Ourika de Claire de Duras


Les liens de famille surtout me faisaient faire des retours
bien douloureux sur moi-même, moi qui jamais ne devais être la
sœur, la femme, la mère de personne ! Je me figurais dans ces
liens plus de douceur qu’ils n’en ont peut-être, et je négligeais
ceux qui m’étaient permis, parce que je ne pouvais atteindre à
ceux-là. Je n’avais point d’amie, personne n’avait ma confiance :
ce que j’avais pour Mme de B. était plutôt un culte qu’une
affection ; mais je crois que je sentais pour Charles tout ce qu’on
éprouve pour un frère.
Il était toujours au collège, qu’il allait bientôt quitter pour
commencer ses voyages. Il partait avec son frère aîné et son
gouverneur, et ils devaient visiter l’Allemagne, l’Angleterre et
l’Italie ; leur absence devait durer deux ans. Charles était charmé
de partir ; et moi, je ne fus affligée qu’au dernier moment : car
j’étais toujours bien aise de ce qui lui faisait plaisir. Je ne lui avais
rien dit de toutes les idées qui m’occupaient ; je ne le voyais
jamais seul, et il m’aurait fallu bien du temps pour lui expliquer
ma peine : je suis sûre qu’alors il m’aurait comprise. Mais il avait,
avec son air doux et grave, une disposition à la moquerie, qui me
rendait timide : il est vrai qu’il ne l’exerçait guère que sur les
ridicules de l’affectation ; tout ce qui était sincère le désarmait.
Enfin je ne lui dis rien. Son départ, d’ailleurs, était une distraction,
et je crois que cela me faisait du bien de m’affliger d’autre chose
que de ma douleur habituelle.
Ce fut peu de temps après le départ de Charles, que la
Révolution prit un caractère plus sérieux : je n’entendais parler
tout le jour, dans le salon de Mme de B., que des grands intérêts
moraux et politiques que cette Révolution remua jusque dans leur
source ; ils se rattachaient à ce qui avait occupé les esprits
supérieurs de tous les temps. Rien n’était plus capable d’étendre et
de former mes idées, que le spectacle de cette arène où des
hommes distingués remettaient chaque jour en question tout ce
qu’on avait pu croire jugé jusqu’alors. Ils approfondissaient tous
les sujets, remontaient à l’origine de toutes les institutions, mais
trop souvent pour tout ébranler et pour tout détruire.
Croiriez-vous que, jeune comme j’étais, étrangère à tous les
intérêts de la société, nourrissant à part ma plaie secrète, la
Révolution apporta un changement dans mes idées, fit naître dans
mon cœur quelques espérances, et suspendit un moment mes
maux ? tant on cherche vite ce qui peut consoler ! J’entrevis donc
que, dans ce grand désordre, je pourrais trouver ma place ; que
toutes les fortunes renversées, tous les rangs confondus, tous les
préjugés évanouis, amèneraient peut-être un état de chose où je
serais moins étrangère ; et que si j’avais quelque supériorité
d’âme, quelque qualité cachée, on l’apprécierait lorsque ma
couleur ne m’isolerait plus au milieu du monde, comme elle avait
fait jusqu’alors. Mais il arriva que ces qualités mêmes que je
pouvais me trouver, s’opposèrent vite à mon illusion : je ne pus
désirer longtemps beaucoup de mal pour un peu de bien
personnel. D’un autre côté, j’apercevais les ridicules de ces
personnages qui voulaient maîtriser les événements ; je jugeais les
petitesses de leurs caractères, je devinais leurs vues secrètes ;
bientôt leur fausse philanthropie cessa de m’abuser, et je renonçai
à l’espérance, en voyant qu’il resterait encore assez de mépris pour
moi au milieu de tant d’adversités. Cependant je m’intéressais
toujours à ces discussions animées ; mais elles ne tardèrent pas à
perdre ce qui faisait leur plus grand charme. Déjà le temps n’était
plus où l’on ne songeait qu’à plaire, et où la première condition
pour y réussir était l’oubli des succès de son amour-propre :
lorsque la Révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle
toucha aux intérêts intimes de chacun, les conversations
dégénérèrent en disputes, et l’aigreur, l’amertume et les
personnalités prirent la place de la raison. Quelquefois, malgré ma
tristesse, je m’amusais de toutes ces violentes opinions, qui
n’étaient, au fond, presque jamais que des prétentions, des
affectations ou des peurs : mais la gaieté qui vient de l’observation
des ridicules, ne fait pas de bien ; il y a trop de malignité dans
cette gaieté, pour qu’elle puisse réjouir le cœur qui ne se plaît que
dans les joies innocentes. On peut avoir cette gaieté moqueuse,
sans cesser d’être malheureux ; peut-être même le malheur rend-il
plus susceptible de l’éprouver, car l’amertume dont l’âme se
nourrit fait l’aliment habituel de ce triste plaisir.
L’espoir sitôt détruit que m’avait inspiré la Révolution,
n’avait point changé la situation de mon âme ; toujours
mécontente de mon sort, mes chagrins n’étaient adoucis que par la
confiance et les bontés de Mme de B. Quelquefois, au milieu de
ces conversations politiques dont elle ne pouvait réussir à calmer
l’aigreur, elle me regardait tristement ; ce regard était un baume
pour mon cœur ; il semblait me dire : Ourika, vous seule
m’entendez !
On commençait à parler de la liberté des nègres225 : il était
impossible que cette question ne me touchât pas vivement ; c’était
une illusion que j’aimais encore à me faire, qu’ailleurs, du moins,
j’avais des semblables : comme ils étaient malheureux, je les
croyais bons, et je m’intéressais à leur sort. Hélas ! je fus
promptement détrompée ! Les massacres de Saint-Domingue226
me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je
m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant
j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins.
Cependant, la Révolution faisait des progrès rapides ; on
s’effrayait en voyant les hommes les plus violents s’emparer de
toutes les places. Bientôt il parut que ces hommes étaient décidés
à ne rien respecter : les affreuses journées du 20 juin et du 10
août227 durent préparer à tout. Ce qui restait de la société de
Mme de B. se dispersa à cette époque : les uns fuyaient les
persécutions dans les pays étrangers ; les autres se cachaient ou se
retiraient en province. Mme de B. ne fit ni l’un ni l’autre ; elle était
fixée chez elle par l’occupation constante de son cœur : elle resta
avec un souvenir et près d’un tombeau.

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