai pas mis d’adresse dessus. Je mefie à vous. J’espère que vous ferez parvenir sans encombre malettre à cette dame. Notez encore que cette dame s’appelle Etelka.Écrivez&|160;: Etelka Kakonyi. J’ajoute que vous devez garder unediscrétion absolue et que vous devez attendre la réponse. C’est dureste écrit dans la lettre que l’on doit vous remettre une réponse.Que voulez-vous dire encore&|160;?

–&|160;Mais si la dame ne veut pas me donnerde réponse&|160;? Qu’est-ce que je dois faire alors&|160;? objectaChvéïk.

–&|160;Mon vieux, si tu ne m’apportes pas laréponse que je veux à tout prix, tu sauras de quel bois se chauffele lieutenant Lukach. Mais, pour l’instant, je veux dormir. Je mesens un peu fatigué. Dieu sait ce que j’ai bu dans la soirée. Jepense que peu de gens seraient capables de résister à un pareilrégime.

Le lieutenant Lukach n’avait pas prévu qu’ilresterait si longtemps en ville. Il avait quitté le camp militairepour aller voir une opérette que l’on jouait au théâtre hongroisavec des vedettes juives, des actrices fort grasses. On lui avaitraconté que le passage le plus amusant de la pièce était le momentoù ces dames lançaient les jambes en avant, très haut. Et on luiavait même confié qu’elles ne portaient pas de culottes. Le publicde la galerie ne jouissait pas, naturellement, de ces attractions,mais les officiers d’artillerie placés au premier rang du parterren’avaient pas oublié d’apporter leur jumelle de campagne.

Ce spectacle avait pourtant laissé lelieutenant Lukach relativement froid, car les jumelles qu’il avaitlouées au théâtre n’étaient point de bonne qualité.

À l’entr’acte son attention avait été attiréepar une dame qui, accompagnée d’un monsieur d’une quarantained’années, se dirigeait vers le vestiaire en déclarant qu’ellevoulait rentrer chez elle immédiatement&|160;; qu’elle en avaitassez de regarder des cochonneries pareilles. Elle disait cela enallemand&|160;; son compagnon lui répondit en magyar&|160;:

–&|160;Mais oui, mon ange, tu as raison, c’estdégoûtant.

–&|160;C’est écœurant, répéta la dame, tandisque le monsieur l’aidait à mettre son manteau.

Elle avait de beaux yeux noirs qui brillaientd’indignation. Elle regarda Lukach bien en face, comme si elle luiparlait et s’écria de nouveau&|160;:

–&|160;C’est dégoûtant, écœurant&|160;!

Et le lieutenant s’était subitement épris dela dame. Suivant les renseignements que lui avait donnésl’ouvreuse, il s’agissait là du ménage Kakonyi, dont le mari tenaitune quincaillerie qui se trouvait au numéro 15, dans laSoproni-Utsa.

–&|160;Et Mme&|160;Etelka habiteavec lui au premier étage, ajouta-t-elle avec des précisionsd’entremetteuse. C’est une Allemande, elle est de Sopron, et sonmari est magyar. Chez nous tous les couples sont panachés.

Le lieutenant prit également son manteau auvestiaire et s’en alla par la ville. Il rencontra, aucafé-restaurant «&|160;Prinz Albrecht&|160;», quelques officiers deson régiment.

Il ne perdit pas son temps à bavarder, mais ilen but d’autant plus, tout en réfléchissant à ce qu’il devaitécrire à cette belle dame aux mœurs si sévères et qui l’attiraitdavantage que toute la ménagerie de singes. C’est ainsi que sescopains appelaient les acteurs du théâtre hongrois.

Tout à son amour, il éprouva le besoin des’isoler et découvrit un petit café «&|160;À la Couronne deSaint-Étienne&|160;», où il se retira dans un salon, non sans avoirauparavant été obligé de chasser de là une Roumaine qui voulait àtout prix se déshabiller devant lui.

Il demanda de quoi écrire, une bouteille decognac, puis après mûres réflexions, il rédigea la lettre suivante,qu’il jugea la mieux réussie qu’il eût écrite dans savie&|160;:

«&|160;Madame,

«&|160;J’assistais hier soir au spectacle quia provoqué de votre part une si juste indignation. Je vous avaisdéjà observée toute la soirée, vous et monsieur votre mari…

–&|160;Mais vas-y carrément, se dit lelieutenant. De quel droit cet homme s’approprie-t-il une femmeaussi charmante&|160;!

Et il continua&|160;:

«&|160;J’ai remarqué que monsieur votre mari asuivi avec le plus grand intérêt le spectacle obscène qui sedéroulait sur la scène, lequel n’a éveillé dans votre esprit que dudégoût, parce que cela n’était point de l’art mais une bassespéculation sur les sentiments les plus bas de l’homme.

–&|160;Cette petite a une gorge épatante,songea-t-il. Et il continua à écrire&|160;:

–&|160;Pardonnez-moi, Madame, cet excès desincérité. J’ai connu dans ma vie un grand nombre de femmes, maisaucune n’a exercé sur moi une aussi forte impression que vous. Jeme suis aperçu, au cours de cette soirée que nous avions, vous etmoi, la même conception de l’art et de la vie. Je suis persuadé,d’autre part, que votre mari est un homme très égoïste qui voustraîne après lui…

–&|160;Non, se dit le lieutenant Lukach, ça neva pas. Il faut que je biffe ces mots&|160;: «&|160;vous traîneaprès lui&|160;». Et il écrivit&|160;:

«&|160;… est un homme très égoïste, quin’obéit qu’à son propre penchant, en vous obligeant à allerassister à des spectacles qui n’intéressent que lui. J’aime,par-dessus tout, la sincérité, et certes, je ne m’aviserai pas deme mêler de vos affaires de ménage. Ce que je voudrais obtenirsurtout de vous, c’est une suite de conversations sur des questionsartistiques.

–&|160;Elle n’osera jamais me suivre dans unhôtel de cette ville, de peur de se compromettre, songea lelieutenant Lukach. Il faudra que je la mène faire une excursion àVienne. Je demanderai une permission de 48 heures.

«&|160;C’est uniquement pour ces raisons queje vous prie, Madame, de vouloir bien m’accorder quelques instantsd’entretien, afin que nous puissions faire connaissance. J’espèreque vous aurez la bonté de ne pas refuser cette grâce à un hommequi doit partir prochainement pour le front, et qui, s’il obtientune entrevue avec vous, gardera, même au milieu des plus duresbatailles, le magnifique souvenir d’une âme qui l’a compris parcequ’elle était près de la sienne. J’attends votre réponse avecimpatience. Soyez assurée, Madame, qu’elle comptera parmi lesinstants les plus heureux de ma vie.&|160;»

Le lieutenant Lukach traça sa signature au basde la page, but son verre de cognac, en redemanda d’autres et, aubout d’une heure, c’est presque en pleurant qu’il relut salettre.

Neuf heures venaient de sonner lorsque Chvéïkréveilla son lieutenant&|160;:

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que vous avez déjà loupé votre service du matin, et queje dois aller porter votre lettre à Kiralyhida. J’ai déjà essayé devous réveiller à sept heures, puis à sept heures et demie&|160;; àhuit heures, j’ai fait une nouvelle tentative lorsque j’ai entendupartir la compagnie pour le terrain de manœuvres, mais vous nem’avez répondu qu’en vous retournant du côté du mur. Monlieutenant, allô&|160;! allô&|160;!…

Le lieutenant, tout endormi encore, voulait serecoucher, mais, cette fois il n’y parvint pas, car Chvéïk letenait fermement dans ses bras et le secouait comme un prunier.

–&|160;Mon lieutenant, lui hurla-t-il àl’oreille, je vais à Kiralyhida avec votre lettre.

Le lieutenant bâilla et demanda avecétonnement&|160;:

–&|160;Quelle lettre&|160;? Que me racontes-tuavec ton histoire de lettre&|160;? Puis, se souvenant tout à coupdes incidents de la veille, il ajouta vivement&|160;: Ah oui, c’esttrès important&|160;! Je vous recommande une très grandediscrétion, Comprenez-vous&|160;? Filez&|160;!

Dès que Chvéïk eut tourné les talons, lelieutenant s’enveloppa à nouveau dans sa couverture et se rendormitprofondément.

Trouver le n°&|160;16 de la rue Soproni-Utsan’était pas, somme toute, une opération si compliquée. Mais lemalheur voulut que Chvéïk rencontra en chemin, un de ses vieuxcopains, le sapeur Voditchka, affecté à un bataillon du génie deStirit qui appartenait également au camp militaire. Voditchka avaithabité, il y avait quelques années de cela, à Prague, dans lequartier Na Boïchti, qui avait été celui de Chvéïk. Il était doncnaturel que, dans leur joie de se revoir, les deux hommes, pourfêter cet heureux événement, se rendissent à la «&|160;BrebisRouge&|160;», où une amie de Voditchka, la Roujenka, qui étaittchèque également, servait comme fille de salle.

Les aspirants tchèques, heureux de retrouverune de leurs compatriotes, fréquentaient ce cabaret, où ils avaientfait quelques dettes.

Voditchka, depuis son arrivée, jouait le rôled’homme d’affaires. Il surveillait le départ des bataillons demarche et il s’efforçait, pour le compte de la Roujenka, de leurfaire payer leurs dettes avant qu’ils quittent le pays.

–&|160;Où vas-tu de ce pas&|160;? demanda-t-ilà Chvéïk, après que tous deux eurent vidé une bouteille du bonpinard de la «&|160;Brebis Rouge&|160;».

–&|160;C’est un grand secret, répondit Chvéïk,mais puisque tu es un vieux copain, je vais t’expliquer de quoi ils’agit.

Là-dessus, il lui raconta toute l’affaire dansses moindres détails, et Voditchka lui déclara qu’un vieux sapeurcomme lui ne pouvait laisser un de ses meilleurs copains accomplirune mission d’une si haute importance sans l’accompagner.

Ils passèrent leur matinée attablés aucabaret, à se conter de bonnes vieilles histoires des annéespassées et, lorsque midi se mit à sonner, ils se rappelèrent tout àcoup la mission dont ils étaient chargés et ils quittèrent la«&|160;Brebis Rouge&|160;».

Les histoires qu’ils avaient racontées et levin qu’ils avaient bu leur avaient donné une très grande confiance.Les deux amis avaient l’impression qu’il leur serait ridiculementfacile de vaincre toutes les difficultés qu’ils pourraientrencontrer.

Tout en marchant, Voditchka révéla à Chvéïk lahaine irréductible qu’il nourrissait contre les Magyars, et ilconta longuement les rixes quotidiennes qui avaient lieu contre cesennemis héréditaires, comment et où il avait déjà bataillé contreeux, et il expliqua également la façon dont les autoritésmilitaires avaient essayé de mettre fin à ces combats de rues.

–&|160;Un jour, dit-il, nous avons eu la peaud’un Magyar à Pandorf, où nous étions allés, toute l’équipe desapeurs, pour boire un petit picolo qu’on nous avait recommandé.C’est à cet endroit que j’ai empoigné mon homme à la gorge et queje lui ai administré une bonne raclée avec mon ceinturon. Tout cecis’est passé dans l’obscurité car, par prudence, nous avions dès ledébut de la bagarre mis la lampe en miettes à coups de bouteilles.Tout à coup notre client se met à crier&|160;:

–&|160;Eh&|160;! Tondo, c’est moi lePourkrabek du 16e territorial…

–&|160;Tu vois de quelle façon les accidentsarrivent, ajouta-t-il. Il s’en est fallu de peu pour que nousassommions le copain. Mais nous avons pris notre revanche au lac deNejider, où nous étions allés en excursion il y a trois semaines.Il y avait là, dans un village qui se trouve au bord du lac, undétachement de mitrailleurs honveds, et le hasard a voulu que nousallions dans le cabaret où ils se trouvaient. Comme nous étions là,ils se mirent à danser leur tcharda en faisant un tapage de tousles diables. Ensuite, et de plus en plus excités, ils se mirent àgueuler leur chanson «&|160;Uram, uram, birô uram ou lanyok,lanyok faluba&|160;». Nous nous sommes installéstranquillement en face d’eux, mais nous avons eu soin auparavant dedéfaire nos ceinturons et de les placer devant nous, sur la table.Nous nous sommes dit&|160;: attendez un peu, espèces de salauds,nous allons vous en montrer des&|160;: «&|160;Lanyok, lanyok,faluba.&|160;» Et l’un des nôtres, un certain Meistrik, quiavait un dos aussi large que le mont Bila, a décidé d’aller danserpour faucher une poule aux Magyars. Et ces filles étaientdiablement belles. Elles avaient des jambes un peu là, des fessesrondes et de beaux yeux noirs. Lorsque ces salauds de Magyars lesécrasaient contre eux en dansant, on voyait qu’elles avaient unepoitrine ferme comme du marbre et que ça ne leur déplaisait pasd’être serrées ainsi. Donc, notre bon Meistrik se jette au milieudes danseurs et se met en devoir d’enlever la plus bath de cespoules à un honved. Comme celui-ci se mettait à rouspéter, Meistriklui colle aussitôt une de ces gifles dont il a le secret. Et voilàle honved qui se fout la gueule par terres et juste à cemoment nous nous levons aussitôt, nous empoignons les ceinturonsque nous avions attachés à nos poignets pour empêcher la baïonnettede glisser. Nous bondissons dans le tas et je me mets àgueuler&|160;: Pas de quartier&|160;! chacun sa part&|160;! Tuaurais vu si ça bardait&|160;! Nous en avons assommé quelques-unsau moment même où ils essayaient de se sauver par la fenêtre.

Comme nous faisions un chambard terrible, onest allé avertir les autorités. Bon&|160;! Le bourgmestrerapplique, accompagné d’une douzaine de gendarmes, mais nous noussommes mis à les tabasser, eux aussi, nous avons même passé lecabaretier à tabac, car ce cochon s’était mis à nous insulter enallemand. Lorsque nous avons été les maîtres du champ de bataille,nous avons fait la chasse à ceux qui s’étaient sauvés dans levillage. Nous avons découvert un sergent, qui s’était embusqué chezun paysan dans le grenier au foin. C’était sa poule qui l’avaittrahi par jalousie, car il avait dansé avec une autre durantl’après-midi. Elle avait eu tout à coup un béguin fou pour notreMeistrik, et cette rosse l’a même accompagné sur la route deKiralyhida en disant qu’il y avait par là-bas beaucoup d’arbres etque l’on pouvait regarder la feuille à l’envers. C’est ainsiqu’elle a attiré avec elle notre Meistrik dans un tas de foin, maisaprès, comme elle avait le culot de lui réclamer 5 couronnes poursa petite affaire, notre copain lui a flanqué une baffe sur lagueule. Quand il nous a rejoints, juste à l’entrée du camp, il nousa raconté qu’il s’était rudement trompé avec cette poule, car ilcroyait, d’après ce qu’on lui avait dit, que les Magyares étaientpleines de feu, alors que celle-ci s’était simplement couchée dansle foin comme une truie et n’avait cessé de bavarder pendant toutle temps qu’ils restèrent ensemble.

–&|160;Bref, les Magyars sont tous des voyous,affirma Voditchka en achevant de raconter son histoire.

Chvéïk objecta, en haussant lesépaules&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que tu veux, il y a desMagyars qui n’y sont pour rien, s’ils sont Magyars.

–&|160;Comment&|160;? s’écria Voditchka avecindignation, ils n’y sont pour rien&|160;? La belle blague&|160;!Ils y sont bien pour quelque chose, cette bande de salauds. Je tesouhaite de faire avec eux la même parade que moi les premiersjours que je suis arrivé au cours d’entraînement. Le premier jour,on nous a conduits comme un troupeau de bestiaux à l’école, et là,un type s’est mis à dessiner toutes sortes d’idioties au tableau età nous expliquer ce que c’est que le ciment armé et un tas defoutaises de ce genre. Et ceux qui ne se rappelaient pas tout cequ’il avait raconté étaient mis en taule.

–&|160;Sacré nom de Dieu&|160;! je me suisdit. Est-ce que c’est pour t’embusquer ou pour t’asseoir sur unebanquette avec un crayon et un cahier que tu t’es sauvé dufront&|160;! La colère me prend, et si j’avais suivi mon idéej’aurais tout démoli dans la baraque. J’ai même pas attendu lasoupe. Je me suis mis en route pour aller à Kiralyhida. J’étaisdans une telle fureur que je ne pensais qu’à trouver un bon petitbistro, pour me saouler, et coller une bonne claque au premier venuet rentrer ensuite, apaisé, à la baraque de la compagnie. Maisl’homme prévoit et Dieu décide. Arrivé au bord de la rivière, jetrouve un petit local, silencieux comme une chapelle. Je medis&|160;: Nom de Dieu, tu vas aller faire du pétardlà-dedans&|160;! J’entre et je trouve deux clients quis’entretenaient en magyar, ce qui n’a fait que me mettre un peuplus en rogne. Mais, tout en buvant, je ne m’étais pas aperçu quecette vache de mastroquet avait encore une salle à côté de celle oùje me trouvais et, dès que je me suis mis à tabasser mes deuxpékins, huit hussards, qui étaient arrivés sans que je les voie, mesont tombés dessus. J’ai pris quelque chose pour mon rhume&|160;!Ils m’ont fait cavaler par les jardins et par les champs, de sorteque je n’ai retrouvé le campement que vers la fin de la matinée et,en arrivant, j’ai dû me rendre aussitôt à la visite médicale. Là jeleur ai raconté que j’étais tombé dans la fosse d’une tuilerie.Pendant une semaine, ils m’ont gardé à l’hôpital enveloppé dans desdraps humides, pour m’éviter, à ce qu’ils disaient, une congestion.Je ne te souhaite pas d’avoir affaire à ces salauds de Magyars. Cene sont pas des hommes, c’est tout simplement une bande devaches&|160;!

–&|160;Mon vieux, répondit Chvéïk, il y a unvieux proverbe qui dit&|160;: Qui pèche par l’épée périra par leglaive. Il ne faut pas que tu t’étonnes si ces clients t’ontflanqué une trempe. Par-dessus le marché, tu les as obligés àabandonner leur pinard sur la table pour te poursuivre dans lesténèbres. À mon avis, ils auraient dû te régler ton compte surplace et te foutre dehors ensuite. Ç’aurait été plus raisonnable.J’ai connu un bistro du nom de Paroubka, à Libné. Un jour, unmarchand ambulant qui vendait de la quincaillerie s’est saoulé chezlui avec du kirsch. Voilà notre bonhomme qui se met à engueuler lebistro en lui disant que son kirsch ne vaut rien, que soneau-de-vie est anémique et que, s’il ne buvait que ça à ses repas,il se sentait capable d’aller au cirque pour y faire l’équilibristeen portant le bistro dans ses bras. Il ajoute encore que notreParoubka n’était qu’un chien pouilleux. Là-dessus, notre bonParoubka l’attrape et lui flanque tout son barda à travers lafigure. Tu aurais vu voler les casseroles… Puis il l’a mis dehors,et l’a chassé devant lui avec une trique jusqu’à la place desInvalides. Mais comme il trouvait que ce n’était pas encore assez,il a continué de le poursuivre jusqu’à la Karnina, puis à traversZijkov. Ensuite, par la Jidovska jusqu’à Malechitz. Arrivé là, il abrisé sa trique sur le dos du Slovaque. Sa colère un peu apaisée,il rentra à Libné. Seulement, il avait oublié dans sa fureur qu’ilavait laissé sa boutique pleine de clients. Or, ces copains firentà ses frais une petite fête pendant son absence, ce que le bistroput constater en arrivant chez lui. Il trouva deux agents devant saporte, assez mûrs eux aussi, car ils avaient été obligés d’entrerdans le café pour y remettre de l’ordre. Tout avait été vidé àl’intérieur pendant l’absence du propriétaire. Ces cochons avaientroulé un tonneau de rhum devant la porte et ils avaient bu tout cequ’il y avait dedans. Sous le comptoir, deux clients ronflaient,complètement noirs. Les policiers ne les avaient pas aperçus et,lorsqu’ils revinrent à eux, ils voulaient payer à tout prix laconsommation qu’ils avaient bue. Ils tendaient deux sous aucabaretier, en soutenant qu’ils n’avaient pas bu davantage. Voilàoù peut conduire la colère&|160;! C’est à peu près pareil à laguerre. Tu te bats contre l’ennemi, tu cours après lui, toujours deplus en plus échauffé, et ensuite tu es tellement fatigué que, s’ilreprend l’offensive, tu n’as plus la force de courir pour tedébiner.

–&|160;T’en fais pas, répondit Voditchka, jeles ai repérées ces fripouilles de hussards, et je n’attends que labonne aubaine qui en amènera un sur mon chemin. Alors, je luirendrai la monnaie de sa pièce. On ne badine pas comme ça avec unsapeur de ma compagnie. Nous ne sommes pas des soldats comme lesautres. Lorsque nous étions près du fort de Przemysl, nous avionsun capitaine, un certain Jetzbacher. C’était un cochon comme il yen a peu&|160;: il nous a tellement emmerdés, qu’un type de notrecompagnie, un certain Bitterlich, un allemand, mais un brave copaintout de même, s’est suicidé à cause de lui. Alors, nous avons juréde le venger, et nous nous sommes dit&|160;: Aussitôt que lesRusses recommenceront de nous tirer dessus, le capitaine Jetzbacheraura de nos nouvelles.

Et nous l’avons fait, comme nous l’avions dit.À peine les Russes nous ont-ils flanqué quelques balles dans leparapet de notre tranchée, que nous avons aussitôt balancé cinqcoups de flingot dans la peau de cette ordure de capitaine. Il fautcroire que le client avait la vie dure, il devait descendre d’unefamille de chats, car nous avons été obligés de lui refiler encoredu rabiot pour l’achever. Mon vieux, il n’a pas eu le temps degueuler. C’est à peine s’il a grogné un peu. Je t’assure que devoir la bouille qu’il faisait, c’était plutôt marrant…

Et Voditchka se mit à rire à belles dents.

–&|160;Ça, c’est du boulot&|160;! ajouta-t-il.Et c’est arrivé plusieurs fois. Un camarade de notre compagnie m’araconté, l’autre jour, que lorsqu’il était encore avecl’infanterie, du côté de Belgrade, il a zigouillé son lieutenantpendant une attaque, parce que celui-ci avait tiré sur deux de sescopains qui étaient à bout de force.

Tout en devisant de la sorte, Chvéïk etVoditchka arrivèrent au n°&|160;16 de la Soproni Utsa.

–&|160;Tu n’as qu’à rester en bas devant laporte, dit Chvéïk. Je n’en ai que pour deux minutes. Je monte aupremier, je remets la lettre et on me donnera la réponseaussitôt.

Mais Voditchka se mit à rouspéter.

–&|160;Comment&|160;? Tu veux que je te laisseseul&|160;? Mais, mon vieux, tu ne connais pas les Magyars&|160;!Non, non&|160;! Il faut que nous prenions nos précautions. Je monteavec toi, et je vais leur coller une baffe&|160;!

–&|160;Écouté Voditchka, lui répondit Chvéïkgravement, ici il n’est pas question d’un Magyar, il s’agit d’unedame. Je t’ai pourtant dit, lorsque nous étions au Cabaret, quej’avais une lettre de mon lieutenant à remettre et que c’étaitconfidentiel. Mon lieutenant a bien insisté sur ce point. C’est uneaffaire, m’a-t-il dit, que personne au monde ne doit savoir. Tu asd’ailleurs entendu toi-même la fille de Roujenka affirmer que leschoses devaient se passer ainsi et que, dans ces sortesd’histoires, il faut être discret. Tu comprends que mon lieutenantserait ennuyé si l’on venait à savoir qu’il échange des billetsd’amour avec une femme mariée. Mon vieux, je t’ai clairementexpliqué qu’il s’agissait d’une mission secrète et confidentielle.Et maintenant tu viendrais me mettre des bâtons dans les roues envoulant monter avec moi chez cette femme&|160;!…

–&|160;Tu ne me connais pas encore, mon petit,répondit Voditchka gravement, je t’avais bien dit que je ne voulaispas te laisser seul, et ma parole en vaut une autre. Parconséquent, que tu veuilles ou non, nous allons monter ensemblechez cette poule. Quand on est deux, c’est toujours plus sûr…

–&|160;Oui, eh bien, mon vieux Voditchka, jevais te dire moi aussi une bonne chose. Tu connais peut-être la rueEnklanova à Prague&|160;? Eh bien, c’est dans cette rue queVobornik avait son atelier de serrurerie. C’était un grand honnêtehomme. Un matin, il était rentré chez lui après avoir fait unelongue tournée dans les bistros de la ville, en amenant un copainavec lui pour lui donner l’hospitalité, eh bien, mon vieux, que tule croies ou non, le Vobornik a été obligé de rester pendant unesemaine au plumard à cause de son copain. Et chaque fois que safemme le pansait, elle n’oubliait pas de lui dire&|160;:«&|160;Vois-tu, Tom, si tu étais rentré seul, ce jour-là, tu enaurais été quitte pour que je t’engueule et je ne t’aurais pasbrisé le manche à balai sur le crâne…&|160;» Et lorsque Vobornik aété guéri et qu’il a pu se remettre à parler, il lui arépondu&|160;: «&|160;T’as raison, ma chérie, la prochaine fois, sije vais m’amuser quelque part je n’inviterai plus personne à venircoucher à la maison…&|160;»

–&|160;C’est ce que je voudrais voir&|160;!s’écria Voditchka, que ce sacré bougre de magyar s’avise de nousfrapper&|160;! S’il s’avise de faire cela, je l’attrape par lagorge et je lui fais dégringoler l’escalier. Avec ces salauds deMagyars, il n’y a que la manière forte qui compte&|160;! Pasd’hésitation et en avant&|160;!

–&|160;Allons, allons, Voditchka, tu n’as pastellement bu. Je me suis enfilé deux demi-setiers de plus et tu asl’air beaucoup plus noir que moi. Réfléchis un peu. Tu sais que jesuis chargé d’une mission discrète et confidentielle et que nous nesommes pas venus ici pour faire du scandale. N’oublie pas qu’ils’agit d’une poule de la haute…

–&|160;Mon vieux, ça m’est égal, je vais luifoutre aussi sa part de baffes&|160;! Tu connais pas encore tonVoditchka. Un jour, que j’étais avec des copains à l’Île-des-Roses,à Zabeihitz, à une fête de bienfaisance, une poule a refusé devenir danser avec moi parce qu’elle disait que j’avais la gueulegonflée. Et c’était vrai, car je m’étais tabassé la veille dans unbal, à Hostitl. Et tu t’imagines que j’ai avalé comme ça cetteinjure d’une petite putain de bourgeoise&|160;? «&|160;Eh bien, envoilà une pour vous aussi, mademoiselle&|160;! que je lui ai dit,en lui administrant une telle baffe que voilà ma gonzesse qui partà la renverse en entraînant la table, les chaises, les bouteilles,et même son père et ses frères qui s’amusaient en sa compagnie.Ceux qui étaient là se sont mis à gueuler, mais penses-tu que j’aieu la frousse&|160;? J’avais quelques copains avec moi qui sejettent à mes côtés, à la rescousse. Nous avons réglé les comptes àcinq familles y compris les gosses. On les entendait hurler à deuxkilomètres à la ronde. Et tous les journaux, le lendemain, ontparlé de cette fête de bienfaisance&|160;! Pour cette raison, commeces gars de Vershovitz qui m’ont aidé, je veux aussi secourir lescamarades, tu peux me raconter ce que tu voudras, je ne tequitterai pas d’une semelle. Non, mais sans blague, tu ne voudraispas me faire l’affront de me laisser tomber maintenant que nousnous sommes revus après tant d’années et dans des circonstances siextraordinaires&|160;! Et puis, tu ne sais pas ce que valent cescochons de Magyars&|160;!

–&|160;Eh bien, mon vieux, lui répondit Chvéïken soupirant, puisque tu y tiens tant que cela, viens avec moi.Mais attention&|160;! surtout pas de scandale&|160;!

–&|160;T’en fais pas, vieux frère, chuchotaVoditchka en montant l’escalier, tu vas voir ce qu’ils vont prendrepour leur rhume. Je vais aplatir ton magyar comme unegalette&|160;!

Et Voditchka se mit à pousser son cri deguerre&|160;: «&|160;À bas ces salauds de Magyars&|160;!&|160;»

*

**

Chvéïk et Voditchka arrivèrent devant la portedu ménage Kakonyi. Avant de presser sur le bouton de la sonnette,Chvéïk fit un dernier appel à la sagesse de son ami&|160;:«&|160;Souviens-toi de ce qu’on t’apprenait à l’école&|160;:Prévoyance est mère de la sagesse&|160;!

–&|160;Je m’en fous, répondit Voditchka, iln’aura même pas le temps d’ouvrir le bec. Je ne suis pas venu icipour parlementer.

Chvéïk sonna et Voditchka déclara touthaut&|160;:

–&|160;Une… deuss… tu vas le voir dégringolerl’escalier&|160;!

Comme il achevait ces mots la porte s’ouvritet une bonne leur demanda en hongrois ce qu’ils désiraient.

–&|160;Nem ludom, fit Voditchka avecmépris, apprends à parler tchèque, ma fille.

–&|160;Verstehen Sie Deutsch&|160;? demandaChvéïk.

–&|160;Ein bissehen, réponditcelle-ci.

–&|160;Ben, alors, dites à madame que jevoudrais lui parler. Dites à madame que j’ai une lettre pour elled’un monsieur.

–&|160;Ça me fait pitié, dit Voditchka enentrant derrière Chvéïk dans le vestibule, de te voir perdre tontemps à discuter avec des grenouilles de ce genre.

Chvéïk fit remarquer&|160;:

–&|160;C’est assez joli chez eux. Vise un peutous les parapluies qui sont dans ce coin, et cette image deJésus-Christ n’est pas si moche que ça.

Comme il achevait ces mots la bonne sortitd’une pièce d’où parvint un bruit de fourchettes, de cuillères, etelle dit à Chvéïk&|160;:

–&|160;Si vous avez quelque chose à remettre àmadame, vous n’avez qu’à me le donner.

–&|160;Eh bien, déclara Chvéïk solennellement,voilà la lettre pour madame. Mais de la discrétion, je suis enmission confidentielle.

Et il lui remit la lettre du lieutenantLukach.

–&|160;Et moi, continua-t-il, dans un allemandpetit nègre, j’attends ici, dans l’antichambre, la réponse.

–&|160;Pourquoi tu ne t’assieds pas&|160;?demanda Voditchka en se laissant tomber dans un fauteuil. Nous nesommes pas des mendiants. Tu crois que nous allons nous abaisserdevant des magyars&|160;! Nom de Dieu, tu vas voir que nous auronsencore des ennuis avec eux&|160;! et où as-tu apprisl’allemand&|160;?

–&|160;Je l’ai appris tout seul, réponditChvéïk.

Les deux amis attendirent quelques instants ensilence puis, tout à coup, un vaste tumulte retentit dans la pièceoù la bonne avait disparu en emportant la lettre. Parmi des éclatsd’une voix d’homme on pouvait entendre des cris et des sanglots defemme. On entendit une soupière et des assiettes qui se brisaienten tombant sur le plancher. Et, dominant ce vacarme, un hurlementd’homme s’éleva&|160;: Bassam az anyad istenit, a kristusmariadat, bassam az apad istenit[4]&|160;!&|160;»

La porte s’ouvrit brusquement à deux battantset un monsieur d’une cinquantaine d’années, avec sa servietteautour du cou, agitant la lettre du lieutenant dans sa main, seprécipita sur Chvéïk et son compagnon comme un fou.

Comme Voditchka était assis tout près de laporte c’est à lui que s’adressa d’abord le personnagefurieux&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que cela veut dire&|160;?Quel est le voyou qui a osé apporter cette lettre&|160;?

–&|160;Ne crie pas tant, vieux frère, luirépondit Voditchka en se levant tranquillement. Je te conseille defermer ta gueule si tu ne veux pas dégringoler immédiatementl’escalier.

Ce fut au tour de Chvéïk d’essuyerl’avalanche. Le monsieur bondit sur lui et se mit à lui raconter untas de choses sans intérêt. Il lui expliqua entre autres qu’ilétait justement en train de déjeuner lorsque…

–&|160;Oui, nous avons bien entendu que vousétiez en train de déjeuner, répondit Chvéïk dans son allemandestropié, et il est vrai que ce n’était peut-être pas le moment devous déranger pendant que vous étiez à table.

–&|160;Pas de compliments inutiles&|160;! luicria Voditchka.

Le monsieur, de plus en plus furieux, se mit àgesticuler des mains, des pieds, tandis que sa serviette flottaitautour de son cou. Il déclara qu’il avait d’abord cru qu’ils’agissait d’une lettre des autorités militaires lui demandantd’héberger de la troupe.

–&|160;En effet, lui répondit Chvéïk, ce n’estpas la place qui manque ici, mais il ne s’agit pas de cela.

Le monsieur lui répondit avec fureur qu’ilétait lieutenant de réserve, qu’il ne demanderait pas mieux qued’offrir sa vie pour la patrie si un malencontreux mal aux reins nele retenait chez lui.

–&|160;De mon temps, ajouta-t-il, lesofficiers n’auraient pas commis la goujaterie d’aller porter letrouble dans les foyers des bons citoyens.

Il se proposait de faire porter la lettre aucolonel du régiment, au ministère même et de la faire publier dansles journaux.

–&|160;Monsieur, répondit Chvéïk avec dignité,j’ai écrit moi-même cette lettre. Le nom et la signature sont faux.J’aime votre femme. Je l’ai dans la peau, comme dirait le poèteVrhlitzki.

À ces mots, le monsieur, écarlate de fureur,voulut se jeter sur Chvéïk qui se tenait tranquillement devant lui,calme et digne. Mais le vieux sapeur Voditchka qui ne le perdaitpas de vue, lui donna un croc en jambe, arracha des mains deMonsieur Kakonyi la précieuse lettre et la mit dans sa poche, puisil attrapa le bonhomme par la gorge, ouvrit la porte d’une main etle précipita dans l’escalier.

Tout cela se passa aussi rapidement quelorsqu’on décrit dans les contes populaires l’enlèvement dequelqu’un par le diable.

Il ne resta plus dans l’antichambre que laserviette de Kakonyi. Chvéïk la ramassa, alla frapper à la ported’où était sorti cinq minutes auparavant le maître de céans et,avec un geste très noble, il dit&|160;:

–&|160;Voilà, madame, la serviette de votremari. Je préfère vous la donner parce que nous aurions pu la saliren marchant dessus… mes compliments, madame…

Il fit le salut militaire, tourna sur sestalons, et regagna le vestibule. Dans l’escalier, aucune trace delutte n’était visible. Voditchka avait tenu parole. Ainsi qu’ill’avait déclaré&|160;: tout s’était déroulé le plus correctement dumonde. Seul, devant la porte, gisait un faux-col tout froissé.C’était à cette place, sans doute, que Kakonyi essaya vainement derésister à la poigne de Voditchka.

Mais lorsque les deux amis arrivèrent dans larue, l’incident prit une tournure plus grave. Monsieur Kakonyiavait été transporté dans une maison d’en face où on l’aspergeaitabondamment pour essayer de le faire revenir à lui. Voditchka, aumilieu de la chaussée, soutint une lutte acharnée contre troishussards qui étaient accourus pour défendre leur compatriote. Levieux sapeur combattait comme un lion en faisant un moulinet avecson ceinturon. Rapidement d’autres soldats tchèques passaient parlà se rangèrent à ses côtés. Comme Chvéïk le raconta plus tard, ilne sut même pas comment il se fit qu’il se trouva au beau milieu dela bagarre. N’ayant pas de baïonnette sur lui, il arracha la canned’un passant pour se précipiter au secours de son copain.

La lutte durait depuis un long moment déjà etdemeurait indécise lorsqu’une patrouille survint qui ramassa tousles combattants.

Chvéïk marchait en tête du groupe, tenantfièrement la canne à sa main comme une épée, à côté de Voditchka,cependant que les soldats de la patrouille les escortaient.

Le vieux sapeur garda un silence farouchedurant tout le chemin. Il n’en sortit que pour déclarer à Chvéïkd’un ton mélancolique, au moment où ils franchissaient la porte ducorps de garde de la garnison&|160;:

–&|160;Eh bien, mon vieux, je te l’avais biendit&|160;! On a toujours des embêtements avec ces salauds deMagyars&|160;!

*

**

Le colonel Schroder observait du milieu de sonbureau, avec un plaisir intense, le visage pâle et les yeux cernésdu lieutenant Lukach. Celui-ci, pour dissimuler sa gêne, évitaitsoigneusement de regarder en face le colonel. À le voir, on auraitcru que tout son intérêt était concentré sur de savants dessinsplacardés contre le mur, qui représentaient la disposition duquartier de son régiment, seules décorations du cabinet de sonchef.

Le colonel Schroder avait étalé devant lui,sur son bureau, une quantité de journaux où certains articlesavaient été marqués au crayon rouge. Il les contempla en silencedurant quelques minutes puis, fixant son regard sur Lukach, ildit&|160;:

–&|160;Ainsi, vous n’ignorez pas que votreordonnance se trouve en prison et qu’il sera fort probablementdéféré au conseil de guerre de la division&|160;?

–&|160;Oui, mon colonel.

–&|160;Vous n’ignorez pas également,poursuivit le colonel en détachant chaque syllabe, que cetteaffaire a eu un retentissement énorme. La stupidité de votreordonnance a fortement contribué à agiter l’opinion publique etvotre nom est gravement mêlé à ces incidents. Le général dedivision nous a fait parvenir les documents qui sont devant vous.Voilà quelques journaux qui vous font l’honneur de s’occuper devous, lieutenant. Lisez-moi à haute voix un de ces articles marquésau crayon rouge.

Le lieutenant Lukach prit un des journaux auhasard.

–&|160;C’est le Pester Lloyd&|160;?demanda le colonel.

–&|160;Oui, mon colonel, répondit Lukach et ilse mit à lire&|160;:

«&|160;Pour mener cette guerre jusqu’à lavictoire, la monarchie austro-hongroise a besoin de lacollaboration de tous ses peuples. Si nous voulons sauver notrepatrie, les nations qui la composent ont le devoir de s’entr’aider.Les graves sacrifices de nos vaillants soldats qui marchenttoujours et sans discontinuer en avant, seraient vains si dansl’hinterland, la division commençait à régner, si des élémentssubversifs paraissaient se proposer pour but de détruire l’unité del’État et de ruiner l’autorité de notre monarchie, en dressant lespeuples de notre fédération les uns contre les autres. Nous nepouvons donc considérer sans inquiétude ces groupements d’individusqui, pour des raisons fallacieuses, se proposent de jeter ledésaccord parmi nos peuples et d’affaiblir ainsi le magnifique élanqui pousse notre population tout entière vers nos frontières, afinde rejeter les misérables qui ont osé nous attaquer dans l’espoirde nous dépouiller de nos richesses culturelles et matérielles.Nous avons déjà eu l’occasion de signaler certains événements quiont obligé le conseil de guerre à prendre des mesures énergiquescontre certains individus appartenant à des régiments tchèques, quitrahissent leur pays en répandant parmi la nation tchèque la hainede tout ce qui est magyar.

«&|160;Or, cette nation nous a donné toute unesérie de chefs militaires d’une réputation glorieuse. Qu’il noussuffise de citer le nom du maréchal Radetzki. À côté de ces hérosnous avons de louches individus qui cherchent à jeter le désaccordentre les peuples qui composent notre grande nation. Nous avonscité ici même, les agissements abominables du… de ligne (censuré) àDebretzen. Ces manœuvres ont été flétries à juste titre par leParlement hongrois, et le drapeau du même régiment, au front…(censuré). Quels sont les responsables de ces actes&|160;?…(censuré). Quels sont ceux qui excitent les soldats tchèques(censuré). Nous voyons un exemple éclatant de l’audace aveclaquelle ces éléments étrangers essayent de jeter la désunion parminous dans les incidents qui eurent lieu ces jours derniers àKiralyhida. À quelle nation appartiennent les soldats du campementmilitaire qui ont fait violence à la personne de l’honorablecommerçant Gyula Kakonyi&|160;? Les autorités responsables ont ledevoir pressant de suivre cette affaire avec une attention toutespéciale.

«&|160;Aussi nous espérons que les minoritésresponsables sauront demander des comptes à un certain lieutenantLukach qui a, paraît-il, joué un rôle de premier plan dans lesévénements que nous venons de décrire. Notre correspondant a réuniune masse considérable de documents à ce sujet, documents d’uneportée exceptionnelle, surtout si l’on songe aux jours historiquesque nous vivons.

«&|160;Les lecteurs du Pester Lloydsuivront, nous l’espérons, avec un intérêt tout particulier, lamarche de l’instruction, et nous pouvons les assurer, d’ores etdéjà, que nous ne manquerons pas de les informer avec exactitudesur le développement de cette affaire. Mais, dès maintenant nousposons la question aux autorités&|160;: Quand dénoncera-t-on, d’unefaçon officielle, l’attaque ignoble qui a été perpétrée contre lapopulation magyare de Kiralyhida&|160;? Le parlement de Budapestdoit s’occuper également de cette affaire. Il y a lieu, enfin,d’expliquer aux soldats tchèques qui traversent notre pays pour serendre au front que le royaume de la couronne deSt-Étienne n’est pas entièrement livré à leur merci. Etsi certains éléments de cette nation persistaient dans leurssentiments fratricides, il conviendrait alors de les rappeler ausens des réalités, c’est-à-dire que nous sommes en guerre et que ladiscipline peut être rappelée au moyen des pelotons d’exécution etdes potences. Leur seul devoir, c’est de se soumettre loyalement,sans attendre des mesures de justice.&|160;»

–&|160;Qui est-ce qui a signé cet article,lieutenant&|160;?

–&|160;C’est Béla Barabas, le député, mon,colonel.

–&|160;En somme, il ne s’agit que d’une bêtisede chauvin magyar, mais sachez que ce même article a été publié lemême jour dans le Pesti Hirlap. Maintenant, veuillez melire la traduction de l’article du journal hongrois, le SoproniNaplo.

Le lieutenant Lukach se mit à lire l’article àhaute voix. L’auteur s’était abandonné à une phraséologie de cegenre&|160;:

«&|160;L’exigence de la raison d’État –l’ordre social, dignité et sentiments humains – une fête sanglantede Cannibales, une civilisation mise en péril, etc.,etc.&|160;»

L’article donnait l’impression que les soldatstchèques avaient assailli le rédacteur de l’article, l’avaient jetéà terre et s’étaient amusés à le piétiner longuement avec leurslourdes bottes, tandis que ledit rédacteur, hurlant de douleur,s’empressait de dicter son article à une dactylo présente au momentmême du massacre.

«&|160;On passe sous silence, ajoutait leSoproni Naplo, certains faits très importants. Nous savonstrès bien tous les méfaits que les Tchèques ont déjà commis à notredétriment. Le point essentiel est de savoir quels sont lesresponsables et de frapper les meneurs. L’attention de nosautorités est évidemment, à l’époque que nous vivons, fort absorbéepar d’autres devoirs. Néanmoins, il convient de ne pas fermer lesyeux sur les événements de Kiralyhida. L’article que nous avonspublié hier a été mutilé par la censure. Cependant, notrecorrespondant envoyé sur les lieux nous téléphone que les autoritéslocales s’occupent d’éclaircir cette affaire. Ce qui nous étonneprofondément, c’est que les instigateurs de ce massacre se trouventencore en liberté. Nous songeons surtout, en écrivant ces lignes, àun certain lieutenant qui, d’après nos informations, continue à sepromener librement dans le campement militaire, en portantl’insigne de son régiment. Son nom a déjà été révélé au public dansla journée d’hier par le Pester Lloyd et par le PestiNaplo.

«&|160;Nos lecteurs auront déjà reconnu lefameux chauvin tchèque, Lukach, dont les agissements serontprochainement dénoncés devant le parlement hongrois, par le députéde la circonscription de Kiralyhida.&|160;»

–&|160;De la même façon charmante, dit lecolonel, le journal hebdomadaire, le Kiralyhida, et lapresse de Pozsony vous rendent célèbre. Enfin, vous me comprenez,lieutenant, ces articles sont inspirés par de vieilles rancunes.Peut-être cela vous amusera également de lire l’article duJournal du soir de Komarom, où l’on affirme en touteslettres que vous avez tenté de violer madame Kakonyi dans sa salleà manger, au moment même du déjeuner et en présence de son mari.Vous avez forcé, d’après ce journal, ce malheureux cocu àbâillonner son épouse avec sa serviette de table, afin del’empêcher de hurler. Ceci est le dernier article qui nous estparvenu sur vous, lieutenant.

Le colonel se mit à rire et ajouta&|160;:

–&|160;Les autorités ont trahi leur devoir, lacensure de la presse locale est entièrement aux mains des Magyars,qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous embêter. Nos officiers nesont pas assez protégés contre les diffamations de ces fripouillesde rédacteurs, et ce n’est qu’après des démarches énergiques, surl’insistance du conseil de guerre de notre division, que nous avonsréussi en partie à obtenir satisfaction. Le procureur général deBudapest vient d’ordonner l’arrestation des rédacteurs coupables.Je vous assure que le rédacteur en chef du Journal du soir deKomarom aura de nos nouvelles.

D’autre part, j’ai été chargé en ma qualité devotre supérieur de vous soumettre à un interrogatoire. Le conseilde guerre qui m’a donné cet ordre m’a fourni également desdocuments concernant votre affaire, et tout serait déjà réglé àl’amiable, si cet idiot de Chvéïk n’était pas intervenu dansl’histoire. On avait arrêté avec lui un sapeur nommé Voditchka.Après la rixe au poste de garde de la garnison, on a retrouvé dansla poche de sa capote, la lettre que vous aviez envoyée à MadameKakonyi. Or, comme on interrogeait Chvéïk, il a déclaré àl’instruction que ce n’était pas vous qui aviez rédigé la lettre,mais lui-même. Et, lorsqu’on lui a présenté le document, et que lejuge d’instruction l’a pressé de le copier pour comparer les deuxécritures, votre ordonnance s’est emparée de la lettre et l’aavalée. Le secrétariat du régiment a dû mettre à la disposition dujuge d’instruction des rapports rédigés par vous-même pour comparervotre écriture avec celle de Chvéïk. Et voici le résultat de leursrecherches…

Le colonel chercha quelques instants dansl’amoncellement de feuilles qui se trouvaient sur son bureau, puisil tendit au lieutenant Lukach un papier sur lequel celui ci putlire&|160;:

«&|160;Le détenu Chvéïk s’est refusé à écrireles phrases qu’on lui dictait, en déclarant pour sa défense quedepuis la veille, à la suite des émotions subies, il ne savait plusécrire&|160;».

–&|160;Tout ce que Chvéïk ou le sapeurVoditchka pourront dire au conseil de guerre n’a aucune importance,lieutenant. Chvéïk et le sapeur affirment qu’il ne s’agit danstoute cette affaire que d’une sorte de farce, qu’ils furentcontraints eux-mêmes de se défendre parce qu’ils avaient étéattaqués par des civils. L’instruction a du reste établi que votreChvéïk est un drôle de personnage. Voici la façon par exemple dontil a répondu à ses juges, lorsque ceux-ci le pressaient d’avouer.Je lis sur le procès-verbal&|160;:

«&|160;Je me trouve justement dans la mêmesituation que le célèbre prince Palouchka, à cause d’un portrait dela Sainte-Vierge. Lorsqu’on lui a demandé de quelle façon ils’était approprié certains tableaux, il n’a pu que répondre&|160;:«&|160;Voulez-vous me faire cracher le sang&|160;?&|160;»

–&|160;Bien entendu, poursuivit le colonel,j’ai fait des démarches au nom du régiment pour faire paraître dansles journaux une rectification au sujet de ce que ces saligauds ontpublié à notre sujet. Les communiqués seront expédiés ce soir même,et je pense avoir fait tout ce qui était nécessaire pourréhabiliter notre régiment. Écoutez un peu ce que je leurécris&|160;:

«&|160;Le conseil de guerre de la divisionn°X. et le commandant du 91e régiment de ligne déclarentque les articles publiés dans la presse locale sur les soi-disantattaques et outrages aux mœurs commis par des soldats du régimentsusnommé sont de pures calomnies, que les faits qu’ils dénoncentont été inventés de toutes pièces, et que l’instruction militairedéjà ouverte contre les journaux en question saura combattreénergiquement de pareilles manœuvres.&|160;»

–&|160;Le conseil de guerre a tenu à nousfaire part de son opinion, continua le colonel. Il est d’avis qu’ilne s’agit dans toute cette histoire que d’une campagne haineusecontre les troupes qui se rendent d’Autriche en Hongrie. Calculezun peu combien de soldats nous avons déjà envoyés au front, etcomparez-les au nombre des soldats magyars. Je vous le dis,lieutenant, en toute franchise, j’aime cent fois mieux le soldattchèque que ces canailles de Magyars. Je me souviens encore tropbien que, sous Belgrade, ces salopards de Hongrois ont eu le culotde tirer sur notre 2e bataillon de marche. Les nôtres,ne sachant pas que c’étaient les Magyars qui leur tiraient dessus,se mirent à bombarder l’aile droite des Deutschmeister de Viennequi, à leur tour, ouvrirent le feu sur un régiment de Bosnie qui setrouvait près d’eux. Imaginez cette situation&|160;! J’étais justeà ce moment-là à l’état-major de la brigade et nous étions encore àtable. La veille, nous avions eu un dîner assez frugal&|160;: dujambon et de la soupe. Mais ce jour-là le menu était épatant&|160;:Consommé de volaille, un filet de bœuf au rizzoto et des tartes àla crème. La veille au soir, nous avions fait pendre un marchand devins serbe, et nos cuisiniers avaient découvert dans ses caves desvins vieux de trente ans. L’eau nous venait à la bouche en nousmettant à table. Eh bien, à peine avions-nous avalé la soupe que lapétarade commence, et, pour comble de malheur, notre artillerie,ignorant que nos pauvres poilus se massacraient entre eux, se mit àenvoyer des marmites dans nos lignes. Un de ces obus éclate à dixpas de notre état-major. Les Serbes, croyant qu’il s’agissait cheznous d’une rébellion, se mettent à nous attaquer de tous côtés. Legénéral de brigade est appelé au téléphone. Le général de divisionse met à l’engueuler en lui disant qu’il vient de recevoir l’ordrede préparer une attaque sur l’aile gauche de l’ennemi pour 2 h 35,et que, puisque nous sommes en réserve, nous n’avons qu’à cesser lefeu immédiatement, nom de Dieu&|160;! etc.… Mais comment aurait-ilvoulu que nous fassions pour donner l’ordre de cesser le feu dansde pareilles circonstances&|160;? La centrale téléphonique de labrigade nous fait savoir à ce moment-là qu’elle ne peut obteniraucune communication, que la seule qui lui est parvenue est celledu 75e de ligne, qui déclare qu’il vient de recevoirl’ordre de la division de tenir à tout prix. Puis lescommunications sont absolument interrompues, on nous demanded’envoyer un bataillon en hâte pour rétablir les filstéléphoniques. Mais les Serbes ont déjà occupé les hauteursnos 212, 226 et 327. Nous avons essayé également deparler avec le commandant de la division, mais nous n’avons puobtenir la communication. Évidemment, puisque les Serbes avaientrompu nos lignes sur les deux ailes et qu’ils nous avaientencerclés. Finalement, ils sont parvenus à refouler notre brigadedans un triangle et nous sommes tous tombés entre leurs mains. Noshommes de l’infanterie, l’artillerie, le parc à voitures, et mêmel’infirmerie.

J’ai dû cavaler deux jours durant sansdescendre de selle, et l’état-major de la division et de la brigadeont été faits prisonniers. Et tout cela nous est arrivé par lafaute de ces salauds de Magyars, qui s’étaient mis à tirer surnotre 2e bataillon de marche. Bien entendu, ils ont nié,et même nous ont mis en cause.

Le colonel cracha&|160;:

–&|160;Vous avez pu vous rendre compte parvous-même, ajouta-t-il, grâce à votre aventure de Kiralyhida, de labonne foi de ces gens-là&|160;!

Le lieutenant Lukach, fort embarrassé, se mità tousser.

Le colonel se pencha vers lui et lui demanda,confidentiellement&|160;:

–&|160;Dites-moi, lieutenant, votre paroled’officier, combien de fois avez-vous couché avec cette madameKakonyi&|160;?

Le colonel Schroder était de bonne humeur.

–&|160;Non, mon cher, vous ne voudriez tout demême pas me faire croire que vous vous en êtes tenu à cette lettre.Lorsque j’avais votre âge, j’ai suivi un cours de géométrie enHongrie, à Eger et, durant les trois semaines que je suis resté là,j’ai couché avec des Magyares&|160;: une jeune fille, une femmemariée, et bien d’autres encore. Je prenais tout ce qui seprésentait à ma portée. Je me suis si bien amusé qu’en rentrant aurégiment, je n’avais même plus la force de remuer les jambes. Mais,parmi toutes ces femmes, celle d’un avocat m’avait particulièrementvidé. Ah, celle-là, mon cher, je vous assure, me fit voir ce queles Hongroises sont capables de faire&|160;! J’ai cru qu’elleallait me dévorer. Dans sa rage amoureuse, elle allait jusqu’à memordre, et je n’ai pu fermer l’œil de la nuit.

–&|160;Cette histoire de lettre m’amuse,ajouta le colonel, en donnant une tape cordiale sur l’épaule deLukach. Allons, allons, ne dites rien, je vois clair dans toutevotre affaire. Le mari vous surveillait, et cet idiot de Chvéïk…Mais, à vrai dire, lieutenant, votre ordonnance a du cran. Il atout de même bouffé votre lettre. Dans le fond, c’est un bravetype. Ce geste me plaît. Nous tâcherons de le tirer de là. Le plusennuyeux, c’est que vous avez été compromis, lieutenant Lukach, parcette campagne de presse. Vous ne pouvez plus rester ici. Dans lecourant de la semaine, une compagnie de marche partira pour lefront russe. Vous êtes le plus âgé des officiers à la11e compagnie, vous en prendrez le commandement. J’aidéjà tout arrangé à la brigade. Dites au chef de la compagnie qu’ilvous donne un nouveau tampon à la place de Chvéïk. Lukach jeta unregard plein de reconnaissance sur le colonel et celui-cicontinua&|160;:

–&|160;Eh bien, vous voyez que tout est réglépour le mieux. Je vous souhaite bonne chance. Tâchez de me reveniravec de nombreuses décorations, et lorsque nous aurons l’occasionde nous revoir, ne fuyez pas notre compagnie, comme vous le faisiezà Budeiovitz.

Le lieutenant Lukach en sortant du bureau ducolonel ne cessait de se répéter&|160;: «&|160;Commandant decompagnie… nouveau tampon…&|160;»… et le candide visage de Chvéïklui apparut dans toute sa beauté.

Lorsqu’il ordonna au sergent-major Vanek delui chercher une ordonnance, le sergent montra un grandétonnement.

–&|160;J’avais toujours cru, mon lieutenant,que vous étiez très content de votre brave soldat Chvéïk, luidit-il.

*

**

Dans les cellules du conseil de guerre de ladivision, les prisonniers se levaient régulièrement à 7 heures dumatin. Ils rangeaient les paillasses recouvertes de poussière, cardans ces prisons improvisées, il n’y avait pas de bat-flanc. Lesdétenus se trouvaient dans des baraquements en bois et, après avoirrecouvert leurs paillasses de la façon réglementaire, ils allaients’asseoir sur les banquettes appuyées contre le mur. Les uns, quirevenaient du front, s’occupaient à exterminer leurs poux, tandisque les autres se divertissaient en se racontant des histoires.

Chvéïk et son copain, le bon vieux sapeurVoditchka, prirent place au milieu d’autres soldats de diversrégiments sur une banquette qui se trouvait près de la porte.

–&|160;Regarde-moi ce client-là, s’écriaVoditchka, c’est encore un salaud de Magyar&|160;! Écoutez donc lesprières qu’il fait, l’animal, pour obtenir la protection deDieu&|160;! Vous parlez d’un plaisir que j’aurais à lui fendre lagueule d’une oreille à l’autre&|160;!

–&|160;C’est un brave type, lui réponditChvéïk, il est là car il ne veut pas faire la guerre. Il est d’unesecte quelconque et on veut le zigouiller, précisément parce qu’ilne veut zigouiller personne. Il ne fait que se conformer aux ordresde son Dieu. Mais ici, on va lui en foutre du bon Dieu. J’ai connuen Moravie avant la guerre un certain Nemrava, qui se refusait mêmeà porter le flingot. Lorsque le conseil de révision le prit pour leservice armé, il déclara qu’il ne voulait pas être soldat, carc’était contraire à ses principes. On s’est empressé de le coffrer,et au bout de quelque temps, on l’a conduit devant le conseil deguerre pour prêter serment. Et voilà le bonhomme qui se met à direqu’il ne prêtera pas serment, car c’est contre ses principes. Et ilen resta là.

–&|160;C’était un imbécile, réponditVoditchka, il aurait dû prêter serment et se dire qu’il s’enfichait pas mal du serment et de tout ce qui s’ensuit.

–&|160;J’ai prêté serment trois fois, dit unfantassin, et je suis en tôle pour la troisième fois pourdésertion. Et, si les experts médicaux n’avaient pas prouvé quej’ai assommé ma tante il y a quinze ans, par crétinisme, j’auraisété zigouillé peut-être pour la troisième fois. Mais voilà, matante bien-aimée me tire toujours du pétrin. C’est grâce à elle quej’ai évité le poteau et que je m’en retournerai peut-être la peauintacte de la guerre.

–&|160;Et pourquoi diable as-tu assommé tatante&|160;? demanda Chvéïk.

–&|160;Drôle de question, répondit l’homme ensouriant. Pourquoi est-ce qu’on tue les gens&|160;? Pour leurargent parbleu&|160;! La vieille sorcière avait des rentes, et ellevenait de palper un tas de galette lorsque je suis venu, tout enloques et affamé, lui rendre visite. C’était la seule parente quej’avais dans tout l’univers. Je l’ai priée de me venir en aide, enlui disant que j’étais fauché, et cette vipère m’a envoyé promeneren me disant que j’étais assez grand pour boulonner, que j’étais uncostaud, que je n’avais qu’à trouver du travail. Un mot a suivil’autre et, finalement, je lui ai administré une correction&|160;:deux ou trois coups de hache sur la tête et cela l’avait tellementdéfigurée que je ne savais même plus si c’était ma tante. Je mesuis assis à côté d’elle par terre, et je ne cessai de medemander&|160;: Est-ce que c’est ma tante ou non&|160;? Et c’estcomme ça que le lendemain matin, les voisins m’ont découvert, assisprès d’elle. Alors, on m’envoya d’abord à Slupi, dans une maisond’aliénés. Au début de la guerre, on m’a présenté à une commissiond’experts, qui m’ont déclaré guéri. Et, là-dessus, ils m’ont envoyéau régiment pour y faire mon service militaire que j’avaisloupé.

Comme il achevait ces mots, un homme grand etmaigre, à l’aspect misérable, passa devant eux en tenant dans samain un balai.

–&|160;C’est un instituteur de notre dernièrecompagnie de marche, dit un soldat d’un ton mélancolique à unchasseur qui se trouvait près de Chvéïk. Il va balayer la salle.C’est un brave homme, et on l’a coffré parce qu’il avait fait desvers.

–&|160;Eh, dis donc, instituteur, cria lechasseur, veux-tu nous réciter tes vers sur les poux&|160;?

L’homme s’approcha, avec une mine grave,déposa son balai à ses pieds et, après avoir toussé une ou deuxfois, se mit à déclamer&|160;:

Tout est pouilleux chez nous. Ça démange…

Ce n’est qu’un pou énorme qui nous gouverne

Même nos officemars tressaillent dans les granges

Ou dans d’autres quartiers, dans les cavernes

En se grattant. Pour les poux, tout va bien chez nous

Personne ne peut s’en défaire, ni lui, ni moi.

Tenez, voilà une belle demoiselle-pou

Russe qui se rend à la noce avec un pouhongrois&|160;!

Le pauvre instituteur s’assit sur la banquetteet poussa un long soupir&|160;:

–&|160;Voilà, dit-il, c’est tout. Et c’estpour cela qu’on m’amène pour la quatrième fois àl’interrogatoire.

–&|160;Cela ne vaut vraiment pas quatreinterrogatoires, déclara Chvéïk avec conviction. Tout dépend de ceque vous avez désigné par ce vieux pou hongrois. L’allusion auxnoces des poux vous aidera peut-être à vous tirer d’affaire. Celava les embrouiller tellement que vos juges en deviendront dingo.Dites simplement que c’était pas votre intention de faire de lapropagande pour la fraternisation russo-hongroise, car vous n’aimezpas les Hongrois&|160;; c’est l’unique chance de vous sauver. Dureste, dites que vous n’avez voulu insulter personne et que vousavez fait cette petite poésie pour votre propre plaisir.

L’instituteur soupira de nouveau.

–&|160;Oui, dit-il, mais le juge d’instructions’est mis à chercher la petite bête dans mon poème, afin de pouvoirm’accuser du crime de lèse-majesté.

–&|160;Bref, dit Chvéïk, vos affaires ne sontpas brillantes. Mais, du courage, mon vieux, il ne faut jamaisdésespérer, comme disait le tzigane Yanetchek lorsqu’on lui a misen 1879, pour un double assassinat, la corde au cou. Et il avaitraison puisqu’il a été reconduit dans sa prison, étant donné quec’était justement l’anniversaire de Sa Majesté l’Empereur.

En l’honneur de cette fête on renonçaprovisoirement à la pendaison. Le lendemain, on le conduit ànouveau sous la potence, lorsque les fêtes de l’anniversaireétaient passées&|160;; mais il avait de la chance, ce type-là. Il aété gracié trois jours après. Naturellement c’était un peu tardpuisqu’il était mort. Mais tout de même, on a ordonné la révisionde son procès. Et les juges ont établi que c’était un autre tziganequi avait commis l’assassinat. Aussi il a été transporté en grandepompe du cimetière des forçats au cimetière catholique de Pilsenavec toute la cérémonie de la réhabilitation. Malheureusement on aappris, deux jours plus tard, qu’il n’avait jamais été catholique,mais protestant. Alors on l’a retransporté au cimetière protestantlorsque…

–&|160;T’as pas fini de nous embêter&|160;!s’écria le vieux sapeur Voditchka, ou veux-tu que je te colle unebaffe&|160;! Tout de même il a du culot, ce frère&|160;! On a latête pleine de soucis pour le conseil de guerre et hier encore,lorsque nous sommes allés à l’interrogatoire, il se met à meraconter ce que c’est que la rose de Jéricho.

–&|160;Mais c’est pas moi qui ai dit ça,répondit Chvéïk pour sa défense. C’est Meatthei, le valet del’artiste peintre Pamouchka qui l’a raconté à une vieille femme unjour qu’elle lui demandait ce que c’était qu’une rose de Jéricho.Il le lui expliqua de la façon suivante&|160;: tenez, madame,prenez un bon morceau de merde bovine, bien sèche, mettez ça surune assiette, aspergez-la avec de l’eau fraîche et vousverrez&|160;; cela poussera. Vous aurez une rose de Jéricho. C’esttout. Mais ce n’est pas moi qui ai inventé cette idiotie. J’aipensé que je faisais bien de te consoler en allant àl’interrogatoire…

–&|160;Me consoler&|160;? Voditchka crachaavec un air profondément méprisant. La tête me tourne quand jeréfléchis pour savoir comment je dois faire pour me débiner et pouraller régler leur compte à ces salauds de Magyars. Et pendant cetemps-là, cette andouille vient me consoler avec ses histoires demerde de vache&|160;! Mais comment veux-tu que je rende la monnaiede leur pièce à ces voyous de Magyars, si je suis enferméici&|160;? Et par-dessus le marché, le juge d’instruction veutm’obliger à dire que je n’en veux pas aux Magyars. Chienne devie&|160;! Mais attendez&|160;! Aussitôt qu’un de ces gredins metombera sous les mains, je vais l’assommer comme un chien enragé.Je vais leur apprendre à danser la czarda. Je vais leur régler leurcompte. Ne vous en faites pas, vous aurez encore de mesnouvelles&|160;!

–&|160;T’as raison, faut pas s’en faire,l’approuva Chvéïk. Tout reviendra dans l’ordre. L’essentiel, quandon est déféré en justice, c’est de ne jamais dire la vérité. Chaquefois qu’on se laisse entraîner à faire un aveu, on est perdu. Celuiqui ne sait pas mentir aux juges ne sera jamais bon à rien. Lorsquej’ai travaillé à Ostrova en Moravie, j’ai vu un cas pareil. Unouvrier mineur avait rossé son ingénieur. L’avocat qui le défendaitlui avait bien recommandé de nier toujours, et le président dutribunal l’a gentiment prié d’avouer, en lui disant que ça luiserait compté comme circonstance atténuante, mais le bougre a tenubon, répétant qu’il ne pouvait rien avouer puisqu’il n’avait rienfait. Et pour finir, il a été acquitté. Car il avait réussi àproduire un alibi. Et le même jour, à Brno…

–&|160;Jésus-Marie&|160;! s’écria Voditchka,il devient empoisonnant ce vieux frère&|160;! Pourquoi raconte-t-iltout cela&|160;? Hier nous avons vu un type dans son genre chez lejuge d’instruction. Comme le juge-capitaine lui demandait ce qu’ilfaisait dans la vie civile, il lui a répondu&|160;: «&|160;Je faisde la fumée chez Kreuz.&|160;» Et une demi-heure durant, il n’acessé de répéter cela. Au lieu de dire tout simplement qu’ilmaniait le soufflet chez le forgeron Kreuz. Lorsque le capitainelui cria&|160;: «&|160;Pourquoi ne dites-vous pas que vous êtesmanœuvre&|160;? – Il répondit&|160;: Mais comment donc, manœuvrier,c’est le franta Hibsch.

À ce moment, du corridor on entendit des paset le cri d’un garde&|160;: Un nouveau&|160;! Un&|160;!

Chvéïk annonça joyeusement&|160;: Nous allonsavoir un copain de plus. Peut-être qu’il nous apporte quelquesmégots.

La porte s’ouvrit et l’aspirant Marek, lecompagnon de prison de Chvéïk à Budeiovitz, qui avait été affectédepuis à la cuisine d’une compagnie de marche, pénétra dans lacellule.

–&|160;Que le Seigneur soit loué&|160;!s’écria-t-il en entrant.

Et Chvéïk, au nom de tous ses compagnons, luirendit son salut&|160;:

–&|160;Amen&|160;!

Marek regarda Chvéïk avec un air joyeux,déposa la couverture qu’il portait sur les bras, s’assit sur labanquette de la colonie tchèque, déroula les bandes molletières quientouraient ses jambes et en retira des cigarettes qu’ildistribua&|160;; puis, retirant ses brodequins, il releva une deses semelles et en sortit quelques allumettes qui avaient étécoupées en deux avec une précision parfaite. Il alluma unecigarette, donna du feu à ses compagnons, tira quelques bouffées,puis il dit de l’air le plus calme du monde&|160;:

–&|160;Je suis inculpé de rébellion.

–&|160;Ah&|160;! ce n’est rien, réponditChvéïk avec une mine consolatrice, ce n’est que de la blague.

–&|160;Naturellement, répondit l’aspirant,s’imaginent-ils gagner leur guerre avec des procédés pareils&|160;?Si ces idiots aiment tellement leur comédie de justice, grand bienleur fasse&|160;! Mais en tout cas, cela ne changera rien à lasituation.

–&|160;Et comment qu’t’as fait larébellion&|160;? demanda le vieux sapeur en fixant un regard pleinde sympathie sur Marek.

–&|160;Mon cher, j’ai refusé péremptoirementde nettoyer les cabinets de la garde de service. À cause de cetincident sans importance, on m’a conduit devant le colonel quin’est qu’un vieux cochon. Ce sombre idiot s’est mis à m’engueuleren hurlant que je devrais être en taule, que l’on m’avait puni aurapport du régiment, que j’étais un criminel de droit commun etqu’il était profondément étonné de la patience de la terre quicontinuait à me porter, bien que j’eusse infligé au genre humain lapire des hontes. Il me reprochait surtout d’avoir endossél’uniforme de l’armée et d’avoir nourri la folle prétention dedevenir un officier. Je lui ai répondu que la rotation de la terrene saurait être arrêtée par la présence d’un petit aspirant tel quemoi, que les lois de la nature étaient supérieures à la dignitéd’officier, et, pour terminer, je lui ai déclaré que je serais fortheureux de savoir quelle puissance pourrait bien me forcer ànettoyer un cabinet que je n’avais pas sali. J’ajoutai que,pourtant, il m’aurait été facile de le faire, après avoir avalécette odieuse saloperie que l’on prépare à la cuisine du régimentet que l’on décore du nom pompeux de choucroute. J’ai encore ajoutéque les paroles de monsieur le colonel concernant ma présence surterre m’étonnaient fortement, mais que je me sentais absolumentincapable d’occasionner un séisme…

Pendant mon discours, le colonel claquait desdents telle une jument qui aurait mangé de la carotte gelée. À lafin il me hurla&|160;: Alors, voulez-vous aller nettoyer lescabinets, oui ou non&|160;? – Je vous déclare avec obéissance, moncolonel, que c’est non. – Et moi je vous déclare, aspirant, quevous allez les nettoyer sur-le-champ. – J’ai le regret de vousdéclarer avec obéissance, mon colonel, que je n’en ferai rien. –Nom de Dieu&|160;! par le Christ et la Vierge, vous allez menettoyer non pas un, mais cent cabinets, et tout de suite&|160;! –J’ai le regret de vous déclarer avec obéissance, mon colonel, queje ne nettoierai ni un, ni cent cabinets.

Et cela continua longtemps de la sorte. Lecolonel continuant à me demander&|160;: Voulez-vous nettoyer lescabinets&|160;? cependant que je m’obstinais à répondre&|160;: Jene nettoierai rien du tout.

Le colonel marchait le long du bureau comme untaureau furieux. Finalement, il prit la décision de s’asseoir enface de moi pour me dire&|160;: Réfléchissez encore avant qu’ilsoit trop tard. Savez-vous que vous êtes passible du conseil deguerre, et croyez-vous par hasard que vous seriez le premieraspirant que j’aurais supprimé. Sachez que nous avons pendu deuxaspirants de la 10e compagnie, peu de jours après enavoir fait passer un de la 9e par les armes, car ils’était refusé à marcher en prétendant qu’il avait des engeluresaux pieds. Enfin, voulez-vous nettoyer les cabinets oui ounon&|160;? – Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, quec’est non&|160;! – Le colonel me fixa un instant dans les yeux,puis il me demanda&|160;: – Ne seriez-vous pas par hasardslavophile&|160;? – Non, mon colonel. – Là-dessus, on m’a reconduiten prison et on m’a fait l’honneur de m’inculper de«&|160;rébellion&|160;».

–&|160;Tu ferais bien, déclara Chvéïk, dedéclarer que tu étais idiot. Lorsque j’étais aux arrêts à lagarnison, nous avions avec nous un très brave homme, trèsintelligent, un professeur à l’École commerciale. Il avait désertéson régiment pendant qu’il était au front et on a voulu lui faireun grand procès, comme exemple. On voulait le condamner à êtrependu. Et pourtant, il a réussi à se débrouiller et à se tirer despattes. Il s’est mis à faire le crétin, et lorsque le major l’aexaminé, il lui a déclaré qu’il n’avait pas déserté, mais quedepuis son enfance il aimait à voyager, qu’il avait toujours eu lanostalgie d’aller quelque part, très loin, qu’une fois il s’étaitretrouvé à Hambourg, une autre fois à Londres, sans pouvoir serendre compte comment cela lui était arrivé.

Il déclara que son père avait été unalcoolique, décédé à l’hôpital avant sa naissance, que sa mèreexerça longtemps le métier de prostituée, et qu’elle buvaitégalement et qu’elle était morte à la maison des aliénés. Ensuite,que sa sœur cadette s’était noyée. L’aînée s’était jetée sous unelocomotive, et son frère avait sauté du haut du pont dans unerivière. Quant à son grand-père, après avoir assassiné sa femme, ils’était aspergé de pétrole pour se brûler vif. Sa deuxièmegrand’mère était allée se balader avec des tziganes et, finalement,elle se donna la mort en prison en avalant le phosphore d’une boîted’allumettes. De plus, un de ses neveux avait été condamné pourpyromanie et s’était suicidé dans la prison de Kartouze, ens’ouvrant les veines à l’aide d’un morceau de verre. Puis, une deses cousines s’était jetée du sixième étage d’une maison à Vienne.Enfin, il ajouta qu’il n’était lui-même qu’un enfant abandonné,qu’il avait reçu une mauvaise éducation et que, par-dessus lemarché, lorsqu’il était un bébé de six mois, il était tombé de latable et s’était cogné gravement la tête. Il a déclaré encore qu’ilavait de temps à autre un mal à la tête formidable et que, dans cesmoments-là, il ne savait plus ce qu’il faisait, que ce devait êtreà un moment pareil qu’il était parti du front et qu’il n’avaitrepris ses sens qu’au moment où la patrouille l’a découvert chezFleck. Ah&|160;! mes bons amis, si vous aviez vu avec quel plaisiron l’a renvoyé de la prison en le libérant même de tout servicemilitaire. Aussi, les cinq poilus qui étaient ses compagnons decellule lui ont demandé sa combine, et tous l’ont inscrite sur unbout de papier. Ils avaient marqué&|160;: père alcoolique&|160;;mère prostituée&|160;; une sœur noyée&|160;; l’autre sœur&|160;:locomotive. Frère, du pont&|160;: grand-père tué sa femme&|160;;grand’mère couchée avec des tziganes, allumettes, etc., etc. Etlorsqu’on s’est mis à interroger l’un d’eux, le major l’ainterrompu au moment où il était au chapitre du grand-père en luidisant&|160;: «&|160;Assez, mon brave&|160;! tu es déjà letroisième de l’espèce aujourd’hui. Permets-moi de continuer à taplace&|160;: ta cousine s’est jetée du 6e étage, tu asété un enfant abandonné et, pour cette raison, on fera bien de tecorriger un peu.&|160;» Là-dessus, il fit reconduire le pauvrediable aux arrêts, on l’a mis au fer et au cachot, et il asubitement oublié son grand-père brûlé, sa mauvaise éducation, etil demanda sur-le-champ à être envoyé au front.

–&|160;On ne croit plus aujourd’hui, soupiral’aspirant, chez nous, au crétinisme héréditaire. On aurait troppeur d’enfermer pour cette raison tous les généraux dans lesmaisons d’aliénés.

Derrière la porte lourdement ferrée, onentendit le cliquetis des clefs du geôlier qui entraaussitôt&|160;:

–&|160;Le soldat Chvéïk et le sapeurVoditchka&|160;?

–&|160;Présents.

–&|160;Au juge d’instruction.

Tous deux se levèrent, et Voditchka dit toutbas à Chvéïk&|160;:

–&|160;Tu parles d’une bande de crapules.Encore un interrogatoire. Pourquoi diable toutes ces chinoiseries,au lieu de nous condamner tout de suite. On ne fait que nous faireperdre notre temps pendant que les Magyars courent dans lesrues…

Tout en marchant vers le bureau du conseil deguerre qui se trouvait dans l’autre baraquement, Voditchka dit àChvéïk&|160;:

–&|160;Si au moins on voyait où ça va aboutir.Ils noircissent un tas de papiers, ils nous emmerdent à la fin. Nonmais, sans blagues&|160;! Ils nous donnent de la soupe immangeable,de la choucroute pourrie, nom de Dieu&|160;! Je m’imaginaisautrement une grande guerre&|160;!

–&|160;Pour moi, répondit Chvéïk, je suiscontent. Il y a quelques années, lorsque j’ai fait mon service,notre sergent, un nommé Soltera, avait l’habitude de répéter que lesoldat doit être toujours conscient de son devoir, et, pour que tune l’oublies pas, en disant cela il te flanquait une baffe. Notrelieutenant, un nommé Kvaisler, lorsqu’il examinait les fusils, nousexpliquait toujours que le soldat doit avoir un cœur dur et fort,car il n’est qu’une bête de somme que l’État nourrit, lui donnantdu jus pour boire et du tabac pour fumer, mais à condition qu’ilsoit entièrement à la merci de messieurs les supérieurs.

Le sapeur Voditchka, qui paraissait plongédans de profondes réflexions, dit à ce moment&|160;:

–&|160;Lorsque tu seras interrogé par le juged’instruction, fais bien attention de ne pas te gourrer. Répètetoujours ce que tu as dit la dernière fois. Tu te rappelles&|160;:Ce sont les Magyars qui nous ont assaillis.

–&|160;N’aie pas peur, Voditchka, déclaraChvéïk, garde bien ton sang-froid et ne t’emballe pas. Qu’est-ceque c’est pour nous que ces pouilleux du conseil de guerre&|160;?Ah&|160;! si tu avais vu comment ils travaillaient autrefois, tuparles d’un système D. Nous avons eu à notre compagnie uninstituteur, et comme nous étions justement consignés, il nousraconta qu’il avait vu au musée de Prague un livre dans lequel onparlait des conseils de guerre sous le règne de Marie-Thérèse. Àcette époque, chaque régiment avait son bourreau qui exécutait lestrouffions l’un après l’autre pour recevoir une indemnité d’un écupar tête, et suivant ce bouquin, le bourreau gagnait certains joursjusqu’à 5 écus. Bien entendu, ajouta Chvéïk d’un ton sérieux, lesrégiments à cette époque avaient de nombreux effectifs et onrecrutait continuellement dans les villages.

–&|160;Et moi quand j’étais en Serbie,répondit Voditchka, on a fait pendre des comitadjis par desvolontaires. On touchait dix cigarettes pour chaque pendaison, sic’était un homme, et cinq cigarettes pour les femmes et lesenfants. Puis, un beau jour, à l’intendance, ils ont trouvé que çarevenait trop cher et on les a fait massacrer à la mitrailleuse.J’ai eu un copain tzigane qui, on ne savait pourquoi au débutdisparaissait chaque nuit. Nous étions à cette époque au bord de laDrina, et une fois, la nuit, lorsqu’il était dehors, nous avons eul’idée de fouiller dans son havresac et nous y avons découvert plusde trois paquets de cent cigarettes. Alors, quand il est rappliquéun matin dans notre hangar, nous lui avons réglé son compte. Ça étévite fait. Nous l’avons renversé, et un type de notre peloton l’aétranglé avec une lanière. Il tenait à la vie, l’animal, il nous adonné du boulot… Deux lui ont pris la tête, deux l’ont attrapé parles pieds et lui ont brisé l’échine, puis nous lui avons attachéson havresac autour du cou et nous l’avons jeté dans la Drina.Personne n’a voulu de ces cigarettes gagnées de la sorte et, lematin, on l’a cherché partout…

–&|160;Fallait dire qu’il avait disparu,répondit Chvéïk. Vous auriez dû raconter qu’il avait depuislongtemps l’intention de s’en aller, qu’à plusieurs reprises ilavait voulu se cavaler.

–&|160;Penses-tu qu’on y a songé, réponditVoditchka, nous avons accompli notre devoir, et pour le reste ons’en foutait. C’était pas rigolo là-bas, chaque jour nous avionsdes disparus. De temps à autre, on voyait flotter dans la Drina uncomitadji, gonflé comme une outre. De voir un pareil spectacle,quelques bleus en avaient attrapé la jaunisse.

–&|160;Fallait leur donner de la quinine, fitobserver Chvéïk.

Comme il achevait ces mots, ils pénétrèrentdans le bâtiment réservé au conseil de guerre. L’escorte lesconduisit immédiatement dans le bureau n°&|160;8 où, derrière unelongue table chargée de gros bouquins, se tenait le capitaine-jugeRuller. Il avait devant lui un volume du Code pénal sur lequel setrouvait un verre de thé. À sa droite, se trouvait un crucifix enimitation d’ivoire. Le Christ, recouvert de poussière, paraissaitregarder avec désespoir le bois de sa croix qui avait été déshonorépar des mégots.

Le capitaine Ruller venait justement de jeterdans ce cendrier d’un nouveau genre un bout de cigarette qui fumaitencore. Puis il essaya de soulever son verre de thé du bouquin surlequel il s’était collé.

Pendant qu’il s’efforçait de mener à biencette opération délicate, il feuilletait un livre qu’il avaitemprunté au Casino des officiers. C’était l’œuvre d’un certain Fr.S. Kraus, sur les «&|160;Observations concernant la moralesexuelle&|160;». Il regardait avec une grande attention les dessinsnaïfs illustrant le livre&|160;; l’un d’eux représentait le sexed’un homme et celui d’une femme qui avaient été relevés sur le murd’un cabinet de la gare du Nord à Berlin&|160;: des légendes riméesles accompagnaient. Il était tellement absorbé par cettecontemplation qu’il ne vit pas les prévenus qui venaient depénétrer dans son bureau. Il ne s’arracha de ses savantes étudesque lorsque Voditchka eut attiré son attention par quelquestoussotements.

–&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?demanda-t-il, tout en continuant à feuilleter son bouquin, sanslever la tête.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncapitaine, dit Chvéïk, que mon camarade Voditchka s’estenrhumé.

À ce moment le capitaine-juge releva la têteet fixa Voditchka dans les yeux. Il s’efforçait visiblement de sedonner un air sévère.

–&|160;Enfin, vous voici, espèces de gredins,dit-il en fouillant dans le tas de pièces qui encombraient sonbureau pour y puiser les documents qui concernaient l’affaire desdeux détenus. Je vous ai ordonné de venir à neuf heures et il enest onze déjà. Eh&|160;! là-bas s’écria-t-il en s’adressant àVoditchka, vous appelez ça un garde à vous&|160;? Jusqu’à ce que jevous dise «&|160;repos&|160;», je vous ordonne de garder l’attituderéglementaire.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncapitaine, que mon camarade Voditchka a des rhumatismes, réponditChvéïk.

–&|160;Toi, je te conseille de fermer tagueule jusqu’à ce qu’on t’adresse la parole, lui cria hors de luile capitaine. Tu es venu trois fois à l’interrogatoire, et chaquefois les idioties sortaient de ta bouche comme d’un réservoirinépuisable. Sacré nom de Dieu&|160;! Est-ce que je trouverai votredossier ou non&|160;! C’est tout de même malheureux d’avoir unboulot aussi formidable à cause de deux idiots de votre genre.Ah&|160;! voici, dit-il tout joyeux en retrouvant les pièces quiformaient un paquet volumineux sur lequel était écrite, en belleslettres rouges, l’inscription suivante&|160;: «&|160;Affaire Chvéïket Voditchka&|160;».

–&|160;Vous en avez de l’audace. Ainsi, vousvous imaginiez que, pour quelques malheureux coups échangés dans larue, vous alliez alerter tout le conseil de guerre. Ne fais pascette gueule d’enterrement, Chvéïk, poursuivit-il, on te ferapasser, lorsque tu seras au front, l’habitude de te battre enpleine rue. Sachez que l’instruction concernant votre affaire estterminée par un non-lieu. Mais vous serez tout même présentés aurapport pour y recevoir la punition à laquelle vous avez droit.Puis, vous filerez immédiatement au front avec la compagnie demarche. Mais si, par malheur, j’avais encore à m’occuper de vous,soyez assurés que ça ne se passera pas aussi bien que cettefois-ci. Tenez, voilà votre billet de levée d’écrou, et tâchez dene pas recommencer.

–&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncapitaine, dit Chvéïk, que nous vous remercions de tout cœur pourvos bonnes paroles. Si nous étions de simples pékins, je mepermettrais de vous dire que vous avez un cœur d’or. Et, en mêmetemps, nous vous prions de nous excuser de vous avoir tellementembêté avec nos affaires. Vraiment nous n’avons pas mérité…

–&|160;Allez-vous-en à tous les diables&|160;!s’écria le capitaine. Si le colonel Schroder n’intervenait pas envotre faveur, je crois que cela tournerait mal pour vous&|160;!

Voditchka ne reprit ses sens que dans lecouloir, lorsque l’escorte les conduisit dans le bureau n°&|160;2.Il se dit alors, en se redressant fièrement, qu’il était de nouveauredevenu le vieux sapeur Voditchka. Le soldat qui les accompagnaitétait extrêmement pressé, car il craignait de manquer la soupe demidi.

–&|160;Allons, les gars, grouillez-vous, leurdit-il&|160;; vous vous traînez comme des limaces.

Voditchka lui déclara qu’il ferait bien de lafermer et qu’il pouvait remercier le ciel de l’avoir fait naîtreTchèque plutôt que Magyar, car sans cela il l’aurait déchiqueté enpetits morceaux.

Comme les soldats affectés aux bureaux étaientdéjà sortis pour aller à la soupe, la sentinelle se vit dansl’obligation de reconduire les deux détenus dans leur cellule, cequ’il ne fit pas sans maugréer et vouer aux tourments de l’enfermessieurs les ronds-de-cuir.

–&|160;Les copains vont tout bouffer, dit-ild’un air tragique. Ils vont prendre les bons morceaux, et moi jevais me l’accrocher… Hier encore, j’ai escorté deux types au campmilitaire et, pendant mon absence, un copain m’a bouffé la moitiéde ma boule de pain.

–&|160;Vous ne songez qu’à bouffer ici,grommela Voditchka.

Lorsqu’ils eurent raconté à l’aspirant laconclusion de leur affaire, Marek s’écria&|160;:

–&|160;Alors, nous allons partir. Cela merappelle un roman que j’ai lu dans un journal tchèque quis’occupait de choses touristiques. Cela s’appelait&|160;: BonneChance. Tous les préparatifs de notre voyage sont terminés, lahaute direction de l’armée aura soin de tout. Vous êtes invités àfaire une excursion en Galicie, allez-y, messieurs, d’un cœurjoyeux et confiant. Admirez surtout le pays des tranchées. Il estbeau et très intéressant. Vous vous sentirez là-bas, dans ces payslointains, comme chez vous, dans un patelin ami, presque comme dansvotre patrie. Haut les cœurs, mes amis&|160;! et mettez-vous enroute pour le pèlerinage dans ce pays qui a inspiré au grandHumboldt ces lignes&|160;: «&|160;Je n’ai jamais vu dans le mondeentier un pays aussi imposant que cette stupide Galicie.&|160;» Lesrenseignements précieux que notre armée a recueillis, au cours deses nombreuses retraites effectuées en Galicie, seront probablementlargement utilisés dans les préparatifs de notre nouvelle campagne.Un dernier conseil&|160;: Toujours en avant pour la Russie, ettirez en l’honneur de ce beau voyage toutes vos cartouches enl’air&|160;!

Avant de retourner au bureau du conseil deguerre, l’instituteur, le malchanceux auteur du poème sur les Poux,s’approcha de Chvéïk et de Voditchka, pour leur dire d’un tonconfidentiel&|160;: «&|160;N’oubliez pas surtout, aussitôt que vousarriverez dans le voisinage des Russes, de leur dire&|160;:Zdravtouite rouskie bratia, my bratia, Tchesky, m’y nietaoustriitsi…&|160;»

Lorsqu’ils eurent quitté la prison, Voditchka,pour manifester sa haine irréductible et sa volonté de lutteinflexible contre les Magyars, marcha volontairement sur les piedsdu Hongrois qui avait refusé de faire son service militaire, en luicriant&|160;: «&|160;Tu es toujours au milieu alors&|160;! S’pèced’imbécile&|160;!&|160;».

–&|160;S’il avait osé me répondre, confiait-ilà Chvéïk, s’il avait eu le culot d’ouvrir son bec, je lui auraisfendu la gueule d’une oreille à l’autre. Mais, penses-tu, cedégonfleur, on lui marche sur les pieds, il ne répond même pas. Jet’assure, mon vieux Chvéïk, que je suis très ennuyé de n’avoir pasété condamné. Vraiment, ces gens-là ont l’air de se foutre de nous.Comme nous n’avons pas été punis, notre histoire avec les Magyarsprend l’allure d’une rigolade, et pourtant nous nous sommes battuscomme des lions. C’est ta faute à toi, Chvéïk, si nous filons d’icisans être condamnés. Maintenant que nous sommes graciés, tous lesgens vont croire que nous ne sommes pas même capables de tabasserquelqu’un. Quoi&|160;? Qu’est-ce qu’on va penser de nous. Pourtantnous nous sommes battus en pleine rue, et nous n’y sommes pas allésavec le dos d’une cuiller.

–&|160;Mon cher copain, répondit Chvéïk avecson air candide, je ne comprends pas pourquoi cela te chagrine quele conseil de guerre de la division nous traite comme des gensbien. On ne peut rien nous reprocher. Il est vrai qu’àl’interrogatoire, j’ai tâché de me débrouiller. Mais mentir c’étaitmon devoir, comme le disait toujours l’avocat Bass à ses clients.Lorsque le capitaine-juge m’a demandé pourquoi nous nous étionsintroduits chez M.&|160;Kakonyi, j’ai dit que nous avions voulusimplement faire sa connaissance, et le capitaine ne m’a pasdemandé autre chose. Remarque bien, continua Chvéïk, qu’il ne fautjamais avouer au conseil de guerre. Lorsque j’étais à la garnisonde Prague, un soldat avait avoué dans la chambre qui se trouvait àcôté de la mienne. Or en rentrant, il a été sévèrement rossé, etensuite nous l’avons obligé à aller se rétracter.

–&|160;Naturellement, s’il s’agit d’uneaffaire malhonnête, répondit le brave Voditchka, je nierai jusqu’àla mort. Mais, si on me demande&|160;: Tu t’es battu avec lesMagyars&|160;? – Je ne peux que répondre&|160;: Oui, je me suisbattu. – Vous avez tabassé un Magyar&|160;? – Mais oui, moncapitaine. – Vous avez blessé un Magyar. – Bien sûr, mon capitaine.– Il faut qu’il sache à qui il a à faire. Et veux-tu savoir mafaçon de penser&|160;? Eh bien, le vrai scandale, c’est qu’on nousait accordé un non-lieu. Cela me pousse, à croire qu’il n’a pas étéconvaincu que j’aie tabassé réellement les Magyars. Mais, dis, tuétais pourtant à mes côtés, toi, lorsque j’avais trois de cesgredins sur le dos&|160;? Tu as vu toi-même qu’au bout de quelquesminutes, je les avais aplatis par terre comme des galettes, et queje leur dansais sur le ventre.

Nom de Dieu&|160;! Et après cela, un jugecapitaine vient te dire que ce n’est rien. Comme s’il voulaitinsinuer que je suis incapable de me mêler à une rixe. Mais,attends, aussitôt que je retournerai dans la vie civile, jeviendrai trouver ce voyou et je lui ferai voir si je suis incapablede me tabasser. Je prendrai un billet de chemin de fer pourKiralyhida, et je ferai ici un tapage tel que le monde n’en ajamais vu de pareil. Il faut que tous les pékins se cachent dansles caves, lorsqu’ils apprendront que je suis venu voir ce gredinde juge du conseil de guerre qui a eu l’audace de nousacquitter.

Au bureau, nos personnages furent expédiés enmoins de deux. Un sergent-major, dont la bouche était encoreluisante de graisse, remit à Chvéïk et à Voditchka leurs papiers,avec une mine sévère. Comme il était d’une province polonaise de laGalicie Occidentale, il orna son discours de quelques fleurs derhétorique de son dialecte&|160;: «&|160;Marekvium, glupi,Motmopsie&|160;», etc.

Ensuite ce fut un moment pathétique. Chvéïk etVoditchka durent se séparer, chacun d’eux devant retourner à sonrégiment. Chvéïk dit&|160;:

–&|160;Alors, mon vieux, une fois la guerrefinie, n’oublie pas de venir me voir. Tu me trouveras chaque soir,à partir de six heures, au «&|160;Calice&|160;» de la rue NaBoïchti.

–&|160;Bien sûr que j’y viendrai, lui réponditVoditchka. Est-ce qu’on rigole bien là-dedans&|160;?

–&|160;T’en fais pas, lui promit Chvéïk, on nes’embête pas. Mais si par hasard c’était trop calme, je compte surtoi pour animer la situation.

Ils se séparèrent, mais, au bout de quelquespas, Voditchka se retourna et cria à Chvéïk&|160;:

–&|160;Et n’oublie pas d’arranger d’ici là unebonne petite rigolade.

Et Chvéïk lui répondit&|160;:

–&|160;T’en fais pas, tu peux venir à coupsûr&|160;!

Ils se dirigèrent vers leur campementrespectif. Mais, alors qu’ils étaient déjà à une bonne distance, aucoin même de la deuxième allée des baraques, Voditchka se retournade nouveau et s’écria d’une voix tonnante&|160;:

–&|160;Eh&|160;! dis donc, Chvéïk, quellesorte de bière buvez-vous au «&|160;Calice&|160;»&|160;?

–&|160;C’est de la Velkopopovitz.

–&|160;Je croyais que c’était de laSmikhov&|160;! lui cria Voditchka, après avoir fait encore quelquespas.

–&|160;Il y a aussi des poules, lui confiaChvéïk, en mettant ses deux mains en porte-voix.

–&|160;Bien&|160;! Entendu&|160;! À six heuresdonc, après la guerre&|160;!

–&|160;Écoute, lui cria Chvéïk, viens plutôtvers six heures et demie, parce qu’il est possible que j’arrive enretard.

La voix de Voditchka retentit de plus en plusloin&|160;:

–&|160;Tu ne pourrais pas venir à six heuresjuste, car je n’aime pas beaucoup attendre.

–&|160;Bien, hurla Chvéïk, je tâcherai d’yêtre à six heures juste.

C’est de cette façon touchante que le bravesoldat Chvéïk se sépara de son bon vieux copain, le sapeurVoditchka.

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