Ourika de Claire de Duras

À
vous, moins qu’à personne, je n’ai rien de nouveau à dire là-
dessus. – C’est ce que vous ne me persuaderez jamais, répliqua-t-
elle : mais puisque vous me refusez votre confiance, et que vous
assurez que vous n’avez point de secret, eh bien ! Ourika, je me
chargerai de vous apprendre que vous en avez un. Oui, Ourika,
tous vos regrets, toutes vos douleurs ne viennent que d’une
passion malheureuse, d’une passion insensée ; et si vous n’étiez
pas folle d’amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre
parti d’être négresse. Adieu, Ourika, je m’en vais, et, je vous le
déclare, avec bien moins d’intérêt pour vous que je n’en avais
apporté en venant ici. » Elle sortit en achevant ces paroles. Je
demeurai anéantie. Que venait-elle de me révéler ! Quelle lumière
affreuse avait-elle jetée sur l’abîme de mes douleurs ! Grand
Dieu ! c’était comme la lumière qui pénétra une fois au fond des
enfers, et qui fit regretter les ténèbres à ses malheureux habitants.
Quoi ! j’avais une passion criminelle ! c’est elle qui, jusqu’ici,
dévorait mon cœur ! Ce désir de tenir ma place dans la chaîne des
êtres, ce besoin des affections de la nature, cette douleur de
l’isolement, c’étaient les regrets d’un amour coupable, et lorsque je
croyais envier l’image du bonheur, c’est le bonheur lui-même qui
était l’objet de mes vœux impies ! Mais qu’ai-je donc fait pour
qu’on puisse me croire atteinte de cette passion sans espoir ? Est-il
donc impossible d’aimer plus que sa vie avec innocence ? Cette
mère qui se jeta dans la gueule du lion pour sauver son fils, quel
sentiment l’animait ? Ces frères, ces sœurs qui voulurent mourir
ensemble sur l’échafaud, et qui priaient Dieu avant d’y monter,
était-ce donc un amour coupable qui les unissait ? L’humanité
seule ne produit-elle pas tous les jours des dévouements
sublimes ? Pourquoi donc ne pourrais-je aimer ainsi Charles, le
compagnon de mon enfance, le protecteur de ma jeunesse ?… Et
cependant, je ne sais quelle voix crie au fond de moi-même qu’on
a raison, et que je suis criminelle. Grand Dieu ! je vais donc
recevoir aussi le remords dans mon cœur désolé ! Il faut
qu’Ourika connaisse tous les genres d’amertume, qu’elle épuise
toutes les douleurs ! Quoi ! mes larmes désormais seront
coupables ! il me sera défendu de penser à lui ! quoi ! je n’oserai
plus souffrir !


Ces affreuses pensées me jetèrent dans un accablement qui
ressemblait à la mort. La même nuit, la fièvre me prit, et, en
moins de trois jours, on désespéra de ma vie : le médecin déclara
que, si l’on voulait me faire recevoir mes sacrements, il n’y avait
pas un instant à perdre. On envoya chercher mon confesseur ; il
était mort depuis peu de jours. Alors Mme de B. fit avertir un
prêtre de la paroisse ; il vint et m’administra l’extrême-onction, car
j’étais hors d’état de recevoir le viatique ; je n’avais aucune
connaissance, et on attendait ma mort à chaque instant. C’est sans
doute alors que Dieu eut pitié de moi ; il commença par me
conserver la vie : contre toute attente, mes forces se soutinrent. Je
luttai ainsi environ quinze jours ; ensuite la connaissance me
revint. Mme de B. ne me quittait pas, et Charles paraissait avoir
retrouvé pour moi son ancienne affection. Le prêtre continuait à
venir me voir chaque jour, car il voulait profiter du premier
moment pour me confesser : je le désirais moi-même ; je ne sais
quel mouvement me portait vers Dieu, et me donnait le besoin de
me jeter dans ses bras et d’y chercher le repos. Le prêtre reçut
l’aveu de mes fautes : il ne fut point effrayé de l’état de mon âme ;
comme un vieux matelot, il connaissait toutes ces tempêtes. Il
commença par me rassurer sur cette passion dont j’étais accusée :
« Votre cœur est pur, me dit-il : c’est à vous seule que vous avez
fait du mal ; mais vous n’en êtes pas moins coupable. Dieu vous
demandera compte de votre propre bonheur qu’il vous avait
confié ; qu’en avez-vous fait ? Ce bonheur était entre vos mains,
car il réside dans l’accomplissement de nos devoirs ; les avez-
vous seulement connus ? Dieu est le but de l’homme : quel a été le
vôtre ? Mais ne perdez pas courage ; priez Dieu, Ourika : il est là,
il vous tend les bras ; il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les
cœurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de devenir
digne de lui. » C’est ainsi que cet homme respectable encourageait
la pauvre Ourika. Ces paroles simples portaient dans mon âme je
ne sais quelle paix que je n’avais jamais connue ; je les méditais
sans cesse, et, comme d’une mine féconde, j’en tirais toujours
quelque nouvelle réflexion. Je vis qu’en effet je n’avais point
connu mes devoirs : Dieu en a prescrit aux personnes isolées
comme à celles qui tiennent au monde ; s’il les a privées des liens
du sang, il leur a donné l’humanité tout entière pour la famille. La
sœur de la charité, me disais-je, n’est point seule dans la vie,
quoiqu’elle ait renoncé à tout ; elle s’est créé une famille de
choix ; elle est la mère de tous les orphelins, la fille de tous les
pauvres vieillards, la sœur de tous les malheureux. Des hommes
du monde n’ont-ils pas souvent cherché un isolement volontaire ?
Ils voulaient être seuls avec Dieu ; ils renonçaient à tous les
plaisirs pour adorer, dans la solitude, la source pure de tout bien et
de tout bonheur ; ils travaillaient, dans le secret de leur pensée, à
rendre leur âme digne de se présenter devant le Seigneur. C’est
pour vous, ô mon Dieu ! qu’il est doux d’embellir ainsi son cœur,
de le parer, comme pour un jour de fête, de toutes les vertus qui
vous plaisent. Hélas ! qu’avais-je fait ? Jouet insensé des
mouvements involontaires de mon âme, j’avais couru après les
jouissances de la vie, et j’en avais négligé le bonheur. Mais il n’est
pas encore trop tard ; Dieu, en me jetant sur cette terre étrangère,
voulut peut-être me prédestiner à lui ; il m’arracha à la barbarie, à
l’ignorance, par un miracle de sa bonté ; il me déroba aux vices de
l’esclavage, et me fit connaître sa loi. Cette loi me montre tous
mes devoirs ; elle m’enseigne ma route : je la suivrai, ô mon
Dieu ! je ne me servirai plus de vos bienfaits pour vous offenser,
je ne vous accuserai plus de mes fautes.
Ce nouveau jour sous lequel j’envisageai ma position fit
rentrer le calme dans mon cœur. Je m’étonnais de la paix qui
succédait à tant d’orages : on avait ouvert une issue à ce torrent
qui dévastait ses rivages, et maintenant il portait ses flots apaisés
dans une mer tranquille.
Je me décidai à me faire religieuse. J’en parlai à Mme de B. ;
elle s’en affligea, mais elle me dit : « Je vous ai fait tant de mal en
voulant vous faire du bien, que je ne me sens pas le droit de
m’opposer à votre résolution. » Charles fut plus vif dans sa
résistance ; il me pria, il me conjura de rester ; je lui dis : Laissez-
moi aller, Charles, dans le seul lieu où il me soit permis de penser
sans cesse à vous……

  Ici, la jeune religieuse finit brusquement son récit. Je

continuai à lui donner des soins : malheureusement ils furent
inutiles ; elle mourut à la fin d’octobre ; elle tomba avec les
dernières feuilles de l’automne.
FIN

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