Le rapport entre individu et société a été d’emblée au centre
de la réflexion des moralistes de l’époque classique, et tous les
grands écrivains du XVIII e siècle avaient fait des enjeux de la
sociabilité l’une des constantes de leur enquête sur l’homme. Tout
en s’insérant, culturellement et stylistiquement, dans cette
tradition, Mme de Duras en modifiait la perspective en
introduisant dans son analyse des comportements sociaux –
comme avant elle Mme de Staël dans De l’Allemagne – la
dimension historique. Pour les moralistes classiques, l’homme et
la société répondaient à des lois immuables, et pour les
représentants des Lumières l’idée même de progrès s’inscrivait
dans la continuité ; mais c’est justement cette continuité que la
Révolution française voulait interrompre, en érigeant en mot
d’ordre la rupture avec le passé. Pour Mme de Duras, qui avait été
le témoin de la disparition du monde ancien et qui avait espéré le
voir renaître sur de nouvelles bases, Ourika était l’occasion de
montrer dans quelle mesure ce bouleversement historique avait
entamé les préjugés d’une société vieillie.
Ce n’est pas un hasard si Mme de Duras situe son histoire
dans le laps de temps qui va des dernières années de l’Ancien
Régime au début du XIX e siècle, ce qui lui permet de scander
son analyse en trois temps. Elle commence par évoquer, au fil des
souvenirs d’Ourika, le charme pluriséculaire d’un art de vivre
aristocratique qu’elle-même, sous la Restauration, devait s’efforcer
de faire revivre, tout en laissant transparaître les ambiguïtés et les
faiblesses qui en avaient entraîné la fin. Consciente du fait que ses
contemporains étaient très partagés à ce sujet, elle évite
manifestement de l’aborder de front. Maîtresse dans l’art des
nuances, forte de sa science mondaine, l’écrivain recourt à une
stratégie subtile et se borne à suggérer, à travers de rapides
touches savamment disséminées dans les replis de la narration, à
quel point l’esprit de tolérance et les idées philanthropiques dont
cette élite aristocratique avait fait étalage étaient velléitaires,
dénués de la conviction et de l’engagement nécessaires pour avoir
prise sur la réalité. À cet égard, nul n’est plus exemplaire de son
époque que Mme de B., généreuse mais imprévoyante, qui en
élevant Ourika comme sa propre fille ne considère pas les
conséquences de son choix. En dotant sa protégée de tous les
prérequis d’une solide culture mondaine, Mme de B. se donne
l’illusion de pouvoir « l’insérer dans la société » malgré la couleur
de sa peau, et ces « chimères207 » de grande dame placent Ourika
dans une situation psychologiquement insoutenable.
Cependant, pour deux raisons opposées, 1789 transforme un
instant cette chimère en réalité. Si d’une part, à son aurore, la
Révolution proclame la liberté et l’égalité de tous les hommes et
abolit l’esclavage, d’autre part, sous l’étau de la Terreur, la
noblesse persécutée se montre capable d’une solidarité, d’une
générosité et d’un esprit de fraternité qui permettent à Ourika de
ne plus se sentir une étrangère. La très belle maxime que Mme de
Duras place sur les lèvres de son héroïne – « L’opinion est comme
une patrie ; c’est un bien dont on jouit ensemble ; on est frère pour
la soutenir et pour la défendre208 » – semble exprimer la foi de la
fille de l’amiral girondin dans un idéal de participation civile, une
refondation du rapport entre individu et société.
La fin de la Révolution et le retour à la normalité montrent
toutefois à Ourika que le nouvel ordre politique n’a guère ébranlé
les anciens préjugés dont elle avait été la victime, et la société se
montre de nouveau « cruelle209 », car quelles que soient ses règles,
il ne peut pas en être autrement. Plus qu’un renoncement au
monde, sa décision de se réfugier dans un couvent est une fuite de
la solitude, l’insertion dans une communauté qui, abstraction faite
des liens de sang, donne « l’humanité tout entière pour la
famille210 ».
Dans les dernières décennies, Ourika n'a pas manqué desusciter l’attention de la critique engagée, au double titre de la
cause des Noirs et de la cause des femmes. Là aussi, les lectures
sont plurielles.
Il va de soi que Mme de Duras n’axe pas son roman sur le
problème de l’esclavage, et il n’est pas douteux que dans Ourika la
différence raciale est seulement un prétexte pour créer les
conditions d’un isolement extrême. Il s’agit néanmoins d’un
prétexte qui n’a rien de fortuit. Non seulement l’éducation libérale
de l’auteur et l’exemple de son père, qui s’était battu pour la
libération progressive des esclaves dans les colonies, l’avaient
amenée à sympathiser pour la cause des Noirs ; mais dans sa
jeunesse elle avait pu constater la brutalité des conditions de vie
des esclaves en Martinique ; et dans ses années londoniennes elle
avait suivi l’évolution du mouvement abolitionniste anglais, très
en avance sur la France – où, après la brève parenthèse
révolutionnaire, Napoléon avait rétabli l’esclavage en 1802. C’est
seulement après la condamnation de la traite des Noirs formulée
par le congrès de Vienne, et sous la pression britannique, que le
gouvernement français s’était résolu à se prononcer contre
l’esclavage, sans cependant en entraver la pratique. Mais Hugh
Honour rappelle211 que l’opinion publique française se sensibilisait
progressivement à cette cause, à partir de 1821, lorsqu’une
traduction du pamphlet de Thomas Clarkson, The Cries of Africa
to the Inhabitants of Europe (Le Cri des Africains contre les
Européens, leurs oppresseurs, ou Coup d’œil sur le commerce
homicide appelé Traite des Noirs), avait commencé à circuler en
France ; et grâce aux interventions de Benjamin Constant à la
Chambre des députés, du duc de Broglie à la Chambre des pairs,
une nouvelle campagne avait été engagée « contre le plus
abominable trafic qui ait jamais déshonoré l’espèce humaine212 ».
La coïncidence entre le regain d’intérêt pour la condition des
Noirs et la rédaction d’Ourika confirme une fois de plus l’attention
avec laquelle Mme de Duras suivait la vie politique, et laisse
supposer qu’en relatant l’histoire de la petite Sénégalaise amenée
en France par le chevalier de Boufflers la duchesse entendait
contribuer, avec les moyens qui lui étaient propres, à orienter
l’opinion publique française. Mais ce faisant elle rendait aussi un
hommage explicite à Mme de Staël. Tandis que Benjamin
Constant, qui avait été son amant, et le duc de Broglie, qui avait
épousé sa fille Albertine, se faisaient les porte-parole des
convictions abolitionnistes de l’écrivain sur le terrain
institutionnel, Mme de Duras donnait à son héroïne le prénom
d’un des deux personnages féminins de Mirza, récit de jeunesse de
Mme de Staël, dont le protagoniste était un prince sénégalais.
La façon dont Mme de Duras s’empare du sujet est pourtant
entièrement nouvelle et originale. À la différence de Mme de
Staël et des nombreux écrivains qui s’étaient engagés en défense
des Noirs, la duchesse ne poursuit pas l’objectif de montrer que
ces derniers ne sont pas inférieurs aux Blancs, elle pose cela
comme un fait acquis. Ourika est en tout point pareille aux jeunes
filles françaises, hormis la couleur de sa peau, et il est significatif
qu’elle prenne conscience de sa différence par son reflet dans le
regard des autres. Ce qui la révèle à elle-même, ce sont en effet
les propos de la marquise de… : « je vis tout, je me vis négresse,
dépendante, méprisée, sans fortune, sans appui, sans un être de
mon espèce à qui unir mon sort, jusqu’ici un jouet, un amusement
pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d’un monde où je n’étais pas
faite pour être admise213 ». C’est ainsi que Mme de Duras vise le
cœur du problème : fondé sur une pure extériorité, l’interdit racial
est un préjugé implacable qui, par son caractère irrationnel et
instinctif, ne peut être combattu avec les armes de la seule raison ;
d’où son choix d’en montrer l’absurdité depuis le point de vue de
la personne discriminée.
Pour la première fois dans l’histoire de la littérature, « une
femme noire, transplantée dès son enfance dans la société
européenne, devenait ainsi l’objet principal du récit214 », et pour la
première fois un écrivain blanc donnait sa voix à une femme de
couleur pour décrire l’effet de désagrégation psychologique que le
racisme produit215. L’efficacité de sa dénonciation dépendait dans
une large mesure du fait que la victime de cette aliénation ne
cessait de s’avilir et se culpabiliser, obéissant en cela aux schémas
mentaux et aux valeurs morales de la société qui la mettait à la
marge.
« Différence, altérité et impuissance sociale216 » sont aussi
les mots clés sur lesquels s’est construite l’interprétation féministe
des romans de Mme de Duras. À la lumière de cette lecture,
l’infériorité raciale d’Ourika est rendue encore plus dramatique par
la fragilité de la condition féminine de l’époque. En lui interdisant
le mariage et la maternité, la société en effet lui nie la seule forme
d’identité, la seule perspective de vie auxquelles une femme
pouvait aspirer. Sa frustration affective, son absence de confiance
en elle-même, son isolement sont alors ramenés à la pathologie
nerveuse de Mme de Duras. Car, dans la perspective spécifique
des women’s studies, les souffrances d’Ourika témoignent, tout
autant que celles de son auteur, de l’état de dépendance où sont
tenues les femmes et de la tyrannie que le conformisme social
exerce sur elles, quelle que soit leur position sociale.
On pourrait objecter que le rôle de premier plan joué par
Mme de Duras dans la société de la Restauration démontre le
contraire, mais cela reviendrait à ignorer le prix qu’elle en a payé,
à commencer par la nécessité de mettre en veilleuse, autant que
possible, sa vocation d’écrivain. Mme de Staël avait été plus
courageuse qu’elle, mais dans Delphine comme dans Corinne elle
avait illustré les risques que couraient les femmes supérieures. Et
Mme de Duras avait sans doute médité sur le fait que les héroïnes
de ces deux romans finissaient par mourir, victimes du refus de
pactiser avec les règles imposées par la société.
