220 Après l'abolition des vœux perpétuels (13 février 1790) et la suppression des ordres religieux (12octobre 1792) par l’Assemblée constituante, le premier Empire et la Restauration virent le rétablissement
des congrégations religieuses.
Je fus rapportée du Sénégal, à l’âge de deux ans, par M. le
chevalier de B.221, qui en était gouverneur. Il eut pitié de moi, un
jour qu’il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment négrier
qui allait bientôt quitter le port : ma mère était morte, et on
m’emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M. de B. m’acheta,
et, à son arrivée en France, il me donna à Mme la maréchale de B.
sa tante, la personne la plus aimable de son temps, et celle qui sut
réunir, aux qualités les plus élevées la bonté la plus touchante.
Me sauver de l’esclavage, me choisir pour bienfaitrice
Mme de B., c’était me donner deux fois la vie : je fus ingrate
envers la Providence en n’étant point heureuse ; et cependant le
bonheur résulte-t-il toujours de ces dons de l’intelligence ? Je
croirais plutôt le contraire : il faut payer le bienfait de savoir par
le désir d’ignorer, et la fable ne nous dit pas si Galatée trouva le
bonheur après avoir reçu la vie222.
Je ne sus que longtemps après l’histoire des premiers jours de
mon enfance. Mes plus anciens souvenirs ne me retracent que le
salon de Mme de B. ; j’y passais ma vie, aimée d’elle, caressée,
gâtée par tous ses amis, accablée de présents, vantée, exaltée
comme l’enfant le plus spirituel et le plus aimable.
Le ton de cette société était l’engouement, mais un
engouement dont le bon goût savait exclure tout ce qui
ressemblait à l’exagération : on louait tout ce qui prêtait à la
louange, on excusait tout ce qui prêtait au blâme, et souvent, par
une adresse encore plus aimable, on transformait en qualités les
défauts mêmes. Le succès donne du courage ; on valait près de
Mme de B. tout ce qu’on pouvait valoir, et peut-être un peu plus,
car elle prêtait quelque chose d’elle à ses amis sans s’en douter
elle-même : et, en la voyant, en l’écoutant, on croyait lui
ressembler.
Vêtue à l’orientale, assise aux pieds de Mme de B.,
j’écoutais, sans la comprendre encore, la conversation des
hommes les plus distingués de ce temps-là. Je n’avais rien de la
turbulence des enfants ; j’étais pensive avant de penser, j’étais
heureuse à côté de Mme de B. : aimer, pour moi, c’était être là,
c’était l’entendre, lui obéir, la regarder surtout ; je ne désirais rien
de plus. Je ne pouvais m’étonner de vivre au milieu du luxe, de
n’être entourée que des personnes les plus spirituelles et les plus
aimables ; je ne connaissais pas autre chose : mais, sans le savoir,
je prenais un grand dédain pour tout ce qui n’était pas ce monde
où je passais ma vie. Le bon goût est à l’esprit ce qu’une oreille
juste est aux sons. Encore toute enfant, le manque de goût me
blessait ; je le sentais avant de pouvoir le définir, et l’habitude me
l’avait rendu comme nécessaire. Cette disposition eût été
dangereuse si j’avais eu un avenir ; mais je n’avais pas d’avenir, et
je ne m’en doutais pas.
J’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans sans avoir eu l’idée qu’on
pouvait être heureuse autrement que je ne l’étais. Je n’étais pas
fâchée d’être une négresse : on me disait que j’étais charmante ;
d’ailleurs rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage : je ne
voyais presque pas d’autres enfants ; un seul était mon ami, et ma
couleur noire ne l’empêchait pas de m’aimer.
Ma bienfaitrice avait deux petits-fils, enfants d’une fille qui
était morte jeune. Charles, le cadet, était à peu près de mon âge.
Élevé avec moi, il était mon protecteur, mon conseil et mon
soutien dans toutes mes petites fautes. À sept ans, il alla au
collège : je pleurai en le quittant ; ce fut ma première peine. Je
pensais souvent à lui, mais je ne le voyais presque plus. Il
étudiait, et moi, de mon côté, j’apprenais, pour plaire à Mme de
B., tout ce qui devait former une éducation parfaite. Elle voulut
que j’eusse tous les talents : j’avais de la voix, les maîtres les plus
habiles l’exercèrent ; j’avais le goût de la peinture, et un peintre
célèbre, ami de Mme de B., se chargea de diriger mes efforts ;
j’appris l’anglais, l’italien, et Mme de B. elle-même s’occupait de
mes lectures. Elle guidait mon esprit, formait mon jugement : en
causant avec elle, en découvrant tous les trésors de son âme, je
sentais la mienne s’élever, et c’était l’admiration qui m’ouvrait les
voies de l’intelligence. Hélas ! je ne prévoyais pas que ces douces
études seraient suivies de jours si amers : je ne pensais qu’à plaire
à Mme de B. ; un sourire d’approbation sur ses lèvres était tout
mon avenir.
