Ourika de Claire de Duras


« Partez-en, ma chère amie, lui écrivait donc ce 17 janvier
1812 Mme de La Tour du Pin, et calmez votre cœur. Si vous le
pouvez, repoussez la pensée de cet homme qui fait votre
tourment ; je ne suis pas assez insensée pour vous dire : n’ayez
pas pour lui de l’amitié ; car je sais que cela n’est pas possible ;
mais comme je crois en même temps que votre tête est plus
exaltée que votre cœur est coupable, j’attends beaucoup du
temps… Ah, croyez, chère amie, que tout ce que je suis
susceptible de ressentir de tendresse, je le sens pour vous, et que
c’est pour votre repos et votre gloire que je veux vous arrêter sur
le bord du précipice où vous êtes tout près de tomber60. » Si la
marquise de La Tour du Pin pouvait légitimement s’interroger sur
les sentiments que Mme de Duras ressentait pour Chateaubriand,
de notre côté nous ne pouvons manquer de nous demander de
quelle nature étaient ceux de la marquise pour la duchesse. Était-
ce un simple élan d’affection qui la poussait à soumettre son amie
à un procès d’intentions, visant à lui dévoiler ce qu’elle préférait
ignorer ? Et de quelle autorité se parait-elle, en lui parlant comme
un directeur spirituel, en reprenant dans les mêmes termes –
gloire, repos, abîme – les injonctions que la princesse de Clèves
avait reçues de sa mère sur son lit de mort61 ?
Mme de La Tour du Pin62 ne manquait ni d’intelligence ni de
caractère, comme le montrent les extraordinaires Mémoires
qu’elle devait écrire dans sa vieillesse. Née en 1770, Henriette
Lucie Dillon appartenait à l’une des plus anciennes familles de la
noblesse européenne. Elle avait épousé à dix-sept ans le marquis
Frédéric de La Tour du Pin de Gouvernet et avait eu juste le
temps de succéder à sa mère comme dame de compagnie de
Marie-Antoinette, avant l’émigration outre-Atlantique. Dans l’est
des États-Unis, son mari s’improvisa cultivateur, et elle l’aida à
gérer une petite ferme sans jamais oublier d’imprimer le blason de
sa famille sur le beurre qu’elle allait vendre au marché. Ils
s’étaient transférés à Londres en 1797, et c’est là que Lucie avait
connu Claire, dont elle était devenue une amie proche. Très liée à
son époux et mère de nombreux enfants, Lucie aimait
passionnément sa famille, et de son propre aveu ces sentiments lui
suffisaient, sans qu’elle éprouvât le besoin de l’amitié : elle avait
cependant fait une exception pour Claire. Non seulement cette
dernière avait épousé un de ses amis d’enfance, mais leurs pères
avaient été des libéraux morts sur l’échafaud en criant « vive le
Roi ! », et les deux femmes étaient, à leur tour, des esprits curieux
et indépendants. Ainsi, en apprenant la mésentente conjugale des
Duras, Lucie avait fait son possible pour l’apaiser. Elle était
l’aînée de Claire de sept ans, et la réussite de son couple lui
conférait indéniablement l’autorité pour conseiller et guider son
amie, ce qu’elle faisait avec une supériorité bienveillante, en
tâchant de la rappeler à un bon sens évidemment incompatible
avec les exigences de la passion. Leur amitié ne semblait pas
avoir souffert des divergences politiques : les Duras étaient restés
fidèles aux Bourbons, tandis que les La Tour du Pin, démunis et
soucieux de leur avenir, avaient choisi Napoléon ; ils habitaient
Bruxelles depuis 1808, le marquis ayant été nommé préfet de la
Dyle. Les deux amies avaient continué à se voir, tantôt à Paris,
tantôt à Bruxelles, et à s’écrire, mais Lucie avait dû apprendre à
connaître une nouvelle Claire, plus assurée, revenue à la vie
mondaine, toujours plus influencée par Chateaubriand, toujours
moins encline à l’écouter. Pour reprendre l’ascendant perdu,
Mme de La Tour du Pin allait se servir de tous les arguments à sa
disposition – l’amour pour ses filles, les devoirs familiaux, la
réputation dans le monde, le souci de soi – et recourir à une vaste
gamme de styles – ironique, pathétique, inquisitoire,
apocalyptique. Elle tenta même de jeter le discrédit sur
Chateaubriand, dont elle moquait les faiblesses : une coquette
régnant sur « un petit sérail où il tâche de répandre également ses
faveurs pour maintenir son empire63 ».
Mais c’était là une bataille perdue d’avance. Lucie devait
bientôt s’apercevoir que ses insinuations et ses mises en garde
avaient contribué à susciter chez son amie un sentiment de
culpabilité des plus périlleux : « regarder dans son cœur pour y
découvrir ce qu’il faudrait détruire, et n’en pas avoir la force : cela
est plutôt dangereux qu’utile64 », avait-elle reconnu, trop tard
désormais. Ses conseils étaient l’expression du bon sens et du bon
goût, mais ils allaient se révéler inopérants, d’autant plus que
l’Enchanteur lui-même avait eu l’occasion de s’en plaindre auprès
de Claire : « M. de Chateaubriand en viendra à ses fins et […]
vous ne m’aimerez plus65 », annonçait-elle très lucidement,
sentant bien qu’elle n’était pas de taille face au grand écrivain.
Non moins passionnelle que Claire, Mme de La Tour du Pin
ne se résignait pas à voir son amitié rétrogradée à la « seconde
place » dans le cœur de la seule amie qu’elle avait admise dans le
cercle restreint de ses affections, et elle lui en garda une rancune
tenace, dont ses Mémoires portent la trace : « Lorsque je revis
Claire Duras, que j’avais laissée à Teddington en proie à une
passion malheureuse pour son mari, je la trouvai tout autre. Elle
était devenue une des coryphées de la société antibonapartiste du
faubourg Saint-Honoré. Ne pouvant se distinguer par la beauté du
visage, elle avait eu le bon sens de renoncer à y prétendre. Elle
visa à briller par l’esprit, chose qui lui était facile, car elle en avait
beaucoup, et par la capacité, qualité indispensable pour occuper la
première place dans la société où elle vivait. À Paris, il est
nécessaire de trancher sur tout, sans quoi on est écrasé : en termes
de marine, il faut faire feu supérieur. Son caractère naturellement
présomptueux et dominateur la préparait par-dessus tout à jouer
un tel rôle66. » Mais bien avant de tracer ce portrait impitoyable,
Mme de La Tour du Pin avait déjà eu l’occasion de prendre sur sa
vieille amie la plus cruelle des revanches. Marraine de sa fille
aînée Félicie, lorsque sa filleule entra en conflit ouvert avec sa
mère, Lucie choisit son parti, épousa sa cause, la prit sous son aile
protectrice. Cette appropriation indue servait de tragique
contrepoint à la mort prématurée de sept des huit enfants de la
marquise ; l’histoire devait mal se terminer même pour son
dernier-né, le seul destiné à survivre à ses parents. Entraîné par
Félicie dans l’insurrection vendéenne de 1832, condamné à mort
par contumace, Frédéric Claude Aymar fut contraint de prendre le
chemin de l’exil.

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