CAMILLE.
Que voulez-vous me dire ? C’est à Rosette qu’il faut
parler. Je ne vous aime pas, moi ; je n’ai pas été chercher
par dépit cette malheureuse enfant au fond de sa
chaumière, pour en faire un appât, un jouet ; je n’ai pas
répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes
adressées à une autre ; je n’ai pas feint de jeter au vent
pour elle le souvenir d’une amitié chérie ; je ne lui ai pas
mis ma chaîne au cou ; je ne lui ai pas dit que je
l’épouserais.
PERDICAN.
Écoute-moi, écoute-moi !
CAMILLE.
N’as-tu pas souri tout à l’heure quand je t’ai dit que je
n’avais pu aller à la fontaine ? Eh bien ! Oui, j’y étais et
j’ai tout entendu ; mais, Dieu m’en est témoin, je ne
voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu de
cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes
baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la
blessure que tu lui as faite ? Tu as voulu te venger de
moi, n’est-ce pas, et me punir d’une lettre écrite à mon
couvent ? tu as voulu me lancer à tout prix quelque trait
qui pût m’atteindre, et tu comptais pour rien que ta flèche
empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu’elle me
frappât derrière elle. Je m’étais vantée de t’avoir inspiré
quelque amour, de te laisser quelque regret. Cela t’a
blessé dans ton noble orgueil ? Eh bien ! Apprends-le de
moi, tu m’aimes, entends-tu : mais tu épouseras cette
fille, ou tu n’es qu’un lâche !
PERDICAN.
Oui, je l’épouserai.
CAMILLE.
Et tu feras bien.
PERDICAN.
Très bien, et beaucoup mieux qu’en t’épousant toi-même.
Qu’y a-t-il, Camille, qui t’échauffe si fort ? cette enfant
s’est évanouie ; nous la ferons bien revenir, il ne faut pour
cela qu’un flacon de vinaigre ; tu as voulu me prouver
que j’avais menti une fois dans ma vie ; cela est possible,
mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens,
aide-moi à secourir Rosette.
Ils sortent.
SCÈNE VII.
Entrent le Baron et Camille.
LE BARON.
Si cela se fait, je deviendrai fou.
CAMILLE.
Employez votre autorité.
LE BARON.
Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà
qui est certain.
CAMILLE.
Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.
LE BARON.
Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et
je ne paraîtrai pas une fois à la cour. C’est un mariage
disproportionné. Jamais on n’a entendu parler d’épouser
la soeur de lait de sa cousine ; cela passe toute espèce de
bornes.
CAMILLE.
Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage
vous déplaît. Croyez-moi, c’est une folie, et il ne résistera
pas.
LE BARON.
Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré.
CAMILLE.
Mais parlez-lui, au nom du ciel ! C’est un coup de tête
qu’il a fait ; peut-être n’est-il déjà plus temps ; s’il en a
parlé, il le fera.
LE BARON.
Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur.
Dites-lui, s’il me demande, que je suis enfermé, et que je
m’abandonne à ma douleur de le voir épouser une fille
sans nom.
Il sort.
CAMILLE.
Ne trouverai-je pas ici un homme de coeur ? En vérité,
quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude.
Entre Perdican.
Eh bien, cousin, à quand le mariage ?
PERDICAN.
Le plus tôt possible ; j’ai déjà parlé au notaire, au curé et
à tous les paysans.
CAMILLE.
Vous comptez donc réellement que vous épouserez
Rosette ?
PERDICAN.
Assurément.
CAMILLE.
Qu’en dira votre père ?
PERDICAN.
Tout ce qu’il voudra ; il me plaît d’épouser cette fille ;
c’est une idée que je vous dois, et je m’y tiens. Faut-il
vous répéter les lieux communs les plus rebattus sur sa
naissance et sur la mienne ? Elle est jeune et jolie, et elle
m’aime ; c’est plus qu’il n’en faut pour être trois fois
heureux. Qu’elle ait de l’esprit ou qu’elle n’en ait pas,
j’aurais pu trouver pire. On criera et on raillera ; je m’en
lave les mains.
CAMILLE.
Il n’y a rien là de risible ; vous faites très bien de
l’épouser. Mais je suis fâchée pour vous d’une chose :
c’est qu’on dira que vous l’avez fait par dépit.
PERDICAN.
Vous êtes fâchée de cela ? Oh ! Que non.
CAMILLE.
Si, j’en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à
un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de
dépit.
PERDICAN.
Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela m’est bien égal.
CAMILLE.
Mais vous n’y pensez pas ; c’est une fille de rien.
PERDICAN.
Elle sera donc de quelque chose, lorsqu’elle sera ma
femme.
CAMILLE.
Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit
neuf et ses souliers pour venir ici ; le coeur vous lèvera
au repas de noces, et le soir de la fête vous lui ferez
couper les mains et les pieds, comme dans les contes
arabes, parce qu’elle sentira le ragoût.
PERDICAN.
Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas ; quand
une femme est douce et sensible, franche, bonne et belle,
je suis capable de me contenter de cela, oui, en vérité,
jusqu’à ne pas me soucier de savoir si elle parle latin.
CAMILLE.
Il est à regretter qu’on ait dépensé tant d’argent pour vous
l’apprendre ; c’est trois mille écus de perdus.
PERDICAN.
Oui ; on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.
CAMILLE.
Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les
pauvres d’esprit.
PERDICAN.
Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car
il est à eux.
CAMILLE.
Combien de temps durera cette plaisanterie ?
PERDICAN.
Quelle plaisanterie ?
CAMILLE.
Votre mariage avec Rosette.
PERDICAN.
Bien peu de temps ; Dieu n’a pas fait de l’homme une
oeuvre de durée : trente ou quarante ans, tout au plus.
CAMILLE.
Je suis curieuse de danser à vos noces !
PERDICAN.
Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est
hors de propos.
CAMILLE.
Il me plaît trop pour que je le quitte.
PERDICAN.
Je vous quitte donc vous-même, car j’en ai tout à l’heure
assez.
CAMILLE.
Allez-vous chez votre épousée ?
PERDICAN.
Oui, j’y vais de ce pas.
CAMILLE.
Donnez-moi donc le bras ; j’y vais aussi.
Entre Rosette.
PERDICAN.
Te voilà, mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon
père.
ROSETTE, se mettant à genoux.
Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous
les gens du village à qui j’ai parlé ce matin m’ont dit que
vous aimiez votre cousine, et que vous ne m’avez fait la
cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de
moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari
dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde.
Permettez-moi de vous rendre le collier que vous m’avez
donné et de vivre en paix chez ma mère.
CAMILLE.
Tu es une bonne fille, Rosette ; garde ce collier, c’est moi
qui te le donne, et mon cousin prendra le mien à la place.
Quant à un mari, n’en sois pas embarrassée, je me charge
de t’en trouver un.
PERDICAN.
Cela n’est pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens,
que je te mène à mon père.
CAMILLE.
Pourquoi ? Cela est inutile.
PERDICAN.
Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal ; il
faut laisser passer le premier moment de surprise qu’il a
éprouvée. Viens avec moi, nous retournerons sur la place.
Je trouve plaisant qu’on dise que je ne t’aime pas quand je
t’épouse. Pardieu ! Nous les ferons bien taire.
Il sort avec Rosette.
CAMILLE.
Que se passe-t-il donc en moi ? Il l’emmène d’un air bien
tranquille. Cela est singulier : il me semble que la tête me
tourne. Est-ce qu’il l’épouserait tout de bon ? Holà !
Dame Pluche, Dame Pluche ! N’y a-t-il donc personne
ici ?
Entre un valet.
Courez après le seigneur Perdican : dites-lui vite qu’il
remonte ici, j’ai à lui parler.
Le valet sort.
Mais qu’est-ce donc que tout cela ? Je n’en puis plus, mes
pieds refusent de ne soutenir.
Rentre Perdican.
PERDICAN.
Vous m’avez demandé, Camille ?
CAMILLE.
Non, non.
PERDICAN.
En vérité, vous voilà pâle ; qu’avez-vous à me dire ?
Vous m’avez fait rappeler pour me parler ?