Ourika de Claire de Duras


Cependant le duc de Duras n’était pas un mari fidèle, et sa
femme ne pratiquait pas la vertu chrétienne de la résignation ;
après les premières années de mariage, réjouies par la naissance
de deux fillettes, les « inconsolables chagrins » pénétrèrent dans
leur demeure : on peut en sentir les prémisses dans les lettres
envoyées par Mme de Duras à son époux, en 1800.
Après le coup d’État du 18 brumaire 1799, par lequel
Napoléon devint Premier consul et mit fin à la Révolution, Claire
avait regagné la capitale française en compagnie de sa fille aînée,
Félicie, pour obtenir d’effacer sa mère de la liste des émigrés,
tenter de récupérer les biens de son père et rencontrer sa belle-
mère, la duchesse douairière de Duras, née Noailles, qui n’avait
jamais quitté la France. Elle envoyait à son époux des lettres
d’amour naïves et passionnées – « Je désire tant vous embrasser !
[…] Je me sens découragée loin de vous […] Si vous étiez là, mon
Amédée, je courrais dans vos bras ; mais loin de vous je suis
seule ! Je me sens une sorte de vide que rien ne peut remplir15 » –,
qui reflètent les sentiments d’une jeune femme totalement prise
par le rêve de son paradis domestique, personnel et privé.
Claire entretenait un rêve moderne, celui que Rousseau avait
illustré dans sa Nouvelle Héloïse, en opposant l’utopie familiale
de Clarens à la corruption des coutumes nobiliaires ; la morale
révolutionnaire l’avait pris comme modèle d’une société
régénérée ; les victimes de la Terreur y avaient trouvé refuge dans
leurs malheurs ; parvenues au seuil de l’époque romantique,
c’étaient surtout les femmes, issues de l’aristocratie comme de la
bourgeoisie, qui demandaient à ce rêve d’éclairer leur vie d’une
nouvelle lumière. Les épreuves de la Révolution avaient montré le
sens des responsabilités et le courage dont était capable le
prétendu sexe faible ; néanmoins, avec le retour à l’ordre et
l’entrée en vigueur du code civil, les femmes avaient été rappelées
à leur condition subalterne de mères et d’épouses. Puisque la
nouvelle morale bourgeoise confinait la destinée féminine à
l’intérieur de la vie conjugale, les femmes se sentaient autorisées à
chercher dans le mariage une réponse légitime à leur nouvelle et
inévitable quête d’amour. La littérature féminine de l’époque
proposait, de roman en roman, le mirage de ce bonheur à deux, de
cette « union des cœurs sans laquelle le mariage manque son
but16 » – qui, à en juger par les lettres de Mme de Duras, avait été
son expérience quotidienne, ne fût-ce qu’un bref moment.
Loin de son mari, la jeune femme ne cessait de lui rappeler
son amour et de lui demander confirmation de ses sentiments à
son égard : « Vous manquerais-je quelquefois […] et vous mon
tendre ami, pensez-vous aussi à votre Claire17 ? » Douce et
insistante, elle voulait que son Amédée n’oublie pas un instant
combien son bonheur dépendait de l’harmonie entre leurs âmes.
L’approche de leur anniversaire de mariage, ce « cher
27 novembre », lui offrait l’occasion de réitérer son don d’elle-
même – « je bénis mille fois le moment fortuné qui m’a donnée à
mon ami » –, mais aussi de rappeler à son époux les engagements
pris : « [je demande] à Dieu de me réunir promptement à toi et de
conserver tes sentiments pour ta Claire18 ». On perçoit cependant
dans cette même lettre que son destinataire n’était pas
complètement en harmonie avec une telle vision des choses. En
passant du vous en usage entre les époux de la bonne société au tu
de l’intimité amoureuse, Claire était bien consciente de franchir
les limites formelles requises par son mari, même si elle ne
semble pas s’en repentir : « Me pardonnerez-vous, mon Amédée,
de vous parler avec cette familiarité ? Je sais bien que vous ne
l’aimez pas ; mais j’en ai besoin, cela me fait du bien19. »
Nous ne savons pas dans quelle mesure les sentiments que le
duc de Duras manifesta dans les premiers temps de son mariage
reflétaient un élan sincère ou bien obéissaient à un simple devoir
de courtoisie ; toujours est-il qu’il n’estimait pas que l’amour et la
fidélité entrassent dans ses devoirs conjugaux, et il n’avait pas
tardé à faire comprendre à son épouse que ses requêtes exaltées et
romantiques le mettaient mal à l’aise. Claire, en revanche, aimait
son mari, et avait cru être aimée de lui : elle n’entendait pas
renoncer à ses attentes. Au lieu de reconnaître qu’elle avait épousé
un homme qui, comme devait l’écrire Astolphe de Custine dans
un portrait à clé, « avait le cœur bon, quoique difficile à
attendrir », mais qui était prisonnier des conventions du passé, qui
manquait de sensibilité, qui pratiquait un égoïsme des plus subtils
(« personne n’unit plus d’envie de rendre heureux les autres, à plus
de crainte à se gêner lui-même20 »), bref, au lieu de se résigner et
d’accepter son mari pour ce qu’il était, Mme de Duras préféra
s’entêter dans le projet impossible d’être aimée de lui. Comme elle
allait se l’avouer des années plus tard, elle était incapable de « [se]
résoudre à reconnaître l’impossible21 », et son refus de renoncer à
ses rêves devait devenir une source de souffrances intarissable.
Sensible et vulnérable, Claire compensait sa fragilité émotionnelle
avec « un caractère très fort, et surtout une puissance de volonté
peu commune22 », et elle continua à poursuivre son mari de ses
assiduités sentimentales, ouvrant ainsi un conflit durable. « Le
ménage s’accordait moins que jamais », note dans ses Mémoires
une amie des deux époux, la marquise de La Tour du Pin : « M.
de Duras avait une attitude de plus en plus mauvaise à l’égard de
sa femme. Elle en pleurait jour et nuit et adoptait
malheureusement des airs déplorables qui ennuyaient son mari à
périr. Il le laissait voir avec un sans-gêne blessant, que je lui
reprochais souvent. À quoi il répondait que l’amour ne se
commandait pas et qu’il détestait les scènes. Je tâchais de lui
inspirer un peu d’indépendance, de la convaincre que sa jalousie
et ses reproches, en rendant leur intérieur insupportable,
éloignaient d’elle son mari. […] La pauvre Claire ne pensait qu’à
faire du roman, avec un mari qui était le moins romantique de
tous les hommes23. »
Pourtant, si elle avait eu l’occasion – guère improbable – de
lire Les Lettres de Mistriss Henley, le bref roman par lettres
qu’Isabelle de Charrière avait publié une quinzaine d’années plus
tôt24, Claire avait bien dû se rendre compte que ses déceptions
conjugales reflétaient une condition féminine fort répandue, au
point de devenir un archétype littéraire. Situé en Angleterre, le
roman racontait l’histoire de l’incompréhension entre une femme
sensible, fragile et sentimentale, et un mari conventionnel,
mesuré, raisonnable. C’est justement le caractère obtus et pondéré
du gentleman anglais, incapable de comprendre la raison des
sentiments de sa femme, qui cause la mort de cette dernière.
À la différence de Mistriss Henley, Claire devait arriver à
reprendre progressivement en main sa destinée, en apprenant peu
à peu le détachement nécessaire pour suivre la voie tracée par
Mme de Charrière, et produire la radiographie morale de son
mariage dans Olivier ; reste que cet échec devait la marquer à vie.
Le désamour de son époux l’avait convaincue qu’elle ne possédait
pas les charmes nécessaires à être aimée, et avait façonné la
perception qu’elle avait d’elle-même, déterminant en elle un fort
sentiment d’exclusion : « On n’a jamais été jeune lorsque l’on n’a
jamais été jolie25 », disait Claire en parlant d’elle-même. Mais
l’affirmation est par trop péremptoire, et l’argumentation trop
sujette à critique, pour ne pas éveiller le soupçon que c’est
justement la déconvenue conjugale qui a projeté une ombre
douloureuse sur sa vie sentimentale, altérant a posteriori la
représentation de toute une existence.

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