Mais l’indulgence n’était pas le fort de Mme de La Tour du
Pin, et le souvenir du duc de Duras qu’elle livre à la postérité
ressemble fort à une exécution capitale : « Malgré tant de
bouleversements, il avait conservé tous les préjugés, toutes les
haines, toutes les petitesses, toutes les rancunes d’autrefois,
comme s’il n’y avait pas eu de révolution, et répétait certainement
dans son for intérieur ce propos que nous lui avions entendu tenir
dans sa jeunesse, quoiqu’il l’ait désavoué depuis : “il faut que la
canaille sue”67. »
De son côté, Mme de Duras allait se venger du caractère
inquisitoire de son amie en s’en inspirant dans l’un des épisodes
clés d’Ourika. En véritable écrivain, elle ne recourt à son
expérience douloureuse que pour la réinterpréter à la lumière
d’une vérité supérieure, dans laquelle les lecteurs aussi peuvent se
reconnaître. En obligeant Ourika à prendre conscience de la
nature coupable de ses sentiments à l’égard de son frère adoptif, la
« marquise de… » commet dans le roman un méfait encore plus
grave. Elle manque au respect que l’on doit au secret que chaque
individu a le droit d’enserrer dans le tréfonds de son cœur, et elle
montre comment la sincérité, même lorsqu’elle est animée des
meilleures intentions, peut se transformer en violence, et
engendrer des désastres.
En 1814, la chute de Napoléon et le retour des Bourbons
modifièrent profondément la vie des Duras : ils emménagèrent
dans un hôtel particulier au 22, rue de Varenne, et furent soudain
appelés à jouer un rôle de premier plan dans la société française
de la Restauration.
M. de Duras, « plus duc que feu monsieur de Saint-
Simon68 », comme disait la comtesse de Boigne, avait repris ses
fonctions de premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII
et occupait le siège qui lui revenait dans la Chambre des pairs ; il
jouissait désormais du privilège rare et enviable de fréquenter au
jour le jour un souverain dont il avait gagné l’entière confiance
par sa fidélité et son dévouement exemplaires. Lorsqu’il exerçait
sa charge, il disposait d’un appartement dans le pavillon de Flore,
aux Tuileries : c’est là, en qualité de première dame d’une cour
sans reine, que son épouse tenait salon. Après des années
d’incompréhension et de distance, les deux époux s’étaient
retrouvés, en vertu de la nouvelle position du duc, unis par une
cause commune qui leur donnait des raisons de ne pas être
mécontents l’un de l’autre. Mme de Duras était reconnaissante à
son mari d’avoir précisé d’emblée qu’il ne tolérerait pas que, en
tant que fille d’un conventionnel girondin, elle subît le moindre
manque d’égards de la part de l’entourage royal ; et elle avait
apprécié qu’il l’eût voulue auprès de lui dès le début de sa vie
officielle, en écoutant ses opinions, en affichant publiquement une
considération empreinte de courtoisie. De son côté, le duc de
Duras ne pouvait que se réjouir des succès mondains de sa
femme.
Dans la France inquiète et divisée de la Restauration,
partagée entre monarchistes et républicains, entre fils de la
Révolution, nostalgiques de l’Ancien Régime et orphelins de
l’Empire, constitutionnalistes et ultras légitimistes, catholiques
intégristes et laïques intransigeants – cette France dont les Cent
Jours de Napoléon avaient révélé l’instabilité intrinsèque –, Claire
de Duras sut encourager ses hôtes à dépasser leurs divergences et
renouer une conversation civile, qui témoignait d’un sens des
responsabilités et d’un esprit de réconciliation hors du commun.
Mme de Boigne, généralement peu encline à l’indulgence, décrit
avec admiration une visite aux Tuileries juste après Waterloo :
« On y causait librement et plus raisonnablement qu’ailleurs […].
C’étaient [les discours] les plus sages du parti royaliste. Mme de
Duras avait beaucoup plus de libéralisme que sa position ne
semblait en comporter. Elle admettait toutes les opinions et ne les
jugeait pas du haut de l’esprit du parti. Elle était même accessible
à celles des idées généreuses qui ne compromettaient pas trop sa
position de grande dame69. »
Loin d’être le résultat d’un œcuménisme mondain, la
tolérance de Mme de Duras était l’aboutissement d’une longue
réflexion. Malgré sa nature passionnée, elle avait atteint dans la
sphère politique une modération et un équilibre qui devaient lui
faire toujours défaut dans la sphère sentimentale. Dès sa jeunesse,
Claire avait dû se mesurer à la violence des conflits civils, et son
expérience anglaise lui avait appris à ne pas se laisser intimider
par les différentes factions, à ne pas prendre parti, à concilier
l’héritage libéral de son père et sa fidélité envers la famille royale
en exil. Comme le rappelle Villemain, qui devait lui rendre
hommage dans ses Souvenirs contemporains, « elle aimait par
devoir, par raisonnement, par liens familiaux, la monarchie des
Bourbons […] mais elle ne concevait la Restauration que fondée
sur un nouveau Droit et elle était la protectrice sincère de toutes
les libertés légales70 ».
La position de la duchesse était malaisée dans la société
aristocratique où elle avait évolué, et l’était plus encore depuis que
son mari occupait à la cour un rôle éminent ; mais l’époque était
finie où il n’y avait pas d’autre choix que d’« oublier le passé et
s’étourdir sur l’avenir71 » : le retour de Louis XVIII sur le trône de
France permettait d’espérer en une monarchie constitutionnelle.
Pour cela il fallait combattre l’esprit de revanche, encourager
l’échange d’opinions, créer du consensus ; nul dans la haute
société parisienne n’était en mesure de suivre ce programme avec
plus de talent que Mme de Duras, bien qu’elle fût consciente que
cette place aurait dû revenir de droit à Mme de Staël – si la mort
ne l’avait emportée en 1817, à l’âge de cinquante et un ans. Mais
la sympathie et l’estime que lui avait témoignées l’illustre femme
de lettres devait avoir pour Claire la valeur d’une investiture.
Mme de Staël et Mme de Duras s’étaient brièvement croisées
à Lausanne, mais ce n’est que lorsque la « baronne des baronnes »
revint de l’exil imposé par Napoléon qu’elles eurent enfin
l’occasion de se fréquenter. Elles étaient faites pour s’entendre :
Chateaubriand dit qu’elles avaient la même « imagination » et
« un peu même […] le visage72 » ; elles s’étaient promptement
liées d’amitié. Depuis longtemps Claire désirait connaître l’auteur
de Corinne, qui disait « si bien, si finement » ce qu’elle-même
avait « dit et pensé mille fois73 », et elle avait préféré admirer son
courage politique plutôt que de déplorer les « erreurs74 » de sa vie
privée. Maintenant que la célèbre persécutée revenait à Paris
comme une puissance souveraine, Claire se reconnaissait
pleinement dans son engagement en faveur d’une monarchie
libérale qui sût préserver les principes de 1789.
Ce n’étaient pas seulement les convictions politiques qui
unissaient Mme de Duras et Mme de Staël, mais aussi les affinités
sentimentales. Pour les deux femmes la sphère affective, quelle
qu’elle fût, impliquait un engagement total, et on eût pu dire de
Claire ce que Mme Necker de Saussure allait dire de Germaine :
« en elle, la tendresse maternelle et filiale, l’amitié, la
reconnaissance, ressemblaient toutes à de l’amour75 ». Et les deux
pratiquaient une forme d’intelligence indissociable de la
générosité, s’abandonnant ainsi à la « profonde sympathie76 »
qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre.
Leur correspondance nous permet de suivre le
développement rapide de leur amitié, de réception en réception,
de visite en visite, dans le climat mondain, passionné et frénétique
du début de la Restauration. Mais c’est dans les lettres échangées
durant les Cent Jours – alors que les Duras ont suivi Louis XVIII
à Gand et que Mme de Staël s’est réfugiée à Coppet –, puis après
Waterloo, qu’on les voit partager les mêmes soucis, pleurer pour
la « pauvre France77 » de nouveau en proie à la tyrannie, emportée
dans la guerre, humiliée par l’occupation étrangère ; et aussi
espérer de concert qu’un « gouvernement représentatif78 » sache
« triompher79 », porté par le consensus unanime suscité par la
nouvelle constitution. Promulguée le 4 juin 1814, la Charte
constitutionnelle des Français se présentait comme la plus libérale
d’Europe, mais son interprétation allait alimenter les tensions
dramatiques des trente-quatre années à venir80.
Pour les deux amies, c’était aussi l’époque des confidences
privées : « Cela fait des siècles que je vous aime, et j’ai envie de
vous le dire81 », écrivait Mme de Duras depuis son exil à Gand ;
« le sentiment que j’éprouve pour vous est éternel », lui répondait
Mme de Staël depuis l’Italie. Et au cri d’angoisse de la dear
duchess confrontée à l’aggravation de la tuberculose (« à quoi bon
s’attacher puisqu’il faut mourir ! »), Germaine répondait en
détaillant les raisons pour lesquelles Claire était à ses yeux un être
exceptionnel : « Vous êtes si vraie, malgré le genre de vie et la
situation qui aurait pu vous gâter si facilement ! Je ne puis parler
sur rien de loin, mais je répète, avec toute la sincérité de mon
cœur, que je vous aime vivement et que je n’ai retenu ce sentiment
que par des considérations qui vous étoient toutes personnelles
[…] ; vous, adorable personne, vous portez un caractère naturel
dans un cercle factice. J’ai fait ainsi et j’ai failli en mourir82. »
Ce n’était pas un moindre hommage de la part d’une
personnalité telle que Mme de Staël, qui avait osé vivre à sa façon
à une époque où, comme elle l’écrivait dans De la littérature, les
femmes ne sont « ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la
société83 ». Et Mme de Duras mesurait toute la valeur de cet
hommage, car avant même leur amitié elle regardait Germaine
comme « une personne extraordinaire », capable, « à force
d’esprit », d’être pleinement et courageusement elle-même, et de
« vaincre ce maître du monde » qu’on appelle « le ridicule84 ».
Mais à la différence de Mme de Staël, Claire se sentait en
déroute. Son « ridicule » avait résidé dans des attentes affectives
régulièrement déçues, et le respect que lui témoignait son amie lui
permettait pour le moins de revendiquer avec dignité le droit à sa
différence : « Vos lettres m’ont fait du bien : il est rare de trouver
dans ses amis le mouvement qu’on auroit soi-même pour eux. J’ai
passé ma vie à espérer plus qu’on ne m’a donné, et, comme on se
décourage à la fin de ses illusions, j’en suis venue à croire que j’ai
une manière de sentir et d’aimer particulière que les autres n’ont
point, et que cela est tout simple ; mais vous êtes bonne, et la
bonté inspire pour ceux qui souffrent le seul langage qui leur fasse
du bien85. »
Nul ne pouvait comprendre Mme de Duras mieux que
Germaine, car elle aussi avait connu le sort de « ceux qui aiment
plus qu’ils ne sont aimés86 ». Et à quelques jours de sa mort, la
grande romancière éprouva le besoin de redire et réitérer à Claire
le don de son amitié sans réserve : « Croyez que, dans l’état
affreux où je suis, je pense sans cesse à vous, ma chère Duchesse.
S’il reste quelque chose de moi, vous l’aurez, et, parmi mes regrets
de la vie, un des plus poignants est votre charme et votre amitié. »
Ce poignant billet de congé qu’elle avait dicté à son fils portait sa
signature et, de sa main, l’apostille « mes compliments à René87 ».
Selon Mme de Boigne, la duchesse de Duras avait voulu« recueillir l’héritage de Mme de Staël » et, « épouvantée elle-
même par cette prétention88 », elle s’était souciée d’introduire une
légère variante dans sa façon de se camper devant ses hôtes et de
présider au rituel de la conversation. Lorsqu’elle parlait, Germaine
avait en effet l’habitude de tenir un rameau qu’elle tournait et
retournait entre ses mains, tandis que Claire, qui manifestement
éprouvait le même besoin, enroulait entre ses doigts des
bandelettes de papier.
Même si l’on prend ce témoignage à la lettre, les raisons qui
poussaient Mme de Duras sous les feux de la rampe étaient fort
différentes de celles qui avaient animé son amie disparue. Si pour
Mme de Staël la vie mondaine avait été, dès sa prime jeunesse,
une nécessité existentielle incontournable, pour Mme de Duras
elle avait acquis de l’importance avec le temps, parce qu’elle
l’aidait à supporter les déceptions de sa vie privée et lui offrait une
extraordinaire occasion de revanche. Elle qui, lorsqu’elle cédait au
« découragement », ne se trouvait bonne à rien, « digne de rien »,
qui ne pouvait « ni donner du bonheur, ni en recevoir89 », avait
appris à s’imposer comme « une des âmes les plus délicates, les
plus désintéressées, les plus fières » de la haute société parisienne,
mais aussi noble, agréable, sérieuse, « unissant à beaucoup de
finesse une chaleur de dévouement sans égale90 ».
Deux visiteurs étrangers nous ont laissé leurs impressions sur
la duchesse, à quelques années d’intervalle. Le premier est George
Ticknor, un gentleman de Boston venu compléter sa formation en
Europe qui, arrivé à Paris en 1817, avait su s’introduire dans les
salons les plus en vue de la capitale. Ticknor avait eu le temps
d’être reçu par Mme de Staël et, revenu à Paris l’année suivante, il
était devenu un hôte assidu du salon de Mme de Duras, où il avait
été séduit par la personnalité de la maîtresse de maison : « Elle a
environ trente-huit ans, elle n’est pas belle, mais elle frappe par sa
physionomie animée, ses manières élégantes, par la force d’une
conversation qui depuis la mort de Mme de Staël est sans rivales
en France. Ses talents sont de premier ordre ; elle a beaucoup lu ;
mais c’est son enthousiasme, sa simplicité, sa franchise, et la
grâce toute particulière avec laquelle elle déploie sa culture, qui
rendent sa conversation si brillante et lui confèrent le charme
qu’elle exerce sur des personnalités telles que Chateaubriand,
Humbolt, Talleyrand. »
Comme le voulait une longue tradition, l’usage du monde
devait en premier lieu s’accorder aux temps, aux lieux et aux
personnes, et Ticknor fait allusion au talent de la duchesse qui
savait se faire l’interprète des différentes exigences des deux
cercles qu’elle présidait : « Le mardi soir elle reçoit chez elle, et le
monde entier y converge. Je pense qu’à part les politiques, c’est la
société la plus intéressante qu’on puisse rencontrer. Le samedi
soir, en tant qu’épouse du premier gentilhomme de la chambre du
roi, elle se rend aux Tuileries, où elle reçoit ou, pour employer le
terme technique, elle fait les honneurs du palais. […] Je crois que
je n’ai jamais vu faire les honneurs d’un cercle aussi grand avec
autant d’élégance et de grâce, que Mme de Duras au sein de cette
splendide assemblée91. » Mais pour le visiteur américain, rien
n’était comparable au plaisir d’écouter la duchesse causer dans les
réunions intimes, « ses petits après-midi » qui avaient lieu chez
elle, tous les jours, entre seize et dix-huit heures. C’est dans ce
cercle plus restreint que Mme de Duras se permettait d’échanger
le plus librement avec les personnes selon son cœur.
C’est cependant Piotr Kozlovski, un Russe arrivé à Paris en
1823 – à l’époque où les conditions de santé de Mme de Duras ne
lui permettaient plus de recevoir que chez elle –, qui sut le mieux
percevoir dans le salon de la duchesse le dernier, splendide
témoignage de fidélité à cette civilisation mondaine
définitivement interrompue par la Révolution. Dans ses romans,
la duchesse ne s’était-elle pas révélée capable de « deviner la
vérité » des us et coutumes de la France aristocratique « d’après
des ouï-dire92 », comme lui écrivait le duc de Lévis ? Talleyrand
lui-même, après avoir lu Édouard, était prêt à en reconnaître les
mérites : « les couleurs d’un tableau qui n’a plus de peintre, et
dont les peintres, s’il y en avait, n’auraient plus de modèle, sont
d’un prix infini pour moi93 ».
Kozlovski se souvient du talent avec lequel Mme de Duras
dirigeait, nuançait, modérait, relançait la conversation, à l’instar
des maîtresses de maison de l’époque des Lumières : « Le salon
de la duchesse de Duras, ouvert tous les soirs, est le seul dans
Paris qui donne l’idée de ce que l’on connaissait autrefois sous le
nom de la société française, où les hommes de lettres, les
maréchaux, les ecclésiastiques même allaient jouir de cette égalité
qui est partout une chimère excepté dans le domaine de l’esprit.
On y cause de tout avec tant de mesure et de bon goût qu’un
courtisan ne trouve rien à redire quant aux formes ni un penseur
quant à la substance de la discussion. La politique, les nouveaux
ouvrages, la littérature, les théâtres, sont successivement les
objets de la conversation et la duchesse a ce talent que l’on ne
puise que dans son cœur, d’écouter avec bienveillance et de ne
relever que ce qui est à l’avantage de celui qui parle94. »
Kozlovski ne manque pas de comparer Mme de Duras à
Mme de Staël, et de noter combien la façon de s’exprimer de la
duchesse rappelait, par sa « mélancolique beauté » comme par
son « tact », celle de son amie, nous donnant une définition
éclairante de cette forme particulière de communication
empathique dont la duchesse avait partagé le secret avec son amie
disparue. Comme Mme de Staël, Mme de Duras a « la passion de
cette conversation vivifiante qui n’appartient qu’à des êtres
supérieurs, qui n’est point une hostilité contre la durée du temps,
mais un besoin de lire dans la pensée des autres et de
communiquer la sienne sans déguisement et sans apprêt95 ».
L’art de la conversation était inséparable de la religion de
l’amitié – « l’amitié est une croyance », devait écrire
Mme Swetchine –, et c’est précisément l’amitié qui au fil du temps
caractérisa la conversation de la rue de Varenne. Si la duchesse
pouvait compter sur la fidélité d’un certain nombre d’habitués de
prestige qui formaient le noyau de son salon, c’est qu’elle
entretenait avec chacun d’entre eux un rapport personnel –
d’affection, d’estime, de sympathie, de complicité – qui ne tenait
pas à la position sociale ni aux convictions politiques. Parmi ses
amis les plus fidèles il y eut des figures d’intellectuels insignes,
comme Alexander von Humboldt, l’explorateur et naturaliste
allemand, auteur d’un important Voyage aux régions équinoxiales
du Nouveau Continent, demeurant à Paris en tant qu’« observateur
officieux du gouvernement prussien96 » ; ou comme le baron
Cuvier, le célèbre naturaliste, inventeur de la paléontologie,
secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; ou comme
Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie française,
professeur à la Sorbonne, historien et critique éminent, qui sera
ministre de l’Instruction publique sous Louis-Philippe, et vers qui
Mme de Duras « se sentait portée, tant à cause de son prodigieux
esprit de conversation, qu’en faveur de ses opinions politiques
modérées, aux confins du seul libéralisme qu’elle pût admettre97 ».
Tous pouvaient affirmer, comme Humboldt, qu’avoir retenu
l’intérêt de Mme de Duras avait été « un point lumineux » dans
leur vie98. Son salon était fréquenté aussi par le « meilleur ami99 »
de Chateaubriand, le poète Lucien de Fontanes, mort en 1821,
modèle du goût classique, pour lequel Claire éprouvait une
admiration affectueuse ; par le baron Prosper de Barante, aimé par
Mme de Staël dans sa jeunesse, auteur de l’importante somme De
la littérature française pendant le XVIII e siècle, journaliste,
député, diplomate, pair de France, lié au groupe des
« doctrinaires » ; par Abel Rémusat, le célèbre orientaliste ; par le
baron Gérard, peintre officiel de l’époque, qui réalisa non
seulement le portrait de la maîtresse de maison, mais aussi celui
de son héroïne Ourika.
Parmi les amis fidèles de la duchesse on comptait aussi les
grands protagonistes de la vie politique et diplomatique française.
Citons notamment l’insubmersible Talleyrand, qui, du haut de son
autorité mondaine, célébrait « le mouvement et le naturel100 » de
sa conversation et la priait : « conservez-moi bonté, amitié,
souvenir101 » ; le comte de Villèle, figure clé de la vie politique
sous la Restauration, dont elle appréciait tout particulièrement la
compétence et l’intégrité à la tête du gouvernement ultra de 1821 ;
le duc Mathieu de Montmorency, grand ami de Mme de Staël,
noble paladin des idées nouvelles converti au mysticisme, et
auquel Chateaubriand avait enlevé à la fois le cœur de Mme
Récamier et le poste de ministre des Affaires étrangères ; le comte
Pozzo di Borgo, singulière figure de franc-tireur corse, au service
tantôt de la Russie, tantôt de la France, tantôt ultraconservateur,
tantôt libéral, dont la seule constante était sa haine envers
Napoléon. Et si l’on ne peut ajouter à cette liste le nom du plus
célèbre des amis de la maîtresse de maison, c’est que
Chateaubriand participait assez rarement aux soirées au pavillon
de Flore ou rue de Varenne : il laissait la duchesse y célébrer son
culte in absentia, et préférait lui rendre visite le matin, ou en tout
cas aux heures où il savait qu’il la trouverait seule.
Si différents entre eux, les habitués de la rue de Varennecontribuaient tous à accroître le prestige de la duchesse et à
consolider son influence. Fréquenter son salon, c’était avoir un
passeport mondain qui ouvrait les portes des autres salons102 ; du
reste elle avait pour principe d’« être bien avec tout le monde » et
d’obtempérer à toutes les règles de la courtoisie, car, comme elle
l’écrivait à Chateaubriand, « c’est ainsi que se conduit le monde,
où les grandes choses sont portées par les petites103 ».
C’est dans ces termes que Claire illustrait sa philosophie de
maîtresse de maison à son amie Rosalie de Constant, en octobre
1823 – l’époque évoquée aussi par Kozlovski : « Je cherche et
j’apprécie les personnes qui se distinguent par leur intelligence et
caractère, et puisque je déteste les opinions excessives et
violentes, je vois des gens qu’autrement ma position éloignerait de
moi. Ce serait trop long de vous dire les noms des personnes que
je vois le plus souvent […] parmi les plus distinguées que l’on voit
à Paris. » Mais dans la même lettre elle ressentait l’exigence
d’expliquer à son amie, et peut-être à elle-même, le sens de cet
exercice de sociabilité quotidienne : « Vous me direz qu’à tout
prendre c’est là une existence agréable et qui serait du choix de
bien des gens. Cela est vrai, et je l’apprécie, mais une grande
peine empoisonne tout, même les plaisirs de la vie sociale104. »
Quatre mois plus tard seulement, Mme de Duras ployait
pourtant sous le poids de la souffrance et se disait prête à renoncer
à ces plaisirs, dont elle dénonçait le caractère illusoire : « Je ne
sais pas pourquoi j’étais née, mais ce n’est pas pour la vie que je
mène. Je ne prends du monde que ce qui n’est pas lui, et, quand je
reviens sur moi-même, je ne conçois pas ce que je fais là, tant je
m’y sens étrangère105. » Il est vrai que déjà à l’époque où elle
triomphait au pavillon de Flore, Mme de Duras ne cachait pas son
intolérance envers « la sottise, la niaiserie, le commérage, la
frivolité […] de ce qu’on appelle le grand monde106 ».
Ces paroles eussent pu être signées par Mme du Deffand, et
la ressemblance n’est pas hasardeuse. La duchesse elle-même
nous dit l’impression profonde qu’ont produite sur elle les lettres
de la célèbre marquise. Le premier recueil épistolaire de celle-ci,
publié en 1809, trente ans après sa mort, lui était apparu comme la
preuve de l’« étrange corruption » qui avait frappé toutes les
valeurs d’une élite nobiliaire qui ne pouvait certes pas être l’objet
de regrets. Mais à l’origine du désenchantement lucide de la
vieille sibylle, dont le salon avait été un des temples de l’esprit
français, il y avait une solitude intérieure qui touchait Claire de
très près. « Son extrême pénétration la fait lire jusqu’au fond des
cœurs. Quelle illusion peut-il rester quand on possède ce triste
don ? […] Cependant elle aime ; et je crois qu’elle ne peut être
approuvée et jugée que par des êtres sensibles. N’est-ce pas un
mérite107 ? »
Ce qu’elle taisait, c’est que Mme de La Tour du Pin, avec
laquelle elle avait sans doute commenté les lettres de Mme du
Deffand, surnommait Chateaubriand « [son] Walpole108 ». Claire
avait-elle été assez imprudente pour avouer que l’amour
obsessionnel et impossible de la vieille marquise aveugle pour
l’auteur du Château d’Otrante lui paraissait « la plus parfaite
amitié qui ait existé109 » ? Il est certain que, à l’instar de ce que
Mme du Deffand avait fait pour Horace Walpole, Claire allait
consacrer à sa « parfaite amitié » avec Chateaubriand toutes les
ressources de son capital mondain.
Avec l'avènement de la Restauration et la fin du grandsilence imposé par Napoléon, la vie de société elle-même s’était
transformée en arène politique. En effet, non seulement les débats
parlementaires, les journaux, les brochures, les livres, finalement
affranchis de la censure, orientaient l’opinion publique, mais dans
cette liberté de parole fraîchement recouvrée, même les cercles
mondains pouvaient jouer le rôle de caisses de résonance des
différentes tendances politiques. Et dans ce tableau complexe fait
de rivalités et d’alliances, Mme de Duras avait aussitôt réussi à
s’assurer, avec Mme de Montcalm, sœur du Premier ministre, le
duc de Richelieu, une place prééminente. Stratégiquement placées
à la croisée entre la cour et la ville, en rivalité entre eux, les salons
des deux dames prônaient un système constitutionnel et
parlementaire. Revenu à Paris après les Cent Jours, Auguste de
Staël écrivait à sa mère pour lui faire le récit teinté d’ironie d’une
soirée chez les Duras, où l’on parlait « de la constitution à chaque
instant. Mme de Mouchy110, constitutionnaliste. M. de Duras,
constitutionnaliste, tous connaissent la constitution anglaise sur le
bout des doigts111 ».
