Aussitôt que Charles fut arrivé, Mme de B. partit pour la
campagne. Tous ses amis étaient cachés ou en fuite ; sa société se
trouvait presque réduite à un vieil abbé que, depuis dix ans,
j’entendais tous les jours se moquer de la religion, et qui à présent
s’irritait qu’on eût vendu les biens du clergé231, parce qu’il y
perdait vingt mille livres de rente. Cet abbé vint avec nous à
Saint-Germain. Sa société était douce, ou plutôt elle était
tranquille : car son calme n’avait rien de doux ; il venait de la
tournure de son esprit, plutôt que de la paix de son cœur.
Mme de B. avait été toute sa vie dans la position de rendre
beaucoup de services : liée avec M. de Choiseul232, elle avait pu,
pendant ce long ministère, être utile à bien des gens. Deux des
hommes les plus influents pendant la Terreur avaient des
obligations à Mme de B. ; ils s’en souvinrent et se montrèrent
reconnaissants. Veillant sans cesse sur elle, ils ne permirent pas
qu’elle fût atteinte ; ils risquèrent plusieurs fois leur vie pour
dérober la sienne aux fureurs révolutionnaires : car on doit
remarquer qu’à cette époque funeste, les chefs mêmes des partis
les plus violents ne pouvaient faire un peu de bien sans danger ; il
semblait que, sur cette terre désolée, on ne pût régner que par le
mal, tant lui seul donnait et ôtait la puissance. Mme de B. n’alla
point en prison ; elle fut gardée chez elle, sous prétexte de sa
mauvaise santé. Charles, l’abbé et moi, nous restâmes auprès
d’elle et nous lui donnions tous nos soins.
Rien ne peut peindre l’état d’anxiété et de terreur des
journées que nous passâmes alors, lisant chaque soir, dans les
journaux, la condamnation et la mort des amis de Mme de B., et
tremblant à tout instant que ses protecteurs n’eussent plus le
pouvoir de la garantir du même sort. Nous sûmes qu’en effet elle
était au moment de périr, lorsque la mort de Robespierre233 mit un
terme à tant d’horreurs. On respira ; les gardes quittèrent la
maison de Mme de B., et nous restâmes tous quatre dans la même
solitude, comme on se retrouve, j’imagine, après une grande
calamité à laquelle on a échappé ensemble. On aurait cru que tous
les liens s’étaient resserrés par le malheur : j’avais senti que là, du
moins, je n’étais pas étrangère.
