L’infélicité conjugale de Claire toucha son apogée au
printemps 1806, lors d’un voyage dans les Pyrénées en compagnie
du duc. La frustration amoureuse d’une part, et d’autre part
l’apparition des premiers symptômes de la tuberculose –
« maladie si commune et si meurtrière38 » – en avaient fait,
confiait-elle à Rosalie, « une des périodes les plus tristes et les
plus pénibles de [sa] vie39 ». Cependant, sous la poussée des
circonstances, cette vie s’engageait dans une nouvelle direction,
qui allait l’induire à prendre du recul par rapport au passé et à
regarder devant elle.
En 1807, ayant mûri la décision de revenir vivre en France,les Duras achetèrent le château d’Ussé, en Touraine, où ils
s’établirent à partir de l’année suivante. Dans cette splendide
demeure ceinte de tours moyenâgeuses, dont on disait qu’elle
avait inspiré à Charles Perrault le décor de sa Belle au bois
dormant, Claire se consacra à l’éducation de ses filles, sur
lesquelles elle concentrait toutes ses attentes affectives ; mais ce
fut aussi l’occasion de renouer des liens avec des parents et amis
de longue date. Au cours de ses voyages elle sillonnait
régulièrement la France jusqu’à la capitale, où elle logeait chez sa
belle-mère, rue de Varenne ; elle allait ainsi apprendre à connaître
le pays issu de la Révolution et nouer de nouvelles amitiés. Celle
avec Chateaubriand devait lui apporter une autre raison de vivre.
C’est Mme de Duras qui avait pris l’initiative, au début de
1808, de demander à la cousine de son mari, la comtesse de
Noailles (ensuite duchesse de Mouchy), de la présenter à l’auteur
des Martyrs et du Génie du christianisme, dont la belle Nathalie
était à l’époque la maîtresse bien-aimée.
Chateaubriand avait alors quarante ans – neuf de plus que
Mme de Duras –, mais les vicissitudes dramatiques qu’il avait
traversées auraient suffi à remplir plus d’une vie. Il était déjà très
célèbre, ses livres jouissaient d’un vif succès, il plaisait follement
aux femmes et avait bien gagné son surnom d’Enchanteur. Claire
l’évoque pour la première fois dans une lettre à Rosalie de
Constant d’avril 1809 : « Je ne sais si nous avons parlé de cet
homme extraordinaire qui unit à un si beau génie la simplicité
d’un enfant […] il est si simple et si indulgent qu’on se sent à l’aise
avec lui. On voit qu’il apprécie les qualités de l’âme. On doit
moins avoir besoin de l’esprit des autres lorsqu’on en possède
autant soi-même40. » Un an plus tard, Claire employait une
magnifique formule pour expliquer à son amie ce que jamais elle
ne cesserait d’admirer en Chateaubriand : « l’antique honneur
français s’est réfugié dans ce cœur-là afin qu’il en reste au moins
un échantillon sur cette terre41 ». L’écrivain quant à lui devait
évoquer dans ses Mémoires les raisons qui l’avaient poussé à
s’intéresser à Claire : « la chaleur de l’âme, la noblesse du
caractère, l’élévation de l’esprit, la générosité de sentiments, en
faisaient une femme supérieure42 ». Née d’une admiration et d’une
intelligence réciproques – « vous me devinez ou je vous
devine43 », écrivait François René à Claire –, leur amitié avait
rapidement pris racine et, moins d’un an plus tard, leurs rapports
étaient assez intenses pour qu’il fallût y mettre un peu de clarté.
Pourquoi, pendant l’été 1810, Mme de Duras se sentait-elle en
devoir de demander à Chateaubriand si leur relation ne risquait
pas d’attrister Nathalie de Noailles ? Pensait-elle vraiment que la
cousine de son mari pouvait prendre ombrage d’une amitié
innocente ? Ou bien ne parvenait-elle pas à démêler ses
sentiments, et attribuait-elle à Nathalie une jalousie et une
exigence d’exclusivité qui était plutôt de son ressort ?
Dans une lettre du 1er août 1810, Chateaubriand essaie de
mettre les choses au clair. Il aime Mme de Noailles et entend lui
rester fidèle, mais il est prêt à recevoir avec une « infinie
reconnaissance » le don de l’amitié que lui propose Mme de
Duras. « Si vous voudriez être ma véritable sœur, je voudrais
aussi être votre véritable frère », et il précise : « un frère très
heureux et qui s’entendrait à merveille avec vous44 ». À ce pacte
de complicité, chacune des parties contractantes allait donner une
signification différente. Répétés à l’infini, en français comme en
anglais, pendant les vingt-huit ans qu’allaient durer leurs
échanges, les mots « frère » et « sœur » révèlent leur nature
fondamentalement ambiguë. Pour Mme de Duras ils désignaient
un lien préférentiel et exclusif, pour Chateaubriand ils
définissaient les limites à l’intérieur desquelles s’inscrivaient les
attentes sentimentales d’une amie précieuse dont le soutien était
par ailleurs important. La correspondance entre le chevalier de
Boufflers – le sauveur d’Ourika – et Mme de Sabran45 montre bien
que, trente ans plus tôt, ces mêmes mots avaient constitué le
tendre prélude d’une passion réciproque. Du reste, le verbe
français « aimer » lui-même n’est pas sans équivoque ; n’ouvre-t-il
pas sur toute la gamme des rapports affectifs et ne permet-il pas à
l’écrivain de rassurer Mme de Duras sur l’intérêt qu’il éprouve à
son égard, tout en la laissant libre de rêver quant à la véritable
signification du terme : « je vous aime avec une sincérité, une
vérité, une tendresse que le temps ne fait que augmenter46 » ?
Mme de Duras avait tout d’abord évité de s’interroger sur la
nature de cette nouvelle relation qui occupait un rôle si important
dans sa vie. Emportée par l’enthousiasme d’avoir rencontré un
« être supérieur » pour qui elle pouvait se dépenser et qui, à son
tour, par tant d’attentions, lui avait rendu confiance en elle-même
en l’arrachant à l’état de « découragement47 » où l’avait plongée le
désamour de son mari, Claire s’était donnée sans retenue au plaisir
de cette fréquentation assidue, faite de longues conversations en
tête à tête et de promenades matinales sur les boulevards parisiens
encore déserts. Et si, lorsque elle-même ou Chateaubriand n’était
pas à Paris, il lui arrivait de constater qu’« il est doux, mais
dangereux, de vivre habituellement avec des gens qui plaisent et
qui conviennent », elle relevait aussitôt qu’il s’agissait d’une
habitude telle qu’« on ne sait plus s’en passer » et que « tout est
vide et ennuyeux ensuite48 ».
Les lettres qu’elle reçoit de Chateaubriand entre 1808 et
1814 montrent bien l’intensité de leur intimité : il demande à
Mme de Duras des nouvelles de son mari et de ses filles, il lui
raconte ses projets littéraires, il lui confie ses soucis économiques,
allant jusqu’à accepter ses efforts pour l’aider, il la tient au courant
des progrès de son jardin à la Vallée-aux-Loups, il la remercie
pour les plantes qu’elle lui a offertes. Et si Chateaubriand fait
preuve d’une confiance absolue dans le dévouement de Mme de
Duras, cette dernière se montre d’emblée une interlocutrice
généreuse mais exigeante. Claire ne tolère pas d’être traitée de la
même façon que les nombreuses admiratrices dont l’écrivain
s’entoure, elle exige d’avoir avec lui un rapport préférentiel et ne
cache guère son indignation lorsqu’il apparaît que Chateaubriand
– dont la fidélité laisse certes à désirer – ignore ses requêtes.
Alors, pour la calmer, la rassurer, l’apaiser, il entonne son
irrésistible chant de sirène : « vous n’avez pas sujet d’être
jalouse49 », « n’ayant aucune raison de vous rien cacher50 », « je
vous aime toujours avec la tendresse du frère le plus dévoué et le
plus sincère51 », « je ne comprends rien, rien du tout à votre
querelle […]. J’ai besoin que vous m’écriviez une bonne lettre pour
me consoler des dernières52 », « be the dear sister of my heart, for
ever 53 ».
Mais Mme de Duras n’était en rien conciliante, et parfois
Chateaubriand devait changer de registre et passer à la menace :
« Ma chère sœur, écrivait-il le 13 février 1812, vous feriez le
désespoir d’une amitié moins vive et moins constante que la
mienne. Votre lettre d’aujourd’hui m’a fait beaucoup de peine. Elle
est injuste, contrainte et peu aimable. Je méritais mieux […]. Je
vous aime plus que personne ; en un mot vous vous plaisez très à
tort à m’affliger […]. Si je ne puis rien pour vous rendre un peu
heureuse, chère sœur, il vaut mieux renoncer à une
correspondance qui vous fatigue, et qui me désolerait. Je ne sais
pas quoi faire pour vous plaire. Vous ne me croyez pas. Vous ne
m’écoutez pas : quand je crois avoir mis mon cœur tout entier
devant vous, je ne reçois que des choses aigres et sèches en
réponse. Je souffrirais tout cela s’il ne s’agissait que de moi, mais
vous vous faites mal ; et je ne me pardonne pas d’être la cause
involontaire de ce mal54. » Pendant quelque temps la stratégie
devait se révéler efficace, et la crise surmontée, en attendant un
nouveau drame, l’Enchanteur pouvait recommencer à flatter la
duchesse avec ses formules magiques : « L’amitié de ma sœur fait
mon bonheur. La mienne pour elle est sans bornes et sera sans
terme55 », la rassurait-il, moins d’un mois après leur dispute, et, en
juillet, il admettait qu’il s’intéressait à plusieurs dames juste pour
lui rappeler l’unicité du sentiment qu’il lui vouait : « Ma sœur n’a-
t-elle pas une place à part, toute première, où elle règne sans
trouble et sans rivale56 ? »
Les deux interlocuteurs étaient désormais conscients que si
Claire s’obstinait à exiger cette première place avec une
intransigeance analogue à celle du duc de Saint-Simon lorsqu’il
revendiquait le droit de préséance de ses pairs à Versailles, c’est
que ce rang avait pour elle valeur de compensation. Quelques
mois avant leur dispute, Claire avait dû admettre que son
sentiment pour Chateaubriand était différent de ce que lui
éprouvait pour elle, et que seul le terrain de l’amitié pouvait lui
consentir légitimement de ne pas avoir de rivales. Mais son
tempérament était trop passionnel pour prendre en compte des
distinctions subtiles et prudentes qui avaient fait si longtemps la
fortune de la Carte du pays de Tendre dans la société
aristocratique de l’Ancien Régime : exaltée, possessive, jalouse,
son amitié continuait à être obstinément proche de l’amour.
Comme dans les romans par lettres dont Mme de Duras allaitreprendre le genre dans Olivier, c’est la missive d’une amie qui
devait lui dessiller les yeux. « Ah ! mon Dieu, lui écrit le
17 janvier 1812 de Bruxelles la marquise de La Tour du Pin, que
vous êtes avancée depuis mon départ, et que vous avez une
mauvaise tête ! Votre lettre, ma chère, est la langue de la passion
depuis un bout jusqu’à l’autre. Ne vous faites pas d’illusion, ne
vous retranchez pas derrière ce nom de “frère” qui ne signifie
rien » ; et elle insiste : Claire a dans le cœur « un sentiment
coupable, oui ma chère, coupable et très coupable ; l’amitié ne
ressemble pas du tout à ce que vous ressentez57 ».
Depuis presque deux ans, Lucie de La Tour du Pin suivait
avec inquiétude l’intensification de la relation entre Mme de
Duras et Chateaubriand, et ne se lassait pas de la critiquer avec
âpreté. Elle avait commencé par reprocher à son amie que seuls le
besoin de prééminence mondaine et la vanité de se sentir à la
« hauteur » d’un homme célèbre l’eussent poussée à s’intéresser à
Chateaubriand et à s’exposer au ridicule. Quant à son idole, son
« Socrate », c’était peut-être un écrivain de talent, mais comme
« moraliste58 » il laissait à désirer. Il eût été souhaitable que Claire
fût plus réservée, choisissant ses amitiés avec plus de
discernement, se souciant d’être aimable envers son mari, alors
qu’elle avait préféré goûter au « charme d’un sentiment exalté »
sans se l’avouer, sans se rendre compte des risques qu’elle courait,
s’offrant en pâture à la « malice59 » publique. Le jeu était devenu
trop dangereux : il fallait prendre des mesures d’urgence.
