On ne badine pas avec l’amour Alfred de Musset

LE BARON.
Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
MAÎTRE BLAZIUS.
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d’une lettre ?
Pourquoi aurait-elle crié : Trouvez-le ! Tandis que l’autre
boudait et rechignait ?
LE BARON.
Et à qui était adressée cette lettre ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Hic jacet lepus : Latin. ici se trouve le
Voilà précisément le hic, Monseigneur, hic jacet lepus. À
problème.
qui était adressée cette lettre ? À un homme qui fait la
cour à une gardeuse de dindons. Or un homme qui
recherche en public une gardeuse de dindons peut être
soupçonné violemment d’être né pour les garder
lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce,
avec l’éducation qu’elle a reçue, soit éprise d’un tel
homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y
comprends rien non plus que vous, révérence parler.
LE BARON.
Ô ciel ! Ma nièce m’a déclaré ce matin même qu’elle
refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de
dindons ? Passons dans mon cabinet ; j’ai éprouvé depuis
hier des secousses si violentes que je ne puis rassembler
mes idées.
Ils sortent.

SCÈNE V.
Une fontaine dans un bois.
PERDICAN, lisant un billet
« Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. » Que veut
dire cela ? Tant de froideur, un refus si positif, si cruel,
un orgueil si insensible, et un rendez-vous par-dessus
tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir
un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en
me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les
broussailles, et il m’a semblé que c’était un pas de biche.
Y a-t-il ici quelque intrigue ?
Entre Camille.
CAMILLE.
Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison,
que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez
pris la main malgré moi, je viens vous demander de me
donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà.
Elle l’embrasse.
Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de
causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons.
Elle s’assoit.
PERDICAN.
Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce
moment ?
CAMILLE.
Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi,
n’est-ce pas ? Je suis d’humeur changeante ; mais vous
m’avez dit ce matin un mot très juste : « Puisque nous
nous quittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne savez
pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la
dire : je vais prendre le voile.
PERDICAN.
Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans
cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux
jours d’autrefois ?
CAMILLE.
Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure
de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela
est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant
de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis.
Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ?

PERDICAN.
Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais
moine.
CAMILLE.
Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un
de l’autre, vous avez commencé l’expérience de la vie. Je
sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup
appris en peu de temps avec un coeur et un esprit comme
les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ?
PERDICAN.
Pourquoi cela ?
CAMILLE.
Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans
fatuité.
PERDICAN.
J’en ai eu.
CAMILLE.
Les avez-vous aimées ?
PERDICAN.
De tout mon coeur.
CAMILLE.
Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?
PERDICAN.
Voilà, en vérité, des questions singulières. Que
voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni
leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.
CAMILLE.
Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez
préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé
celle que vous avez aimée le mieux ?
PERDICAN.
Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon
confesseur ?

CAMILLE.
C’est une grâce que je vous demande de me répondre
sincèrement. Vous n’êtes point un libertin, et je crois que
votre coeur a de la probité. Vous avez dû inspirer
l’amour, car vous le méritez et vous ne vous seriez pas
livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
PERDICAN.
Ma foi, je ne m’en souviens pas.
CAMILLE.
Connaissez-vous un homme qui n’ait aimé qu’une
femme ?
PERDICAN.
Il y en a certainement.
CAMILLE.
Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.
PERDICAN.
Je n’ai pas de nom à vous dire ; mais je crois qu’il y a des
hommes capables de n’aimer qu’une fois.
CAMILLE.
Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?
PERDICAN.
Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu
toi-même un catéchisme ?
CAMILLE.
Je voudrais m’instruire, et savoir si j’ai tort ou raison de
me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous
pas répondre avec franchise à toutes mes questions et me
montrer votre coeur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je
vous crois, par votre éducation et par votre nature,
supérieur à beaucoup d’autres hommes. Je suis fâchée que
vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ;
peut-être en vous connaissant mieux je m’enhardirais.
PERDICAN.
Où veux-tu en venir ? Parle ; je répondrai.

CAMILLE.
Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de
rester au couvent ?
PERDICAN.
Non.
CAMILLE.
Je ferais donc mieux de vous épouser ?
PERDICAN.
Oui.
CAMILLE.
Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d’eau et
vous disait que c’est un verre de vin, le boiriez-vous
comme tel ?
PERDICAN.
Non.
CAMILLE.
Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous et me disait
que vous m’aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le
croire ?
PERDICAN.
Oui et non.
CAMILLE.
Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais
que vous ne m’aimez plus ?
PERDICAN.
De prendre un amant.
CAMILLE.
Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera
plus ?
PERDICAN.
Tu en prendras un autre.

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