PROTAGORAS de Platon

Telle est, Socrate, la fable, et tel le discours que j’avais à
dire, pour te prouver que la vertu peut s’enseigner, que
les Athéniens en ont cette idée, et qu’il n’est pas
étonnant que des enfants nés de pères distingués n’aient
pas de mérite, et que d’autres nés de parents sans
mérite en aient beaucoup, Aussi voyons-nous que les fils
de Polyclète, qui sont du même âge que Paralos et
Xanthippe que voici, ne sont rien en comparaison de leur
père, non plus que les fils de bien d’autres artistes. Pour
ceux de Périclès, le temps n’est pas venu de leur
faire ce reproche; il y a encore en eux de la ressource:
ils sont jeunes. Protagoras., après nous avoir étalé tant
et de si belles choses, mit fin à son discours. Pour moi,
je demeurai longtemps dans une espèce de ravissement;
je continuais à le regarder, croyant qu’il dirait encore
quelque chose, et plein du désir de l’entendre.
Cependant, m’étant aperçu qu’il avait réellement cessé
de parler, je rappelai avec bien de la peine mes esprits,
et me tournant vers Hippocrate, je lui dis: Fils
d’Apollodore, que je t’ai d’obligation de m’avoir engagé à
venir ici! je ne voudrais pas, pour beaucoup,
n’avoir pas entendu ce que je viens d’entendre de
Protagoras. Jusqu’à présent je ne croyais pas que la
vertu dans ceux qui la possèdent fût l’effet de l’industrie
humaine; j’en suis maintenant persuadé: il me reste
seulement une petite difficulté, que Protagoras, après
nous avoir si bien explique tout le reste, n’aura sans
doute nulle peine à éclaircir. Si l’on s’entretenait sur ces
matières avec quelqu’un de nos orateurs, peut-être
entendrait-on d’aussi beaux discours de la bouche d’un

Périclès ou de quelque autre maître dans l’art de parler.
Mais qu’on les tire du cercle de ce qui a été dit, et qu’on
les interroge au-delà, aussi muets qu’un livre, ils n’ont
rien à répondre ni à demander; tandis que si l’on veut
bien s’y renfermer avec eux, alors, comme l’airain que
l’on frappe raisonne longtemps, jusqu’à ce qu’on arrête
le son en y portant la main, ainsi nos orateurs, sur la
plus petite question vous font un discours à perte
de vue. Il n’en est pas ainsi de Protagoras: il est en état
de faire de longs et de beaux discours, comme il vient de
le prouver; et il ne l’est pas moins de répondre
brièvement, s’il est interrogé, ou, s’il interroge,
d’attendre et de recevoir la réponse; talent qui a été
donné à bien peu. Maintenant donc, Protagoras, je n’ai
plus besoin que d’un petit éclaircissement, pour être
entièrement satisfait, et il ne s’agit que de répondre à
ceci. Tu dis que la vertu peut s’enseigner, et s’il est
quelqu’un au monde que je sois disposé à croire là-
dessus, c’est bien toi. Mais, de grâce, satisfais mon
esprit sur une chose qui m’a surpris quand je l’ai
entendue de ta bouche. Tu as dit que Jupiter avait
envoyé aux hommes la justice et la pudeur, et dans
plusieurs endroits de ton discours tu as fait entendre que
la justice, la tempérance, la sainteté et les autres qualités
semblables ne sont toutes ensemble qu’une seule chose,
la vertu. Explique-moi avec précision si la vertu est un
tout dont la justice, la tempérance, la sainteté, sont les
parties, ou si, comme je disais à l’instant, ce ne
sont que les différents noms d’une même et unique
chose. Voilà ce que je désire savoir.
La réponse, Socrate, m’a-t-il dit, est aisée à faire: les

qualités dont tu parles sont des parties de la vertu qui
est une.
— Mais, ai-je repris, en sont-elles les parties, comme la
bouche, le nez, les yeux et les oreilles sont des parties
du visage; ou, semblables aux parties de l’or, ne
diffèrent-elles les unes des autres et du tout que par la
grandeur et la petitesse?
— Il me paraît, Socrate, qu’elles sont, par rapport
à la vertu, ce que les parties du visage sont au visage
entier.
— Les hommes, ai-je continué, ont-ils, ceux-ci une
partie de la vertu, et ceux-là une autre; ou est-ce une
nécessité que quiconque en a une les ait toutes?
— Point du tout, m’a-t-il dit; puisqu’il y en a beaucoup
qui sont courageux, et en même temps injustes, et
d’autres qui sont justes sans être sages.
— La sagesse et le courage, ai-je dit, sont donc aussi
des parties de la vertu?
— Sans contredit, m’a-t-il répondu; et même la sagesse
est la principale de toutes.
— Et chacune d’elles n’est-elle pas différente de chaque
autre?
— Oui.
— Ont-elles aussi chacune leur propriété singulière, de
même que les parties du visage? Les yeux ne sont pas ce
que sont les oreilles, et leur propriété n’est pas la même;
pareillement aucune des autres parties ne ressemble à
une autre, ni pour la propriété, ni pour tout le reste. En
est-il ainsi des parties de la vertu? l’une n’est-elle point
différente de l’autre, en soi, et quant à la
propriété? Ou plutôt n’est-il pas évident que cela est

ainsi, si la comparaison dont tu t’es servi est juste?
— Socrate, m’a-t-il dit, la chose est telle en effet.
— Cela posé, ai-je repris, aucune autre partie de la
vertu ne ressemble à la science, aucune autre à la
justice, au courage, à la tempérance, à la sainteté.
— Non, a-t-il dit.
— Ça, lui ai-je dit, examinons ensemble ce que peut
être chacune de ces parties, et commençons par celle-ci.
La justice est-elle quelque chose de réel, ou n’est-
ce rien?
— Pour moi, il me paraît que c’est quelque chose: que
t’en semble?
— Il me le paraît aussi.
— Si quelqu’un nous interrogeait ainsi toi et moi:
Protagoras et Socrate, dites-moi un peu: cette chose que
vous venez d’appeler du nom de justice est-elle juste ou
injuste? Je répondrais que elle est juste; et toi, quel
serait ton avis? Serait-il le même, ou autre que le mien?
— Le même, a-t-il dit.
— La justice, dirai-je donc à celui qui nous ferait
cette question, est de telle nature qu’elle est juste. Ne
répondrais-tu pas de même?
— Sans doute, a-t-il dit.
— S’il continuait après cela à nous demander: Ne dites-
vous pas qu’il y a une sainteté? Nous en conviendrions,
je pense?
— Oui.
— Ne convenez-vous pas aussi, poursuivrait-il, que
cette sainteté est quelque chose? L’accorderions-nous,
ou non?
— Nous l’accorderions.

— Cette chose est-elle de telle nature, selon vous,
qu’elle soit impie, ou sainte? Pour moi, je m’offenserais
d’une pareille question, et je lui dirais: O homme, parle
mieux. A peine y aurait-il au monde quelque chose de
saint, si la sainteté elle-même ne l’était pas. Ne
ferais-tu pas la même réponse?
— Assurément. A toutes ces questions s’il ajoutait celle-
ci: Comment disiez-vous donc tout-à-l ‘heure? ne vous
aurais-je-pas bien entendu? Il m’a paru que vous disiez
l’un et l’autre que les parties de la vertu sont disposées
entre elles de manière que l’une n’est point semblable à
l’autre. Je dirais: Pour tout le reste, tu as bien entendu:
mais en ce que tu crois que ce discours est aussi de moi,
tu t’es trompé. C’est Protagoras qui a répondu de la
sorte à une question que je lui faisais. S’il disait donc:
Socrate a-t-il raison, Protagoras? est-ce toi qui prétends
qu’aucune des parties de la vertu n’est semblable à
l’autre? ce discours est-il de toi? Que lui répondrais-tu?
— Il faudrait bien, Socrate, m’a-t-il dit, que j’en
convinsse.
— Après un tel aveu, Protagoras, que lui répondrons-
nous, s’il nous fait cette nouvelle question: La sainteté
n’est donc pas de telle nature, qu’elle soit une chose
juste, ni la justice de telle nature, qu’elle soit une chose
sainte, mais une chose impie, ce qui est saint ressemble
à ce qui n’est pas juste; mais la sainteté est injuste,
et la justice est impie? Encore une fois, que lui
répondrions-nous? Pour ce qui me regarde, je dirais que
la justice est sainte, et la sainteté juste; et, si tu me le
permettais, je répondrais pareillement en ton nom, que
la justice est la même chose que la sainteté ou ce qui lui

ressemble le plus, et que rien n’approche davantage de
la justice que la sainteté, ni de la sainteté que la justice.
Cependant vois si tu t’opposes à ce que je fasse cette
réponse, ou si tu penses comme moi.
— Il ne me paraît pas, Socrate, a-t-il dit, que l’on doive
accorder ainsi simplement que la justice est sainte
et la sainteté juste: je crois qu’il y a en cela quelque
distinction à faire. Mais qu’importe après tout? Si tu le
veux, je consens que la justice soit sainte, et que la
sainteté soit juste.
— Non point, ai-je dit. Il n’est pas question de si tu
veux, ou si bon te semble, mais de ton sentiment et du
mien: quand je dis, ton sentiment et le mien, j’entends
que la meilleure manière de diriger la discussion
est d’en retrancher ceci.

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