Categories: Romans

Quatre vingt-treize

Quatre vingt-treize

de Victor Hugo

Partie 1
EN MER
LIVRE I – LE BOIS DE LA SAUDRAIE

Dans les derniers jours de mai 1793, un des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillait le redoutable bois de la Saudraie en Astillé. On n’était pas plus de trois cents, car le bataillon était décimé par cette rude guerre. C’était l’époque où, après l’Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui était de six cents volontaires, il restait vingt-sept hommes, du deuxième trente-trois, et du troisième cinquante-sept. Temps des luttes épiques.

Les bataillons envoyés de Paris en Vendée comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pièces de canon. Ils avaient été rapidement mis sur pied. Le 25avril, Gohier étant ministre de la justice et Bouchotte étant ministre de la guerre, la section du Bon-Conseil avait proposé d’envoyer des bataillons de volontaires en Vendée ; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport ; le 1er mai,Santerre était prêt à faire partir douze mille soldats, trente pièces de campagne et un bataillon de canonniers. Ces bataillons,faits si vite, furent si bien faits, qu’ils servent aujourd’hui de modèles ; c’est d’après leur mode de composition qu’on forme les compagnies de ligne ; ils ont changé l’ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous-officiers.

Le 28 avril, la commune de Paris avait donné aux volontaires de Santerre cette consigne : Point de grâce, point de quartier. À la fin de mai, sur les douze mille partis de Paris, huit mille étaient morts.

Le bataillon engagé dans le bois de la Saudraie se tenait sur ses gardes. On ne se hâtait point. On regardait à la fois à droite et à gauche, devant soi et derrière soi ; Kléber a dit : Le soldat a un œil dans le dos. Il y avait longtemps qu’on marchait. Quelle heure pouvait-il être ? à quel moment du jour en était-on ? Il eût été difficile de le dire, car il y a toujours une sorte de soir dans de si sauvages halliers, et il ne fait jamais clair dans ce bois-là.

Le bois de la Saudraie était tragique. C’était dans ce taillis que, dès le mois de novembre 1792, la guerre civile avait commencé ses crimes ; Mousqueton, le boiteux féroce,était sorti de ces épaisseurs funestes ; la quantité demeurtres qui s’étaient commis là faisait dresser les cheveux. Pasde lieu plus épouvantable. Les soldats s’y enfonçaient avecprécaution. Tout était plein de fleurs ; on avait autour desoi une tremblante muraille de branches d’où tombait la charmantefraîcheur des feuilles ; des rayons de soleil trouaient çà etlà ces ténèbres vertes ; à terre, le glaïeul, la flambe desmarais, le narcisse des prés, la gênotte, cette petite fleur quiannonce le beau temps, le safran printanier, brodaient etpassementaient un profond tapis de végétation où fourmillaienttoutes les formes de la mousse, depuis celle qui ressemble à lachenille jusqu’à celle qui ressemble à l’étoile. Les soldatsavançaient pas à pas, en silence, en écartant doucement lesbroussailles. Les oiseaux gazouillaient au-dessus desbayonnettes.

La Saudraie était un de ces halliers où jadis,dans les temps paisibles, on avait fait la Houiche-ba, qui est lachasse aux oiseaux pendant la nuit ; maintenant on y faisaitla chasse aux hommes.

Le taillis était tout de bouleaux, de hêtreset de chênes ; le sol plat ; la mousse et l’herbe épaisseamortissaient le bruit des hommes en marche ; aucun sentier,ou des sentiers tout de suite perdus ; des houx, desprunelliers sauvages, des fougères, des haies d’arrête-bœufs, dehautes ronces ; impossibilité de voir un homme à dix pas.

Par instants passait dans le branchage unhéron ou une poule d’eau indiquant le voisinage des marais.

On marchait. On allait à l’aventure, avecinquiétude et en craignant de trouver ce qu’on cherchait.

De temps en temps on rencontrait des traces decampements, des places brûlées, des herbes foulées, des bâtons encroix, des branches sanglantes. Là on avait fait la soupe, là onavait dit la messe, là on avait pansé des blessés. Mais ceux quiavaient passé avaient disparu. Où étaient-ils ? bien loinpeut-être. Peut-être là tout près, cachés, l’espingole au poing.Le bois semblait désert. Le bataillon redoublait de prudence.Solitude, donc défiance. On ne voyait personne ; raison deplus pour redouter quelqu’un. On avait affaire à une forêt malfamée.

Une embuscade était probable.

Trente grenadiers, détachés en éclaireurs etcommandés par un sergent, marchaient en avant à une assez grandedistance du gros de la troupe. La vivandière du bataillon lesaccompagnait. Les vivandières se joignent volontiers auxavant-gardes. On court des dangers, mais on va voir quelque chose.La curiosité est une des formes de la bravoure féminine.

Tout à coup les soldats de cette petite trouped’avant-garde eurent ce tressaillement connu des chasseurs quiindique qu’on touche au gîte. On avait entendu comme un souffle aucentre d’un fourré, et il semblait qu’on venait de voir unmouvement dans les feuilles. Les soldats se firent signe.

Dans l’espèce de guet et de quête confiée auxéclaireurs, les officiers n’ont pas besoin de s’en mêler ; cequi doit être fait se fait de soi-même.

En moins d’une minute le point où l’on avaitremué fut cerné ; un cercle de fusils braqués l’entoura ;le centre obscur du hallier fut couché en joue de tous les côtés àla fois, et les soldats, le doigt sur la détente, l’œil sur le lieususpect, n’attendirent plus pour le mitrailler que lecommandement du sergent.

Cependant la vivandière s’était hasardée àregarder à travers les broussailles, et au moment où le sergentallait crier : Feu ! cette femme cria :Halte !

Et se tournant vers les soldats : – Netirez pas, camarades !

Et elle se précipita dans le taillis. On l’ysuivit.

Il y avait quelqu’un là en effet.

Au plus épais du fourré, au bord d’une de cespetites clairières rondes que font dans les bois les fourneaux àcharbon en brûlant les racines des arbres, dans une sorte de troude branches, espèce de chambre de feuillage, entrouverte comme unealcôve, une femme était assise sur la mousse, ayant au sein unenfant qui tétait et sur ses genoux les deux têtes blondes de deuxenfants endormis.

C’était là l’embuscade.

– Qu’est-ce que vous faites ici, vous ?cria la vivandière.

La femme leva la tête.

La vivandière ajouta furieuse :

– Êtes-vous folle d’être là !

Et elle reprit :

– Un peu plus, vous étiezexterminée !

Et, s’adressant aux soldats, la vivandièreajouta :

– C’est une femme.

– Pardine, nous le voyons bien ! dit ungrenadier.

La vivandière poursuivit :

– Venir dans les bois se fairemassacrer ! a-t-on idée de faire des bêtises commeçà !

La femme stupéfaite, effarée, pétrifiée,regardait autour d’elle, comme à travers un rêve, ces fusils, cessabres, ces bayonnettes, ces faces farouches.

Les deux enfants s’éveillèrent etcrièrent.

– J’ai faim, dit l’un.

– J’ai peur, dit l’autre.

Le petit continuait de téter.

La vivandière lui adressa la parole.

– C’est toi qui as raison, lui dit-elle. Lamère était muette d’effroi.

Le sergent lui cria :

– N’ayez pas peur, nous sommes le bataillon duBonnet-Rouge.

La femme trembla de la tête aux pieds. Elleregarda le sergent, rude visage dont on ne voyait que les sourcils,les moustaches et deux braises qui étaient les deux yeux.

– Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge,ajouta la vivandière.

Et le sergent continua :

– Qui es-tu, madame ?

La femme le considérait, terrifiée. Elle étaitmaigre, jeune, pâle, en haillons ; elle avait le gros capuchondes paysannes bretonnes et la couverture de laine rattachée au couavec une ficelle. Elle laissait voir son sein nu avec uneindifférence de femelle. Ses pieds, sans bas ni souliers,saignaient.

– C’est une pauvre, dit le sergent.

Et la vivandière reprit de sa voix soldatesqueet féminine, douce en dessous :

– Comment vous appelez-vous ?

La femme murmura dans un bégaiement presqueindistinct :

– Michelle Fléchard.

Cependant la vivandière caressait avec sagrosse main la petite tête du nourrisson.

– Quel âge a ce môme ?demanda-t-elle.

La mère ne comprit pas. La vivandièreinsista.

– Je vous demande l’âge de çà.

– Ah ! dit la mère, dix-huit mois.

– C’est vieux, dit la vivandière. Ça ne doitplus téter. Il faudra me sevrer çà. Nous lui donnerons de lasoupe.

La mère commençait à se rassurer. Les deuxpetits qui s’étaient réveillés étaient plus curieux qu’effrayés.Ils admiraient les plumets.

– Ah ! dit la mère, ils ont bienfaim.

Et elle ajouta :

– Je n’ai plus de lait.

– On leur donnera à manger, cria le sergent,et à toi aussi. Mais ce n’est pas tout çà. Quelles sont tesopinions politiques ?

La femme regarda le sergent et ne réponditpas.

– Entends-tu ma question ?

Elle balbutia :

– J’ai été mise au couvent toute jeune, maisje me suis mariée, je ne suis pas religieuse. Les sœurs m’ontappris à parler français. On a mis le feu au village. Nous noussommes sauvés si vite que je n’ai pas eu le temps de mettre dessouliers.

– Je te demande quelles sont tes opinionspolitiques ?

– Je ne sais pas ça.

Le sergent poursuivit :

– C’est qu’il y a des espionnes. Ça sefusille, les espionnes. Voyons. Parle. Tu n’es pasbohémienne ? Quelle est ta patrie ?

Elle continua de le regarder comme necomprenant pas. Le sergent répéta :

– Quelle est ta patrie ?

– Je ne sais pas, dit-elle.

– Comment, tu ne sais pas quel est tonpays ?

– Ah ! mon pays. Si fait.

– Eh bien, quel est ton pays ? La femmerépondit :

– C’est la métairie de Siscoignard, dans laparoisse d’Azé.

Ce fut le tour du sergent d’être stupéfait. Ildemeura un moment pensif, puis il reprit :

– Tu dis ?

– Siscoignard.

– Ce n’est pas une patrie, ça.

– C’est mon pays.

Et la femme, après un instant de réflexion,ajouta :

– Je comprends, monsieur. Vous êtes de France,moi je suis de Bretagne.

– Eh bien ?

– Ce n’est pas le même pays.

– Mais c’est la même patrie ! cria lesergent.

La femme se borna à répondre :

– Je suis de Siscoignard.

– Va pour Siscoignard, repartit le sergent.C’est de là qu’est ta famille ?

– Oui.

– Que fait-elle ?

– Elle est toute morte. Je n’ai pluspersonne.

Le sergent, qui était un peu beau parleur,continua l’interrogatoire.

– On a des parents, que diable ! ou on ena eu. Qui es-tu ? Parle.

La femme écouta, ahurie, cet – ou on en aeu – qui ressemblait plus à un cri de bête qu’à une parolehumaine.

La vivandière sentit le besoin d’intervenir.Elle se remit à caresser l’enfant qui tétait, et donna une tape surla joue aux deux autres.

– Comment s’appelle la téteuse ?demanda-t-elle ; car c’est une fille, ça.

La mère répondit : Georgette.

– Et l’aîné ? car c’est un homme, cepolisson-là.

– René-Jean.

– Et le cadet ? car lui aussi, il est unhomme, et joufflu encore !

– Gros-Alain, dit la mère.

– Ils sont gentils, ces petits, dit lavivandière ; çà vous a déjà des airs d’être des personnes.

Cependant le sergent insistait.

– Parle donc, madame. As-tu unemaison ?

– J’en avais une.

– Où çà ?

– À Azé.

– Pourquoi n’es-tu pas dans tamaison ?

– Parce qu’on l’a brûlée.

– Qui çà ?

– Je ne sais pas. Une bataille.

– D’où viens-tu ?

– De là.

– Où vas-tu ?

– Je ne sais pas.

– Arrive au fait. Qui es-tu ?

– Je ne sais pas.

– Tu ne sais pas qui tu es ?

– Nous sommes des gens qui nous sauvons.

– De quel parti es-tu ?

– Je ne sais pas.

– Es-tu des bleus ? Es-tu desblancs ? Avec qui es-tu ?

– Je suis avec mes enfants.

Il y eut une pause. La vivandièredit :

– Moi, je n’ai pas eu d’enfants. Je n’ai paseu le temps.

Le sergent recommença.

– Mais tes parents ! Voyons, madame,mets-nous au fait de tes parents. Moi, je m’appelle Radoub ;je suis sergent, je suis de la rue du Cherche-Midi, mon père et mamère en étaient, je peux parler de mes parents. Parle-nous destiens. Dis-nous ce que c’était que tes parents.

– C’étaient les Fléchard. Voilà tout.

– Oui, les Fléchard sont les Fléchard, commeles Radoub sont les Radoub. Mais on a un état. Quel était l’état detes parents ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ? Qu’est-cequ’ils font ? Qu’est-ce qu’ils fléchardaient, tesFléchard ?

C’étaient des laboureurs. Mon père étaitinfirme et ne pouvait travailler à cause qu’il avait reçu des coupsde bâton que le seigneur, son seigneur, notre seigneur, lui avaitfait donner, ce qui était une bonté, parce que mon père avait prisun lapin, pour le fait de quoi on était jugé à mort ; mais leseigneur avait fait grâce et avait dit : Donnez-lui seulementcent coups de bâton ; et mon père était demeuré estropié.

– Et puis ?

– Mon grand-père était huguenot. Monsieur lecuré l’a fait envoyer aux galères. J’étais toute petite.

– Et puis ?

– Le père de mon mari était unfaux-saulnier[1]. Le roi l’a fait pendre.

– Et ton mari, qu’est-ce qu’il fait ?

– Ces jours-ci, il se battait.

– Pour qui ?

– Pour le roi.

– Et puis ?

– Dame, pour son seigneur.

– Et puis ?

– Dame, pour monsieur le curé.

– Sacré mille noms de noms de brutes !cria un grenadier.

La femme eut un soubresaut d’épouvante.

– Vous voyez, madame, nous sommes desParisiens, dit gracieusement la vivandière.

La femme joignit les mains et cria :

– Ô mon Dieu seigneur Jésus !

– Pas de superstitions, reprit le sergent.

La vivandière s’assit à côté de la femme etattira entre ses genoux l’aîné des enfants, qui se laissa faire.Les enfants sont rassurés comme ils sont effarouchés, sans qu’onsache pourquoi. Ils ont on ne sait quels avertissementsintérieurs.

– Ma pauvre bonne femme de ce pays-ci, vousavez de jolis mioches, c’est toujours çà. On devine leur âge. Legrand a quatre ans, son frère a trois ans. Par exemple, lamomignarde qui tette est fameusement gouliafre. Ah ! lamonstre ! Veux-tu bien ne pas manger ta mère comme çà !Voyez-vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans lebataillon. Vous feriez comme moi. Je m’appelle Houzarde ;c’est un sobriquet. Mais j’aime mieux m’appeler Houzarde quemamzelle Bicorneau, comme ma mère. Je suis la cantinière, comme quidirait celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu’ons’assassine. Le diable et son train. Nous avons à peu près le mêmepied, je vous donnerai des souliers à moi. J’étais à Paris le 10août. J’ai donné à boire à Westermann. Ça a marché. J’ai vuguillotiner Louis XVI, Louis Capet, qu’on appelle. Il ne voulaitpas. Dame, écoutez donc. Dire que le 13 janvier il faisait cuiredes marrons et qu’il riait avec sa famille ! Quand on l’acouché de force sur la bascule, qu’on appelle, il n’avait plus nihabit ni souliers ; il n’avait que sa chemise, une vestepiquée, une culotte de drap gris et des bas de soie gris. J’ai vuça, moi. Le fiacre où on l’a amené était peint en vert. Voyez-vous,venez avec nous, on est des bons garçons dans le bataillon ;vous serez la cantinière numéro deux ; je vous montrerail’état. Oh ! c’est bien simple ! on a son bidon et saclochette, on s’en va dans le vacarme, dans les feux de peloton,dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant : Quiest-ce qui veut boire un coup, les enfants ? Ce n’est pas plusmalaisé que çà. Moi, je verse à boire à tout le monde. Mafoi oui. Aux blancs comme aux bleus, quoique je sois une bleue. Etmême une bonne bleue. Mais je donne à boire à tous. Les blessés, çàa soif. On meurt sans distinction d’opinion. Les gens qui meurent,çà devrait se serrer la main. Comme c’est godiche de sebattre ! Venez avec nous. Si je suis tuée, vous aurez masurvivance. Voyez-vous, j’ai l’air comme çà ; mais je suis unebonne femme et un brave homme. Ne craignez rien.

Quand la vivandière eut cessé de parler, lafemme murmura :

– Notre voisine s’appelait Marie-Jeanne etnotre servante s’appelait Marie-Claude.

Cependant le sergent Radoub admonestait legrenadier.

– Tais-toi. Tu as fait peur à madame. On nejure pas devant les dames.

– C’est que c’est tout de même un véritablemassacrement pour l’entendement d’un honnête homme, répliqua legrenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leurbeau-père estropié par le seigneur, leur grand-père galérien par lecuré et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d’unpetit bonhomme ! et qui se fichent en révolte et qui se fontécrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi !

Le sergent cria :

– Silence dans les rangs !

– On se tait, sergent, reprit legrenadier ; mais çà n’empêche pas que c’est ennuyeux qu’unejolie femme comme çà s’expose à se faire casser la gueule pourles beaux yeux d’un calotin.

– Grenadier, dit le sergent, nous ne sommespas ici au club de la section des Piques. Pas d’éloquence.

Et il se tourna vers la femme.

– Et ton mari, madame ? quefait-il ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

– Il est devenu rien, puisqu’on l’a tué.

– Où çà ?

– Dans la haie.

– Quand çà ?

– Il y a trois jours.

– Qui çà ?

– Je ne sais pas.

– Comment, tu ne sais pas qui a tué tonmari ?

– Non.

– Est-ce un bleu ? Est-ce unblanc ?

– C’est un coup de fusil.

– Et il y a trois jours ?

– Oui.

– De quel côté ?

– Du côté d’Ernée. Mon mari est tombé.Voilà.

– Et depuis que ton mari est mort, qu’est-ceque tu fais ?

– J’emporte mes petits.

– Où les emportes-tu ?

– Devant moi.

– Où couches-tu ?

– Par terre.

– Qu’est-ce que tu manges ?

– Rien.

Le sergent eut cette moue militaire qui faittoucher le nez par les moustaches.

– Rien ?

– C’est-à-dire des prunelles, des mûres dansles ronces, quand il y en a de reste de l’an passé, des graines demyrtille, des pousses de fougère.

– Oui. Autant dire rien.

L’aîné des enfants, qui semblait comprendre,dit : J’ai faim.

Le sergent tira de sa poche un morceau de painde munition et le tendit à la mère. La mère rompit le pain en deuxmorceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirentavidement.

– Elle n’en a pas gardé pour elle, grommela lesergent.

– C’est qu’elle n’a pas faim, dit unsoldat.

– C’est qu’elle est la mère, dit lesergent.

Les enfants s’interrompirent.

– À boire, dit l’un.

– À boire, répéta l’autre.

– Il n’y a pas de ruisseau dans ce bois dudiable ? dit le sergent.

La vivandière prit le gobelet de cuivre quipendait à sa ceinture à côté de sa clochette, tourna le robinetdu bidon qu’elle avait en bandoulière, versa quelques gouttes dansle gobelet et approcha le gobelet des lèvres des enfants.

Le premier but et fit la grimace.

Le second but et cracha.

– C’est pourtant bon, dit la vivandière.

– C’est du coupe-figure ? demanda lesergent.

– Oui, et du meilleur. Mais ce sont despaysans.

Et elle essuya son gobelet.

Le sergent reprit :

– Et comme ça, madame, tu te sauves ?

– Il faut bien.

– À travers champs, va comme je tepousse ?

– Je cours de toutes mes forces, et puis jemarche, et puis je tombe.

– Pauvre paroissienne ! dit lavivandière.

– Les gens se battent, balbutia la femme. Jesuis tout entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu’on seveut. On m’a tué mon mari. Je n’ai compris que ça.

Le sergent fit sonner à terre la crosse de sonfusil, et cria :

– Quelle bête de guerre ! nom d’unebourrique !

La femme continua :

– La nuit passée, nous avons couché dans uneémousse.

– Tous les quatre ?

– Tous les quatre.

– Couché ?

– Couché.

– Alors, dit le sergent, couché debout.

Et il se tourna vers les soldats :

– Camarades, un gros vieux arbre creux et mortoù un homme peut se fourrer comme dans une gaine, ces sauvagesappellent çà une émousse. Qu’est-ce que vous voulez ? Ils nesont pas forcés d’être de Paris.

– Coucher dans le creux d’un arbre ! ditla vivandière, et avec trois enfants !

– Et, reprit le sergent, quand les petitsgueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien dutout, çà devait être drôle d’entendre un arbre crier :Papa, maman !

– Heureusement c’est l’été, soupira lafemme.

Elle regardait la terre, résignée, ayant dansles yeux l’étonnement des catastrophes.

Les soldats silencieux faisaient cercle autourde cette misère.

Une veuve, trois orphelins, la fuite,l’abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour del’horizon, la faim, la soif, pas d’autre nourriture que l’herbe,pas d’autre toit que le ciel.

Le sergent s’approcha de la femme et fixa sesyeux sur l’enfant qui tétait. La petite quitta le sein, tournadoucement la tête, regarda avec ses belles prunelles bleuesl’effrayante face velue, hérissée et fauve qui se penchait surelle, et se mit à sourire.

Le sergent se redressa et l’on vit une grosselarme rouler sur sa joue et s’arrêter au bout de sa moustache commeune perle.

Il éleva la voix.

– Camarades, de tout çà je conclus que lebataillon va devenir père. Est-ce convenu ? Nous adoptons cestrois enfants-là.

– Vive la République ! crièrent lesgrenadiers.

– C’est dit, fit le sergent.

Et il étendit les deux mains au-dessus de lamère et des enfants.

– Voilà, dit-il, les enfants du bataillon duBonnet-Rouge.

La vivandière sauta de joie.

– Trois têtes dans un bonnet, cria-t-elle.

Puis elle éclata en sanglots, embrassaéperdument la pauvre veuve et lui dit :

– Comme la petite a déjà l’airgamine !

– Vive la République ! répétèrent lessoldats.

Et le sergent dit à la mère :

– Venez, citoyenne.

LIVRE II – LA CORVETTE CLAYMORE

ANGLETERRE ET FRANCE MÊLÉES

 

Au printemps de 1793, au moment où laFrance, attaquée à la fois à toutes ses frontières, avait lapathétique distraction de la chute des Girondins, voici ce qui sepassait dans l’archipel de la Manche.

Un soir, le 1er juin, à Jersey, dans la petitebaie déserte de Bonnenuit, une heure environ avant le coucher dusoleil, par un de ces temps brumeux qui sont commodes pour s’enfuirparce qu’ils sont dangereux pour naviguer, une corvette mettait àla voile. Ce bâtiment était monté par un équipage français, maisfaisait partie de la flottille anglaise placée en station et commeen sentinelle à la pointe orientale de l’île. Le prince de laTour-d’Auvergne, qui était de la maison de Bouillon, commandait laflottille anglaise, et c’était par ses ordres, et pour un serviceurgent et spécial, que la corvette en avait été détachée.

Cette corvette, immatriculée à laTrinity-House sous le nom de the Claymore, était enapparence une corvette de charge, mais en réalité une corvette deguerre. Elle avait la lourde et pacifique allure marchande ;il ne fallait pas s’y fier pourtant. Elle avait été construite àdeux fins, ruse et force ; tromper, s’il est possible,combattre, s’il est nécessaire. Pour le service qu’elle avait àfaire cette nuit-là, le chargement avait été remplacé dansl’entrepont par trente caronades[2] de fortcalibre. Ces trente caronades, soit qu’on prévît une tempête,soit plutôt qu’on voulût donner une figure débonnaire au navire,étaient à la serre, c’est-à-dire fortement amarrées en dedans parde triples chaînes et la volée appuyée aux écoutillestamponnées ; rien ne se voyait au dehors ; les sabordsétaient aveuglés ; les panneaux étaient fermés ; c’étaitcomme un masque mis à la corvette. Les corvettes d’ordonnance n’ontde canons que sur le pont ; celle-ci, faite pour la surpriseet l’embûche, était à pont désarmé, et avait été construite defaçon à pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batteried’entrepont. La Claymore était d’un gabarit massif ettrapu, et pourtant bonne marcheuse ; c’était la coque la plussolide de toute la marine anglaise, et au combat elle valaitpresque une frégate, quoiqu’elle n’eût pour mât d’artimon qu’unmâtereau avec une simple brigantine. Son gouvernail, de forme rareet savante, avait une membrure courbe presque unique qui avaitcoûté cinquante livres sterling dans les chantiers deSouthampton.

L’équipage, tout français, était composéd’officiers émigrés et de matelots déserteurs. Ces hommes étaienttriés ; pas un qui ne fût bon marin, bon soldat et bonroyaliste. Ils avaient le triple fanatisme du navire, de l’épée etdu roi.

Un demi-bataillon d’infanterie de marine,pouvant au besoin être débarqué, était amalgamé à l’équipage.

La corvette Claymore avait pourcapitaine un chevalier de Saint-Louis, le comte duBoisberthelot, un des meilleurs officiers de l’ancienne marineroyale, pour second le chevalier de La Vieuville qui avaitcommandé aux gardes-françaises la compagnie où Hoche avait étésergent, et pour pilote le plus sagace patron de Jersey, PhilipGacquoil.

On devinait que ce navire avait à fairequelque chose d’extraordinaire. Un homme, en effet, venait de s’yembarquer, qui avait tout l’air d’entrer dans une aventure. C’étaitun haut vieillard, droit et robuste, à figure sévère, dont il eûtété difficile de préciser l’âge, parce qu’il semblait à la foisvieux et jeune ; un de ces hommes qui sont pleins d’années etde force, qui ont des cheveux blancs sur le front et un éclair dansle regard ; quarante ans pour la vigueur et quatre-vingts anspour l’autorité. Au moment où il était monté sur la corvette, sonmanteau de mer s’était entrouvert, et l’on avait pu le voir vêtu,sous ce manteau, de larges braies dites bragou-bras, debottes-Jambières, et d’une veste en peau de chèvre montrant endessus le cuir passementé de soie, et en dessous le poil hérissé etsauvage, costume complet du paysan breton. Ces anciennes vestesbretonnes étaient à deux fins, servaient aux jours de fête commeaux jours de travail, et se retournaient, offrant à volonté le côtévelu ou le côté brodé ; peaux de bête toute la semaine, habitsde gala le dimanche. Le vêtement de paysan que portait ce vieillardétait, comme pour ajouter à une vraisemblance cherchée etvoulue, usé aux genoux et aux coudes, et paraissait avoir étélongtemps porté, et le manteau de mer, de grosse étoffe,ressemblait à un haillon de pêcheur. Ce vieillard avait sur la têtele chapeau rond du temps, à haute forme et à large bord, qui,rabattu, a l’aspect campagnard, et, relevé d’un côté par une ganseà cocarde, a l’aspect militaire. Il portait ce chapeau rabaissé àla paysanne, sans ganse ni cocarde.

Lord Balcarras, gouverneur de l’île, et leprince de la Tour-d’Auvergne, l’avaient en personne conduit etinstallé à bord. L’agent secret des princes, Gélambre, ancien gardedu corps de M. le comte d’Artois, avait lui-même veillé àl’aménagement de sa cabine, poussant le soin et le respect, quoiquefort bon gentilhomme, jusqu’à porter derrière ce vieillard savalise. En le quittant pour retourner à terre,M. de Gélambre avait fait à ce paysan un profondsalut ; lord Balcarras lui avait dit : Bonne chance,général, et le prince de la Tour-d’Auvergne lui avaitdit : Au revoir, mon cousin.

« Le paysan », c’était en effet lenom sous lequel les gens de l’équipage s’étaient mis tout de suiteà désigner leur passager, dans les courts dialogues que les hommesde mer ont entre eux ; mais, sans en savoir plus long, ilscomprenaient que ce paysan n’était pas plus un paysan que lacorvette de guerre n’était une corvette de charge.

Il y avait peu de vent. LaClaymore quitta Bonnenuit, passa devant Boulay-Bay, et futquelque temps en vue, courant des bordées ; puis elle décrutdans la nuit croissante, et s’effaça.

Une heure après, Gélambre, rentré chez lui àSaint-Hélier, expédia, par l’exprès de Southampton, à M. lecomte d’Artois, au quartier général du duc d’York, les quatrelignes qui suivent.

« Monseigneur, le départ vient d’avoirlieu. Succès certain. Dans huit jours toute la côte sera en feu, deGranville à Saint-Malo. »

Quatre jours auparavant, par émissaire secret,le représentant Prieur, de la Marne, en mission près de l’armée descôtes de Cherbourg, et momentanément en résidence à Granville,avait reçu, écrit de la même écriture que la dépêche précédente, lemessage qu’on va lire :

« Citoyen représentant, le 1er juin, àl’heure de la marée, la corvette de guerre la Claymore, àbatterie masquée, appareillera pour déposer sur la côte de Franceun homme dont voici le signalement : haute taille, vieux,cheveux blancs, habits de paysan, mains d’aristocrate. Je vousenverrai demain plus de détails. Il débarquera le 2 au matin.Avertissez la croisière, capturez la corvette, faites guillotinerl’homme. »

NUIT SUR LE NAVIRE ET SUR LEPASSAGER

 

La corvette, au lieu de prendre par le sud etde se diriger vers Sainte-Catherine, avait mis le cap au nord, puisavait tourné à l’ouest et s’était résolument engagée entre Serk etJersey dans le bras de mer qu’on appelle le Passage de la Déroute.Il n’y avait alors de phare sur aucun point de ces deux côtes.

Le soleil s’était bien couché ; la nuitétait noire, plus que ne le sont d’ordinaire les nuits d’été ;c’était une nuit de lune, mais de vastes nuages, plutôt del’équinoxe que du solstice, plafonnaient le ciel, et, selon touteapparence, la lune ne serait visible que lorsqu’elle toucheraitl’horizon, au moment de son coucher. Quelques nuées pendaientjusque sur la mer et la couvraient de brume.

Toute cette obscurité était favorable.

L’intention du pilote Gacquoil était delaisser Jersey à gauche et Guernesey à droite, et de gagner, parune marche hardie entre les Hanois et les Douvres, une baiequelconque du littoral de Saint-Malo, route moins courte que parles Minquiers, mais plus sûre, la croisière française ayant pourconsigne habituelle de faire surtout le guet entre Saint-Hélier etGranville.

Si le vent s’y prêtait, si rien ne survenait,et en couvrant la corvette de toile, Gacquoil espérait toucher lacôte de France au point du jour.

Tout allait bien ; la corvette venait dedépasser Gros-Nez ; vers neuf heures, le temps fit mine debouder, comme disent les marins, et il y eut du vent et de lamer ; mais ce vent était bon, et cette mer était forte sansêtre violente. Pourtant, à de certains coups de lame, l’avant de lacorvette embarquait.

Le « paysan » que lord Balcarrasavait appelé général, et auquel le prince de laTour-d’Auvergne avait dit : Mon cousin, avait le piedmarin et se promenait avec une gravité tranquille sur le pont de lacorvette. Il n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’elle était fortsecouée. De temps en temps il tirait de la poche de sa veste unetablette de chocolat dont il cassait et mâchait un morceau ;ses cheveux blancs n’empêchaient pas qu’il eût toutes sesdents.

Il ne parlait à personne, si ce n’est, parinstants, bas et brièvement, au capitaine, qui l’écoutait avecdéférence et semblait considérer ce passager comme plus commandantque lui-même.

La Claymore, habilement pilotée,côtoya, inaperçue dans le brouillard, le long escarpement nord deJersey, serrant de près la côte, à cause du redoutable écueilPierres-de-Leeq qui est au milieu du bras de mer entre Jersey etSerk. Gacquoil, debout à la barre, signalant tour à tour la Grèvede Leeq, Gros-Nez, Plémont, faisait glisser la corvette parmi ceschaînes de récifs, en quelque sorte à tâtons, mais avec certitude,comme un homme qui est de la maison et qui connaît les êtres del’océan. La corvette n’avait pas de feu à l’avant, de crainte dedénoncer son passage dans ces mers surveillées. On se félicitait dubrouillard. On atteignit la Grande-Étaque ; la brume était siépaisse qu’à peine distinguait-on la haute silhouette du Pinacle.On entendit dix heures sonner au clocher de Saint-Ouen, signe quele vent se maintenait vent-arrière. Tout continuait d’allerbien ; la mer devenait plus houleuse à cause du voisinage dela Corbière.

Un peu après dix heures, le comte duBoisberthelot et le chevalier de La Vieuville reconduisirentl’homme aux habits de paysan jusqu’à sa cabine qui était la proprechambre du capitaine. Au moment d’y entrer, il leur dit en baissantla voix :

– Vous le savez, messieurs, le secret importe.Silence jusqu’au moment de l’explosion. Vous seuls connaissez icimon nom.

– Nous l’emporterons au tombeau, réponditBoisberthelot.

– Quant à moi, repartit le vieillard, fussé-jedevant la mort, je ne le dirais pas.

Et il entra dans sa chambre.

NOBLESSE ET ROTURE MÊLÉES

 

Le commandant et le second remontèrent sur lepont et se mirent à marcher côte à côte en causant. Ils parlaientévidemment de leur passager, et voici à peu près le dialogue que levent dispersait dans les ténèbres.

Boisberthelot grommela à demi-voix à l’oreillede La Vieuville :

– Nous allons voir si c’est un chef.

La Vieuville répondit :

– En attendant, c’est un prince.

– Presque.

– Gentilhomme en France, mais prince enBretagne.

– Comme les La Trémoille, comme les Rohan.

– Dont il est l’allié.

Boisberthelot reprit :

– En France et dans les carrosses du roi, ilest marquis comme je suis comte et comme vous êtes chevalier.

– Ils sont loin les carrosses ! s’écriaLa Vieuville.

Nous en sommes au tombereau.

Il y eut un silence.

Boisberthelot repartit :

– À défaut d’un prince français, on prend unprince breton.

– Faute de grives…

– Non, faute d’un aigle, on prend uncorbeau.

– J’aimerais mieux un vautour, ditBoisberthelot.

Et La Vieuville répliqua :

– Certes ! un bec et des griffes.

– Nous allons voir.

– Oui, reprit La Vieuville, il est temps qu’ily ait un chef. Je suis de l’avis de Tinténiac : un chef,et de la poudre ! Tenez, commandant, je connais à peuprès tous les chefs possibles et impossibles ; ceux d’hier,ceux d’aujourd’hui et ceux de demain ; pas un n’est la cabochede guerre qu’il nous faut. Dans cette diable de Vendée, il faut ungénéral qui soit en même temps un procureur ; il faut ennuyerl’ennemi, lui disputer le moulin, le buisson, le fossé, le caillou,lui faire de mauvaises querelles, tirer parti de tout, veiller àtout, massacrer beaucoup, faire des exemples, n’avoir ni sommeil nipitié. À cette heure, dans cette armée de paysans, il y a deshéros, il n’y a pas de capitaines. D’Elbée est nul, Lescure estmalade, Bonchamps fait grâce ; il est bon, c’est bête ;La Rochejaquelein est un magnifique sous-lieutenant ; Silz estun officier de rase campagne, impropre à la guerre d’expédients.Cathelineau est un charretier naïf, Stofflet est un garde-chasserusé, Bérard est inepte, Boulainvilliers est ridicule, Charette esthorrible. Et je ne parle pas du barbier Gaston. Car,mordemonbleu ! à quoi bon chamailler la révolution et quelledifférence y a-t-il entre les républicains et nous si nous faisonscommander les gentilshommes par les perruquiers ?

– C’est que cette chienne de révolution nousgagne, nous aussi.

– Une gale qu’a la France !

– Gale du tiers état, reprit Boisberthelot.L’Angleterre seule peut nous tirer de là.

– Elle nous en tirera, n’en doutez pas,capitaine.

– En attendant, c’est laid.

– Certes, des manants partout ; lamonarchie qui a pour général en chef Stofflet, garde-chasse deM. de Maulevrier, n’a rien à envier à la république qui apour ministre Pache, fils du portier du duc de Castries. Quelvis-à-vis que cette guerre de la Vendée : d’un côté Santerrele brasseur, de l’autre Gaston le merlan !

– Mon cher La Vieuville, je fais un certaincas de ce Gaston. Il n’a point mal agi dans son commandement deGuéménée. Il a gentiment arquebusé trois cents bleus après leuravoir fait creuser leur fosse par eux-mêmes.

– À la bonne heure ; mais je l’eusse faittout aussi bien que lui.

– Pardieu, sans doute. Et moi aussi.

– Les grands actes de guerre, reprit LaVieuville, veulent de la noblesse dans qui les accomplit. Ce sontchoses de chevaliers et non de perruquiers.

– Il y a pourtant dans ce tiers état, répliquaBoisberthelot, des hommes estimables. Tenez, par exemple, cethorloger Joly. Il avait été sergent au régiment de Flandre ;il se fait chef vendéen ; il commande une bande de lacôte ; il a un fils, qui est républicain, et, pendant que lepère sert dans les blancs, le fils sert dans les bleus. Rencontre.Bataille. Le père fait prisonnier son fils, et lui brûle lacervelle.

– Celui-là est bien, dit La Vieuville.

– Un Brutus royaliste, repritBoisberthelot.

– Cela n’empêche pas qu’il est insupportabled’être commandé par un Coquereau, un Jean-Jean, un Moulins, unFocart, un Bouju, un Chouppes !

– Mon cher chevalier, la colère est la même del’autre côté. Nous sommes pleins de bourgeois ; ils sontpleins de nobles. Croyez-vous que les sans-culottes soient contentsd’être commandés par le comte de Canclaux, le vicomte de Miranda,le vicomte de Beauharnais, le comte de Valence, le marquis deCustine et le duc de Biron !

– Quel gâchis !

– Et le duc de Chartres !

– Fils d’Égalité. Ah çà, quand sera-t-il roi,celui-là ?

– Jamais !

– Il monte au trône. Il est servi par sescrimes.

– Et desservi par ses vices, ditBoisberthelot.

Il y eut encore un silence, et Boisberthelotpoursuivit :

– Il avait pourtant voulu se réconcilier. Ilétait venu voir le roi. J’étais là, à Versailles, quand on lui acraché dans le dos.

– Du haut du grand escalier ?

– Oui.

– On a bien fait.

– Nous l’appelions Bourbon le Bourbeux.

– Il est chauve, il a des pustules, il estrégicide, pouah !

Et La Vieuville ajouta :

– Moi, j’étais à Ouessant avec lui.

– Sur le Saint-Esprit ?

– Oui.

– S’il eût obéi au signal de tenir le vent quelui faisait l’amiral d’Orvilliers, il empêchait les Anglais depasser.

– Certes.

– Est-il vrai qu’il se soit caché à fond decale ?

– Non. Mais il faut le dire tout de même.

Et La Vieuville éclata de rire.

Boisberthelot repartit :

– Il y a des imbéciles. Tenez, ceBoulainvilliers dont vous parliez, La Vieuville, je l’ai connu, jel’ai vu de près. Au commencement, les paysans étaient armés depiques ; ne s’était-il pas fourré dans la tête d’en faire despiquiers ? Il voulait leur apprendre l’exercice de lapique-en-biais et de la pique-traînante-le-fer-devant. Il avaitrêvé de transformer ces sauvages en soldats de ligne. Il prétendaitleur enseigner à émousser les angles d’un carré et à faire desbataillons à centre vide. Il leur baragouinait la vieille languemilitaire ; pour dire un chef d’escouade, il disait un capd’escade, ce qui était l’appellation des caporaux sous LouisXIV. Il s’obstinait à créer un régiment avec tous cesbraconniers ; il avait des compagnies régulières dont lessergents se rangeaient en rond tous les soirs, recevant le mot etle contre-mot du sergent de la colonelle qui les disait tout bas ausergent de la lieutenance, lequel les disait à son voisin qui lestransmettait au plus proche, et ainsi d’oreille en oreille jusqu’audernier. Il cassa un officier qui ne s’était pas levé tête nue pourrecevoir le mot d’ordre de la bouche du sergent. Vous jugez commecela a réussi. Ce butor ne comprenait pas que les paysans veulentêtre menés à la paysanne, et qu’on ne fait pas des hommes decaserne avec des hommes des bois. Oui, j’ai connu ceBoulainvilliers-là.

Ils firent quelques pas, chacun songeant deson côté.

Puis la causerie continua :

– À propos, se confirme-t-il que Dampierresoit tué ?

– Oui, commandant.

– Devant Condé ?

– Au camp de Pamars ; d’un boulet decanon.

Boisberthelot soupira.

– Le comte de Dampierre. Encore un des nôtresqui était des leurs !

– Bon voyage ! dit La Vieuville.

– Et Mesdames ? où sont-elles ?

– À Trieste.

– Toujours ?

– Toujours.

Et La Vieuville s’écria :

– Ah ! cette république ! Que dedégâts pour peu de chose ! Quand on pense que cette révolutionest venue pour un déficit de quelques millions !

– Se défier des petits points de départ, ditBoisberthelot.

– Tout va mal, reprit La Vieuville.

– Oui, La Rouarie est mort, Du Dresnay estidiot. Quels tristes meneurs que tous ces évêques, ce Coucy,l’évêque de La Rochelle, ce Beaupoil Saint-Aulaire, l’évêque dePoitiers, ce Mercy, l’évêque de Luçon, amant de madame del’Eschasserie…

– Laquelle s’appelle Servanteau, vous savez,commandant : l’Eschasserie est un nom de terre.

– Et ce faux évêque d’Agra, qui est curé de jene sais quoi !

– De Dol. Il s’appelle Guillot de Folleville.Il est brave, du reste, et se bat.

– Des prêtres quand il faudrait dessoldats ! Des évêques qui ne sont pas des évêques ! desgénéraux qui ne sont pas des généraux !

La Vieuville interrompit Boisberthelot.

– Commandant, vous avez le Moniteurdans votre cabine ?

– Oui.

– Qu’est-ce donc qu’on joue à Paris dans cemoment-ci ?

– Adèle et Paulin, et la Caverne.

– Je voudrais voir ça.

– Vous le verrez. Nous serons à Paris dans unmois.

Boisberthelot réfléchit un moment etajouta :

– Au plus tard. M. Windham l’a dit àmilord Hood.

– Mais alors, commandant, tout ne va pas simal ?

– Tout irait bien, parbleu, à la condition quela guerre de Bretagne fût bien conduite.

La Vieuville hocha la tête.

– Commandant, reprit-il, débarquerons-nousl’infanterie de marine ?

– Oui, si la côte est pour nous ; non, sielle est hostile. Quelquefois il faut que la guerre enfonce lesportes, quelquefois il faut qu’elle se glisse. La guerre civiledoit toujours avoir dans sa poche une fausse clef. On fera lepossible. Ce qui importe, c’est le chef.

Et Boisberthelot, pensif, ajouta :

– La Vieuville, que penseriez-vous duchevalier de Dieuzie ?

– Du jeune ?

– Oui.

– Pour commander ?

– Oui.

– Que c’est encore un officier de plaine et debataille rangée. La broussaille ne connaît que le paysan.

– Alors, résignez-vous au général Stofflet etau général Cathelineau.

La Vieuville rêva un moment et dit :

– Il faudrait un prince, un prince de France,un prince du sang. Un vrai prince.

– Pourquoi ? Qui dit prince…

– Dit poltron. Je le sais, commandant. Maisc’est pour l’effet sur les gros yeux bêtes des gars.

– Mon cher chevalier, les princes ne veulentpas venir.

– On s’en passera.

Boisberthelot fit ce mouvement machinal quiconsiste à se presser le front avec la main, comme pour en fairesortir une idée.

Il reprit :

– Enfin, essayons de ce général-ci.

– C’est un grand gentilhomme.

– Croyez-vous qu’il suffira ?

– Pourvu qu’il soit bon ! dit LaVieuville.

– C’est-à-dire féroce, dit Boisberthelot.

Le comte et le chevalier se regardèrent.

– Monsieur du Boisberthelot, vous avez dit lemot. Féroce. Oui, c’est là ce qu’il nous faut. Ceci est la guerresans miséricorde. L’heure est aux sanguinaires. Les régicides ontcoupé la tête à Louis XVI, nous arracherons les quatre membres auxrégicides. Oui, le général nécessaire est le général Inexorable.Dans l’Anjou et le haut Poitou, les chefs font lesmagnanimes ; on patauge dans la générosité ; rien ne va.Dans le Marais et dans le pays de Retz, les chefs sont atroces,tout marche. C’est parce que Charette est féroce qu’il tient tête àParrein. Hyène contre hyène.

Boisberthelot n’eut pas le temps de répondre àLa Vieuville. La Vieuville eut la parole brusquement coupée par uncri désespéré, et en même temps on entendit un bruit qui neressemblait à aucun des bruits qu’on entend. Ce cri et ces bruitsvenaient du dedans du navire.

Le capitaine et le lieutenant se précipitèrentvers l’entrepont, mais ne purent y entrer. Tous les canonniersremontaient éperdus.

Une chose effrayante venait d’arriver.

TORMENTUM BELLI

 

Une des caronades de la batterie, une pièce devingt-quatre, s’était détachée.

Ceci est le plus redoutable peut-être desévénements de mer. Rien de plus terrible ne peut arriver à unnavire de guerre au large et en pleine marche.

Un canon qui casse son amarre devientbrusquement on ne sait quelle bête surnaturelle. C’est une machinequi se transforme en un monstre. Cette masse court sur ses roues, ades mouvements de bille de billard, penche avec le roulis, plongeavec le tangage, va, vient, s’arrête, paraît méditer, reprend sacourse, traverse comme une flèche le navire d’un bout à l’autre,pirouette, se dérobe, s’évade, se cabre, heurte, ébrèche, tue,extermine. C’est un bélier qui bat à sa fantaisie une muraille.Ajoutez ceci : le bélier est de fer, la muraille est de bois.C’est l’entrée en liberté de la matière ; on dirait que cetesclave éternel se venge ; il semble que la méchanceté qui estdans ce que nous appelons les objets inertes sorte et éclate tout àcoup ; cela a l’air de perdre patience et de prendre uneétrange revanche obscure ; rien de plus inexorable que lacolère de l’inanimé. Ce bloc forcené a les sauts de la panthère, lalourdeur de l’éléphant, l’agilité de la souris, l’opiniâtreté de lacognée, l’inattendu de la houle, les coups de coude de l’éclair, lasurdité du sépulcre. Il pèse dix mille, et il ricoche comme uneballe d’enfant. Ce sont des tournoiements brusquement coupésd’angles droits. Et que faire ? Comment en venir à bout ?Une tempête cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mât brisé seremplace, une voie d’eau se bouche, un incendie s’éteint ;mais que devenir avec cette énorme brute de bronze ? De quellefaçon s’y prendre ? Vous pouvez raisonner un dogue, étonner untaureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir unlion ; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché. Vousne pouvez pas le tuer, il est mort ; et en même temps, il vit.Il vit d’une vie sinistre qui lui vient de l’infini. Il a sous luison plancher qui le balance. Il est remué par le navire, qui estremué par la mer, qui est remuée par le vent. Cet exterminateur estun jouet. Le navire, les flots, les souffles, tout cela letient ; de là sa vie affreuse. Que faire à cetengrenage ? Comment entraver ce mécanisme monstrueux dunaufrage ? Comment prévoir ces allées et venues, ces retours,ces arrêts, ces chocs ? Chacun de ces coups au bordage peutdéfoncer le navire. Comment deviner ces affreux méandres ? Ona affaire à un projectile qui se ravise, qui a l’air d’avoir desidées, et qui change à chaque instant de direction. Comment arrêterce qu’il faut éviter ? L’horrible canon se démène, avarice,recule, frappe à droite, frappe à gauche, fuit, passe, déconcertel’attente, broie l’obstacle, écrase les hommes comme des mouches.Toute la terreur de la situation est dans la mobilité du plancher.Comment combattre un plan incliné qui a des caprices ? Lenavire a, pour ainsi dire, dans le ventre la foudre prisonnière quicherche à s’échapper ; quelque chose comme un tonnerre roulantsur un tremblement de terre.

En un instant tout l’équipage fut sur pied. Lafaute était au chef de pièce qui avait négligé de serrer l’écrou dela chaîne d’amarrage et mal entravé les quatre roues de lacaronade ; ce qui donnait du jeu à la semelle et au châssis,désaccordait les deux plateaux, et avait fini par disloquer labrague. Le combleau s’était cassé, de sorte que le canon n’étaitplus ferme à l’affût. La brague fixe, qui empêche le recul, n’étaitpas encore en usage à cette époque. Un paquet de mer étant venufrapper le sabord, la caronade mal amarrée avait reculé et brisé sachaîne, et s’était mise à errer formidablement dans entrepont

Qu’on se figure, pour avoir une idée de ceglissement étrange, une goutte d’eau courant sur une vitre.

Au moment où l’amarre cassa, les canonniersétaient dans la batterie. Les uns groupés, les autres épars,occupés aux ouvrages de mer que font les marins en prévoyance d’unbranle-bas de combat. La caronade, lancée par le tangage, fit unetrouée dans ce tas d’hommes et en écrasa quatre du premier coup,puis, reprise et décochée par le roulis, elle coupa en deux uncinquième misérable, et alla heurter à la muraille de bâbord unepièce de la batterie qu’elle démonta. De là le cri de détressequ’on venait d’entendre. Tous les hommes se pressèrent àl’escalier-échelle. La batterie se vida en un clin d’œil.

L’énorme pièce avait été laissée seule. Elleétait livrée à elle-même. Elle était sa maîtresse, et la maîtressedu navire. Elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. Tout cetéquipage accoutumé à rire dans la bataille tremblait. Direl’épouvante est impossible.

Le capitaine Boisberthelot et le lieutenant LaVieuville, deux intrépides pourtant, s’étaient arrêtés au haut del’escalier, et, muets, pâles, hésitants, regardaient dansl’entrepont Quelqu’un les écarta du coude et descendit.

C’était leur passager, le paysan, l’homme dontils venaient de parler le moment d’auparavant.

Arrivé au bas de l’escalier-échelle, ils’arrêta.

VIS ET VIRI

 

Le canon allait et venait dans l’entrepont Oneût dit le chariot vivant de l’Apocalypse. Le falot de marine,oscillant sous l’étrave de la batterie, ajoutait à cette vision unvertigineux balancement d’ombre et de lumière. La forme du canons’effaçait dans la violence de sa course, et il apparaissait,tantôt noir dans la clarté, tantôt reflétant de vagues blancheursdans l’obscurité.

Il continuait l’exécution du navire. Il avaitdéjà fracassé quatre autres pièces et fait dans la muraille deuxcrevasses heureusement au-dessus de la flottaison, mais par oùl’eau entrerait, s’il survenait une bourrasque. Il se ruaitfrénétiquement sur la membrure ; les porques très robustesrésistaient, les bois courbes ont une solidité particulière ;mais on entendait leurs craquements sous cette massue démesurée,frappant, avec une sorte d’ubiquité inouïe, de tous les côtés à lafois. Un grain de plomb secoué dans une bouteille n’a pas despercussions plus insensées et plus rapides. Les quatre rouespassaient et repassaient sur les hommes tués, les coupaient, lesdépeçaient et les déchiquetaient, et des cinq cadavres avaient faitvingt tronçons qui roulaient à travers la batterie ; les têtesmortes semblaient crier ; des ruisseaux de sang se tordaientsur le plancher selon les balancements du roulis. Levaigrage[3], avarié en plusieurs endroits, commençaità s’entr’ouvrir. Tout le navire était plein d’un bruitmonstrueux.

Le capitaine avait promptement repris sonsang-froid, et sur son ordre on avait jeté par le carré, dansl’entrepont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la courseeffrénée du canon, les matelas, les hamacs, les rechanges devoiles, les rouleaux de cordages, les sacs d’équipage, et lesballots de faux assignats dont la corvette avait tout unchargement, cette infamie anglaise étant regardée comme de bonneguerre.

Mais que pouvaient faire ces chiffons ?Personne n’osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, enquelques minutes ce fut de la charpie.

Il y avait juste assez de mer pour quel’accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût étédésirable ; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une foisles quatre roues en l’air, on eût pu s’en rendre maître. Cependantle ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même desfractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille,traversent les étages des navires et y font comme de gros piliersronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaines’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie sedisloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat ; lesbrèches au bordage se multipliaient et la corvette commençait àfaire eau.

Le vieux passager descendu dans l’entrepontsemblait un homme de pierre au bas de l’escalier. Il jetait surcette dévastation un œil sévère. Il ne bougeait point. Ilparaissait impossible de faire un pas dans la batterie.

Chaque mouvement de la caronade en libertéébauchait l’effondrement du navire. Encore quelques instants, et lenaufrage était inévitable.

Il fallait périr ou couper court audésastre ; prendre un parti, mais lequel ?

Quelle combattante que cettecaronade !

Il s’agissait d’arrêter cette épouvantablefolle.

Il s’agissait de colleter cet éclair.

Il s’agissait de terrasser cette foudre.

Boisberthelot dit à La Vieuville :

– Croyez-vous en Dieu, chevalier ?

La Vieuville répondit :

– Oui. Non. Quelquefois.

– Dans la tempête ?

– Oui. Et dans des moments comme celui-ci.

– Il n’y a en effet que Dieu qui puisse noustirer de là, dit Boisberthelot.

Tous se taisaient, laissant la caronade faireson fracas horrible.

Du dehors, le flot battant le navire répondaitaux chocs du canon par des coups de mer. On eût dit deux marteauxalternant.

Tout à coup, dans cette espèce de cirqueinabordable où bondissait le canon échappé, on vit un hommeapparaître, une barre de fer à la main. C’était l’auteur de lacatastrophe, le chef de pièce coupable de négligence et cause del’accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulaitle réparer. Il avait empoigné une barre d’anspect d’une main, unedrosse à nœud coulant de l’autre main, et il avait sauté par lecarré dans l’entrepont.

Alors une chose farouche commença ;spectacle titanique ; le combat du canon contre lecanonnier ; la bataille de la matière et de l’intelligence, leduel de la chose contre l’homme.

L’homme s’était posté dans un angle, et, sabarre et sa corde dans ses deux poings, adossé à une porque,affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d’acier,livide, calme, tragique, comme enraciné dans le plancher, ilattendait.

Il attendait que le canon passât près delui.

Le canonnier connaissait sa pièce, et il luisemblait qu’elle devait le connaître. Il vivait depuis longtempsavec elle. Que de fois il lui avait fourré la main dans lagueule ! C’était son monstre familier. Il se mit à lui parlercomme à son chien.

– Viens, disait-il. Il l’aimait peut-être.

Il paraissait souhaiter qu’elle vînt àlui.

Mais venir à lui, c’était venir sur lui. Etalors il était perdu. Comment éviter l’écrasement ? Là étaitla question. Tous regardaient, terrifiés.

Pas une poitrine ne respirait librement,excepté peut-être celle du vieillard qui était seul dansl’entrepont avec les deux combattants, témoin sinistre.

Il pouvait lui-même être broyé par la pièce.Il ne bougeait pas.

Sous eux le flot, aveugle, dirigeait lecombat.

Au moment où, acceptant ce corps-à-corpseffroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard desbalancements de la mer fit que la caronade demeura un momentimmobile et comme stupéfaite. « Viens donc ! » luidisait l’homme. Elle semblait écouter.

Subitement elle sauta sur lui. L’homme esquivale choc.

La lutte s’engagea. Lutte inouïe. Le fragilese colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquantla bête d’airain. D’un côté une force, de l’autre une âme.

Tout cela se passait dans une pénombre.C’était comme la vision indistincte d’un prodige.

Une âme ; chose étrange, on eût dit quele canon en avait une, lui aussi ; mais une âme de haine et derage. Cette cécité paraissait avoir des yeux. Le monstre avaitl’air de guetter l’homme. Il y avait, on l’eût pu croire du moins,de la ruse dans cette masse. Elle aussi choisissait son moment.C’était on ne sait quel gigantesque insecte de fer ayant ousemblant avoir une volonté de démon. Par moment, cette sauterellecolossale cognait le plafond bas de la batterie, puis elleretombait sur ses quatre roues comme un tigre sur ses quatregriffes, et se remettait à courir sur l’homme. Lui, souple, agile,adroit, se tordait comme une couleuvre sous tous ces mouvements defoudre. Il évitait les rencontres, mais les coups auxquels il sedérobait tombaient sur le navire et continuaient de le démolir.

Un bout de chaîne cassée était resté accrochéà la caronade. Cette chaîne s’était enroulée on ne sait commentdans la vis du bouton de culasse. Une extrémité de la chaîne étaitfixée à l’affût. L’autre, libre, tournoyait éperdument autour ducanon dont elle exagérait tous les soubresauts. La vis la tenaitcomme une main fermée, et cette chaîne, multipliant les coups debélier par des coups de lanière, faisait autour du canon untourbillon terrible, fouet de fer dans un poing d’airain. Cettechaîne compliquait le combat.

Pourtant l’homme luttait. Même, par instants,c’était l’homme qui attaquait le canon ; il rampait le long dubordage, sa barre et sa corde à la main ; et le canon avaitl’air de comprendre, et, comme s’il devinait un piège, fuyait.L’homme, formidable, le poursuivait.

De telles choses ne peuvent durer longtemps.Le canon sembla se dire tout à coup : Allons ! il faut enfinir ! et il s’arrêta. On sentit l’approche du dénoûment. Lecanon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour tousc’était un être, une préméditation féroce. Brusquement, il seprécipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de côté, lelaissa passer, et lui cria en riant : « Àrefaire ! » Le canon, comme furieux, brisa une caronade àbâbord ; puis ressaisi par la fronde invisible qui le tenait,il s’élança à tribord sur l’homme, qui échappa. Trois caronadess’effondrèrent sous la poussée du canon ; alors, comme aveugleet ne sachant plus ce qu’il faisait, il tourna le dos à l’homme,roula de l’arrière à l’avant, détraqua l’étrave et alla faire unebrèche à la muraille de proue. L’homme s’était réfugié au pied del’escalier, à quelques pas du vieillard témoin. Le canonnier tenaitsa barre d’anspect en arrêt. Le canon parut l’apercevoir, et, sansprendre la peine de se retourner, recula sur l’homme avec unepromptitude de coup de hache. L’homme acculé au bordage étaitperdu. Tout l’équipage poussa un cri.

Mais le vieux passager jusqu’alors immobiles’était élancé lui-même plus rapide que toutes ces rapiditésfarouches. Il avait saisi un ballot de faux assignats, et, aurisque d’être écrasé, il avait réussi à le jeter entre les roues dela caronade. Ce mouvement décisif et périlleux n’eût pas étéexécuté avec plus de justesse et de précision par un homme rompu àtous les exercices décrits dans le livre de Durosel sur laManœuvre du canon de mer.

Le ballot fit l’effet d’un tampon. Un caillouenraye un bloc, une branche d’arbre détourne une avalanche. Lacaronade trébucha. Le canonnier à son tour, saisissant ce jointredoutable, plongea sa barre de fer entre les rayons d’une desroues d’arrière. Le canon s’arrêta.

Il penchait. L’homme, d’un mouvement de levierimprimé à la barre, le fit basculer. La lourde masse se renversa,avec le bruit d’une cloche qui s’écroule, et l’homme se ruant àcorps perdu, ruisselant de sueur, passa le nœud coulant de ladrosse au cou de bronze du monstre terrassé.

C’était fini. L’homme avait vaincu. La fourmiavait eu raison du mastodonte ; le pygmée avait fait letonnerre prisonnier.

Les soldats et les marins battirent desmains.

Tout l’équipage se précipita avec des câbleset des chaînes, et en un instant le canon fut amarré.

Le canonnier salua le passager.

– Monsieur, lui dit-il, vous m’avez sauvé lavie.

Le vieillard avait repris son attitudeimpassible, et ne répondit pas.

LES DEUX PLATEAUX DE LA BALANCE

 

L’homme avait vaincu, mais on pouvait dire quele canon avait vaincu aussi. Le naufrage immédiat était évité, maisla corvette n’était point sauvée. Le délabrement du navireparaissait irrémédiable. Le bordage avait cinq brèches, dont unefort grande à l’avant ; vingt caronades sur trente gisaientdans leur cadre. La caronade ressaisie et remise à la chaîne étaitelle-même hors de service ; la vis du bouton de culasse étaitforcée, et par conséquent le pointage impossible. La batterie étaitréduite à neuf pièces. La cale faisait eau. Il fallait tout desuite courir aux avaries et faire jouer les pompes.

L’entrepont, maintenant qu’on le pouvaitregarder, était effroyable à voir. Le dedans d’une cage d’éléphantfurieux n’est pas plus démantelé.

Quelle que fût pour la corvette la nécessitéde ne pas être aperçue, il y avait une nécessité plus impérieuseencore, le sauvetage immédiat. Il avait fallu éclairer le pont parquelques falots plantés çà et là dans le bordage.

Cependant, tout le temps qu’avait duré cettediversion tragique, l’équipage étant absorbé par une question devie ou de mort, on n’avait guère su ce qui se passait hors de lacorvette. Le brouillard s’était épaissi ; le temps avaitchangé ; le vent avait fait du navire ce qu’il avaitvoulu ; on était hors de route, à découvert de Jersey et deGuernesey, plus au sud qu’on ne devait l’être ; on se trouvaiten présence d’une mer démontée. De grosses vagues venaient baiserles plaies béantes de la corvette, baisers redoutables. Lebercement de la mer était menaçant. La brise devenait bise. Unebourrasque, une tempête peut-être, se dessinait. On ne voyait pas àquatre lames devant soi.

Pendant que les hommes d’équipage réparaienten hâte et sommairement les ravages de l’entrepont, aveuglaient lesvoies d’eau et remettaient en batterie les pièces échappées audésastre, le vieux passager était remonté sur le pont.

Il s’était adossé au grand mât.

Il n’avait point pris garde à un mouvement quiavait eu lieu dans le navire. Le chevalier de La Vieuville avaitfait mettre en bataille des deux côtés du grand mât les soldatsd’infanterie de marine, et, sur un coup de sifflet du maîtred’équipage, les matelots occupés à la manœuvre s’étaient rangésdebout sur les vergues.

Le comte du Boisberthelot s’avança vers lepassager.

Derrière le capitaine marchait un hommehagard, haletant, les habits en désordre, l’air satisfaitpourtant.

C’était le canonnier qui venait de se montrersi à propos dompteur de monstres, et qui avait eu raison ducanon.

Le comte fit au vieillard vêtu en paysan lesalut militaire, et lui dit :

– Mon général, voilà l’homme.

Le canonnier se tenait debout, les yeuxbaissés, dans l’attitude d’ordonnance.

Le comte du Boisberthelot reprit :

– Mon général, en présence de ce qu’a fait cethomme, ne pensez-vous pas qu’il y a pour ses chefs quelque chose àfaire ?

– Je le pense, dit le vieillard.

– Veuillez donner des ordres, repartitBoisberthelot.

– C’est à vous de les donner. Vous êtes lecapitaine.

– Mais vous êtes le général, repritBoisberthelot.

Le vieillard regarda le canonnier.

– Approche, dit-il.

Le canonnier fit un pas.

Le vieillard se tourna vers le comte duBoisberthelot, détacha la croix de Saint-Louis du capitaine, et lanoua à la vareuse du canonnier.

– Hurrah ! crièrent les matelots.

Les soldats de marine présentèrent lesarmes.

Et le vieux passager, montrant du doigt lecanonnier ébloui, ajouta :

– Maintenant, qu’on fusille cet homme.

La stupeur succéda à l’acclamation.

Alors, au milieu d’un silence de tombe, levieillard éleva la voix. Il dit :

– Une négligence a compromis ce navire. Àcette heure il est peut-être perdu. Être en mer, c’est être devantl’ennemi. Un navire qui fait une traversée est une armée qui livreune bataille. La tempête se cache, mais ne s’absente pas. Toute lamer est une embuscade. Peine de mort à toute faute commise enprésence de l’ennemi. Il n’y a pas de faute réparable. Le couragedoit être récompensé, et la négligence doit être punie.

Ces paroles tombaient l’une après l’autre,lentement, gravement, avec une sorte de mesure inexorable, commedes coups de cognée sur un chêne.

Et le vieillard, regardant les soldats,ajouta :

– Faites.

L’homme à la veste duquel brillait la croix deSaint-Louis courba la tête.

Sur un signe du comte du Boisberthelot, deuxmatelots descendirent dans l’entrepont, puis revinrent apportant lehamac-suaire ; l’aumônier du bord, qui depuis le départ étaiten prière dans le carré des officiers, accompagnait les deuxmatelots ; un sergent détacha de la ligne de bataille douzesoldats qu’il rangea sur deux rangs, six par six ; lecanonnier, sans dire un mot, se plaça entre les deux files.L’aumônier, le crucifix en main, s’avança et se mit près de lui.« Marche », dit le sergent. – Le peloton se dirigea à paslents vers l’avant. Les deux matelots, portant le suaire,suivaient.

Un morne silence se fit sur la corvette. Unouragan lointain soufflait.

Quelques instants après, une détonation éclatadans les ténèbres, une lueur passa, puis tout se tut, et l’onentendit le bruit que fait un corps en tombant dans la mer.

Le vieux passager, toujours adossé au grandmât, avait croisé les bras, et songeait.

Boisberthelot, dirigeant vers lui l’index desa main gauche, dit bas à La Vieuville :

– La Vendée a une tête.

QUI MET À LA VOILE MET À LA LOTERIE

 

Mais qu’allait devenir la corvette ?

Les nuages, qui toute la nuit s’étaient mêlésaux vagues, avaient fini par s’abaisser tellement qu’il n’y avaitplus d’horizon et que toute la mer était comme sous un manteau.Rien que le brouillard. Situation toujours périlleuse, même pour unnavire bien portant.

À la brume s’ajoutait la houle.

On avait mis le temps à profit ; on avaitallégé la corvette en jetant à la mer tout ce qu’on avait pudéblayer du dégât fait par la caronade, les canons démontés, lesaffûts brisés, les membrures tordues ou déclouées, les pièces debois et de fer fracassées ; on avait ouvert les sabords, etl’on avait fait glisser sur des planches dans les vagues lescadavres et les débris humains enveloppés dans des prélarts.

La mer commençait à n’être plus tenable. Nonque la tempête devînt précisément imminente ; il semblait aucontraire qu’on entendît décroître l’ouragan qui bruissait derrièrel’horizon, et la rafale s’en allait au nord ; mais les lamesrestaient très hautes, ce qui indiquait un mauvais fond de mer, et,malade comme était la corvette, elle était peu résistante auxsecousses, et les grandes vagues pouvaient lui être funestes.

Gacquoil était à la barre, pensif.

Faire bonne mine à mauvais jeu, c’estl’habitude des commandants de mer.

La Vieuville, qui était une nature d’homme gaidans les désastres, accosta Gacquoil.

– Eh bien, pilote, dit-il, l’ouragan rate.L’envie d’éternuer n’aboutit pas. Nous nous en tirerons. Nousaurons du vent. Voilà tout.

Gacquoil, sérieux, répondit :

– Qui a du vent a du flot.

Ni riant, ni triste, tel est le marin. Laréponse avait un sens inquiétant. Pour un navire qui fait eau,avoir du flot, c’est s’emplir vite. Gacquoil avait souligné cepronostic d’un vague froncement de sourcil. Peut-être, après lacatastrophe du canon et du canonnier, La Vieuville avait-il dit, unpeu trop tôt, des paroles presque joviales et légères. Il y a deschoses qui portent malheur quand on est au large. La mer estsecrète ; on ne sait jamais ce qu’elle a. Il faut prendregarde.

La Vieuville sentit le besoin de redevenirgrave.

– Où sommes-nous, pilote ?demanda-t-il.

Le pilote répondit :

– Nous sommes dans la volonté de Dieu.

Un pilote est un maître ; il fauttoujours le laisser faire et il faut souvent le laisser dire.

D’ailleurs cette espèce d’homme parle peu. LaVieuville s’éloigna.

La Vieuville avait fait une question aupilote, ce fut l’horizon qui répondit.

La mer se découvrit tout à coup.

Les brumes qui traînaient sur les vagues sedéchirèrent, tout l’obscur bouleversement des flots s’étala à pertede vue dans un demi-jour crépusculaire, et voici ce qu’on vit.

Le ciel avait comme un couvercle denuages ; mais les nuages ne touchaient plus la mer ; àl’est apparaissait une blancheur qui était le lever du jour, àl’ouest blêmissait une autre blancheur qui était le coucher de lalune. Ces deux blancheurs faisaient sur l’horizon, vis-à-vis l’unede l’autre, deux bandes étroites de lueur pâle entre la mer sombreet le ciel ténébreux.

Sur ces deux clartés se dessinaient, droiteset immobiles, des silhouettes noires.

Au couchant, sur le ciel éclairé par la lune,se découpaient trois hautes roches, debout comme des peulvensceltiques.

Au levant, sur l’horizon pâle du matin, sedressaient huit voiles rangées en ordre et espacées d’une façonredoutable.

Les trois roches étaient un écueil ; leshuit voiles étaient une escadre.

On avait derrière soi les Minquiers, un rocherqui avait mauvaise réputation, devant soi la croisière française. Àl’ouest l’abîme, à l’est le carnage ; on était entre unnaufrage et un combat.

Pour faire face à l’écueil, la corvette avaitune coque trouée, un gréement disloqué, une mâture ébranlée dans saracine ; pour faire face à la bataille, elle avait uneartillerie dont vingt et un canons sur trente étaient démontés, etdont les meilleurs canonniers étaient morts.

Le point du jour était très faible, et l’onavait un peu de nuit devant soi. Cette nuit pouvait même durerencore assez longtemps, étant surtout faite par les nuages, quiétaient hauts, épais et profonds, et avaient l’aspect solide d’unevoûte.

Le vent qui avait fini par emporter les brumesd’en bas drossait la corvette sur les Minquiers.

Dans l’excès de fatigue et de délabrement oùelle était, elle n’obéissait presque plus à la barre, elle roulaitplutôt qu’elle ne voguait, et, souffletée par le flot, elle selaissait faire par lui.

Les Minquiers, écueil tragique, étaient plusâpres encore en ce temps-là qu’aujourd’hui. Plusieurs tours decette citadelle de l’abîme ont été rasées par l’incessantdépècement que fait la mer ; la configuration des écueilschange ; ce n’est pas en vain que les flots s’appellent leslames ; chaque marée est un trait de scie. À cette époque,toucher les Minquiers, c’était périr.

Quant à la croisière, c’était cette escadre deCancale, devenue depuis célèbre sous le commandement de cecapitaine Duchesne que Léquinio appelait « le pèreDuchêne ».

La situation était critique. La corvetteavait, sans le savoir, pendant le déchaînement de la caronade,dévié et marché plutôt vers Granville que vers Saint-Malo. Quandmême elle eût pu naviguer et faire voile, les Minquiers luibarraient le retour vers Jersey et la croisière lui barraitl’arrivée en France.

Du reste, de tempête point. Mais, commel’avait dit le pilote, il y avait du flot. La mer, roulant sous unvent rude et sur un fond déchirant, était sauvage.

La mer ne dit jamais tout de suite ce qu’elleveut. Il y a de tout dans le gouffre, même de la chicane. Onpourrait presque dire que la mer a une procédure ; elle avanceet recule, elle propose et se dédit, elle ébauche une bourrasque etelle y renonce, elle promet l’abîme et ne le tient pas, elle menacele nord et frappe le sud. Toute la nuit, la corvette laClaymore avait eu le brouillard et craint la tourmente ;la mer venait de se démentir, mais d’une façon farouche ; elleavait esquissé la tempête et réalisé l’écueil. C’était toujours,sous une autre forme, le naufrage.

Et à la perte sur les brisants s’ajoutaitl’extermination par le combat. Un ennemi complétant l’autre.

La Vieuville s’écria à travers son vaillantrire :

– Naufrage ici, bataille là. Des deux côtésnous avons le quine.

9 = 380

 

La corvette n’était presque plus qu’uneépave.

Dans la blême clarté éparse, dans la noirceurdes nuées, dans les mobilités confuses de l’horizon, dans lesmystérieux froncements des vagues, il y avait une solennitésépulcrale. Excepté le vent soufflant d’un souffle hostile, tout setaisait. La catastrophe sortait du gouffre avec majesté. Elleressemblait plutôt à une apparition qu’à une attaque. Rien nebougeait dans les rochers, rien ne remuait dans les navires.C’était on ne sait quel colossal silence. Avait-on affaire àquelque chose de réel ? On eût dit un rêve passant sur la mer.Les légendes ont de ces visions ; la corvette était en quelquesorte entre l’écueil démon et la flotte fantôme.

Le comte du Boisberthelot donna à demi-voixdes ordres à La Vieuville qui descendit dans la batterie, puis lecapitaine saisit sa longue-vue et vint se placer à l’arrière à côtédu pilote.

Tout l’effort de Gacquoil était de maintenirla corvette debout au flot ; car, prise de côté par le vent etpar la mer, elle eût inévitablement chaviré.

– Pilote, dit le capitaine, oùsommes-nous ?

– Sur les Minquiers.

– De quel côté ?

– Du mauvais.

– Quel fond ?

– Roche criarde.

– Peut-on s’embosser ?

– On peut toujours mourir, dit le pilote.

Le capitaine dirigea sa lunette d’approchevers l’ouest et examina les Minquiers ; puis il la tourna versl’est et considéra les voiles en vue.

Le pilote continua, comme se parlant àlui-même :

– C’est les Minquiers. Cela sert de reposoir àla mouette rieuse quand elle s’en va de Hollande et au grandgoëland à manteau noir.

Cependant le capitaine avait compté lesvoiles.

Il y avait bien en effet huit navirescorrectement disposés et dressant sur l’eau leur profil de guerre.On apercevait au centre la haute stature d’un vaisseau à troisponts.

Le capitaine questionna le pilote :

– Connaissez-vous ces voiles ?

– Certes ! répondit Gacquoil.

– Qu’est-ce ?

– C’est l’escadre.

– De France ?

– Du diable.

Il y eut un silence. Le capitainereprit :

– Toute la croisière est-elle là ?

– Pas toute.

En effet, le 2 avril, Valazé avait annoncé àla Convention que dix frégates et six vaisseaux de ligne croisaientdans la Manche. Ce souvenir revint à l’esprit du capitaine.

– Au fait, dit-il, l’escadre est de seizebâtiments. Il n’y en a ici que huit.

– Le reste, dit Gacquoil, traîne par là-bassur toute la côte, et espionne.

Le capitaine, tout en regardant à travers salongue-vue, murmura :

– Un vaisseau à trois ponts, deux frégates depremier rang, cinq de deuxième rang.

– Mais moi aussi, grommela Gacquoil, je les aiespionnés.

– Bons bâtiments, dit le capitaine. J’ai unpeu commandé tout cela.

– Moi, dit Gacquoil, je les ai vus de près. Jene prends pas l’un pour l’autre. J’ai leur signalement dans lacervelle.

Le capitaine passa sa longue-vue aupilote.

– Pilote, distinguez-vous bien le bâtiment dehaut bord ?

– Oui, mon commandant, c’est le vaisseaula Côte-d’Or.

– Qu’ils ont débaptisé, dit le capitaine.C’était autrefois les États-de-Bourgogne. Un navire neuf.Cent vingt-huit canons.

Il tira de sa poche un carnet et un crayon, etécrivit sur le carnet le chiffre 128.

Il poursuivit :

– Pilote, quelle est la première voile àbâbord ?

– C’est l’Expérimentée.

– Frégate de premier rang. Cinquante-deuxcanons. Elle était en armement à Brest il y a deux mois.

Le capitaine marqua sur son carnet le chiffre52.

– Pilote, reprit-il, quelle est la deuxièmevoile à bâbord ?

– La Dryade.

– Frégate de premier rang. Quarante canons dedix-huit. Elle a été dans l’Inde. Elle a une belle histoiremilitaire.

Et il écrivit au-dessous du chiffre 52 lechiffre 40 ; puis, relevant la tête :

– À tribord, maintenant.

– Mon commandant, ce sont toutes des frégatesde second rang. Il y en a cinq.

– Quelle est la première à partir duvaisseau ?

– La Résolue.

– Trente-deux pièces de dix-huit. Et laseconde ?

– La Richemont.

– Même force. Après ?

– L’Athée.

– Drôle de nom pour aller en mer.Après ?

– La Calypso.

– Après ?

– La Preneuse.

– Cinq frégates de trente-deux chaque.

Le capitaine écrivit au-dessous des premierschiffres, 160.

– Pilote, dit-il, vous les reconnaissezbien ?

– Et vous, répondit Gacquoil, vous lesconnaissez bien, mon commandant. Reconnaître est quelque chose,connaître est mieux.

Le capitaine avait l’œil fixé sur son carnetet additionnait entre ses dents.

– Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante,cent soixante.

En ce moment La Vieuville remontait sur lepont.

– Chevalier, lui cria le capitaine, noussommes en présence de trois cent quatre-vingts pièces de canon.

– Soit, dit La Vieuville.

– Vous revenez de l’inspection, LaVieuville ; combien décidément avons-nous de pièces en état defaire feu ?

– Neuf.

– Soit, dit à son tour Boisberthelot.

Il reprit la longue-vue des mains du pilote,et regarda l’horizon.

Les huit navires silencieux et noirssemblaient immobiles, mais ils grandissaient.

Ils se rapprochaient insensiblement.

La Vieuville fit le salut militaire.

– Commandant, dit La Vieuville, voici monrapport. Je me défiais de cette corvette Claymore. C’esttoujours ennuyeux d’être embarqué brusquement sur un navire qui nevous connaît pas ou qui ne vous aime pas. Navire anglais, traîtreaux Français. La chienne de caronade l’a prouvé. J’ai fait lavisite. Bonnes ancres. Ce n’est pas du fer de loupe, c’est forgéavec des barres soudées au martinet. Les cigales des ancres sontsolides. Câbles excellents, faciles à débiter, ayant la longueurd’ordonnance, cent vingt brasses. Force munitions. Six canonniersmorts. Cent soixante et onze coups à tirer par pièce.

– Parce qu’il n’y a plus que neuf pièces,murmura le capitaine.

Boisberthelot braqua sa longue-vue surl’horizon.

La lente approche de l’escadre continuait.

Les caronades ont un avantage, trois hommessuffisent pour les manœuvrer ; mais elles ont un inconvénient,elles portent moins loin et tirent moins juste que les canons. Ilfallait donc laisser arriver l’escadre à portée de caronade.

Le capitaine donna ses ordres à voix basse. Lesilence se fit dans le navire. On ne sonna point le branle-bas,mais on l’exécuta. La corvette était aussi hors de combat contreles hommes que contre les flots. On tira tout le parti possible dece reste de navire de guerre. On accumula près des drosses, sur lepassavant, tout ce qu’il y avait d’aussières et de grelins derechange pour raffermir au besoin la mâture. On mit en ordre leposte des blessés. Selon la mode navale d’alors, on bastingua lepont, ce qui est une garantie contre les balles, mais non contreles boulets. On apporta les passe-balles, bien qu’il fût un peutard pour vérifier les calibres ; mais on n’avait pas prévutant d’incidents. Chaque matelot reçut une giberne et mit dans saceinture une paire de pistolets et un poignard. On plia lesbranles ; on pointa l’artillerie ; on prépara lamousqueterie ; on disposa les haches et les grappins ; ontint prêtes les soutes à gargousses et les soutes à boulets ;on ouvrit la soute aux poudres. Chaque homme prit son poste. Toutcela sans dire une parole et comme dans la chambre d’un mourant. Cefut rapide et lugubre.

Puis on embossa la corvette. Elle avait sixancres comme une frégate. On les mouilla toutes les six ;l’ancre de veille à l’avant, l’ancre de toue à l’arrière, l’ancrede flot du côté du large, l’ancre de jusant du côté des brisants,l’ancre d’affourche à tribord et la maîtresse-ancre à bâbord.

Les neuf caronades qui restaient vivantesfurent mises en batterie toutes les neuf d’un seul côté, du côté del’ennemi.

L’escadre, non moins silencieuse, avait, elleaussi, complété sa manœuvre. Les huit bâtiments formaientmaintenant un demi-cercle dont les Minquiers faisaient la Corde.La Claymore, enfermée dans ce demi-cercle, etd’ailleurs garrottée par ses propres ancres, était adossée àl’écueil, c’est-à-dire au naufrage.

C’était comme une meute autour d’un sanglier,ne donnant pas de voix, mais montrant les dents.

Il semblait de part et d’autre qu’ons’attendait.

Les canonniers de la Claymore étaientà leurs pièces.

Boisberthelot dit à La Vieuville :

– Je tiendrais à commencer le feu.

– Plaisir de coquette, dit La Vieuville.

QUELQU’UN ÉCHAPPE

 

Le passager n’avait pas quitté le pont, ilobservait tout, impassible.

Boisberthelot s’approcha de lui.

– Monsieur, lui dit-il, les préparatifs sontfaits. Nous voilà maintenant cramponnés à notre tombeau, nous nelâcherons pas prise. Nous sommes prisonniers de l’escadre ou del’écueil. Nous rendre à l’ennemi ou sombrer dans les brisants, nousn’avons pas d’autre choix. Il nous reste une ressource, mourir.Combattre vaut mieux que naufrager. J’aime mieux être mitraillé quenoyé ; en fait de mort, je préfère le feu à l’eau. Maismourir, c’est notre affaire à nous autres, ce n’est pas la vôtre, àvous. Vous êtes l’homme choisi par les princes, vous avez unegrande mission, diriger la guerre de Vendée. Vous de moins, c’estpeut-être la monarchie perdue ; vous devez donc vivre. Notrehonneur à nous est de rester ici, le vôtre est d’en sortir. Vousallez, mon général, quitter le navire. Je vais vous donner un hommeet un canot. Gagner la côte par un détour n’est pas impossible. Iln’est pas encore jour, les lames sont hautes, la mer est obscure,vous échapperez. Il y a des cas où fuir, c’est vaincre.

Le vieillard fit, de sa tête sévère, un gravesigne d’acquiescement.

Le comte du Boisberthelot éleva lavoix :

– Soldats et matelots, cria-t-il.

Tous les mouvements s’arrêtèrent, et de tousles points du navire, les visages se tournèrent vers lecapitaine.

Il poursuivit :

– L’homme qui est parmi nous représente leroi. Il nous est confié, nous devons le conserver. Il estnécessaire au trône de France ; à défaut d’un prince, il sera,c’est du moins notre attente, le chef de la Vendée. C’est un grandofficier de guerre. Il devait aborder en France avec nous, il fautqu’il y aborde sans nous. Sauver la tête, c’est tout sauver.

– Oui ! oui ! oui ! crièrenttoutes les voix de l’équipage.

Le capitaine continua :

– Il va courir, lui aussi, de sérieux dangers.Atteindre la côte n’est pas aisé. Il faudrait que le canot fûtgrand pour affronter la haute mer et il faut qu’il soit petit pouréchapper à la croisière. Il s’agit d’aller atterrir à un pointquelconque, qui soit sûr, et plutôt du côté de Fougères que du côtéde Coutances. Il faut un matelot solide, bon rameur et bonnageur ; qui soit du pays et qui connaisse les passes. Il y aencore assez de nuit pour que le canot puisse s’éloigner de lacorvette sans être aperçu. Et puis, il va y avoir de la fumée quiachèvera de le cacher. Sa petitesse l’aidera à se tirer desbas-fonds. Où la panthère est prise, la belette échappe. Il n’y apas d’issue pour nous ; il y en a pour lui. Le canots’éloignera à force de rames ; les navires ennemis ne leverront pas ; et d’ailleurs pendant ce temps-là, nous ici,nous allons les amuser. Est-ce dit ?

– Oui ! oui ! oui ! crial’équipage.

– Il n’y a pas une minute à perdre, reprit lecapitaine.

Y a-t-il un homme de bonne volonté ?

Un matelot dans l’obscurité sortit des rangset dit :

– Moi.

ÉCHAPPE-T-IL ?

 

Quelques instants après, un de ces petitscanots qu’on appelle you-yous et qui sont spécialement affectés auservice des capitaines s’éloignait du navire. Dans ce canot, il yavait deux hommes, le vieux passager qui était à l’arrière, et lematelot « de bonne volonté » qui était à l’avant. La nuitétait encore très obscure. Le matelot, conformément aux indicationsdu capitaine, ramait vigoureusement dans la direction desMinquiers. Aucune autre issue n’était d’ailleurs possible.

On avait jeté au fond du canot quelquesprovisions, un sac de biscuits, une langue de bœuf fumée et unbaril d’eau.

Au moment où le you-you prit la mer, LaVieuville, goguenard devant le gouffre, se pencha par-dessusl’étambot du gouvernail de la corvette, et ricana cet adieu aucanot :

– C’est bon pour s’échapper, et excellent pourse noyer.

– Monsieur, dit le pilote, ne rions plus.

L’écart se fit vite et il y eut promptementbonne distance entre la corvette et le canot. Le vent et le flotétaient d’accord avec le rameur, et la petite barque fuyaitrapidement, ondulant dans le crépuscule et cachée par les grandsplis des vagues.

Il y avait sur la mer on ne sait quelle sombreattente.

Tout à coup, dans ce vaste et tumultueuxsilence de l’océan, il s’éleva une voix qui, grossie par leporte-voix comme par le masque d’airain de la tragédie antique,semblait presque surhumaine.

C’était le capitaine Boisberthelot qui prenaitla parole.

– Marins du roi, cria-t-il, clouez le pavillonblanc au grand mât. Nous allons voir se lever notre derniersoleil.

Et un coup de canon partit de la corvette.

– Vive le roi ! cria l’équipage.

Alors on entendit au fond de l’horizon unautre cri, immense, lointain, confus, distinct pourtant :

– Vive la République !

Et un bruit pareil au bruit de trois centsfoudres éclata dans les profondeurs de l’océan.

La lutte commençait.

La mer se couvrit de fumée et de feu.

Les jets d’écume que font les boulets entombant dans l’eau piquèrent les vagues de tous les côtés.

La Claymore se mit à cracher de laflamme sur les huit navires. En même temps toute l’escadre groupéeen demi-lune autour de la Claymore faisait feu de toutesses batteries. L’horizon s’incendia. On eût dit un volcan qui sortde la mer. Le vent tordait cette immense pourpre de la bataille oùles navires apparaissaient et disparaissaient comme des spectres.Au premier plan, le squelette noir de la corvette se dessinait surce fond rouge.

On distinguait à la pointe du grand mât lepavillon fleurdelysé.

Les deux hommes qui étaient dans le canot setaisaient.

Le bas-fond triangulaire des Minquiers, sortede trinacrie sous-marine, est plus vaste que l’île entière deJersey ; la mer le couvre ; il a pour point culminant unplateau qui émerge des plus hautes marées et duquel se détachent aunord-est six puissants rochers rangés en droite ligne, qui fontl’effet d’une grande muraille écroulée çà et là. Le détroit entrele plateau et les six écueils n’est praticable qu’aux barques d’untrès faible tirant d’eau. Au delà de ce détroit, on trouve lelarge.

Le matelot qui s’était chargé du sauvetage ducanot engagea l’embarcation dans le détroit. De cette façon ilmettait les Minquiers entre la bataille et le canot. Il nagea avecadresse dans l’étroit chenal, évitant les récifs à bâbord comme àtribord ; les rochers maintenant masquaient la bataille. Lalueur de l’horizon et le fracas furieux de la canonnadecommençaient à décroître, à cause de la distance quiaugmentait ; mais, à la continuité des détonations, on pouvaitcomprendre que la corvette tenait bon et qu’elle voulait épuiser,jusqu’à la dernière, ses cent quatre-vingt-onze bordées.

Bientôt, le canot se trouva dans une eaulibre, hors de l’écueil, hors de la bataille, hors de la portée desprojectiles.

Peu à peu le modelé de la mer devenait moinssombre, les luisants brusquement noyés de noirceurss’élargissaient, les écumes compliquées se brisaient en jets delumière, des blancheurs flottaient sur les méplats des vagues. Lejour parut.

Le canot était hors de l’atteinte del’ennemi ; mais le plus difficile restait à faire. Le canotétait sauvé de la mitraille, mais non du naufrage. Il était enhaute mer, coque imperceptible, sans pont, sans voile, sans mât,sans boussole, n’ayant de ressource que la rame, en présence del’océan et de l’ouragan, atome à la merci des colosses.

Alors, dans cette immensité, dans cettesolitude, levant sa face que blêmissait le matin, l’homme qui étaità l’avant du canot regarda fixement l’homme qui était à l’arrièreet lui dit :

– Je suis le frère de celui que vous avez faitfusiller.

LIVRE III – HALMALO

LA PAROLE, C’EST LE VERBE

 

Le vieillard redressa lentement la tête.

L’homme qui lui parlait avait environ trenteans.

Il avait sur le front le hâle de la mer ;ses yeux étaient étranges ; c’était le regard sagace dumatelot dans la prunelle candide du paysan. Il tenait puissammentles rames dans ses deux poings. Il avait l’air doux.

On voyait à sa ceinture un poignard, deuxpistolets et un rosaire.

– Qui êtes-vous ? dit le vieillard.

– Je viens de vous le dire.

– Qu’est-ce que vous me voulez ?

L’homme quitta les avirons, croisa les bras etrépondit :

– Vous tuer.

– Comme vous voudrez, dit le vieillard.

L’homme haussa la voix.

– Préparez-vous.

– À quoi ?

– À mourir.

– Pourquoi ? demanda le vieillard.

Il y eut un silence. L’homme sembla un momentcomme interdit de la question. Il reprit :

– Je dis que je veux vous tuer.

– Et je vous demande pourquoi ?

Un éclair passa dans les yeux du matelot.

– Parce que vous avez tué mon frère.

Le vieillard repartit avec calme :

– J’ai commencé par lui sauver la vie.

– C’est vrai. Vous l’avez sauvé d’abord et tuéensuite.

– Ce n’est pas moi qui l’ai tué.

– Qui donc l’a tué ?

– Sa faute.

Le matelot, béant, regarda le vieillard ;puis ses sourcils reprirent leur froncement farouche.

– Comment vous appelez-vous ? dit levieillard.

– Je m’appelle Halmalo, mais vous n’avez pasbesoin de savoir mon nom pour être tué par moi.

En ce moment le soleil se leva. Un rayonfrappa le matelot en plein visage et éclaira vivement cette figuresauvage. Le vieillard le considérait attentivement.

La canonnade, qui se prolongeait toujours,avait maintenant des interruptions et des saccades d’agonie. Unevaste fumée s’affaissait sur l’horizon. Le canot, que ne maniaitplus le rameur, allait à la dérive.

Le matelot saisit de sa main droite un despistolets de sa ceinture et de sa main gauche son chapelet.

Le vieillard se dressa debout :

– Tu crois en Dieu ? dit-il.

– Notre Père qui est au ciel, répondit lematelot.

Et il fit le signe de la croix.

– As-tu ta mère ?

– Oui.

Il fit un deuxième signe de croix. Puis ilreprit :

– C’est dit. Je vous donne une minute,monseigneur.

Et il arma le pistolet.

– Pourquoi m’appelles-tumonseigneur ?

– Parce que vous êtes un seigneur. Cela sevoit.

– As-tu un seigneur, toi ?

– Oui, et un grand. Est-ce qu’on vit sansseigneur ?

– Où est-il ?

– Je ne sais pas. Il a quitté le pays. Ils’appelle monsieur le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay,prince en Bretagne ; il est le seigneur des Sept-Forêts. Je nel’ai jamais vu, ce qui ne l’empêche pas d’être mon maître.

– Et si tu le voyais, luiobéirais-tu ?

– Certes. Je serais donc un païen, si je nelui obéissais pas ! on doit obéissance à Dieu, et puis au roiqui est comme Dieu, et puis au seigneur qui est comme le roi. Maisce n’est pas tout ça, vous avez tué mon frère, il faut que je voustue.

Le vieillard répondit :

– D’abord, j’ai tué ton frère, j’ai bienfait.

Le matelot crispa son poing sur sonpistolet.

– Allons, dit-il.

– Soit, dit le vieillard.

Et, tranquille, il ajouta :

– Où est le prêtre ?

Le matelot le regarda.

– Le prêtre ?

– Oui, le prêtre. J’ai donné un prêtre à tonfrère, tu me dois un prêtre.

– Je n’en ai pas, dit le matelot.

Et il continua :

– Est-ce qu’on a des prêtres en pleinemer ?

On entendait les détonations convulsives ducombat de plus en plus lointain.

– Ceux qui meurent là-bas ont le leur, dit levieillard.

– C’est vrai, murmura le matelot. Ils ontmonsieur l’aumônier.

Le vieillard poursuivit :

– Tu perds mon âme, ce qui est grave.

Le matelot baissa la tête, pensif.

– Et en perdant mon âme, reprit le vieillard,tu perds la tienne. Écoute. J’ai pitié de toi. Tu feras ce que tuvoudras. Moi, j’ai fait mon devoir tout à l’heure, d’abord ensauvant la vie à ton frère et ensuite en la lui ôtant, et je faismon devoir à présent en tâchant de sauver ton âme. Réfléchis. Celate regarde. Entends-tu les coups de canon dans ce moment-ci ?Il y a là des hommes qui périssent, il y a là des désespérés quiagonisent, il y a là des maris qui ne reverront plus leurs femmes,des pères qui ne reverront plus leur enfant, des frères qui, commetoi, ne reverront plus leur frère. Et par la faute de qui ?par la faute de ton frère à toi. Tu crois en Dieu, n’est-cepas ? Eh bien, tu sais que Dieu souffre en ce moment ;Dieu souffre dans son fils très-chrétien le roi de France qui estenfant comme l’enfant Jésus et qui est en prison dans la tour duTemple ; Dieu souffre dans son église de Bretagne ; Dieusouffre dans ses cathédrales insultées, dans ses évangilesdéchirés, dans ses maisons de prière violées ; Dieu souffredans ses prêtres assassinés. Qu’est-ce que nous venions faire,nous, dans ce navire qui périt en ce moment ? Nous venionssecourir Dieu. Si ton frère avait été un bon serviteur, s’il avaitfidèlement fait son office d’homme sage et utile, le malheur de lacaronade ne serait pas arrivé, la corvette n’eût pas étédésemparée, elle n’eût pas manqué sa route, elle ne fût pas tombéedans cette flotte de perdition, et nous débarquerions à cette heureen France, tous, en vaillants hommes de guerre et de mer que noussommes, sabre au poing, drapeau blanc déployé, nombreux, contents,joyeux, et nous viendrions aider les braves paysans de Vendée àsauver la France, à sauver le roi, à sauver Dieu. Voilà ce que nousvenions faire, voilà ce que nous ferions. Voilà ce que, moi, leseul qui reste, je viens faire. Mais tu t’y opposes. Dans cettelutte des impies contre les prêtres, dans cette lutte des régicidescontre le roi, dans cette lutte de Satan contre Dieu, tu es pourSatan. Ton frère a été le premier auxiliaire du démon, tu es lesecond. Il a commencé, tu achèves. Tu es pour les régicides contrele trône, tu es pour les impies contre l’Église. Tu ôtes à Dieu sadernière ressource. Parce que je ne serai point là, moi quireprésente le roi, les hameaux vont continuer de brûler, lesfamilles de pleurer, les prêtres de saigner, la Bretagne desouffrir, et le roi d’être en prison, et Jésus-Christ d’être endétresse. Et qui aura fait cela ? Toi. Va, c’est ton affaire.Je comptais sur toi pour tout le contraire. Je me suis trompé. Ahoui, c’est vrai, tu as raison, j’ai tué ton frère. Ton frère avaitété courageux, je l’ai récompensé ; il avait été coupable, jel’ai puni. Il avait manqué à son devoir, je n’ai pas manqué aumien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore. Et, je le jure par lagrande sainte Anne d’Auray qui nous regarde, en pareil cas, de mêmeque j’ai fait fusiller ton frère, je ferais fusiller mon fils.Maintenant, tu es le maître. Oui, je te plains. Tu as menti à toncapitaine. Toi, chrétien, tu es sans foi ; toi, Breton, tu essans honneur ; j’ai été confié à ta loyauté et accepté par tatrahison ; tu donnes ma mort à ceux à qui tu as promis ma vie.Sais-tu qui tu perds ici ? C’est toi. Tu prends ma vie au roiet tu donnes ton éternité au démon. Va, commets ton crime, c’estbien. Tu fais bon marché de ta part de paradis. Grâce à toi, lediable vaincra, grâce à toi, les églises tomberont, grâce à toi,les païens continueront de fondre les cloches et d’en faire descanons ; on mitraillera les hommes avec ce qui sauvait lesâmes. En ce moment où je parle, la cloche qui a sonné ton baptêmetue peut-être ta mère. Va, aide le démon. Ne t’arrête pas. Oui,j’ai condamné ton frère, mais sache cela, je suis un instrument deDieu. Ah ! tu juges les moyens de Dieu ! tu vas donc temettre à juger la foudre qui est dans le ciel ? Malheureux, tuseras jugé par elle. Prends garde à ce que tu vas faire. Sais-tuseulement si je suis en état de grâce ? Non. Va tout de même.Fais ce que tu voudras. Tu es libre de me jeter en enfer et de t’yjeter avec moi. Nos deux damnations sont dans ta main. Leresponsable devant Dieu, ce sera toi. Nous sommes seuls et face àface dans l’abîme. Continue, termine, achève. Je suis vieux et tues jeune ; je suis sans armes et tu es armé ;tue-moi.

Pendant que le vieillard, debout, d’une voixplus haute que le bruit de la mer, disait ces paroles, lesondulations de la vague le faisaient apparaître tantôt dansl’ombre, tantôt dans la lumière ; le matelot était devenulivide ; de grosses gouttes de sueur lui tombaient dufront ; il tremblait comme la feuille ; par moments ilbaisait son rosaire ; quand le vieillard eut fini, il jeta sonpistolet et tomba à genoux.

– Grâce, monseigneur ! pardonnez-moi,cria-t-il ; vous parlez comme le bon Dieu. J’ai tort. Monfrère a eu tort. Je ferai tout pour réparer son crime. Disposez demoi. Ordonnez. J’obéirai.

– Je te fais grâce, dit le vieillard.

MÉMOIRE DE PAYSAN VAUT SCIENCE DECAPITAINE

 

Les provisions qui étaient dans le canot nefurent pas inutiles.

Les deux fugitifs, obligés à de longs détours,mirent trente-six heures à atteindre la côte. Ils passèrent unenuit en mer ; mais la nuit fut belle, avec trop de lunecependant pour des gens qui cherchaient à se dérober.

Ils durent d’abord s’éloigner de France etgagner le large vers Jersey.

Ils entendirent la suprême canonnade de lacorvette foudroyée, comme on entend le dernier rugissement du lionque les chasseurs tuent dans les bois. Puis le silence se fit surla mer.

Cette corvette la Claymore mourut dela même façon que le Vengeur ; mais la gloire l’aignoré. On n’est pas héros contre son pays.

Halmalo était un marin surprenant. Il fit desmiracles de dextérité et d’intelligence ; cette improvisationd’un itinéraire à travers les écueils, les vagues et le guet del’ennemi fut un chef-d’œuvre. Le vent avait décru et la mer étaitdevenue maniable.

Halmalo évita les Caux des Minquiers,contourna la Chaussée-aux-Bœufs, s’y abrita, afin d’y prendrequelques heures de repos dans la petite crique qui s’y fait au nordà mer basse, et, redescendant au sud, trouva moyen de passer entreGranville et les îles Chausey sans être aperçu ni de la vigie deChausey ni de la vigie de Granville. Il s’engagea dans la baie deSaint-Michel, ce qui était hardi à cause du voisinage de Cancale,lieu d’ancrage de la croisière.

Le soir du second jour, environ une heureavant le coucher du soleil, il laissa derrière lui le montSaint-Michel, et vint atterrir à une grève qui est toujoursdéserte, parce qu’elle est dangereuse ; on s’y enlise.

Heureusement la marée était haute.

Halmalo poussa l’embarcation le plus avantqu’il put, tâta le sable, le trouva solide, y échoua le canot etsauta à terre.

Le vieillard après lui enjamba le bord etexamina l’horizon.

– Monseigneur, dit Halmalo, nous sommes ici àl’embouchure du Couesnon. Voilà Beauvoir à tribord et Huisnes àbâbord. Le clocher devant nous, c’est Ardevon.

Le vieillard se pencha dans le canot, y pritun biscuit qu’il mit dans sa poche, et dit à Halmalo :

– Prends le reste.

Halmalo mit dans le sac ce qui restait deviande avec ce qui restait de biscuit, et chargea le sac sur sonépaule. Cela fait, il dit :

– Monseigneur, faut-il vous conduire ou voussuivre ?

– Ni l’un ni l’autre.

Halmalo stupéfait regarda le vieillard.

Le vieillard continua :

– Halmalo, nous allons nous séparer. Être deuxne vaut rien. Il faut être mille ou seul.

Il s’interrompit, et tira d’une de ses pochesun nœud de soie verte, assez pareil à une cocarde, au centre duquelétait brodée une fleur de lys en or. Il reprit :

– Sais-tu lire ?

– Non.

– C’est bien. Un homme qui lit, ça gêne. As-tubonne mémoire ?

– Oui.

– C’est bien. Écoute, Halmalo. Tu vas prendreà droite et moi à gauche. J’irai du côté de Fougères, toi du côtéde Bazouges. Garde ton sac qui te donne l’air d’un paysan. Cachetes armes. Coupe-toi un bâton dans les haies. Rampe dans lesseigles qui sont hauts. Glisse-toi derrière les clôtures. Enjambeles échaliers pour aller à travers champs. Laisse à distance lespassants. Évite les chemins et les ponts. N’entre pas à Pontorson.Ah ! tu auras à traverser le Couesnon. Comment lepasseras-tu ?

– À la nage.

– C’est bien. Et puis il y a un gué. Sais-tuoù il est ?

– Entre Ancey et Vieux-Viel.

– C’est bien. Tu es vraiment du pays.

– Mais la nuit vient. Où monseigneurcouchera-t-il ?

– Je me charge de moi. Et toi, oùcoucheras-tu ?

– Il y a des émousses. Avant d’être matelotj’ai été paysan.

– Jette ton chapeau de marin qui te trahirait.Tu trouveras bien quelque part une carapousse.

– Oh ! nu tapabor, cela se trouvepartout. Le premier pêcheur venu me vendra le sien.

– C’est bien. Maintenant, écoute. Tu connaisles bois ?

– Tous.

– De tout le pays ?

– Depuis Noirmoutier jusqu’à Laval.

– Connais-tu aussi les noms ?

– Je connais les bois, je connais les noms, jeconnais tout.

– Tu n’oublieras rien ?

– Rien.

– C’est bien. À présent, attention. Combienpeux-tu faire de lieues par jour ?

– Dix, quinze, dix-huit, vingt, s’il lefaut.

– Il le faudra. Ne perds pas un mot de ce queje vais te dire. Tu iras au bois de Saint-Aubin.

– Près de Lamballe ?

– Oui. Sur la lisière du ravin qui est entreSaint-Rieul et Plédéliac il y a un gros châtaignier. Tu t’arrêteraslà. Tu ne verras personne.

– Ce qui n’empêche pas qu’il y aura quelqu’un.Je sais.

– Tu feras l’appel. Sais-tu fairel’appel ?

Halmalo enfla ses joues, se tourna du côté dela mer, et l’on entendit le hou-hou de la chouette.

On eût dit que cela venait des profondeursnocturnes ; c’était ressemblant et sinistre.

– Bien, dit le vieillard. Tu en es.

Il tendit à Halmalo le nœud de soie verte.

– Voici mon nœud de commandement. Prends-le.Il importe que personne encore ne sache mon nom. Mais ce nœudsuffit. La fleur de lys a été brodée par Madame Royale dans laprison du Temple.

Halmalo mit un genou en terre. Il reçut avecun tremblement le nœud fleurdelysé, et en approcha seslèvres ; puis s’arrêtant comme effrayé de ce baiser :

– Le puis-je ? demanda-t-il.

– Oui, puisque tu baises le crucifix.

Halmalo baisa la fleur de lys.

– Relève-toi, dit le vieillard.

Halmalo se releva et mit le nœud dans sapoitrine.

Le vieillard poursuivit :

– Écoute bien ceci. Voici l’ordre :Insurgez-vous. Pas de quartier. Donc, sur la lisière dubois de Saint-Aubin tu feras l’appel. Tu le feras trois fois. À latroisième fois tu verras un homme sortir de terre.

– D’un trou sous les arbres. Je sais.

– Cet homme, c’est Planchenault, qu’on appelleaussi Cœur-de-Roi. Tu lui montreras ce nœud. Il comprendra. Tu irasensuite, par les chemins que tu inventeras, au boisd’Astillé ; tu y trouveras un homme cagneux qui est surnomméMousqueton, et qui ne fait miséricorde à personne. Tu lui diras queje l’aime, et qu’il mette en branle ses paroisses. Tu iras ensuiteau bois de Couesbon qui est à une lieue de Ploërmel. Tu ferasl’appel de la chouette ; un homme sortira d’un trou ;c’est M. Thuault, sénéchal de Ploërmel, qui a été de ce qu’onappelle l’Assemblée constituante, mais du bon côté. Tu lui dirasd’armer le château de Couesbon qui est au marquis de Guer, émigré.Ravins, petits bois, terrain inégal, bon endroit. M. Thuaultest un homme droit et d’esprit. Tu iras ensuite àSaint-Ouen-les-Toits, et tu parleras à Jean Chouan, qui est à mesyeux le vrai chef. Tu iras ensuite au bois de Ville-Anglose, tu yverras Guitter, qu’on appelle Saint-Martin, tu lui diras d’avoirl’œil sur un certain Courmesnil, qui est gendre du vieux Goupil dePréfeln et qui mène la jacobinière d’Argentan. Retiens bien tout.Je n’écris rien parce qu’il ne faut rien écrire. La Rouarie a écritune liste ; cela a tout perdu. Tu iras ensuite au bois deRougefeu où est Miélette qui saute par-dessus les ravins ens’arc-boutant sur une longue perche.

– Cela s’appelle une ferte.

– Sais-tu t’en servir ?

– Je ne serais donc pas Breton et je ne seraisdonc pas paysan ? La ferte, c’est notre amie. Elle agranditnos bras et allonge nos jambes.

– C’est-à-dire qu’elle rapetisse l’ennemi etraccourcit le chemin. Bon engin.

– Une fois, avec ma ferte, j’ai tenu tête àtrois gabeloux qui avaient des sabres.

– Quand ça ?

– Il y a dix ans.

– Sous le roi ?

– Mais oui.

– Tu t’es donc battu sous le roi ?

– Mais oui.

– Contre qui ?

– Ma foi, je ne sais pas. J’étaisfaux-saulnier.

– C’est bien.

– On appelait cela se battre contre lesgabelles. Les gabelles, est-ce que c’est la même chose que leroi ?

– Oui. Non. Mais il n’est pas nécessaire quetu comprennes cela.

– Je demande pardon à monseigneur d’avoir faitune question à monseigneur.

– Continuons. Connais-tu la Tourgue ?

– Si je connais la Tourgue ! j’ensuis.

– Comment ?

– Oui, puisque je suis de Parigné.

– En effet, la Tourgue est voisine deParigné.

– Si je connais la Tourgue ! Le groschâteau rond qui est le château de famille de mes seigneurs !Il y a une grosse porte de fer qui sépare le bâtiment neuf dubâtiment vieux et qu’on n’enfoncerait pas avec du canon. C’est dansle bâtiment neuf qu’est le fameux livre sur saint Barthélemy qu’onvenait voir par curiosité. Il y a des grenouilles dans l’herbe.J’ai joué tout petit avec ces grenouilles-là. Et la passesouterraine ! je la connais. Il n’y a peut-être plus que moiqui la connaisse.

– Quelle passe souterraine ? Je ne saispas ce que tu veux dire.

– C’était pour autrefois, dans les temps,quand la Tourgue était assiégée. Les gens du dedans pouvaient sesauver dehors en passant par un passage sous terre qui va aboutir àla forêt.

– En effet, il y a un passage souterrain de cegenre au château de la Jupellière, et au château de la Hunaudaye,et à la tour de Champéon ; mais il n’y a rien de pareil à laTourgue.

– Si fait, monseigneur. Je ne connais pas cespassages-là dont monseigneur parle. Je ne connais que celui de laTourgue, parce que je suis du pays. Et, encore, il n’y a guère quemoi qui sache cette passe-là. On n’en parlait pas. C’était défendu,parce que ce passage avait servi du temps des guerres deM. de Rohan. Mon père savait le secret et il me l’amontré. Je connais le secret pour entrer et le secret pour sortir.Si je suis dans la forêt, je puis aller dans la tour, et si je suisdans la tour, je puis aller dans la forêt, sans qu’on me voie. Etquand les ennemis entrent, il n’y a plus personne. Voilà ce quec’est que la Tourgue. Ah ! je la connais.

Le vieillard demeura un moment silencieux.

– Tu te trompes évidemment ; s’il y avaitun tel secret, je le saurais.

– Monseigneur, j’en suis sûr. Il y a unepierre qui tourne.

– Ah bon ! Vous autres paysans, vouscroyez aux pierres qui tournent, aux pierres qui chantent, auxpierres qui vont boire la nuit au ruisseau d’à côté. Tas decontes.

– Mais puisque je l’ai fait tourner, lapierre…

– Comme d’autres l’ont entendue chanter.Camarade, la Tourgue est une bastille sûre et forte, facile àdéfendre ; mais celui qui compterait sur une issue souterrainepour s’en tirer serait naïf.

– Mais, monseigneur…

Le vieillard haussa les épaules.

– Ne perdons pas de temps, parlons de nosaffaires.

Ce ton péremptoire coupa court à l’insistancede Halmalo.

Le vieillard reprit :

– Poursuivons. Écoute. De Rougefeu, tu iras aubois de Montchevrier, où est Bénédicité, qui est le chef des Douze.C’est encore un bon. Il dit son Benedicite pendant qu’ilfait arquebuser les gens. En guerre, pas de sensiblerie. DeMontchevrier, tu iras…

Il s’interrompit.

– J’oubliais l’argent.

Il prit dans sa poche et mit dans la main deHalmalo une bourse et un portefeuille.

– Voilà dans ce portefeuille trente millefrancs en assignats, quelque chose comme trois livres dixsous ; il faut dire que les assignats sont faux, mais lesvrais valent juste autant ; et voici dans cette bourse,attention, cent louis en or. Je te donne tout ce que j’ai. Je n’aiplus besoin de rien ici. D’ailleurs, il vaut mieux qu’on ne puissepas trouver d’argent sur moi. Je reprends. De Montchevrier tu irasà Antrain, où tu verras M. de Frotté ; d’Antrain àla Jupellière, où tu verras M. de Rochecotte ; de laJupellière à Noirieux, où tu verras l’abbé Baudouin. Terappelleras-tu tout cela ?

– Comme mon Pater.

– Tu verras M. Dubois-Guy àSaint-Brice-en-Cogle, M. de Turpin, à Morannes, qui estun bourg fortifié, et le prince de Talmont, à Château-Gonthier.

– Est-ce qu’un prince me parlera ?

– Puisque je te parle.

Halmalo ôta son chapeau.

– Tout le monde te recevra bien en voyantcette fleur de lys de Madame. N’oublie pas qu’il faut que tu aillesdans des endroits où il y a des montagnards et des patauds. Tu tedéguiseras. C’est facile. Ces républicains sont si bêtes, qu’avecun habit bleu, un chapeau à trois cornes et une cocarde tricoloreon passe partout. Il n’y a plus de régiments, il n’y a plusd’uniformes, les corps n’ont pas de numéros ; chacun met laguenille qu’il veut. Tu iras à Saint-Mhervé. Tu y verras Gaulier,dit Grand-Pierre. Tu iras au cantonnement de Parné où sont leshommes aux visages noircis. Ils mettent du gravier dans leursfusils et double charge de poudre pour faire plus de bruit, ilsfont bien ; mais surtout dis-leur de tuer, de tuer, de tuer.Tu iras au camp de la Vache-Noire qui est sur une hauteur, aumilieu du bois de la Charnie, puis au camp de l’Avoine, puis aucamp Vert, puis au camp des Fourmis. Tu iras au Grand-Bordage,qu’on appelle aussi le Haut-du-Pré, et qui est habité par une veuvedont Treton, dit l’Anglais, a épousé la fille. Le Grand-Bordage estdans la paroisse de Quelaines. Tu visiteras Épineux-le-Chevreuil,Sillé-le-Guillaume, Parannes, et tous les hommes qui sont dans tousles bois. Tu auras des amis et tu les enverras sur la lisière duhaut et du bas Maine ; tu verras Jean Treton dans la paroissede Vaisges, Sans-Regret au Bignon, Chambord à Bonchamps, les frèresCorbin à Maisoncelles, et le Petit-Sans-Peur, àSaint-Jean-sur-Erve. C’est le même qui s’appelle Bourdoiseau. Toutcela fait, et le mot d’ordre, Insurgez-vous, Pas dequartier, donné partout, tu joindras la grande armée, l’arméecatholique et royale, où elle sera. Tu verras MM. d’Elbée, deLescure, de La Rochejaquelein, ceux des chefs qui vivront alors. Tuleur montreras mon nœud de commandement. Ils savent ce que c’est.Tu n’es qu’un matelot, mais Cathelineau n’est qu’un charretier. Tuleur diras de ma part ceci : Il est temps de faire les deuxguerres ensemble ; la grande et la petite. La grande fait plusde tapage, la petite plus de besogne. La Vendée est bonne, laChouannerie est pire ; et en guerre civile, c’est la pire quiest la meilleure. La bonté d’une guerre se juge à la quantité demal qu’elle fait.

Il s’interrompit.

– Halmalo, je te dis tout cela. Tu necomprends pas les mots, mais tu comprends les choses. J’ai prisconfiance en toi en te voyant manœuvrer le canot ; tu ne saispas la géométrie, et tu fais des mouvements de mersurprenants ; qui sait mener une barque peut piloter uneinsurrection ; à la façon dont tu as manié l’intrigue de lamer, j’affirme que tu te tireras bien de toutes mes commissions. Jereprends. Tu diras donc ceci aux chefs, à peu près, comme tupourras, mais ce sera bien. J’aime mieux la guerre des forêts quela guerre des plaines ; je ne tiens pas à aligner cent millepaysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l’artillerie demonsieur Carnot ; avant un mois je veux avoir cinq cent milletueurs embusqués dans les bois. L’armée républicaine est mongibier. Braconner, c’est guerroyer. Je suis le stratège desbroussailles. Bon, voilà encore un mot que tu ne saisiras pas,c’est égal, tu saisiras ceci : Pas de quartier ! et desembuscades partout ! Je veux faire plus de Chouannerie que deVendée. Tu ajouteras que les Anglais sont avec nous. Prenons larépublique entre deux feux. L’Europe nous aide. Finissons-en avecla révolution. Les rois lui font la guerre des royaumes,faisons-lui la guerre des paroisses. Tu diras cela. As-tucompris ?

– Oui. Il faut tout mettre à feu et àsang.

– C’est ça.

– Pas de quartier.

– À personne. C’est ça.

– J’irai partout.

– Et prends garde. Car dans ce pays-ci on estfacilement un homme mort.

– La mort, cela ne me regarde point. Qui faitson premier pas use peut-être ses derniers souliers.

– Tu es un brave.

– Et si l’on me demande le nom demonseigneur ?

– On ne doit pas le savoir encore. Tu dirasque tu ne le sais pas, et ce sera la vérité.

– Où reverrai-je monseigneur ?

– Où je serai.

– Comment le saurai-je ?

– Parce que tout le monde le saura. Avant huitjours on parlera de moi, je ferai des exemples, je vengerai le roiet la religion, et tu reconnaîtras bien que c’est de moi qu’onparle.

– J’entends.

– N’oublie rien.

– Soyez tranquille.

– Pars maintenant. Que Dieu te conduise.Va.

– Je ferai tout ce que vous m’avez dit.J’irai. Je parlerai. J’obéirai. Je commanderai.

– Bien.

– Et si je réussis…

– Je te ferai chevalier de Saint-Louis.

– Comme mon frère ; et si je ne réussispas, vous me ferez fusiller.

– Comme ton frère.

– C’est dit, monseigneur.

Le vieillard baissa la tête et sembla tomberdans une sévère rêverie. Quand il releva les yeux, il était seul.Halmalo n’était plus qu’un point noir s’enfonçant dansl’horizon.

Le soleil venait de se coucher.

Les goëlands et les mouettes à capuchonrentraient ; la mer c’est dehors.

On sentait dans l’espace cette espèced’inquiétude qui précède la nuit ; les rainettes coassaient,les jaquets s’envolaient des flaques d’eau en sifflant, les mauves,les freux, les carabins, les grolles, faisaient leur vacarme dusoir ; les oiseaux de rivage s’appelaient ; mais pas unbruit humain. La solitude était profonde. Pas une voile dans labaie, pas un paysan dans la campagne. À perte de vue l’étenduedéserte. Les grands chardons des sables frissonnaient. Le cielblanc du crépuscule jetait sur la grève une vaste clarté livide. Auloin les étangs dans la plaine sombre ressemblaient à des plaquesd’étain posées à plat sur le sol. Le vent soufflait du large.

LIVRE IV – TELLMARCH

LE HAUT DE LA DUNE

 

Le vieillard laissa disparaître Halmalo, puisserra son manteau de mer autour de lui, et se mit en marche. Ilcheminait à pas lents, pensif. Il se dirigeait vers Huisnes,pendant que Halmalo s’en allait vers Beauvoir.

Derrière lui se dressait, énorme trianglenoir, avec sa tiare de cathédrale et sa cuirasse de forteresse,avec ses deux grosses tours du levant, l’une ronde, l’autre carrée,qui aident la montagne à porter le poids de l’église et du village,le mont Saint-Michel, qui est à l’océan ce que Chéops est audésert.

Les sables mouvants de la baie du montSaint-Michel déplacent insensiblement leurs dunes. Il y avait àcette époque entre Huisnes et Ardevon une dune très haute, effacéeaujourd’hui. Cette dune, qu’un coup d’équinoxe a nivelée, avaitcette rareté d’être ancienne et de porter à son sommet une pierremilliaire érigée au XIIe siècle en commémoration du concile tenu àAvranches contre les assassins de saint Thomas de Cantorbéry. Duhaut de cette dune on découvrait tout le pays, et l’on pouvaits’orienter.

Le vieillard marcha vers cette dune et ymonta.

Quand il fut sur le sommet, il s’adossa à lapierre milliaire, s’assit sur une des quatre bornes qui enmarquaient les angles, et se mit à examiner l’espèce de carte degéographie qu’il avait sous les pieds. Il semblait chercher uneroute dans un pays d’ailleurs connu. Dans ce vaste paysage, troubleà cause du crépuscule, il n’y avait de précis que l’horizon, noirsur le ciel blanc.

On y apercevait les groupes de toits de onzebourgs et villages ; on distinguait à plusieurs lieues dedistance tous les clochers de la côte, qui sont très hauts, afin deservir au besoin de points de repère aux gens qui sont en mer.

Au bout de quelques instants, le vieillardsembla avoir trouvé dans ce clair-obscur ce qu’il cherchait ;son regard s’arrêta sur un enclos d’arbres, de murs et de toitures,à peu près visible au milieu de la plaine et des bois, et qui étaitune métairie ; il eut ce hochement de tête satisfait d’unhomme qui se dit mentalement : C’est là ; et il se mit àtracer avec son doigt dans l’espace l’ébauche d’un itinéraire àtravers les haies et les cultures. De temps en temps il examinaitun objet informe et peu distinct, qui s’agitait au-dessus du toitprincipal de la métairie, et il semblait se demander :Qu’est-ce que c’est ? Cela était incolore et confus à cause del’heure ; ce n’était pas une girouette puisque cela flottait,et il n’y avait aucune raison pour que ce fût un drapeau.

Il était las ; il restait volontiersassis sur cette borne où il était ; et il se laissait aller àcette sorte de vague oubli que donne aux hommes fatigués lapremière minute de repos.

Il y a une heure du jour qu’on pourraitappeler l’absence de bruit, c’est l’heure sereine, l’heure dusoir.

On était dans cette heure-là. Il enjouissait ; il regardait, il écoutait, quoi ? latranquillité. Les farouches eux-mêmes ont leur instant demélancolie. Subitement, cette tranquillité fut, non troublée, maisaccentuée par des voix qui passaient ; c’étaient des voix defemmes et d’enfants. Il y a parfois dans l’ombre de ces carillonsde joie inattendus. On ne voyait point, à cause des broussailles,le groupe d’où sortaient les voix, mais ce groupe cheminait au piedde la dune et s’en allait vers la plaine et la forêt. Ces voixmontaient claires et fraîches jusqu’au vieillard pensif ;elles étaient si près qu’il n’en perdait rien.

Une voix de femme disait :

– Dépêchons-nous, la Flécharde. Est-ce parici ?

– Non, c’est par là.

Et le dialogue continuait entre les deux voix,l’une haute, l’autre timide.

– Comment appelez-vous cette métairie que noushabitons en ce moment ?

– L’Herbe-en-Pail.

– En sommes-nous encore loin ?

– À un bon quart d’heure.

– Dépêchons-nous d’aller manger la soupe.

– C’est vrai que nous sommes en retard.

– Il faudrait courir. Mais vos mômes sontfatigués. Nous ne sommes que deux femmes, nous ne pouvons pasporter trois mioches. Et puis, vous en portez déjà un, vous, laFlécharde. Un vrai plomb. Vous l’avez sevrée, cette goinfre, maisvous la portez toujours. Mauvaise habitude. Faites-moi donc marcherça. Ah ! tant pis, la soupe sera froide.

– Ah ! les bons souliers que vous m’avezdonnés là ! On dirait qu’ils sont faits pour moi.

– Ça vaut mieux que d’aller nu-pattes.

– Dépêche-toi donc, René-Jean.

– C’est pourtant lui qui nous a retardées. Ilfaut qu’il parle à toutes les petites paysannes qu’on rencontre. Çafait son homme.

– Dame, il va sur cinq ans.

– Dis donc, René-Jean, pourquoi as-tu parlé àcette petite dans le village ?

Une voix d’enfant, qui était une voix degarçon, répondit :

– Parce que c’est une que je connais.

La femme reprit :

– Comment, tu la connais ?

– Oui, répondit le petit garçon, puisqu’ellem’a donné des bêtes ce matin.

– Voilà qui est fort ! s’écria la femme,nous ne sommes dans le pays que depuis trois jours, c’est groscomme le poing, et ça vous a déjà une amoureuse !

Les voix s’éloignèrent. Tout bruit cessa.

AURES HABET, ET NON AUDIET

 

Le vieillard restait immobile. Il ne pensait,pas ; à peine songeait-il. Autour de lui tout était sérénité,assoupissement, confiance, solitude. Il faisait grand jour encoresur la dune, mais presque nuit dans la plaine et tout à fait nuitdans les bois. La lune montait à l’orient. Quelques étoilespiquaient le bleu pâle du zénith. Cet homme, bien que plein depréoccupations violentes, s’abîmait dans l’inexprimable mansuétudede l’infini. Il sentait monter en lui cette aube obscure,l’espérance, si le mot espérance peut s’appliquer aux attentes dela guerre civile. Pour l’instant, il lui semblait qu’en sortant decette mer qui venait d’être si inexorable, et en touchant la terre,tout danger s’était évanoui. Personne ne savait son nom, il étaitseul, perdu pour l’ennemi, sans trace derrière lui, car la surfacede la mer ne garde rien, caché, ignoré, pas même soupçonné. Ilsentait on ne sait quel apaisement suprême. Un peu plus il seserait endormi.

Ce qui, pour cet homme, en proie au dedanscomme au dehors à tant de tumultes, donnait un charme étrange àcette heure calme qu’il traversait, c’était, sur la terre comme auciel, un profond silence.

On n’entendait que le vent qui venait de lamer, mais le vent est une basse continue et cesse presque d’être unbruit, tant il devient une habitude.

Tout à coup, il se dressa debout.

Son attention venait d’être brusquementréveillée ; il considéra l’horizon. Quelque chose donnait àson regard une fixité particulière.

Ce qu’il regardait, c’était le clocher deCormeray qu’il avait devant lui au fond de la plaine. On ne saitquoi d’extraordinaire se passait en effet dans ce clocher.

La silhouette de ce clocher se découpaitnettement ; on voyait la tour surmontée de la pyramide, et,entre la tour et la pyramide, la cage de la cloche, carrée, à jour,sans abat-vent, et ouverte aux regards des quatre côtés, ce qui estla mode des clochers bretons.

Or cette cage apparaissait alternativementouverte et fermée, à intervalles égaux ; sa haute fenêtre sedessinait toute blanche, puis toute noire ; on voyait le cielà travers, puis on ne le voyait plus ; il y avait clarté, puisoccultation, et l’ouverture et la fermeture se succédaient d’uneseconde à l’autre avec la régularité du marteau sur l’enclume.

Le vieillard avait ce clocher de Cormeraydevant lui, à une distance d’environ deux lieues ; il regardaà sa droite le clocher de Baguer-Pican, également droit surl’horizon ; la cage de ce clocher s’ouvrait et se fermaitcomme celle de Cormeray.

Il regarda à sa gauche le clocher deTanis ; la cage du clocher de Tanis s’ouvrait et se fermaitcomme celle de Baguer-Pican.

Il regarda tous les clochers de l’horizon l’unaprès l’autre, à sa gauche les clochers de Courtils, de Précey, deCrollon et de la Croix-Avranchin ; à sa droite les clochers deRaz-sur-Couesnon, de Mordrey et des Pas ; en face de lui, leclocher de Pontorson. La cage de tous ces clochers étaitalternativement noire et blanche.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Cela signifiait que toutes les cloches étaienten branle.

Il fallait, pour apparaître et disparaîtreainsi, qu’elles fussent furieusement secouées.

Qu’était-ce donc ? évidemment letocsin.

On sonnait le tocsin, on le sonnaitfrénétiquement, on le sonnait partout, dans tous les clochers, danstoutes les paroisses, dans tous les villages, et l’on n’entendaitrien.

Cela tenait à la distance qui empêchait lessons d’arriver et au vent de mer qui soufflait du côté opposé etqui emportait tous les bruits de la terre hors de l’horizon.

Toutes ces cloches forcenées appelant detoutes parts, et en même temps ce silence, rien de plussinistre.

Le vieillard regardait et écoutait.

Il n’entendait pas le tocsin, et il le voyait.Voir le tocsin, sensation étrange.

À qui en voulaient ces cloches ?

Contre qui ce tocsin ?

UTILITÉ DES GROS CARACTÈRES

 

Certainement quelqu’un était traqué.

Qui ?

Cet homme d’acier eut un frémissement.

Ce ne pouvait être lui. On n’avait pu devinerson arrivée, il était impossible que les représentants en missionfussent déjà informés ; il venait à peine de débarquer. Lacorvette avait évidemment sombré sans qu’un homme échappât. Et dansla corvette même, excepté Boisberthelot et La Vieuville, personnene savait son nom.

Les clochers continuaient leur jeu farouche.Il les examinait et les comptait machinalement, et sa rêverie,poussée d’une conjecture à l’autre, avait cette fluctuation quedonne le passage d’une sécurité profonde à une certitude terrible.Pourtant, après tout, ce tocsin pouvait s’expliquer de bien desfaçons, et il finissait par se rassurer en se répétant :« En somme, personne ne sait mon arrivée et personne ne saitmon nom. » Depuis quelques instants il se faisait un légerbruit au-dessus de lui et derrière lui. Ce bruit ressemblait aufroissement d’une feuille d’arbre agitée. Il n’y prit d’abord pasgarde ; puis, comme le bruit persistait, on pourrait direinsistait, il finit par se retourner. C’était une feuille en effet,mais une feuille de papier. Le vent était en train de décollerau-dessus de sa tête une large affiche appliquée sur la pierremilliaire. Cette affiche était placardée depuis peu de temps, carelle était encore humide et offrait prise au vent qui s’était mis àjouer avec elle et qui la détachait.

Le vieillard avait gravi la dune du côtéopposé et n’avait pas vu cette affiche en arrivant.

Il monta sur la borne où il était assis, etposa sa main sur le coin du placard que le vent soulevait ; leciel était serein, les crépuscules sont longs en juin ; le basde la dune était ténébreux, mais le haut était éclairé ; unepartie de l’affiche était imprimée en grosses lettres, et ilfaisait encore assez de jour pour qu’on pût les lire. Il lutceci :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE ET INDIVISIBLE.

« Nous, Prieur, de la Marne, représentantdu peuple en mission près de l’armée des Côtes-de-Cherbourg, –ordonnons : – Le ci-devant marquis de Lantenac, vicomte deFontenay, soi-disant prince breton, furtivement débarqué sur lacôte de Granville, est mis hors la loi. – Sa tête est mise à prix.– Il sera payé à qui le livrera, mort ou vivant, la somme desoixante mille livres. – Cette somme ne sera point payée enassignats, mais en or. – Un bataillon de l’armée desCôtes-de-Cherbourg sera immédiatement envoyé à la rencontre et à larecherche du ci-devant marquis de Lantenac. – Les communes sontrequises de prêter main-forte. – Fait en la maison commune deGranville, le 2 juin 1793. – Signé :

« PRIEUR, DE LA MARNE. »

Au-dessous de ce nom il y avait une autresignature, qui était en beaucoup plus petit caractère, et qu’on nepouvait lire à cause du peu de jour qui restait.

Le vieillard rabaissa son chapeau sur sesyeux, croisa sa cape de mer jusque sous son menton, et descenditrapidement la dune. Il était évidemment inutile de s’attarder surce sommet éclairé.

Il y avait été peut-être trop longtempsdéjà ; le haut de la dune était le seul point du paysage quifût resté visible.

Quand il fut en bas et dans l’obscurité, ilralentit le pas.

Il se dirigeait dans le sens de l’itinérairequ’il s’était tracé vers la métairie, ayant probablement desraisons de sécurité de ce côté-là.

Tout était désert. C’était l’heure où il n’yavait plus de passants.

Derrière une broussaille, il s’arrêta, défitson manteau, retourna sa veste du côté velu, rattacha à son cou sonmanteau qui était une guenille nouée d’une corde, et se remit enroute.

Il faisait clair de lune.

Il arriva à un embranchement de deux cheminsoù se dressait une vieille croix de pierre. Sur le piédestal de lacroix on distinguait un carré blanc qui était vraisemblablement uneaffiche pareille à celle qu’il venait de lire. Il s’enapprocha.

– Où allez-vous ? lui dit une voix.

Il se retourna.

Un homme était là dans les haies, de hautetaille comme lui, vieux comme lui, comme lui en cheveux blancs, etplus en haillons encore que lui-même. Presque son pareil.

Cet homme s’appuyait sur un long bâton.

L’homme reprit :

– Je vous demande où vous allez ?

– D’abord où suis-je ? dit-il, avec uncalme presque hautain.

L’homme répondit :

– Vous êtes dans la seigneurie de Tanis, etj’en suis le mendiant, et vous en êtes le seigneur.

– Moi ?

– Oui, vous, monsieur le marquis deLantenac.

LE CAIMAND

 

Le marquis de Lantenac, nous le nommerons parson nom désormais, répondit gravement :

– Soit. Livrez-moi.

L’homme poursuivit :

– Nous sommes tous deux chez nous ici, vousdans le château, moi dans le buisson.

– Finissons. Faites. Livrez-moi, dit lemarquis.

L’homme continua :

– Vous alliez à la métairie d’Herbe-en-Pail,n’est-ce pas ?

– Oui.

– N’y allez point.

– Pourquoi ?

– Parce que les bleus y sont.

– Depuis quand ?

– Depuis trois jours.

– Les habitants de la ferme et du hameauont-ils résisté ?

– Non. Ils ont ouvert toutes les portes.

– Ah ! dit le marquis.

L’homme montra du doigt le toit de la métairiequ’on apercevait à quelque distance par-dessus les arbres.

– Voyez-vous le toit, monsieur lemarquis ?

– Oui.

– Voyez-vous ce qu’il y a dessus ?

– Qui flotte ?

– Oui.

– C’est un drapeau.

– Tricolore, dit l’homme.

C’était l’objet qui avait déjà attirél’attention du marquis quand il était au haut de la dune.

– Ne sonne-t-on pas le tocsin ? demandale marquis.

– Oui.

– À cause de quoi ?

– Évidemment à cause de vous.

– Mais on ne l’entend pas ?

– C’est le vent qui empêche.

L’homme continua :

– Vous avez vu votre affiche ?

– Oui.

– On vous cherche.

Et, jetant un regard du côté de la métairie,il ajouta :

– Il y a là un demi-bataillon.

– De républicains ?

– Parisiens.

– Eh bien, dit le marquis, marchons.

Et il fit un pas vers la métairie.

L’homme lui saisit le bras.

– N’y allez pas.

– Et où voulez-vous que j’aille ?

– Chez moi.

Le marquis regarda le mendiant.

– Écoutez, monsieur le marquis, ce n’est pasbeau chez moi, mais c’est sûr. Une cabane plus basse qu’une cave.Pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches etd’herbe. Venez. À la métairie vous seriez fusillé. Chez moi vousdormirez. Vous devez être las ; et demain matin les bleus seseront remis en marche, et vous irez où vous voudrez.

Le marquis considérait cet homme.

– De quel côté êtes-vous donc ? demandale marquis ; êtes-vous républicain ? êtes-vousroyaliste ?

– Je suis un pauvre.

– Ni royaliste, ni républicain ?

– Je ne crois pas.

– Êtes-vous pour ou contre le roi ?

– Je n’ai pas le temps de ça.

– Qu’est-ce que vous pensez de ce qui sepasse ?

– Je n’ai pas de quoi vivre.

– Pourtant vous venez à mon secours.

– J’ai vu que vous étiez hors la loi.Qu’est-ce que c’est que cela, la loi ? On peut donc êtredehors. Je ne comprends pas. Quant à moi, suis-je dans laloi ? suis-je hors la loi ? Je n’en sais rien. Mourir defaim, est-ce être dans la loi ?

– Depuis quand mourez-vous de faim ?

– Depuis toute ma vie.

– Et vous me sauvez ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai dit : Voilà encore unplus pauvre que moi. J’ai le droit de respirer, lui ne l’a pas.

– C’est vrai. Et vous me sauvez ?

– Sans doute. Nous voilà frères, monseigneur.Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deuxmendiants.

– Mais savez-vous que ma tête est mise àprix ?

– Oui.

– Comment le savez-vous ?

– J’ai lu l’affiche.

– Vous savez lire ?

– Oui. Et écrire aussi. Pourquoi serais-je unebrute ?

– Alors, puisque vous savez lire, et puisquevous avez lu l’affiche, vous savez qu’un homme qui me livreraitgagnerait soixante mille francs ?

– Je le sais.

– Pas en assignats.

– Oui, je sais, en or.

– Vous savez que soixante mille francs, c’estune fortune ?

– Oui.

– Et que quelqu’un qui me livrerait ferait safortune ?

– Eh bien, après ?

– Sa fortune !

– C’est justement ce que j’ai pensé. En vousvoyant je me suis dit : Quand je pense que quelqu’un quilivrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait safortune ! Dépêchons-nous de le cacher.

Le marquis suivit le pauvre.

Ils entrèrent dans un fourré. La tanière dumendiait était là. C’était une sorte de chambre qu’un grand vieuxchêne avait laissé prendre chez lui à cet homme ; elle étaitcreusée sous ses racines et couverte de ses branches. C’étaitobscur, bas, caché, invisible. Il y avait place pour deux.

– J’ai prévu que je pouvais avoir un hôte, ditle mendiant.

Cette espèce de logis sous terre, moins rareen Bretagne qu’on ne croit, s’appelle en langue paysannecarnichot. Ce nom s’applique aussi à des cachettespratiquées dans l’épaisseur des murs.

C’est meublé de quelques pots, d’un grabat depaille ou de goémon lavé et séché, d’une grosse couverture decréseau, et de quelques mèches de suif avec un briquet et des tigescreuses de brane-ursine pour allumettes.

Ils se courbèrent, rampèrent un peu,pénétrèrent dans la chambre où les grosses racines de l’arbredécoupaient des compartiments bizarres, et s’assirent sur un tas devarech sec qui était le lit. L’intervalle de deux racines par oùl’on entrait et qui servait de porte donnait quelque clarté. Lanuit était venue, mais le regard se proportionne à la lumière, etl’on finit par trouver toujours un peu de jour dans l’ombre. Unreflet du clair de lune blanchissait vaguement l’entrée. Il y avaitdans un coin une cruche d’eau, une galette de sarrasin et deschâtaignes.

– Soupons, dit le pauvre.

Ils se partagèrent les châtaignes ; lemarquis donna son morceau de biscuit ; ils mordirent à la mêmemiche de blé noir et burent à la cruche l’un après l’autre.

Ils causèrent.

Le marquis se mit à interroger cet homme.

– Ainsi, tout ce qui arrive ou rien, c’estpour vous la même chose ?

– À peu près. Vous êtes des seigneurs, vousautres. Ce sont vos affaires.

– Mais enfin, ce qui se passe…

– Ça se passe là-haut.

Le mendiant ajouta :

– Et puis il y a des choses qui se passentencore plus haut, le soleil qui se lève, la lune qui augmente oudiminue, c’est de celles-là que je m’occupe.

Il but une gorgée à la cruche etdit :

– La bonne eau fraîche !

Et il reprit :

– Comment trouvez-vous cette eau,monseigneur ?

– Comment vous appelez-vous ? dit lemarquis.

– Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle leCaimand.

– Je sais. Caimand est un mot du pays.

– Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussile Vieux.

Il poursuivit :

– Voilà quarante ans qu’on m’appelle leVieux.

– Quarante ans ! mais vous étiezjeune ?

– Je n’ai jamais été jeune. Vous l’êtestoujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingtans, vous escaladez la grande dune ; moi, je commence à neplus marcher ; au bout d’un quart de lieue je suis las. Noussommes pourtant du même âge ; mais les riches, ça a sur nousun avantage, c’est que ça mange tous les jours. Mangerconserve.

Le mendiant, après un silence,continua :

– Les pauvres, les riches, c’est une terribleaffaire. C’est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça mefait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches neveulent pas être pauvres. Je crois que c’est un peu là le fond. Jene m’en mêle pas. Les événements sont les événements. Je ne suis nipour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu’il y a une detteet qu’on la paye. Voilà tout. J’aurais mieux aimé qu’on ne tuât pasle roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, onme répond : Mais autrefois, comme on vous accrochait les gensaux arbres pour rien du tout ! Tenez, moi, pour un méchantcoup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j’ai vu pendre un hommequi avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deuxcôtés.

Il se tut encore, puis ajouta :

– Vous comprenez, je ne sais pas au juste, onva, on vient, il se passe des choses ; moi, je suis là sousles étoiles.

Tellmarch eut encore une interruption derêverie, puis continua :

– Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, jeconnais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans mevoient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier.Parce que je songe, on croit que je sais.

– Vous êtes du pays ? dit le marquis.

– Je n’en suis jamais sorti.

– Vous me connaissez ?

– Sans doute. La dernière fois que je vous aivu, c’est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes alléd’ici en Angleterre. Tout à l’heure j’ai aperçu un homme au haut dela dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sontrares ; c’est un pays d’hommes petits, la Bretagne. J’ai bienregardé, j’avais lu l’affiche. J’ai dit : tiens ! Etquand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous aireconnu.

– Pourtant, moi, je ne vous connais pas.

– Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pasvu.

Et Tellmarch le Caimand ajouta :

– Je vous voyais, moi. De mendiant à passant,le regard n’est pas le même.

– Est-ce que je vous avais rencontréautrefois ?

– Souvent, puisque je suis votre mendiant.J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m’avezdans l’occasion fait l’aumône ; mais celui qui donne neregarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiantdit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pasêtre un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que lamain, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pourne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatreheures sans manger. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous doisla vie, je vous la rends.

– C’est vrai, vous me sauvez.

– Oui, je vous sauve, monseigneur.

Et la voix de Tellmarch devint grave.

– À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne venez pas ici pour fairele mal.

– Je viens ici pour faire le bien, dit lemarquis.

– Dormons, dit le mendiant.

Ils se couchèrent côte à côte sur le lit devarech.

Le mendiant fut tout de suite endormi. Lemarquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, danscette ombre, il regarda le pauvre, et se coucha. Se coucher sur celit, c’était se coucher sur le sol ; il en profita pour collerson oreille à terre, et il écouta.

Il y avait sous la terre un sombrebourdonnement ; on sait que le son se propage dans lesprofondeurs du sol ; on entendait le bruit des cloches.

Le tocsin continuait.

Le marquis s’endormit.

SIGNÉ GAUVAIN

 

Quand il se réveilla, il faisait jour.

Le mendiant était debout, non dans la tanière,car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Ilétait appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur sonvisage.

– Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures dumatin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu lesquatre coups. Donc le vent a changé ; c’est le vent deterre ; je n’entends aucun autre bruit ; donc le tocsin acessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameaud’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort dudanger est passé ; il est sage de nous séparer. C’est monheure de m’en aller.

Il désigna un point de l’horizon.

– Je m’en vais par là.

Et il désigna le point opposé.

– Vous, allez-vous-en par ici.

Le mendiant fit au marquis un grave salut dela main.

Il ajouta en montrant ce qui restait dusouper :

– Emportez des châtaignes, si vous avezfaim.

Un moment après, il avait disparu sous lesarbres.

Le marquis se leva, et s’en alla du côté quelui avait indiqué Tellmarch.

C’était l’heure charmante que la vieillelangue paysanne normande appelle la « piperette dujour ».

On entendait jaser les cardrounettes et lesmoineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaientvenus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva àl’embranchement de routes marqué par la croix de pierre. L’affichey était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappelaqu’il y avait au bas de l’affiche quelque chose qu’il n’avait pulire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jourqu’il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L’affiche seterminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR, DE LA MARNE,par ces deux lignes en petits caractères :

« L’identité du ci-devant marquis deLantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes.

– Signé : le chef de bataillon,commandant la colonne d’expédition, GAUVAIN. »

– Gauvain ! dit le marquis.

Il s’arrêta profondément pensif, l’œil fixésur l’affiche.

– Gauvain ! répéta-t-il.

Il se remit en marche, se retourna, regarda lacroix, revint sur ses pas, et lut l’affiche encore une fois.

Puis il s’éloigna à pas lents. Quelqu’un quieût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix :« Gauvain ! »

Du fond des chemins creux où il se glissait,on ne voyait pas les toits de la métairie qu’il avait laissée à sagauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d’ajoncsen fleur, de l’espèce dite longue-épine. Cette éminence avait poursommet une de ces pointes de terre qu’on appelle dans le pays une« hure ». Au pied de l’éminence, le regard se perdaittout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempésde lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.

Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce futcomme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite decris sauvages et de coups de fusil s’abattit sur ces champs et cesbois pleins de rayons, et l’on vit s’élever, du côté où était lamétairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si lehameau et la ferme n’étaient plus qu’une botte de paille quibrûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à lafurie, une explosion de l’enfer en pleine aurore, l’horreur sanstransition. On se battait du côté d’Herbe-en-Pail. Le marquiss’arrêta.

Il n’est personne qui, en pareil cas, ne l’aitéprouvé, la curiosité est plus forte que le danger ; on veutsavoir, dût-on périr. Il monta sur l’éminence au bas de laquellepassait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il futsur la hure en quelques minutes.

Il regarda.

En effet, il y avait une fusillade et unincendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairieétait comme le centre d’on ne sait quelle catastrophe.Qu’était-ce ? La métairie d’Herbe-en-Pail était-elleattaquée ? Mais par qui ? Était-ce un combat ?N’était-ce pas plutôt une exécution militaire ? Les bleus, etcela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaienttrès souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villagesréfractaires ; on brûlait, pour l’exemple, toute métairie ettout hameau qui n’avaient point fait les abatis d’arbres prescritspar la loi et qui n’avaient pas ouvert et taillé dans les fourrésdes passages pour la cavalerie républicaine. On avait notammentexécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d’Ernée.Herbe-en-Pail était-il dans le même cas ? Il était visiblequ’aucune des percées stratégiques commandées par le décret n’avaitété faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis etd’Herbe-en-Pail. Était-ce le châtiment ? Était-il arrivé unordre à l’avant-garde qui occupait la métairie ? Cetteavant-garde ne faisait-elle pas partie d’une de ces colonnesd’expédition surnommées colonnes infernales ?

Un fourré très hérissé et très fauve entouraitde toutes parts l’éminence au sommet de laquelle le marquis s’étaitplacé en observation. Ce fourré, qu’on appelait le bocaged’Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d’un bois,s’étendait jusqu’à la métairie, et cachait, comme tous les halliersbretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux,labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.

L’exécution, si c’était une exécution, avaitdû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes leschoses brutales, tout de suite fait. L’atrocité des guerres civilescomporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant lesconjectures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait etépiait, ce fracas d’extermination cessa, ou pour mieux dire sedispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l’éparpillementd’une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fitsous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il yavait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus decoups de fusil. Cela ressemblait maintenant à une battue ; onsemblait fouiller, poursuivre, traquer ; il était évidentqu’on cherchait quelqu’un ; le bruit était diffus etprofond ; c’était une confusion de paroles de colère et detriomphe, une rumeur composée de clameurs ; on n’y distinguaitrien ; brusquement, comme un linéament se dessine dans unefumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte,c’était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquisentendit nettement ce cri :

« Lantenac ! Lantenac ! lemarquis de Lantenac ! »

C’était lui qu’on cherchait.

LES PÉRIPÉTIES DE LA GUERRE CIVILE

 

Et subitement, autour de lui, et de tous lescôtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes etde sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le criLantenac ! éclata à son oreille, et à ses pieds, àtravers les ronces et les branches, des faces violentesapparurent.

Le marquis était seul, debout sur un sommet,visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux quicriaient son nom, mais il était vu de tous. S’il y avait millefusils dans le bois, il était là comme une cible.

Il ne distinguait rien dans le taillis que desprunelles ardentes fixées sur lui.

Il ôta son chapeau, en retroussa le bord,arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche unecocarde blanche, fixa avec l’épine le bord retroussé et la cocardeà la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont lebord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d’unevoix haute, parlant à toute la forêt à la fois :

– Je suis l’homme que vous cherchez. Je suisle marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton,lieutenant général des armées du roi. Finissons-en. En joue !Feu !

Et, écartant de ses deux mains sa veste depeau de chèvre, il montra sa poitrine nue.

Il baissa les yeux, cherchant du regard lesfusils braqués, et se vit entouré d’hommes à genoux.

Un immense cri s’éleva : « ViveLantenac ! Vive monseigneur ! Vive legénéral ! » En même temps des chapeaux sautaient enl’air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l’on voyait danstout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s’agitaientdes bonnets de laine brune.

Ce qu’il avait autour de lui, c’était unebande vendéenne.

Cette bande s’était agenouillée en levoyant.

La légende raconte qu’il y avait dans lesvieilles forêts thuringiennes des êtres étranges, race des géants,plus et moins qu’hommes, qui étaient considérés par les Romainscomme des animaux horribles et par les Germains comme desincarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient lachance d’être exterminés ou adorés.

Le marquis éprouva quelque chose de pareil àce que devait ressentir un de ces êtres quand, s’attendant à êtretraité comme un monstre, il était brusquement traité comme undieu.

Tous ces yeux pleins d’éclairs redoutables sefixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.

Cette cohue était armée de fusils, de sabres,de faulx, de perches, de bâtons ; tous avaient de grandsfeutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanches, uneprofusion de rosaires et d’amulettes, de larges culottes ouvertesau genou, des casaques de poil, des guêtres en cuir, le jarret nu,les cheveux longs, quelques-uns l’air féroce, tous l’air naïf.

Un homme jeune et de belle mine traversa lesgens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet hommeétait, comme les paysans, coiffé d’un feutre à bord relevé et àcocarde blanche, et vêtu d’une casaque de poil, mais il avait lesmains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus saveste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée àpoignée dorée.

Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau,détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquisl’écharpe et l’épée, et dit :

– Nous vous cherchions en effet, nous vousavons trouvé. Voici l’épée de commandement. Ces hommes sontmaintenant à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, jesuis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vosordres, mon général.

Puis il fit un signe, et des hommes quiportaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommesmontèrent jusqu’au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds.C’était le drapeau qu’il venait d’entrevoir à travers lesarbres.

– Mon général, dit le jeune homme qui luiavait présenté l’épée et l’écharpe, ceci est le drapeau que nousvenons de prendre aux bleus qui étaient dans la fermed’Herbe-en-Pail. Monseigneur, je m’appelle Gavard. J’ai été aumarquis de la Rouarie.

– C’est bien, dit le marquis.

Et, calme et grave, il ceignit l’écharpe.

Puis il tira l’épée, et l’agitant nueau-dessus de sa tête :

– Debout ! dit-il, et vive leroi !

Tous se levèrent.

Et l’on entendit dans les profondeurs du boisune clameur éperdue et triomphante : Vive le roi !Vive notre marquis ! Vive Lantenac !

Le marquis se tourna vers Gavard.

– Combien donc êtes-vous ?

– Sept mille.

Et tout en descendant de l’éminence, pendantque les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis deLantenac, Gavard continua :

– Monseigneur, rien de plus simple. Tout celas’explique d’un mot. On n’attendait qu’une étincelle. L’affiche dela république, en révélant votre présence, a insurgé le pays pourle roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire deGranville qui est un homme à nous, le même qui a sauvé l’abbéOlivier. Cette nuit on a sonné le tocsin.

– Pour qui ?

– Pour vous.

– Ah ! dit le marquis.

– Et nous voilà, reprit Gavard.

– Et vous êtes sept mille ?

– Aujourd’hui. Nous serons quinze milledemain. C’est le rendement du pays. Quand M. Henri de LaRochejaquelein est parti pour l’armée catholique, on a sonné letocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, lesÉchaubroignes, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dixmille hommes. On n’avait pas de munitions, on a trouvé chez unmaçon soixante livres de poudre de mine, et M. de LaRochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vousdeviez être quelque part dans cette forêt, et nous vouscherchions.

– Et vous avez attaqué les bleus dans la fermed’Herbe-en-Pail ?

– Le vent les avait empêchés d’entendre letocsin. Ils ne se défiaient pas ; les gens du hameau, qui sontpatauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi laferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a étéfaite. J’ai un cheval. Daignez-vous l’accepter, mongénéral ?

– Oui.

Un paysan amena un cheval blanc militairementharnaché. Le marquis, sans user de l’aide que lui offrait Gavard,monta à cheval.

– Hurrah ! crièrent les paysans. Car lescris anglais sont fort usités sur la côte bretonne-normande, encommerce perpétuel avec les îles de la Manche.

Gavard fit le salut militaire etdemanda :

– Quel sera votre quartier général,monseigneur ?

– D’abord la forêt de Fougères.

– C’est une de vos sept forêts, monsieur lemarquis.

– Il faut un prêtre.

– Nous en avons un.

– Qui ?

– Le vicaire de la Chapelle-Erbrée.

– Je le connais. Il a fait le voyage deJersey.

Un prêtre sortit des rangs et dit :

– Trois fois.

Le marquis tourna la tête.

– Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allezavoir de la besogne.

– Tant mieux, monsieur le marquis.

– Vous aurez du monde à confesser. Ceux quivoudront. On ne force personne.

– Monsieur le marquis, dit le prêtre, Gaston,à Guéménée, force les républicains à se confesser.

– C’est un perruquier, dit le marquis ;mais la mort doit être libre.

Gavard, qui était allé donner quelquesconsignes, revint :

– Mon général, j’attends voscommandements.

– D’abord, le rendez-vous est à la forêt deFougères. Qu’on se disperse et qu’on y aille.

– L’ordre est donné.

– Ne m’avez-vous pas dit que les gensd’Herbe-en-Pail avaient bien reçu les bleus ?

– Oui, mon général.

– Vous avez brûlé la ferme ?

– Oui.

– Avez-vous brûlé le hameau ?

– Non.

– Brûlez-le.

– Les bleus ont essayé de se défendre ;mais ils étaient cent cinquante et nous étions sept mille.

– Qu’est-ce que c’est que cesbleus-là ?

– Des bleus de Santerre.

– Qui a commandé le roulement de tambourspendant qu’on coupait la tête au roi. Alors c’est un bataillon deParis ?

– Un demi-bataillon.

– Comment s’appelle ce bataillon ?

– Mon général, il y a sur le drapeau :Bataillon du Bonnet-Rouge.

– Des bêtes féroces.

– Que faut-il faire des blessés ?

– Achevez-les.

– Que faut-il faire des prisonniers ?

– Fusillez-les.

– Il y en a environ quatre-vingts.

– Fusillez tout.

– Il y a deux femmes.

– Aussi.

– Il y a trois enfants.

– Emmenez-les. On verra ce qu’on en fera.

Et le marquis poussa son cheval.

PAS DE GRÂCE (MOT D’ORDRE DE LA COMMUNE)PAS DE QUARTIER (MOT D’ORDRE DES PRINCES)

 

Pendant que ceci se passait près de Tanis, lemendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans lesravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout etattentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt quepensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant,rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage,buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracaslointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de lanature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être lebruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.

Il était vieux et lent ; il ne pouvaitaller loin ; comme il l’avait dit au marquis de Lantenac, unquart de lieue le fatiguait ; il fit un court circuit vers laCroix-Avranchin, et le soir était venu quand il s’en retourna.

Un peu au delà de Macey, le sentier qu’ilsuivait le conduisit sur une sorte de point culminant dégagéd’arbres, d’où l’on voit de très loin et d’où l’on découvre toutl’horizon de l’ouest jusqu’à la mer.

Une fumée appela son attention.

Rien de plus doux qu’une fumée, rien de pluseffrayant. Il y a les fumées paisibles et il y a les fuméesscélérates. Une fumée, l’épaisseur et la couleur d’une fumée, c’esttoute la différence entre la paix et la guerre, entre la fraternitéet la haine, entre l’hospitalité et le sépulcre, entre la vie et lamort. Une fumée qui monte dans les arbres peut signifier ce qu’il ya de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu’il y a de plusaffreux, l’incendie ; et tout le bonheur comme tout le malheurde l’homme sont parfois dans cette chose éparse au vent.

La fumée que regardait Tellmarch étaitinquiétante.

Elle était noire avec des rougeurs subitescomme si le brasier d’où elle sortait avait des intermittences etachevait de s’éteindre, et elle s’élevait au-dessusd’Herbe-en-Pail.

Tellmarch hâta le pas et se dirigea vers cettefumée.

Il était bien las, mais il voulait savoir ceque c’était.

Il arriva au sommet d’un coteau auquel étaientadossés le hameau et la métairie.

Il n’y avait plus ni métairie ni hameau.

Un tas de masures brûlait, et c’était làHerbe-en-Pail.

Il y a quelque chose de plus poignant à voirbrûler qu’un palais, c’est une chaumière. Une chaumière en feu estlamentable. La dévastation s’abattant sur la misère, le vautours’acharnant sur le ver de terre, il y a là on ne sait quelcontre-sens qui serre le cœur.

À en croire la légende biblique, un incendieregardé change une créature humaine en statue ; Tellmarch futun moment cette statue. Le spectacle qu’il avait sous les yeux lefit immobile. Cette destruction s’accomplissait en silence. Pas uncri ne s’élevait ; pas un soupir humain ne se mêlait à cettefumée ; cette fournaise travaillait et achevait de dévorer cevillage sans qu’on entendît d’autre bruit que le craquement descharpentes et le pétillement des chaumes. Par moments la fumée sedéchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambresbéantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenillesécarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre sedressaient dans ces intérieurs vermeils, et Tellmarch avait lesinistre éblouissement du désastre.

Quelques arbres d’une châtaigneraie contiguëaux maisons avaient pris feu et flambaient.

Il écoutait, tâchant d’entendre une voix, unappel, une clameur ; rien ne remuait, excepté lesflammes ; tout se taisait, excepté l’incendie. Est-ce donc quetous avaient fui ?

Où était ce groupe vivant et travaillantHerbe-en-Pail ? Qu’était devenu tout ce petitpeuple ?

Tellmarch descendit du coteau.

Une énigme funèbre était devant lui. Il s’enapprochait sans hâte et l’œil fixe. Il avançait vers cette ruineavec une lenteur d’ombre ; il se sentait fantôme dans cettetombe.

Il arriva à ce qui avait été la porte de lamétairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n’avait plusde murailles et se confondait avec le hameau groupé autourd’elle.

Ce qu’il avait vu n’était rien. Il n’avaitencore aperçu que le terrible, l’horrible lui apparut.

Au milieu de la cour il y avait un monceaunoir, vaguement modelé d’un côté par la flamme, de l’autre par lalune ; ce monceau était un tas d’hommes ; ces hommesétaient morts.

Il y avait autour de ce tas une grande marequi fumait un peu ; l’incendie se reflétait dans cettemare ; mais elle n’avait pas besoin du feu pour êtrerouge ; c’était du sang.

Tellmarch s’approcha. Il se mit à examiner,l’un après l’autre, ces corps gisants ; tous étaient descadavres.

La lune éclairait, l’incendie aussi.

Ces cadavres étaient des soldats. Tous étaientpieds nus ; on leur avait pris leurs souliers ; on leuravait aussi pris leurs armes ; ils avaient encore leursuniformes qui étaient bleus ; çà et là on distinguait, dansl’amoncellement des membres et des têtes, des chapeaux troués avecdes cocardes tricolores. C’étaient des républicains. C’étaient cesParisiens qui, la veille encore, étaient là tous vivants, ettenaient garnison dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Ces hommes avaientété suppliciés, ce qu’indiquait la chute symétrique descorps ; ils avaient été foudroyés sur place, et avec soin. Ilsétaient tous morts. Pas un râle ne sortait du tas.

Tellmarch passa cette revue des cadavres, sansen omettre un seul ; tous étaient criblés de balles.

Ceux qui les avaient mitraillés, pressésprobablement d’aller ailleurs, n’avaient pas pris le temps de lesenterrer.

Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrentsur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds quipassaient de derrière l’angle de ce mur.

Ces pieds avaient des souliers ; ilsétaient plus petits que les autres ; Tellmarch approcha.C’étaient des pieds de femme.

Deux femmes étaient gisantes côte à côtederrière le mur, fusillées aussi.

Tellmarch se pencha sur elles. L’une de cesfemmes avait une sorte d’uniforme ; à côté d’elle était unbidon brisé et vidé ; c’était une vivandière. Elle avaitquatre balles dans la tête. Elle était morte.

Tellmarch examina l’autre. C’était unepaysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Ellen’avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues,sans doute, avaient fait des haillons, s’étaient ouverts dans sachute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva deles écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait uneballe ; la clavicule était cassée. Il regarda ce seinlivide.

– Mère et nourrice, murmura-t-il.

Il la toucha. Elle n’était pas froide.

Elle n’avait pas d’autre blessure que laclavicule cassée et la plaie à l’épaule.

Il posa la main sur le cœur et sentit unfaible battement. Elle n’était pas morte.

Tellmarch se redressa debout et cria d’unevoix terrible :

– Il n’y a donc personne ici ?

– C’est toi, le caimand ! répondit unevoix, si basse qu’on l’entendait à peine.

Et en même temps une tête sortit d’un trou deruine.

Puis une autre face apparut dans une autremasure.

C’étaient deux paysans qui s’étaientcachés ; les seuls qui survécussent.

La voix connue du caimand les avait rassuréset les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.

Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblantsencore.

Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvaitparler ; les émotions profondes sont ainsi.

Il leur montra du doigt la femme étendue à sespieds.

– Est-ce qu’elle est encore en vie ? ditl’un des paysans.

Tellmarch fit de la tête signe que oui.

– L’autre femme est-elle vivante ?demanda l’autre paysan.

Tellmarch fit signe que non.

Le paysan qui s’était montré le premier,reprit :

– Tous les autres sont morts, n’est-cepas ? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercieDieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille ! Ma maisonbrûlait. Seigneur Jésus ! on a tout tué. Cette femme-ci avaitdes enfants. Trois enfants, tout petits ! Les enfantscriaient : Mère ! La mère criait : Mesenfants ! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vucela, mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ceux qui onttout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené lespetits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas,elle n’est pas morte ? Dis donc, le caimand, est-ce que tucrois que tu pourrais la sauver ? veux-tu que nous t’aidions àla porter dans ton carnichot ?

Tellmarch fit signe que oui.

Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vitefait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrentsur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marchedans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à latête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme etlui tâtant le pouls.

Tout en cheminant, les deux paysans causaient,et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la facepâle, ils échangeaient des exclamations effarées.

– Tout tuer !

– Tout brûler !

– Ah ! monseigneur Dieu ! est-cequ’on va être comme ça à présent ?

– C’est ce grand homme vieux qui l’avoulu.

– Oui, c’est lui qui commandait.

– Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-cequ’il était là ?

– Non. Il était parti. Mais c’est égal, touts’est fait par son commandement.

– Alors, c’est lui qui a tout fait.

– Il avait dit : Tuez !brûlez ! pas de quartier !

– C’est un marquis ?

– Oui, puisque c’est notre marquis.

– Comment s’appelle-t-il donc déjà ?

– C’est monsieur de Lantenac.

Tellmarch leva les yeux au ciel et murmuraentre ses dents :

– Si j’avais su !

Partie 2
À PARIS

LIVRE I – CIMOURDAIN

LES RUES DE PARIS DANS CE TEMPS-LÀ

 

On vivait en public, on mangeait sur destables dressées devant les portes, les femmes assises sur lesperrons des églises faisaient de la charpie en chantant laMarseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient deschamps de manœuvre, il y avait dans tous les carrefours desarmureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeuxdes passants qui battaient des mains ; on n’entendait que cemot dans toutes les bouches : Patience. Nous sommes enrévolution. On souriait héroïquement. On allait au spectaclecomme à Athènes pendant la guerre du Péloponèse ; on voyaitaffichés au coin des rues : Le Siège de Thionville. – LaMère de famille sauvée des flammes. – Le Club des Sans-Soucis. –L’Aînée des papesses Jeanne. – Les Philosophes soldats. – L’Artd’aimer au village. – Les Allemands étaient aux portes ;le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des logesà l’Opéra. Tout était effrayant et personne n’était effrayé. Laténébreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai,faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les têtes. Unprocureur, nommé Séran, dénoncé, attendait qu’on vînt l’arrêter, enrobe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flûte à safenêtre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde sehâtait. Pas un chapeau qui n’eût une cocarde. Les femmesdisaient : Nous sommes jolies sous le bonnet rouge.Paris semblait plein d’un déménagement. Les marchands debric-à-brac étaient encombrés de couronnes, de mitres, de sceptresen bois doré et de fleurs de lys, défroques des maisonsroyales ; c’était la démolition de la monarchie qui passait.On voyait chez les fripiers des chapes et des rochets à vendre audécroche-moi-ça. Aux Porcherons et chez Ramponneau, deshommes affublés de surplis et d’étoles, montés sur des ânescaparaçonnés de chasubles, se faisaient verser le vin du cabaretdans les ciboires des cathédrales. Rue Saint-Jacques, des paveurs,pieds nus, arrêtaient la brouette d’un colporteur qui offrait deschaussures à vendre, se cotisaient et achetaient quinze paires desouliers qu’ils envoyaient à la Convention pour nos soldats. Lesbustes de Franklin, de Rousseau, de Brutus, et il faut ajouter deMarat, abondaient ; au-dessous d’un de ces bustes de Marat,rue Cloche-Perce, était accroché sous verre, dans un cadre de boisnoir, un réquisitoire contre Malouet, avec faits à l’appui et cesdeux lignes en marge : « Ces détails m’ont été donnés parla maîtresse de Sylvain Bailly, bonne patriote qui a des bontéspour moi. – Signé : MARAT. » Sur la place duPalais-Royal, l’inscription de la fontaine : Quantoseffundit in usus ! était cachée par deux grandes toilespeintes à la détrempe, représentant l’une, Cahier de Gervilledénonçant à l’Assemblée nationale le signe de ralliement des« chiffonnistes » d’Arles ; l’autre, Louis XVIramené de Varennes dans son carrosse royal, et sous ce carrosse uneplanche liée par des cordes portant à ses deux bouts deuxgrenadiers, la bayonnette au fusil. Peu de grandes boutiquesétaient ouvertes ; des merceries et des bimbeloteriesroulantes circulaient traînées par des femmes, éclairées par deschandelles, les suifs fondant sur les marchandises ; desboutiques en plein vent étaient tenues par des ex-religieuses enperruque blonde ; telle ravaudeuse, raccommodant des bas dansune échoppe, était une comtesse ; telle couturière était unemarquise ; madame de Boufflers habitait un grenier d’où ellevoyait son hôtel. Des crieurs couraient, offrant les« papiers-nouvelles ». On appelait écrouelleuxceux qui cachaient leur menton dans leur cravate. Les chanteursambulants pullulaient. La foule huait Pitou, le chansonnierroyaliste, vaillant d’ailleurs, car il fut emprisonné vingt-deuxfois et fut traduit devant le tribunal révolutionnaire pour s’êtrefrappé le bas des reins en prononçant le motcivisme ; voyant sa tête en danger, il s’écria :Mais c’est le contraire de ma tête qui est coupable !ce qui fit rire les juges et le sauva. Ce Pitou raillait la modedes noms grecs et latins ; sa chanson favorite était sur unsavetier qu’il appelait Cujus, et dont il appelait lafemme Cujusdam. On faisait des rondes de carmagnole ;on ne disait pas le cavalier et la dame, on disait« le citoyen et la citoyenne ». On dansait dans lescloîtres en ruine, avec des lampions sur l’autel, à la voûte deuxbâtons en croix portant quatre chandelles, et des tombes sous ladanse. – On portait des vestes bleu de tyran. On avait des épinglesde chemise « au bonnet de la liberté » faites de pierresblanches, bleues et rouges. La rue de Richelieu se nommait rue dela Loi ; le faubourg Saint-Antoine se nommait le faubourg deGloire ; il y avait sur la place de la Bastille une statue dela Nature. On se montrait certains passants connus, Chatelet,Didier, Nicolas et Garnier-Delaunay, qui veillaient à la porte dumenuisier Duplay ; Voullant, qui ne manquait pas un jour deguillotine et suivait les charretées de condamnés, et qui appelaitcela « aller à la messe rouge » ; Montflabert, jurérévolutionnaire et marquis, lequel se faisait appelerDix-Août. On regardait défiler les élèves de l’Écolemilitaire, qualifiés par les décrets de la Convention« aspirants à l’école de Mars », et par le peuple« pages de Robespierre ». On lisait les proclamations deFréron, dénonçant les suspects du crime de« négotiantisme ». Les « muscadins », ameutésaux portes des mairies, raillaient les mariages civils,s’attroupaient au passage de l’épousée et de l’époux, etdisaient : « mariés municipaliter ». AuxInvalides les statues des saints et des rois étaient coiffées dubonnet phrygien. On jouait aux cartes sur la borne descarrefours ; les jeux de cartes étaient, eux aussi, en pleinerévolution ; les rois étaient remplacés par les génies, lesdames par les libertés, les valets par les égalités, et les as parles lois. On labourait les jardins publics ; la charruetravaillait aux Tuileries. À tout cela était mêlée, surtout dansles partis vaincus, on ne sait quelle hautaine lassitude devivre ; un homme écrivait à Fouquier-Tinville :« Ayez la bonté de me délivrer de la vie. Voici monadresse. » Champcenetz était arrêté pour s’être écrié en pleinPalais-Royal : « À quand la révolution de Turquie ?Je voudrais voir la république à la Porte. » Partout desjournaux. Des garçons perruquiers crêpaient en public des perruquesde femmes, pendant que le patron lisait à haute voix leMoniteur ; d’autres commentaient au milieu desgroupes, avec force gestes, le journal Entendons-nous, deDubois-Crancé, ou la Trompette du Père Bellerose.Quelquefois les barbiers étaient en même temps charcutiers ;et l’on voyait des jambons et des andouilles pendre à côté d’unepoupée coiffée de cheveux d’or. Des marchands vendaient sur la voiepublique « des vins d’émigrés » ; un marchandaffichait des vins de cinquante-deux espèces ;d’autres brocantaient des pendules en lyre et des sophas à laduchesse ; un perruquier avait pour enseigne ceci :« je rase le clergé, je peigne la noblesse, j’accommode letiers-état. » On allait se faire tirer les cartes par Martin,au n° 173 de la rue d’Anjou, ci-devant Dauphine. Le pain manquait,le charbon manquait, le savon manquait ; on voyait passer desbandes de vaches laitières arrivant des provinces. À la Vallée,l’agneau se vendait quinze francs la livre. Une affiche de laCommune assignait à chaque bouche une livre de viande par décade.On faisait queue aux portes des marchands ; une de ces queuesest restée légendaire, elle allait de la porte d’un épicier de larue du Petit-Carreau jusqu’au milieu de la rue Montorgueil. Fairequeue, cela s’appelait « tenir la ficelle », à caused’une longue corde que prenaient dans leur main, l’un derrièrel’autre, ceux qui étaient à la file. Les femmes dans cette misèreétaient vaillantes et douces. Elles passaient les nuits à attendreleur tour d’entrer chez le boulanger. Les expédients réussissaientà la révolution ; elle soulevait cette vaste détresse avecdeux moyens périlleux, l’assignat et le maximum ; l’assignatétait le levier, le maximum était le point d’appui. Cet empirismesauva la France. L’ennemi, aussi bien l’ennemi de Coblentz quel’ennemi de Londres, agiotait sur l’assignat. Des filles allaientet venaient, offrant de l’eau de lavande, des jarretières et descadenettes, et faisant l’agio ; il y avait les agioteurs duPerron de la rue Vivienne, en souliers crottés, en cheveux gras, enbonnet à poil à queue de renard, et les mayolets de la rue deValois en bottes cirées, le cure-dents à la bouche, le chapeau velusur la tête, tutoyés par les filles. Le peuple leur faisait lachasse, ainsi qu’aux voleurs, que les royalistes appelaient« citoyens actifs ». Du reste, très peu de vols. Undénûment farouche, une probité stoïque. Les va-nu-pieds et lesmeurt-de-faim passaient, les yeux gravement baissés, devant lesdevantures des bijoutiers du Palais-Égalité. Dans une visitedomiciliaire que fit la section Antoine chez Beaumarchais, unefemme cueillit dans le jardin une fleur ; le peuple lasouffleta. Le bois coûtait quatre cents francs, argent, lacorde ; on voyait dans les rues des gens scier leur bois delit ; l’hiver, les fontaines étaient gelées ; l’eaucoûtait vingt sous la voie ; tout le monde se faisait porteurd’eau. Le louis d’or valait trois mille neuf cent cinquante francs.Une course en fiacre coûtait six cents francs. Après une journée defiacre on entendait ce dialogue : – Cocher, combien vousdois-je ? – Six mille livres. Une marchande d’herbe vendaitpour vingt mille francs par jour. Un mendiant disait : Parcharité, secourez-moi ! il me manque deux cent trente livrespour payer mes souliers. À l’entrée des ponts, on voyait descolosses sculptés et peints par David que Mercier insultait :Énormes polichinelles de bois, disait-il. Ces colossesfiguraient le fédéralisme et la coalition terrassés. Aucunedéfaillance dans ce peuple. La sombre joie d’en avoir fini avec lestrônes. Les volontaires affluaient, offrant leurs poitrines. Chaquerue donnait un bataillon. Les drapeaux des districts allaient etvenaient, chacun avec sa devise. Sur le drapeau du district desCapucins on lisait : Nul ne nous fera la barbe. Surun autre : Plus de noblesse que dans le cœur. Surtous les murs, des affiches, grandes, petites, blanches, jaunes,vertes, rouges, imprimées, manuscrites, où on lisait ce cri :Vive la République ! Les petits enfants bégayaientÇa ira.

Ces petits enfants, c’était l’immenseavenir.

Plus tard, à la ville tragique succéda laville cynique ; les rues de Paris ont eu deux aspectsrévolutionnaires très distincts, avant et après le 9thermidor ; le Paris de Saint-Just fit place au Paris deTallien ; et, ce sont là les continuelles antithèses de Dieu,immédiatement après le Sinaï, la Courtille apparut.

Un accès de folie publique, cela se voit. Celas’était déjà vu quatre-vingts ans auparavant. On sort de Louis XIVcomme on sort de Robespierre, avec un grand besoin derespirer ; de là la Régence qui ouvre le siècle et leDirectoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes.La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain commehors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée.

Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’unegaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourirsuccéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa. On eut unTrimalcion qui s’appela Grimod de la Reynière ; on eutl’Almanach des Gourmands. On dîna au bruit des fanfaresdans les entre-sols du Palais-Royal, avec des orchestres de femmesbattant du tambour et sonnant de la trompette ; « lerigaudinier », l’archet au poing, régna ; on soupa« à l’orientale » chez Méot, au milieu des cassolettespleines de parfums. Le peintre Boze peignait ses filles, innocenteset charmantes têtes de seize ans, « en guillotinées »,c’est-à-dire décolletées avec des chemises rouges. Aux dansesviolentes dans les églises en ruine succédèrent les bals deRuggieri, de Luquet, de Wenzel, de Mauduit, de la Montansier ;aux graves citoyennes qui faisaient de la charpie succédèrent lessultanes, les sauvages, les nymphes ; aux pieds nus dessoldats couverts de sang, de boue et de poussière succédèrent lespieds nus des femmes ornés de diamants ; en même temps quel’impudeur, l’improbité reparut ; il y eut en haut lesfournisseurs et en bas « la petite pègre » ; unfourmillement de filous emplit Paris, et chacun dut veiller sur son« luc », c’est-à-dire sur son portefeuille : un despasse-temps était d’aller voir, place du Palais-de-Justice, lesvoleuses au tabouret ; on était obligé de leur lier lesjupes ; à la sortie des théâtres, des gamins offraient descabriolets en disant : Citoyen et citoyenne, il y a placepour deux ; on ne criait plus le Vieux Cordelieret l’Ami du peuple, on criait la Lettre dePolichinelle et la Pétition desGalopins ; le marquis de Sade présidait la section desPiques, place Vendôme. La réaction était joviale et féroce :les Dragons de la Liberté de 92 renaissaient sous le nomde Chevaliers du Poignard. En même temps surgit sur lestréteaux ce type, Jocrisse. On eut les « merveilleuses »,et au delà des merveilleuses les « inconcevables » ;on jura par sa paole victimée et par sa paoleverte ; on recula de Mirabeau jusqu’à Bobèche. C’estainsi que Paris va et vient ; il est l’énorme pendule de lacivilisation ; il touche tour à tour un pôle et l’autre, lesThermopyles et Gomorrhe. Après 93, la Révolution traversa uneoccultation singulière, le siècle sembla oublier de finir ce qu’ilavait commencé, on ne sait quelle orgie s’interposa, prit lepremier plan, fit reculer au second l’effrayante apocalypse, voilala vision démesurée, et éclata de rire après l’épouvante ; latragédie disparut dans la parodie, et au fond de l’horizon unefumée de carnaval effaça vaguement Méduse.

Mais en 93, où nous sommes, les rues de Parisavaient encore tout l’aspect grandiose et farouche descommencements. Elles avaient leurs orateurs, Varlet qui promenaitune baraque roulante du haut de laquelle il haranguait lespassants, leurs héros, dont un s’appelait « le capitaine desbâtons ferrés », leurs favoris, Guffroy, l’auteur du pamphletRougiff. Quelques-unes de ces popularités étaientmalfaisantes ; d’autres étaient saines. Une entre toutes étaithonnête et fatale : c’était celle de Cimourdain.

CIMOURDAIN

 

Cimourdain était une conscience pure, maissombre. Il avait en lui l’absolu. Il avait été prêtre, ce qui estgrave. L’homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire ;il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avaitfait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l’est.

Ce qui fait la nuit en nous peut laisser ennous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités,mais qui brillaient dans les ténèbres.

Son histoire était courte à faire. Il avaitété curé de village et précepteur dans une grande maison ;puis un petit héritage lui était venu, et il s’était faitlibre.

C’était par-dessus tout un opiniâtre. Il seservait de la méditation comme on se sert d’une tenaille ; ilne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu’il étaitarrivé au bout ; il pensait avec acharnement. Il savait toutesles langues de l’Europe et un peu les autres ; cet hommeétudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chasteté, maisrien de plus dangereux qu’un tel refoulement.

Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ouhauteur d’âme, observé ses vœux ; mais il n’avait pu garder sacroyance. La science avait démoli sa foi ; le dogme s’étaitévanoui en lui. Alors, s’examinant, il s’était senti comme mutilé,et, ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refairehomme, mais d’une façon austère ; on lui avait ôté la famille,il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme, ilavait épousé l’humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c’est levide.

Ses parents, paysans, en le faisant prêtre,avaient voulu le faire sortir du peuple ; il était rentré dansle peuple.

Et il y était rentré passionnément. Ilregardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De prêtreil était devenu philosophe, et de philosophe athlète. Louis XVvivait encore que déjà Cimourdain se sentait vaguement républicain.De quelle république ? De la république de Platon peut-être,et peut-être aussi de la république de Dracon.

Défense lui étant faite d’aimer, il s’étaitmis à haïr. Il haïssait les mensonges, la monarchie, la théocratie,son habit de prêtre ; il haïssait le présent, et il appelait àgrands cris l’avenir ; il le pressentait, il l’entrevoyaitd’avance, il le devinait effrayant et magnifique ; ilcomprenait, pour le dénoûment de la lamentable misère humaine,quelque chose comme un vengeur qui serait un libérateur. Il adoraitde loin la catastrophe.

En 1789, cette catastrophe était arrivée, etl’avait trouvé prêt. Cimourdain s’était jeté dans ce vasterenouvellement humain avec logique, c’est-à-dire, pour un esprit desa trempe, inexorablement ; la logique ne s’attendrit pas. Ilavait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu letressaillement de tous ces souffles : 89, la chute de laBastille, la fin du supplice des peuples ; 90, le 4 août, lafin de la féodalité ; 91, Varennes, la fin de laroyauté ; 92, l’avènement de la République. Il avait vu selever la Révolution ; il n’était pas homme à avoir peur decette géante ; loin de là, cette croissance de tout l’avaitvivifié ; et quoique déjà presque vieux – il avait cinquanteans, – et un prêtre est plus vite vieux qu’un autre homme, ils’était mis à croître, lui aussi. D’année en année, il avaitregardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. Ilavait craint d’abord que la Révolution n’avortât, il l’observait,elle avait la raison et le droit, il exigeait qu’elle eût aussi lesuccès ; et à mesure qu’elle effrayait, il se sentait rassuré.Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l’avenir,fût aussi Pallas et eût pour bouclier le masque aux serpents. Ilvoulait que son œil divin pût au besoin jeter aux démons la lueurinfernale, et leur rendre terreur pour terreur.

Il était arrivé ainsi à 93.

93 est la guerre de l’Europe contre la Franceet de la France contre Paris. Et qu’est-ce que la Révolution ?C’est la victoire de la France sur l’Europe et de Paris sur laFrance. De là, l’immensité de cette minute épouvantable, 93, plusgrande que tout le reste du siècle.

Rien de plus tragique, l’Europe attaquant laFrance et la France attaquant Paris. Drame qui a la stature del’épopée.

93 est une année intense. L’orage est là danstoute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s’y sentait àl’aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à sonenvergure. Cet homme avait, comme l’aigle de mer, un profond calmeintérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines naturesailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents.Les âmes de tempête, cela existe.

Il avait une pitié à part, réservée seulementaux misérables. Devant l’espèce de souffrance qui fait horreur, ilse dévouait. Rien ne lui répugnait. C’était là son genre de bonté.Il était hideusement secourable, et divinement. Il cherchait lesulcères pour les baiser. Les belles actions laides à voir sont lesplus difficiles à faire ; il préférait celles-là. Un jour àl’Hôtel-Dieu, un homme allait mourir, étouffé par une tumeur à lagorge, abcès fétide, affreux, contagieux peut-être et qu’il fallaitvider sur-le-champ. Cimourdain était là ; il appliqua sabouche à la tumeur, la pompa, recrachant à mesure que sa boucheétait pleine, vida l’abcès, et sauva l’homme. Comme il portaitencore à cette époque son habit de prêtre, quelqu’un lui dit :– Si vous faisiez cela au roi, vous seriez évêque. – Je ne leferais pas au roi, répondit Cimourdain. L’acte et la réponse lefirent populaire dans les quartiers sombres de Paris.

Si bien qu’il faisait de ceux qui souffrent,qui pleurent et qui menacent, ce qu’il voulait. À l’époque descolères contre les accapareurs, colères si fécondes en méprises, cefut Cimourdain qui, d’un mot, empêcha le pillage d’un bateau chargéde savon sur le port Saint-Nicolas et qui dissipa les attroupementsfurieux arrêtant les voitures à la barrière Saint-Lazare.

Ce fut lui qui, deux jours après le 10 août,mena le peuple jeter bas les statues des rois. En tombant ellestuèrent ; place Vendôme, une femme, Reine Violet, fut écraséepar Louis XIV au cou duquel elle avait mis une corde qu’elletirait. Cette statue de Louis XIV avait été cent ans debout ;elle avait été érigée le 12 août 1692, elle fut renversée le 12août 1792. Place de la Concorde, un nommé Guinguerlot ayant appeléles démolisseurs : canailles ! fut assommé sur lepiédestal de Louis XV. La statue fut mise en pièces. Plus tard onen fit des sous. Le bras seul échappa ; c’était le bras droitque Louis XV étendait avec un geste d’empereur romain. Ce fut surla demande de Cimourdain que le peuple donna et qu’une députationporta ce bras à Latude, l’homme enterré trente-sept ans à laBastille. Quand Latude, le carcan au cou, la chaîne au ventre,pourrissait vivant au fond de cette prison par ordre de ce roi dontla statue dominait Paris, qui lui eût dit que cette prisontomberait, que cette statue tomberait, qu’il sortirait du sépulcreet que la monarchie y entrerait, que lui, le prisonnier, il seraitle maître de cette main de bronze qui avait signé son écrou, et quede ce roi de boue il ne resterait que ce bras d’airain !

Cimourdain était de ces hommes qui ont en euxune voix, et qui l’écoutent. Ces hommes-là semblentdistraits ; point ; ils sont attentifs.

Cimourdain savait tout et ignorait tout. Ilsavait tout de la science et ignorait tout de la vie. De là sarigidité. Il avait les yeux bandés comme la Thémis d’Homère. Ilavait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but etqui y va. En révolution rien de redoutable comme la ligne droite.Cimourdain allait devant lui, fatal.

Cimourdain croyait que, dans les genèsessociales, le point extrême est le terrain solide ; erreurpropre aux esprits qui remplacent la raison par la logique. Ildépassait la Convention ; il dépassait la Commune ; ilétait de l’Évêché.

La réunion, dite l’Évêché, parce qu’elletenait ses séances dans une salle du vieux palais épiscopal, étaitplutôt une complication d’hommes qu’une réunion. Là assistaient,comme à la Commune, ces spectateurs silencieux et significatifs quiavaient sur eux, comme dit Garat, « autant de pistolets que depoches ». Évêché était un pêle-mêle étrange ; pêle-mêlecosmopolite et parisien, ce qui ne s’exclut point, Paris étant lelieu où bat le cœur des peuples. Là était la grande incandescenceplébéienne. Près de l’Évêché la Convention était froide et laCommune était tiède. Évêché était une de ces formationsrévolutionnaires pareilles aux formations volcaniques ; Évêchécontenait de tout, de l’ignorance, de la bêtise, de la probité, del’héroïsme, de la colère et de la police. Brunswick y avait desagents. Il y avait là des hommes dignes de Sparte et des hommesdignes du bagne. La plupart étaient forcenés et honnêtes. LaGironde, par la bouche d’Isnard, président momentané de laConvention, avait dit un mot monstrueux : – Prenez garde,Parisiens. Il ne restera pas pierre sur pierre de votre ville, etl’on cherchera un jour la place où fut Paris. – Ce mot avaitcréé l’Évêché. Des hommes, et, nous venons de le dire, des hommesde toutes nations, avaient senti le besoin de se serrer autour deParis. Cimourdain s’était rallié à ce groupe.

Ce groupe réagissait contre les réacteurs. Ilétait né de ce besoin public de violence qui est le côté redoutableet mystérieux des révolutions. Fort de cette force, l’Évêchés’était tout de suite fait sa part. Dans les commotions de Paris,c’était la Commune qui tirait le canon, c’était l’Évêché quisonnait le tocsin.

Cimourdain croyait, dans son ingénuitéimplacable, que tout est équité au service du vrai ; ce qui lerendait propre à dominer les partis extrêmes. Les coquins lesentaient honnête, et étaient contents. Des crimes sont flattésd’être présidés par une vertu. Cela les gêne et leur plaît. Palloy,l’architecte qui avait exploité la démolition de la Bastille,vendant ces pierres à son profit, et qui, chargé de badigeonner lecachot de Louis XVI, avait, par zèle, couvert le mur de barreaux,de chaînes et de carcans ; Gonchon, l’orateur suspect dufaubourg Saint-Antoine dont on a retrouvé plus tard desquittances ; Fournier, l’Américain qui, le 17 juillet, avaittiré sur Lafayette un coup de pistolet payé, disait-on, parLafayette ; Henriot, qui sortait de Bicêtre, et qui avait étévalet, saltimbanque, voleur et espion avant d’être général et depointer des canons sur la Convention ; La Reynie, l’anciengrand vicaire de Chartres, qui avait remplacé son bréviaire par lePère Duchesne ; tous ces hommes étaient tenus enrespect par Cimourdain, et, à de certains moments, pour empêcherles pires de broncher, il suffisait qu’ils sentissent en arrêtdevant eux cette redoutable candeur convaincue. C’est ainsi queSaint-Just terrifiait Schneider. En même temps, la majorité del’Évêché, composée surtout de pauvres et d’hommes violents, quiétaient bons, croyait en Cimourdain et le suivait. Il avait pourvicaire ou pour aide de camp, comme on voudra, cet autre prêtrerépublicain, Danjou, que le peuple aimait pour sa haute taille etavait baptisé l’abbé Six-Pieds. Cimourdain eût mené où il eût voulucet intrépide chef qu’on appelait le général la Pique, etce hardi Truchon, dit le Grand-Nicolas, qui avait voulu sauvermadame de Lamballe, et qui lui avait donné le bras et fait enjamberles cadavres ; ce qui eût réussi sans la féroce plaisanteriedu barbier Charlot.

La Commune surveillait la Convention, l’Évêchésurveillait la Commune ; Cimourdain, esprit droit et répugnantà l’intrigue, avait cassé plus d’un fil mystérieux dans la main dePache, que Beurnonville appelait « l’homme noir ».Cimourdain, à l’Évêché, était de plain-pied avec tous. Il étaitconsulté par Dobsent et Momoro. Il parlait espagnol à Gusman,italien à Pio, anglais à Arthur, flamand à Pereyra, allemand àl’Autrichien Proly, bâtard d’un prince. Il créait l’entente entreces discordances. De là une situation obscure et forte. Hébert lecraignait.

Cimourdain avait, dans ces temps et dans cesgroupes tragiques, la puissance des inexorables. C’était unimpeccable qui se croit infaillible. Personne ne l’avait vupleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l’effrayant hommejuste.

Pas de milieu pour un prêtre dans larévolution. Un prêtre ne pouvait se donner à la prodigieuseaventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plushauts ; il fallait qu’il fût infâme ou qu’il fût sublime.Cimourdain était sublime ; mais sublime dans l’isolement, dansl’escarpement, dans la lividité inhospitalière ; sublime dansun entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cettevirginité sinistre.

Cimourdain avait l’apparence d’un hommeordinaire ; vêtu de vêtements quelconques, d’aspect pauvre.Jeune, il avait été tonsuré ; vieux, il était chauve. Le peude cheveux qu’il avait étaient gris. Son front était large, et surce front il y avait pour l’observateur un signe. Cimourdain avaitune façon de parler brusque, passionnée et solennelle ; lavoix brève ; l’accent péremptoire ; la bouche triste etamère ; l’œil clair et profond, et sur tout le visage on nesait quel air indigné.

Tel était Cimourdain.

Personne aujourd’hui ne sait son nom.L’histoire a de ces inconnus terribles.

UN COIN NON TREMPÉ DANS LE STYX

 

Un tel homme était-il un homme ? Leserviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection ?N’était-il pas trop une âme pour être un cœur ? Cetembrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il seréserver à quelqu’un ? Cimourdain pouvait-il aimer ?Disons-le. Oui.

Étant jeune et précepteur dans une maisonpresque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de lamaison, et il l’aimait. Aimer un enfant est si facile. Que nepardonne-t-on pas à un enfant ? On lui pardonne d’êtreseigneur, d’être prince, d’être roi. L’innocence de l’âge faitoublier les crimes de la race ; la faiblesse de l’être faitoublier l’exagération du rang. Il est si petit qu’on lui pardonned’être grand. L’esclave lui pardonne d’être le maître. Le vieillardnègre idolâtre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passionson élève. L’enfance a cela d’ineffable qu’on peut épuiser sur elletous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’étaitabattu, pour ainsi dire, sur cet enfant ; ce doux êtreinnocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à lasolitude. Il l’aimait de toutes les tendresses à la fois, commepère, comme frère, comme ami, comme créateur. C’était sonfils ; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Iln’était pas le père, et ce n’était pas son œuvre ; mais ilétait le maître, et c’était son chef-d’œuvre. De ce petit seigneur,il avait fait un homme. Qui sait ? Un grand homme peut-être.Car tels sont les rêves. À l’insu de la famille, – a-t-on besoin depermission pour créer une intelligence, une volonté et unedroiture ? – il avait communiqué au jeune vicomte, son élève,tout le progrès qu’il avait en lui ; il lui avait inoculé levirus redoutable de sa vertu ; il lui avait infusé dans lesveines sa conviction, sa conscience, son idéal ; dans cecerveau d’aristocrate, il avait versé l’âme du peuple.

L’esprit allaite ; l’intelligence est unemamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et leprécepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est pluspère que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère quela mère.

Cette profonde paternité spirituelle liaitCimourdain à son élève. La seule vue de cet enfantl’attendrissait.

Ajoutons ceci : remplacer le père étaitfacile, l’enfant n’en avait plus ; il était orphelin ;son père était mort, sa mère était morte ; il n’avait pourveiller sur lui qu’une grand’mère aveugle et un grand-oncle absent.La grand’mère mourut ; le grand-oncle, chef de la famille,homme d’épée et de grande seigneurie, pourvu de charges à la cour,fuyait le vieux donjon de famille, vivait à Versailles, allait auxarmées, et laissait l’orphelin seul dans le château solitaire. Leprécepteur était donc le maître, dans toute l’acception du mot.

Ajoutons ceci encore : Cimourdain avaitvu naître l’enfant qui avait été son élève. L’enfant, orphelin toutpetit, avait eu une maladie grave. Cimourdain, en ce danger demort, l’avait veillé jour et nuit ; c’est le médecin quisoigne, c’est le garde-malade qui sauve, et Cimourdain avait sauvél’enfant. Non seulement son élève lui avait dû l’éducation,l’instruction, la science ; mais il lui avait dû laconvalescence et la santé ; non seulement son élève lui devaitde penser ; mais il lui devait de vivre. Ceux qui nous doiventtout, on les adore ; Cimourdain adorait cet enfant.

L’écart naturel de la vie s’était fait.L’éducation finie, Cimourdain avait dû quitter l’enfant devenujeune homme. Avec quelle froide et inconsciente cruauté cesséparations-là se font ! Comme les familles congédienttranquillement le précepteur qui laisse sa pensée dans un enfant,et la nourrice qui y laisse ses entrailles ! Cimourdain, payéet mis dehors, était sorti du monde d’en haut et rentré dans lemonde d’en bas ; la cloison entre les grands et les petitss’était refermée ; le jeune seigneur, officier de naissance etfait d’emblée capitaine, était parti pour une garnisonquelconque ; l’humble précepteur, déjà au fond de son cœurprêtre insoumis, s’était hâté de redescendre dans cet obscurrez-de-chaussée de l’Église, qu’on appelait le bas clergé ; etCimourdain avait perdu de vue son élève.

La Révolution était venue ; le souvenirde cet être dont il avait fait un homme, avait continué de couveren lui, caché, mais non éteint, par l’immensité des chosespubliques.

Modeler une statue et lui donner la vie, c’estbeau ; modeler une intelligence et lui donner la vérité, c’estplus beau encore. Cimourdain était le Pygmalion d’une âme.

Un esprit peut avoir un enfant.

Cet élève, cet enfant, cet orphelin, était leseul être qu’il aimât sur la terre.

Mais, même dans une telle affection, un telhomme était-il vulnérable ?

On va le voir.

LIVRE II – LE CABARET DE LA RUE DUPAON

MINOS, ÉAQUE ET RHADAMANTE

 

Il y avait rue du Paon un cabaret qu’onappelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd’huihistorique. C’était là que se rencontraient parfois à peu prèssecrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillésqu’ils hésitaient à se parler en public. C’était là qu’avait étééchangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne etla Gironde. C’était là que Garat, bien qu’il n’en convienne pasdans ses Mémoires, était venu aux renseignements danscette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue deBeaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter letocsin.

Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunisautour d’une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne setouchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de latable, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures dusoir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisaitnuit dans l’arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond,luxe d’alors, éclairait la table.

Le premier de ces trois hommes était pâle,jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avaitdans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Ilétait poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clairne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des basblancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à bouclesd’argent. Les deux autres hommes étaient, l’un, une espèce degéant, l’autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans unvaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouéetombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutonsarrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux touthérissés, quoiqu’on y vît un reste de coiffure et d’apprêt ;il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petitevérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le plide la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dentsgrandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était unhomme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la têterenversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaqueslivides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras etplats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait unpantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été desatin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis delaquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.

Le premier de ces hommes s’appelaitRobespierre, le second Danton, le troisième Marat. Ils étaientseuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et unebouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bièrede Luther, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre despapiers.

Auprès des papiers on voyait un de ces lourdsencriers de plomb, ronds et striés, que se rappellent ceux quiétaient écoliers au commencement de ce siècle. Une plume étaitjetée à côté de l’écritoire. Sur les papiers était posé un groscachet de cuivre sur lequel on lisait Palloy fecit, et quifigurait un petit modèle exact de la Bastille.

Une carte de France était étalée au milieu dela table.

À la porte et dehors se tenait le chien degarde de Marat, ce Laurent Basse, commissionnaire du numéro 18 dela rue des Cordeliers, qui, le 13 juillet, environ quinze joursaprès ce 28 juin, devait asséner un coup de chaise sur la têted’une femme nommée Charlotte Corday, laquelle en ce moment-là étaità Caen, songeant vaguement. Laurent Basse était le porteurd’épreuves de l’Ami du peuple. Ce soir-là, amené par sonmaître au café de la rue du Paon, il avait la consigne de tenirfermée la salle où étaient Marat, Danton et Robespierre, et de n’ylaisser pénétrer personne, à moins que ce ne fût quelqu’un duComité de salut public, de la Commune ou de l’Évêché

Robespierre ne voulait pas fermer la porte àSaint-Just, Danton ne voulait pas la fermer à Pache, Marat nevoulait pas la fermer à Gusman.

La conférence durait depuis longtemps déjà.Elle avait pour sujet les papiers étalés sur la table et dontRobespierre avait donné lecture. Les voix commençaient à s’élever.Quelque chose comme de la colère grondait entre ces trois hommes.Du dehors on entendait par moment des éclats de parole. À cetteépoque l’habitude des tribunes publiques semblait avoir créé ledroit d’écouter. C’était le temps où l’expéditionnaire FabriciusPâris regardait par le trou de la serrure ce que faisait le Comitéde salut public. Ce qui, soit dit en passant, ne fut pas inutile,car ce fut Pâris qui avertit Danton la nuit du 30 au 31 mars 1794.Laurent Basse avait appliqué son oreille contre la porte del’arrière-salle où étaient Danton, Marat et Robespierre. LaurentBasse servait Marat, mais il était de l’Évêché

MAGNA TESTANTUR VOCE PER UMBRAS

 

Danton venait de se lever ; il avaitvivement reculé sa chaise.

– Écoutez, cria-t-il. Il n’y a qu’une urgence,la République en danger. Je ne connais qu’une chose, délivrer laFrance de l’ennemi. Pour cela tous les moyens sont bons.Tous ! tous ! tous ! quand j’ai affaire à tous lespérils, j’ai recours à toutes les ressources, et quand je crainstout, je brave tout. Ma pensée est une lionne. Pas de demi-mesures.Pas de pruderie en révolution. Némésis n’est pas une bégueule.Soyons épouvantables et utiles. Est-ce que l’éléphant regarde où ilmet sa patte ? Écrasons l’ennemi.

Robespierre répondit avec douceur :

– Je veux bien.

Et il ajouta :

– La question est de savoir où estl’ennemi.

– Il est dehors, et je l’ai chassé, ditDanton.

– Il est dedans, et je le surveille, ditRobespierre.

– Et je le chasserai encore, repritDanton.

– On ne chasse pas l’ennemi du dedans.

– Qu’est-ce donc qu’on fait ?

– On l’extermine.

– J’y consens, dit à son tour Danton.

Et il reprit :

– Je vous dis qu’il est dehors,Robespierre.

– Danton, je vous dis qu’il est dedans.

– Robespierre, il est à la frontière.

– Danton, il est en Vendée.

– Calmez-vous, dit une troisième voix, il estpartout ; et vous êtes perdus.

C’était Marat qui parlait.

Robespierre regarda Marat et repartittranquillement :

– Trêve aux généralités. Je précise. Voici desfaits.

– Pédant ! grommela Marat.

Robespierre posa la main sur les papiersétalés devant lui et continua :

– Je viens de vous lire les dépêches de Prieurde la Marne. Je viens de vous communiquer les renseignements donnéspar ce Gélambre. Danton, écoutez, la guerre étrangère n’est rien,la guerre civile est tout. La guerre étrangère, c’est une écorchurequ’on a au coude ; la guerre civile, c’est l’ulcère qui vousmange le foie. De tout ce que je viens de vous lire, il résultececi : la Vendée, jusqu’à ce jour éparse entre plusieurschefs, est au moment de se concentrer. Elle va désormais avoir uncapitaine unique…

– Un brigand central, murmura Danton.

– C’est, poursuivit Robespierre, l’hommedébarqué près de Pontorson le 2 juin. Vous avez vu ce qu’il est.Remarquez que ce débarquement coïncide avec l’arrestation desreprésentants en mission, Prieur de la Côte-d’Or et Romme, àBayeux, par ce district traître du Calvados, le 2 juin, le mêmejour.

– Et leur translation au château de Caen, ditDanton.

Robespierre reprit :

– Je continue de résumer les dépêches. Laguerre de forêt s’organise sur une vaste échelle. En même temps unedescente anglaise se prépare ; Vendéens et Anglais, c’estBretagne avec Bretagne. Les hurons du Finistère parlent la mêmelangue que les topinamboux du Cornouailles. J’ai mis sous vos yeuxune lettre interceptée de Puisaye où il est dit que « vingtmille habits rouges distribués aux insurgés en feront lever centmille ». Quand l’insurrection paysanne sera complète, ladescente anglaise se fera. Voici le plan suivez-le sur lacarte.

Robespierre posa le doigt sur la carte, etpoursuivit :

– Les Anglais ont le choix du point dedescente, de Cancale à Paimpol. Craig préférerait la baie deSaint-Brieuc, Cornwallis la baie de Saint-Cast. C’est un détail. Larive gauche de la Loire est gardée par l’armée vendéenne rebelle,et quant aux vingt-huit lieues à découvert entre Ancenis etPontorson, quarante paroisses normandes ont promis leur concours.La descente se fera sur trois points, Plérin, Iffiniac etPléneuf ; de Plérin on ira à Saint-Brieuc, et de Pléneuf àLamballe ; le deuxième jour on gagnera Dinan où il y a neufcents prisonniers anglais, et l’on occupera en même tempsSaint-Jouan et Saint-Méen ; on y laissera de lacavalerie ; le troisième jour, deux colonnes se dirigerontl’une de Jouan sur Bédée, l’autre de Dinan sur Bécherel qui est uneforteresse naturelle, et où l’on établira deux batteries ; lequatrième jour, on est à Rennes. Rennes, c’est la clef de laBretagne. Qui a Rennes a tout. Rennes prise, Châteauneuf etSaint-Malo tombent. Il y a à Rennes un million de cartouches etcinquante pièces d’artillerie de campagne…

– Qu’ils rafleraient, murmura Danton.

Robespierre continua :

– Je termine. De Rennes trois colonnes sejetteront l’une sur Fougères, l’autre sur Vitré, l’autre sur Redon.Comme les ponts sont coupés, les ennemis se muniront, vous avez vuce fait précisé, de pontons et de madriers, et ils auront desguides pour les points guéables à la cavalerie. De Fougères onrayonnera sur Avranches, de Redon sur Ancenis, de Vitré sur Laval.Nantes se rendra, Brest se rendra. Redon donne tout le cours de laVilaine, Fougères donne la route de Normandie, Vitré donne la routede Paris. Dans quinze jours on aura une armée de brigands de troiscent mille hommes, et toute la Bretagne sera au roi de France.

– C’est-à-dire au roi d’Angleterre, ditDanton.

– Non, au roi de France.

Et Robespierre ajouta :

– Le roi de France est pire. Il faut quinzejours pour chasser l’étranger, et dix-huit cents ans pour éliminerla monarchie.

Danton, qui s’était rassis, mit ses coudes surla table et la tête dans ses mains, rêveur.

– Vous voyez le péril, dit Robespierre. Vitrédonne la route de Paris aux Anglais.

Danton redressa le front et rabattit ses deuxgrosses mains crispées sur la carte, comme sur une enclume.

– Robespierre, est-ce que Verdun ne donnaitpas la route de Paris aux Prussiens ?

– Eh bien ?

– Eh bien, on chassera les Anglais comme on achassé les Prussiens.

Et Danton se leva de nouveau.

Robespierre posa sa main froide sur le poingfiévreux de Danton.

– Danton, la Champagne n’était pas pour lesPrussiens et la Bretagne est pour les Anglais. Reprendre Verdun,c’est de la guerre étrangère ; reprendre Vitré, c’est de laguerre civile.

Et Robespierre murmura avec un accent froid etprofond :

– Sérieuse différence.

Il reprit :

– Rasseyez-vous, Danton, et regardez la carteau lieu de lui donner des coups de poing.

Mais Danton était tout à sa pensée.

– Voilà qui est fort ! s’écria-t-il, voirla catastrophe à l’ouest quand elle est à l’est. Robespierre, jevous accorde que l’Angleterre se dresse sur l’Océan ; maisl’Espagne se dresse aux Pyrénées, mais l’Italie se dresse auxAlpes, mais l’Allemagne se dresse sur le Rhin. Et le grand oursrusse est au fond. Robespierre, le danger est un cercle et noussommes dedans. À l’extérieur la coalition, à l’intérieur latrahison. Au midi Servant entre-bâille la porte de la France au roid’Espagne. Au nord Dumouriez passe à l’ennemi. Au reste il avaittoujours moins menacé la Hollande que Paris. Nerwinde effaceJemmapes et Valmy. Le philosophe Rabaut Saint-Etienne, traîtrecomme un protestant qu’il est, correspond avec le courtisanMontesquiou. L’armée est décimée. Pas un bataillon qui aitmaintenant plus de quatre cents hommes ; le vaillant régimentde Deux-Ponts est réduit à cent cinquante hommes ; le camp dePamars est livré ; il ne reste plus à Givet que cinq centssacs de farine ; nous rétrogradons sur Landau ; Wurmserpresse Kléber ; Mayence succombe vaillamment, Condé lâchement.Valenciennes aussi. Ce qui n’empêche pas Chancel qui défendValenciennes et le vieux Féraud qui défend Condé d’être deux héros,aussi bien que Meunier qui défendait Mayence. Mais tous les autrestrahissent. Dharville trahit à Aix-la-Chapelle, Mouton trahit àBruxelles, Valence trahit à Bréda, Neuilly trahit à Limbourg,Miranda trahit à Maëstricht ; Stengel, traître, Lanoue,traître, Ligonnier, traître, Menou, traître, Dillon, traître ;monnaie hideuse de Dumouriez. Il faut des exemples. Lescontre-marches de Custine me sont suspectes ; je soupçonneCustine de préférer la prise lucrative de Francfort à la priseutile de Coblentz. Francfort peut payer quatre millions decontributions de guerre, soit. Qu’est-ce que cela à côté du nid desémigrés écrasé ? Trahison, dis-je. Meunier est mort le 13juin. Voilà Kléber seul. En attendant, Brunswick grossit et avance.Il arbore le drapeau allemand sur toutes les places françaisesqu’il prend. Le margrave de Brandebourg est aujourd’hui l’arbitrede l’Europe ; il empoche nos provinces ; il s’adjugera laBelgique, vous verrez ; on dirait que c’est pour Berlin quenous travaillons ; si cela continue, et si nous n’y mettonsordre, la révolution française se sera faite au profit dePotsdam ; elle aura eu pour unique résultat d’agrandir lepetit État de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France pourle roi de Prusse.

Et Danton, terrible, éclata de rire.

Le rire de Danton fit sourire Marat.

– Vous avez chacun votre dada ; vous,Danton, la Prusse ; vous, Robespierre, la Vendée. Je vaispréciser, moi aussi. Vous ne voyez pas le vrai péril ; levoici : les cafés et les tripots. Le café de Choiseul estjacobin, le café Patin est royaliste, le café du Rendez-Vousattaque la garde nationale, le café de la Porte-Saint-Martin ladéfend, le café de la Régence est contre Brissot, le café Corazzaest pour, le café Procope jure par Diderot, le café duThéâtre-Français jure par Voltaire, à la Rotonde on déchire lesassignats, les cafés Saint-Marceau sont en fureur, le café Manouriagite la question des farines, au café de Foy tapages et gourmades,au Perron bourdonnement des frelons de finance. Voilà ce qui estsérieux.

Danton ne riait plus. Marat souriait toujours.Sourire de nain, pire qu’un rire de colosse.

– Vous moquez-vous, Marat ? grondaDanton.

Marat eut ce mouvement de hanche convulsif,qui était célèbre. Son sourire s’était effacé.

– Ah ! je vous retrouve, citoyen Danton.C’est bien vous qui en pleine Convention m’avez appelé« l’individu Marat ». Écoutez. Je vous pardonne. Noustraversons un moment imbécile. Ah ! je me moque ? Eneffet, quel homme suis-je ? J’ai dénoncé Chazot, j’ai dénoncéPétion, j’ai dénoncé Kersaint, j’ai dénoncé Moreton, j’ai dénoncéDufriche-Valazé, j’ai dénoncé Ligonnier, j’ai dénoncé Menou, j’aidénoncé Banneville, j’ai dénoncé Gensonné, j’ai dénoncé Biron, j’aidénoncé Lidon et Chambon ; ai-je eu tort ? je flaire latrahison dans le traître, et je trouve utile de dénoncer lecriminel avant le crime. J’ai l’habitude de dire la veille ce quevous autres vous dites le lendemain. Je suis l’homme qui a proposéà l’Assemblée un plan complet de législation criminelle. Qu’ai-jefait jusqu’à présent ? J’ai demandé qu’on instruise lessections afin de les discipliner à la révolution, j’ai fait leverles scellés des trente-deux cartons, j’ai réclamé les diamantsdéposés dans les mains de Roland, j’ai prouvé que les Brissotinsavaient donné au Comité de sûreté générale des mandats d’arrêt enblanc, j’ai signalé les omissions du rapport de Lindet sur lescrimes de Capet, j’ai voté le supplice du tyran dans lesvingt-quatre heures, j’ai défendu les bataillons le Mauconseil etle Républicain, j’ai empêché la lecture de la lettre de Narbonne etde Malouet, j’ai fait une motion pour les soldats blessés, j’aifait supprimer la commission des six, j’ai pressenti dans l’affairede Mons la trahison de Dumouriez, j’ai demandé qu’on prît centmille parents d’émigrés comme otages pour les commissaires livrés àl’ennemi, j’ai proposé de déclarer traître tout représentant quipasserait les barrières, j’ai démasqué la faction rolandine dansles troubles de Marseille, j’ai insisté pour qu’on mît à prix latête d’Égalité fils, j’ai défendu Bouchotte, j’ai voulu l’appelnominal pour chasser Isnard du fauteuil, j’ai fait déclarer que lesParisiens ont bien mérité de la patrie ; c’est pourquoi jesuis traité de pantin par Louvet, le Finistère demande qu’onm’expulse, la ville de Loudun souhaite qu’on m’exile, la villed’Amiens désire qu’on me mette une muselière, Cobourg veut qu’onm’arrête, et Lecointe-Puiraveau propose à la Convention de medécréter fou. Ah çà ! citoyen Danton, pourquoi m’avez-vousfait venir à votre conciliabule, si ce n’est pour avoir monavis ? Est-ce que je vous demandais d’en être ? loin delà. Je n’ai aucun goût pour les tête-à-tête avec descontre-révolutionnaires tels que Robespierre et vous. Du reste, jedevais m’y attendre, vous ne m’avez pas compris ; pas plusvous que Robespierre, pas plus Robespierre que vous. Il n’y a doncpas d’homme d’État ici ? Il faut donc vous faire épeler lapolitique, il faut donc vous mettre les points sur les i.Ce que je vous ai dit voulait dire ceci : vous vous trompeztous les deux. Le danger n’est ni à Londres, comme le croitRobespierre, ni à Berlin, comme le croit Danton ; il est àParis. Il est dans l’absence d’unité, dans le droit qu’a chacun detirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise enpoussière des esprits, dans l’anarchie des volontés…

– L’anarchie ! interrompit Danton, qui lafait, si ce n’est vous ?

Marat ne s’arrêta pas.

– Robespierre, Danton, le danger est dans cetas de cafés, dans ce tas de brelans, dans ce tas de clubs, clubdes Noirs, club des Fédérés, club des Dames, club des Impartiaux,qui date de Clermont-Tonnerre, et qui a été le club monarchique de1790, cercle social imaginé par le prêtre Claude Fauchet, club desBonnets de laine, fondé par le gazetier Prudhomme, etcætera sans compter votre club des Jacobins, Robespierre, etvotre club des Cordeliers, Danton. Le danger est dans la famine,qui fait que le porte-sacs Blin a accroché à la lanterne de l’Hôtelde ville le boulanger du marché Palu, François Denis, et dans lajustice, qui a pendu le porte-sacs Blin pour avoir pendu leboulanger Denis. Le danger est dans le papier-monnaie qu’ondéprécie. Rue du Temple, un assignat de cent francs est tombé àterre, et un passant, un homme du peuple, a dit : Il nevaut pas la peine d’être ramassé. Les agioteurs et lesaccapareurs, voilà le danger. Arborer le drapeau noir à l’Hôtel deville, la belle avance ! Vous arrêtez le baron de Trenck, celane suffit pas. Tordez-moi le cou à ce vieil intrigant de prison.Vous croyez-vous tirés d’affaire parce que le président de laConvention pose une couronne civique sur la tête de Labertèche, quia reçu quarante et un coups de sabre à Jemmapes, et dont Chénier sefait le cornac ? Comédies et batelages. Ah ! vous neregardez pas Paris ! Ah ! vous cherchez le danger loin,quand il est près. À quoi vous sert votre police,Robespierre ? Car vous avez vos espions, Payan, à la Commune,Coffinhal, au Tribunal révolutionnaire, David, au Comité de sûretégénérale, Couthon, au Comité de salut public. Vous voyez que jesuis informé. Eh bien, sachez ceci : le danger est sur vostêtes, le danger est sous vos pieds ; on conspire, onconspire, on conspire ; les passants dans les ruess’entre-lisent les journaux et se font des signes de tête ;six mille hommes, sans cartes de civisme, émigrés rentrés,muscadins et mathevons, sont cachés dans les caves et dans lesgreniers, et dans les galeries de buis du Palais-Royal ; onfait queue chez les boulangers ; les bonnes femmes, sur le pasdes portes, joignent les mains et disent : Quand aura-t-on lapaix ? Vous avez beau aller vous enfermer, pour être entrevous, dans la salle du Conseil exécutif, on sait tout ce que vous ydites ; et la preuve, Robespierre, c’est que voici les parolesque vous avez dites hier soir à Saint-Just : « Barbarouxcommence à prendre du ventre, cela va le gêner dans safuite. » Oui, le danger est partout, et surtout au centre. ÀParis, les ci-devant complotent, les patriotes vont pieds nus, lesaristocrates arrêtés le 9 mars sont déjà relâchés, les chevaux deluxe qui devraient être attelés aux canons sur la frontière nouséclaboussent dans les rues, le pain de quatre livres vaut troisfrancs douze sous, les théâtres jouent des pièces impures, etRobespierre fera guillotiner Danton.

– Ouiche ! dit Danton.

Robespierre regardait attentivement lacarte.

– Ce qu’il faut, cria brusquement Marat, c’estun dictateur. Robespierre, vous savez que je veux un dictateur.

Robespierre releva la tête.

– Je sais, Marat, vous ou moi.

– Moi ou vous, dit Marat.

Danton grommela entre ses dents :

– La dictature, touchez-y !

Marat vit le froncement de sourcil deDanton.

– Tenez, reprit-il. Un dernier effort.Mettons-nous d’accord. La situation en vaut la peine. Ne noussommes-nous déjà pas mis d’accord pour la journée du 31 mai ?La question d’ensemble est plus grave encore que le girondinismequi est une question de détail. Il y a du vrai dans ce que vousdites ; mais le vrai, tout le vrai, le vrai vrai, c’est ce queje dis. Au midi, le fédéralisme ; à l’ouest, leroyalisme ; à Paris, le duel de la Convention et de laCommune ; aux frontières, la reculade de Custine et latrahison de Dumouriez. Qu’est-ce que tout cela ? Ledémembrement. Que nous faut-il ? L’unité. Là est lesalut ; mais hâtons-nous. Il faut que Paris prenne legouvernement de la Révolution. Si nous perdons une heure, demainles Vendéens peuvent être à Orléans, et les Prussiens à Paris. Jevous accorde ceci, Danton, je vous concède cela, Robespierre. Soit.Eh bien, la conclusion, c’est la dictature. Prenons la dictature, ànous trois nous représentons la Révolution. Nous sommes les troistêtes de Cerbère. De ces trois têtes, l’une parle, c’est vous,Robespierre ; l’autre rugit, c’est vous, Danton…

– L’autre mord, dit Danton, c’est vous,Marat.

– Toutes trois mordent, dit Robespierre.

Il y eut un silence. Puis le dialogue, pleinde secousses sombres, recommença.

– Écoutez, Marat, avant de s’épouser, il fautse connaître. Comment avez-vous su le mot que j’ai dit hier àSaint-Just ?

– Ceci me regarde, Robespierre.

– Marat !

– C’est mon devoir de m’éclairer, et c’est monaffaire de me renseigner.

– Marat !

– J’aime à savoir.

– Marat !

– Robespierre, je sais ce que vous dites àSaint-Just, comme je sais ce que Danton dit à Lacroix ; commeje sais ce qui se passe quai des Théatins, à l’hôtel de Labriffe,repaire où se rendent les nymphes de l’émigration ; comme jesais ce qui se passe dans la maison des Thilles, près Gonesse, quiest à Valmerange, l’ancien administrateur des postes, où allaientjadis Maury et Cazalès, où sont allés depuis Sieyès et Vergniaud,et où, maintenant, on va une fois par semaine.

En prononçant cet on, Marat regardaDanton.

Danton s’écria :

– Si j’avais deux liards de pouvoir, ce seraitterrible.

Marat poursuivit :

– Je sais ce que vous dites, Robespierre,comme je sais ce qui se passait à la tour du Temple quand on yengraissait Louis XVI, si bien que, seulement dans le mois deseptembre, le loup, la louve et les louveteaux ont mangéquatre-vingt-six paniers de pêches. Pendant ce temps-là le peupleest affamé. Je sais cela, comme je sais que Roland a été caché dansun logis donnant sur une arrière-cour, rue de la Harpe ; commeje sais que six cents des piques du 14 juillet avaient étéfabriquées par Faure, serrurier du duc d’Orléans ; comme jesais ce qu’on fait chez la Saint-Hilaire, maîtresse deSillery ; les jours de bal, c’est le vieux Sillery qui frottelui-même, avec de la craie, les parquets du salon jaune de la rueNeuve-des-Mathurins ; Buzot et Kersaint y dînaient. Saladin ya dîné le 27, et avec qui, Robespierre ? Avec votre amiLasource.

– Verbiage, murmura Robespierre. Lasourcen’est pas mon ami.

Et il ajouta, pensif :

– En attendant il y a à Londres dix-huitfabriques de faux assignats.

Marat continua d’une voix tranquille, maisavec un léger tremblement, qui était effrayant :

– Vous êtes la faction des importants. Oui, jesais tout, malgré ce que Saint-Just appelle le silenced’État…

Marat souligna ce mot par l’accent, regardaRobespierre, et poursuivit :

– Je sais ce qu’on dit à votre table les joursoù Lebas invite David à venir manger la cuisine faite par sapromise, Elisabeth Duplay, votre future belle-sœur, Robespierre. Jesuis l’œil énorme du peuple, et du fond de ma cave, je regarde.Oui, je vois, oui, j’entends, oui, je sais. Les petites choses voussuffisent. Vous vous admirez. Robespierre se fait contempler par samadame de Chalabre, la fille de ce marquis de Chalabre qui fit lewhist avec Louis XV le soir de l’exécution de Damiens. Oui, onporte haut la tête. Saint-Just habite une cravate. Legendre estcorrect ; lévite neuve et gilet blanc, et un jabot pour faireoublier son tablier. Robespierre s’imagine que l’histoire voudrasavoir qu’il avait une redingote olive à la Constituante et unhabit bleu-ciel à la Convention. Il a son portrait sur tous lesmurs de sa chambre…

Robespierre interrompit d’une voix plus calmeencore que celle de Marat.

– Et vous, Marat, vous avez le vôtre dans tousles égouts.

Ils continuèrent sur un ton de causerie dontla lenteur accentuait la violence des répliques et des ripostes, etajoutait on ne sait quelle ironie à la menace.

– Robespierre, vous avez qualifié ceux quiveulent le renversement des trônes, les Don Quichottes du genrehumain.

– Et vous, Marat, après le 4 août, dans votrenuméro 559 de l’Ami du Peuple, ah ! j’ai retenu lechiffre, c’est utile, vous avez demandé qu’on rendît aux noblesleurs titres. Vous avez dit : Un duc est toujours unduc.

– Robespierre, dans la séance du 7 décembre,vous avez défendu la femme Roland contre Viard.

– De même que mon frère vous a défendu, Marat,quand on vous a attaqué aux Jacobins. Qu’est-ce que celaprouve ? rien.

– Robespierre, on connaît le cabinet desTuileries où vous avez dit à Garat : Je suis las de laRévolution.

– Marat, c’est ici, dans ce cabaret, que, le29 octobre, vous avez embrassé Barbaroux.

– Robespierre, vous avez dit à Buzot :La République, qu’est-ce que cela ?

– Marat, c’est dans ce cabaret que vous avezinvité à déjeuner trois Marseillais par compagnie.

– Robespierre, vous vous faites escorter d’unfort de la halle armé d’un bâton.

– Et vous, Marat, la veille du 10 août, vousavez demandé à Buzot de vous aider à fuir à Marseille déguisé enjockey.

– Pendant les justices de septembre, vous vousêtes caché, Robespierre.

– Et vous, Marat, vous vous êtes montré.

– Robespierre, vous avez jeté à terre lebonnet rouge.

– Oui, quand un traître l’arborait. Ce quipare Dumouriez souille Robespierre.

– Robespierre, vous avez refusé, pendant lepassage des soldats de Chateauvieux, de couvrir d’un voile la têtede Louis XVI.

– J’ai fait mieux que lui voiler la tête, jela lui ai coupée.

Danton intervint, mais comme l’huileintervient dans le feu.

– Robespierre, Marat, dit-il, calmez-vous.

Marat n’aimait pas à être nommé le second. Ilse retourna.

– De quoi se mêle Danton ? dit-il.

Danton bondit.

– De quoi je me mêle ? de ceci. Qu’il nefaut pas de fratricide ; qu’il ne faut pas de lutte entre deuxhommes qui servent le peuple ; que c’est assez de la guerreétrangère, que c’est assez de la guerre civile, et que ce seraittrop de la guerre domestique ; que c’est moi qui ai fait laRévolution, et que je ne veux pas qu’on la défasse. Voilà de quoije me mêle.

Marat répondit sans élever la voix.

– Mêlez-vous de rendre vos comptes.

– Mes comptes ! cria Danton. Allez lesdemander aux défilés de l’Argonne, à la Champagne délivrée, à laBelgique conquise, aux armées où j’ai été quatre fois déjà offrirma poitrine à la mitraille ! allez les demander à la place dela Révolution, à l’échafaud du 21 janvier, au trône jeté à terre, àla guillotine, cette veuve…

Marat interrompit Danton.

– La guillotine est une vierge ; on secouche sur elle, on ne la féconde pas.

– Qu’en savez-vous ? répliqua Danton, jela féconderais, moi !

– Nous verrons, dit Marat.

Et il sourit.

Danton vit ce sourire.

– Marat, cria-t-il, vous êtes l’homme caché,moi je suis l’homme du grand air et du grand jour. Je hais la viereptile. Être cloporte ne me va pas. Vous habitez une cave ;moi j’habite la rue. Vous ne communiquez avec personne ; moi,quiconque passe peut me voir et me parler.

– Joli garçon, voulez-vous monter chezmoi ? grommela Marat.

Et, cessant de sourire, il reprit d’un accentpéremptoire :

– Danton, rendez compte des trente-trois milleécus, argent sonnant, que Montmorin vous a payés au nom du roi,sous prétexte de vous indemniser de votre charge de procureur auChâtelet.

– J’étais du 14 juillet, dit Danton avechauteur.

– Et le garde-meuble ? et les diamants dela couronne ?

– J’étais du 6 octobre.

– Et les vols de votre alter ego, Lacroix, enBelgique ?

– J’étais du 20 juin.

– Et les prêts faits à laMontansier ?

– Je poussais le peuple au retour deVarennes.

– Et la salle de l’Opéra qu’on bâtit avec del’argent fourni par vous ?

– J’ai armé les sections de Paris.

– Et les cent mille livres de fonds secrets duministère de la justice ?

– J’ai fait le 10 août.

– Et les deux millions de dépenses secrètes del’Assemblée dont vous avez pris le quart ?

– J’ai arrêté l’ennemi en marche et j’ai barréle passage aux rois coalisés.

– Prostitué ! dit Marat.

Danton se dressa, effrayant.

– Oui, cria-t-il ! je suis une fillepublique, j’ai vendu mon ventre, mais j’ai sauvé le monde.

Robespierre s’était remis à se ronger lesongles. Il ne pouvait, lui, ni rire, ni sourire. Le rire, éclair deDanton, et le sourire, piqûre de Marat, lui manquaient.

Danton reprit :

– Je suis comme l’océan ; j’ai mon fluxet mon reflux ; à mer basse on voit mes bas-fonds, à mer hauteon voit mes flots.

– Votre écume, dit Marat.

– Ma tempête, dit Danton.

En même temps que Danton, Marat s’étaitlevé.

Lui aussi éclata. La couleuvre devintsubitement dragon.

– Ah ! cria-t-il, ah !Robespierre ! ah ! Danton ! vous ne voulez pasm’écouter ! Eh bien, je vous le dis, vous êtes perdus. Votrepolitique aboutit à des impossibilités d’aller plus loin ;vous n’avez plus d’issue ; et vous faites des choses quiferment devant vous toutes les portes, excepté celle dutombeau.

– C’est notre grandeur, dit Danton.

Et il haussa les épaules.

Marat continua :

– Danton, prends garde. Vergniaud aussi a labouche large et les lèvres épaisses et les sourcils encolère ; Vergniaud aussi est grêlé comme Mirabeau et commetoi ; cela n’a pas empêché le 31 mai. Ah ! tu hausses lesépaules. Quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête.Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lâche, tes bottesmolles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regardeLouisette.

Louisette était le nom d’amitié que Maratdonnait à la guillotine.

Il poursuivit :

– Et quant à toi, Robespierre, tu es unmodéré, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi,coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pincé,frisé, calamistré, tu n’en iras pas moins place de Grève ; lisla déclaration de Brunswick ; tu n’en seras pas moins traitécomme le régicide Damiens, et tu es tiré à quatre épingles enattendant que tu sois tiré à quatre chevaux.

– Écho de Coblentz ! dit Robespierreentre ses dents.

– Robespierre, je ne suis l’écho de rien, jesuis le cri de tout. Ah ! vous êtes jeunes, vous. Quel âgeas-tu, Danton ? trente-quatre ans. Quel âge as-tu,Robespierre ? trente-trois ans. Eh bien, moi, j’ai toujoursvécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six milleans.

– C’est vrai, répliqua Danton, depuis sixmille ans, Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dansla pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’estMarat.

– Danton ! cria Marat. Et une lueurlivide apparut dans ses yeux.

– Eh bien quoi ? dit Danton.

Ainsi parlaient ces trois hommes formidables.Querelle de tonnerres.

TRÉSSAILLEMENT DES FIBRES PROFONDES

 

Le dialogue eut un répit ; ces titansrentrèrent un moment chacun dans sa pensée.

Les lions s’inquiètent des hydres. Robespierreétait devenu très pâle et Danton très rouge. Tous deux avaient unfrémissement. La prunelle fauve de Marat s’était éteinte ; lecalme, un calme impérieux, s’était refait sur la face de cet homme,redouté des redoutables.

Danton se sentait vaincu, mais ne voulait passe rendre. Il reprit :

– Marat parle très haut de dictature etd’unité, mais il n’a qu’une puissance, dissoudre.

Robespierre, desserrant ses lèvres étroites,ajouta :

– Moi, je suis de l’avis d’AnacharsisCloots ; je dis : Ni Roland, ni Marat.

– Et moi, répondit Marat, je dis : NiDanton, ni Robespierre.

Il les regarda tous deux fixement etajouta :

– Laissez-moi vous donner un conseil, Danton.Vous êtes amoureux, vous songez à vous remarier, ne vous mêlez plusde politique, soyez sage.

Et reculant d’un pas vers la porte poursortir, il leur fit ce salut sinistre :

– Adieu, messieurs.

Danton et Robespierre eurent un frisson.

En ce moment une voix s’éleva au fond de lasalle, et dit :

– Tu as tort, Marat.

Tous se retournèrent. Pendant l’explosion deMarat, et sans qu’ils s’en fussent aperçus, quelqu’un était entrépar la porte du fond.

– C’est toi, citoyen Cimourdain ? ditMarat. Bonjour.

C’était Cimourdain en effet.

– Je dis que tu as tort, Marat, reprit-il.

Marat verdit, ce qui était sa façon depâlir.

Cimourdain ajouta :

– Tu es utile, mais Robespierre et Danton sontnécessaires. Pourquoi les menacer ? Union ! union,citoyens ! le peuple veut qu’on soit uni.

Cette entrée fit un effet d’eau froide, et,comme l’arrivée d’un étranger dans une querelle de ménage, apaisa,sinon le fond, du moins la surface.

Cimourdain s’avança vers la table.

Danton et Robespierre le connaissaient. Ilsavaient souvent remarqué dans les tribunes publiques de laConvention ce puissant homme obscur que le peuple saluait.Robespierre pourtant, formaliste, demanda :

– Citoyen, comment êtes-vous entré ?

– Il est de l’Évêché, répondit Marat d’unevoix où l’on sentait on ne sait quelle soumission.

Marat bravait la Convention, menait la Communeet craignait l’Évêché.

Ceci est une loi.

Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnueRobespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuerHébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couchessouterraines sont tranquilles, l’homme politique peutmarcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a unsous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sententsous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête.

Savoir distinguer le mouvement qui vient desconvoitises du mouvement qui vient des principes, combattre l’un etseconder l’autre, c’est là le génie et la vertu des grandsrévolutionnaires.

Danton vit plier Marat.

– Oh ! le citoyen Cimourdain n’est pas detrop, dit-il.

Et il tendit la main à Cimourdain.

Puis :

– Parbleu, dit-il, expliquons la situation aucitoyen Cimourdain. Il vient à propos. Je représente la Montagne,Robespierre représente le Comité de salut public, Marat représentela Commune, Cimourdain représente l’Évêché. Il va nousdépartager.

– Soit, dit Cimourdain, grave et simple. Dequoi s’agit-il ?

– De la Vendée, répondit Robespierre.

– La Vendée ! dit Cimourdain.

Et il reprit :

– C’est la grande menace. Si la Révolutionmeurt, elle mourra par la Vendée. Une Vendée est plus redoutableque dix Allemagnes. Pour que la France vive, il faut tuer laVendée.

Ces quelques mots lui gagnèrentRobespierre.

Robespierre pourtant fit cettequestion :

– N’êtes-vous pas un ancien prêtre ?

L’air prêtre n’échappait pas à Robespierre. Ilreconnaissait hors de lui ce qu’il avait au dedans de lui.

Cimourdain répondit :

– Oui, citoyen.

– Qu’est-ce que cela fait ? s’écriaDanton. Quand les prêtres sont bons, ils valent mieux que lesautres. En temps de révolution, les prêtres se fondent en citoyenscomme les cloches en sous et en canons. Danjou est prêtre, Daunouest prêtre. Thomas Lindet est évêque d’Évreux. Robespierre, vousvous asseyez à la Convention coude à coude avec Massieu, évêque deBeauvais. Le grand-vicaire Vaugeois était du comité d’insurrectiondu 10 août. Chabot est capucin. C’est dom Gerle qui a fait leserment du Jeu de paume ; c’est l’abbé Audran qui a faitdéclarer l’Assemblée nationale supérieure au roi ; c’estl’abbé Goutte qui a demandé à la Législative qu’on ôtât le dais dufauteuil de Louis XVI ; c’est l’abbé Grégoire qui a provoquél’abolition de la royauté.

– Appuyé, ricana Marat, par l’histrionCollot-d’Herbois. À eux deux, ils ont fait la besogne ; leprêtre a renversé le trône, le comédien a jeté bas le roi.

– Revenons à la Vendée, dit Robespierre.

– Eh bien, demanda Cimourdain, qu’ya-t-il ? qu’est-ce qu’elle fait, cette Vendée ?

Robespierre répondit :

– Ceci : elle a un chef. Elle va devenirépouvantable.

– Qui est ce chef, citoyenRobespierre ?

– C’est un ci-devant marquis de Lantenac, quis’intitule prince breton.

Cimourdain fit un mouvement.

– Je le connais, dit-il. J’ai été prêtre chezlui.

Il songea un moment, et reprit :

– C’était un homme à femmes avant d’être unhomme de guerre.

– Comme Biron qui a été Lauzun, ditDanton.

Et Cimourdain, pensif, ajouta :

– Oui, c’est un ancien homme de plaisir. Ildoit être terrible.

– Affreux, dit Robespierre. Il brûle lesvillages, achève les blessés, massacre les prisonniers, fusille lesfemmes.

– Les femmes ?

– Oui. Il a fait fusiller entre autres unemère de trois enfants. On ne sait ce que les enfants sont devenus.En outre, c’est un capitaine. Il sait la guerre.

– En effet, répondit Cimourdain. Il a fait laguerre de Hanovre, et les soldats disaient : Richelieu endessus, Lantenac en dessous ; c’est Lantenac qui a été le vraigénéral. Parlez-en à Dussaulx, votre collègue.

Robespierre resta un moment pensif, puis ledialogue reprit entre lui et Cimourdain.

– Eh bien, citoyen Cimourdain, cet homme-làest en Vendée.

– Depuis quand ?

– Depuis trois semaines.

– Il faut le mettre hors la loi.

– C’est fait.

– Il faut mettre sa tête à prix.

– C’est fait.

– Il faut offrir, à qui le prendra, beaucoupd’argent.

– C’est fait.

– Pas en assignats.

– C’est fait.

– En or.

– C’est fait.

– Et il faut le guillotiner.

– Ce sera fait.

– Par qui ?

– Par vous.

– Par moi ?

– Oui, vous serez délégué du Comité de salutpublic, avec pleins pouvoirs.

– J’accepte, dit Cimourdain.

Robespierre était rapide dans ses choix ;qualité d’homme d’État. Il prit dans le dossier qui était devantlui une feuille de papier blanc sur laquelle on lisait cet en-têteimprimé : RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE ET INDIVISIBLE. COMITÉ DESALUT PUBLIC.

Cimourdain continua :

– Oui, j’accepte. Terrible contre terrible.Lantenac est féroce, je le serai. Guerre à mort avec cet homme.J’en délivrerai la République, s’il plaît à Dieu.

Il s’arrêta, puis reprit :

– Je suis prêtre ; c’est égal, je croisen Dieu.

– Dieu a vieilli, dit Danton.

– Je crois en Dieu, dit Cimourdainimpassible.

D’un signe de tête, Robespierre, sinistre,approuva.

Cimourdain reprit :

– Près de qui serai-je délégué ?

Robespierre répondit :

– Près du commandant de la colonneexpéditionnaire envoyée contre Lantenac. Seulement, je vous enpréviens, c’est un noble.

Danton s’écria :

– Voilà encore de quoi je me moque. Unnoble ? Eh bien, après ? Il en est du noble comme duprêtre. Quand il est bon, il est excellent. La noblesse est unpréjugé ; mais il ne faut pas plus l’avoir dans un sens quedans l’autre, pas plus contre que pour. Robespierre, est-ce queSaint-Just n’est pas un noble ? Florelle de Saint-Just,parbleu ! Anacharsis Cloots est baron. Notre ami CharlesHesse, qui ne manque pas une séance des Cordeliers, est prince etfrère du landgrave régnant de Hesse-Rothenbourg. Montaut, l’intimede Marat, est marquis de Montaut. Il y a dans le tribunalrévolutionnaire un juré qui est prêtre, Vilate, et un juré qui estnoble, Leroy, marquis de Montflabert. Tous deux sont sûrs.

– Et vous oubliez, ajouta Robespierre, le chefdu jury révolutionnaire…

– Antonelle ?

– Qui est le marquis Antonelle, ditRobespierre.

Danton reprit :

– C’est un noble, Dampierre, qui vient de sefaire tuer devant Condé pour la République, et c’est un noble,Beaurepaire, qui s’est brûlé la cervelle plutôt que d’ouvrir lesportes de Verdun aux Prussiens.

– Ce qui n’empêche pas, grommela Marat, que,le jour où Condorcet a dit : Les Gracques[4] étaient des nobles, Danton n’aitcrié à Condorcet : Tous les nobles sont des traîtres, àcommencer par Mirabeau et à finir par toi.

La voix grave de Cimourdain s’éleva.

– Citoyen Danton, citoyen Robespierre, vousavez raison peut-être de vous confier, mais le peuple se défie, etil n’a pas tort de se défier. Quand c’est un prêtre qui est chargéde surveiller un noble, la responsabilité est double, et il fautque le prêtre soit inflexible.

– Certes, dit Robespierre.

Cimourdain ajouta :

– Et inexorable.

Robespierre reprit :

– C’est bien dit, citoyen Cimourdain. Vousaurez affaire à un jeune homme. Vous aurez de l’ascendant sur lui,ayant le double de son âge. Il faut le diriger, mais le ménager. Ilparaît qu’il a des talents militaires, tous les rapports sontunanimes là-dessus. Il fait partie d’un corps qu’on a détaché del’armée du Rhin pour aller en Vendée. Il arrive de la frontière oùil a été admirable d’intelligence et de bravoure. Il mènesupérieurement la colonne expéditionnaire. Depuis quinze jours, iltient en échec ce vieux marquis de Lantenac. Il le réprime et lechasse devant lui. Il finira par l’acculer à la mer et par l’yculbuter. Lantenac a la ruse d’un vieux général et lui a l’audaced’un jeune capitaine. Ce jeune homme a déjà des ennemis et desenvieux. L’adjudant général Léchelle est jaloux de lui…

– Ce Léchelle, interrompit Danton, il veutêtre général en chef ! il n’a pour lui qu’un calembour :Il faut Léchelle pour monter sur Charette. En attendantCharette le bat.

– Et il ne veut pas, poursuivit Robespierre,qu’un autre que lui batte Lantenac. Le malheur de la guerre deVendée est dans ces rivalités-là. Des héros mal commandés, voilànos soldats. Un simple capitaine de hussards, Chérin, entre dansSaumur avec un trompette en sonnant Ça ira ; il prendSaumur ; il pourrait continuer et prendre Cholet, mais il n’apas d’ordres, et il s’arrête. Il faut remanier tous lescommandements de la Vendée. On éparpille les corps de garde, ondisperse les forces ; une armée éparse est une arméeparalysée ; c’est un bloc dont on fait de la poussière. Aucamp de Paramé il n’y a plus que des tentes. Il y a entre Tréguieret Dinan cent petits postes inutiles avec lesquels on pourraitfaire une division et couvrir tout le littoral. Léchelle, appuyépar Parein, dégarnit la côte nord sous prétexte de protéger la côtesud, et ouvre ainsi la France aux Anglais. Un demi-million depaysans soulevés, et une descente de l’Angleterre en France, telest le plan de Lantenac. Le jeune commandant de la colonneexpéditionnaire met l’épée aux reins à ce Lantenac et le presse etle bat, sans la permission de Léchelle ; or Léchelle est sonchef ; aussi Léchelle le dénonce. Les avis sont partagés surce jeune homme. Léchelle veut le faire fusiller. Prieur de la Marneveut le faire adjudant général.

– Ce jeune homme, dit Cimourdain, me sembleavoir de grandes qualités.

– Mais il a un défaut !

L’interruption était de Marat.

– Lequel ? demanda Cimourdain.

– La clémence, dit Marat.

Et Marat poursuivit :

– C’est ferme au combat, et mou après. Çadonne dans l’indulgence, ça pardonne, ça fait grâce, ça protège lesreligieuses et les nonnes, ça sauve les femmes et les filles desaristocrates, ça relâche les prisonniers, ça met en liberté lesprêtres.

– Grave faute, murmura Cimourdain.

– Crime, dit Marat.

– Quelquefois, dit Danton.

– Souvent, dit Robespierre.

– Presque toujours, reprit Marat.

– Quand on a affaire aux ennemis de la patrie,toujours, dit Cimourdain.

Marat se tourna vers Cimourdain.

– Et que ferais-tu donc d’un chef républicainqui mettrait en liberté un chef royaliste ?

– Je serais de l’avis de Léchelle, je leferais fusiller.

– Ou guillotiner, dit Marat.

– Au choix, dit Cimourdain.

Danton se mit à rire.

– J’aime autant l’un que l’autre.

– Tu es sûr d’avoir l’un ou l’autre, grommelaMarat.

Et son regard, quittant Danton, revint surCimourdain.

– Ainsi, citoyen Cimourdain, si un chefrépublicain bronchait, tu lui ferais couper la tête ?

– Dans les vingt-quatre heures.

– Eh bien, repartit Marat, je suis de l’avisde Robespierre, il faut envoyer le citoyen Cimourdain commecommissaire délégué du Comité de salut public, près du commandantde la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes. Comments’appelle-t-il déjà, ce commandant ?

Robespierre répondit :

– C’est un ci-devant, un noble.

Et il se mit à feuilleter le dossier.

– Donnons au prêtre le noble à garder, ditDanton. Je me défie d’un prêtre qui est seul ; je me défied’un noble qui est seul ; quand ils sont ensemble, je ne lescrains pas ; l’un surveille l’autre, et ils vont.

L’indignation propre au sourcil de Cimourdains’accentua, mais trouvant sans doute l’observation juste au fond,il ne se tourna point vers Danton, et il éleva sa voix sévère.

– Si le commandant républicain qui m’estconfié fait un faux pas, peine de mort.

Robespierre, les yeux sur le dossier,dit :

– Voici le nom. Citoyen Cimourdain, lecommandant sur qui vous aurez pleins pouvoirs est un ci-devantvicomte, il s’appelle Gauvain.

Cimourdain pâlit.

– Gauvain ! s’écria-t-il.

Marat vit la pâleur de Cimourdain.

– Le vicomte Gauvain ! répétaCimourdain.

– Oui, dit Robespierre.

– Eh bien ? dit Marat, l’œil fixé surCimourdain.

Il y eut un temps d’arrêt. Maratreprit :

– Citoyen Cimourdain, aux conditions indiquéespar vous-même, acceptez-vous la mission de commissaire délégué prèsle commandant Gauvain ? Est-ce dit ?

– C’est dit, répondit Cimourdain.

Il était de plus en plus pâle.

Robespierre prit la plume qui était près delui, écrivit de son écriture lente et correcte quatre lignes sur lafeuille de papier portant en tête : COMITE DE SALUT PUBLIC,signa, et passa la feuille et la plume à Danton ; Dantonsigna, et Marat, qui ne quittait pas des yeux la face livide de.Cimourdain, signa après Danton.

Robespierre, reprenant la feuille, la data etla remit à Cimourdain qui lut :

« AN II DE LA RÉPUBLIQUE

« Pleins pouvoirs sont donnés au citoyenCimourdain, commissaire délégué du Comité de salut public près lecitoyen Gauvain, commandant la colonne expéditionnaire de l’arméedes côtes.

« ROBESPIERRE. – DANTON. –MARAT. »

Et au-dessous des signatures :

« 28 juin 1793. »

Le calendrier révolutionnaire, dit calendriercivil, n’existait pas encore légalement à cette époque, et nedevait être adopté par la Convention, sur la proposition de Romme,que le 5 octobre 1793.

Pendant que Cimourdain lisait, Marat leregardait.

Marat dit à demi-voix, comme se parlant àlui-même :

– Il faudra faire préciser tout cela par undécret de la Convention ou par un arrêté spécial du Comité de salutpublic. Il reste quelque chose à faire.

– Citoyen Cimourdain, demanda Robespierre, oùdemeurez-vous ?

– Cour du Commerce.

– Tiens, moi aussi, dit Danton, vous êtes monvoisin.

Robespierre reprit :

– Il n’y a pas un moment à perdre. Demain vousrecevrez votre commission en règle, signée de tous les membres duComité de salut public. Ceci est une confirmation de la commission,qui vous accréditera spécialement près des représentants enmission, Philippeaux, Prieur de la Marne, Lecointre, Alquier et lesautres. Nous savons qui vous êtes. Vos pouvoirs sont illimités.Vous pouvez faire Gauvain général ou l’envoyer à l’échafaud. Vousaurez votre commission demain à trois heures. Quandpartirez-vous ?

– À quatre heures, dit Cimourdain.

Et ils se séparèrent.

En rentrant chez lui, Marat prévint SimonneÉvrard qu’il irait le lendemain à la Convention.

LIVRE III LA CONVENTION

LA CONVENTION

 

I

 

Nous approchons de la grande cime.

Voici la Convention.

Le regard devient fixe en présence de cesommet.

Jamais rien de plus haut n’est apparu surl’horizon des hommes.

Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.

La Convention est peut-être le point culminantde l’histoire.

Du vivant de la Convention, car cela vit, uneassemblée, on ne se rendait pas compte de ce qu’elle était. Ce quiéchappait aux contemporains, c’était précisément sa grandeur ;on était trop effrayé pour être ébloui. Tout ce qui est grand a unehorreur sacrée. Admirer les médiocres et les collines, c’estaisé ; mais ce qui est trop haut, un génie aussi bien qu’unemontagne, une assemblée aussi bien qu’un chef-d’œuvre, vus de tropprès, épouvantent. Toute cime semble une exagération. Gravirfatigue. On s’essouffle aux escarpements, on glisse sur les pentes,on se blesse à des aspérités qui sont des beautés ; lestorrents, en écumant, dénoncent les précipices, les nuages cachentles sommets ; l’ascension terrifie autant que la chute. De làplus d’effroi que d’admiration. On éprouve ce sentiment bizarre,l’aversion du grand. On voit les abîmes, on ne voit pas lessublimités ; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige.Ainsi fut d’abord jugée la Convention. La Convention fut toisée parles myopes, elle, faite pour être contemplée par les aigles.

Aujourd’hui elle est en perspective, et elledessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique,l’immense profil de la révolution française.

 

II

 

Le 14 juillet avait délivré.

Le 10 août avait foudroyé.

Le 21 septembre fonda.

Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre.Libra. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme,sous ce signe de l’Égalité et de la Justice que la république futproclamée. Une constellation fit l’annonce.

La Convention est le premier avatar du peuple.C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et quel’avenir d’aujourd’hui commença.

À toute idée il faut une enveloppe visible, àtout principe il faut une habitation ; une église, c’est Dieuentre quatre murs ; à tout dogme, il faut un temple.

Quand la Convention fut, il y eut un premierproblème à résoudre, loger la Convention.

On prit d’abord le Manège, puis les Tuileries.On y dressa un châssis, un décor, une grande grisaille peinte parDavid, des bancs symétriques, une tribune carrée, des pilastresparallèles, des socles pareils à des billots, de longues étravesrectilignes, des alvéoles rectangulaires où se pressait lamultitude et qu’on appelait les tribunes publiques, un velariumromain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dansces lignes droites on installa la Convention ; dans cettegéométrie on mit la tempête. Sur la tribune le bonnet rouge étaitpeint en gris. Les royalistes commencèrent par rire de ce bonnetrouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, dece sanctuaire de papier mâché, de ce panthéon de boue et decrachat. Comme cela devait disparaître vite ! Les colonnesétaient en douves de tonneau, les voûtes étaient en volige, lesbas-reliefs étaient en mastic, les entablements étaient en sapin,les statues étaient en plâtre, les marbres étaient en peinture, lesmurailles étaient en toile, et dans ce provisoire la France a faitde l’éternel.

Les murailles de la salle du Manège, quand laConvention vint y tenir séance, étaient toutes couvertes desaffiches qui avaient pullulé dans Paris à l’époque du retour deVarennes. On lisait sur l’une : – Le roi rentre. Bâtonnerqui l’applaudira, pendre qui l’insultera. – Sur uneautre : – Paix là. Chapeaux sur la tête. Il va parlerdevant ses juges. – Sur une autre : – Le roi a couchéla nation en joue. Il a fait long feu, à la nation de tirermaintenant. – Sur une autre : – LaLoi ! la Loi ! Ce fut entre ces murs-là quela Convention jugea Louis XVI.

Aux Tuileries, où la Convention vint siéger le10 mai 1793, et qui s’appelèrent le Palais-National, la salle desséances occupait tout l’intervalle entre le pavillon de l’Horlogeappelé pavillon-Unité et le pavillon Marsan appelépavillon-Liberté. Le pavillon de Flore s’appelait pavillon-Égalité.C’est par le grand escalier de Jean Bullant qu’on montait à lasalle des séances. Sous le premier étage occupé par l’assemblée,tout le rez-de-chaussée du palais était une sorte de longue salledes gardes encombrée des faisceaux et des lits de camp des troupesde toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L’assembléeavait une garde d’honneur qu’on appelait « les grenadiers dela Convention ».

Un ruban tricolore séparait le château oùétait l’assemblée du jardin où le peuple allait et venait.

 

III

 

Ce qu’était la salle des séances, achevons dele dire. Tout intéresse de ce lieu terrible.

Ce qui, en entrant, frappait d’abord leregard, c’était entre deux larges fenêtres une haute statue de laLiberté.

Quarante-deux mètres de longueur, dix mètresde largeur, onze mètres de hauteur, telles étaient les dimensionsde ce qui avait été le théâtre du roi et de ce qui devint lethéâtre de la révolution. L’élégante et magnifique salle bâtie parVigarani pour les courtisans disparut sous la sauvage charpente quien 93 dut subir le poids du peuple. Cette charpente, sur laquelles’échafaudaient les tribunes publiques, avait, détail qui vaut lapeine d’être noté, pour point d’appui unique un poteau. Ce poteauétait d’un seul morceau, et avait dix mètres de portée. Peu decariatides ont travaillé comme ce poteau ; il a soutenupendant des années la rude poussée de la révolution. Il a portél’acclamation, l’enthousiasme, l’injure, le bruit, le tumulte,l’immense chaos des colères, l’émeute. Il n’a pas fléchi. Après laConvention, il a vu le conseil des Anciens. Le 18 brumaire l’arelayé.

Percier alors remplaça le pilier de bois pardes colonnes de marbre, qui ont moins duré.

L’idéal des architectes est parfoissingulier ; l’architecte de la rue de Rivoli a eu pour idéalla trajectoire d’un boulet de canon, l’architecte de Carlsruhe a eupour idéal un éventail ; un gigantesque tiroir de commode, telsemble avoir été l’idéal de l’architecte qui construisit la salleoù la Convention vint siéger le 10 mai 1793 ; c’était long,haut et plat. À l’un des grands côtés du parallélogramme étaitadossé un vaste demi-cirque, c’était l’amphithéâtre des bancs desreprésentants, sans tables ni pupitres ; Garan-Coulon, quiécrivait beaucoup, écrivait sur son genou ; en face des bancs,la tribune ; devant la tribune, le buste de Lepelletier –Saint-Fargeau ; derrière la tribune, le fauteuil duprésident.

La tête du buste dépassait un peu le rebord dela tribune ; ce qui fit que, plus tard, on l’ôta de là.

L’amphithéâtre se composait de dix-neuf bancsdemi-circulaires, étagés les uns derrière les autres ; destronçons de bancs prolongeaient cet amphithéâtre dans les deuxencoignures.

En bas, dans le fer à cheval au pied de latribune, se tenaient les huissiers.

D’un autre côté de la tribune, dans un cadrede bois noir, était appliquée au mur une pancarte de neuf pieds dehaut, portant sur deux pages séparées par une sorte de sceptre laDéclaration des droits de l’homme ; de l’autre côté il y avaitune place vide qui plus tard fut occupée par un cadre pareilcontenant la Constitution de l’an II, dont les deux pages étaientséparées par un glaive. Au-dessus de la tribune, au-dessus de latête de l’orateur, frissonnaient, sortant d’une profonde loge àdeux compartiments pleine de peuple, trois immenses drapeauxtricolores, presque horizontaux, appuyés à un autel sur lequel onlisait ce mot : LA LOI. Derrière Cet autel se dressait, commela sentinelle de la parole libre, un énorme faisceau romain, hautcomme une colonne. Des statues colossales, droites contre le mur,faisaient face aux représentants. Le président avait à sa droiteLycurgue et à sa gauche Solon ; au-dessus de la Montagne il yavait Platon.

Ces statues avaient pour piédestaux de simplesdés, posés sur une longue corniche saillante qui faisait le tour dela salle et séparait le peuple de l’assemblée. Les spectateurss’accoudaient à cette corniche.

Le cadre de bois noir du placard desDroits de l’Homme montait jusqu’à la corniche et entamaitle dessin de l’entablement, effraction de la ligne droite quifaisait murmurer Chabot. – C’est laid, disait-il àVadier.

Sur les têtes des statues, alternaient descouronnes de chêne et de laurier.

Une draperie verte, où étaient peintes en vertplus foncé les mêmes couronnes, descendait à gros plis droits de lacorniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussée de lasalle occupée par l’assemblée. Au-dessus de cette draperie lamuraille était blanche et froide. Dans cette muraille secreusaient, coupés comme à l’emporte-pièce, sans moulure nirinceau, deux étages de tribunes publiques, les carrées en bas, lesrondes en haut ; selon la règle, car Vitruve n’était pasdétrôné, les archivoltes étaient superposées aux architraves. Il yavait dix tribunes sur chacun des grands côtés de la salle, et àchacune des deux extrémités deux loges démesurées ; en toutvingt-quatre. Là s’entassaient les foules.

Les spectateurs des tribunes inférieuresdébordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous lesreliefs de l’architecture. Une longue barre de fer, solidementscellée à hauteur d’appui, servait de garde-fou aux tribuneshautes, et garantissait les spectateurs contre la pression descohues montant les escaliers. Une fois pourtant un homme futprécipité dans l’Assemblée, il tomba un peu sur Massieu, évêque deBeauvais, ne se tua pas, et dit : Tiens ! c’est doncbon à quelque chose, un évêque !

La salle de la Convention pouvait contenirdeux mille personnes, et, les jours d’insurrection, troismille.

La Convention avait deux séances, une du jour,une du soir.

Le dossier du président était rond, à clousdorés. Sa table était contrebutée par quatre monstres ailés à unseul pied, qu’on eût dit sortis de l’Apocalypse pour assister à larévolution. Ils semblaient avoir été dételés du char d’Ézéchielpour venir traîner le tombereau de Sanson.

Sur la table du président il y avait unegrosse sonnette, presque une cloche, un large encrier de cuivre, etun in-folio relié en parchemin qui était le livre desprocès-verbaux.

Des têtes coupées, portées au bout d’unepique, se sont égouttées sur cette table.

On montait à la tribune par un degré de neufmarches. Ces marches étaient hautes, roides et assezdifficiles ; elles firent un jour trébucher Gensonné qui lesgravissait. C’est un escalier d’échafaud ! dit-il. –Fais ton apprentissage, lui cria Carrier.

Là où le mur avait paru trop nu, dans lesangles de la salle, l’architecte avait appliqué pour ornements desfaisceaux, la hache en dehors.

À droite et à gauche de la tribune, des soclesportaient deux candélabres de douze pieds de haut, ayant à leursommet quatre paires de quinquets. Il y avait dans chaque logepublique un candélabre pareil. Sur les socles de ces candélabresétaient sculptés des ronds que le peuple appelait « colliersde guillotine ».

Les bancs de l’Assemblée montaient presquejusqu’à la corniche des tribunes ; les représentants et lepeuple pouvaient dialoguer.

Les vomitoires des tribunes se dégorgeaientdans un labyrinthe de corridors plein parfois d’un bruitfarouche.

La Convention encombrait le palais et refluaitjusque dans les hôtels voisins, l’hôtel de Longueville, l’hôtel deCoigny. C’est à l’hôtel de Coigny qu’après le 10 août, si l’on encroit une lettre de lord Bradford, on transporta le mobilier royal.Il fallut deux mois pour vider les Tuileries.

Les comités étaient logés aux environs de lasalle ; au pavillon-Égalité, la législation, l’agriculture etle commerce ; au pavillon-Liberté, la marine, les colonies,les finances, les assignats, le salut public ; aupavillon-Unité, la guerre.

Le Comité de sûreté générale communiquaitdirectement avec le Comité de salut public par un couloir obscur,éclairé nuit et jour d’un réverbère, où allaient et venaient lesespions de tous les partis. On n’y parlait pas.

La barre de la Convention a été plusieurs foisdéplacée. Habituellement elle était à droite du président.

Aux deux extrémités de la salle, les deuxcloisons verticales qui fermaient du côté droit et du côté gaucheles demi-cercles concentriques de l’amphithéâtre laissaient entreelles et le mur deux couloirs étroits et profonds sur lesquelss’ouvraient deux sombres portes carrées. On entrait et on sortaitpar là.

Les représentants entraient directement dansla salle par une porte donnant sur la terrasse des Feuillants.

Cette salle, peu éclairée le jour par de pâlesfenêtres, mal éclairée, quand venait le crépuscule, par desflambeaux livides, avait on ne sait quoi de nocturne. Cedemi-éclairage s’ajoutait aux ténèbres du soir ; les séancesaux lampes étaient lugubres. On ne se voyait pas ; d’un boutde la salle à l’autre, de la droite à la gauche, des groupes defaces vagues s’insultaient. On se rencontrait sans se reconnaître.Un jour Laignelot, courant à la tribune, se heurte, dans le couloirde descente, à quelqu’un. – Pardon, Robespierre, dit-il. – Pour quime prends-tu ? répond une voix rauque. – Pardon, Marat, ditLaignelot.

En bas, à droite et à gauche du président,deux tribunes étaient réservées ; car, chose étrange, il yavait à la Convention des spectateurs privilégiés. Ces tribunesétaient les seules qui eussent une draperie. Au milieu del’architrave, deux glands d’or relevaient cette draperie. Lestribunes du peuple étaient nues.

Tout cet ensemble était violent, sauvage,régulier. Le correct dans le farouche ; c’est un peu toute larévolution. La salle de la Convention offrait le plus completspécimen de ce que les artistes ont appelé depuis« l’architecture messidor » ; c’était massif etgrêle. Les bâtisseurs de ce temps-là prenaient le symétrique pourle beau. Le dernier mot de la Renaissance avait été dit sous LouisXV, et une réaction s’était faite. On avait poussé le noblejusqu’au fade, et la pureté jusqu’à l’ennui. La pruderie existe enarchitecture. Après les éblouissantes orgies de forme et de couleurdu dix-huitième siècle, l’art s’était mis à la diète, et ne sepermettait plus que la ligne droite. Ce genre de progrès aboutit àla laideur. L’art réduit au squelette, tel est le phénomène. C’estl’inconvénient de ces sortes de sagesses et d’abstinences ; lestyle est si sobre qu’il devient maigre.

En dehors de toute émotion politique, et à nevoir que l’architecture, un certain frisson se dégageait de cettesalle. On se rappelait confusément l’ancien théâtre, les logesenguirlandées, le plafond d’azur et de pourpre, le lustre àfacettes, les girandoles à reflets de diamants, les tentures gorgede pigeon, la profusion d’amours et de nymphes sur le rideau et surles draperies, toute l’idylle royale et galante, peinte, sculptéeet dorée, qui avait empli de son sourire ce lieu sévère, et l’onregardait partout autour de soi ces durs angles rectilignes, froidset tranchants comme l’acier ; c’était quelque chose commeBoucher guillotiné par David.

IV

 

Qui voyait l’Assemblée ne songeait plus à lasalle. Qui voyait le drame ne pensait plus au théâtre. Rien de plusdifforme et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau delâches. Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais.Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient,luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd’hui desfantômes.

Dénombrement titanique.

À droite, la Gironde, légion depenseurs ; à gauche, la Montagne, groupe d’athlètes. D’uncôté, Brissot, qui avait reçu les clefs de la Bastille ;Barbaroux, auquel obéissaient les Marseillais ; Kervélégan,qui avait sous la main le bataillon de Brest caserné au faubourgSaint-Marceau ; Gensonné, qui avait établi la suprématie desreprésentants sur les généraux ; le fatal Guadet, auquel unenuit, aux Tuileries, la reine avait montré le dauphinendormi ; Guadet baisa le front de l’enfant et fit tomber latête du père ; Salles, le dénonciateur chimérique desintimités de la Montagne avec l’Autriche ; Sillery, le boiteuxde la droite, comme Couthon était le cul-de-jatte de lagauche ; Lause-Duperret, qui, traité de scélérat par unjournaliste, l’invita à dîner en lui disant : « Jesais que « scélérat » veut simplement dire« l’homme qui ne pense pas comme nous » ;Rabaut-Saint-Étienne, qui avait commencé son Almanach de 1790 parce mot : La Révolution est finie ;Quinette, un de ceux qui précipitèrent Louis XVI ; lejanséniste Camus, qui rédigeait la constitution civile du clergé,croyait aux miracles du diacre Pâris, et se prosternait toutes lesnuits devant un Christ de sept pieds de haut cloué au mur de sachambre ; Fauchet, un prêtre qui, avec Camille Desmoulins,avait fait le 14 juillet ; Isnard, qui commit le crime dedire : Paris sera détruit, au moment même oùBrunswick disait : Paris sera brûlé ; JacobDupont, le premier qui cria : Je suis athée, et à quiRobespierre répondit : L’athéisme estaristocratique ; Lanjuinais, dure, sagace et vaillantetête bretonne ; Ducos, l’Euryale de Boyer-Fonfrède ;Rebecqui, le Pylade de Barbaroux ; Rebecqui donnait sadémission parce qu’on n’avait pas encore guillotinéRobespierre ; Richaud, qui combattait la permanence dessections ; Lasource, qui avait émis cet apophthegmemeurtrier : Malheur aux nationsreconnaissantes ! et qui, au pied de l’échafaud, devaitse contredire par cette fière parole jetée aux montagnards :Nous mourons parce que le peuple dort, et vous mourrez parceque le peuple se réveillera ; Biroteau, qui fit décréterl’abolition de l’inviolabilité, fut ainsi, sans le savoir, leforgeron du couperet, et dressa l’échafaud pour lui-même ;Charles Villatte, qui abrita sa conscience sous cetteprotestation : Je ne veux pas voter sous lescouteaux ; Louvet, l’auteur de Faublas, quidevait finir libraire au Palais-Royal avec Lodoïska aucomptoir ; Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, quis’écriait : Tous les rois ont senti sur leurs nuques le 21janvier ; Marec, qui avait pour souci « la factiondes anciennes limites » ; le journaliste Carra qui, aupied de l’échafaud, dit au bourreau : Ça m’ennuie demourir. J’aurais voulu voir la suite ; Vigée, quis’intitulait grenadier dans le deuxième bataillon deMayenne-et-Loire, et qui, menacé par les tribunes publiques,s’écriait : Je demande qu’au premier murmure des tribunes,nous nous retirions tous, et marchions à Versailles, le sabre à lamain ! Buzot, réservé à la mort de faim ; Valazé,promis à son propre poignard ; Condorcet, qui devait périr àBourg-la-Reine devenu Bourg-Égalité, dénoncé par l’Horace qu’ilavait dans sa poche ; Pétion, dont la destinée était d’êtreadoré par la foule en 1792 et dévoré par les loups en 1793 ;vingt autres encore, Pontécoulant, Marboz, Lidon, Saint-Martin,Dussaulx, traducteur de Juvénal, qui avait fait la campagne deHanovre, Boilleau, Bertrand, Lesterp-Beauvais, Lesage, Gomaire,Gardien, Mainvielle, Duplantier, Lacaze, Antiboul, et en tête unBarnave qu’on appelait Vergniaud.

De l’autre côté, Antoine-Louis-Léon Florellede Saint-Just, pâle, front bas, profil correct, œil mystérieux,tristesse profonde, vingt-trois ans ; Merlin de Thionville,que les Allemands appelaient Feuer-Teufel, « le diable defeu » ; Merlin de Douai, le coupable auteur de la loi dessuspects ; Soubrany, que le peuple de Paris, au premierprairial, demanda pour général ; l’ancien curé Lebon, tenantun sabre de la main qui avait jeté de l’eau bénite ;Billaud-Varennes, qui entrevoyait la magistrature del’avenir ; pas de juges, des arbitres ; Fabred’Églantine, qui eut une trouvaille charmante, le calendrierrépublicain, comme Rouget de Lisle eut une inspiration sublime, laMarseillaise, mais l’un et l’autre sans récidive ; Manuel, leprocureur de la Commune, qui avait dit : Un roi mort n’estpar un homme de moins ; Goujon, qui était entré dansTripstadt, dans Newstadt et dans Spire, et avait vu fuir l’arméeprussienne ; Lacroix, avocat changé en général, fait chevalierde Saint-Louis six jours avant le 10 août ; Fréron-Thersite,fils de Fréron-Zoïle ; Rulh, l’inexorable fouilleur del’armoire de fer, prédestiné au grand suicide républicain, devantse tuer le jour où mourrait la république ; Fouché, âme dedémon, face de cadavre ; Camboulas, l’ami du père Duchesne,lequel disait à Guillotin : Tu es du club des Feuillants,mais ta fille est du club des Jacobins ; Jagot, qui àceux qui plaignaient la nudité des prisonniers répondait ce motfarouche : Une prison est un habit de pierre ;Javogues, l’effrayant déterreur des tombeaux de Saint-Denis ;Osselin, proscripteur qui cachait chez lui une proscrite, madameCharry ; Bentabolle, qui, lorsqu’il présidait, faisait signeaux tribunes d’applaudir ou de huer ; le journaliste Robert,mari de mademoiselle Kéralio, laquelle écrivait : NiRobespierre, ni Marat ne viennent chez moi, Robespierre y viendraquand il voudra, Marat jamais ; Garan-Coulon, qui avaitfièrement demandé, quand l’Espagne était intervenue dans le procèsde Louis XVI, que l’Assemblée ne daignât pas lire la lettre d’unroi pour un roi ; Grégoire, évêque, digne d’abord de laprimitive Église, mais qui plus tard sous l’empire effaça lerépublicain Grégoire par le comte Grégoire ; Amar quidisait : Toute la terre condamne Louis XVI. À qui doncappeler du jugement ? aux planètes ; Rouyer, quis’était opposé, le 21 janvier, à ce qu’on tirât le canon duPont-Neuf, disant : Une tête de roi ne doit par faire entombant plus de bruit que la tête d’un autre homme ;Chénier, frère d’André ; Vadier, un de ceux qui posaient unpistolet sur la tribune ; Panis, qui disait à Momoro : –Je veux que Marat et Robespierre s’embrassent à ma table chezmoi. – Où demeures-tu ? – À Charenton. – Ailleurs m’eûtétonné, disait Momoro ; Legendre, qui fut le boucher dela révolution de France comme Pride avait été le boucher de larévolution d’Angleterre ; – Viens, que je t’assomme,criait-il à Lanjuinais. Et Lanjuinais répondait : Faisd’abord décréter que je suis un bœuf ; Collot d’Herbois,ce lugubre comédien, ayant sur la face l’antique masque aux deuxbouches qui disent Oui et Non, approuvant par l’une ce qu’ilblâmait par l’autre, flétrissant Carrier à Nantes et déifiantChâlier à Lyon, envoyant Robespierre à l’échafaud et Marat auPanthéon ; Génissieux, qui demandait la peine de mort contrequiconque aurait sur lui la médaille Louis XVImartyrisé ; Léonard Bourdon, le maître d’école qui avaitoffert sa maison au vieillard du Mont-Jura ; Topsent, marin,Goupilleau, avocat, Laurent Lecointre, marchand, Duhem, médecin,Sergent, statuaire, David, peintre, Joseph Égalité, prince.D’autres encore : Lecointe Puiraveau, qui demandait que Maratfût déclaré par décret « en état de démence » ;Robert Lindet, l’inquiétant créateur de cette pieuvre dont la têteétait le Comité de sûreté générale et qui couvrait la France de sesvingt et un mille bras, qu’on appelait les comitésrévolutionnaires ; Lebœuf, sur qui Girey-Dupré, dans sonNoël des faux patriotes, avait fait ce vers :

Lebœuf vif Legendre et beugla.

Thomas Payne, Américain, et clément ;Anacharsis Cloots, Allemand, baron, millionnaire, athée,hébertiste, candide ; l’intègre Lebas, l’ami des Duplay ;Rovère, un des rares hommes qui sont méchants pour la méchanceté,car l’art pour l’art existe plus qu’on ne croit ; Charlier,qui voulait qu’on dît vous aux aristocrates ;Tallien, élégiaque et féroce, qui fera le 9 thermidor paramour ; Cambacérès, procureur qui sera prince, Carrier,procureur qui sera tigre ; Laplanche, qui s’écria unjour : Je demande la priorité pour le canond’alarme ; Thuriot qui voulait le vote à haute voix desjurés du tribunal révolutionnaire ; Bourdon de l’Oise, quiprovoquait en duel Chambon, dénonçait Payne, et était dénoncé parHébert ; Fayau, qui proposait « l’envoi d’une arméeincendiaire » dans la Vendée ; Tavaux, qui le 13 avrilfut presque un médiateur entre la Gironde et la Montagne ;Vernier, qui demandait que les chefs girondins et les chefsmontagnards allassent servir comme simples soldats ; Rewbellqui s’enferma dans Mayence ; Bourbotte qui eut son cheval tuésous lui à la prise de Saumur ; Guimberteau qui dirigeal’armée des Côtes de Cherbourg ; Jard-Panvilliers qui dirigeal’armée des Côtes de la Rochelle, Lecarpentier qui dirigeal’escadre de Cancale ; Roberjot qu’attendait le guet-apens deRastadt ; Prieur de la Marne qui portait dans les camps savieille contre-épaulette de chef d’escadron ; Levasseur de laSarthe qui, d’un mot, décidait Serrent, commandant du bataillon deSaint-Amand, à se faire tuer ; Reverchon, Maure, Bernard deSaintes, Charles Richard, Lequinio, et au sommet de ce groupe unMirabeau qu’on appelait Danton.

En dehors de ces deux camps, et les tenanttous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre.

 

V

 

Au-dessous se courbaient l’épouvante, qui peutêtre noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous leshéroïsmes, sous les dévouements, sous les rages, la morne cohue desanonymes. Les bas-fonds de l’Assemblée s’appelaient la Plaine. Il yavait là tout ce qui flotte ; les hommes qui doutent, quihésitent, qui reculent, qui ajournent, qui épient, chacun craignantquelqu’un. La Montagne, c’était une élite ; la Gironde,c’était une élite ; la Plaine, c’était la foule. La Plaine serésumait et se condensait en Sieyès.

Sieyès, homme profond qui était devenu creux.Il s’était arrêté au tiers-état, et n’avait pu monter jusqu’aupeuple. De certains esprits sont faits pour rester à mi-côte.Sieyès appelait tigre Robespierre qui l’appelait taupe. Cemétaphysicien avait abouti, non à la sagesse, mais à la prudence.Il était courtisan et non serviteur de la révolution. Il prenaitune pelle et allait, avec le peuple, travailler au Champ de Mars,attelé à la même charrette qu’Alexandre de Beauharnais. Ilconseillait l’énergie dont il n’usait point. Il disait auxGirondins : Mettez le canon de votre parti. Il y ales penseurs qui sont les lutteurs ; ceux-là étaient, commeCondorcet, avec Vergniaud, ou, comme Camille Desmoulins, avecDanton. Il y a les penseurs qui veulent vivre, ceux-ci étaient avecSieyès.

Les cuves les plus généreuses ont leur lie.Au-dessous même de la Plaine, il y avait le Marais. Stagnationhideuse laissant voir les transparences de l’égoïsme. Là grelottaitl’attente muette des trembleurs. Rien de plus misérable. Tous lesopprobres, et aucune honte ; la colère latente ; larévolte sous la servitude. Ils étaient cyniquement effrayés ;ils avaient tous les courages de la lâcheté ; ils préféraientla Gironde et choisissaient la Montagne ; le dénoûmentdépendait d’eux ; ils versaient du côté qui réussissait ;ils livraient Louis XVI à Vergniaud, Vergniaud à Danton, Danton àRobespierre, Robespierre à Tallien. Ils piloriaient Marat vivant etdivinisaient Marat mort. Ils soutenaient tout jusqu’au jour où ilsrenversaient tout. Ils avaient l’instinct de la poussée décisive àdonner à tout ce qui chancelle. À leurs yeux, comme ils s’étaientmis en service à la condition qu’on fût solide, chanceler, c’étaitles trahir. Ils étaient le nombre, ils étaient la force, ilsétaient la peur. De là l’audace des turpitudes.

De là le 31 mai, le 11 germinal, le 9thermidor ; tragédies nouées par les géants et dénouées parles nains.

 

VI

 

À ces hommes pleins de passions étaient mêlésles hommes pleins de songes. L’utopie était là sous toutes sesformes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et soussa forme innocente qui abolissait la peine de mort ; spectredu côté des trônes, ange du côté des peuples. En regard des espritsqui combattaient, il y avait les esprits qui couvaient. Les unsavaient dans la tête la guerre, les autres la paix ; uncerveau, Carnot, enfantait quatorze armées ; un autre cerveau,Jean Debry, méditait une fédération démocratique universelle. Parmices éloquences furieuses, parmi ces voix hurlantes et grondantes,il y avait des silences féconds. Lakanal se taisait, et combinaitdans sa pensée l’éducation publique nationale ; Lanthenas setaisait, et créait les écoles primaires ; Révellière-Lépeauxse taisait, et rêvait l’élévation de la philosophie à la dignité dereligion. D’autres s’occupaient de questions de détail, pluspetites et plus pratiques. Guyton-Morveau étudiait l’assainissementdes hôpitaux, Maire l’abolition des servitudes réelles,Jean-Bon-Saint-André la suppression de la prison pour dettes et dela contrainte par corps, Romme la proposition de Chappe, Duboë lamise en ordre des archives, Coren-Fustier la création du cabinetd’anatomie et du muséum d’histoire naturelle, Guyomard lanavigation fluviale et le barrage de l’Escaut. L’art avait sesfanatiques et même ses monomanes ; le 21 janvier, pendant quela tête de la monarchie tombait sur la place de la Révolution,Bézard, représentant de l’Oise, allait voir un tableau de Rubenstrouvé dans un galetas de la rue Saint-Lazare. Artistes, orateurs,prophètes, hommes-colosses comme Danton, hommes-enfants commeCloots, gladiateurs et philosophes, tous allaient au même but, leprogrès. Rien ne les déconcertait. La grandeur de la Convention futde chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommesappellent l’impossible. À l’une de ses extrémités, Robespierreavait l’œil fixé sur le droit ; à l’autre extrémité, Condorcetavait l’œil fixé sur le devoir.

Condorcet était un homme de rêverie et declarté ; Robespierre était un homme d’exécution ; etquelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies,exécution signifie extermination. Les révolutions ont deuxversants, montée et descente, et portent étagées sur ces versantstoutes les saisons, depuis la glace jusqu’aux fleurs. Chaque zonede ces versants produit les hommes qui conviennent à son climat,depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu’à ceux qui vivent dansla foudre.

 

VII

 

On se montrait le repli du couloir de gaucheoù Robespierre avait dit bas à l’oreille de Garat, l’ami deClavière, ce mot redoutable : Clavière a conspiré partoutoù il a respiré. Dans ce même recoin, commode aux apartés etaux colères à demi-voix, Fabre d’Églantine avait querellé Romme, etlui avait reproché de défigurer son calendrier par le changement deFervidor en Thermidor. On se montrait l’angle oùsiégeaient, se touchant le coude, les sept représentants de laHaute-Garonne qui, appelés les premiers à prononcer leur verdictsur Louis XVI, avaient ainsi répondu l’un après l’autre :Mailhe : la mort. – Delmas : la mort. – Projean : lamort. – Calès : la mort. – Ayral : la mort. –Julien : la mort. – Desaby : la mort. Éternellerépercussion qui emplit toute l’histoire, et qui, depuis que lajustice humaine existe, a toujours mis l’écho du sépulcre sur lemur du tribunal. On désignait du doigt, dans la tumultueuse mêléedes visages, tous ces hommes d’où était sorti le brouhaha des votestragiques ; Paganel, qui avait dit : La mort. Un roin’est utile que par sa mort ; Millaud, qui avaitdit : Aujourd’hui, si la mort n’existait pas, il faudraitl’inventer ; le vieux Raffron du Trouillet, qui avaitdit : La mort vite ! Goupilleau, qui avaitcrié : L’échafaud tout de suite. La lenteur aggrave lamort ; Sieyès, qui avait eu cette concisionfunèbre : La mort ; Thuriot, qui avait rejetél’appel au peuple proposé par Buzot : Quoi ! lesassemblées primaires ! quoi ! quarante-quatre milletribunaux ! Procès sans terme. La tête de Louis XVI aurait letemps de blanchir avant de tomber ; Augustin-BonRobespierre, qui, après son frère, s’était écrié : Je neconnais point l’humanité qui égorge les peuples, et qui pardonneaux despotes. La mort ! demander un sursis c’est substituer àl’appel au peuple un appel aux tyrans ; Foussedoire, leremplaçant de Bernardin de Saint-Pierre, qui avait dit :J’ai en horreur l’effusion du sang humain, mais le sang d’unroi n’est pas le sang d’un homme. La mort ;Jean-Bon-Saint-André, qui avait dit : Pas de peuple libresans le tyran mort ; Lavicomterie, qui avait proclamécette formule : Tant que le tyran respire, la libertéétouffe. La mort. Chateauneuf-Randon, qui avait jeté cecri : La mort de Louis le Dernier ! Guyardin,qui avait émis ce vœu : Qu’on l’exécuteBarrière-Renversée ! la Barrière-Renversée c’était labarrière du Trône ; Tellier, qui avait dit : Qu’onforge, pour tirer contre l’ennemi, un canon du calibre de la têtede Louis XVI. Et les indulgents : Gentil, qui avaitdit : Je vote la réclusion. Faire un Charles Ier, c’estfaire un Cromwell ; Bancal, qui avait dit :L’exil. Je veux voir le premier roi de l’univers condamné àfaire un métier pour gagner sa vie ; Albouys, qui avaitdit : Le bannissement. Que ce spectre vivant aille errerautour des trônes ; Zangiacomi, qui avait dit :La détention. Gardons Capet vivant commeépouvantail ; Chaillon, qui avait dit : Qu’ilvive. Je ne veux par faire un mort dont Rome fera un saint.Pendant que ces sentences tombaient de ces lèvres sévères et, l’uneaprès l’autre, se dispersaient dans l’histoire, dans les tribunesdes femmes décolletées et parées comptaient les voix, une liste àla main, et piquaient des épingles sous chaque vote.

Où est entrée la tragédie, l’horreur et lapitié restent.

Voir la Convention, à quelque époque de sonrègne que ce fût, c’était revoir le jugement du dernierCapet ; la légende du 21 janvier semblait mêlée à tous sesactes ; la redoutable assemblée était pleine de ces haleinesfatales qui avaient passé sur le vieux flambeau monarchique allumédepuis dix-huit siècles, et l’avaient éteint ; le décisifprocès de tous les rois dans un roi était comme le point de départde la grande guerre qu’elle faisait au passé ; quelle que fûtla séance de la Convention à laquelle on assistât, on voyait s’yprojeter l’ombre portée de l’échafaud de Louis XVI ; lesspectateurs se racontaient les uns aux autres la démission deKersaint, la démission de Roland, Duchâtel le député desDeux-Sèvres, qui se fit apporter malade sur son lit, et, mourant,vota la vie, ce qui fit rire Marat ; et l’on cherchait desyeux le représentant, oublié par l’histoire aujourd’hui, qui, aprèscette séance de trente-sept heures, tombé de lassitude et desommeil sur son banc, et réveillé par l’huissier quand ce fut sontour de voter, entr’ouvrit les yeux, dit : Lamort ! et se rendormit.

Au moment où ils condamnèrent à mort LouisXVI, Robespierre avait encore dix-huit mois à vivre, Danton quinzemois, Vergniaud neuf mois, Marat cinq mois et trois semaines,Lepelletier-Saint-Fargeau un jour. Court et terrible souffle desbouches humaines !

 

VIII

 

Le peuple avait sur la Convention une fenêtreouverte, les tribunes publiques, et, quand la fenêtre ne suffisaitpas, il ouvrait la porte, et la rue entrait dans l’assemblée. Cesinvasions de la foule dans ce sénat sont une des plus surprenantesvisions de l’histoire. Habituellement, ces irruptions étaientcordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Maisc’est une cordialité redoutable que celle d’un peuple qui, un jour,en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarantemille fusils. À chaque instant, un défilé interrompait laséance ; c’étaient des députations admises à la barre, despétitions, des hommages, des offrandes. La pique d’honneur dufaubourg Saint-Antoine entrait, portée par des femmes. Des Anglaisoffraient vingt mille souliers aux pieds nus de nos soldats.« Le citoyen Arnoux, disait le Moniteur, curéd’Aubignan, commandant du bataillon de la Drôme, demande à marcheraux frontières, et que sa cure lui soit conservée. » Lesdélégués des sections arrivaient apportant sur des brancards desplats, des patènes, des calices, des ostensoirs, des monceaux d’or,d’argent et de vermeil, offerts à la patrie par cette multitude enhaillons, et demandaient pour récompense la permission de danser lacarmagnole devant la Convention. Chenard, Narbonne et Vallièrevenaient chanter des couplets en l’honneur de la Montagne. Lasection du Mont-Blanc apportait le buste de Lepelletier, et unefemme posait un bonnet rouge sur la tête du président quil’embrassait ; « les citoyennes de la section duMail » jetaient des fleurs « auxlégislateurs » ; les « élèves de la patrie »venaient, musique en tête, remercier la Convention d’avoir« préparé la prospérité du siècle » ; les femmes dela section des Gardes-Françaises offraient des roses ; lesfemmes de la section des Champs-Élysées offraient une couronne dechêne ; les femmes de la section du Temple venaient à la barrejurer de ne s’unir qu’à de vrais républicains ; lasection de Molière présentait une médaille de Franklin qu’onsuspendait, par décret, à la couronne de la statue de laLiberté ; les Enfants-Trouvés, déclarés Enfants de laRépublique, défilaient, revêtus de l’uniforme national ; lesjeunes filles de la section de Quatre-vingt-douze arrivaient enlongues robes blanches, et le lendemain le Moniteurcontenait cette ligne : « Le président reçoit un bouquetdes mains innocentes d’une jeune beauté. » Les orateurssaluaient les foules ; parfois ils les flattaient ; ilsdisaient à la multitude : – Tu es infaillible, tu esirréprochable, tu es sublime ; – le peuple a un côtéenfant ; il aime ces sucreries. Quelquefois l’émeutetraversait l’assemblée, y entrait furieuse et sortait apaisée,comme le Rhône qui traverse le lac Léman, et qui est de fange en yentrant, et d’azur en en sortant.

Parfois c’était moins pacifique, et Henriotfaisait apporter devant la porte des Tuileries des grils à rougirles boulets.

 

IX

 

En même temps qu’elle dégageait de larévolution, cette assemblée produisait de la civilisation.Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur,le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueusefuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèlesaux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamaisdans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre latolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité,l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome :La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autrecitoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute lasociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elledéclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muetdevenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mèrequ’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelinqu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dansl’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traitedes noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait lasolidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elleorganisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris,l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune.Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétaitl’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité decalcul par le système décimal. Elle fondait les finances de laFrance, et à la longue banqueroute monarchique elle faisaitsuccéder le crédit public. Elle donnait à la circulation letélégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie leshôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à lascience le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. Enmême temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze milledeux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers aun but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclaraitla morale universelle base de la société et la conscienceuniverselle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie,fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humainerectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreusedevenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairéeet assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée surtous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tousles principes, la Convention le faisait, ayant dans les entraillescette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, lesrois.

 

X

 

Lieu immense. Tous les types humains,inhumains et surhumains étaient là. Amas épique d’antagonismes.

Guillotin évitant David, Bazire insultantChabot, Guadet raillant Saint-Just, Vergniaud dédaignant Danton,Louvet attaquant Robespierre, Buzot dénonçant Égalité, Chambonflétrissant Pache, tous exécrant Marat. Et que de noms encore ilfaudrait enregistrer ! Armonville, dit Bonnet-Rouge, parcequ’il ne siégeait qu’en bonnet phrygien, ami de Robespierre, etvoulant, « après Louis XVI, guillotiner Robespierre » pargoût de l’équilibre ; Massieu, collègue et ménechme de ce bonLamourette, évêque fait pour laisser son nom à un baiser ;Lehardy du Morbihan stigmatisant les prêtres de Bretagne ;Barère, l’homme des majorités, qui présidait quand Louis XVI parutà la barre, et qui était à Paméla ce que Louvet était àLodoïska ; l’oratorien Daunou qui disait : Gagnons dutemps ; Dubois-Crancé à l’oreille de qui se penchaitMarat ; le marquis de Chateauneuf, Laclos, Hérault deSéchelles qui reculait devant Henriot criant : Canonniers,à vos pièces ; Julien, qui comparait la Montagne auxThermopyles ; Gamon, qui voulait une tribune publique réservéeuniquement aux femmes ; Laloy, qui décerna les honneurs de laséance à l’évêque Gobel venant à la Convention déposer la mitre etcoiffer le bonnet rouge ; Lecomte, qui s’écriait :C’est donc à qui se déprêtrisera ! Féraud, dontBoissy-d’Anglas saluera la tête, laissant à l’histoire cettequestion : – Boissy-d’Anglas a-t-il salué la tête,c’est-à-dire la victime, ou la pique, c’est-à-dire lesassassins ? – Les deux frères Duprat, l’un montagnard, l’autregirondin, qui se haïssaient comme les deux frères Chénier.

Il s’est dit à cette tribune de cesvertigineuses paroles qui ont, quelquefois, à l’insu même de celuiqui les prononce, l’accent fatidique des révolutions, et à la suitedesquelles les faits matériels paraissent avoir brusquement on nesait quoi de mécontent et de passionné, comme s’ils avaient malpris les choses qu’on vient d’entendre ; ce qui se passesemble courroucé de ce qui se dit ; les catastrophessurviennent furieuses et comme exaspérées par les paroles deshommes. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour détacherl’avalanche. Un mot de trop peut être suivi d’un écroulement. Sil’on n’avait pas parlé, cela ne serait pas arrivé. On diraitparfois que les événements sont irascibles.

C’est de cette façon, c’est par le hasard d’unmot d’orateur mal compris qu’est tombée la tête de madameElisabeth.

À la Convention l’intempérance de langageétait de droit.

Les menaces volaient et se croisaient dans ladiscussion comme les flammèches dans l’incendie. PÉTION :Robespierre, venez au fait. – ROBESPIERRE : Le fait, c’estvous, Pétion, j’y viendrai, et vous le verrez. – UNE VOIX :Mort à Marat ! – MARAT : Le jour où Marat mourra, il n’yaura plus de Paris, et le jour où Paris périra, il n’y aura plus deRépublique. – Billaud-Varennes se lève et dit : Nous voulons…Barrère l’interrompt : Tu parles comme un roi. – Un autrejour, PHILIPPEAUX : Un membre a tiré l’épée contre moi. –AUDOUIN : Président, rappelez à l’ordre l’assassin. – LEPRÉSIDENT : Attendez. – PANIS : Président, je vousrappelle à l’ordre, moi. – On riait aussi, rudement :LECOINTRE : Le curé du Chant-de-Bout se plaint de Fauchet, sonévêque, qui lui défend de se marier. – UNE VOIX : Je ne voispas pourquoi Fauchet, qui a des maîtresses, veut empêcher lesautres d’avoir des épouses. – UNE AUTRE VOIX : Prêtre, prendsfemme ! – Les tribunes se mêlaient à la conversation. Ellestutoyaient l’Assemblée. Un jour le représentant Ruamps monte à latribune. Il avait une « hanche » beaucoup plus grosse quel’autre. Un des spectateurs lui cria : – Tourne ça du côté dela droite, puisque tu as une « joue » à la David ! –Telles étaient les libertés que le peuple prenait avec laConvention. Une fois pourtant, dans le tumulte du 11 avril 1793, leprésident fit arrêter un interrupteur des tribunes.

Un jour, cette séance a eu pour témoin levieux Buonarotti, Robespierre prend la parole et parle deux heures,regardant Danton, tantôt fixement, ce qui était grave, tantôtobliquement, ce qui était pire. Il foudroie à bout portant. Iltermine par une explosion indignée, pleine de mots funèbres :– On connaît les intrigants, on connaît les corrupteurs et lescorrompus, on connaît les traîtres ; ils sont dans cetteassemblée. Ils nous entendent ; nous les voyons et nous ne lesquittons pas des yeux. Qu’ils regardent au-dessus de leur tête, etils y verront le glaive de la loi ; qu’ils regardent dans leurconscience, et ils y verront leur infamie. Qu’ils prennent garde àeux. – Et quand Robespierre a fini, Danton, la face au plafond, lesyeux à demi fermés, un bras pendant par-dessus le dossier de sonbanc, se renverse en arrière, et on l’entend fredonner :

Cadet Rousselfait des discours

Qui ne sont paslongs quand ils sont courts.

Les imprécations se donnaient la réplique. –Conspirateur ! – Assassin ! – Scélérat ! –Factieux ! – Modéré ! – On se dénonçait au buste deBrutus qui était là. Apostrophes, injures, défis. Regards furieuxd’un côté à l’autre, poings montrés, pistolets entrevus, poignardsà demi tirés. Énorme flamboiement de la tribune. Quelques-unsparlaient comme s’ils étaient adossés à la guillotine. Les têtesondulaient, épouvantées et terribles. Montagnards, Girondins,Feuillants, Modérantistes, Terroristes, Jacobins, Cordeliers ;dix-huit prêtres régicides.

Tous ces hommes ! tas de fumées pousséesdans tous les sens.

 

XI

 

Esprits en proie au vent.

Mais ce vent était un vent de prodige.

Être un membre de la Convention, c’était êtreune vague de l’Océan. Et ceci était vrai des plus grands. La forced’impulsion venait d’en haut. Il y avait dans la Convention unevolonté qui était celle de tous et n’était celle de personne. Cettevolonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflaitdans l’ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution.Quand cette idée passait, elle abattait l’un et soulevaitl’autre ; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-làaux écueils. Cette idée savait où elle allait, et poussait legouffre devant elle. Imputer la révolution aux hommes, c’estimputer la marée aux flots.

La révolution est une action de l’Inconnu.Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirezà l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Ellesemble l’œuvre en commun des grands événements et des grandsindividus mêlés, mais elle est en réalité la résultante desévénements. Les événements dépensent, les hommes payent. Lesévénements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signéCamille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre estsigné Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier estsigné Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoireet Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme etsinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin.Robespierre croyait en Dieu. Certes !

La Révolution est une forme du phénomèneimmanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons laNécessité.

Devant cette mystérieuse complication debienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? del’histoire.

Parce que. Cette réponse de celui quine sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout.

En présence de ces catastrophes climatériquesqui dévastent et vivifient la civilisation, on hésite à juger ledétail. Blâmer ou louer les hommes à cause du résultat, c’estpresque comme si on louait ou blâmait les chiffres à cause dutotal. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. Lasérénité éternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus desrévolutions la vérité et la justice demeurent comme le ciel étoiléau-dessus des tempêtes.

 

XII

 

Telle était cette Convention démesurée ;camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à lafois, feux nocturnes d’une armée d’idées assiégées, immense bivouacd’esprits sur un versant d’abîme. Rien dans l’histoire n’estcomparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave etcarrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.

La Convention a toujours ployé au vent ;mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle deDieu.

Et aujourd’hui, après quatre-vingts ansécoulés, chaque fois que devant la pensée d’un homme, quel qu’ilsoit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet hommes’arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grandpassage d’ombres.

MARAT DANS LA COULISSE

 

Comme il l’avait annoncé à Simonne Évrard,Marat, le lendemain de la rencontre de la rue du Paon, alla à laConvention.

Il y avait à la Convention un marquismaratiste, Louis de Montaut, celui qui plus tard offrit à laConvention une pendule décimale surmontée du buste de Marat.

Au moment où Marat entrait, Chabot venait des’approcher de Montaut.

– Ci-devant… dit-il.

Montaut leva les yeux.

– Pourquoi m’appelles-tu ci-devant ?

– Parce que tu l’es.

– Moi ?

– Puisque tu étais marquis.

– Jamais.

– Bah !

– Mon père était soldat, mon grand-père étaittisserand.

– Qu’est-ce que tu nous chantes là,Montaut ?

– Je ne m’appelle pas Montaut.

– Comment donc t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Maribon.

– Au fait, dit Chabot, cela m’est égal.

Et il ajouta entre ses dents :

– C’est à qui ne sera pas marquis.

Marat s’était arrêté dans le couloir de gaucheet regardait Montaut et Chabot.

Toutes les fois que Marat entrait, il y avaitune rumeur ; mais loin de lui. Autour de lui on se taisait.Marat n’y prenait pas garde. Il dédaignait le « coassement dumarais ».

Dans la pénombre des bancs obscurs d’en bas,Conpé de l’Oise, Prunelle, Villars, évêque, qui plus tard futmembre de l’Académie française, Boutroue, Petit, Plaichard, Bonet,Thibaudeau, Valdruche, se le montraient du doigt.

– Tiens, Marat !

– Il n’est donc pas malade ?

– Si, puisqu’il est en robe de chambre.

– En robe de chambre ?

– Pardieu oui !

– Il se permet tout !

– Il ose venir ainsi à laConvention !

– Puisqu’un jour il y est venu coiffé delauriers, il peut bien y venir en robe de chambre !

– Face de cuivre et dents de vert-de-gris.

– Sa robe de chambre paraît neuve.

– En quoi est-elle ?

– En reps.

– Rayé.

– Regardez donc les revers.

– Ils sont en peau.

– De tigre.

– Non, d’hermine.

– Fausse.

– Et il a des bas !

– C’est étrange.

– Et des souliers à boucles.

– D’argent !

– Voilà ce que les sabots de Camboulas ne luipardonneront pas.

Sur d’autres bancs on affectait de ne pas voirMarat. On causait d’autre chose. Santhonax abordait Dussaulx.

– Vous savez, Dussaulx ?

– Quoi ?

– Le ci-devant comte de Brienne ?

– Qui était à la Force avec le ci-devant ducde Villeroy ?

– Oui.

– Je les ai connus tous les deux. Ehbien ?

– Ils avaient si grand’peur qu’ils saluaienttous les bonnets rouges de tous les guichetiers, et qu’un jour ilsont refusé de jouer une partie de piquet parce qu’on leurprésentait un jeu de cartes à rois et à reines.

– Eh bien ?

– On les a guillotinés hier.

– Tous les deux ?

– Tous les deux.

– En somme, comment avaient-ils été dans laprison ?

– Lâches.

– Et comment ont-ils été surl’échafaud ?

– Intrépides.

Et Dussaulx jetait cetteexclamation :

– Mourir est plus facile que vivre.

Barère était en train de lire unrapport : il s’agissait de la Vendée. Neuf cents hommes duMorbihan étaient partis avec du canon pour secourir Nantes. Redonétait menacé par les paysans. Paimbœuf était attaqué. Une stationnavale croisait à Maindrin pour empêcher les descentes. DepuisIngrande jusqu’à Maure, toute la rive gauche de la Loire étaithérissée de batteries royalistes. Trois mille paysans étaientmaîtres de Pornic. Ils criaient Vivent les Anglais !Une lettre de Santerre à la Convention, que Barère lisait, seterminait ainsi : « Sept mille paysans ont attaquéVannes. Nous les avons repoussés, et ils ont laissé dans nos mainsquatre canons… »

– Et combien de prisonniers ? interrompitune voix.

Barère continua… – Post-scriptum de lalettre : « Nous n’avons pas de prisonniers, parce quenous n’en faisons plus. » Marat toujours immobile n’écoutaitpas, il était comme absorbé par une préoccupation sévère.

Il tenait dans sa main et froissait entre sesdoigts un papier sur lequel quelqu’un qui l’eût déplié eût pu lireces lignes, qui étaient de l’écriture de Momoro et qui étaientprobablement une réponse à une question posée par Marat :

« – Il n’y a rien à faire contrel’omnipotence des commissaires délégués, surtout contre lesdélégués du Comité de salut public. Génissieux a eu beau dire dansla séance du 6 mai : » Chaque commissaire est plusqu’un roi «, cela n’y fait rien. Ils ont pouvoir de vie et demort. Massade à Angers, Trullard à Saint-Amand, Nyon près dugénéral Marcé, Parrein à l’armée des Sables, Millier à l’armée deNiort, sont tout-puissants. Le club des Jacobins a été jusqu’ànommer Parrein général de brigade. Les circonstances absolventtout. Un délégué du Comité de salut public tient en échec ungénéral en chef. »

Marat acheva de froisser le papier, le mitdans sa poche et s’avança lentement vers Montaut et Chabot quicontinuaient à causer et ne l’avaient pas vu entrer.

Chabot disait :

– Maribon ou Montaut, écoute ceci : jesors du Comité de salut public.

– Et qu’y fait-on ?

– On y donne un noble à garder à unprêtre.

– Ah !

– Un noble comme toi…

– Je ne suis pas noble, dit Montaut.

– À un prêtre…

– Comme toi.

– Je ne suis pas prêtre, dit Chabot.

Tous deux se mirent à rire.

– Précise l’anecdote, repartit Montaut.

– Voici ce que c’est. Un prêtre appeléCimourdain est délégué avec pleins pouvoirs près d’un vicomte nomméGauvain ; ce vicomte commande la colonne expéditionnaire del’armée des Côtes. Il s’agit d’empêcher le noble de tricher et leprêtre de trahir.

– C’est bien simple, répondit Montaut. Il n’ya qu’à mettre la mort dans l’aventure.

– Je viens pour cela, dit Marat.

Ils levèrent la tête.

– Bonjour, Marat, dit Chabot, tu assistesrarement à nos séances.

– Mon médecin me commande les bains, réponditMarat.

– Il faut se défier des bains, repritChabot ; Sénèque est mort dans un bain.

Marat sourit :

– Chabot, il n’y a pas ici de Néron.

– Il y a toi, dit une voix rude.

C’était Danton qui passait et qui montait àson banc.

Marat ne se retourna pas.

Il pencha sa tête entre les deux visages deMontaut et de Chabot.

– Écoutez, je viens pour une chose sérieuse,il faut qu’un de nous trois propose aujourd’hui un projet de décretà la Convention.

– Pas moi, dit Montaut, on ne m’écoute pas, jesuis marquis.

– Moi, dit Chabot, on ne m’écoute pas, je suiscapucin.

– Et moi, dit Marat, on ne m’écoute pas, jesuis Marat.

Il y eut entre eux un silence.

Marat préoccupé n’était pas aisé à interroger.Montaut pourtant hasarda une question.

– Marat, quel est le décret que tudésires ?

– Un décret qui punisse de mort tout chefmilitaire qui fait évader un rebelle prisonnier.

Chabot intervint.

– Ce décret existe, on a voté cela finavril.

– Alors c’est comme s’il n’existait pas, ditMarat. Partout dans toute la Vendée, c’est à qui fera évader lesprisonniers, et l’asile est impuni.

– Marat, c’est que le décret est endésuétude.

– Chabot, il faut le remettre en vigueur.

– Sans doute.

– Et pour cela parler à la Convention.

– Marat, la Convention n’est pasnécessaire ; le Comité de salut public suffit.

– Le but est atteint, ajouta Montaut, si leComité de salut public fait placarder le décret dans toutes lescommunes de la Vendée, et fait deux ou trois bons exemples.

– Sur les grandes têtes, reprit Chabot. Surles généraux.

Marat grommela : – En effet, celasuffira.

– Marat, repartit Chabot, va toi-même direcela au Comité de salut public.

Marat le regarda entre les deux yeux, ce quin’était pas agréable, même pour Chabot.

– Chabot, dit-il, le Comité de salut public,c’est chez Robespierre ; je ne vais pas chez Robespierre.

– J’irai, moi, dit Montaut.

– Bien, dit Marat.

Le lendemain était expédié dans toutes lesdirections un ordre du Comité de salut public enjoignant d’afficherdans les villes et villages de Vendée et de faire exécuterstrictement le décret portant peine de mort contre toute connivencedans les évasions de brigands et d’insurgés prisonniers.

Ce décret n’était qu’un premier pas ; laConvention devait aller plus loin encore. Quelques mois après, le11 brumaire an II (novembre 1793), à propos de Laval qui avaitouvert ses portes aux Vendéens fugitifs, elle décréta que touteville qui donnerait asile aux rebelles serait démolie etdétruite.

De leur côté, les princes de l’Europe, dans lemanifeste du duc de Brunswick, inspiré par les émigrés et rédigépar le marquis de Linnon, intendant du duc d’Orléans, avaientdéclaré que tout Français pris les armes à la main serait fusillé,et que, si un cheveu tombait de la tête du roi, Paris seraitrasé.

Sauvagerie contre barbarie.

Partie 3
EN VENDÉE

LIVRE I – LA VENDÉE

LES FORÊTS

 

Il y avait alors en Bretagne sept forêtshorribles. La Vendée, c’est la révolte-prêtre. Cette révolte a eupour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s’entr’aident.

Les sept Forêts-Noires de Bretagne étaient laforêt de Fougères qui barre le passage entre Dol etAvranches ; la forêt de Princé qui a huit lieues detour ; la forêt de Paimpont, pleine de ravines et deruisseaux, presque inaccessible du côté de Baignon, avec uneretraite facile sur Concornet qui était un bourg royaliste ;la forêt de Rennes d’où l’on entendait le tocsin des paroissesrépublicaines, toujours nombreuses près des villes ; c’est làque Puysaye perdit Focard ; la forêt de Machecoul qui avaitCharette pour bête fauve ; la forêt de Garnache qui était auxLa Trémoille, aux Gauvain et aux Rohan ; la forêt deBrocéliande qui était aux fées.

Un gentilhomme en Bretagne avait le titre deseigneur des Sept-Forêts. C’était le vicomte de Fontenay,prince breton.

Car le prince breton existait, distinct duprince français. Les Rohan étaient princes bretons. Garnier deSaintes, dans son rapport à la Convention, 15 nivôse an II,qualifie ainsi le prince de Talmont : « Ce Capet desbrigands, souverain du Maine et de la Normandie. » L’histoiredes forêts bretonnes, de 1792 à 1800, pourrait être faite à part,et elle se mêlerait à la vaste aventure de la Vendée comme unelégende.

L’histoire a sa vérité, la légende a lasienne. La vérité légendaire est d’une autre nature que la véritéhistorique. La vérité légendaire, c’est l’invention ayant pourrésultat la réalité. Du reste l’histoire et la légende ont le mêmebut, peindre sous l’homme momentané l’homme éternel.

La Vendée ne peut être complètement expliquéeque si la légende complète l’histoire ; il faut l’histoirepour l’ensemble et la légende pour le détail.

Disons que la Vendée en vaut la peine. LaVendée est un prodige.

Cette Guerre des Ignorants, si stupide et sisplendide, abominable et magnifique, a désolé et enorgueilli laFrance. La Vendée est une plaie qui est une gloire.

À de certaines heures la société humaine a sesénigmes, énigmes qui pour les sages se résolvent en lumière et pourles ignorants en obscurité, en violence et en barbarie. Lephilosophe hésite à accuser. Il tient compte du trouble queproduisent les problèmes. Les problèmes ne passent point sans jeterau-dessous d’eux une ombre comme les nuages.

Si l’on veut comprendre la Vendée, qu’on sefigure cet antagonisme : d’un côté la révolution française, del’autre le paysan breton. En face de ces événements incomparables,menace immense de tous les bienfaits à la fois, accès de colère dela civilisation, excès du progrès furieux, amélioration démesuréeet inintelligible, qu’on place ce sauvage grave et singulier, cethomme à l’œil clair et aux longs cheveux, vivant de lait et dechâtaignes, borné à son toit de chaume, à sa haie et à son fossé,distinguant chaque hameau du voisinage au son de la cloche, ne seservant de l’eau que pour boire, ayant sur le dos une veste de cuiravec des arabesques de soie, inculte et brodé, tatouant ses habitscomme ses ancêtres les Celtes avaient tatoué leurs visages,respectant son maître dans son bourreau, parlant une langue morte,ce qui est faire habiter une tombe à sa pensée, piquant ses bœufs,aiguisant sa faulx, sarclant son blé noir, pétrissant sa galette desarrasin, vénérant sa charrue d’abord, sa grand’mère ensuite,croyant à la sainte Vierge et à la Dame blanche, dévot à l’autel etaussi à la haute pierre mystérieuse debout au milieu de la lande,laboureur dans la plaine, pêcheur sur la côte, braconnier dans lehallier, aimant ses rois, ses seigneurs, ses prêtres, sespoux ; pensif, immobile souvent des heures entières sur lagrande grève déserte, sombre écouteur de la mer.

Et qu’on se demande si cet aveugle pouvaitaccepter cette clarté.

LES HOMMES

 

Le paysan a deux points d’appui : lechamp qui le nourrit, le bois qui le cache.

Ce qu’étaient les forêts bretonnes, on se lefigurerait difficilement ; c’étaient des villes. Rien de plussourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricablesenchevêtrements d’épines et de branchages ; ces vastesbroussailles étaient des gîtes d’immobilité et de silence ;pas de solitude d’apparence plus morte et plus sépulcrale ; sil’on eût pu, subitement et d’un seul coup pareil à l’éclair, couperles arbres, on eût brusquement vu dans cette ombre un fourmillementd’hommes.

Des puits ronds et étroits, masqués au dehorspar des couvercles de pierre et de branches, verticaux, puishorizontaux, s’élargissant sous terre en entonnoir, et aboutissantà des chambres ténébreuses, voilà ce que Cambyse trouva en Égypteet ce que Westermann trouva en Bretagne ; là c’était dans ledésert, ici c’était dans la forêt ; dans les caves d’Égypte ily avait des morts, dans les caves de Bretagne il y avait desvivants. Une des plus sauvages clairières du bois de Misdon, touteperforée de galeries et de cellules où allait et venait un peuplemystérieux, s’appelait « la Grande ville ». Une autreclairière, non moins déserte en dessus et non moins habitée endessous, s’appelait « la Place royale ».

Cette vie souterraine était immémoriale enBretagne. De tout temps l’homme y avait été en fuite devantl’homme. De là les tanières de reptiles creusées sous les arbres.Cela datait des druides, et quelques-unes de ces cryptes étaientaussi anciennes que les dolmens. Les larves de la légende et lesmonstres de l’histoire, tout avait passé sur ce noir pays,Teutatès, César, Hoël, Néomène, Geoffroy d’Angleterre,Alain-gant-de-fer, Pierre Mauclerc, la maison française de Blois,la maison anglaise de Montfort, les rois et les ducs, les neufbarons de Bretagne, les juges des Grands-Jours, les comtes deNantes querellant les comtes de Rennes, les routiers, lesmalandrins, les grandes compagnies, René II, vicomte de Rohan, lesgouverneurs pour le roi, le « bon duc de Chaulnes »branchant les paysans sous les fenêtres de madame de Sévigné, auquinzième siècle les boucheries seigneuriales, au seizième et audix-septième siècle les guerres de religion, au dix-huitième siècleles trente mille chiens dressés à chasser aux hommes ; sous cepiétinement effroyable le peuple avait pris le parti dedisparaître. Tour à tour les troglodytes pour échapper aux Celtes,les Celtes pour échapper aux Romains, les Bretons pour échapper auxNormands, les huguenots pour échapper aux catholiques, lescontrebandiers pour échapper aux gabelous, s’étaient réfugiésd’abord dans les forêts, puis sous la terre. Ressource des bêtes.C’est là que la tyrannie réduit les nations. Depuis deux mille ans,le despotisme sous toutes ses espèces, la conquête, la féodalité,le fanatisme, le fisc, traquait cette misérable Bretagneéperdue ; sorte de battue inexorable qui ne cessait sous uneforme que pour recommencer sous l’autre. Les hommes seterraient.

L’épouvante, qui est une sorte de colère,était toute prête dans les âmes, et les tanières étaient toutesprêtes dans les bois, quand la république française éclata. LaBretagne se révolta, se trouvant opprimée par cette délivrance deforce. Méprise habituelle aux esclaves.

CONNIVENCE DES HOMMES ET DES FORÊTS

 

Les tragiques forêts bretonnes reprirent leurvieux rôle et furent servantes et complices de cette rébellion,comme elles l’avaient été de toutes les autres.

Le sous-sol de telle forêt était une sorte demadrépore percé et traversé en tous sens par une voirie inconnue desapes, de cellules et de galeries. Chacune de ces cellules aveuglesabritait cinq ou six hommes. La difficulté était d’y respirer. On ade certains chiffres étranges qui font comprendre cette puissanteorganisation de la vaste émeute paysanne. En Ille-et-Vilaine, dansla forêt du Pertre, asile du prince de Talmont, on n’entendait pasun souffle, on ne trouvait pas une trace humaine, et il y avait sixmille hommes avec Focard ; en Morbihan, dans la forêt deMeulac, on ne voyait personne, et il y avait huit mille hommes. Cesdeux forêts, le Pertre et Meulac, ne comptent pourtant pas parmiles grandes forêts bretonnes. Si l’on marchait là-dessus, c’étaitterrible. Ces halliers hypocrites, pleins de combattants tapis dansune sorte de labyrinthe sous-jacent, étaient comme d’énormeséponges obscures d’où, sous la pression de ce pied gigantesque, larévolution, jaillissait la guerre civile.

Des bataillons invisibles guettaient. Cesarmées ignorées serpentaient sous les armées républicaines,sortaient de terre tout à coup et y rentraient, bondissaientinnombrables et s’évanouissaient, douées d’ubiquité et dedispersion, avalanche, puis poussière, colosses ayant le don durapetissement, géants pour combattre, nains pour disparaître. Desjaguars ayant des mœurs de taupes.

Il n’y avait pas que les forêts, il y avaitles bois. De même qu’au-dessous des cités il y a les villages,au-dessous des forêts il y avait les broussailles. Les forêts sereliaient entre elles par le dédale, partout épars, des bois. Lesanciens châteaux qui étaient des forteresses, les hameaux quiétaient des camps, les fermes qui étaient des enclos faitsd’embûches et de pièges, les métairies, ravinées de fossés etpalissadées d’arbres, étaient les mailles de ce filet où se prirentles armées républicaines.

Cet ensemble était ce qu’on appelait leBocage.

Il y avait le bois de Misdon, au centre duquelétait un étang, et qui était à Jean Chouan ; il y avait lebois de Gennes qui était à Taillefer ; il y avait le bois dela Huisserie, qui était à Gouge-le-Bruant ; le bois de laCharnie qui était à Courtillé-le-Bâtard, dit l’Apôtre saint Paul,chef du camp de la Vache-Noire ; le bois de Burgault qui étaità cet énigmatique Monsieur Jacques, réservé à une fin mystérieusedans le souterrain de Juvardeil ; il y avait le bois deCharreau où Pimousse et Petit-Prince, attaqués par la garnison deChâteauneuf, allaient prendre à bras-le-corps dans les rangsrépublicains des grenadiers qu’ils rapportaient prisonniers ;le bois de la Heureuserie, témoin de la déroute du poste de laLongue-Faye ; le bois de l’Aulne d’où l’on épiait la routeentre Rennes et Laval ; le bois de la Gravelle qu’un prince deLa Trémoille avait gagné en jouant à la boule ; le bois deLorges dans les Côtes-du-Nord, où Charles de Boishardy régna aprèsBernard de Villeneuve ; le bois de Bagnard, près de Fontenay,où Lescure offrit le combat à Chalbos qui, étant un contre cinq,l’accepta ; le bois de la Durondais que se disputèrent jadisAlain le Redru et Hérispoux, fils de Charles le Chauve ; lebois de Croqueloup, sur la lisière de cette lande où Coquereautondait les prisonniers ; le bois de la Croix-Bataille quiassista aux insultes homériques de Jambe-d’Argent à Morière et deMorière à Jambe-d’Argent ; le bois de la Saudraie que nousavons vu fouiller par un bataillon de Paris. Bien d’autresencore.

Dans plusieurs de ces forêts et de ces bois,il n’y avait pas seulement des villages souterrains groupés autourdu terrier du chef ; mais il y avait encore de véritableshameaux de huttes basses cachés sous les arbres, et si nombreux queparfois la forêt en était remplie. Souvent les fumées lestrahissaient. Deux de ces hameaux du bois de Misdon sont restéscélèbres, Lorrière, près de Létang, et, du côté deSaint-Ouen-les-Toits, le groupe de cabanes appelé laRue-de-Bau.

Les femmes vivaient dans les huttes et leshommes dans les cryptes. Ils utilisaient pour cette guerre lesgaleries des fées et les vieilles sapes celtiques. On apportait àmanger aux hommes enfouis. Il y en eut qui, oubliés, moururent defaim. C’étaient d’ailleurs des maladroits qui n’avaient pas surouvrir leurs puits. Habituellement le couvercle, fait de mousse etde branches, était si artistement façonné, qu’impossible àdistinguer du dehors dans l’herbe, il était très facile à ouvrir età fermer du dedans. Ces repaires étaient creusés avec soin. Onallait jeter à quelque étang voisin la terre qu’on ôtait du puits.La paroi intérieure et le sol étaient tapissés de fougère et demousse. Ils appelaient ce réduit « la loge ». On étaitbien là, à cela près qu’on était sans jour, sans feu, sans pain etsans air.

Remonter sans précaution parmi les vivants etse déterrer hors de propos était grave. On pouvait se trouver entreles jambes d’une armée en marche. Bois redoutables ; pièges àdoubles trappes. Les bleus n’osaient entrer, les blancs n’osaientsortir.

LEUR VIE SOUS TERRE

 

Les hommes dans ces caves de bêtess’ennuyaient. La nuit, quelquefois, à tout risque, ils sortaient ets’en allaient danser sur la lande voisine. Ou bien ils priaientpour tuer le temps. Tout le jour, dit Bourdoiseau,Jean Chouan nous faisait chapeletter.

Il était presque impossible, la saison venue,d’empêcher ceux du Bas-Maine de sortir pour se rendre à la Fête dela Gerbe. Quelques-uns avaient des idées à eux. Denys, ditTranche-Montagne, se déguisait en femme pour aller à la comédie àLaval ; puis il rentrait dans son trou.

Brusquement ils allaient se faire tuer,quittant le cachot pour le sépulcre.

Quelquefois ils soulevaient le couvercle deleur fosse, et ils écoutaient si l’on se battait au loin ; ilssuivaient de l’oreille le combat. Le feu des républicains étaitrégulier, le feu des royalistes était éparpillé ; ceci lesguidait. Si les feux de peloton cessaient subitement, c’était signeque les royalistes avaient le dessous ; si les feux saccadéscontinuaient et s’enfonçaient à l’horizon, c’était signe qu’ilsavaient le dessus. Les blancs poursuivaient toujours ; lesbleus jamais, ayant le pays contre eux.

Ces belligérants souterrains étaientadmirablement renseignés. Rien de plus rapide que leurscommunications, rien de plus mystérieux. Ils avaient rompu tous lesponts, ils avaient démonté toutes les charrettes, et ils trouvaientmoyen de tout se dire et de s’avertir de tout. Des relaisd’émissaires étaient établis de forêt à forêt, de village àvillage, de ferme à ferme, de chaumière à chaumière, de buisson àbuisson.

Tel paysan qui avait l’air stupide passaitportant des dépêches dans son bâton, qui était creux.

Un ancien constituant, Boétidoux, leurfournissait, pour aller et venir d’un bout à l’autre de laBretagne, des passeports républicains nouveau modèle, avec les nomsen blanc, dont ce traître avait des liasses. Il était impossible deles surprendre. Des secrets livrés, dit Puysaye, àplus de quatre cent mille individus ont été religieusementgardés.

Il semblait que ce quadrilatère fermé au sudpar la ligne des Sables à Thouars, à l’est par la ligne de Thouarsà Saumur et par la rivière de Thoué, au nord par la Loire et àl’ouest par l’Océan, eût un même appareil nerveux, et qu’un pointde ce sol ne pût tressaillir sans que tout s’ébranlât. En un clind’œil on était informé de Noirmoutier à Luçon et le camp de La Louésavait ce que faisait le camp de la Croix-Morineau. On eût dit queles oiseaux s’en mêlaient. Hoche écrivait, 7 messidor an III :On croirait qu’ils ont des télégraphes.

C’étaient des clans, comme en Écosse. Chaqueparoisse avait son capitaine. Cette guerre, mon père l’a faite, etj’en puis parler.

LEUR VIE EN GUERRE

 

Beaucoup n’avaient que des piques. Les bonnescarabines de chasse abondaient. Pas de plus adroits tireurs que lesbraconniers du Bocage et les contrebandiers du Loroux. C’étaientdes combattants étranges, affreux et intrépides. Le décret de lalevée des trois cent mille hommes avait fait sonner le tocsin danssix cents villages. Le pétillement de l’incendie éclata sur tousles points à la fois. Le Poitou et l’Anjou firent explosion le mêmejour. Disons qu’un premier grondement s’était fait entendre dès1792, le 8 juillet, un mois avant le 10 août, sur la lande deKerbader. Alain Redeler, aujourd’hui ignoré, fut le précurseur deLa Rochejaquelein et de Jean Chouan. Les royalistes forçaient, souspeine de mort, tous les hommes valides à marcher. Ilsréquisitionnaient les attelages, les chariots, les vivres. Tout desuite, Sapinaud eut trois mille soldats, Cathelineau dix mille,Stofflet vingt mille, et Charette fut maître de Noirmoutier. Levicomte de Scépeaux remua le Haut-Anjou, le chevalier de Dieuziel’Entre-Vilaine-et-Loire, Tristan-l’Hermite le Bas-Maine, lebarbier Gaston la ville de Guéménée, et l’abbé Bernier tout lereste. Pour soulever ces multitudes, peu de chose suffisait. Onplaçait dans le tabernacle d’un curé assermenté, d’un prêtrejureur, comme ils disaient, un gros chat noir qui sautaitbrusquement dehors pendant la messe. – C’est lediable ! criaient les paysans, et tout un cantons’insurgeait. Un souffle de feu sortait des confessionnaux. Pourassaillir les bleus et pour franchir les ravins, ils avaient leurlong bâton de quinze pieds de long, la ferte, arme decombat et de fuite. Au plus fort des mêlées, quand les paysansattaquaient les carrés républicains, s’ils rencontraient sur lechamp de combat une croix ou une chapelle, tous tombaient à genouxet disaient leur prière sous la mitraille ; le rosaire fini,ceux qui restaient se relevaient et se ruaient sur l’ennemi. Quelsgéants, hélas ! Ils chargeaient leur fusil en courant ;c’était leur talent. On leur faisait accroire ce qu’onvoulait ; les prêtres leur montraient d’autres prêtres dontils avaient rougi le cou avec une ficelle serrée, et leurdisaient : Ce sont des guillotinés ressuscités. Ilsavaient leurs accès de chevalerie ; ils honorèrent Fesque, unporte-drapeau républicain qui s’est fait sabrer sans lâcher sondrapeau. Ces paysans raillaient ; ils appelaient les prêtresmariés républicains : des sans-calottes devenussans-culottes. Ils commencèrent par avoir peur descanons ; puis ils se jetèrent dessus avec des bâtons, et ilsen prirent. Ils prirent d’abord un beau canon de bronze qu’ilsbaptisèrent le Missionnaire ; puis un autre quidatait des guerres catholiques et où étaient gravées les armes deRichelieu et une figure de la Vierge ; ils l’appelèrentMarie-Jeanne. Quand ils perdirent Fontenay ils perdirentMarie-Jeanne, autour de laquelle tombèrent sans broncher six centspaysans ; puis ils reprirent Fontenay afin de reprendreMarie-Jeanne, et ils la ramenèrent sous le drapeau fleurdelysé enla couvrant de fleurs et en la faisant baiser aux femmes quipassaient. Mais deux canons, c’était peu. Stofflet avait prisMarie-Jeanne ; Cathelineau, jaloux, partit de Pin-en-Mange,donna l’assaut à Jallais, et prit un troisième canon ; Forestattaqua Saint-Florent et en prit un quatrième. Deux autrescapitaines, Chouppes et Saint-Pol, firent mieux ; ilsfigurèrent des canons par des troncs d’arbres coupés, et descanonniers par des mannequins, et avec cette artillerie, dont ilsriaient vaillamment, ils firent reculer les bleus à Mareuil.C’était là leur grande époque. Plus tard, quand Chalbos mit endéroute La Marsonnière, les paysans laissèrent derrière eux sur lechamp de bataille déshonoré trente-deux canons aux armesd’Angleterre. L’Angleterre alors payait les princes français, etl’on envoyait « des fonds à monseigneur, écrivait Nantiat le10 mai 1794, parce qu’on a dit à M. Pitt que cela étaitdécent ». Mellinet, dans un rapport du 31 mars, dit :« Le cri des rebelles est vivent lesAnglais ! » Les paysans s’attardaient à piller. Cesdévots étaient des voleurs. Les sauvages ont des vices. C’est parlà que les prend plus tard la civilisation. Puysaye dit, tome II,page 187 : « J’ai préservé plusieurs fois le bourg dePlélan du pillage. » Et plus loin, page 434, il se prived’entrer à Montfort : « Je fis un circuit pour éviter lepillage des maisons des jacobins. » Ils détroussèrentCholet ; ils mirent à sac Challans. Après avoir manquéGranville, ils pillèrent Ville-Dieu. Ils appelaient massejacobine ceux des campagnards qui s’étaient ralliés aux bleus,et ils les exterminaient plus que les autres. Ils aimaient lecarnage comme des soldats, et le massacre comme des brigands.Fusiller les « patauds », c’est-à-dire les bourgeois,leur plaisait ; ils appelaient cela « sedécarêmer ». À Fontenay, un de leurs prêtres, le curéBarbotin, abattit un vieillard d’un coup de sabre. ÀSaint-Germain-sur-Ille, un de leurs capitaines, gentilhomme, tuad’un coup de fusil le procureur de la commune et lui prit samontre. À Machecoul, ils mirent les républicains en coupe réglée, àtrente par jour ; cela dura cinq semaines ; chaque chaînede trente s’appelait « le chapelet ». On adossait lachaîne à une fosse creusée et l’on fusillait ; les fusilléstombaient dans la fosse parfois vivants ; on les enterraittout de même. Nous avons revu ces mœurs. Joubert, président dudistrict, eut les poings sciés. Ils mettaient aux prisonniers bleusdes menottes coupantes, forgées exprès. Ils les assommaient sur lesplaces publiques en sonnant l’hallali. Charette, qui signait :Fraternité ; le chevalier Charette, et qui avait pourcoiffure, comme Marat, un mouchoir noué sur les sourcils, brûla laville de Pornic et les habitants dans les maisons. Pendant cetemps-là, Carrier était épouvantable. La terreur répliquait à laterreur. L’insurgé breton avait presque la figure de l’insurgégrec, veste courte, fusil en bandoulière, jambières, larges braiespareilles à la fustanelle ; le gars ressemblait au klephte.Henri de La Rochejaquelein, à vingt et un ans, partait pour cetteguerre avec un bâton et une paire de pistolets. L’armée vendéennecomptait cent cinquante-quatre divisions. Ils faisaient des siègesen règle ; ils tinrent trois jours Bressuire bloquée. Dixmille paysans, un vendredi saint, canonnèrent la ville des Sables àboulets rouges. Il leur arriva de détruire en un seul jour quatorzecantonnements républicains, de Montigné à Courbeveilles. À Thouars,sur la haute muraille, on entendit ce dialogue superbe entre LaRochejaquelein et un gars : – Carle ! – Me voilà. – Tesépaules que je monte dessus. – Faites. – Ton fusil. – Prenez. – EtLa Rochejaquelein sauta dans la ville, et l’on prit sans échellesces tours qu’avait assiégées Duguesclin. Ils préféraient unecartouche à un louis d’or. Ils pleuraient quand ils perdaient devue leur clocher. Fuir leur semblait simple ; alors les chefscriaient : – Jetez vos sabots, gardez vosfusils ! Quand les munitions manquaient, ils disaientleur chapelet et allaient prendre de la poudre dans les caissons del’artillerie républicaine ; plus tard d’Elbée en demanda auxAnglais. Quand l’ennemi approchait, s’ils avaient des blessés, ilsles cachaient dans les grands blés ou dans les fougères vierges,et, l’affaire finie, venaient les reprendre. D’uniformes point.Leurs vêtements se délabraient. Paysans et gentilshommess’habillaient des premiers haillons venus. Roger Mouliniers portaitun turban et un dolman pris au magasin de costumes du théâtre de LaFlèche ; le chevalier de Beauvilliers avait une robe deprocureur et un chapeau de femme par-dessus un bonnet de laine.Tous portaient l’écharpe et la ceinture blanche ; les gradesse distinguaient par les nœuds. Stofflet avait un nœud rouge ;La Rochejaquelein avait un nœud noir ; Wimpfen, demi-girondin,qui du reste ne sortit pas de Normandie, portait le brassard descarabots de Caen. Ils avaient dans leurs rangs des femmes, madamede Lescure, qui fut plus tard madame de La Rochejaquelein ;Thérèse de Mollien, maîtresse de La Rouarie, laquelle brûla laliste des chefs de paroisse ; madame de La Rochefoucauld,belle, jeune, le sabre à la main, ralliant les paysans au pied dela grosse tour du château du Puy-Rousseau, et cette AntoinetteAdams, dite le chevalier Adams, si vaillante que, prise, on lafusilla, mais debout, par respect. Ce temps épique était cruel. Onétait des furieux. Madame de Lescure faisait exprès marcher soncheval sur les républicains gisant hors de combat ;morts, dit-elle ; blessés peut-être. Quelquefois leshommes trahirent, les femmes jamais. Mademoiselle Fleury, duThéâtre-Français, passa de La Rouarie à Marat, mais par amour. Lescapitaines étaient souvent aussi ignorants que les soldats ;M. de Sapinaud ne savait pas l’orthographe ; ilécrivait : « nous orions de notrecauté ». Les chefs s’entre-haïssaient ; lescapitaines du Marais criaient : À bas ceux du payshaut ! Leur cavalerie était peu nombreuse et difficile àformer. Puysaye écrit : Tel homme qui me donne gaiementses deux fils devient froid si je lui demande un de seschevaux. Fertes, fourches, faulx, fusils vieux et neufs,couteaux de braconnage, broches, gourdins ferrés et cloutés,c’étaient là leurs armes ; quelques-uns portaient en sautoirune croix faite de deux os de mort. Ils attaquaient à grands cris,surgissaient subitement de partout, des bois, des collines, descépées, des chemins creux, s’égaillaient, c’est-à-dire faisaient lecroissant, tuaient, exterminaient, foudroyaient, et se dissipaient.Quand ils traversaient un bourg républicain, ils coupaient l’Arbrede la Liberté, le brûlaient et dansaient en rond autour du feu.Toutes leurs allures étaient nocturnes. Règle du Vendéen :être toujours inattendu. Ils faisaient quinze lieues en silence,sans courber une herbe sur leur passage. Le soir venu, après avoirfixé, entre chefs et en conseil de guerre, le lieu où le lendemainmatin ils surprendraient les postes républicains, ils chargeaientleurs fusils, marmottaient leur prière, ôtaient leurs sabots etfilaient en longues colonnes, à travers les bois, pieds nus sur labruyère et sur la mousse, sans un bruit, sans un mot, sans unsouffle.

Marche de chats dans les ténèbres.

L’ÂME DE LA TERRE PASSE DANS L’HOMME

 

La Vendée insurgée ne peut être évaluée àmoins de cinq cent mille hommes, femmes et enfants. Un demi-millionde combattants, c’est le chiffre donné par Tuffin de LaRouarie.

Les fédéralistes aidaient ; la Vendée eutpour complice la Gironde. La Lozère envoyait au Bocage trente millehommes. Huit départements se coalisaient, cinq en Bretagne, troisen Normandie. Évreux, qui fraternisait avec Caen, se faisaitreprésenter dans la rébellion par Chaumont, son maire, etGardembas, notable. Buzot, Gorsas et Barbaroux à Caen, Brissot àMoulins, Chassan à Lyon, Rabaut-Saint-Étienne à Nismes, Meillan etDuchâtel en Bretagne, toutes ces bouches soufflaient sur lafournaise.

Il y a eu deux Vendées ; la grande quifaisait la guerre des forêts, la petite qui faisait la guerre desbuissons ; là est la nuance qui sépare Charette de JeanChouan. La petite Vendée était naïve, la grande étaitcorrompue ; la petite valait mieux. Charette fut fait marquis,lieutenant-général des armées du roi, et grand-croix deSaint-Louis ; Jean Chouan resta Jean Chouan. Charette confineau bandit, Jean Chouan au paladin.

Quant à ces chefs magnanimes, Bonchamps,Lescure, La Rochejaquelein, ils se trompèrent. La grande arméecatholique a été un effort insensé ; le désastre devaitsuivre ; se figure-t-on une tempête paysanne attaquant Paris,une coalition de villages assiégeant le Panthéon, une meute denoëls et d’oremus aboyant autour de la Marseillaise, la cohue dessabots se ruant sur la légion des esprits ? Le Mans et Savenaychâtièrent cette folie. Passer la Loire était impossible à laVendée. Elle pouvait tout, excepté cette enjambée. La guerre civilene conquiert point. Passer le Rhin complète César et augmenteNapoléon ; passer la Loire tue La Rochejaquelein.

La vraie Vendée, c’est la Vendée chezelle ; là elle est plus qu’invulnérable, elle estinsaisissable. Le Vendéen chez lui est contrebandier, laboureur,soldat, pâtre, braconnier, franc-tireur, chevrier, sonneur decloches, paysan, espion, assassin, sacristain, bête des bois.

La Rochejaquelein n’est qu’Achille, JeanChouan est Protée.

La Vendée a avorté. D’autres révoltes ontréussi, la Suisse par exemple. Il y a cette différence entrel’insurgé de montagne comme le Suisse et l’insurgé de forêt commele Vendéen, que, presque toujours, fatale influence du milieu, l’unse bat pour un idéal, et l’autre pour des préjugés. L’un plane,l’autre rampe. L’un combat pour l’humanité, l’autre pour lasolitude ; l’un veut la liberté, l’autre veutl’isolement ; l’un défend la commune, l’autre la paroisse.Communes ! communes ! criaient les héros de Morat. L’un aaffaire aux précipices, l’autre aux fondrières ; l’un estl’homme des torrents et des écumes, l’autre est l’homme des flaquesstagnantes d’où sort la fièvre ; l’un a sur la tête l’azur,l’autre une broussaille ; l’un est sur une cime, l’autre estdans une ombre.

L’éducation n’est point la même, faite par lessommets ou par les bas-fonds.

La montagne est une citadelle, la forêt estune embuscade ; l’une inspire l’audace, l’autre le piège.L’antiquité plaçait les dieux sur les faîtes et les satyres dansles halliers. Le satyre c’est le sauvage ; demi-homme,demi-bête. Les pays libres ont des Apennins, des Alpes, desPyrénées, un Olympe. Le Parnasse est un mont. Le mont Blanc étaitle colossal auxiliaire de Guillaume Tell ; au fond etau-dessus des immenses luttes des esprits contre la nuit quiemplissent les poëmes de l’Inde, on aperçoit l’Himalaya. La Grèce,l’Espagne, l’Italie, l’Helvétie, ont pour figure la montagne ;la Cimmérie, Germanie ou Bretagne, a le bois. La forêt estbarbare.

La configuration du sol conseille à l’hommebeaucoup d’actions. Elle est complice, plus qu’on ne croit. Enprésence de certains paysages féroces, on est tenté d’exonérerl’homme et d’incriminer la création ; on sent une sourdeprovocation de la nature ; le désert est parfois malsain à laconscience, surtout à la conscience peu éclairée ; laconscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus ; ellepeut être naine, cela fait Atrée et Judas. La conscience petite estvite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, lesépines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentationpour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration despersuasions mauvaises. Les illusions d’optique, les miragesinexpliqués, les effarements d’heure ou de lieu, jettent l’hommedans cette sorte d’effroi, demi-religieux, demi-bestial, quiengendre, en temps ordinaires, la superstition, et dans les époquesviolentes, la brutalité. Les hallucinations tiennent la torche quiéclaire le chemin du meurtre. Il y a du vertige dans le brigand. Laprodigieuse nature a un double sens qui éblouit les grands espritset aveugle les âmes fauves. Quand l’homme est ignorant, quand ledésert est visionnaire, l’obscurité de la solitude s’ajoute àl’obscurité de l’intelligence ; de là dans l’homme desouvertures d’abîmes. De certains rochers, de certains ravins, decertains taillis, de certaines claires-voies farouches du soir àtravers les arbres, poussent l’homme aux actions folles et atroces.On pourrait presque dire qu’il y a des lieux scélérats.

Que de choses tragiques a vues la sombrecolline qui est entre Baignon et Plélan.

Les vastes horizons conduisent l’âme aux idéesgénérales ; les horizons circonscrits engendrent les idéespartielles ; ce qui condamne quelquefois de grands cœurs àêtre de petits esprits : témoin Jean Chouan.

Les idées générales haïes par les idéespartielles, c’est là la lutte même du progrès.

Pays, Patrie, ces deux mots résument toute laguerre de Vendée ; querelle de l’idée locale contre l’idéeuniverselle ; paysans contre patriotes.

LA VENDÉE A FINI LA BRETAGNE

 

La Bretagne est une vieille rebelle. Toutesles fois qu’elle s’était révoltée pendant deux mille ans, elleavait eu raison ; la dernière fois, elle a eu tort. Etpourtant au fond, contre la révolution comme contre la monarchie,contre les représentants en mission comme contre les gouverneursducs et pairs, contre la planche aux assignats comme contre laferme des gabelles, quels que fussent les personnages combattant,Nicolas Rapin, François de La Noue, le capitaine Pluviaut et ladame de La Garnache, ou Stofflet, Coquereau et Lechandelier dePierreville, sous M. de Rohan contre le roi et sousM. de La Rochejaquelein pour le roi, c’était toujours lamême guerre que la Bretagne faisait, la guerre de l’esprit localcontre l’esprit central.

Ces antiques provinces étaient un étang ;courir répugnait à cette eau dormante ; le vent qui soufflaitne les vivifiait pas, il les irritait. Finisterre, c’était là quefinissait la France, que le champ donné à l’homme se terminait etque la marche des générations s’arrêtait. Halte ! criaitl’océan à la terre et la barbarie à la civilisation. Toutes lesfois que le centre, Paris, donne une impulsion, que cette impulsionvienne de la royauté ou de la république, qu’elle soit dans le sensdu despotisme ou dans le sens de la liberté, c’est une nouveauté,et la Bretagne se hérisse. Laissez-nous tranquilles. Qu’est-cequ’on nous veut ? Le Marais prend sa fourche, le Bocage prendsa carabine. Toutes nos tentatives, notre initiative en législationet en éducation, nos encyclopédies, nos philosophies, nos génies,nos gloires, viennent échouer devant le Houroux ; le tocsin deBazouges menace la révolution française, la lande du Faou s’insurgecontre nos orageuses places publiques, et la cloche duHaut-des-Prés déclare la guerre à la Tour du Louvre.

Surdité terrible.

L’insurrection vendéenne est un lugubremalentendu.

Échauffourée colossale, chicane de titans,rébellion démesurée, destinée à ne laisser dans l’histoire qu’unmot, la Vendée, mot illustre et noir ; se suicidant pour desabsents, dévouée à l’égoïsme, passant son temps à faire à lalâcheté l’offre d’une immense bravoure ; sans calcul, sansstratégie, sans tactique, sans plan, sans but, sans chef, sansresponsabilité ; montrant à quel point la volonté peut êtrel’impuissance ; chevaleresque et sauvage ; l’absurdité enrut, bâtissant contre la lumière un garde-fou de ténèbres ;l’ignorance faisant à la vérité, à la justice, au droit, à laraison, à la délivrance, une longue résistance bête etsuperbe ; l’épouvante de huit années, le ravage de quatorzedépartements, la dévastation des champs, l’écrasement des moissons,l’incendie des villages, la ruine des villes, le pillage desmaisons, le massacre des femmes et des enfants, la torche dans leschaumes, l’épée dans les cœurs, l’effroi de la civilisation,l’espérance de M. Pitt ; telle fut cette guerre, essaiinconscient de parricide.

En somme, en démontrant la nécessité de trouerdans tous les sens la vieille ombre bretonne et de percer cettebroussaille de toutes les flèches de la lumière à la fois, laVendée a servi le progrès. Les catastrophes ont une sombre façond’arranger les choses.

LIVRE II – LES TROIS ENFANTS

PLUS QUAM CIVILIA BELLA

 

L’été de 1792 avait été très pluvieux ;l’été de 1793 fut très chaud. Par suite de la guerre civile, il n’yavait pour ainsi dire plus de chemins en Bretagne. On y voyageaitpourtant, grâce à la beauté de l’été. La meilleure route est uneterre sèche.

À la fin d’une sereine journée de juillet, uneheure environ après le soleil couché, un homme à cheval, qui venaitdu côté d’Avranches, s’arrêta devant la petite auberge dite laCroix-Branchard, qui était à l’entrée de Pontorson, et dontl’enseigne portait cette inscription qu’on y lisait encore il y aquelques années : Bon cidre à dépoteyer. Il avaitfait chaud tout le jour, mais le vent commençait à souffler.

Ce voyageur était enveloppé d’un ample manteauqui couvrait la croupe de son cheval. Il portait un large chapeauavec cocarde tricolore, ce qui n’était point sans hardiesse dans cepays de haies et de coups de fusil, où une cocarde était une cible.Le manteau noué au cou s’écartait pour laisser les bras libres etdessous on pouvait entrevoir une ceinture tricolore et deuxpommeaux de pistolets sortant de la ceinture. Un sabre qui pendaitdépassait le manteau.

Au bruit du cheval qui s’arrêtait, la porte del’auberge s’ouvrit, et l’aubergiste parut, une lanterne à la main.C’était l’heure intermédiaire ; il faisait jour sur la routeet nuit dans la maison.

L’hôte regarda la cocarde.

– Citoyen, dit-il, vous arrêtez-vousici ?

– Non.

– Où donc allez-vous ?

– À Dol.

– En ce cas, retournez à Avranches ou restez àPontorson.

– Pourquoi ?

– Parce qu’on se bat à Dol.

– Ah ! dit le cavalier.

Et il reprit :

– Donnez l’avoine à mon cheval.

L’hôte apporta l’auge, y vida un sac d’avoine,et débrida le cheval qui se mit à souffler et à manger.

Le dialogue continua.

– Citoyen, est-ce un cheval deréquisition ?

– Non.

– Il est à vous ?

– Oui. Je l’ai acheté et payé.

– D’où venez-vous ?

– De Paris.

– Pas directement ?

– Non.

– Je crois bien, les routes sont interceptées.Mais la poste marche encore.

– Jusqu’à Alençon. J’ai quitté la postelà.

– Ah ! il n’y aura bientôt plus de postesen France. Il n’y a plus de chevaux. Un cheval de trois centsfrancs se paye six cents francs, et les fourrages sont hors deprix. J’ai été maître de poste et me voilà gargotier. Sur treizecent treize maîtres de poste qu’il y avait, deux cents ont donnéleur démission. Citoyen, vous avez voyagé d’après le nouveautarif ?

– Du premier mai. Oui.

– Vingt sous par poste dans la voiture, douzesous dans le cabriolet, cinq sous dans le fourgon. C’est à Alençonque vous avez acheté ce cheval ?

– Oui.

– Vous avez marché aujourd’hui toute lajournée ?

– Depuis l’aube.

– Et hier ?

– Et avant-hier.

– Je vois cela. Vous êtes venu par Domfront etMortain.

– Et Avranches.

– Croyez-moi, reposez-vous, citoyen. Vousdevez être fatigué ? votre cheval l’est.

– Les chevaux ont droit à la fatigue, leshommes non.

Le regard de l’hôte se fixa de nouveau sur levoyageur. C’était une figure grave, calme et sévère, encadrée decheveux gris.

L’hôtelier jeta un coup d’œil sur la route quiétait déserte à perte de vue, et dit :

– Et vous voyagez seul comme cela ?

– J’ai une escorte.

– Où ça ?

– Mon sabre et mes pistolets.

L’aubergiste alla chercher un seau d’eau etfit boire le cheval, et, pendant que le cheval buvait, l’hôteconsidérait le voyageur et se disait en lui-même :

– C’est égal, il a l’air d’un prêtre.

Le cavalier reprit :

– Vous dites qu’on se bat à Dol ?

– Oui. Ça doit commencer dans cemoment-ci.

– Qui est-ce qui se bat ?

– Un ci-devant contre un ci-devant.

– Vous dites ?

– Je dis qu’un ci-devant qui est pour larépublique se bat contre un ci-devant qui est pour le roi.

– Mais il n’y a plus de roi.

– Il y a le petit. Et le curieux, c’est queles deux ci-devant sont deux parents.

Le cavalier écoutait attentivement.L’aubergiste poursuivit :

– L’un est jeune, l’autre est vieux ;c’est le petit-neveu qui se bat contre le grand-oncle. L’oncle estroyaliste, le neveu est patriote. L’oncle commande les blancs, leneveu commande les bleus. Ah ! ils ne se feront pas quartier,allez. C’est une guerre à mort.

– À mort ?

– Oui, citoyen. Tenez, voulez-vous voir lespolitesses qu’ils se jettent à la tête ? Ceci est une afficheque le vieux trouve moyen de faire placarder partout, sur toutesles maisons et sur tous les arbres, et qu’il a fait coller jusquesur ma porte.

L’hôte approcha sa lanterne d’un carré depapier appliqué sur un des battants de sa porte, et, commel’affiche était en très gros caractères, le cavalier, du haut deson cheval, put lire :

« – Le marquis de Lantenac a l’honneurd’informer son petit-neveu, monsieur le vicomte Gauvain, que, simonsieur le marquis a la bonne fortune de se saisir de sa personne,il fera bellement arquebuser monsieur le vicomte. »

– Et, poursuivit l’hôtelier, voici laréponse.

Il se retourna, et éclaira de sa lanterne uneautre affiche placée en regard de la première sur l’autre battantde la porte. Le voyageur lut :

« – Gauvain prévient Lantenac que s’il leprend il le fera fusiller. »

– Hier, dit l’hôte, le premier placard a étécollé sur ma porte, et ce matin le second. La réplique ne s’est pasfait attendre.

Le voyageur, à demi-voix, et comme se parlantà lui-même, prononça ces quelques mots que l’aubergiste entenditsans trop les comprendre :

– Oui, c’est plus que la guerre dans lapatrie, c’est la guerre dans la famille. Il le faut, et c’est bien.Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix.

Et le voyageur portant la main à son chapeau,l’œil fixé sur la deuxième affiche, la salua.

L’hôte continua :

– Voyez-vous, citoyen, voici l’affaire. Dansles villes et dans les gros bourgs, nous sommes pour la révolution,dans la campagne ils sont contre ; autant dire dans les villeson est français et dans les villages on est breton. C’est uneguerre de bourgeois à paysans. Ils nous appellent patauds, nous lesappelons rustauds. Les nobles et les prêtres sont avec eux.

– Pas tous, interrompit le cavalier.

– Sans doute, citoyen, puisque nous avons iciun vicomte contre un marquis.

Et il ajouta à part lui :

– Et que je crois bien que je parle à unprêtre.

Le cavalier continua :

– Et lequel des deux l’emporte ?

– Jusqu’à présent, le vicomte. Mais il a de lapeine. Le vieux est rude. Ces gens-là, c’est la famille Gauvain,des nobles d’ici. C’est une famille à deux branches ; il y ala grande branche dont le chef s’appelle le marquis de Lantenac, etla petite branche dont le chef s’appelle le vicomte Gauvain.Aujourd’hui les deux branches se battent. Cela ne se voit pas chezles arbres, mais cela se voit chez les hommes. Ce marquis deLantenac est tout-puissant en Bretagne ; pour les paysans,c’est un prince. Le jour de son débarquement, il a eu tout de suitehuit mille hommes ; en une semaine trois cents paroisses ontété soulevées. S’il avait pu prendre un coin de la côte, lesAnglais débarquaient. Heureusement ce Gauvain s’est trouvé là, quiest son petit-neveu, drôle d’aventure. Il est commandantrépublicain, et il a rembarré son grand-oncle. Et puis le bonheur avoulu que ce Lantenac, en arrivant et en massacrant une masse deprisonniers, ait fait fusiller deux femmes, dont une avait troisenfants qui étaient adoptés par un bataillon de Paris. Alors cela afait un bataillon terrible. Il s’appelle le bataillon duBonnet-Rouge. Il n’en reste pas beaucoup de ces Parisiens-là, maisce sont de furieuses bayonnettes. Ils ont été incorporés dans lacolonne du commandant Gauvain. Rien ne leur résiste. Ils veulentvenger les femmes et ravoir les enfants. On ne sait pas ce que levieux en a fait, de ces petits. C’est ce qui enrage les grenadiersde Paris. Supposez que ces enfants n’y soient pas mêlés, cetteguerre-là ne serait pas ce qu’elle est. Le vicomte est un bon etbrave jeune homme. Mais le vieux est un effroyable marquis. Lespaysans appellent ça la guerre de saint Michel contre Belzébuth.Vous savez peut-être que saint Michel est un ange du pays. Il a unemontagne à lui au milieu de la mer dans la baie. Il passe pouravoir fait tomber le démon et pour l’avoir enterré sous une autremontagne qui est près d’ici, et qu’on appelle Tombelaine.

– Oui, murmura le cavalier, Tumba Beleni, latombe de Belenus, de Belus, de Bel, de Bélial, de Belzébuth.

– Je vois que vous êtes informé.

Et l’hôte se dit en aparté :

– Décidément, il sait le latin, c’est unprêtre.

Puis il reprit :

– Eh bien, citoyen, pour les paysans, c’estcette guerre-là qui recommence. Il va sans dire que pour eux saintMichel, c’est le général royaliste, et Belzébuth, c’est lecommandant patriote ; mais s’il y a un diable, c’est bienLantenac, et s’il y a un ange, c’est Gauvain. Vous ne prenez rien,citoyen ?

– J’ai ma gourde et un morceau de pain. Maisvous ne me dites pas ce qui se passe à Dol.

– Voici. Gauvain commande la colonned’expédition de la côte. Le but de Lantenac était d’insurger tout,d’appuyer la Basse-Bretagne sur la Basse-Normandie, d’ouvrir laporte à Pitt, et de donner un coup d’épaule à la grande arméevendéenne avec vingt mille Anglais et deux cent mille paysans.Gauvain a coupé court à ce plan. Il tient la côte, et il repousseLantenac dans l’intérieur et les Anglais dans la mer. Lantenacétait ici, et il l’en a délogé ; il lui a repris lePont-au-Beau ; il l’a chassé d’Avranches, il l’a chassé deVilledieu, il l’a empêché d’arriver à Granville. Il manœuvre pourle refouler dans la forêt de Fougères, et l’y cerner. Tout allaitbien hier, Gauvain était ici avec sa colonne. Tout à coup, alerte.Le vieux, qui est habile, a fait une pointe ; on apprend qu’ila marché sur Dol. S’il prend Dol, et s’il établit sur le Mont-Dolune batterie, car il a du canon, voilà un point de la côte où lesAnglais peuvent aborder, et tout est perdu. C’est pourquoi, commeil n’y avait pas une minute à perdre, Gauvain, qui est un homme detête, n’a pris conseil que de lui-même, n’a pas demandé d’ordre etn’en a pas attendu, a sonné le boute-selle, attelé son artillerie,ramassé sa troupe, tiré son sabre, et voilà comment, pendant queLantenac se jette sur Dol, Gauvain se jette sur Lantenac. C’est àDol que ces deux fronts bretons vont se cogner. Ce sera un fierchoc. Ils y sont maintenant.

– Combien de temps faut-il pour aller àDol ?

– À une troupe qui a des charrois, au moinstrois heures ; mais ils y sont.

Le voyageur prêta l’oreille et dit :

– En effet, il me semble que j’entends lecanon.

L’hôte écouta.

– Oui, citoyen. Et la fusillade. On déchire dela toile. Vous devriez passer la nuit ici. Il n’y a rien de bon àattraper par là.

– Je ne puis m’arrêter. Je dois continuer maroute.

– Vous avez tort. Je ne connais pas vosaffaires, mais le risque est grand, et, à moins qu’il ne s’agissede ce que vous avez de plus cher au monde…

– C’est en effet de cela qu’il s’agit,répondit le cavalier.

– … De quelque chose comme votre fils…

– À peu près, dit le cavalier.

L’aubergiste leva la tête et se dit à partsoi :

– Ce citoyen me fait pourtant l’effet d’êtreun prêtre.

Puis, après réflexion :

– Après ça, un prêtre, ça a des enfants.

– Rebridez mon cheval, dit le voyageur.Combien vous dois-je ?

Et il paya.

L’hôte rangea l’auge et le seau le long de sonmur, et revint vers le voyageur.

– Puisque vous êtes décidé à partir, écoutezmon conseil. Il est clair que vous allez à Saint-Malo. Eh bien,n’allez pas par Dol. Il y a deux chemins, le chemin par Dol, et lechemin le long de la mer. L’un n’est guère plus court que l’autre.Le chemin le long de la mer va par Saint-Georges de Brehaigne,Cherrueix, et Hirel-le-Vivier. Vous laissez Dol au sud et Cancaleau nord. Citoyen, au bout de la rue, vous allez trouverl’embranchement des deux routes ; celle de Dol est à gauche,celle de Saint-Georges de Brehaigne est à droite. Écoutez-moi bien,si vous allez par Dol, vous tombez dans le massacre. C’est pourquoine prenez pas à gauche, prenez à droite.

– Merci, dit le voyageur.

Et il piqua son cheval.

L’obscurité s’était faite, il s’enfonça dansla nuit.

L’aubergiste le perdit de vue.

Quand le voyageur fut au bout de la rue àl’embranchement des deux chemins, il entendit la voix del’aubergiste qui lui criait de loin :

– Prenez à droite !

Il prit à gauche.

DOL

 

Dol, ville espagnole de France en Bretagne,ainsi la qualifient les cartulaires, n’est pas une ville, c’est unerue. Grande vieille rue gothique, toute bordée à droite et à gauchede maisons à piliers, point alignées, qui font des caps et descoudes dans la rue, d’ailleurs très large. Le reste de la villen’est qu’un réseau de ruelles se rattachant à cette grande ruediamétrale et y aboutissant comme des ruisseaux à une rivière. Laville, sans portes ni murailles, ouverte, dominée par le Mont-Dol,ne pourrait soutenir un siège ; mais la rue en peut soutenirun. Les promontoires de maisons qu’on y voyait encore il y acinquante ans, et les deux galeries sous piliers qui la bordent enfaisaient un lieu de combat très solide et très résistant. Autantde maisons, autant de forteresses ; et il fallait enleverl’une après l’autre. La vieille halle était à peu près au milieu dela rue.

L’aubergiste de la Croix-Branchard avait ditvrai, une mêlée forcenée emplissait Dol au moment où il parlait. Unduel nocturne entre les blancs arrivés le matin et les bleussurvenus le soir avait brusquement éclaté dans la ville. Les forcesétaient inégales, les blancs étaient six mille, les bleus étaientquinze cents, mais il y avait égalité d’acharnement. Choseremarquable, c’étaient les quinze cents qui avaient attaqué les sixmille.

D’un côté une cohue, de l’autre une phalange.D’un côté six mille paysans, avec des cœurs-de-Jésus sur leursvestes de cuir, des rubans blancs à leurs chapeaux ronds, desdevises chrétiennes sur leurs brassards, des chapelets à leursceinturons, ayant plus de fourches que de sabres et des carabinessans bayonnettes, traînant des canons attelés de cordes, maléquipés, mal disciplinés, mal armés, mais frénétiques. De l’autrequinze cents soldats avec le tricorne à cocarde tricolore, l’habità grandes basques et à grands revers, le baudrier croisé, lebriquet à poignée de cuivre et le fusil à longue bayonnette,dressés, alignés, dociles et farouches, sachant obéir en gens quisauraient commander, volontaires eux aussi, mais volontaires de lapatrie, en haillons du reste, et sans souliers ; pour lamonarchie, des paysans paladins, pour la révolution, des hérosva-nu-pieds ; et chacune des deux troupes ayant pour âme sonchef ; les royalistes un vieillard, les républicains un jeunehomme. D’un côté Lantenac, de l’autre Gauvain.

La révolution, à côté des jeunes figuresgigantesques, telles que Danton, Saint-Just, et Robespierre, a lesjeunes figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était unede ces figures.

Gauvain avait trente ans, une encolured’Hercule, l’œil sérieux d’un prophète et le rire d’un enfant. Ilne fumait pas, il ne buvait pas, il ne jurait pas. Il emportait àtravers la guerre un nécessaire de toilette ; il avait grandsoin de ses ongles, de ses dents, de ses cheveux qui étaient brunset superbes ; et dans les haltes il secouait lui-même au ventson habit de capitaine qui était troué de balles et blanc depoussière. Toujours rué éperdument dans les mêlées, il n’avaitjamais été blessé. Sa voix très douce avait à propos les éclatsbrusques du commandement. Il donnait l’exemple de coucher à terre,sous la bise, sous la pluie, dans la neige, roulé dans son manteau,et sa tête charmante posée sur une pierre. C’était une âme héroïqueet innocente. Le sabre au poing le transfigurait. Il avait cet airefféminé qui dans la bataille est formidable.

Avec cela penseur et philosophe, un jeunesage ; Alcibiade pour qui le voyait, Socrate pour quil’entendait.

Dans cette immense improvisation qui est larévolution française, ce jeune homme avait été tout de suite unchef de guerre.

Sa colonne, formée par lui, était comme lalégion romaine, une sorte de petite armée complète ; elle secomposait d’infanterie et de cavalerie ; elle avait deséclaireurs, des pionniers, des sapeurs, des pontonniers ; et,de même que la légion romaine avait des catapultes, elle avait descanons. Trois pièces bien attelées faisaient la colonne forte en lalaissant maniable.

Lantenac aussi était un chef de guerre, pireencore. Il était à la fois plus réfléchi et plus hardi. Les vraisvieux héros ont plus de froideur que les jeunes parce qu’ils sontloin de l’aurore, et plus d’audace parce qu’ils sont près de lamort. Qu’ont-ils à perdre ? si peu de chose. De là lesmanœuvres téméraires, en même temps que savantes, de Lantenac. Maisen somme, et presque toujours, dans cet opiniâtre corps à corps duvieux et du jeune, Gauvain avait le dessus. C’était plutôt fortunequ’autre chose. Tous les bonheurs, même le bonheur terrible, fontpartie de la jeunesse. La victoire est un peu fille.

Lantenac était exaspéré contre Gauvain ;d’abord parce que Gauvain le battait, ensuite parce que c’était sonparent. Quelle idée a-t-il d’être jacobin ? ce Gauvain !ce polisson ! son héritier, car le marquis n’avait pasd’enfants, un petit-neveu, presque un petit-fils ! –Ah ! disait ce quasi grand-père, si je mets lamain dessus, je le tue comme un chien !

Du reste, la République avait raison des’inquiéter de ce marquis de Lantenac. À peine débarqué, il faisaittrembler. Son nom avait couru dans l’insurrection vendéenne commeune traînée de poudre, et Lantenac était tout de suite devenucentre. Dans une révolte de cette nature où tous se jalousent et oùchacun a son buisson ou son ravin, quelqu’un de haut qui survientrallie les chefs épars égaux entre eux. Presque tous les capitainesdes bois s’étaient joints à Lantenac, et, de près ou de loin, luiobéissaient. Un seul l’avait quitté, c’était le premier qui s’étaitjoint à lui, Gavard. Pourquoi ? C’est que c’était un homme deconfiance. Gavard avait eu tous les secrets et adopté tous lesplans de l’ancien système de guerre civile que Lantenac venaitsupplanter et remplacer. On n’hérite pas d’un homme deconfiance ; le soulier de la Rouarie n’avait pu chausserLantenac. Gavard était allé rejoindre Bonchamp.

Lantenac, comme homme de guerre, était del’école de Frédéric II ; il entendait combiner la grandeguerre avec la petite. Il ne voulait ni d’une « masseconfuse », comme la grosse armée catholique et royale, fouledestinée à l’écrasement ; ni d’un éparpillement dans leshalliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pourterrasser. La guérilla ne conclut pas, ou conclut mal ; oncommence par attaquer une république et l’on finit par détrousserune diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, nitoute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans laforêt comme Jean Chouan ; ni Vendée, ni Chouannerie ; ilvoulait la vraie guerre ; se servir du paysan, mais l’appuyersur le soldat. Il voulait des bandes pour la stratégie et desrégiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l’attaque,l’embuscade et la surprise, ces armées de village, tout de suiteassemblées, tout de suite dispersées ; mais il les sentaittrop fluides ; elles étaient dans sa main comme del’eau ; il voulait dans cette guerre flottante et diffusecréer un point solide ; il voulait ajouter à la sauvage arméedes forêts une troupe régulière qui fût le pivot de manœuvre despaysans. Pensée profonde et affreuse ; si elle eût réussi, laVendée eût été inexpugnable.

Mais où trouver une troupe régulière ? oùtrouver des soldats ? où trouver des régiments ? oùtrouver une armée toute faite ? en Angleterre. De là l’idéefixe de Lantenac : faire débarquer les Anglais. Ainsi capitulela conscience des partis ; la cocarde blanche lui cachaitl’habit rouge. Lantenac n’avait qu’une pensée : s’emparer d’unpoint du littoral, et le livrer à Pitt. C’est pourquoi, voyant Dolsans défense, il s’était jeté dessus, afin d’avoir par Dol leMont-Dol, et par le Mont-Dol la côte.

Le lieu était bien choisi. Le canon duMont-Dol balayerait d’un côté le Fresnois, de l’autreSaint-Brelade, tiendrait à distance la croisière de Cancale etferait toute la plage libre à une descente, du Raz-sur-Couesnon àSaint-Mêloir-des-Ondes.

Pour faire réussir cette tentative décisive,Lantenac avait amené avec lui un peu plus de six mille hommes, cequ’il avait de plus robuste dans les bandes dont il disposait, ettoute son artillerie, dix couleuvrines de seize, une bâtarde dehuit et une pièce de régiment de quatre livres de balles. Ilentendait établir une forte batterie sur le Mont-Dol, d’après ceprincipe que mille coups tirés avec dix canons font plus de besogneque quinze cents coups tirés avec cinq canons.

Le succès semblait certain. On était six millehommes. On n’avait à craindre, vers Avranches, que Gauvain et sesquinze cents hommes, et vers Dinan que Léchelle. Léchelle, il estvrai, avait vingt-cinq mille hommes, mais il était à vingt lieues.Lantenac était donc rassuré, du côté de Léchelle, par la grandedistance contre le grand nombre, et, du côté de Gauvain, par lepetit nombre contre la petite distance. Ajoutons que Léchelle étaitimbécile, et que, plus tard, il fit écraser ses vingt-cinq millehommes aux landes de la Croix-Bataille, échec qu’il paya de sonsuicide.

Lantenac avait donc une sécurité complète. Sonentrée à Dol fut brusque et dure. Le marquis de Lantenac avait unerude renommée, on le savait sans miséricorde. Aucune résistance nefut essayée. Les habitants terrifiés se barricadèrent dans leursmaisons. Les six mille Vendéens s’installèrent dans la ville avecla confusion campagnarde, presque un champ de foire, sansfourriers, sans logis marqués, bivouaquant au hasard, faisant lacuisine en plein vent, s’éparpillant dans les églises, quittant lesfusils pour les rosaires. Lantenac alla en hâte avec quelquesofficiers d’artillerie reconnaître le Mont-Dol, laissant lalieutenance à Gouge-le-Bruant, qu’il avait nommé sergent debataille.

Ce Gouge-le-Bruant a laissé une vague tracedans l’histoire. Il avait deux surnoms, Brise-Bleu, àcause de ses carnages de patriotes, et l’Imânus, parcequ’il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimablement horrible.Imânus, dérivé d’immanis, est un vieux motbas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine dansl’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre. Un ancien manuscritdit : d’mes daeux iers j’vis l’imânus. Les vieillardsdu Bocage ne savent plus aujourd’hui ce que c’est queGouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-bleu ; mais ilsconnaissent confusément l’Imânus. L’Imânus est mêlé auxsuperstitions locales. On parle encore de l’Imânus à Trémorel etPlumaugat, deux villages où Gouge-le-Bruant a laissé la marque deson pied sinistre. Dans la Vendée, les autres étaient les sauvages,Gouge-le-Bruant était le barbare. C’était une espèce de cacique,tatoué de croix-de-par-Dieu et de fleurs-de-lys ; il avait sursa face la lueur hideuse, et presque surnaturelle, d’une âme àlaquelle ne ressemblait aucune autre âme humaine. Il étaitinfernalement brave dans le combat, ensuite atroce. C’était un cœurplein d’aboutissements tortueux, porté à tous les dévouements,enclin à toutes les fureurs. Raisonnait-il ? Oui, mais commeles serpents rampent ; en spirale. Il partait de l’héroïsmepour arriver à l’assassinat. Il était impossible de deviner d’oùlui venaient ses résolutions, parfois grandioses à force d’êtremonstrueuses. Il était capable de tous les inattendus horribles. Ilavait la férocité épique.

De là ce surnom difforme,l’Imânus.

Le marquis de Lantenac avait confiance en sacruauté.

Cruauté, c’était juste, l’Imânus yexcellait ; mais en stratégie et en tactique, il était moinssupérieur, et peut-être le marquis avait-il tort d’en faire sonsergent de bataille. Quoi qu’il en soit, il laissa derrière luil’Imânus avec charge de le remplacer et de veiller à tout.

Gouge-le-Bruant, homme plus guerrier quemilitaire, était plus propre à égorger un clan qu’à garder uneville. Pourtant il posa des grand’gardes.

Le soir venu, comme le marquis de Lantenac,après avoir reconnu l’emplacement de la batterie projetée, s’enretournait vers Dol, tout à coup, il entendit le canon. Il regarda.Une fumée rouge s’élevait de la grande rue. Il y avait surprise,irruption, assaut ; on se battait dans la ville.

Bien que difficile à étonner, il futstupéfait. Il ne s’attendait à rien de pareil. Qui cela pouvait-ilêtre ? Évidemment ce n’était pas Gauvain. On n’attaque pas àun contre quatre. Était-ce Léchelle ? Mais alors quelle marcheforcée ! Léchelle était improbable, Gauvain impossible.

Lantenac poussa son cheval ; cheminfaisant il rencontra des habitants qui s’enfuyaient ; il lesquestionna, ils étaient fous de peur ; ils criaient : Lesbleus ! les bleus ! et quand il arriva, la situationétait mauvaise.

Voici ce qui s’était passé.

PETITES ARMÉES ET GRANDES BATAILLES

 

En arrivant à Dol, les paysans, on vient de levoir, s’étaient dispersés dans la ville, chacun faisant à sa guise,comme cela arrive quand « on obéit d’amitié »,c’était le mot des Vendéens. Genre d’obéissance qui fait des héros,mais non des troupiers. Ils avaient garé leur artillerie avec lesbagages sous les voûtes de la vieille halle, et, las, buvant,mangeant, « chapelettant », ils s’étaient couchéspêle-mêle en travers de la grande rue, plutôt encombrée que gardée.Comme la nuit tombait, la plupart s’endormirent, la tête sur leurssacs, quelques-uns ayant leur femme à côté d’eux ; car souventles paysannes suivaient les paysans ; en Vendée, les femmesgrosses servaient d’espions. C’était une douce nuit dejuillet ; les constellations resplendissaient dans le profondbleu noir du ciel. Tout ce bivouac, qui était plutôt une halte decaravane qu’un campement d’armée, se mit à sommeiller paisiblement.Tout à coup, à la lueur du crépuscule, ceux qui n’avaient pasencore fermé les yeux virent trois pièces de canon braquées àl’entrée de la grande rue.

C’était Gauvain. Il avait surpris lesgrand’gardes, il était dans la ville, et il tenait avec sa colonnela tête de la rue.

Un paysan se dressa, cria qui vive ? etlâcha son coup de fusil, un coup de canon répliqua. Puis unemousqueterie furieuse éclata. Toute la cohue assoupie se leva ensursaut. Rude secousse. S’endormir sous les étoiles et se réveillersous la mitraille.

Le premier moment fut terrible. Rien detragique comme le fourmillement d’une foule foudroyée. Ils sejetèrent sur leurs armes. On criait, on courait, beaucouptombaient. Les gars, assaillis, ne savaient plus ce qu’ilsfaisaient et s’arquebusaient les uns les autres. Il y avait desgens ahuris qui sortaient des maisons, qui y rentraient, quisortaient encore, et qui erraient dans la bagarre, éperdus. Desfamilles s’appelaient. Combat lugubre, mêlé de femmes et d’enfants.Les balles sifflantes rayaient l’obscurité. La fusillade partait detous les coins noirs. Tout était fumée et tumulte. L’enchevêtrementdes fourgons et des charrois s’y ajoutait. Les chevaux ruaient. Onmarchait sur des blessés. On entendait à terre des hurlements.Horreur de ceux-ci, stupeur de ceux-là. Les soldats et lesofficiers se cherchaient. Au milieu de tout cela, de sombresindifférences. Une femme allaitait son nouveau-né, assise contre unpan de mur auquel était adossé son mari qui avait la jambe casséeet qui, pendant que son sang coulait, chargeait tranquillement sacarabine et tirait au hasard, tuant devant lui dans l’ombre. Deshommes à plat ventre tiraient à travers les roues des charrettes.Par moments il s’élevait un hourvari de clameurs. La grosse voix ducanon couvrait tout. C’était épouvantable.

Ce fut comme un abatis d’arbres ; toustombaient les uns sur les autres, Gauvain, embusqué, mitraillait àcoup sûr, et perdait peu de monde.

Pourtant l’intrépide désordre des paysansfinit par se mettre sur la défensive ; ils se replièrent sousla halle, vaste redoute obscure, forêt de piliers de pierre. Là ilsreprirent pied ; tout ce qui ressemblait à un bois leurdonnait confiance. L’Imânus suppléait de son mieux à l’absence deLantenac. Ils avaient du canon, mais, au grand étonnement deGauvain, ils ne s’en servaient point ; cela tenait à ce que,les officiers d’artillerie étant allés avec le marquis reconnaîtrele Mont-Dol, les gars ne savaient que faire des couleuvrines et desbâtardes ; mais ils criblaient de balles les bleus qui lescanonnaient. Les paysans ripostaient par la mousqueterie à lamitraille. C’étaient eux maintenant qui étaient abrités. Ilsavaient entassé les haquets, les tombereaux, les bagages, toutesles futailles de la vieille halle, et improvisé une haute barricadeavec des claires-voies par où passaient leurs carabines. Par cestrous leur fusillade était meurtrière. Tout cela se fit vite. En unquart d’heure la halle eut un front imprenable.

Ceci devenait grave pour Gauvain. Cette hallebrusquement transformée en citadelle, c’était l’inattendu. Lespaysans étaient là, massés et solides. Gauvain avait réussi lasurprise et manqué la déroute. Il avait mis pied à terre. Attentif,ayant son épée au poing sous ses bras croisés, debout dans la lueurd’une torche qui éclairait sa batterie, il regardait toute cetteombre.

Sa haute taille dans cette clarté le faisaitvisible aux hommes de la barricade. Il était point de mire, mais iln’y songeait pas.

Les volées de balles qu’envoyait la barricades’abattaient autour de Gauvain, pensif.

Mais contre toutes ces carabines il avait ducanon. Le boulet finit toujours par avoir raison. Qui al’artillerie a la victoire. Sa batterie, bien servie, lui assuraitla supériorité.

Subitement, un éclair jaillit de la hallepleine de ténèbres, on entendit comme un coup de foudre, et unboulet vint trouer une maison au-dessus de la tête de Gauvain.

La barricade répondait au canon par lecanon.

Que se passait-il ? Il y avait dunouveau. L’artillerie maintenant n’était plus d’un seul côté.

Un second boulet suivit le premier et vints’enfoncer dans le mur tout près de Gauvain. Un troisième bouletjeta à terre son chapeau.

Ces boulets étaient de gros calibre. C’étaitune pièce de seize qui tirait.

– On vous vise, commandant, crièrent lesartilleurs.

Et ils éteignirent la torche. Gauvain, rêveur,ramassa son chapeau.

Quelqu’un en effet visait Gauvain, c’étaitLantenac.

Le marquis venait d’arriver dans la barricadepar le côté opposé.

L’Imânus avait couru à lui.

– Monseigneur, nous sommes surpris.

– Par qui ?

– Je ne sais.

– La route de Dinan est-elle libre ?

– Je le crois.

– Il faut commencer la retraite.

– Elle commence. Beaucoup se sont déjàsauvés.

– Il ne faut pas se sauver ; il faut seretirer. Pourquoi ne vous servez-vous pas del’artillerie ?

– On a perdu la tête, et puis les officiersn’étaient pas là.

– J’y vais.

– Monseigneur, j’ai dirigé sur Fougères leplus que j’ai pu des bagages, les femmes, tout l’inutile. Quefaut-il faire des trois petits prisonniers ?

– Ah ! ces enfants ?

– Oui.

– Ils sont nos otages. Fais-les conduire à laTourgue.

Cela dit, le marquis alla à la barricade. Lechef venu, tout changea de face. La barricade était mal faite pourl’artillerie, il n’y avait place que pour deux canons ; lemarquis mit en batterie deux pièces de seize auxquelles on fit desembrasures. Comme il était penché sur un de ces canons, observantla batterie ennemie par l’embrasure, il aperçut Gauvain.

– C’est lui ! cria-t-il.

Alors il prit lui-même l’écouvillon et lefouloir, chargea la pièce, fixa le fronton de mire et pointa.

Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Letroisième coup ne réussit qu’à le décoiffer.

– Maladroit ! murmura Lantenac. Un peuplus bas, j’avais la tête.

Brusquement la torche s’éteignit, et il n’eutplus devant lui que les ténèbres.

– Soit, dit-il.

Et se tournant vers les canonniers paysans, ilcria :

– À mitraille !

Gauvain de son côté n’était pas moins sérieux.La situation s’aggravait. Une phase nouvelle du combat sedessinait. La barricade en était à le canonner. Qui sait si ellen’allait point passer de la défensive à l’offensive ? Il avaitdevant lui, en défalquant les morts et les fuyards, au moins cinqmille combattants, et il ne lui restait à lui que douze centshommes maniables. Que deviendraient les républicains si l’ennemis’apercevait de leur petit nombre ? Les rôles seraientintervertis. On était assaillant, on serait assailli. Que labarricade fît une sortie, tout pouvait être perdu.

Que faire ? il ne fallait point songer àattaquer la barricade de front ; un coup de vive force étaitchimérique ; douze cents hommes ne débusquent pas cinq millehommes. Brusquer était impossible, attendre était funeste. Ilfallait en finir. Mais comment ?

Gauvain était du pays, il connaissait laville ; il savait que la vieille halle, où les Vendéenss’étaient crénelés, était adossée à un dédale de ruelles étroiteset tortueuses.

Il se tourna vers son lieutenant qui était cevaillant capitaine Guéchamp, fameux plus tard pour avoir nettoyé laforêt de Concise où était né Jean Chouan, et pour avoir, en barrantaux rebelles la chaussée de l’étang de la Chaîne, empêché la prisede Bourg-neuf.

– Guéchamp, dit-il, je vous remets lecommandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez labarricade à coups de canon. Occupez-moi tous ces gens-là.

– C’est compris, dit Guéchamp.

– Massez toute la colonne, armes chargées, ettenez-la prête à l’attaque.

Il ajouta quelques mots à l’oreille deGuéchamp.

– C’est entendu, dit Guéchamp.

Gauvain reprit :

– Tous nos tambours sont-ils surpied ?

– Oui.

– Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnezm’en sept.

Les sept tambours vinrent en silence se rangerdevant Gauvain.

Alors Gauvain cria :

– À moi le bataillon duBonnet-Rouge !

Douze hommes, dont un sergent, sortirent dugros de la troupe.

– Je demande tout le bataillon, ditGauvain.

– Le voilà, répondit le sergent.

– Vous êtes douze !

– Nous restons douze.

– C’est bien, dit Gauvain.

Ce sergent était le bon et rude troupierRadoub qui avait adopté au nom du bataillon les trois enfantsrencontrés dans le bois de la Saudraie.

Un demi-bataillon seulement, on s’en souvient,avait été exterminé à Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bonhasard de n’en point faire partie.

Un fourgon de fourrage était proche ;Gauvain le montra du doigt au sergent.

– Sergent, faites faire à vos hommes des liensde paille, et qu’on torde cette paille autour des fusils pour qu’onn’entende pas de bruit s’ils s’entrechoquent. Une minute s’écoula,l’ordre fut exécuté, en silence et dans l’obscurité.

– C’est fait, dit le sergent.

– Soldats, ôtez vos souliers, repritGauvain.

– Nous n’en avons pas, dit le sergent.

Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neufhommes ; Gauvain était le vingtième.

Il cria :

– Sur une seule file. Suivez-moi. Les tamboursderrière moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez lebataillon.

Il prit la tête de la colonne, et, pendant quela canonnade continuait des deux côtés, ces vingt hommes, glissantcomme des ombres, s’enfoncèrent dans les ruelles désertes.

Ils marchèrent quelque temps de la sorteserpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans laville ; les bourgeois s’étaient blottis dans les caves. Pasune porte qui ne fût barrée, pas un volet qui ne fût fermé. Delumière nulle part.

La grande rue faisait dans ce silence unfracas furieux ; le combat au canon continuait ; labatterie républicaine et la barricade royaliste se crachaient touteleur mitraille avec rage.

Après vingt minutes de marche tortueuse,Gauvain, qui dans cette obscurité cheminait avec certitude, arrivaà l’extrémité d’une ruelle d’où l’on rentrait dans la granderue ; seulement on était de l’autre côté de la halle.

La position était tournée. De ce côté-ci iln’y avait pas de retranchement, ceci est l’éternelle imprudence desconstructeurs de barricades, la halle était ouverte, et l’onpouvait entrer sous les piliers où étaient attelés quelqueschariots de bagages prêts à partir. Gauvain et ses dix-neuf hommesavaient devant eux les cinq mille Vendéens, mais de dos et non defront.

Gauvain parla à voix basse au sergent ;on défit la paille nouée autour des fusils ; les douzegrenadiers se postèrent en bataille derrière l’angle de la ruelle,et les sept tambours, la baguette haute, attendirent.

Les décharges d’artillerie étaientintermittentes. Tout à coup, dans un intervalle entre deuxdétonations, Gauvain leva son épée, et d’une voix qui, dans cesilence, sembla un éclat de clairon, il cria :

– Deux cents hommes par la droite, deux centshommes par la gauche, tout le reste sur le centre !

Les douze coups de fusil partirent et les septtambours sonnèrent la charge.

Et Gauvain jeta le cri redoutable desbleus :

– À la bayonnette ! Fonçons !

L’effet fut inouï.

Toute cette masse paysanne se sentit prise àrevers, et s’imagina avoir une nouvelle armée dans le dos. En mêmetemps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de lagrande rue et que commandait Guéchamp s’ébranla, battant la chargede son côté, et se jeta au pas de course sur la barricade ;les paysans se virent entre deux feux ; la panique est ungrossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruitd’un coup de canon, toute clameur est fantôme, et l’aboiement d’unchien semble le rugissement d’un lion. Ajoutons que le paysan prendpeur comme le chaume prend feu, et, aussi aisément qu’un feu dechaume devient incendie, une peur de paysan devient déroute. Ce futune fuite inexprimable.

En quelques instants la halle fut vide, lesgars terrifiés se désagrégèrent, rien à faire pour les officiers,l’Imânus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n’entendait quece cri : Sauve qui peut ! et cette armée, àtravers les rues de la ville comme à travers les trous d’un crible,se dispersa dans la campagne, avec une rapidité de nuée emportéepar l’ouragan.

Les uns s’enfuirent vers Châteauneuf, lesautres vers Plerguer, les autres vers Antrain.

Le marquis de Lantenac vit cette déroute. Ilencloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier,lentement et froidement, et il dit : Décidément les paysans netiennent pas. Il nous faut les Anglais.

C’EST LA SECONDE FOIS

 

La victoire était complète.

Gauvain se tourna vers les hommes du bataillondu Bonnet-Rouge, et leur dit :

– Vous êtes douze, mais vous en valezmille.

Un mot du chef, c’était la croix d’honneur dece temps-là.

Guéchamp, lancé par Gauvain hors de la ville,poursuivit les fuyards et en prit beaucoup.

On alluma des torches et l’on fouilla laville.

Tout ce qui ne put s’évader se rendit. Onillumina la grande rue avec des pots à feu. Elle était jonchée demorts et de blessés. La fin d’un combat s’arrache toujours,quelques groupes désespérés résistaient encore çà et là, on lescerna, et ils mirent bas les armes.

Gauvain avait remarqué dans le pêle-mêleeffréné de la déroute un homme intrépide, espèce de faune agile etrobuste, qui avait protégé la fuite des autres et ne s’était pasenfui. Ce paysan s’était magistralement servi de sa carabine,fusillant avec le canon, assommant avec la crosse, si bien qu’ill’avait cassée ; maintenant il avait un pistolet dans un poinget un sabre dans l’autre. On n’osait l’approcher. Tout à coupGauvain le vit qui chancelait et qui s’adossait à un pilier de lagrande rue. Cet homme venait d’être blessé. Mais il avait toujoursaux poings son sabre et son pistolet.

Gauvain mit son épée sous son bras et alla àlui.

– Rends-toi, dit-il.

L’homme le regarda fixement. Son sang coulaitsous ses vêtements d’une blessure qu’il avait, et faisait une mareà ses pieds.

– Tu es mon prisonnier, reprit Gauvain.

L’homme resta muet.

– Comment t’appelles-tu ?

L’homme dit :

– Je m’appelle Danse-à-l’ombre.

– Tu es un vaillant, dit Gauvain.

Et il lui tendit la main.

L’homme répondit :

– Vive le roi !

Et ramassant ce qui lui restait de force,levant les deux bras à la fois, il tira au cœur de Gauvain un coupde pistolet et lui asséna sur la tête un coup de sabre.

Il fit cela avec une promptitude detigre ; mais quelqu’un fut plus prompt encore. Ce fut un hommeà cheval qui venait d’arriver et qui était là depuis quelquesinstants, sans qu’on eût fait attention à lui. Cet homme, voyant leVendéen lever le sabre et le pistolet, se jeta entre lui etGauvain. Sans cet homme, Gauvain était mort. Le cheval reçut lecoup de pistolet, l’homme reçut le coup de sabre, et tous deuxtombèrent. Tout cela se fit le temps de jeter un cri.

Le Vendéen de son côté s’était affaissé sur lepavé.

Le coup de sabre avait frappé l’homme en pleinvisage ; il était à terre, évanoui. Le cheval était tué.

Gauvain s’approcha.

– Qui est cet homme ? dit-il.

Il le considéra. Le sang de la balafreinondait le blessé, et lui faisait un masque rouge. Il étaitimpossible de distinguer sa figure. On lui voyait des cheveuxgris.

– Cet homme m’a sauvé la vie, poursuivitGauvain. Quelqu’un d’ici le connaît-il ?

– Mon commandant, dit un soldat, cet homme estentré dans la ville tout à l’heure. Je l’ai vu arriver. Il venaitpar la route de Pontorson.

Le chirurgien-major de la colonne étaitaccouru avec sa trousse. Le blessé était toujours sansconnaissance. Le chirurgien l’examina et dit :

– Une simple balafre. Ce n’est rien. Cela serecoud. Dans huit jours il sera sur pied. C’est un beau coup desabre.

Le blessé avait un manteau, une ceinturetricolore, des pistolets, un sabre. On le coucha sur une civière.On le déshabilla. On apporta un seau d’eau fraîche, le chirurgienlava la plaie, le visage commença à apparaître, Gauvain leregardait avec une attention profonde.

– A-t-il des papiers sur lui ? demandaGauvain.

Le chirurgien tâta la poche de côté et en tiraun portefeuille qu’il tendit à Gauvain.

Cependant le blessé, ranimé par l’eau froide,revenait à lui. Ses paupières remuaient vaguement.

Gauvain fouillait le portefeuille ; il ytrouva une feuille de papier pliée en quatre, il la déplia, illut :

« Comité de salut public. Le citoyenCimourdain… »

Il jeta un cri :

– Cimourdain !

Ce cri fit ouvrir les yeux au blessé.

Gauvain était éperdu.

– Cimourdain ! c’est vous ! c’est laseconde fois que vous me sauvez la vie.

Cimourdain regardait Gauvain. Un ineffableéclair de joie illuminait sa face sanglante.

Gauvain tomba à genoux devant le blessé encriant :

– Mon maître !

– Ton père, dit Cimourdain.

LA GOUTTE D’EAU FROIDE

 

Ils ne s’étaient pas vus depuis beaucoupd’années, mais leurs cœurs ne s’étaient jamais quittés ; ilsse reconnurent comme s’ils s’étaient séparés la veille.

On avait improvisé une ambulance à l’hôtel deville de Dol. On porta Cimourdain sur un lit dans une petitechambre contiguë à la grande salle commune aux blessés. Lechirurgien, qui avait recousu la balafre, mit fin aux épanchementsentre ces deux hommes, et jugea qu’il fallait laisser dormirCimourdain. Gauvain d’ailleurs était réclamé par ces mille soinsque sont les devoirs et les soucis de la victoire. Cimourdain restaseul ; mais il ne dormit pas ; il avait deux fièvres, lafièvre de sa blessure et la fièvre de sa joie.

Il ne dormit pas, et pourtant il ne luisemblait pas être éveillé. Était possible ? son rêve étaitréalisé. Cimourdain était de ceux qui ne croient pas au quine, etil l’avait. Il retrouvait Gauvain. Il l’avait quitté enfant, il leretrouvait homme ; il le retrouvait grand, redoutable,intrépide. Il le retrouvait triomphant, et triomphant pour lepeuple. Gauvain était en Vendée le point d’appui de la révolution,et c’était lui, Cimourdain, qui avait fait cette colonne à larépublique. Ce victorieux était son élève. Ce qu’il voyait rayonnerà travers cette jeune figure réservée peut-être au panthéonrépublicain, c’était sa pensée, à lui Cimourdain ; sondisciple, l’enfant de son esprit, était dès à présent un héros etserait avant peu une gloire ; il semblait à Cimourdain qu’ilrevoyait sa propre âme faite Génie. Il venait de voir de ses yeuxcomment Gauvain faisait la guerre ; il était comme Chironayant vu combattre Achille. Rapport mystérieux entre le prêtre etle centaure, car le prêtre n’est homme qu’à mi-corps.

Tous les hasards de cette aventure, mêlés àl’insomnie de sa blessure, emplissaient Cimourdain d’une sorted’enivrement mystérieux. Une jeune destinée se levait, magnifique,et, ce qui ajoutait à sa joie profonde, il avait plein pouvoir surcette destinée ; encore un succès comme celui qu’il venait devoir, et Cimourdain n’aurait qu’un mot à dire pour que larépublique confiât à Gauvain une armée. Rien n’éblouit commel’étonnement de voir tout réussir. C’était le temps où chacun avaitson rêve militaire ; chacun voulait faire un général ;Danton voulait faire Westermann, Marat voulait faire Rossignol,Hébert voulait faire Ronsin ; Robespierre voulait les défairetous. Pourquoi pas Gauvain ? se disait Cimourdain ; et ilsongeait. L’illimité était devant lui ; il passait d’unehypothèse à l’autre ; tous les obstacless’évanouissaient ; une fois qu’on a mis le pied sur cetteéchelle-là, on ne s’arrête plus, c’est la montée infinie, on partde l’homme et l’on arrive à l’étoile. Un grand général n’est qu’unchef d’armées ; un grand capitaine est en même temps un chefd’idées ; Cimourdain rêvait Gauvain grand capitaine. Il luisemblait, car la rêverie va vite, voir Gauvain sur l’Océan,chassant les Anglais ; sur le Rhin, châtiant les rois duNord ; aux Pyrénées, repoussant l’Espagne ; aux Alpes,faisant signe à Rome de se lever. Il y avait en Cimourdain deuxhommes, un homme tendre, et un homme sombre ; tous deuxétaient contents ; car, l’inexorable étant son idéal, en mêmetemps qu’il voyait Gauvain superbe, il le voyait terrible.Cimourdain pensait à tout ce qu’il fallait détruire avant deconstruire, et, certes, se disait-il, ce n’est pas l’heure desattendrissements. Gauvain sera « à la hauteur », mot dutemps. Cimourdain se figurait Gauvain écrasant du pied lesténèbres, cuirassé de lumière, avec une lueur de météore au front,ouvrant les grandes ailes idéales de la justice, de la raison et duprogrès, et une épée à la main ; ange, mais exterminateur.

Au plus fort de cette rêverie qui étaitpresque une extase, il entendit, par la porte entr’ouverte, qu’onparlait dans la grande salle de l’ambulance, voisine de sachambre ; il reconnut la voix de Gauvain ; cette voix,malgré les années d’absence, avait toujours été dans son oreille,et la voix de l’enfant se retrouve dans la voix de l’homme. Ilécouta. Il y avait un bruit de pas. Des soldats disaient :

– Mon commandant, cet homme-ci est celui qui atiré sur vous. Pendant qu’on ne le voyait pas, il s’était traînédans une cave. Nous l’avons trouvé. Le voilà.

Alors Cimourdain entendit ce dialogue entreGauvain et l’homme :

– Tu es blessé ?

– Je me porte assez bien pour êtrefusillé.

– Mettez cet homme dans un lit. Pansez-le,soignez-le, guérissez-le.

– Je veux mourir.

– Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom duroi ; je te fais grâce au nom de la république.

Une ombre passa sur le front de Cimourdain. Ileut comme un réveil en sursauta, et il murmura avec une sorted’accablement sinistre :

– En effet, c’est un clément.

SEIN GUÉRI, COEUR SAIGNANT

 

Une balafre se guérit vite ; mais il yavait quelque part quelqu’un de plus gravement blessé queCimourdain. C’était la femme fusillée que le mendiant Tellmarchavait ramassée dans la grande mare de sang de la fermed’Herbe-en-Pail.

Michelle Fléchard était plus en danger encoreque Tellmarch ne l’avait cru ; au trou qu’elle avait au-dessusdu sein correspondait un trou dans l’omoplate ; en même tempsqu’une balle lui cassait la clavicule, une autre balle luitraversait l’épaule ; mais, comme le poumon n’avait pas ététouché, elle put guérir. Tellmarch était « unphilosophe », mot de paysans qui signifie un peu médecin, unpeu chirurgien et un peu sorcier. Il soigna la blessée dans satanière de bête sur son grabat de varech, avec ces chosesmystérieuses qu’on appelle « des simples », et, grâce àlui, elle vécut.

La clavicule se ressouda, les trous de lapoitrine et de l’épaule se fermèrent ; après quelquessemaines, la blessée fut convalescente.

Un matin, elle put sortir du carnichot appuyéesur Tellmarch, et alla s’asseoir sous les arbres au soleil.Tellmarch savait d’elle peu de chose, les plaies de poitrineexigent le silence, et, pendant la quasi-agonie qui avait précédésa guérison, elle avait à peine dit quelques paroles. Quand ellevoulait parler, Tellmarch la faisait taire ; mais elle avaitune rêverie opiniâtre, et Tellmarch observait dans ses yeux unesombre allée et venue de pensées poignantes. Ce matin-là, elleétait forte, elle pouvait presque marcher seule ; une cure,c’est une paternité, et Tellmarch la regardait, heureux. Ce bonvieux homme se mit à sourire. Il lui parla.

– Eh bien, nous sommes debout, nous n’avonsplus de plaie.

– Qu’au cœur, dit-elle.

Et elle reprit :

– Alors vous ne savez pas du tout où ilssont ?

– Qui ça ? demanda Tellmarch.

– Mes enfants.

Cet « alors » exprimait tout unmonde de pensées ; cela signifiait : « puisque vousne m’en parlez pas, puisque depuis tant de jours vous êtes près demoi sans m’en ouvrir la bouche, puisque vous me faites taire chaquefois que je veux rompre le silence, puisque vous semblez craindreque je n’en parle, c’est que vous n’avez rien à m’en dire. »Souvent, dans la fièvre, dans l’égarement, dans le délire, elleavait appelé ses enfants, et elle avait bien vu, car le délire faitses remarques, que le vieux homme ne lui répondait pas.

C’est qu’en effet Tellmarch ne savait que luidire. Ce n’est pas aisé de parler à une mère de ses enfants perdus.Et puis, que savait-il ? rien. Il savait qu’une mère avait étéfusillée, que cette mère avait été trouvée à terre par lui, que,lorsqu’il l’avait ramassée, c’était à peu près un cadavre, que cecadavre avait trois enfants, et que le marquis de Lantenac, aprèsavoir fait fusiller la mère, avait emmené les enfants. Toutes sesinformations s’arrêtaient là. Qu’est-ce que ces enfants étaientdevenus ? Étaient-ils même encore vivants ? Il savait,pour s’en être informé, qu’il y avait deux garçons et une petitefille, à peine sevrée. Rien de plus. Il se faisait sur ce groupeinfortuné une foule de questions, mais il n’y pouvait répondre. Lesgens du pays qu’il avait interrogés s’étaient bornés à hocher latête. M. de Lantenac était un homme dont on ne causaitpas volontiers.

On ne parlait pas volontiers de Lantenac et onne parlait pas volontiers à Tellmarch. Les paysans ont un genre desoupçon à eux. Ils n’aimaient pas Tellmarch. Tellmarch le Caimandétait un homme inquiétant. Qu’avait-il à regarder toujours leciel ? que faisait-il, et à quoi pensait-il dans ses longuesheures d’immobilité ? certes, il était étrange. Dans ce paysen pleine guerre, en pleine conflagration, en pleine combustion, oùtous les hommes n’avaient qu’une affaire, la dévastation, et qu’untravail, le carnage, où c’était à qui brûlerait une maison,égorgerait une famille, massacrerait un poste, saccagerait unvillage, où l’on ne songeait qu’à se tendre des embuscades, qu’às’attirer dans des pièges, et qu’à s’entre-tuer les uns les autres,ce solitaire, absorbé dans la nature, comme submergé dans la paiximmense des choses, cueillant des herbes et des plantes, uniquementoccupé des fleurs, des oiseaux et des étoiles, était évidemmentdangereux. Visiblement, il n’avait pas sa raison ; il nes’embusquait derrière aucun buisson, il ne tirait de coup de fusilà personne. De là une certaine crainte autour de lui.

– Cet homme est fou, disaient lespassants.

Tellmarch était plus qu’un homme isolé,c’était un homme évité.

On ne lui faisait point de questions, et on nelui faisait guère de réponses. Il n’avait donc pu se renseignerautant qu’il l’aurait voulu. La guerre s’était répandue ailleurs,on était allé se battre plus loin, le marquis de Lantenac avaitdisparu de l’horizon, et dans l’état d’esprit où était Tellmarch,pour qu’il s’aperçût de la guerre, il fallait qu’elle mît le piedsur lui.

Après ce mot, – mes enfants, –Tellmarch avait cessé de sourire, et la mère s’était mise à penser.Que se passait-il dans cette âme ? Elle était comme au fondd’un gouffre. Brusquement elle regarda Tellmarch, et cria denouveau et presque avec un accent de colère :

– Mes enfants !

Tellmarch baissa la tête comme uncoupable.

Il songeait à ce marquis de Lantenac quicertes ne pensait pas à lui, et qui, probablement, ne savait mêmeplus qu’il existât. Il s’en rendait compte, il se disait : –Un seigneur, quand c’est dans le danger, ça vous connaît ;quand c’est dehors, ça ne vous connaît plus.

Et il se demandait : – Mais alorspourquoi ai-je sauvé ce seigneur ?

Et il se répondait : – Parce que c’est unhomme.

Il fut là-dessus quelque temps pensif, et ilreprit en lui-même : – En suis-je bien sûr ?

Et il se répéta son mot amer : – Sij’avais su ! Toute cette aventure l’accablait ; car dansce qu’il avait fait, il voyait une sorte d’énigme. Il méditaitdouloureusement. Une bonne action peut donc être une mauvaiseaction. Qui sauve le loup tue les brebis. Qui raccommode l’aile duvautour est responsable de sa griffe.

Il se sentait en effet coupable. La colèreinconsciente de cette mère avait raison.

Pourtant, avoir sauvé cette mère le consolaitd’avoir sauvé ce marquis.

Mais les enfants ?

La mère aussi songeait. Ces deux pensées secôtoyaient et, sans se le dire, se rencontraient peut-être, dansles ténèbres de la rêverie.

Cependant son regard, au fond duquel était lanuit, se fixa de nouveau sur Tellmarch.

– Ça ne peut pourtant pas se passer comme ça,dit-elle.

– Chut ! fit Tellmarch, et il mit ledoigt sur sa bouche.

Elle poursuivit :

– Vous avez eu tort de me sauver, et je vousen veux. J’aimerais mieux être morte, parce que je suis sûre que jeles verrais. Je saurais où ils sont. Ils ne me verraient pas, maisje serais près d’eux. Une morte, ça doit pouvoir protéger.

Il lui prit le bras et lui tâta le pouls.

– Calmez-vous, vous vous redonnez lafièvre.

Elle lui demanda presque durement :

– Quand pourrai-je m’en aller ?

– Vous en aller ?

– Oui. Marcher.

– Jamais, si vous n’êtes pas raisonnable.Demain, si vous êtes sage.

– Qu’appelez-vous être sage ?

– Avoir confiance en Dieu.

– Dieu ! où m’a-t-il mis mesenfants ?

Elle était comme égarée. Sa voix devint trèsdouce.

– Vous comprenez, lui dit-elle, je ne peux pasrester comme cela. Vous n’avez pas eu d’enfants, moi j’en ai eu.Cela fait une différence. On ne peut pas juger d’une chose quand onne sait pas ce que c’est. Vous n’avez pas eu d’enfants, n’est-cepas ?

– Non, répondit Tellmarch.

– Moi, je n’ai eu que ça. Sans mes enfants,est-ce que je suis ? Je voudrais qu’on m’expliquât pourquoi jen’ai pas mes enfants. Je sens bien qu’il se passe quelque chose,puisque je ne comprends pas. On a tué mon mari, on m’a fusillée,mais c’est égal, je ne comprends pas.

– Allons, dit Tellmarch, voilà que la fièvrevous reprend. Ne parlez plus.

Elle le regarda, et se tut.

À partir de ce jour, elle ne parla plus.

Tellmarch fut obéi plus qu’il ne voulait. Ellepassait de longues heures accroupie au pied du vieux arbre,stupéfaite. Elle songeait et se taisait. Le silence offre on nesait quel abri aux âmes simples qui ont subi l’approfondissementsinistre de la douleur. Elle semblait renoncer à comprendre. À uncertain degré le désespoir est inintelligible au désespéré.

Tellmarch l’examinait, ému. En présence decette souffrance, ce vieux homme avait des pensées de femme. – Ohoui, se disait-il, ses lèvres ne parlent pas, mais ses yeuxparlent, je vois bien ce qu’elle a, une idée fixe. Avoir été mère,et ne plus l’être ! avoir été nourrice, et ne plusl’être ! Elle ne peut pas se résigner. Elle pense à la toutepetite qu’elle allaitait il n’y a pas longtemps. Elle y pense, elley pense, elle y pense. Au fait, ce doit être si charmant de sentirune petite bouche rose qui vous tire votre âme de dedans le corpset qui avec votre vie à vous se fait une vie à elle !

Il se taisait de son côté, comprenant, devantun tel accablement, l’impuissance de la parole. Le silence d’uneidée fixe est terrible. Et comment faire entendre raison à l’idéefixe d’une mère ? La maternité est sans issue ; on nediscute pas avec elle. Ce qui fait qu’une mère est sublime, c’estque c’est une espèce de bête. L’instinct maternel est divinementanimal. La mère n’est plus femme, elle est femelle.

Les enfants sont des petits.

De là dans la mère quelque chose d’inférieuret de supérieur au raisonnement. Une mère a un flair. L’immensevolonté ténébreuse de la création est en elle, et la mène.Aveuglement plein de clairvoyance.

Tellmarch maintenant voulait faire parlercette malheureuse ; il n’y réussissait pas. Une fois, il luidit :

– Par malheur, je suis vieux, et je ne marcheplus. J’ai plus vite trouvé le bout de ma force que le bout de monchemin. Après un quart d’heure, mes jambes refusent, et il faut queje m’arrête ; sans quoi je pourrais vous accompagner. Au fait,c’est peut-être un bien que je ne puisse pas. Je serais pour vousplus dangereux qu’utile ; on me tolère ici ; mais je suissuspect aux bleus comme paysan et aux paysans comme sorcier.

Il attendit ce qu’elle répondrait. Elle neleva même pas les yeux.

Une idée fixe aboutit à la folie ou àl’héroïsme. Mais de quel héroïsme peut être capable une pauvrepaysanne ? d’aucun. Elle peut être mère, et voilà tout. Chaquejour elle s’enfonçait davantage dans sa rêverie. Tellmarchl’observait.

Il chercha à l’occuper ; il lui apportadu fil, des aiguilles, un dé ; et en effet, ce qui fit plaisirau pauvre caimand, elle se mit à coudre ; elle songeait, maiselle travaillait, signe de santé ; les forces lui revenaientpeu à peu ; elle raccommoda son linge, ses vêtements, sessouliers ; mais sa prunelle restait vitreuse. Tout en cousantelle chantait à demi voix des chansons obscures. Elle murmurait desnoms, probablement des noms d’enfants, pas assez distinctement pourque Tellmarch les entendît. Elle s’interrompait et écoutait lesoiseaux, comme s’ils avaient des nouvelles à lui donner. Elleregardait le temps qu’il faisait. Ses lèvres remuaient. Elle separlait bas. Elle fit un sac et elle le remplit de châtaignes. Unmatin Tellmarch la vit qui se mettait en marche, l’œil fixé auhasard sur les profondeurs de la forêt.

– Où allez-vous ? lui demanda-t-il.

Elle répondit :

– Je vais les chercher.

Il n’essaya pas de la retenir.

LES DEUX PÔLES DU VRAI

 

Au bout de quelques semaines pleines de tousles va-et-vient de la guerre civile, il n’était bruit dans le paysde Fougères que de deux hommes dont l’un était l’opposé de l’autre,et qui cependant faisaient la même œuvre, c’est-à-dire combattaientcôte à côte le grand combat révolutionnaire.

Le sauvage duel vendéen continuait, mais laVendée perdait du terrain. Dans l’Ille-et-Vilaine en particulier,grâce au jeune commandant qui, à Dol, avait si à propos riposté àl’audace des six mille royalistes par l’audace des quinze centspatriotes, l’insurrection était, sinon éteinte, du moins trèsamoindrie et très circonscrite. Plusieurs coups heureux avaientsuivi celui-là, et de ces succès multipliés était née une situationnouvelle.

Les choses avaient changé de face, mais unesingulière complication était survenue.

Dans toute cette partie de la Vendée, larépublique avait le dessus, ceci était hors de doute ; maisquelle république ? Dans le triomphe qui s’ébauchait, deuxformes de la république étaient en présence, la république de laterreur et la république de la clémence, l’une voulant vaincre parla rigueur et l’autre par la douceur. Laquelle prévaudrait ?Ces deux formes, la forme conciliante et la forme implacable,étaient représentées par deux hommes ayant chacun son influence etson autorité, l’un commandant militaire, l’autre déléguécivil ; lequel de ces deux hommes l’emporterait ? De cesdeux hommes, l’un, le délégué, avait de redoutables pointsd’appui ; il était arrivé apportant la menaçante consigne dela commune de Paris aux bataillons de Santerre :« Pas de grâce, pas de quartier ! » Ilavait, pour tout soumettre à son autorité, le décret de laConvention portant « peine de mort contre quiconque mettraiten liberté et ferait évader un chef rebelle prisonnier », depleins pouvoirs émanés du Comité de salut public, et une injonctionde lui obéir, à lui délégué, signée ROBESPIERRE, DANTON, MARAT.L’autre, le soldat, n’avait pour lui que cette force, la pitié.

Il n’avait pour lui que son bras, qui battaitles ennemis, et son cœur, qui leur faisait grâce. Vainqueur, il secroyait le droit d’épargner les vaincus.

De là un conflit latent, mais profond, entreces deux hommes. Ils étaient tous les deux dans des nuagesdifférents, tous les deux combattant la rébellion, et chacun ayantsa foudre à lui, l’un la victoire, l’autre la terreur.

Dans tout le Bocage, on ne parlait qued’eux ; et, ce qui ajoutait à l’anxiété des regards fixés sureux de toutes parts, c’est que ces deux hommes, si absolumentopposés, étaient en même temps étroitement unis. Ces deuxantagonistes étaient deux amis. Jamais sympathie plus haute et plusprofonde n’avait rapproché deux cœurs ; le farouche avaitsauvé la vie au débonnaire, et il en avait la balafre au visage.Ces deux hommes incarnaient, l’un la mort, l’autre la vie ;l’un était le principe terrible, l’autre le principe pacifique, etils s’aimaient. Problème étrange. Qu’on se figure Orestemiséricordieux et Pylade inclément. Qu’on se figure Arimane frèred’Ormus.

Ajoutons que celui des deux qu’on appelait« le féroce » était en même temps le plus fraternel deshommes ; il pansait les blessés, soignait les malades, passaitses jours et ses nuits dans les ambulances et les hôpitaux,s’attendrissait sur des enfants pieds nus, n’avait rien à lui,donnait tout aux pauvres. Quand on se battait, il y allait ;il marchait à la tête des colonnes et au plus fort du combat, armé,car il avait à sa ceinture un sabre et deux pistolets, et désarmé,car jamais on ne l’avait vu tirer son sabre et toucher à sespistolets. Il affrontait les coups, et n’en rendait pas. On disaitqu’il avait été prêtre.

L’un de ces hommes était Gauvain, l’autreétait Cimourdain.

L’amitié était entre les deux hommes, mais lahaine était entre les deux principes ; c’était comme une âmecoupée en deux, et partagée ; Gauvain, en effet, avait reçuune moitié de l’âme de Cimourdain, mais la moitié douce. Ilsemblait que Gauvain avait eu le rayon blanc, et que Cimourdainavait gardé pour lui ce qu’on pourrait appeler le rayon noir. De làun désaccord intime. Cette sourde guerre ne pouvait pas ne pointéclater. Un matin la bataille commença.

Cimourdain dit à Gauvain :

– Où en sommes-nous ?

Gauvain répondit :

– Vous le savez aussi bien que moi. J’aidispersé les bandes de Lantenac. Il n’a plus avec lui que quelqueshommes. Le voilà acculé à la forêt de Fougères. Dans huit jours, ilsera cerné.

– Et dans quinze jours ?

– Il sera pris.

– Et puis ?

– Vous avez vu mon affiche ?

– Oui. Eh bien ?

– Il sera fusillé.

– Encore de la clémence. Il faut qu’il soitguillotiné.

– Moi, dit Gauvain, je suis pour la mortmilitaire.

– Et moi, répliqua Cimourdain, pour la mortrévolutionnaire.

Il regarda Gauvain en face et luidit :

– Pourquoi as-tu fait mettre en liberté cesreligieuses du couvent de Saint-Marc-le-Blanc ?

– Je ne fais pas la guerre aux femmes,répondit Gauvain.

– Ces femmes-là haïssent le peuple. Et pour lahaine une femme vaut dix hommes. Pourquoi as-tu refusé d’envoyer autribunal révolutionnaire tout ce troupeau de vieux prêtresfanatiques pris à Louvigné ?

– Je ne fais pas la guerre aux vieillards.

– Un vieux prêtre est pire qu’un jeune. Larébellion est plus dangereuse, prêchée par les cheveux blancs. On afoi dans les rides. Pas de fausse pitié, Gauvain. Les régicidessont les libérateurs. Aie l’œil fixé sur la tour du Temple.

– La tour du Temple ! j’en ferais sortirle dauphin. Je ne fais pas la guerre aux enfants.

L’œil de Cimourdain devint sévère.

– Gauvain, sache qu’il faut faire la guerre àla femme quand elle se nomme Marie-Antoinette, au vieillard quandil se nomme Pie VI, pape, et à l’enfant quand il se nomme LouisCapet.

– Mon maître, je ne suis pas un hommepolitique.

– Tâche de ne pas être un homme dangereux.Pourquoi, à l’attaque du poste de Cossé, quand le rebelle JeanTreton, acculé et perdu, s’est rué seul, le sabre au poing, contretoute ta colonne, as-tu crié : Ouvrez les rangs. Laissezpasser ?

– Parce qu’on ne se met pas à quinze centspour tuer un homme.

– Pourquoi, à la Cailleterie d’Astillé, quandtu as vu que tes soldats allaient tuer le Vendéen Joseph Bézier,qui était blessé et qui se traînait, as-tu crié : Allez enavant ! J’en fais mon affaire ! et as-tu tiré toncoup de pistolet en l’air ?

– Parce qu’on ne tue pas un homme à terre.

– Et tu as eu tort. Tous deux sont aujourd’huichefs de bande ; Joseph Bézier, c’est Moustache, et JeanTreton, c’est Jambe-d’Argent. En sauvant ces deux hommes, tu asdonné deux ennemis à la république.

– Certes, je voudrais lui faire des amis, etnon lui donner des ennemis.

– Pourquoi, après la victoire de Landéan,n’as-tu pas fait fusiller tes trois cents paysansprisonniers ?

– Parce que, Bonchamp ayant fait grâce auxprisonniers républicains, j’ai voulu qu’il fût dit que larépublique faisait grâce aux prisonniers royalistes.

– Mais alors, si tu prends Lantenac, tu luiferas grâce ?

– Non.

– Pourquoi ? Puisque tu as fait grâce auxtrois cents paysans ?

– Les paysans sont des ignorants ;Lantenac sait ce qu’il fait.

– Mais Lantenac est ton parent ?

– La France est la grande parente.

– Lantenac est un vieillard.

– Lantenac est un étranger. Lantenac n’a pasd’âge. Lantenac appelle les Anglais. Lantenac c’est l’invasion.Lantenac est l’ennemi de la patrie. Le duel entre lui et moi nepeut finir que par sa mort, ou par la mienne.

– Gauvain, souviens-toi de cette parole.

– Elle est dite.

Il y eut un silence, et tous deux seregardèrent.

Et Gauvain reprit :

– Ce sera une date sanglante que cette année93 où nous sommes.

– Prends garde, s’écria Cimourdain. Lesdevoirs terribles existent. N’accuse pas qui n’est point accusable.Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin ? Oui, cequi caractérise cette année énorme, c’est d’être sans pitié.Pourquoi ? parce qu’elle est la grande année révolutionnaire.Cette année où nous sommes incarne la révolution. La révolution aun ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de mêmeque le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pourelle. La révolution extirpe la royauté dans le roi, l’aristocratiedans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dansle prêtre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est latyrannie dans tout ce qui est le tyran. L’opération est effrayante,la révolution la fait d’une main sûre. Quant à la quantité de chairsaine qu’elle sacrifie, demande à Boerhave ce qu’il en pense.Quelle tumeur à couper n’entraîne une perte de sang ? Quelincendie à éteindre n’exige la part du feu ? Ces nécessitésredoutables sont la condition même du succès. Un chirurgienressemble à un boucher ; un guérisseur peut faire l’effet d’unbourreau. La révolution se dévoue à son œuvre fatale. Elle mutile,mais elle sauve. Quoi ! vous lui demandez grâce pour levirus ! vous voulez qu’elle soit clémente pour ce qui estvénéneux ! Elle n’écoute pas. Elle tient le passé, ellel’achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d’oùsortira la santé du genre humain. Vous souffrez ? sans doute.Combien de temps cela durera-t-il ? le temps de l’opération.Ensuite vous vivrez. La révolution ampute le monde. De là cettehémorragie, 93.

– Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et leshommes que je vois sont violents.

– La révolution, répliqua Cimourdain, veutpour l’aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main quitremble. Elle n’a foi qu’aux inexorables. Danton, c’est leterrible, Robespierre, c’est l’inflexible, Saint-Just, c’estl’irréductible, Marat, c’est l’implacable. Prends-y garde, Gauvain.Ces noms-là sont nécessaires. Ils valent pour nous des armées. Ilsterrifieront l’Europe.

– Et peut-être aussi l’avenir, ditGauvain.

Il s’arrêta, et repartit :

– Du reste, mon maître, vous faites erreur, jen’accuse personne. Selon moi, le vrai point de vue de larévolution, c’est l’irresponsabilité. Personne n’est innocent,personne n’est coupable. Louis XVI, c’est un mouton jeté parmi deslions. Il veut fuir, il veut se sauver, il cherche à sedéfendre ; il mordrait, s’il pouvait. Mais n’est pas lion quiveut. Sa velléité passe pour crime. Ce mouton en colère montre lesdents. Le traître ! disent les lions. Et ils le mangent. Celafait, ils se battent entre eux.

– Le mouton est une bête.

– Et les lions, que sont-ils ?

Cette réplique fit songer Cimourdain. Ilreleva la tête et dit : Ces lions-là sont des consciences. Ceslions-là sont des idées. Ces lions-là sont des principes.

– Ils font la Terreur.

– Un jour, la révolution sera la justificationde la Terreur.

– Craignez que la Terreur ne soit la calomniede la révolution.

Et Gauvain reprit :

– Liberté, Égalité, Fraternité, ce sont desdogmes de paix et d’harmonie. Pourquoi leur donner un aspecteffrayant ? Que voulons-nous ? conquérir les peuples à larépublique universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur. À quoibon l’intimidation ? Pas plus que les oiseaux, les peuples nesont attirés par l’épouvantail. Il ne faut pas faire le mal pourfaire le bien. On ne renverse pas le trône pour laisser l’échafauddebout. Mort aux rois, et vie aux nations. Abattons les couronnes,épargnons les têtes. La révolution, c’est la concorde, et nonl’effroi. Les idées douces sont mal servies par les hommesincléments. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la languehumaine. Je ne veux verser de sang qu’en risquant le mien. Du resteje ne sais que combattre, et je ne suis qu’un soldat. Mais si l’onne peut pardonner, cela ne vaut pas la peine de vaincre. Soyonspendant la bataille les ennemis de nos ennemis, et après lavictoire leurs frères.

– Prends garde, répéta Cimourdain pour latroisième fois. Gauvain, tu es pour moi plus que mon fils, prendsgarde !

Et il ajouta, pensif :

– Dans des temps comme les nôtres, la pitiépeut être une des formes de la trahison.

En entendant parler ces deux hommes, on eûtcru entendre le dialogue de l’épée et de la hache.

DOLOROSA

 

Cependant la mère cherchait ses petits.

Elle allait devant elle. Commentvivait-elle ? Impossible de le dire. Elle ne le savait paselle-même. Elle marcha des jours et des nuits ; elle mendia,elle mangea de l’herbe, elle coucha à terre, elle dormit en pleinair, dans les broussailles, sous les étoiles, quelquefois sous lapluie et la bise.

Elle rôdait de village en village, de métairieen métairie, s’informant. Elle s’arrêtait aux seuils. Sa robe étaiten haillons. Quelquefois on l’accueillait, quelquefois on lachassait. Quand elle ne pouvait entrer dans les maisons, elleallait dans les bois.

Elle ne connaissait pas le pays, elle ignoraittout, excepté Siscoignard et la paroisse d’Azé, elle n’avait pointd’itinéraire, elle revenait sur ses pas, recommençait une routedéjà parcourue, faisait du chemin inutile. Elle suivait tantôt lepavé, tantôt l’ornière d’une charrette, tantôt les sentiers dansles taillis. À cette vie au hasard, elle avait usé ses misérablesvêtements. Elle avait marché d’abord avec ses souliers, puis avecses pieds nus, puis avec ses pieds sanglants.

Elle allait à travers la guerre, à travers lescoups de fusil, sans rien entendre, sans rien voir, sans rienéviter, cherchant ses enfants. Tout étant en révolte, il n’y avaitplus de gendarmes, plus de maires, plus d’autorité. Elle n’avaitaffaire qu’aux passants.

Elle leur parlait. Elle demandait :

– Avez-vous vu quelque part trois petitsenfants ?

Les passants levaient la tête.

– Deux garçons et une fille, disait-elle.

Elle continuait :

– René-Jean, Gros-Alain, Georgette ? Vousn’avez pas vu ça ?

Elle poursuivait :

– L’aîné a quatre ans et demi, la petite avingt mois.

Elle ajoutait :

– Savez-vous où ils sont ? on me les apris.

On la regardait et c’était tout.

Voyant qu’on ne la comprenait pas, elledisait :

– C’est qu’ils sont à moi. Voilà pourquoi.

Les gens passaient leur chemin. Alors elles’arrêtait et ne disait plus rien, et se déchirait le sein avec lesongles.

Un jour pourtant un paysan l’écouta. Lebonhomme se mit à réfléchir.

– Attendez donc, dit-il. Troisenfants ?

– Oui.

– Deux garçons ?

– Et une fille.

– C’est ça que vous cherchez ?

– Oui.

– J’ai ouï parler d’un seigneur qui avait pristrois petits enfants et qui les avait avec lui.

– Où est cet homme ? cria-t-elle. Oùsont-ils ?

Le paysan répondit :

– Allez à la Tourgue.

– Est-ce que c’est là que je trouverai mesenfants ?

– Peut-être bien que oui.

– Vous dites ?…

– La Tourgue.

– Qu’est-ce que c’est que laTourgue ?

– C’est un endroit.

– Est-ce un village ? un château ?une métairie ?

– Je n’y suis jamais allé.

– Est-ce loin ?

– Ce n’est pas près.

– De quel côté ?

– Du côté de Fougères.

– Par où y va-t-on ?

– Vous êtes à Ventortes, dit le paysan, vouslaisserez Ernée à gauche et Coxelles à droite, vous passerez parLorchamps et vous traverserez le Leroux.

Et le paysan leva sa main vers l’occident.

– Toujours devant vous en allant du côté où lesoleil se couche.

Avant que le paysan eût baissé son bras, elleétait en marche.

Le paysan lui cria :

– Mais prenez garde. On se bat par là.

Elle ne se retourna point pour lui répondre,et continua d’aller en avant.

UNE BASTILLE DE PROVINCE

 

I. LA TOURGUE

 

Le voyageur qui, il y a quarante ans, entrédans la forêt de Fougères du côté de Laignelet en ressortait ducôté de Parigné, faisait, sur la lisière de cette profonde futaie,une rencontre sinistre. En débouchant du hallier, il avaitbrusquement devant lui la Tourgue.

Non la Tourgue vivante, mais la Tourgue morte.La Tourgue lézardée, sabordée, balafrée, démantelée. La ruine est àl’édifice ce que le fantôme est à l’homme. Pas de plus lugubrevision que la Tourgue. Ce qu’on avait sous les yeux, c’était unehaute tour ronde, toute seule au coin du bois comme un malfaiteur.Cette tour, droite sur un bloc de roche à pic, avait presquel’aspect romain tant elle était correcte et solide, et tant danscette masse robuste l’idée de la puissance était mêlée à l’idée dela chute. Romaine, elle l’était même un peu, car elle étaitromane ; commencée au neuvième siècle, elle avait été achevéeau douzième, après la troisième croisade. Les impostes à oreillonsde ses baies disaient son âge. On approchait, on gravissaitl’escarpement, on apercevait une brèche, on se risquait à entrer,on était dedans, c’était vide. C’était quelque chose commel’intérieur d’un clairon de pierre posé debout sur le sol. Du hauten bas, aucun diaphragme ; pas de toit, pas de plafonds, pasde planchers, des arrachements de voûtes et de cheminées, desembrasures à fauconneaux, à des hauteurs diverses, des cordons decorbeaux de granit et quelques poutres transversales marquant lesétages, sur les poutres les fientes des oiseaux de nuit, lamuraille colossale, quinze pieds d’épaisseur à la base et douze ausommet, çà et là des crevasses, et des trous qui avaient été desportes, par où l’on entrevoyait des escaliers dans l’intérieurténébreux du mur. Le passant qui pénétrait là le soir entendaitcrier les hulottes, les tète-chèvres, les bihoreaux et lescrapauds-volants, et voyait sous ses pieds des ronces, des pierres,des reptiles, et sur sa tête, à travers une rondeur noire qui étaitle haut de la tour et qui semblait la bouche d’un puits énorme, lesétoiles.

C’était la tradition du pays qu’aux étagessupérieurs de cette tour il y avait des portes secrètes faites,comme les portes des tombeaux des rois de Juda, d’une grosse pierretournant sur pivot, s’ouvrant, puis se refermant, et s’effaçantdans la muraille ; mode architecturale rapportée des croisadesavec l’ogive. Quand ces portes étaient closes, il était impossiblede les retrouver, tant elles étaient bien mêlées aux autres pierresdu mur. On voit encore aujourd’hui de ces portes-là dans lesmystérieuses cités de l’Anti-Liban, échappées au tremblement desdouze villes sous Tibère.

II. LA BRÈCHE

 

La brèche par où l’on entrait dans la ruineétait une trouée de mine. Pour un connaisseur, familier avecErrard, Sardi et Pagan, cette mine avait été savamment faite. Lachambre à feu en bonnet de prêtre était proportionnée à lapuissance du donjon qu’elle avait à éventrer. Elle avait dûcontenir au moins deux quintaux de poudre. On y arrivait par uncanal serpentant qui vaut mieux que le canal droit ;l’écroulement produit par la mine montrait à nu dans le déchirementde la pierre le saucisson, qui avait le diamètre voulu d’un œuf depoule. L’explosion avait fait à la muraille une blessure profondepar où les assiégeants avaient dû pouvoir entrer. Cette tour avaitévidemment soutenu, à diverses époques, de vrais sièges enrègle ; elle était criblée de mitrailles ; et cesmitrailles n’étaient pas toutes du même temps ; chaqueprojectile a sa façon de marquer un rempart ; et tous avaientlaissé à ce donjon leur balafre, depuis les boulets de pierre duquatorzième siècle jusqu’aux boulets de fer du dix-huitième.

La brèche donnait entrée dans ce qui avait dûêtre le rez-de-chaussée. Vis-à-vis de la brèche, dans le mur de latour, s’ouvrait le guichet d’une crypte taillée dans le roc et seprolongeant dans les fondations de la tour jusque sous la salle durez-de-chaussée.

Cette crypte, aux trois quarts comblée, a étédéblayée en 1855 par les soins de M. Auguste Le Prévost,l’antiquaire de Bernay.

III. L’OUBLIETTE

 

Cette crypte était l’oubliette. Tout donjonavait la sienne. Cette crypte, comme beaucoup de caves pénales desmêmes époques, avait deux étages. Le premier étage, où l’onpénétrait par le guichet, était une chambre voûtée assez vaste, deplain-pied avec la salle du rez-de-chaussée. On voyait sur la paroide cette chambre deux sillons parallèles et verticaux qui allaientd’un mur à l’autre en passant par la voûte où ils étaientprofondément empreints, et qui donnaient l’idée de deux ornières.C’étaient deux ornières en effet. Ces deux sillons avaient étécreusés par deux roues. Jadis, aux temps féodaux, c’était danscette chambre que se faisait l’écartèlement, par un procédé moinstapageur que les quatre chevaux. Il y avait là deux roues, sifortes et si grandes qu’elles touchaient les murs et la voûte. Onattachait à chacune de ces roues un bras et une jambe du patient,puis on faisait tourner les deux roues en sens inverse, ce quiarrachait l’homme. Il fallait de l’effort ; de là les ornièrescreusées dans la pierre que les roues effleuraient. On peut voirencore aujourd’hui une chambre de ce genre à Vianden.

Au-dessous de cette chambre il y en avait uneautre. C’était l’oubliette véritable. On n’y entrait point par uneporte, on y pénétrait par un trou ; le patient, nu, étaitdescendu, au moyen d’une corde sous les aisselles, dans la chambred’en bas par un soupirail pratiqué au milieu du dallage de lachambre d’en haut. S’il s’obstinait à vivre, on lui jetait sanourriture par ce trou. On voit encore aujourd’hui un trou de cegenre à Bouillon.

Par ce trou il venait du vent. La chambre d’enbas, creusée sous la salle du rez-de-chaussée, était plutôt unpuits qu’une chambre. Elle aboutissait à de l’eau et un souffleglacial l’emplissait. Ce vent qui faisait mourir le prisonnier d’enbas faisait vivre le prisonnier d’en haut. Il rendait la prisonrespirable. Le prisonnier d’en haut, à tâtons sous sa voûte, nerecevait d’air que par ce trou. Du reste, qui y entrait, ou qui ytombait, n’en sortait plus. C’était au prisonnier à s’en garer dansl’obscurité. Un faux pas pouvait du patient d’en haut faire lepatient d’en bas. Cela le regardait. S’il tenait à la vie, ce trouétait son danger ; s’il s’ennuyait, ce trou était saressource. L’étage supérieur était le cachot, l’étage inférieurétait le tombeau. Superposition ressemblante à la sociétéd’alors.

C’est là ce que nos aïeux appelaient « uncul-de-basse-fosse ». La chose ayant disparu, le nom pour nousn’a plus de sens. Grâce à la révolution, nous entendons prononcerces mots-là avec indifférence.

Du dehors de la tour, au-dessus de la brèchequi en était, il y a quarante ans, l’entrée unique, on apercevaitune embrasure plus large que les autres meurtrières, à laquellependait un grillage de fer descellé et défoncé.

IV. LE PONT-CHATELET

 

À cette tour, et du côté opposé à la brèche,se rattachait un pont de pierre de trois arches peu endommagées. Lepont avait porté un corps de logis dont il restait quelquestronçons. Ce corps de logis, où étaient visibles les marques d’unincendie, n’avait plus que sa charpente noircie, sorte d’ossature àtravers laquelle passait le jour, et qui se dressait auprès de latour, comme un squelette à côté d’un fantôme.

Cette ruine est aujourd’hui tout à faitdémolie, et il n’en reste aucune trace. Ce qu’ont fait beaucoup desiècles et beaucoup de rois, il suffit d’un jour et d’un paysanpour le défaire.

La Tourgue, abréviation paysanne,signifie la Tour-Gauvain, de même que la Jupelle signifiela Jupellière, et que ce nom d’un bossu chef de bande,Pinson-le-Tort, signifie Pinson-le-Tortu.

La Tourgue, qui il y a quarante ans était uneruine et qui aujourd’hui est une ombre, était en 1793 uneforteresse. C’était la vieille bastille des Gauvain, gardant àl’occident l’entrée de la forêt de Fougères, forêt qui, elle-même,est à peine un bois maintenant.

On avait construit cette citadelle sur un deces gros blocs de schiste qui abondent entre Mayenne et Dinan, etqui sont partout épars parmi les halliers et les bruyères, comme siles titans s’étaient jeté des pavés à la tête.

La tour était toute la forteresse ; sousla tour le rocher, au pied du rocher un de ces cours d’eau que lemois de janvier change en torrents et que le mois de juin met àsec.

Simplifiée à ce point, cette forteresse était,au moyen âge, à peu près imprenable. Le pont l’affaiblissait. LesGauvain gothiques l’avaient bâtie sans pont. On y abordait par unede ces passerelles branlantes qu’un coup de hache suffisait àrompre. Tant que les Gauvain furent vicomtes, elle leur plut ainsi,et ils s’en contentèrent ; mais quand ils furent marquis, etquand ils quittèrent la caverne pour la cour, ils jetèrent troisarches sur le torrent, et ils se firent accessibles du côté de laplaine de même qu’ils s’étaient faits accessibles du côté du roi.Les marquis au dix-septième siècle et les marquises audix-huitième, ne tenaient plus à être imprenables. CopierVersailles remplaça ceci : continuer les aïeux.

En face de la tour, du côté occidental, il yavait un plateau assez élevé allant aboutir aux plaines ; ceplateau venait presque toucher la tour, et n’en était séparé quepar un ravin très creux où coulait le cours d’eau qui est unaffluent du Couesnon. Le pont, trait d’union entre la forteresse etle plateau, fut fait haut sur piles ; et sur ces piles onconstruisit, comme à Chenonceaux, un édifice en style Mansard, pluslogeable que la tour. Mais les mœurs étaient encore trèsrudes ; les seigneurs gardèrent la coutume d’habiter leschambres du donjon pareilles à des cachots. Quant au bâtiment surle pont, qui était une sorte de petit châtelet, on y pratiqua unlong couloir qui servait d’entrée et qu’on appela la salle desgardes ; au-dessus de cette salle des gardes, qui était unesorte d’entresol, on mit une bibliothèque, au-dessus de labibliothèque un grenier. De longues fenêtres à petites vitres enverre de Bohême, des pilastres entre les fenêtres, des médaillonssculptés dans le mur ; trois étages ; en bas, despertuisanes et des mousquets ; au milieu, des livres ; enhaut, des sacs d’avoine ; tout cela était un peu sauvage etfort noble.

La tour à côté était farouche.

Elle dominait cette bâtisse coquette de toutesa hauteur lugubre. De la plate-forme on pouvait foudroyer lepont.

Les deux édifices, l’un abrupt, l’autre poli,se choquaient plus qu’ils ne s’accostaient. Les deux stylesn’étaient point d’accord ; bien que deux demi-cercles semblentdevoir être identiques, rien ne ressemble moins à un plein-cintreroman qu’une archivolte classique. Cette tour digne des forêtsétait une étrange voisine pour ce pont digne de Versailles. Qu’onse figure Alain Barbe-Torte donnant le bras à Louis XIV. L’ensembleterrifiait. Des deux majestés mêlées sortait on ne sait quoi deféroce.

Au point de vue militaire, le pont,insistons-y, livrait presque la tour. Il l’embellissait et ladésarmait ; en gagnant de l’ornement elle avait perdu de laforce. Le pont la mettait de plain-pied avec le plateau. Toujoursinexpugnable du côté de la forêt, elle était maintenant vulnérabledu côté de la plaine. Autrefois elle commandait le plateau, àprésent le plateau la commandait. Un ennemi installé là serait vitemaître du pont. La bibliothèque et le grenier étaient pourl’assiégeant, et contre la forteresse. Une bibliothèque et ungrenier se ressemblent en ceci que les livres et la paille sont ducombustible. Pour un assiégeant qui utilise l’incendie, brûlerHomère ou brûler une botte de foin, pourvu que cela brûle, c’est lamême chose. Les Français l’ont prouvé aux Allemands en brûlant labibliothèque de Heidelberg, et les Allemands l’ont prouvé auxFrançais en brûlant la bibliothèque de Strasbourg. Ce pont, ajoutéà la Tourgue, était donc stratégiquement une faute ; mais audix-septième siècle, sous Colbert et Louvois, les princes Gauvain,pas plus que les princes de Rohan ou les princes de la Trémoille,ne se croyaient désormais assiégeables.

Pourtant les constructeurs du pont avaientpris quelques précautions. Premièrement, ils avaient prévul’incendie ; au-dessous des trois fenêtres du côté aval, ilsavaient accroché transversalement, à des crampons qu’on voyaitencore il y a un demi-siècle, une forte échelle de sauvetage ayantpour longueur la hauteur des deux premiers étages du pont, hauteurqui dépassait celle de trois étages ordinaires ; deuxièmement,ils avaient prévu l’assaut ; ils avaient isolé le pont de latour au moyen d’une lourde et basse porte de fer ; cette porteétait cintrée ; on la fermait avec une grosse clef qui étaitdans une cachette connue du maître seul, et, une fois fermée, cetteporte pouvait défier le bélier, et presque braver le boulet.

Il fallait passer par le pont pour arriver àcette porte, et passer par cette porte pour pénétrer dans latour.

Pas d’autre entrée.

V. LA PORTE DE FER

 

Le deuxième étage du châtelet du pont,surélevé à cause des piles, correspondait avec le deuxième étage dela tour ; c’est à cette hauteur que, pour plus de sûreté,avait été placée la porte de fer.

La porte de fer s’ouvrait du côté du pont surla bibliothèque et du côté de la tour sur une grande salle voûtéeavec pilier au centre. Cette salle, on vient de le dire, était lesecond étage du donjon. Elle était ronde comme la tour ; delongues meurtrières, donnant sur la campagne, l’éclairaient. Lamuraille, toute sauvage, était nue, et rien n’en cachait lespierres, d’ailleurs très symétriquement ajustées. On arrivait àcette salle par un escalier en colimaçon pratiqué dans la muraille,chose toute simple quand les murs ont quinze pieds d’épaisseur. Aumoyen âge on prenait une ville rue par rue, une rue maison parmaison, une maison chambre par chambre. On assiégeait uneforteresse étage par étage. La Tourgue était sous ce rapport fortsavamment disposée et très revêche et très difficile. On montaitd’un étage à l’autre par un escalier en spirale d’un abordmalaisé ; les portes étaient de biais et n’avaient pas hauteurd’homme, et il fallait baisser la tête pour y passer ; or,tête baissée c’est tête assommée ; et, à chaque porte,l’assiégé attendait l’assiégeant.

Il y avait au-dessous de la salle ronde àpilier deux chambres pareilles, qui étaient le premier étage et lerez-de-chaussée, et au-dessus trois ; sur ces six chambressuperposées la tour se fermait par un couvercle de pierre qui étaitla plate-forme, et où l’on arrivait par une étroite guérite.

Les quinze pieds d’épaisseur de muraille qu’onavait dû percer pour y placer la porte de fer, et au milieudesquels elle était scellée, l’emboîtaient dans une longuevoussure ; de sorte que la porte, quand elle était fermée,était, tant du côté de la tour que du côté du pont, sous un porchede six ou sept pieds de profondeur ; quand elle était ouverte,ces deux porches se confondaient et faisaient la voûted’entrée.

Sous le porche du côté du pont s’ouvrait dansl’épaisseur du mur le guichet bas d’une vis-de-Saint-Gilles quimenait au couloir du premier étage sous la bibliothèque ;c’était encore là une difficulté pour l’assiégeant. Le châtelet surle pont n’offrait à son extrémité du côté du plateau qu’un mur àpic, et le pont était coupé là. Un pont-levis, appliqué contre uneporte basse, le mettait en communication avec le plateau, et cepont-levis, qui, à cause de la hauteur du plateau, ne s’abaissaitjamais qu’en plan incliné, donnait dans le long couloir dit salledes gardes. Une fois maître de ce couloir, l’assiégeant, pourarriver à la porte de fer, était forcé d’enlever de vive forcel’escalier en vis-de-Saint-Gilles qui montait au deuxièmeétage.

VI. LA BIBLIOTHÈQUE

 

Quant à la bibliothèque, c’était une salleoblongue ayant la largeur et la longueur du pont, et une porteunique, la porte de fer. Une fausse porte battante, capitonnée dedrap vert, et qu’il suffisait de pousser, masquait à l’intérieur lavoussure d’entrée de la tour. Le mur de la bibliothèque était duhaut en bas, et du plancher au plafond, revêtu d’armoires vitréesdans le beau goût de menuiserie du dix-septième siècle. Six grandesfenêtres, trois de chaque côté, une au-dessus de chaque arche,éclairaient cette bibliothèque. Par ces fenêtres, du dehors et duhaut du plateau, on en voyait l’intérieur. Dans les entre-deux deces fenêtres se dressaient sur des gaines de chêne sculpté sixbustes de marbre, Hermolaüs de Byzance, Athénée, grammairiennaucratique, Suidas, Casaubon, Clovis, roi de France, et sonchancelier Anachalus, lequel du reste n’était pas plus chancelierque Clovis n’était roi.

Il y avait dans cette bibliothèque des livresquelconques. Un est resté célèbre. C’était un vieil in-quarto avecestampes, portant pour titre en grosses lettresSaint-Barthélemy, et pour sous-titre Évangile selonsaint Barthélemy, précédé d’une dissertation de Pantœnus,philosophe chrétien, sur la question de savoir si cet évangile doitêtre réputé apocryphe et si saint Barthélemy est le même queNathanaël. Ce livre, considéré comme exemplaire unique, étaitsur un pupitre au milieu de la bibliothèque. Au dernier siècle onle venait voir par curiosité.

VII. LE GRENIER

 

Quant au grenier, qui avait, comme labibliothèque, la forme oblongue du pont, c’était simplement ledessous de la charpente du toit. Cela faisait une grande halleencombrée de paille et de foin, et éclairée par six mansardes. Pasd’autre ornement qu’une figure de saint Barnabé sculptée sur laporte et au-dessous ce vers :

Barnabus sanctus falcem jubet ire perherbam.

Ainsi une haute et large tour, à six étages,percée çà et là de quelques meurtrières, ayant pour entrée et pourissue unique une porte de fer donnant sur un pont-châtelet fermépar un pont-levis ; derrière la tour, la forêt ; devantla tour, un plateau de bruyères, plus haut que le pont, plus basque la tour ; sous le pont, entre la tour et le plateau, unravin profond, étroit, plein de broussailles, torrent en hiver,ruisseau au printemps, fossé pierreux l’été, voilà ce que c’étaitque la Tour-Gauvain, dite la Tourgue.

LES OTAGES

 

Juillet s’écoula, août vint, un soufflehéroïque et féroce passait sur la France, deux spectres venaient detraverser l’horizon, Marat un couteau au flanc, Charlotte Cordaysans tête, tout devenait formidable. Quant à la Vendée, battue dansla grande stratégie, elle se réfugiait dans la petite, plusredoutable, nous l’avons dit ; cette guerre était maintenantune immense bataille, déchiquetée dans les bois ; lesdésastres de la grosse armée, dite catholique et royale,commençaient ; un décret envoyait en Vendée l’armée deMayence ; huit mille Vendéens étaient morts à Ancenis ;les Vendéens étaient repoussés de Nantes, débusqués de Montaigu,expulsés de Thouars, chassés de Noirmoutier, culbutés hors deCholet, de Mortagne et de Saumur ; ils évacuaientParthenay ; ils abandonnaient Clisson ; ils lâchaientpied à Châtillon ; ils perdaient un drapeau à Saint-Hilaire,ils étaient battus à Pornic, aux Sables, à Fontenay, à Doué, auChâteau-d’Eau, aux Ponts-de-Cé ; ils étaient en échec à Luçon,en retraite à la Châtaigneraye, en déroute à laRoche-sur-Yon ; mais, d’une part, ils menaçaient la Rochelle,et d’autre part, dans les eaux de Guernesey, une flotte anglaise,aux ordres du général Craig, portant, mêlés aux meilleurs officiersde la marine française, plusieurs régiments anglais, n’attendaitqu’un signal du marquis de Lantenac pour débarquer. Ce débarquementpouvait redonner la victoire à la révolte royaliste. Pitt étaitd’ailleurs un malfaiteur d’État ; dans la politique il y a latrahison de même que dans la panoplie il y a le poignard ;Pitt poignardait notre pays et trahissait le sien ; c’esttrahir son pays que de le déshonorer ; l’Angleterre, sous luiet par lui, faisait la guerre punique. Elle espionnait, fraudait,mentait. Braconnière et faussaire, rien ne lui répugnait ;elle descendait jusqu’aux minuties de la haine. Elle faisaitaccaparer le suif, qui coûtait cinq francs la livre ; onsaisissait à Lille, sur un Anglais, une lettre de Prigent, agent dePitt en Vendée, où on lisait ces lignes : « Je vous priede ne pas épargner l’argent. Nous espérons que les assassinats seferont avec prudence, les prêtres déguisés et les femmes sont lespersonnes les plus propres à cette opération. Envoyez soixantemille livres à Rouen et cinquante mille livres à Caen. » Cettelettre fut lue par Barère à la Convention le Ier août. À cesperfidies ripostaient les sauvageries de Parein et plus tard lesatrocités de Carrier. Les républicains de Metz et les républicainsdu Midi demandaient à marcher contre les rebelles. Un décretordonnait la formation de vingt-quatre compagnies de pionniers pourincendier les haies et les clôtures du Bocage. Crise inouïe. Laguerre ne cessait sur un point que pour recommencer sur l’autre.Pas de grâce ! pas de prisonniers ! était le cri des deuxpartis. L’histoire était pleine d’une ombre terrible.

Dans ce mois d’août la Tourgue étaitassiégée.

Un soir, pendant le lever des étoiles, dans lecalme d’un crépuscule caniculaire, pas une feuille ne remuant dansla forêt, pas une herbe ne frissonnant dans la plaine, à travers lesilence de la nuit tombante, un son de trompe se fit entendre. Ceson de trompe venait du haut de la tour.

À ce son de trompe répondit un coup de claironqui venait d’en bas.

Au haut de la tour il y avait un hommearmé ; en bas, dans l’ombre, il y avait un camp.

On distinguait confusément dans l’obscuritéautour de la Tour-Gauvain un fourmillement de formes noires. Cefourmillement était un bivouac. Quelques feux commençaient à s’yallumer sous les arbres de la forêt et parmi les bruyères duplateau, et piquaient çà et là de points lumineux les ténèbres,comme si la terre voulait s’étoiler en même temps que le ciel.Sombres étoiles que celles de la guerre ! Le bivouac du côtédu plateau se prolongeait jusqu’aux plaines et du côté de la forêts’enfonçait dans le hallier. La Tourgue était bloquée.

L’étendue du bivouac des assiégeants indiquaitune troupe nombreuse.

Le camp serrait la forteresse étroitement, etvenait du côté de la tour jusqu’au rocher et du côté du pontjusqu’au ravin.

Il y eut un deuxième bruit de trompe quesuivit un deuxième coup de clairon.

Cette trompe interrogeait et ce claironrépondait.

Cette trompe, c’était la tour qui demandait aucamp : peut-on vous parler ? et ce clairon, c’était lecamp qui répondait oui.

À cette époque, les Vendéens n’étant pasconsidérés par la Convention comme belligérants, et défense étantfaite par décret d’échanger avec « les brigands » desparlementaires, on suppléait comme on pouvait aux communicationsque le droit des gens autorise dans la guerre ordinaire et interditdans la guerre civile. De là, dans l’occasion, une certaine ententeentre la trompe paysanne et le clairon militaire. Le premier appeln’était qu’une entrée en matière, le second appel posait laquestion : Voulez-vous écouter ? Si, à ce second appel,le clairon se taisait, refus ; si le clairon répondait,consentement. Cela signifiait : trêve de quelquesinstants.

Le clairon ayant répondu au deuxième appel,l’homme qui était au haut de la tour parla, et l’on entenditceci :

– Hommes qui m’écoutez, je suisGouge-le-Bruant, surnommé Brise-bleu, parce que j’ai exterminébeaucoup des vôtres, et surnommé aussi l’Imânus, parce que j’entuerai encore plus que je n’en ai tué ; j’ai eu le doigt coupéd’un coup de sabre sur le canon de mon fusil à l’attaque deGranville, et vous avez fait guillotiner à Laval mon père et mamère et ma sœur Jacqueline, âgée de dix-huit ans. Voilà ce que jesuis.

Je vous parle au nom de monseigneur le marquisGauvain de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, seigneurdes sept forêts, mon maître.

Sachez d’abord que monseigneur le marquis,avant de s’enfermer dans cette tour où vous le tenez bloqué, adistribué la guerre entre six chefs, ses lieutenants ; il adonné à Delière le pays entre la route de Brest et la routed’Entrée ; à Treton le pays entre la Roë et Laval ; àJacquet, dit Taillefer, la lisière du Haut-Maine ; à Gaulier,dit Grand-Pierre, Château-Gontier ; à Lecomte, Craon ;Fougères, à monsieur Dubois-Guy, et toute la Mayenne à monsieur deRochambeau ; de sorte que rien n’est fini pour vous par laprise de cette forteresse, et que, lors même que monseigneur lemarquis mourrait, la Vendée de Dieu et du Roi ne mourra pas.

Ce que j’en dis, sachez cela, est pour vousavertir. Monseigneur est là, à mes côtés. Je suis la bouche par oùpassent ses paroles. Hommes qui nous assiégez, faites silence.

Voici ce qu’il importe que vousentendiez :

N’oubliez pas que la guerre que vous nousfaites n’est point juste. Nous sommes des gens qui habitons notrepays, et nous combattons honnêtement, et nous sommes simples etpurs sous la volonté de Dieu comme l’herbe sous la rosée. C’est larépublique qui nous a attaqués ; elle est venue nous troublerdans nos campagnes, et elle a brûlé nos maisons et nos récoltes etmitraillé nos métairies, et nos femmes et nos enfants ont étéobligés de s’enfuir pieds nus dans les bois pendant que la fauvetted’hiver chantait encore.

Vous qui êtes ici et qui m’entendez, vous nousavez traqués dans la forêt, et vous nous cernez dans cettetour ; vous avez tué ou dispersé ceux qui s’étaient joints ànous ; vous avez du canon ; vous avez réuni à votrecolonne les garnisons et postes de Mortain, de Barenton, deTeilleul, de Landivy, d’Évran, de Tinteniac et de Vitré, ce quifait que vous êtes quatre mille cinq cents soldats qui nousattaquez ; et nous, nous sommes dix-neuf hommes qui nousdéfendons.

Nous avons des vivres et des munitions.

Vous avez réussi à pratiquer une mine et àfaire sauter un morceau de notre rocher et un morceau de notremur.

Cela a fait un trou au pied de la tour, et cetrou est une brèche par laquelle vous pouvez entrer, bien qu’ellene soit pas à ciel ouvert et que la tour, toujours forte et debout,fasse voûte au-dessus d’elle.

Maintenant vous préparez l’assaut.

Et nous, d’abord monseigneur le marquis, quiest prince de Bretagne et prieur séculier de l’abbaye deSainte-Marie de Lantenac, où une messe de tous les jours a étéfondée par la reine Jeanne, ensuite les autres défenseurs de latour, dont est monsieur l’abbé Turmeau, en guerre Grand-Francœur,mon camarade Guinoiseau, qui est capitaine du Camp-Vert, moncamarade Chante-en-Hiver, qui est capitaine du camp de l’Avoine,mon camarade la Musette, qui est capitaine du camp des Fourmis, etmoi, paysan, qui suis né au bourg de Daon, où coule le ruisseauMoriandre, nous tous, nous avons une chose à vous dire.

Hommes qui êtes au bas de cette tour,écoutez.

Nous avons en nos mains trois prisonniers, quisont trois enfants. Ces enfants ont été adoptés par un de vosbataillons, et ils sont à vous. Nous vous offrons de vous rendreces trois enfants.

À une condition.

C’est que nous aurons la sortie libre.

Si vous refusez, écoutez bien, vous ne pouvezattaquer que de deux façons : par la brèche, du côté de laforêt ; ou par le pont, du côté du plateau. Le bâtiment sur lepont a trois étages ; dans l’étage d’en bas, moi l’Imânus, moiqui vous parle, j’ai fait mettre six tonnes de goudron et centfascines de bruyères sèches ; dans l’étage d’en haut, il y ade la paille ; dans l’étage du milieu, il y a des livres etdes papiers ; la porte de fer qui communique du pont avec latour est fermée, et monseigneur en a la clef sur lui ; moi,j’ai fait sous la porte un trou, et par ce trou passe une mèchesoufrée dont un bout est dans une des tonnes de goudron et l’autrebout à la portée de ma main, dans l’intérieur de la tour ; j’ymettrai le feu quand bon me semblera. Si vous refusez de nouslaisser sortir, les trois enfants seront placés dans le deuxièmeétage du pont, entre l’étage où aboutit la mèche soufrée et où estle goudron, et l’étage où est la paille, et la porte de fer serarefermée sur eux. Si vous attaquez par le pont, ce sera vous quiincendierez le bâtiment ; si vous attaquez par la brèche, cesera nous ; si vous attaquez à la fois par la brèche et par lepont, le feu sera mis à la fois par vous et par nous ; et,dans tous les cas, les trois enfants périront.

À présent, acceptez ou refusez.

Si vous acceptez, nous sortons.

Si vous refusez, les enfants meurent.

J’ai dit.

L’homme qui parlait du haut de la tour setut.

Une voix d’en bas cria :

– Nous refusons.

Cette voix était brève et sévère. Une autrevoix moins dure, ferme pourtant, ajouta :

– Nous vous donnons vingt-quatre heures pourvous rendre à discrétion.

Il y eut un silence, et la même voixcontinua :

– Demain, à pareille heure, si vous n’êtes pasrendus, nous donnons l’assaut.

Et la première voix reprit :

– Et alors pas de quartier.

À cette voix farouche, une autre voix réponditdu haut de la tour. On vit entre deux créneaux se pencher une hautesilhouette dans laquelle on put, à la lueur des étoiles,reconnaître la redoutable figure du marquis de Lantenac, et cettefigure d’où un regard tombait dans l’ombre et semblait chercherquelqu’un, cria :

– Tiens, c’est toi, prêtre !

– Oui, c’est moi, traître ! répondit larude voix d’en bas.

AFFREUX COMME L’ANTIQUE

 

La voix implacable en effet était la voix deCimourdain ; la voix plus jeune et moins absolue était cellede Gauvain.

Le marquis de Lantenac, en reconnaissantl’abbé Cimourdain, ne s’était pas trompé.

En peu de semaines, dans ce pays que la guerrecivile faisait sanglant, Cimourdain, on le sait, était devenufameux ; pas de notoriété plus lugubre que la sienne ; ondisait : Marat à Paris, Châlier à Lyon, Cimourdain en Vendée.On flétrissait l’abbé Cimourdain de tout le respect qu’on avait eupour lui autrefois ; c’est là l’effet de l’habit de prêtreretourné. Cimourdain faisait horreur. Les sévères sont desinfortunés ; qui voit leurs actes les condamne, qui verraitleur conscience les absoudrait peut-être. Un Lycurgue qui n’est pasexpliqué semble un Tibère. Quoi qu’il en fût, deux hommes, lemarquis de Lantenac et l’abbé Cimourdain, étaient égaux dans labalance de haine ; la malédiction des royalistes surCimourdain faisait contre-poids à l’exécration des républicainspour Lantenac. Chacun de ces deux hommes était, pour le campopposé, le monstre ; à tel point qu’il se produisit ce faitsingulier que, tandis que Prieur de la Marne à Granville mettait àprix la tête de Lantenac, Charette à Noirmoutier mettait à prix latête de Cimourdain.

Disons-le, ces deux hommes, le marquis et leprêtre, étaient jusqu’à un certain point le même homme. Le masquede bronze de la guerre civile a deux profils, l’un tourné vers lepassé, l’autre tourné vers l’avenir, mais aussi tragiques l’un quel’autre. Lantenac était le premier de ces profils, Cimourdain étaitle second ; seulement l’amer rictus de Lantenac était couvertd’ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avaitune lueur d’aurore.

Cependant la Tourgue assiégée avait unrépit.

Grâce à l’intervention de Gauvain, on vient dele voir, une sorte de trêve de vingt-quatre heures avait étéconvenue.

L’Imânus, du reste, était bien renseigné, et,par suite des réquisitions de Cimourdain, Gauvain avait maintenantsous ses ordres quatre mille cinq cents hommes, tant gardenationale que troupe de ligne, avec lesquels il cernait Lantenacdans la Tourgue, et il avait pu braquer contre la forteresse douzepièces de canon, six du côté de la tour, sur la lisière de laforêt, en batterie enterrée, et six du côté du pont, sur leplateau, en batterie haute. Il avait pu faire jouer la mine, et labrèche était ouverte au pied de la tour.

Ainsi, sitôt les vingt-quatre heures de trêveexpirées, la lutte allait s’engager dans les conditions quevoici :

Sur le plateau et dans la forêt, on étaitquatre mille cinq cents.

Dans la tour, dix-neuf.

Les noms de ces dix-neuf assiégés peuvent êtreretrouvés par l’histoire dans les affiches de mise hors la loi.Nous les rencontrerons peut-être.

Pour commander à ces quatre mille cinq centshommes qui étaient presque une armée, Cimourdain aurait voulu queGauvain se laissât faire adjudant général. Gauvain avait refusé, etavait dit : « Quand Lantenac sera pris, nous verrons. Jen’ai encore rien mérité. »

Ces grands commandements avec d’humbles gradesétaient d’ailleurs dans les mœurs républicaines. Bonaparte, plustard, fut en même temps chef d’escadron d’artillerie et général enchef de l’armée d’Italie.

La Tour-Gauvain avait une destinéeétrange : un Gauvain l’attaquait, un Gauvain la défendait. Delà, une certaine réserve dans l’attaque, mais non dans la défense,car M. de Lantenac était de ceux qui ne ménagent rien, etd’ailleurs il avait surtout habité Versailles et n’avait aucunesuperstition pour la Tourgue, qu’il connaissait à peine. Il étaitvenu s’y réfugier, n’ayant plus d’autre asile, voilà tout ;mais il l’eût démolie sans scrupule. Gauvain était plusrespectueux.

Le point faible de la forteresse était lepont ; mais dans la bibliothèque, qui était sur le pont, il yavait les archives de la famille ; si l’assaut était donné là,l’incendie du pont était inévitable ; il semblait à Gauvainque brûler les archives, c’était attaquer ses pères. La Tourgueétait le manoir de famille des Gauvain ; c’est de cette tourque mouvaient tous leurs fiefs de Bretagne, de même que tous lesfiefs de France mouvaient de la tour du Louvre ; les souvenirsdomestiques des Gauvain étaient là ; lui-même, il y étaitné ; les fatalités tortueuses de la vie l’amenaient àattaquer, homme, cette muraille vénérable qui l’avait protégéenfant. Serait-il impie envers cette demeure jusqu’à la mettre encendres ? Peut-être son propre berceau, à lui Gauvain,était-il dans quelque coin du grenier de la bibliothèque. Certainesréflexions sont des émotions. Gauvain, en présence de l’antiquemaison de famille, se sentait ému. C’est pourquoi il avait épargnéle pont. Il s’était borné à rendre toute sortie ou toute évasionimpossible par cette issue et à tenir le pont en respect par unebatterie, et il avait choisi pour l’attaque le côté opposé. De là,la mine et la sape au pied de la tour.

Cimourdain l’avait laissé faire ; il sele reprochait ; car son âpreté fronçait le sourcil devanttoutes ces vieilleries gothiques, et il ne voulait pas plusl’indulgence pour les édifices que pour les hommes. Ménager unchâteau, c’était un commencement de clémence. Or la clémence étaitle côté faible de Gauvain. Cimourdain, on le sait, le surveillaitet l’arrêtait sur cette pente, à ses yeux funeste. Pourtantlui-même, et en ne se l’avouant qu’avec une sorte de colère, iln’avait pas revu la Tourgue sans un secret tressaillement ; ilse sentait attendri devant cette salle studieuse où étaient lespremiers livres qu’il eût fait lire à Gauvain ; il avait étécuré du village voisin, Parigné ; il avait, lui Cimourdain,habité les combles du châtelet du pont ; c’est dans labibliothèque qu’il tenait entre ses genoux le petit Gauvain épelantl’alphabet ; c’est entre ces vieux quatre murs-là qu’il avaitvu son élève bien-aimé, le fils de son âme, grandir comme homme etcroître comme esprit. Cette bibliothèque, ce châtelet, ces murspleins de ses bénédictions sur l’enfant, allait-il les foudroyer etles brûler ? Il leur faisait grâce. Non sans remords.

Il avait laissé Gauvain entamer le siège surle point opposé. La Tourgue avait son côté sauvage, la tour, et soncôté civilisé, la bibliothèque. Cimourdain avait permis à Gauvainde ne battre en brèche que le côté sauvage.

Du reste, attaquée par un Gauvain, défenduepar un Gauvain, cette vieille demeure revenait, en pleinerévolution française, à ses habitudes féodales. Les guerres entreparents sont toute l’histoire du moyen âge ; les Étéocles etles Polynices sont gothiques aussi bien que grecs, et Hamlet faitdans Elseneur ce qu’Oreste a fait dans Argos.

LE SAUVETAGE S’ÉBAUCHE

 

Toute la nuit se passa de part et d’autre enpréparatifs.

Sitôt le sombre pourparler qu’on vientd’entendre terminé, le premier soin de Gauvain fut d’appeler sonlieutenant.

Guéchamp, qu’il faut un peu connaître, étaitun homme de second plan, honnête, intrépide, médiocre, meilleursoldat que chef, rigoureusement intelligent jusqu’au point où c’estle devoir de ne plus comprendre, jamais attendri, inaccessible à lacorruption, quelle qu’elle fût, aussi bien à la vénalité quicorrompt la conscience qu’à la pitié qui corrompt la justice. Ilavait sur l’âme et sur le cœur ces deux abat-jour, la discipline etla consigne, comme un cheval a ses garde-vue sur les deux yeux, etil marchait devant lui dans l’espace que cela lui laissait libre.Son pas était droit, mais sa route était étroite.

Du reste, homme sûr ; rigide dans lecommandement, exact dans l’obéissance.

Gauvain adressa vivement la parole àGuéchamp.

– Guéchamp, une échelle.

– Mon commandant, nous n’en avons pas.

– Il faut en avoir une.

– Pour escalade ?

– Non. Pour sauvetage.

Guéchamp réfléchit et répondit :

– Je comprends. Mais pour ce que vous voulez,il la faut très haute.

– D’au moins trois étages.

– Oui, mon commandant, c’est à peu près lahauteur.

– Et il faut dépasser cette hauteur, car ilfaut être sûr de réussir.

– Sans doute.

– Comment se fait-il que vous n’ayez pasd’échelle ?

– Mon commandant, vous n’avez pas jugé àpropos d’assiéger la Tourgue par le plateau ; vous vous êtescontenté de la bloquer de ce côté-là ; vous avez vouluattaquer, non par le pont, mais par la tour. On ne s’est plusoccupé que de la mine, et l’on a renoncé à l’escalade. C’estpourquoi nous n’avons pas d’échelles.

– Faites-en faire une sur-le-champ.

– Une échelle de trois étages ne s’improvisepas.

– Faites ajouter bout à bout plusieurséchelles courtes.

– Il faut en avoir.

– Trouvez-en.

– On n’en trouvera pas. Partout les paysansdétruisent les échelles, de même qu’ils démontent les charrettes etqu’ils coupent les ponts.

– Ils veulent paralyser la république, c’estvrai.

– Ils veulent que nous ne puissions ni traînerun charroi, ni passer une rivière, ni escalader un mur.

– Il me faut une échelle, pourtant.

– J’y songe, mon commandant, il y a à Javené,près de Fougères, une grande charpenterie. On peut en avoir unelà.

– Il n’y a pas une minute à perdre.

– Quand voulez-vous avoir l’échelle ?

– Demain, à pareille heure, au plus tard.

– Je vais envoyer à Javené un exprès àfranc-étrier. Il portera l’ordre de réquisition. Il y a à Javené unposte de cavalerie qui fournira l’escorte. L’échelle pourra êtreici demain avant le coucher du soleil.

– C’est bien, cela suffira, dit Gauvain,faites vite. Allez.

Dix minutes après, Guéchamp revint et dit àGauvain :

– Mon commandant, l’exprès est parti pourJavené.

Gauvain monta sur le plateau et demeuralongtemps l’œil fixé sur le pont-châtelet qui était en travers duravin. Le pignon du châtelet, sans autre baie que la basse entréefermée par le pont-levis dressé, faisait face à l’escarpement duravin. Pour arriver du plateau au pied des piles du pont, ilfallait descendre le long de cet escarpement, ce qui n’était pasimpossible, de broussaille en broussaille. Mais une fois dans lefossé, l’assaillant serait exposé à tous les projectiles pouvantpleuvoir des trois étages. Gauvain acheva de se convaincre qu’aupoint où le siège en était, la véritable attaque était par labrèche de la tour.

Il prit toutes ses mesures pour qu’aucunefuite ne fût possible ; il compléta l’étroit blocus de laTourgue ; il resserra les mailles de ses bataillons de façonque rien ne pût passer au travers. Gauvain et Cimourdain separtagèrent l’investissement de la forteresse ; Gauvain seréserva le côté de la forêt et donna à Cimourdain le côté duplateau. Il fut convenu que, tandis que Gauvain, secondé parGuéchamp, conduirait l’assaut par la sape, Cimourdain, toutes lesmèches de la batterie haute allumées, observerait le pont et leravin.

CE QUE FAIT LE MARQUIS

 

Pendant qu’au dehors tout s’apprêtait pourl’attaque, au dedans tout s’apprêtait pour la résistance.

Ce n’est pas sans une réelle analogie qu’unetour se nomme une douve, et l’on frappe quelquefois une tour d’uncoup de mine comme une douve d’un coup de poinçon. La muraille seperce comme une bonde. C’est ce qui était arrivé à la Tourgue.

Le puissant coup de poinçon donné par deux outrois quintaux de poudre avait troué de part en part le mur énorme.Ce trou partait du pied de la tour, traversait la muraille dans saplus grande épaisseur et venait aboutir en arcade informe dans lerez-de-chaussée de la forteresse. Du dehors, les assiégeants, afinde rendre ce trou praticable à l’assaut, l’avaient élargi etfaçonné à coups de canon.

Le rez-de-chaussée où pénétrait cette brècheétait une grande salle ronde toute nue, avec pilier central portantla clef de voûte. Cette salle qui était la plus vaste de tout ledonjon n’avait pas moins de quarante pieds de diamètre. Chacun desétages de la tour se composait d’une chambre pareille, mais moinslarge, avec des logettes dans les embrasures des meurtrières. Lasalle du rez-de-chaussée n’avait pas de meurtrières, pas desoupiraux, pas de lucarnes ; juste autant de jour et d’airqu’une tombe.

La porte des oubliettes, faite de plus de ferque de bois, était dans la salle du rez-de-chaussée. Une autreporte de cette salle ouvrait sur un escalier qui conduisait auxchambres supérieures. Tous les escaliers étaient pratiqués dansl’épaisseur du mur.

C’est dans cette salle basse que lesassiégeants avaient chance d’arriver par la brèche qu’ils avaientfaite. Cette salle prise, il leur restait la tour à prendre.

On n’avait jamais respiré dans cette sallebasse. Nul n’y passait vingt-quatre heures sans être asphyxié.Maintenant, grâce à la brèche, on y pouvait vivre.

C’est pourquoi les assiégés ne fermèrent pasla brèche.

D’ailleurs à quoi bon ? Le canon l’eûtrouverte.

Ils piquèrent dans le mur une torchère de fer,y plantèrent une torche, et cela éclaira le rez-de-chaussée.

Maintenant comment s’y défendre ?

Murer le trou était facile, mais inutile. Uneretirade valait mieux. Une retirade, c’est un retranchement à anglerentrant, sorte de barricade chevronnée qui permet de faireconverger les feux sur les assaillants, et qui, en laissant àl’extérieur la brèche ouverte, la bouche à l’intérieur. Lesmatériaux ne leur manquaient pas, ils construisirent une retirade,avec fissures pour le passage des canons de fusil. L’angle de laretirade s’appuyait au pilier central ; les deux ailestouchaient le mur des deux côtés. Cela fait, on disposa dans lesbons endroits des fougasses.

Le marquis dirigeait tout. Inspirateur,ordonnateur, guide et maître, âme terrible.

Lantenac était de cette race d’hommes deguerre du dix-huitième siècle qui, à quatre-vingts ans, sauvaientdes villes. Il ressemblait à ce comte d’Alberg qui, presquecentenaire, chassa de Riga le roi de Pologne.

– Courage, amis, disait le marquis, aucommencement de ce siège, en 1713, à Bender, Charles XII, enfermédans une maison, a tenu tête, avec trois cents Suédois, à vingtmille Turcs.

On barricada les deux étages d’en bas, onfortifia les chambres, on crénela les alcôves, on contrebuta lesportes avec des solives enfoncées à coups de maillet qui faisaientcomme des arcs-boutants ; seulement on dut laisser librel’escalier en spirale qui communiquait à tous les étages, car ilfallait pouvoir y circuler ; et l’entraver pour l’assiégeant,c’eût été l’entraver pour l’assiégé. La défense des places atoujours ainsi un côté faible.

Le marquis, infatigable, robuste comme unjeune homme, soulevant des poutres, portant des pierres, donnaitl’exemple, mettait la main à la besogne, commandait, aidait,fraternisait, riait avec ce clan féroce, toujours le seigneurpourtant, haut, familier, élégant, farouche.

Il ne fallait pas lui répliquer. Ildisait : Si une moitié de vous se révoltait, je la feraisfusiller par l’autre, et je défendrais la place avec le reste. Ceschoses-là font qu’on adore un chef.

CE QUE FAIT L’IMANUS

 

Pendant que le marquis s’occupait de la brècheet de la tour, l’Imânus s’occupait du pont. Dès le commencement dusiège, l’échelle de sauvetage suspendue transversalement en dehorset au-dessous des fenêtres du deuxième étage, avait été retirée parordre du marquis, et placée par l’Imânus dans la salle de labibliothèque. C’est peut-être à cette échelle-là que Gauvainvoulait suppléer. Les fenêtres du premier étage entresol, dit salledes gardes, étaient défendues par une triple armature de barreauxde fer scellés dans la pierre, et l’on ne pouvait ni entrer nisortir par là.

Il n’y avait point de barreaux aux fenêtres dela bibliothèque, mais elles étaient très hautes.

L’Imânus se fit accompagner de trois hommes,comme lui capables de tout et résolus à tout. Ces hommes étaientHoisnard, dit Branche-d’Or, et les deux frères Pique-en-Bois.L’Imânus prit une lanterne sourde, ouvrit la porte de fer, etvisita minutieusement les trois étages du châtelet du pont.Hoisnard Branche-d’Or était aussi implacable que l’Imânus, ayant euun frère tué par les républicains.

L’Imânus examina l’étage d’en haut, regorgeantde foin et de paille, et l’étage d’en bas, dans lequel il fitapporter quelques pots à feu, qu’il ajouta aux tonnes degoudron ; il fit mettre le tas de fascines de bruyères encontact avec les tonnes de goudron, et il s’assura du bon état dela mèche soufrée dont une extrémité était dans le pont et l’autredans la tour. Il répandit sur le plancher, sous les tonnes et sousles fascines, une mare de goudron où il immergea le bout de lamèche soufrée ; puis il fit placer, dans la salle de labibliothèque, entre le rez-de-chaussée où était le goudron et legrenier où était la paille, les trois berceaux où étaientRené-Jean, Gros-Alain et Georgette, plongés dans un profondsommeil. On apporta les berceaux très doucement pour ne pointréveiller les petits.

C’étaient de simples petites crèches decampagne, sorte de corbeilles d’osier très basses qu’on pose àterre, ce qui permet à l’enfant de sortir du berceau seul et sansaide. Près de chaque berceau, l’Imânus fit placer une écuelle desoupe avec une cuiller de bois. L’échelle de sauvetage décrochée deses crampons avait été déposée sur le plancher, contre lemur ; l’Imânus fit ranger les trois berceaux bout à bout lelong de l’autre mur en regard de l’échelle. Puis, pensant que descourants d’air pouvaient être utiles, il ouvrit toutes grandes lessix fenêtres de la bibliothèque. C’était une nuit d’été, bleue ettiède.

Il envoya les frères Pique-en-Bois ouvrir lesfenêtres de l’étage inférieur et de l’étage supérieur ; ilavait remarqué, sur la façade orientale de l’édifice, un grandvieux lierre desséché, couleur d’amadou, qui couvrait tout un côtédu pont du haut en bas et encadrait les fenêtres des trois étages.Il pensa que ce lierre ne nuirait pas. L’Imânus jeta partout undernier coup d’œil ; après quoi, ces quatre hommes sortirentdu châtelet et rentrèrent dans le donjon. L’Imânus referma lalourde porte de fer à double tour, considéra attentivement laserrure énorme et terrible, et examina, avec un signe de têtesatisfait, la mèche soufrée qui passait par le trou pratiqué parlui, et était désormais la seule communication entre la tour et lepont. Cette mèche partait de la chambre ronde, passait sous laporte de fer, entrait sous la voussure, descendait l’escalier durez-de-chaussée du pont, serpentait sur les degrés en spirale,rampait sur le plancher du couloir entresol, et allait aboutir à lamare de goudron sous le tas de fascines sèches. L’Imânus avaitcalculé qu’il fallait environ un quart d’heure pour que cettemèche, allumée dans l’intérieur de la tour, mît le feu à la mare degoudron sous la bibliothèque. Tous ces arrangements pris, et toutesces inspections faites, il rapporta la clef de la porte de fer aumarquis de Lantenac qui la mit dans sa poche.

Il importait de surveiller tous les mouvementsdes assiégeants. L’Imânus alla se poster en vedette, sa trompe debouvier à la ceinture, dans la guérite de la plate-forme, au hautde la tour. Tout en observant, un œil sur la forêt, un œil sur leplateau, il avait près de lui, dans l’embrasure de la lucarne de laguérite, une poire à poudre, un sac de toile plein de balles decalibre, et de vieux journaux qu’il déchirait, et il faisait descartouches.

Quand le soleil parut, il éclaira dans laforêt huit bataillons, le sabre au côté, la giberne au dos, labayonnette au fusil, prêts à l’assaut ; sur le plateau, unebatterie de canons, avec caissons, gargousses et boîtes àmitraille ; dans la forteresse dix-neuf hommes chargeant destromblons, des mousquets, des pistolets et des espingoles, et dansles trois berceaux trois enfants endormis.

LIVRE III – LE MASSACRE DESAINT-BARTHÉLÉMY

I

 

Les enfants se réveillèrent.

Ce fut d’abord la petite.

Un réveil d’enfants, c’est une ouverture defleurs ; il semble qu’un parfum sorte de ces fraîchesâmes.

Georgette, celle de vingt mois, la dernièrenée des trois, qui tétait encore en mai, souleva sa petite tête, sedressa sur son séant, regarda ses pieds, et se mit à jaser.

Un rayon du matin était sur son berceau ;il eût été difficile de dire quel était le plus rose, du pied deGeorgette ou de l’aurore.

Les deux autres dormaient encore ; c’estplus lourd, les hommes ; Georgette, gaie et calme, jasait.

René-Jean était brun, Gros-Alain étaitchâtain, Georgette était blonde. Ces nuances des cheveux, d’accorddans l’enfance avec l’âge, peuvent changer plus tard. René-Jeanavait l’air d’un petit Hercule ; il dormait sur le ventre,avec ses deux poings dans ses yeux. Gros-Alain avait les deuxjambes hors de son petit lit.

Tous trois étaient en haillons ; lesvêtements que leur avait donnés le bataillon du Bonnet-Rouge s’enétaient allés en loques ; ce qu’ils avaient sur eux n’étaitmême pas une chemise ; les deux garçons étaient presque nus,Georgette était affublée d’une guenille qui avait été une jupe etqui n’était plus guère qu’une brassière. Qui avait soin de cesenfants ? on n’eût pu le dire. Pas de mère. Ces sauvagespaysans combattants, qui les traînaient avec eux de forêt en forêt,leur donnaient leur part de soupe. Voilà tout. Les petits s’entiraient comme ils pouvaient. Ils avaient tout le monde pour maîtreet personne pour père. Mais les haillons des enfants, c’est pleinde lumière. Ils étaient charmants.

Georgette jasait.

Ce qu’un oiseau chante, un enfant le jase.C’est le même hymne. Hymne indistinct, balbutié, profond. L’enfanta de plus que l’oiseau la sombre destinée humaine devant lui. De làla tristesse des hommes qui écoutent mêlée à la joie du petit quichante. Le cantique le plus sublime qu’on puisse entendre sur laterre, c’est le bégaiement de l’âme humaine sur les lèvres del’enfance. Ce chuchotement confus d’une pensée qui n’est encorequ’un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à lajustice éternelle ; peut-être est-ce une protestation sur leseuil avant d’entrer ; protestation humble et poignante ;cette ignorance souriant à l’infini compromet toute la créationdans le sort qui sera fait à l’être faible et désarmé. Le malheur,s’il arrive, sera un abus de confiance.

Le murmure de l’enfant, c’est plus et moinsque la parole ; ce ne sont pas des notes, et c’est unchant ; ce ne sont pas des syllabes, et c’est unlangage ; ce murmure a eu son commencement dans le ciel etn’aura pas sa fin sur la terre ; il est d’avant la naissance,et il continue, c’est une suite. Ce bégaiement se compose de ce quel’enfant disait quand il était ange et de ce qu’il dira quand ilsera homme ; le berceau a un Hier de même que la tombe a unDemain ; ce demain et cet hier amalgament dans cegazouillement obscur leur double inconnu ; et rien ne prouveDieu, l’éternité, la responsabilité, la dualité du destin, commecette ombre formidable dans cette âme rose.

Ce que balbutiait Georgette ne l’attristaitpas, car tout son beau visage était un sourire. Sa bouche souriait,ses yeux souriaient, les fossettes de ses joues souriaient. Il sedégageait de ce sourire une mystérieuse acceptation du matin. L’âmea foi dans le rayon. Le ciel était bleu, il faisait chaud, ilfaisait beau. La frêle créature, sans rien savoir, sans rienconnaître, sans rien comprendre, mollement noyée dans la rêveriequi ne pense pas, se sentait en sûreté dans cette nature, dans cesarbres honnêtes, dans cette verdure sincère, dans cette campagnepure et paisible, dans ces bruits de nids, de sources, de mouches,de feuilles, au-dessus desquels resplendissait l’immense innocencedu soleil.

Après Georgette, René-Jean, l’aîné, le grand,qui avait quatre ans passés, se réveilla. Il se leva debout,enjamba virilement son berceau, aperçut son écuelle, trouva celatout simple, s’assit par terre et commença à manger sa soupe.

La jaserie de Georgette n’avait pas éveilléGros-Alain, mais au bruit de la cuiller dans l’écuelle, il seretourna en sursaut, et ouvrit les yeux. Gros-Alain était celui detrois ans. Il vit son écuelle, il n’avait que le bras à étendre, illa prit, et, sans sortir de son lit, son écuelle sur ses genoux, sacuiller au poing, il fit comme René-Jean, il se mit à manger.

Georgette ne les entendait pas, et lesondulations de sa voix semblaient moduler le bercement d’un rêve.Ses yeux grands ouverts regardaient en haut, et étaientdivins ; quel que soit le plafond ou la voûte qu’un enfant aau-dessus de sa tête, ce qui se reflète dans ses yeux, c’est leciel.

Quand René-Jean eut fini, il gratta avec lacuiller le fond de l’écuelle, soupira, et dit avecdignité :

– J’ai mangé ma soupe.

Ceci tira Georgette de sa rêverie.

– Poupoupe, dit-elle.

Et voyant que René-Jean avait mangé et queGros-Alain mangeait, elle prit l’écuelle de soupe qui était à côtéd’elle, et mangea, non sans porter sa cuiller beaucoup plus souventà son oreille qu’à sa bouche.

De temps en temps elle renonçait à lacivilisation et mangeait avec ses doigts.

Gros-Alain, après avoir, comme son frère,gratté le fond de l’écuelle, était allé le rejoindre et couraitderrière lui.

II

 

Tout à coup on entendit au dehors, en bas, ducôté de la forêt, un bruit de clairon, sorte de fanfare hautaine etsévère. À ce bruit de clairon répondit du haut de la tour un son detrompe.

Cette fois, c’était le clairon qui appelait etla trompe qui donnait la réplique.

Il y eut un deuxième coup de clairon quesuivit un deuxième son de trompe.

Puis, de la lisière de la forêt, s’éleva unevoix lointaine, mais précise, qui cria distinctementceci :

– Brigands ! sommation. Si vous n’êtespas rendus à discrétion au coucher du soleil, nous attaquons.

Une voix, qui ressemblait à un grondement,répondit de la plate-forme de la tour :

– Attaquez.

La voix d’en bas reprit :

– Un coup de canon sera tiré, comme dernieravertissement, une demi-heure avant l’assaut.

Et la voix d’en haut répéta :

– Attaquez.

Ces voix n’arrivaient pas jusqu’aux enfants,mais le clairon et la trompe portaient plus haut et plus loin, etGeorgette, au premier coup de clairon, dressa le cou, et cessa demanger ; au son de trompe, elle posa sa cuiller dans sonécuelle ; au deuxième coup de clairon, elle leva le petitindex de sa main droite, et l’abaissant et le relevant tour à tour,marqua les cadences de la fanfare, que vint prolonger le deuxièmeson de trompe ; quand la trompe et le clairon se turent, elledemeura pensive le doigt en l’air, et murmura à demi-voix : –Misique.

Nous pensons qu’elle voulait dire« musique ».

Les deux aînés, René-Jean et Gros-Alain,n’avaient pas fait attention à la trompe et au clairon ; ilsétaient absorbés par autre chose ; un cloporte était en trainde traverser la bibliothèque.

Gros-Alain l’aperçut et cria :

– Une bête.

René-Jean accourut.

Gros-Alain reprit :

– Ça pique.

– Ne lui fais pas de mal, dit René-Jean.

Et tous deux se mirent à regarder cepassant.

Cependant Georgette avait fini sa soupe ;elle chercha des yeux ses frères. René-Jean et Gros-Alain étaientdans l’embrasure d’une fenêtre, accroupis et graves au-dessus ducloporte ; ils se touchaient du front et mêlaient leurscheveux ; ils retenaient leur respiration, émerveillés, etconsidéraient la bête, qui s’était arrêtée et ne bougeait plus, peucontente de tant d’admiration.

Georgette, voyant ses frères en contemplation,voulut savoir ce que c’était. Il n’était pas aisé d’arriver jusqu’àeux, elle l’entreprit pourtant ; le trajet était hérissé dedifficultés ; il y avait des choses par terre, des tabouretsrenversés, des tas de paperasses, des caisses d’emballage déclouéeset vides, des bahuts, des monceaux quelconques autour desquels ilfallait cheminer, tout un archipel d’écueils ; Georgette s’yhasarda. Elle commença par sortir de son berceau, premiertravail ; puis elle s’engagea dans les récifs, serpenta dansles détroits, poussa un tabouret, rampa entre deux coffres, passapar-dessus une liasse de papiers, grimpant d’un côté, roulant del’autre, montrant avec douceur sa pauvre petite nudité, et parvintainsi à ce qu’un marin appellerait la mer libre, c’est-à-dire à unassez large espace de plancher qui n’était plus obstrué et où iln’y avait plus de périls ; alors elle s’élança, traversa cetespace qui était tout le diamètre de la salle, à quatre pattes,avec une vitesse de chat, et arriva près de la fenêtre ; là ily avait un obstacle redoutable, la grande échelle gisante le longdu mur venait aboutir à cette fenêtre, et l’extrémité de l’échelledépassait un peu le coin de l’embrasure ; cela faisait entreGeorgette et ses frères une sorte de cap à franchir ; elles’arrêta et médita ; son monologue intérieur terminé, elleprit son parti ; elle empoigna résolument de ses doigts rosesun des échelons, lesquels étaient verticaux et non horizontaux,l’échelle étant couchée sur un de ses montants ; elle essayade se lever sur ses pieds et retomba ; elle recommença deuxfois, elle échoua ; à la troisième fois, elle réussit ;alors, droite et debout, s’appuyant successivement à chacun deséchelons, elle se mit à marcher le long de l’échelle ; arrivéeà l’extrémité, le point d’appui lui manquait, elle trébucha, maissaisissant de ses petites mains le bout du montant qui étaiténorme, elle se redressa, doubla le promontoire, regarda René-Jeanet Gros-Alain, et rit.

III

 

En ce moment-là, René-Jean, satisfait durésultat de ses observations sur le cloporte, relevait la tête etdisait :

– C’est une femelle.

Le rire de Georgette fit rire René-Jean, et lerire de René-Jean fit rire Gros-Alain.

Georgette opéra sa jonction avec ses frères,et cela fit un petit cénacle assis par terre.

Mais le cloporte avait disparu.

Il avait profité du rire de Georgette pour sefourrer dans un trou du plancher.

D’autres événements suivirent le cloporte.

D’abord, des hirondelles passèrent.

Leurs nids étaient probablement sous le reborddu toit. Elles vinrent voler tout près de la fenêtre, un peuinquiètes des enfants, décrivant de grands cercles dans l’air, etpoussant leur doux cri du printemps. Cela fit lever les yeux auxtrois enfants et le cloporte fut oublié.

Georgette braqua son doigt sur les hirondelleset cria : – Coco !

René-Jean la réprimanda.

– Mamoiselle, on ne dit pas des cocos, on ditdes oseaux.

– Zozo, dit Georgette.

Et tous les trois regardèrent leshirondelles.

Puis une abeille entra.

Rien ne ressemble à une âme comme une abeille.Elle va de fleur en fleur comme une âme d’étoile en étoile, et ellerapporte le miel comme l’âme rapporte la lumière.

Celle-ci fit grand bruit en entrant, ellebourdonnait à voix haute, et elle avait l’air de dire :J’arrive, je viens de voir les roses, maintenant je viens voir lesenfants. Qu’est-ce qui se passe ici ?

Une abeille, c’est une ménagère, et celagronde en chantant.

Tant que l’abeille fut là, les trois petits nela quittèrent pas des yeux.

L’abeille explora toute la bibliothèque,fureta les recoins, voleta ayant l’air d’être chez elle et dans uneruche, et rôda, ailée et mélodieuse, d’armoire en armoire,regardant à travers les vitres les titres des livres, comme si elleeût été un esprit.

Sa visite faite, elle partit.

– Elle va dans sa maison, dit René-Jean.

– C’est une bête, dit Gros-Alain.

– Non, repartit René-Jean, c’est unemouche.

– Muche, dit Georgette.

Là-dessus, Gros-Alain, qui venait de trouver àterre une ficelle à l’extrémité de laquelle il y avait un nœud,prit entre son pouce et son index le bout opposé au nœud, fit de laficelle une sorte de moulinet, et la regarda tourner avec uneattention profonde.

De son côté, Georgette, redevenue quadrupèdeet ayant repris son va-et-vient capricieux sur le plancher, avaitdécouvert un vénérable fauteuil de tapisserie mangé des vers dontle crin sortait par plusieurs trous. Elle s’était arrêtée à cefauteuil. Elle élargissait les trous et tirait le crin avecrecueillement.

Brusquement, elle leva un doigt, ce quivoulait dire : – Écoutez.

Les deux frères tournèrent la tête.

Un fracas vague et lointain s’entendait audehors ; c’était probablement le camp d’attaque qui exécutaitquelque mouvement stratégique dans la forêt ; des chevauxhennissaient, des tambours battaient, des caissons roulaient, deschaînes s’entre-heurtaient, des sonneries militaires s’appelaientet se répondaient, confusion de bruits farouches qui en se mêlantdevenaient une sorte d’harmonie ; les enfants écoutaient,charmés.

– C’est le mondieu qui fait ça, ditRené-Jean.

IV

 

Le bruit cessa.

René-Jean était demeuré rêveur.

Comment les idées se décomposent-elles et serecomposent-elles dans ces petits cerveaux-là ? Quel est leremuement mystérieux de ces mémoires si troubles et si courtesencore ? Il se fit dans cette douce tête pensive un mélange dumondieu, de la prière, des mains jointes, d’on ne sait quel tendresourire qu’on avait sur soi autrefois, et qu’on n’avait plus, etRené-Jean chuchota à demi-voix : – Maman.

– Maman, dit Gros-Alain.

– Mman, dit Georgette.

Et puis René-Jean se mit à sauter.

Ce que voyant, Gros-Alain sauta.

Gros-Alain reproduisait tous les mouvements ettous les gestes de René-Jean ; Georgette moins. Trois ans,cela copie quatre ans ; mais vingt mois, cela garde sonindépendance.

Georgette resta assise, disant de temps entemps un mot. Georgette ne faisait pas de phrases.

C’était une penseuse ; elle parlait parapophtegmes.

Elle était monosyllabique.

Au bout de quelque temps néanmoins, l’exemplela gagna, et elle finit par tâcher de faire comme ses frères, etces trois petites paires de pieds nus se mirent à danser, à couriret à chanceler, dans la poussière du vieux parquet de chêne poli,sous le grave regard des bustes de marbre auxquels Georgette jetaitde temps en temps de côté un œil inquiet, en murmurant : LesMomommes !

Dans le langage de Georgette, un« momomme », c’était tout ce qui ressemblait à un hommeet pourtant n’en était pas un. Les êtres n’apparaissent à l’enfantque mêlés aux fantômes.

Georgette, marchant moins qu’elle n’oscillait,suivait ses frères, mais plus volontiers à quatre pattes.

Subitement, René-Jean, s’étant approché d’unecroisée, leva la tête, puis la baissa, et alla se réfugier derrièrele coin du mur de l’embrasure de la fenêtre. Il venait d’apercevoirquelqu’un qui le regardait. C’était un soldat bleu du campement duplateau qui, profitant de la trêve et l’enfreignant peut-être unpeu, s’était hasardé jusqu’à venir au bord de l’escarpement duravin d’où l’on découvrait l’intérieur de la bibliothèque. VoyantRené-Jean se réfugier, Gros-Alain se réfugia ; il se blottit àcôté de René-Jean, et Georgette vint se cacher derrière eux. Ilsdemeurèrent là en silence, immobiles, et Georgette mit son doigtsur ses lèvres. Au bout de quelques instants, René-Jean se risqua àavancer la tête ; le soldat y était encore. René-Jean rentrasa tête vivement ; et les trois petits n’osèrent plussouffler. Cela dura assez longtemps. Enfin cette peur ennuyaGeorgette, elle eut de l’audace, elle regarda. Le soldat s’en étaitallé. Ils se remirent à courir et à jouer.

Gros-Alain, bien qu’imitateur et admirateur deRené-Jean, avait une spécialité, les trouvailles. Son frère et sasœur le virent tout à coup caracoler éperdument en tirant après luiun petit chariot à quatre roues qu’il avait déterré je ne saisoù.

Cette voiture à poupée était là depuis desannées dans la poussière, oubliée, faisant bon voisinage avec leslivres des génies et les bustes des sages. C’était peut-être un deshochets avec lesquels avait joué Gauvain enfant.

Gros-Alain avait fait de sa ficelle un fouetqu’il faisait claquer ; il était très fier. Tels sont lesinventeurs. Quand on ne découvre pas l’Amérique, on découvre unepetite charrette. C’est toujours cela.

Mais il fallut partager. René-Jean vouluts’atteler à la voiture et Georgette voulut monter dedans.

Elle essaya de s’y asseoir. René-Jean fut lecheval.

Gros-Alain fut le cocher. Mais le cocher nesavait pas son métier, le cheval le lui apprit.

René-Jean cria à Gros-Alain :

– Dis : Hu !

– Hu ! répéta Gros-Alain.

La voiture versa. Georgette roula. Cela crie,les anges. Georgette cria.

Puis elle eut une vague envie de pleurer.

–Mamoiselle, dit René-Jean, vous êtes tropgrande.

– J’ai grande, fit Georgette.

Et sa grandeur la consola de sa chute.

La corniche d’entablement au-dessous desfenêtres était fort large ; la poussière des champs envolée duplateau de bruyère avait fini par s’y amasser ; les pluiesavaient refait de la terre avec cette poussière ; le vent yavait apporté des graines, si bien qu’une ronce avait profité de cepeu de terre pour pousser là. Cette ronce était de l’espèce vivacedite mûrier de renard. On était en août, la ronce étaitcouverte de mûres, et une branche de la ronce entrait par unefenêtre. Cette branche pendait presque jusqu’à terre.

Gros-Alain, après avoir découvert la ficelle,après avoir découvert la charrette, découvrit cette ronce. Il s’enapprocha.

Il cueillit une mûre et la mangea.

– J’ai faim, dit René-Jean.

Et Georgette, galopant sur ses genoux et surses mains, arriva.

À eux trois, ils pillèrent la branche etmangèrent toutes les mûres. Ils s’en grisèrent et s’enbarbouillèrent, et, tout vermeils de cette pourpre de la ronce, cestrois petits séraphins finirent par être trois petits faunes, cequi eût choqué Dante et charmé Virgile. Ils riaient aux éclats.

De temps en temps la ronce leur piquait lesdoigts. Rien pour rien.

Georgette tendit à René-Jean son doigt oùperlait une petite goutte de sang et dit en montrant laronce :

– Pique.

Gros-Alain, piqué aussi, regarda la ronce avecdéfiance et dit :

– C’est une bête.

– Non, répondit René-Jean, c’est un bâton.

– Un bâton, c’est méchant, repritGros-Alain.

Georgette, cette fois encore, eut envie depleurer, mais elle se mit à rire.

V

 

Cependant René-Jean, jaloux peut-être desdécouvertes de son frère cadet Gros-Alain, avait conçu un grandprojet. Depuis quelque temps, tout en cueillant des mûres et en sepiquant les doigts, ses yeux se tournaient fréquemment du côté dulutrin-pupitre monté sur pivot et isolé comme un monument au milieude la bibliothèque. C’est sur ce lutrin que s’étalait le célèbrevolume Saint-Barthélemy.

C’était vraiment un in-quarto magnifique etmémorable. Ce Saint-Barthélemy avait été publié à Colognepar le fameux éditeur de la Bible de 1682, Blœuw, en latin Cœsius.Il avait été fabriqué par des presses à boîtes et à nerfs debœuf ; il était imprimé, non sur papier de Hollande, mais surce beau papier arabe, si admiré par Edrisi, qui est en soie etcoton et toujours blanc ; la reliure était de cuir doré et lesfermoirs étaient d’argent ; les gardes étaient de ce parcheminque les parcheminiers de Paris faisaient serment d’acheter à lasalle Saint-Mathurin « et point ailleurs ». Ce volumeétait plein de gravures sur bois et sur cuivre et de figuresgéographiques de beaucoup de pays ; il était précédé d’uneprotestation des imprimeurs, papetiers et libraires contre l’éditde 1635 qui frappait d’un impôt « les cuirs, les bières, lepied fourché, le poisson de mer et le papier » ; et auverso du frontispice on lisait une dédicace adressée aux Gryphes,qui sont à Lyon ce que les Elzévirs sont à Amsterdam. De tout cela,il résultait un exemplaire illustre, presque aussi rare quel’Apostol de Moscou.

Ce livre était beau ; c’est pourquoiRené-Jean le regardait, trop peut-être. Le volume était précisémentouvert à une grande estampe représentant saint Barthélemy portantsa peau sur son bras. Cette estampe se voyait d’en bas. Quandtoutes les mûres furent mangées, René-Jean la considéra avec unregard d’amour terrible, et Georgette, dont l’œil suivait ladirection des yeux de son frère, aperçut l’estampe et dit : –Gimage.

Ce mot sembla déterminer René-Jean. Alors, àla grande stupeur de Gros-Alain, il fit une choseextraordinaire.

Une grosse chaise de chêne était dans un anglede la bibliothèque ; René-Jean marcha à cette chaise, lasaisit et la traîna à lui tout seul jusqu’au pupitre. Puis, quandla chaise toucha le pupitre, il monta dessus et posa ses deuxpoings sur le livre.

Parvenu à ce sommet, il sentit le besoind’être magnifique ; il prit la « gimage » par lecoin d’en haut et la déchira soigneusement ; cette déchirurede saint Barthélemy se fit de travers, mais ce ne fut pas la fautede René-Jean ; il laissa dans le livre tout le côté gaucheavec un œil et un peu de l’auréole du vieil évangéliste apocryphe,et offrit à Georgette l’autre moitié du saint et toute sa peau.Georgette reçut le saint et dit :

– Momomme.

– Et moi ! cria Gros-Alain.

Il en est de la première page arrachée commedu premier sang versé. Cela décide le carnage.

René-Jean tourna le feuillet ; derrièrele saint il y avait le commentateur, Pantœnus ; René-Jeandécerna Pantœnus à Gros-Alain.

Cependant Georgette déchira son grand morceauen deux petits, puis les deux petits en quatre, si bien quel’histoire pourrait dire que saint Barthélemy, après avoir étéécorché en Arménie, fut écartelé en Bretagne.

VI

 

L’écartèlement terminé, Georgette tendit lamain à René-Jean et dit : – Encore !

Après le saint et le commentateur venaient,portraits rébarbatifs, les glossateurs. Le premier en date étaitGavantus ; René-Jean l’arracha et mit dans la main deGeorgette Gavantus.

Tous les glossateurs de saint Barthélemy ypassèrent.

Donner est une supériorité. René-Jean ne seréserva rien. Gros-Alain et Georgette le contemplaient ; celalui suffisait ; il se contenta de l’admiration de sonpublic.

René-Jean, inépuisable et magnanime, offrit àGros-Alain Fabricio Pignatelli et à Georgette le pèreStilting ; il offrit à Gros-Alain Alphonse Tostat et àGeorgette Cornelius a Lapide ; Gros-Alain eut HenriHammond, et Georgette eut le père Roberti, augmenté d’une vue de laville de Douai, où il naquit en 1619. Gros-Alain reçut laprotestation des papetiers et Georgette obtint la dédicace auxGryphes. Il y avait aussi des cartes. René-Jean les distribua. Ildonna l’Éthiopie à Gros-Alain et la Lycaonie à Georgette. Celafait, il jeta le livre à terre.

Ce fut un moment effrayant. Gros-Alain etGeorgette virent, avec une extase mêlée d’épouvante, René-Jeanfroncer ses sourcils, roidir ses jarrets, crisper ses poings etpousser hors du lutrin l’in-quarto massif. Un bouquin majestueuxqui perd contenance, c’est tragique. Le lourd volume désarçonnépendit un moment, hésita, se balança, puis s’écroula, et, rompu,froissé, lacéré, déboîté dans sa reliure, disloqué dans sesfermoirs, s’aplatit lamentablement sur le plancher. Heureusement ilne tomba point sur eux.

Ils furent éblouis, point écrasés. Toutes lesaventures des conquérants ne finissent pas aussi bien.

Comme toutes les gloires, cela fit un grandbruit et un nuage de poussière.

Ayant terrassé le livre, René-Jean descenditde la chaise.

Il y eut un instant de silence et de terreur,la victoire a ses effrois. Les trois enfants se prirent les mainset se tinrent à distance, considérant le vaste volumedémantelé.

Mais après un peu de rêverie, Gros-Alains’approcha énergiquement et lui donna un coup de pied.

Ce fut fini. L’appétit de la destructionexiste. René-Jean donna son coup de pied, Georgette donna son coupde pied, ce qui la fit tomber par terre, mais assise ; elle enprofita pour se jeter sur Saint-Barthélemy ; tout prestigedisparut ; René-Jean se précipita, Gros-Alain se rua, etjoyeux, éperdus, triomphants, impitoyables, déchirant les estampes,balafrant les feuillets, arrachant les signets, égratignant lareliure, décollant le cuir doré, déclouant les clous des coinsd’argent, cassant le parchemin, déchiquetant le texte auguste,travaillant des pieds, des mains, des ongles, des dents, roses,riants, féroces, les trois anges de proie s’abattirent surl’évangéliste sans défense.

Ils anéantirent l’Arménie, la Judée, leBénévent où sont les reliques du saint, Nathanaël, qui estpeut-être le même que Barthélemy, le pape Gélase, qui déclaraapocryphe l’évangile Barthélemy-Nathanaël, toutes les figures,toutes les cartes, et l’exécution inexorable du vieux livre lesabsorba tellement qu’une souris passa sans qu’ils y prissentgarde.

Ce fut une extermination.

Tailler en pièces l’histoire, la légende, lascience, les miracles vrais ou faux, le latin d’église, lessuperstitions, les fanatismes, les mystères, déchirer toute unereligion du haut en bas, c’est un travail pour trois géants, etmême pour trois enfants ; les heures s’écoulèrent dans celabeur, mais ils en vinrent à bout ; rien ne resta deSaint-Barthélemy.

Quand ce fut fini, quand la dernière page futdétachée, quand la dernière estampe fut par terre, quand il neresta plus du livre que des tronçons de texte et d’images dans unsquelette de reliure, René-Jean se dressa debout, regarda leplancher jonché de toutes ces feuilles éparses, et battit desmains.

Gros-Alain battit des mains.

Georgette prit à terre une de ces feuilles, seleva, s’appuya contre la fenêtre qui lui venait au menton et se mità déchiqueter par la croisée la grande page en petits morceaux.

Ce que voyant, René-Jean et Gros-Alain enfirent autant. Ils ramassèrent et déchirèrent, ramassèrent encoreet déchirèrent encore, par la croisée comme Georgette ; et,page à page, émietté par ces petits doigts acharnés, presque toutl’antique livre s’envola dans le vent. Georgette, pensive, regardaces essaims de petits papiers blancs se disperser à tous lessouffles de l’air, et dit :

– Papillons.

Et le massacre se termina par unévanouissement dans l’azur.

VII

 

Telle fut la deuxième mise à mort de saintBarthélemy qui avait déjà été une première fois martyr l’an 49 deJésus-Christ.

Cependant le soir venait, la chaleuraugmentait, la sieste était dans l’air, les yeux de Georgettedevenaient vagues, René-Jean alla à son berceau, en tira le sac depaille qui lui tenait lieu de matelas, le traîna jusqu’à lafenêtre, s’allongea dessus et dit : – Couchons-nous.Gros-Alain mit sa tête sur René-Jean, Georgette mit sa tête surGros-Alain, et les trois malfaiteurs s’endormirent.

Les souffles tièdes entraient par les fenêtresouvertes ; des parfums de fleurs sauvages, envolés des ravinset des collines, erraient mêlés aux haleines du soir ;l’espace était calme et miséricordieux ; tout rayonnait, touts’apaisait, tout aimait tout ; le soleil donnait à la créationcette caresse, la lumière ; on percevait par tous les poresl’harmonie qui se dégage de la douceur colossale des choses ;il y avait de la maternité dans l’infini ; la création est unprodige en plein épanouissement, elle complète son énormité par sabonté ; il semblait que l’on sentît quelqu’un d’invisibleprendre ces mystérieuses précautions qui dans le redoutable conflitdes êtres protègent les chétifs contre les forts ; en mêmetemps, c’était beau ; la splendeur égalait la mansuétude. Lepaysage, ineffablement assoupi, avait cette moire magnifique quefont sur les prairies et sur les rivières les déplacements del’ombre et de la clarté ; les fumées montaient vers lesnuages, comme des rêveries vers des visions ; des volsd’oiseaux tourbillonnaient au-dessus de la Tourgue ; leshirondelles regardaient par les croisées, et avaient l’air de venirvoir si les enfants dormaient bien. Ils étaient gracieusementgroupés l’un sur l’autre, immobiles, demi-nus, dans des posesd’amours ; ils étaient adorables et purs, à eux trois ilsn’avaient pas neuf ans, ils faisaient des songes de paradis qui sereflétaient sur leurs bouches en vagues sourires, Dieu leur parlaitpeut-être à l’oreille, ils étaient ceux que toutes les langueshumaines appellent les faibles et les bénis, ils étaient lesinnocents vénérables ; tout faisait silence comme si lesouffle de leurs douces poitrines était l’affaire de l’univers etétait écouté de la création entière, les feuilles ne bruissaientpas, les herbes ne frissonnaient pas ; il semblait que levaste monde étoilé retînt sa respiration pour ne point troubler cestrois humbles dormeurs angéliques, et rien n’était sublime commel’immense respect de la nature autour de cette petitesse.

Le soleil allait se coucher et touchaitpresque à l’horizon. Tout à coup, dans cette paix profonde, éclataun éclair qui sortit de la forêt, puis un bruit farouche. On venaitde tirer un coup de canon. Les échos s’emparèrent de ce bruit et enfirent un fracas. Le grondement prolongé de colline en colline futmonstrueux. Il réveilla Georgette.

Elle souleva un peu sa tête, dressa son petitdoigt, écouta et dit :

– Poum !

Le bruit cessa, tout rentra dans le silence,Georgette remit sa tête sur Gros-Alain, et se rendormit.

LIVRE IV – LA MÈRE

LA MORT PASSE

 

Ce soir-là, la mère, qu’on a vue cheminantpresque au hasard, avait marché toute la journée. C’était, dureste, son histoire de tous les jours ; aller devant elle etne jamais s’arrêter. Car ses sommeils d’accablement dans le premiercoin venu n’étaient pas plus du repos que ce qu’elle mangeait çà etlà, comme les oiseaux picorent, n’était de la nourriture. Ellemangeait et dormait juste autant qu’il fallait pour ne pas tombermorte.

C’était dans une grange abandonnée qu’elleavait passé la nuit précédente ; les guerres civiles font deces masures-là ; elle avait trouvé dans un champ désert quatremurs, une porte ouverte, un peu de paille sous un reste de toit, etelle s’était couchée sur cette paille et sous ce toit, sentant àtravers la paille le glissement des rats et voyant à travers letoit le lever des astres. Elle avait dormi quelques heures ;puis s’était réveillée au milieu de la nuit, et remise en routeafin de faire le plus de chemin possible avant la grande chaleur dujour. Pour qui voyage à pied l’été, minuit est plus clément quemidi.

Elle suivait de son mieux l’itinérairesommaire que lui avait indiqué le paysan de Ventortes ; elleallait le plus possible au couchant. Qui eût été près d’elle l’eûtentendue dire sans cesse à demi-voix : – La Tourgue. – Avecles noms de ses trois enfants, elle ne savait plus guère que cemot-là.

Tout en marchant, elle songeait. Elle pensaitaux aventures qu’elle avait traversées ; elle pensait à toutce qu’elle avait souffert, à tout ce qu’elle avait accepté ;aux rencontres, aux indignités, aux conditions faites, aux marchésproposés et subis, tantôt pour un asile, tantôt pour un morceau depain, tantôt simplement pour obtenir qu’on lui montrât sa route.Une femme misérable est plus malheureuse qu’un homme misérable,parce qu’elle est instrument de plaisir. Affreuse marcheerrante ! Du reste tout lui était bien égal pourvu qu’elleretrouvât ses enfants.

Sa première rencontre, ce jour-là, avait étéun village sur la route ; l’aube paraissait à peine ;tout était encore baigné du sombre de la nuit ; pourtantquelques portes étaient déjà entre-bâillées dans la grande rue duvillage, et des têtes curieuses sortaient des fenêtres. Leshabitants avaient l’agitation d’une ruche inquiétée. Cela tenait àun bruit de roues et de ferraille qu’on avait entendu.

Sur la place, devant l’église, un groupeahuri, les yeux en l’air, regardait quelque chose descendre par laroute vers le village du haut d’une colline. C’était un chariot àquatre roues traîné par cinq chevaux attelés de chaînes. Sur lechariot on distinguait un entassement qui ressemblait à un monceaude longues solives au milieu desquelles il y avait on ne sait quoid’informe ; c’était recouvert d’une grande bâche, qui avaitl’air d’un linceul. Dix hommes à cheval marchaient en avant duchariot et dix autres en arrière. Ces hommes avaient des chapeaux àtrois cornes et l’on voyait se dresser au-dessus de leurs épaulesdes pointes qui paraissaient être des sabres nus. Tout ce cortège,avançant lentement, se découpait en vive noirceur sur l’horizon. Lechariot semblait noir, l’attelage semblait noir, les cavalierssemblaient noirs. Le matin blêmissait derrière.

Cela entra dans le village et se dirigea versla place.

Il s’était fait un peu de jour pendant ladescente de ce chariot et l’on put voir distinctement le cortège,qui paraissait une marche d’ombres, car il n’en sortait pas uneparole.

Les cavaliers étaient des gendarmes. Ilsavaient en effet le sabre nu. La bâche était noire.

La misérable mère errante entra de son côtédans le village et s’approcha de l’attroupement des paysans aumoment où arrivaient sur la place cette voiture et ces gendarmes.Dans l’attroupement, des voix chuchotaient des questions et desréponses :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est la guillotine qui passe.

– D’où vient-elle ?

– De Fougères.

– Où va-t-elle ?

– Je ne sais pas. On dit qu’elle va à unchâteau du côté de Parigné.

– À Parigné !

– Qu’elle aille où elle voudra, pourvu qu’ellene s’arrête pas ici !

Cette grande charrette avec son chargementvoilé d’une sorte de suaire, cet attelage, ces gendarmes, le bruitde ces chaînes, le silence de ces hommes, l’heure crépusculaire,tout cet ensemble était spectral.

Ce groupe traversa la place et sortit duvillage ; le village était dans un fond entre une montée etune descente ; au bout d’un quart d’heure, les paysans, restéslà comme pétrifiés, virent reparaître la lugubre procession ausommet de la colline qui était à l’occident. Les ornièrescahotaient les grosses roues, les chaînes de l’attelagegrelottaient au vent du matin, les sabres brillaient ; lesoleil se levait, la route tourna, tout disparut.

C’était le moment même où Georgette, dans lasalle de la bibliothèque, se réveillait à côté de ses frères encoreendormis, et disait bonjour à ses pieds roses.

LA MORT PARLE

 

La mère avait regardé cette chose obscurepasser, mais n’avait pas compris ni cherché à comprendre, ayantdevant les yeux une autre vision, ses enfants perdus dans lesténèbres.

Elle sortit du village, elle aussi, peu aprèsle cortège qui venait de défiler, et suivit la même route, àquelque distance en arrière de la deuxième escouade de gendarmes.Subitement le mot « guillotine » lui revint ;« guillotine », pensa-t-elle ; cette sauvage,Michelle Fléchard, ne savait pas ce que c’était ; maisl’instinct avertit ; elle eut, sans pouvoir dire pourquoi, unfrémissement, il lui sembla horrible de marcher derrière cela, etelle prit à gauche, quitta la route, et s’engagea sous des arbresqui étaient la forêt de Fougères.

Après avoir rôdé quelque temps, elle aperçutun clocher et des toits, c’était un des villages de la lisière dubois, elle y alla. Elle avait faim.

Ce village était un de ceux où lesrépublicains avaient établi des postes militaires.

Elle pénétra jusqu’à la place de lamairie.

Dans ce village-là aussi il y avait émoi etanxiété. Un rassemblement se pressait devant un perron de quelquesmarches qui était l’entrée de la mairie. Sur ce perron onapercevait un homme escorté de soldats qui tenait à la main ungrand placard déployé. Cet homme avait à sa droite un tambour et àsa gauche un afficheur portant un pot à colle et un pinceau.

Sur le balcon au-dessus de la porte le maireétait debout, ayant son écharpe tricolore mêlée à ses habits depaysan.

L’homme au placard était un crieur public.

Il avait son baudrier de tournée auquel étaitsuspendue une petite sacoche, ce qui indiquait qu’il allait devillage en village et qu’il avait quelque chose à crier dans toutle pays.

Au moment où Michelle Fléchard approcha, ilvenait de déployer le placard, et il en commençait la lecture. Ildit d’une voix haute :

– « République française. Une etindivisible. »

Le tambour fit un roulement. Il y eut dans lerassemblement une sorte d’ondulation. Quelques-uns ôtèrent leursbonnets ; d’autres renfoncèrent leurs chapeaux. Dans cetemps-là et dans ce pays-là, on pouvait presque reconnaîtrel’opinion à la coiffure ; les chapeaux étaient royalistes, lesbonnets étaient républicains. Les murmures de voix confusescessèrent, on écouta, le crieur lut :

« … En vertu des ordres à nous donnés etdes pouvoirs à nous délégués par le Comité de salut public…

Il y eut un deuxième roulement de tambour. Lecrieur poursuivit :

« … Et en exécution du décret de laConvention nationale qui met hors la loi les rebelles pris lesarmes à la main, et qui frappe de la peine capitale quiconque leurdonnera asile ou les fera évader… »

Un paysan demanda bas à son voisin :

– Qu’est-ce que c’est que ça, la peinecapitale ?

Le voisin répondit :

– Je ne sais pas.

Le crieur agita le placard :

« … Vu l’article 17 de la loi du 30 avrilqui donne tout pouvoir aux délégués et aux subdélégués contre lesrebelles,

« Sont mis hors la loi… »

Il fit une pause et reprit :

– « … Les individus désignés sous lesnoms et surnoms qui suivent… »

Tout l’attroupement prêta l’oreille.

La voix du crieur devint tonnante. Ildit :

– « … Lantenac, brigand. »

– C’est monseigneur, murmura un paysan.

Et l’on entendit dans la foule cechuchotement :

– C’est monseigneur.

Le crieur reprit :

« … Lantenac, ci-devant marquis, brigand.L’Imânus, brigand… »

Deux paysans se regardèrent de côté.

– C’est Gouge-le-Bruant.

– Oui, c’est Brise-Bleu.

Le crieur continuait de lire laliste :

– « … Grand-Francœur, brigand… »

Le rassemblement murmura :

– C’est un prêtre.

– Oui, monsieur l’abbé Turmeau.

– Oui, quelque part, du côté du bois de laChapelle, il est curé.

– Et brigand, dit un homme à bonnet.

Le crieur lut :

– « … Boisnouveau, brigand. – Les deuxfrères Pique-en-bois, brigands. – Houzard, brigand… »

– C’est monsieur de Quélen, dit un paysan.

– « Panier, brigand… »

– C’est monsieur Sepher.

– « … Place-nette, brigand… »

– C’est monsieur Jamois.

Le crieur poursuivait sa lecture sanss’occuper de ces commentaires.

– « … Guinoiseau, brigand. – Chatenay,dit Robi, brigand… »

Un paysan chuchota :

– Guinoiseau est le même que le Blond,Chatenay est de Saint-Ouen.

– « … Hoisnard, brigand », reprit lecrieur.

Et l’on entendit dans la foule :

– Il est de Ruillé.

– Oui, c’est Branche-d’Or.

– Il a eu son frère tué à l’attaque dePontorson.

– Oui, Hoisnard-Malonnière.

– Un beau jeune homme de dix-neuf ans.

– Attention, dit le crieur. Voici la fin de laliste :

– « … Belle-Vigne, brigand. – La Musette,brigand. – Sabre-tout, brigand. – Brin-d’Amour, brigand… »

Un garçon poussa le coude d’une fille. Lafille sourit.

Le crieur continua :

– « … Chante-en-hiver, brigand. – LeChat, brigand… »

Un paysan dit :

– C’est Moulard.

– « … Tabouze, brigand… »

Un paysan dit :

– C’est Gauffre.

– Ils sont deux, les Gauffre, ajouta unefemme.

– Tous des bons, grommela un gars.

Le crieur secoua l’affiche et le tambourbattit un ban.

Le crieur reprit sa lecture :

– « … Les susnommés, en quelque lieuqu’ils soient saisis, et après l’identité constatée, serontimmédiatement mis à mort. »

Il y eut un mouvement.

Le crieur poursuivit :

– « … Quiconque leur donnera asile ouaidera à leur évasion sera traduit en cour martiale, et mis à mort.Signé… »

Le silence devint profond.

– « … Signé : le délégué du Comitéde salut public, CIMOURDAIN. »

– Un prêtre, dit un paysan.

– L’ancien curé de Parigné, dit un autre.

Un bourgeois ajouta :

– Turmeau et Cimourdain. Un prêtre blanc et unprêtre bleu.

– Tous deux noirs, dit un autre bourgeois.

Le maire, qui était sur le balcon, souleva sonchapeau, et cria :

– Vive la république !

Un roulement de tambour annonça que le crieurn’avait pas fini. En effet il fit un signe de la main.

– Attention, dit-il. Voici les quatredernières lignes de l’affiche du gouvernement. Elles sont signéesdu chef de la colonne d’expédition des Côtes-du-Nord, qui est lecommandant Gauvain.

– Écoutez ! dirent les voix de lafoule.

Et le crieur lut :

– « Sous peine de mort… »

Tous se turent.

– « … Défense est faite, en exécution del’ordre ci-dessus, de porter aide et secours aux dix-neuf rebellessusnommés qui sont à cette heure investis et cernés dans laTourgue. »

– Hein ? dit une voix.

C’était une voix de femme. C’était la voix dela mère.

BOURDONNEMENT DE PAYSANS

 

Michelle Fléchard était mêlée à la foule. Ellen’avait rien écouté, mais ce qu’on n’écoute pas, on l’entend. Elleavait entendu ce mot, la Tourgue. Elle dressait la tête.

– Hein ? répéta-t-elle, laTourgue ?

On la regarda. Elle avait l’air égaré. Elleétait en haillons. Des voix murmurèrent : – Ça a l’air d’unebrigande.

Une paysanne qui portait des galettes desarrasin dans un panier s’approcha et lui dit tout bas :

– Taisez-vous.

Michelle Fléchard considéra cette femme avecstupeur. De nouveau, elle ne comprenait plus. Ce nom, la Tourgue,avait passé comme un éclair, et la nuit se refaisait. Est-cequ’elle n’avait pas le droit de s’informer ? Qu’est-ce qu’onavait donc à la regarder ainsi ?

Cependant le tambour avait battu un dernierban, l’afficheur avait collé l’affiche, le maire était rentré dansla mairie, le crieur était parti pour quelque autre village, etl’attroupement se dispersait.

Un groupe était resté devant l’affiche.Michelle Fléchard alla à ce groupe.

On commentait les noms des hommes mis hors laloi.

Il y avait là des paysans et desbourgeois ; c’est-à-dire des blancs et des bleus.

Un paysan disait :

– C’est égal, ils ne tiennent pas tout lemonde. Dix-neuf, ça n’est que dix-neuf. Ils ne tiennent pas Priou,ils ne tiennent pas Benjamin Moulins, ils ne tiennent pas Goupil,de la paroisse d’Andouillé.

– Ni Lorieul, de Monjean, dit un autre.

D’autres ajoutèrent :

– Ni Brice-Denys.

– Ni François Dudouet.

– Oui, celui de Laval.

– Ni Huet, de Launey-Villiers.

– Ni Grégis.

– Ni Pilon.

– Ni Filleul.

– Ni Ménicent.

– Ni Guéharrée.

– Ni les trois frères Logerais.

– Ni M. Lechandelier de Pierreville.

– Imbéciles ! dit un vieux sévère àcheveux blancs. Ils ont tout, s’ils ont Lantenac.

– Ils ne l’ont pas encore, murmura un desjeunes.

Le vieillard répliqua :

– Lantenac pris, l’âme est prise. Lantenacmort, la Vendée est tuée.

– Qu’est-ce que c’est donc que ceLantenac ? demanda un bourgeois.

Un bourgeois répondit :

– C’est un ci-devant.

Et un autre reprit :

– C’est un de ceux qui fusillent lesfemmes.

Michelle Fléchard entendit, et dit :

– C’est vrai.

On se retourna.

Et elle ajouta :

– Puisqu’on m’a fusillée.

Le mot était singulier ; il fit l’effetd’une vivante qui se dit morte. On se mit à l’examiner, un peu detravers.

Elle était inquiétante à voir en effet,tressaillant de tout, effarée, frissonnante, ayant une anxiétéfauve, et si effrayée qu’elle était effrayante. Il y a dans ledésespoir de la femme on ne sait quoi de faible qui est terrible.On croit voir un être suspendu à l’extrémité du sort. Mais lespaysans prennent la chose plus en gros. L’un d’eux grommela :– Ça pourrait bien être une espionne.

– Taisez-vous donc, et allez-vous-en, lui dittout bas la bonne femme qui lui avait déjà parlé.

Michelle Fléchard répondit :

– Je ne fais pas de mal. Je cherche mesenfants.

La bonne femme regarda ceux qui regardaientMichelle Fléchard, se toucha le front du doigt en clignant del’œil, et dit :

– C’est une innocente.

Puis elle la prit à part, et lui donna unegalette de sarrasin.

Michelle Fléchard, sans remercier, morditavidement dans la galette.

– Oui, dirent les paysans, elle mange commeune bête, c’est une innocente.

Et le reste du rassemblement se dissipa. Touss’en allèrent l’un après l’autre.

Quand Michelle Fléchard eut mangé, elle dit àla paysanne :

– C’est bon, j’ai mangé. Maintenant, laTourgue ?

– Voilà que ça la reprend ! s’écria lapaysanne.

– Il faut que j’aille à la Tourgue. Dites-moile chemin de la Tourgue.

– Jamais ! dit la paysanne. Pour vousfaire tuer, n’est-ce pas ? D’ailleurs, je ne sais pas. Ah çà,vous êtes donc vraiment folle ? Écoutez, pauvre femme, vousavez l’air fatigué. Voulez-vous vous reposer chez moi ?

– Je ne me repose pas, dit la mère.

– Elle a les pieds tout écorchés, murmura lapaysanne.

Michelle Fléchard reprit :

– Puisque je vous dis qu’on m’a volé mesenfants. Une petite fille et deux petits garçons. Je viens ducarnichot qui est dans la forêt. On peut parler de moi àTellmarch-le-Caimand. Et puis à l’homme que j’ai rencontré dans lechamp là-bas. C’est le caimand qui m’a guérie. Il paraît quej’avais quelque chose de cassé. Tout cela, ce sont des choses quisont arrivées. Il y a encore le sergent Radoub. On peut lui parler.Il dira. Puisque c’est lui qui nous a rencontrés dans un bois.Trois. Je vous dis trois enfants. Même que l’aîné s’appelleRené-Jean. Je puis prouver tout cela. L’autre s’appelle Gros-Alain,et l’autre s’appelle Georgette. Mon mari est mort. On l’a tué. Ilétait métayer à Siscoignard. Vous avez l’air d’une bonne femme.Enseignez-moi mon chemin. Je ne suis pas une folle, je suis unemère. J’ai perdu mes enfants. Je les cherche. Voilà tout. Je nesais pas au juste d’où je viens. J’ai dormi cette nuit-ci sur de lapaille dans une grange. La Tourgue, voilà où je vais. Je ne suispas une voleuse. Vous voyez bien que je dis la vérité. On devraitm’aider à retrouver mes enfants. Je ne suis pas du pays. J’ai étéfusillée, mais je ne sais pas où.

La paysanne hocha la tête et dit :

– Écoutez, la passante. Dans des temps derévolution, il ne faut pas dire des choses qu’on ne comprend pas.Ça peut vous faire arrêter.

– Mais la Tourgue ! cria la mère. Madame,pour l’amour de l’enfant Jésus et de la sainte bonne Vierge duparadis, je vous en prie, madame, je vous en supplie, je vous enconjure, dites-moi par où l’on va pour aller à laTourgue !

La paysanne se mit en colère.

– Je ne le sais pas ! et je le sauraisque je ne le dirais pas ! Ce sont là de mauvais endroits. Onne va pas là.

– J’y vais pourtant, dit la mère.

Et elle se remit en route.

La paysanne la regarda s’éloigner etgrommela :

– Il faut cependant qu’elle mange.

Elle courut après Michelle Fléchard et lui mitune galette de blé noir dans la main.

– Voilà pour votre souper.

Michelle Fléchard prit le pain de sarrasin, nerépondit pas, ne tourna pas la tête, et continua de marcher.

Elle sortit du village. Comme elle atteignaitles dernières maisons, elle rencontra trois petits enfantsdéguenillés et pieds nus, qui passaient. Elle s’approcha d’eux etdit :

– Ceux-ci, c’est deux filles et un garçon.

Et voyant qu’ils regardaient son pain, elle leleur donna.

Les enfants prirent le pain et eurentpeur.

Elle s’enfonça dans la forêt.

UNE MÉPRISE

 

Cependant, ce jour-là même, avant que l’aubeparût, dans l’obscurité indistincte de la forêt, il s’était passé,sur le tronçon de chemin qui va de Javené à Lécousse,ceci :

Tout est chemin creux dans le Bocage, et,entre toutes, la route de Javené à Parigné par Lécousse est trèsencaissée. De plus, tortueuse. C’est plutôt un ravin qu’un chemin.Cette route vient de Vitré et a eu l’honneur de cahoter le carrossede madame de Sévigné. Elle est comme murée à droite et à gauche parles haies. Pas de lieu meilleur pour une embuscade.

Ce matin-là, une heure avant que MichelleFléchard, sur un autre point de la forêt, arrivât dans ce premiervillage où elle avait eu la sépulcrale apparition de la charretteescortée de gendarmes, il y avait dans les halliers que la route deJavené traverse au sortir du pont sur le Couesnon, un pêle-mêled’hommes invisibles. Les branches cachaient tout. Ces hommesétaient des paysans, tous vêtus du grigo, sayon de poil queportaient les rois de Bretagne au sixième siècle et les paysans audix-huitième. Ces hommes étaient armés, les uns de fusils, lesautres de cognées. Ceux qui avaient des cognées venaient depréparer dans une clairière une sorte de bûcher de fagots secs etde rondins auxquels on n’avait plus qu’à mettre le feu. Ceux quiavaient des fusils étaient groupés des deux côtés du chemin dansune posture d’attente. Qui eût pu voir à travers les feuilles eûtaperçu partout des doigts sur des détentes et des canons decarabine braqués dans les embrasures que font les entrecroisementsdes branchages. Ces gens étaient à l’affût. Tous les fusilsconvergeaient sur la route, que le point du jour blanchissait.

Dans ce crépuscule des voix bassesdialoguaient.

– Es-tu sûr de ça ?

– Dame, on le dit.

– Elle va passer ?

– On dit qu’elle est dans le pays.

– Il ne faut pas qu’elle en sorte.

– Il faut la brûler.

– Nous sommes trois villages venus pourcela.

– Oui, mais l’escorte ?

– On tuera l’escorte.

– Mais est-ce que c’est par cette route-ciqu’elle passe ?

– On le dit.

– C’est donc alors qu’elle viendrait deVitré ?

– Pourquoi pas ?

– Mais c’est qu’on disait qu’elle venait deFougères.

– Qu’elle vienne de Fougères ou de Vitré, ellevient du diable.

– Oui.

– Et il faut qu’elle y retourne.

– Oui.

– C’est donc à Parigné qu’elleirait ?

– Il paraît.

– Elle n’ira pas.

– Non.

– Non, non, non !

– Attention.

Il devenait utile de se taire en effet, car ilcommençait à faire un peu jour.

Tout à coup les hommes embusqués retinrentleur respiration ; on entendit un bruit de roues et dechevaux. Ils regardèrent à travers les branches et distinguèrentconfusément dans le chemin creux une longue charrette, une escorteà cheval, quelque chose sur la charrette ; cela venait àeux.

– La voilà ! dit celui qui paraissait lechef.

– Oui, dit un des guetteurs, avecl’escorte.

– Combien d’hommes d’escorte ?

– Douze.

– On disait qu’ils étaient vingt.

– Douze ou vingt, tuons tout.

– Attendons qu’ils soient en pleineportée.

Peu après, à un tournant du chemin, lacharrette et l’escorte apparurent.

– Vive le roi ! cria le chef paysan.

Cent coups de fusil partirent à la fois.

Quand la fumée se dissipa, l’escorte aussiétait dissipée. Sept cavaliers étaient tombés, cinq s’étaientenfuis. Les paysans coururent à la charrette.

– Tiens, s’écria le chef, ce n’est pas laguillotine. C’est une échelle.

La charrette avait en effet pour toutchargement une longue échelle.

Les deux chevaux s’étaient abattus,blessés ; le charretier avait été tué, mais pas exprès.

– C’est égal, dit le chef, une échelleescortée est suspecte. Cela allait du côté de Parigné. C’était pourl’escalade de la Tourgue, bien sûr.

– Brûlons l’échelle, crièrent les paysans.

Et ils brûlèrent l’échelle.

Quant à la funèbre charrette qu’ilsattendaient, elle suivait une autre route, et elle était déjà àdeux lieues plus loin, dans ce village où Michelle Fléchard la vitpasser au soleil levant.

VOX IN DESERTO

 

Michelle Fléchard, en quittant les troisenfants auxquels elle avait donné son pain, s’était mise à marcherau hasard à travers le bois.

Puisqu’on ne voulait pas lui montrer sonchemin, il fallait bien qu’elle le trouvât toute seule. Parinstants elle s’asseyait, et elle se relevait, et elle s’asseyaitencore. Elle avait cette fatigue lugubre qu’on a d’abord dans lesmuscles, puis qui passe dans les os ; fatigue d’esclave. Elleétait esclave en effet. Esclave de ses enfants perdus. Il fallaitles retrouver ; chaque minute écoulée pouvait être leurperte ; qui a un tel devoir n’a plus de droit ; reprendrehaleine lui était interdit. Mais elle était bien lasse. À ce degréd’épuisement, un pas de plus est une question. Le pourra-t-onfaire ? Elle marchait depuis le matin ; elle n’avait plusrencontré de village, ni même de maison. Elle prit d’abord lesentier qu’il fallait, puis celui qu’il ne fallait pas, et ellefinit par se perdre au milieu des branches pareilles les unes auxautres. Approchait-elle du but ? touchait-elle au terme de sapassion ? Elle était dans la Voie Douloureuse, et elle sentaitl’accablement de la dernière station. Allait-elle tomber sur laroute et expirer là ? À un certain moment, avancer encore luisembla impossible, le soleil déclinait, la forêt était obscure, lessentiers s’étaient effacés sous l’herbe, et elle ne sut plus quedevenir. Elle n’avait plus que Dieu. Elle se mit à appeler,personne ne répondit.

Elle regarda autour d’elle, elle vit uneclaire-voie dans les branches, elle se dirigea de ce côté-là, etbrusquement se trouva hors du bois.

Elle avait devant elle un vallon étroit commeune tranchée, au fond duquel coulait dans les pierres un clairfilet d’eau. Elle s’aperçut alors qu’elle avait une soif ardente.Elle alla à cette eau, s’agenouilla, et but.

Elle profita de ce qu’elle était à genoux pourfaire sa prière.

En se relevant, elle chercha à s’orienter.

Elle enjamba le ruisseau.

Au delà du petit vallon se prolongeait à pertede vue un vaste plateau couvert de broussailles courtes, qui, àpartir du ruisseau, montait en plan incliné et emplissait toutl’horizon. La forêt était une solitude, ce plateau était un désert.Dans la forêt, derrière chaque buisson on pouvait rencontrerquelqu’un ; sur le plateau, aussi loin que le regard pouvaits’étendre, on ne voyait rien. Quelques oiseaux qui avaient l’air defuir volaient dans les bruyères.

Alors, en présence de cet abandon immense,sentant fléchir ses genoux, et comme devenue insensée, la mèreéperdue jeta à la solitude ce cri étrange : – Y a-t-ilquelqu’un ici ?

Et elle attendit la réponse.

On répondit.

Une voix sourde et profonde éclata, cette voixvenait du fond de l’horizon, elle se répercuta d’écho enécho ; cela ressemblait à un coup de tonnerre à moins que cene fût un coup de canon ; et il semblait que cette voixrépliquait à la question de la mère et qu’elle disait : –Oui.

Puis le silence se fit.

La mère se dressa, ranimée ; il y avaitquelqu’un. Il lui paraissait qu’elle avait maintenant à quiparler ; elle venait de boire et de prier ; les forceslui revenaient, elle se mit à gravir le plateau du côté où elleavait entendu l’énorme voix lointaine.

Tout à coup elle vit sortir de l’extrêmehorizon une haute tour. Cette tour était seule dans ce sauvagepaysage ; un rayon du soleil couchant l’empourprait. Elleétait à plus d’une lieue de distance. Derrière cette tour seperdait dans la brume une grande verdure diffuse qui était la forêtde Fougères.

Cette tour lui apparaissait sur le même pointde l’horizon d’où était venu ce grondement qui lui avait semblé unappel. Était-ce cette tour qui avait fait ce bruit ?

Michelle Fléchard était arrivée sur le sommetdu plateau ; elle n’avait plus devant elle que de laplaine.

Elle marcha vers la tour.

SITUATION

 

Le moment était venu.

L’inexorable tenait l’impitoyable.

Cimourdain avait Lantenac dans sa main.

Le vieux royaliste rebelle était pris augîte ; évidemment il ne pouvait échapper ; et Cimourdainentendait que le marquis fût décapité chez lui, sur place, sur sesterres, et en quelque sorte dans sa maison, afin que la demeureféodale vît tomber la tête de l’homme féodal, et que l’exemple fûtmémorable.

C’est pourquoi il avait envoyé chercher àFougères la guillotine. On vient de la voir en route.

Tuer Lantenac, c’était tuer la Vendée ;tuer la Vendée, c’était sauver la France. Cimourdain n’hésitaitpas. Cet homme était à l’aise dans la férocité du devoir.

Le marquis semblait perdu ; de ce côtéCimourdain était tranquille, mais il était inquiet d’un autre côté.La lutte serait certainement affreuse ; Gauvain la dirigerait,et voudrait s’y mêler peut-être ; il y avait du soldat dans cejeune chef ; il était homme à se jeter dans ce pugilat ;pourvu qu’il n’y fût pas tué ? Gauvain ! sonenfant ! l’unique affection qu’il eût sur la terre !Gauvain avait eu du bonheur jusque-là, mais le bonheur se lasse.Cimourdain tremblait. Sa destinée avait cela d’étrange qu’il étaitentre deux Gauvain, l’un dont il voulait la mort, l’autre dont ilvoulait la vie.

Le coup de canon qui avait secoué Georgettedans son berceau et appelé la mère du fond des solitudes n’avaitpas fait que cela. Soit hasard, soit intention du pointeur, leboulet, qui n’était pourtant qu’un boulet d’avertissement, avaitfrappé, crevé et arraché à demi l’armature de barreaux de fer quimasquait et fermait la grande meurtrière du premier étage de latour. Les assiégés n’avaient pas eu le temps de réparer cetteavarie.

Les assiégés s’étaient vantés. Ils avaienttrès peu de munitions. Leur situation, insistons-y, était pluscritique encore que les assiégeants ne le supposaient. S’ilsavaient eu assez de poudre, ils auraient fait sauter la Tourgue,eux et l’ennemi dedans ; c’était leur rêve ; mais toutesleurs réserves étaient épuisées. À peine avaient-ils trente coups àtirer par homme. Ils avaient beaucoup de fusils, d’espingoles et depistolets, et peu de cartouches. Ils avaient chargé toutes lesarmes afin de pouvoir faire un feu continu ; mais combien detemps durerait ce feu ? Il fallait à la fois le nourrir et leménager. Là était la difficulté. Heureusement – bonheur sinistre –la lutte serait surtout d’homme à homme, et à l’arme blanche ;au sabre et au poignard. On se colleterait plus qu’on ne sefusillerait. On se hacherait ; c’était là leur espérance.

L’intérieur de la tour semblait inexpugnable.Dans la salle basse où aboutissait le trou de brèche, était laretirade, cette barricade savamment construite par Lantenac, quiobstruait l’entrée. En arrière de la retirade, une longue tableétait couverte d’armes chargées, tromblons, carabines etmousquetons, et de sabres, de haches et de poignards. N’ayant puutiliser pour faire sauter la tour le cachot-crypte des oubliettesqui communiquait avec la salle basse, le marquis avait fait fermerla porte de ce caveau. Au-dessus de la salle basse était la chambreronde du premier étage à laquelle on n’arrivait que par unevis-de-Saint-Gilles très étroite ; cette chambre, meublée,comme la salle basse, d’une table couverte d’armes toutes prêtes etsur lesquelles on n’avait qu’à mettre la main, était éclairée parla grande meurtrière dont un boulet venait de défoncer legrillage ; au-dessus de cette chambre, l’escalier en spiralemenait à la chambre ronde du second étage où était la porte de ferdonnant sur le pont-châtelet. Cette chambre du second s’appelaitindistinctement la chambre de la porte de fer ou la chambre desmiroirs, à cause de beaucoup de petits miroirs, accrochés à cru surla pierre nue à de vieux clous rouillés, bizarre recherche mêlée àla sauvagerie. Les chambres d’en haut ne pouvant être utilementdéfendues, cette chambre des miroirs était ce que Mannesson-Mallet,le législateur des places fortes, appelle « le dernier posteoù les assiégés font une capitulation ». Il s’agissait, nousl’avons dit déjà, d’empêcher les assiégeants d’arriver là.

Cette chambre ronde du second étage étaitéclairée par des meurtrières ; pourtant une torche y brûlait.Cette torche, plantée dans une torchère de fer pareille à celle dela salle basse, avait été allumée par l’Imânus qui avait placé toutà côté l’extrémité de la mèche soufrée. Soins horribles.

Au fond de la salle basse, sur un longtréteau, il y avait à manger, comme dans une cavernehomérique ; de grands plats de riz, du fur, qui est unebouillie de blé noir, de la godnivelle, qui est un hachis de veau,des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de fruits cuits àl’eau, de la badrée, des pots de cidre. Buvait et mangeait quivoulait.

Le coup de canon les mit tous en arrêt. Onn’avait plus qu’une demi-heure devant soi.

L’Imânus, du haut de la tour, surveillaitl’approche des assiégeants. Lantenac avait commandé de ne pas tireret de les laisser arriver. Il avait dit : – Ils sont quatremille cinq cents. Tuer dehors est inutile. Ne tuez que dedans.Dedans, l’égalité se refait.

Et il avait ajouté en riant : – Égalité,Fraternité.

Il était convenu que lorsque l’ennemicommencerait son mouvement, l’Imânus, avec sa trompe,avertirait.

Tous, en silence, postés derrière la retirade,ou sur les marches des escaliers, attendaient, une main sur leurmousquet, l’autre sur leur rosaire.

La situation se précisait, et étaitceci :

Pour les assaillants, une brèche à gravir, unebarricade à forcer, trois salles superposées à prendre de hautelutte, l’une après l’autre, deux escaliers tournants à emportermarche par marche, sous une nuée de mitraille ; pour lesassiégés, mourir.

PRÉLIMINAIRES

 

Gauvain de son côté mettait en ordrel’attaque. Il donnait ses dernières instructions à Cimourdain, qui,on s’en souvient, devait, sans prendre part à l’action, garder leplateau, et à Guéchamp qui devait rester en observation avec legros de l’armée dans le camp de la forêt. Il était entendu que nila batterie basse du bois ni la batterie haute du plateau netireraient, à moins qu’il n’y eût sortie ou tentative d’évasion.Gauvain se réservait le commandement de la colonne de brèche.

C’est là ce qui troublait Cimourdain.

Le soleil venait de se coucher.

Une tour en rase campagne ressemble à unnavire en pleine mer. Elle doit être attaquée de la même façon.C’est plutôt un abordage qu’un assaut. Pas de canon. Riend’inutile. À quoi bon canonner des murs de quinze piedsd’épaisseur ? Un trou dans le sabord, les uns qui le forcent,les autres qui le barrent, des haches, des couteaux, des pistolets,les poings et les dents. Telle est l’aventure.

Gauvain sentait qu’il n’y avait pas d’autremoyen d’enlever la Tourgue. Une attaque où l’on se voit le blancdes yeux, rien de plus meurtrier. Il connaissait le redoutableintérieur de la tour, y ayant été enfant.

Il songeait profondément.

Cependant, à quelques pas de lui, sonlieutenant, Guéchamp, une longue-vue à la main, examinait l’horizondu côté de Parigné. Tout à coup Guéchamp s’écria :

– Ah ! enfin.

Cette exclamation tira Gauvain de sarêverie.

– Qu’y a-t-il, Guéchamp ?

– Mon commandant, il y a que voicil’échelle.

– L’échelle de sauvetage ?

– Oui.

– Comment ? nous ne l’avions pasencore ?

– Non, commandant. Et j’étais inquiet.L’exprès que j’avais envoyé à Javené était revenu.

– Je le sais.

– Il avait annoncé qu’il avait trouvé à lacharpenterie de Javené l’échelle de la dimension voulue, qu’ill’avait réquisitionnée, qu’il avait fait mettre l’échelle sur unecharrette, qu’il avait requis une escorte de douze cavaliers, etqu’il avait vu partir pour Parigné la charrette, l’escorte etl’échelle. Sur quoi, il était revenu à franc étrier.

– Et nous avait fait ce rapport. Et il avaitajouté que la charrette, étant bien attelée et partie vers deuxheures du matin, serait ici avant le coucher du soleil. Je saistout cela. Eh bien ?

– Eh bien, mon commandant, le soleil vient dese coucher et la charrette qui apporte l’échelle n’est pas encorearrivée.

– Est-ce possible ? Mais il faut pourtantque nous attaquions. L’heure est venue. Si nous tardions, lesassiégés croiraient que nous reculons.

– Commandant, on peut attaquer.

– Mais l’échelle de sauvetage estnécessaire.

– Sans doute.

– Mais nous ne l’avons pas.

– Nous l’avons.

– Comment ?

– C’est ce qui m’a fait dire : Ah !enfin ! La charrette n’arrivait pas ; j’ai pris malongue-vue, et j’ai examiné la route de Parigné à la Tourgue, et,mon commandant, je suis content. La charrette est là-bas avecl’escorte ; elle descend une côte. Vous pouvez la voir.

Gauvain prit la longue-vue et regarda.

– En effet. La voici. Il ne fait plus assez dejour pour tout distinguer. Mais on voit l’escorte, c’est bien cela.Seulement l’escorte me paraît plus nombreuse que vous ne le disiez,Guéchamp.

– Et à moi aussi.

– Ils sont à environ un quart de lieue.

– Mon commandant, l’échelle de sauvetage seraici dans un quart d’heure.

– On peut attaquer.

C’était bien une charrette en effet quiarrivait, mais ce n’était pas celle qu’ils croyaient.

Gauvain, en se retournant, vit derrière lui lesergent Radoub, droit, les yeux baissés, dans l’attitude du salutmilitaire.

– Qu’est-ce, sergent Radoub ?

– Citoyen commandant, nous, les hommes dubataillon du Bonnet-Rouge, nous avons une grâce à vousdemander.

– Laquelle ?

– De nous faire tuer.

– Ah ! dit Gauvain.

– Voulez-vous avoir cette bonté ?

– Mais… c’est selon, dit Gauvain.

– Voici, commandant. Depuis l’affaire de Dol,vous nous ménagez. Nous sommes encore douze.

– Eh bien ?

– Ça nous humilie.

– Vous êtes la réserve.

– Nous aimons mieux être l’avant-garde.

– Mais j’ai besoin de vous pour décider lesuccès à la fin d’une action. Je vous conserve.

– Trop.

– C’est égal. Vous êtes dans la colonne. Vousmarchez.

– Derrière. C’est le droit de Paris de marcherdevant.

– J’y penserai, sergent Radoub.

– Pensez-y aujourd’hui, mon commandant. Voiciune occasion. Il va y avoir un rude croc-en-jambe à donner ou àrecevoir. Ce sera dru. La Tourgue brûlera les doigts de ceux qui ytoucheront. Nous demandons la faveur d’en être.

Le sergent s’interrompit, se tordit lamoustache, et reprit d’une voix altérée :

– Et puis, voyez-vous, mon commandant, danscette tour, il y a nos mômes. Nous avons là nos enfants, lesenfants du bataillon, nos trois enfants. Cette affreuse face deGribouille-mon-cul-te-baise, le nommé Brise-Bleu, le nommé Imânus,ce Gouge-le-Bruant, ce Bouge-le-Gruand, ce Fouge-le-Truand, cetonnerre de Dieu d’homme du diable, menace nos enfants. Nosenfants, nos mioches, mon commandant. Quand tous les tremblementss’en mêleraient, nous ne voulons pas qu’il leur arrive malheur.Entendez-vous ça, autorité ? Nous ne le voulons pas. Tantôt,j’ai profité de ce qu’on ne se battait pas, et je suis monté sur leplateau, et je les ai regardés par une fenêtre, oui, ils sontvraiment là, on peut les voir du bord du ravin, et je les ai vus,et je leur ai fait peur, à ces amours. Mon commandant, s’il tombeun seul cheveu de leurs petites caboches de chérubins, je le jure,mille noms de noms de tout ce qu’il y a de sacré, moi le sergentRadoub, je m’en prends à la carcasse du Père Éternel. Et voici ceque dit le bataillon : nous voulons que les mômes soientsauvés, ou être tous tués. C’est notre droit, ventraboumine !oui, tous tués. Et maintenant, salut et respect.

Gauvain tendit la main à Radoub, etdit :

– Vous êtes des braves. Vous serez de lacolonne d’attaque. Je vous partage en deux. Je mets six de vous àl’avant-garde, afin qu’on avance, et j’en mets six àl’arrière-garde, afin qu’on ne recule pas.

– Est-ce toujours moi qui commande lesdouze ?

– Certes.

– Alors, mon commandant, merci. Car je suis del’avant-garde.

Radoub refit le salut militaire et regagna lerang.

Gauvain tira sa montre, dit quelques mots àl’oreille de Guéchamp, et la colonne d’attaque commença à seformer.

LE VERBE ET LE RUGISSEMENT

 

Cependant Cimourdain, qui n’avait pas encoregagné son poste du plateau, et qui était à côté de Gauvain,s’approcha d’un clairon.

– Sonne à la trompe, lui dit-il.

Le clairon sonna, la trompe répondit.

Un son de clairon et un son de trompes’échangèrent encore.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Gauvain àGuéchamp. Que veut Cimourdain ?

Cimourdain s’était avancé vers la tour, unmouchoir blanc à la main.

Il éleva la voix.

– Hommes qui êtes dans la tour, meconnaissez-vous ?

Une voix, la voix de l’Imânus, répliqua duhaut de la tour :

– Oui.

Les deux voix alors se parlèrent et serépondirent, et l’on entendit ceci :

– Je suis l’envoyé de la République.

– Tu es l’ancien curé de Parigné.

– Je suis le délégué du Comité de salutpublic.

– Tu es un prêtre.

– Je suis le représentant de la loi.

– Tu es un renégat.

– Je suis le commissaire de la Révolution.

– Tu es un apostat.

– Je suis Cimourdain.

– Tu es le démon.

– Vous me connaissez ?

– Nous t’exécrons.

– Seriez-vous contents de me tenir en votrepouvoir ?

– Nous sommes ici dix-huit qui donnerions nostêtes pour avoir la tienne.

– Eh bien, je viens me livrer à vous.

On entendit au haut de la tour un éclat derire sauvage et ce cri :

– Viens !

Il y avait dans le camp un profond silenced’attente.

Cimourdain reprit :

– À une condition.

– Laquelle ?

– Écoutez.

– Parle.

– Vous me haïssez ?

– Oui.

– Moi, je vous aime. Je suis votre frère.

La voix du haut de la tour répondit :

– Oui, Caïn.

Cimourdain repartit avec une inflexionsingulière, qui était à la fois haute et douce :

– Insultez, mais écoutez. Je viens ici enparlementaire. Oui, vous êtes mes frères. Vous êtes de pauvreshommes égarés. Je suis votre ami. Je suis la lumière et je parle àl’ignorance. La lumière contient toujours de la fraternité.D’ailleurs, est-ce que nous n’avons pas tous la même mère, lapatrie ? Eh bien, écoutez-moi. Vous saurez plus tard, ou vosenfants sauront, ou les enfants de vos enfants sauront que tout cequi se fait en ce moment se fait par l’accomplissement des loisd’en haut, et que ce qu’il y a dans la Révolution, c’est Dieu. Enattendant le moment où toutes les consciences, même les vôtres,comprendront, et où tous les fanatismes, même les nôtres,s’évanouiront, en attendant que cette grande clarté soit faite,personne n’aura-t-il pitié de vos ténèbres ? Je viens à vous,je vous offre ma tête ; je fais plus, je vous tends la main.Je vous demande la grâce de me perdre pour vous sauver. J’ai pleinspouvoirs, et ce que je dis, je le puis. C’est un instantsuprême ; je fais un dernier effort. Oui, celui qui vous parleest un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un prêtre. Lecitoyen vous combat, mais le prêtre vous supplie. Écoutez-moi.Beaucoup d’entre vous ont des femmes et des enfants. Je prends ladéfense de vos enfants et de vos femmes. Je prends leur défensecontre vous. Ô mes frères…

– Va, prêche ! ricana l’Imânus.

Cimourdain continua :

– Mes frères, ne laissez pas sonner l’heureexécrable. On va ici s’entr’égorger. Beaucoup d’entre nous quisommes ici devant vous ne verront pas le soleil de demain ;oui, beaucoup d’entre nous périront, et vous, vous tous, vous allezmourir. Faites-vous grâce à vous-mêmes. Pourquoi verser tout cesang quand c’est inutile ? Pourquoi tuer tant d’hommes quanddeux suffisent ?

– Deux ? dit l’Imânus.

– Oui. Deux.

– Qui ?

– Lantenac et moi.

Et Cimourdain éleva la voix :

– Deux hommes sont de trop, Lantenac pournous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tousla vie sauve : donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenacsera guillotiné, et vous ferez de moi ce que vous voudrez.

– Prêtre, hurla l’Imânus, si nous t’avions,nous te brûlerions à petit feu.

– J’y consens, dit Cimourdain.

Et il reprit :

– Vous, les condamnés qui êtes dans cettetour, vous pouvez tous dans une heure être vivants et libres. Jevous apporte le salut. Acceptez-vous ?

L’Imânus éclata.

– Tu n’es pas seulement scélérat, tu es fou.Ah çà, pourquoi viens-tu nous déranger ? Qui est-ce qui teprie de venir nous parler ? Nous, livrer monseigneur !Qu’est-ce que tu veux ?

– Sa tête. Et je vous offre…

– Ta peau. Car nous t’écorcherions comme unchien, curé Cimourdain. Eh bien, non, ta peau ne vaut pas sa tête.Va-t’en.

– Cela va être horrible. Une dernière fois,réfléchissez.

La nuit venait pendant ces paroles sombresqu’on entendait au dedans de la tour comme au dehors. Le marquis deLantenac se taisait et laissait faire. Les chefs ont de cessinistres égoïsmes. C’est un des droits de la responsabilité.

L’Imânus jeta sa voix par-dessus Cimourdain,et cria :

– Hommes qui nous attaquez, nous vous avonsdit nos propositions, elles sont faites, et nous n’avons rien à ychanger. Acceptez-les, sinon, malheur ! Consentez-vous ?Nous vous rendrons les trois enfants qui sont là, et vous nousdonnerez la sortie libre et la vie sauve, à tous.

– À tous, oui, répondit Cimourdain, exceptéun.

– Lequel ?

– Lantenac.

– Monseigneur ! livrer monseigneur !Jamais.

– Il nous faut Lantenac.

– Jamais.

– Nous ne pouvons traiter qu’à cettecondition.

– Alors commencez.

Le silence se fit.

L’Imânus, après avoir sonné avec sa trompe lecoup de signal, redescendit ; le marquis mit l’épée à lamain ; les dix-neuf assiégés se groupèrent en silence dans lasalle basse, en arrière de la retirade, et se mirent àgenoux ; ils entendaient le pas mesuré de la colonne d’attaquequi avançait vers la tour dans l’obscurité ; ce bruit serapprochait ; tout à coup ils le sentirent tout près d’eux, àla bouche même de la brèche. Alors tous, agenouillés, épaulèrent àtravers les fentes de la retirade leurs fusils et leurs espingoles,et l’un d’eux, Grand-Francœur, qui était le prêtre Turmeau, seleva, et, un sabre nu dans la main droite, un crucifix dans la maingauche, dit d’une voix grave :

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit !

Tous firent feu à la fois, et la luttes’engagea.

TITANS CONTRE GÉANTS

 

Cela fut en effet épouvantable.

Ce corps à corps dépassa tout ce qu’on avaitpu rêver.

Pour trouver quelque chose de pareil, ilfaudrait remonter aux grands duels d’Eschyle ou aux antiquestueries féodales ; à ces « attaques à armescourtes » qui ont duré jusqu’au dix-septième siècle,quand on pénétrait dans les places fortes par les fausses brayes,assauts tragiques, où, dit le vieux sergent de la provinced’Alentejo, « les fourneaux ayant fait leur effet, lesassiégeants s’avanceront portant des planches couvertes de lames defer-blanc, armés de rondaches et de mantelets, et fournis dequantité de grenades, faisant abandonner les retranchements ouretirades à ceux de la place, et s’en rendront maîtres, poussantvigoureusement les assiégés ».

Le lieu d’attaque était horrible ;c’était une de ces brèches qu’on appelle en langue du métierbrèches sans voûte, c’est-à-dire, on se le rappelle, unecrevasse traversant le mur de part en part et non une fractureévasée à ciel ouvert. La poudre avait agi comme une vrille. L’effetde la mine avait été si violent que la tour avait été fendue parl’explosion à plus de quarante pieds au-dessus du fourneau, mais cen’était qu’une lézarde, et la déchirure praticable qui servait debrèche et donnait entrée dans la salle basse ressemblait plutôt aucoup de lance qui perce qu’au coup de hache qui entaille.

C’était une ponction au flanc de la tour, unelongue fracture pénétrante, quelque chose comme un puits couché àterre, un couloir serpentant et montant comme un intestin à traversune muraille de quinze pieds d’épaisseur, on ne sait quel informecylindre encombré d’obstacles, de pièges, d’explosions, où l’on seheurtait le front aux granits, les pieds aux gravats, les yeux auxténèbres.

Les assaillants avaient devant eux ce porchenoir, bouche de gouffre ayant pour mâchoires, en bas et en haut,toutes les pierres de la muraille déchiquetée ; une gueule derequin n’a pas plus de dents que cet arrachement effroyable. Ilfallait entrer dans ce trou et en sortir.

Dedans éclatait la mitraille, dehors sedressait la retirade. Dehors, c’est-à-dire dans la salle basse durez-de-chaussée.

Les rencontres de sapeurs dans les galeriescouvertes quand la contre-mine vient couper la mine, les boucheriesà la hache sous les entreponts des vaisseaux qui s’abordent dansles batailles navales, ont seules cette férocité. Se battre au fondd’une fosse, c’est le dernier degré de l’horreur. Il est affreux des’entretuer avec un plafond sur la tête. Au moment où le premierflot des assiégeants entra, toute la retirade se couvrit d’éclairs,et ce fut quelque chose comme la foudre éclatant sous terre. Letonnerre assaillant répliqua au tonnerre embusqué. Les détonationsse ripostèrent ; le cri de Gauvain s’éleva :Fonçons ! puis le cri de Lantenac : Faites ferme contrel’ennemi ! puis le cri de l’Imânus : À moi lesMainiaux ! puis des cliquetis, sabres contre sabres, et, coupsur coup, d’effroyables décharges tuant tout. La torche accrochéeau mur éclairait vaguement toute cette épouvante. Impossible derien distinguer ; on était dans une noirceur rougeâtre ;qui entrait là était subitement sourd et aveugle, sourd du bruit,aveugle de la fumée. Les hommes mis hors de combat gisaient parmiles décombres. On marchait sur des cadavres, on écrasait desplaies, on broyait des membres cassés d’où sortaient deshurlements, on avait les pieds mordus par des mourants ; parinstants, il y avait des silences plus hideux que le bruit. On secolletait, on entendait l’effrayant souffle des bouches, puis desgrincements, des râles, des imprécations, et le tonnerrerecommençait. Un ruisseau de sang sortait de la tour par la brèche,et se répandait dans l’ombre. Cette flaque sombre fumait dehorsdans l’herbe.

On eût dit que c’était la tour elle-même quisaignait et que la géante était blessée.

Chose surprenante, cela ne faisait presque pasde bruit dehors. La nuit était très noire, et dans la plaine etdans la forêt il y avait autour de la forteresse attaquée une sortede paix funèbre. Dedans c’était l’enfer, dehors c’était lesépulcre. Ce choc d’hommes s’exterminant dans les ténèbres, cesmousqueteries, ces clameurs, ces rages, tout ce tumulte expiraitsous la masse des murs et des voûtes, l’air manquait au bruit, etau carnage s’ajoutait l’étouffement. Hors de la tour, celas’entendait à peine. Les petits enfants dormaient pendant cetemps-là.

L’acharnement augmentait. La retirade tenaitbon. Rien de plus malaisé à forcer que ce genre de barricade enchevron rentrant. Si les assiégés avaient contre eux le nombre, ilsavaient pour eux la position. La colonne d’attaque perdait beaucoupde monde. Alignée et allongée dehors au pied de la tour, elles’enfonçait lentement dans l’ouverture de la brèche, et seraccourcissait, comme une couleuvre qui entre dans son trou.

Gauvain, qui avait des imprudences de jeunechef, était dans la salle basse au plus fort de la mêlée, avectoute la mitraille autour de lui. Ajoutons qu’il avait la confiancede l’homme qui n’a jamais été blessé.

Comme il se retournait pour donner un ordre,une lueur de mousqueterie éclaira un visage tout près de lui.

– Cimourdain ! s’écria-t-il, qu’est-ceque vous venez faire ici ?

C’était Cimourdain en effet. Cimourdainrépondit :

– Je viens être près de toi.

– Mais vous allez vous faire tuer !

– Hé bien, toi, qu’est-ce que tu faisdonc ?

– Mais je suis nécessaire ici. Vous pas.

– Puisque tu y es, il faut que j’y sois.

– Non, mon maître.

– Si, mon enfant !

Et Cimourdain resta près de Gauvain.

Les morts s’entassaient sur les pavés de lasalle basse.

Bien que la retirade ne fût pas forcée encore,le nombre évidemment devait finir par vaincre. Les assaillantsétaient à découvert et les assaillis étaient à l’abri ; dixassiégeants tombaient contre un assiégé, mais les assiégeants serenouvelaient. Les assiégeants croissaient et les assiégésdécroissaient.

Les dix-neuf assiégés étaient tous derrière laretirade, l’attaque étant là. Ils avaient des morts et des blessés.Quinze tout au plus combattaient encore. Un des plus farouches,Chante-en-hiver, avait été affreusement mutilé. C’était un Bretontrapu et crépu, de l’espèce petite et vivace. Il avait un œil crevéet la mâchoire brisée. Il pouvait encore marcher. Il se traîna dansl’escalier en spirale, et monta dans la chambre du premier étage,espérant pouvoir là prier et mourir.

Il s’était adossé au mur près de la meurtrièrepour tâcher de respirer un peu.

En bas la boucherie devant la retirade étaitde plus en plus horrible. Dans une intermittence, entre deuxdécharges, Cimourdain éleva la voix :

– Assiégés ! cria-t-il. Pourquoi fairecouler le sang plus longtemps ? Vous êtes pris. Rendez-vous.Songez que nous sommes quatre mille cinq cents contre dix-neuf,c’est-à-dire plus de deux cents contre un. Rendez-vous.

– Cessons ce marivaudage, répondit le marquisde Lantenac.

Et vingt balles ripostèrent à Cimourdain.

La retirade ne montait pas jusqu’à lavoûte ; cela permettait aux assiégés de tirer par-dessus, maiscela permettait aux assiégeants de l’escalader.

– L’assaut à la retirade ! cria Gauvain.Y a-t-il quelqu’un de bonne volonté pour escalader laretirade ?

– Moi, dit le sergent Radoub.

RADOUB

 

Ici les assaillants eurent une stupeur. Radoubétait entré par le trou de brèche, à la tête de la colonned’attaque, lui sixième, et sur ces six hommes du bataillonparisien, quatre étaient déjà tombés. Après qu’il eut jeté cecri : Moi ! on le vit, non avancer, mais reculer, et,baissé, courbé, rampant presque entre les jambes des combattants,regagner l’ouverture de la brèche, et sortir. Était-ce unefuite ? Un tel homme fuir ? Qu’est-ce que cela voulaitdire ?

Arrivé hors de la brèche, Radoub, encoreaveuglé par la fumée, se frotta les yeux comme pour en ôterl’horreur et la nuit, et, à la lueur des étoiles, regarda lamuraille de la tour. Il fit ce signe de tête satisfait qui veutdire : Je ne m’étais pas trompé.

Radoub avait remarqué que la lézarde profondede l’explosion de la mine montait au-dessus de la brèche jusqu’àcette meurtrière du premier étage dont un boulet avait défoncé etdisloqué l’armature de fer. Le réseau des barreaux rompus pendait àdemi arraché, et un homme pouvait passer.

Un homme pouvait passer, mais un hommepouvait-il monter ? Par la lézarde, oui, à la condition d’êtreun chat.

C’est ce qu’était Radoub. Il était de cetterace que Pindare appelle « les athlètes agiles ». On peutêtre vieux soldat et homme jeune ; Radoub, qui avait étégarde-française, n’avait pas quarante ans. C’était un Herculeleste.

Radoub posa à terre son mousqueton, ôta sabuffleterie, quitta son habit et sa veste, et ne garda que ses deuxpistolets qu’il mit dans la ceinture de son pantalon et son sabrenu qu’il prit entre ses dents. La crosse des deux pistolets passaitau-dessus de sa ceinture.

Ainsi allégé de l’inutile, et suivi des yeuxdans l’obscurité par tous ceux de la colonne d’attaque quin’étaient pas encore entrés dans la brèche, il se mit à gravir lespierres de la lézarde du mur comme les marches d’un escalier.N’avoir pas de souliers lui fut utile ; rien ne grimpe commeun pied nu ; il crispait ses orteils dans les trous despierres. Il se hissait avec ses poings et s’affermissait avec sesgenoux. La montée était rude. C’était quelque chose comme uneascension le long des dents d’une scie. – Heureusement, pensait-il,qu’il n’y a personne dans la chambre du premier étage, car on ne melaisserait pas escalader ainsi.

Il n’avait pas moins de quarante pieds àgravir de cette façon. À mesure qu’il montait, un peu gêné par lespommeaux saillants de ses pistolets, la lézarde allait serétrécissant, et l’ascension devenait de plus en plus difficile. Lerisque de la chute augmentait en même temps que la profondeur duprécipice.

Enfin il parvint au rebord de lameurtrière ; il écarta le grillage tordu et descellé, il avaitlargement de quoi passer, il se souleva d’un effort puissant,appuya son genou sur la corniche du rebord, saisit d’une main untronçon de barreau à droite, de l’autre main un tronçon à gauche,et se dressa jusqu’à mi-corps devant l’embrasure de la meurtrière,le sabre aux dents, suspendu par ses deux poings sur l’abîme.

Il n’avait plus qu’une enjambée à faire poursauter dans la salle du premier étage.

Mais une face apparut dans la meurtrière.

Radoub vit brusquement devant lui dans l’ombrequelque chose d’effroyable ; un œil crevé, une mâchoirefracassée, un masque sanglant.

Ce masque, qui n’avait plus qu’une prunelle,le regardait.

Ce masque avait deux mains ; ces deuxmains sortirent de l’ombre et s’avancèrent vers Radoub ;l’une, d’une seule poignée, lui prit ses deux pistolets dans saceinture, l’autre lui ôta son sabre des dents.

Radoub était désarmé. Son genou glissait surle plan incliné de la corniche, ses deux poings crispés auxtronçons du grillage suffisaient à peine à le soutenir, et il avaitderrière lui quarante pieds de précipice.

Ce masque et ces mains, c’étaitChante-en-hiver.

Chante-en-hiver, suffoqué par la fumée quimontait d’en bas, avait réussi à entrer dans l’embrasure de lameurtrière, là l’air extérieur l’avait ranimé, la fraîcheur de lanuit avait figé son sang, et il avait repris un peu de force ;tout à coup il avait vu surgir au dehors devant l’ouverture letorse de Radoub ; alors, Radoub ayant les mains cramponnéesaux barreaux et n’ayant que le choix de se laisser tomber ou de selaisser désarmer, Chante-en-hiver, épouvantable et tranquille, luiavait cueilli ses pistolets à sa ceinture et son sabre entre lesdents.

Un duel inouï commença. Le duel du désarmé etdu blessé.

Évidemment, le vainqueur c’était le mourant.Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre béant sousses pieds.

Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver,ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un etfut forcé de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe àl’épaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva.

Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force,dédaigna sa blessure qui d’ailleurs n’avait pas entamé l’os, fit unsoubresaut en avant, lâcha les barreaux et bondit dansl’embrasure.

Là il se trouva face à face avecChante-en-hiver, qui avait jeté le sabre derrière lui et qui tenaitles deux pistolets dans ses deux poings.

Chante-en-hiver, dressé sur ses genoux, ajustaRadoub presque à bout portant, mais son bras affaibli tremblait, etil ne tira pas tout de suite.

Radoub profita de ce répit pour éclater derire.

– Dis donc, cria-t-il, Vilain-à-voir !est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en bœuf à lamode ? Sapristi, comme on t’a délabré le minois !

Chante-en-hiver le visait.

Radoub continua :

– Ce n’est pas pour dire, mais tu as eu lagargoine joliment chiffonnée par la mitraille. Mon pauvre garçon,Bellone t’a fracassé la physionomie. Allons, allons, crache tonpetit coup de pistolet, mon bonhomme.

Le coup partit et passa si près de la têtequ’il arracha à Radoub la moitié de l’oreille. Chante-en-hiveréleva l’autre bras armé du second pistolet, mais Radoub ne luilaissa pas le temps de viser.

– J’ai assez d’une oreille de moins,cria-t-il. Tu m’as blessé deux fois. À moi la belle !

Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejetale bras en l’air, fit partir le coup qui alla n’importe où, et luisaisit et lui mania sa mâchoire disloquée.

Chante-en-hiver poussa un rugissement ets’évanouit.

Radoub l’enjamba et le laissa dansl’embrasure.

– Maintenant que je t’ai fait savoir monultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste là, méchant traîne-à-terre.Tu penses bien que je ne vais pas à présent m’amuser à temassacrer. Rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates.Meurs, c’est toujours ça de fait. C’est tout à l’heure que tu vassavoir que ton curé ne te disait que des bêtises. Va-t’en dans legrand mystère, paysan.

Et il sauta dans la salle du premierétage.

– On n’y voit goutte, grommela-t-il.

Chante-en-hiver s’agitait convulsivement ethurlait à travers l’agonie. Radoub se retourna.

– Silence ! fais-moi le plaisir de tetaire, citoyen sans le savoir. Je ne me mêle plus de ton affaire.Je méprise de t’achever. Fiche-moi la paix.

Et, inquiet, il fourra son poing dans sescheveux, tout en considérant Chante-en-hiver.

– Ah çà, qu’est-ce que je vais faire ?C’est bon tout ça, mais me voilà désarmé. J’avais deux coups àtirer. Tu me les as gaspillés, animal ! Et avec ça une fuméequi vous fait aux yeux un mal de chien !

Et rencontrant son oreille déchirée :

– Aïe ! dit-il.

Et il reprit :

– Te voilà bien avancé de m’avoir confisquéune oreille ! Au fait, j’aime mieux avoir ça de moins qu’autrechose, ça n’est guère qu’un ornement. Tu m’as aussi égratigné àl’épaule, mais ce n’est rien. Expire, villageois, je tepardonne.

Il écouta. Le bruit dans la salle basse étaiteffrayant.

Le combat était plus forcené que jamais.

– Ça va bien en bas. C’est égal, ils gueulentvive le roi. Ils crèvent noblement.

Ses pieds cognèrent son sabre à terre. Il leramassa, et il dit à Chante-en-hiver qui ne bougeait plus et quiétait peut-être mort :

– Vois-tu, homme des bois, pour ce que jevoulais faire, mon sabre ou zut, c’est la même chose. Je lereprends par amitié. Mais il me fallait mes pistolets. Que lediable t’emporte, sauvage ! Ah çà, qu’est-ce que je vaisfaire ? Je ne suis bon à rien ici.

Il avança dans la salle tâchant de voir et des’orienter. Tout à coup dans la pénombre, derrière le pilier dumilieu, il aperçut une longue table, et sur cette table quelquechose qui brillait vaguement. Il tâta. C’étaient des tromblons, despistolets, des carabines, une rangée d’armes à feu disposées enordre et semblant n’attendre que des mains pour les saisir ;c’était la réserve de combat préparée par les assiégés pour ladeuxième phase de l’assaut ; tout un arsenal.

– Un buffet ! s’écria Radoub.

Et il se jeta dessus, ébloui.

Alors il devint formidable.

La porte de l’escalier communiquant aux étagesd’en haut et d’en bas était visible, toute grande ouverte, à côtéde la table chargée d’armes. Radoub laissa tomber son sabre, pritdans ses deux mains deux pistolets à deux coups et les déchargea àla fois au hasard sous la porte dans la spirale de l’escalier, puisil saisit une espingole et la déchargea, puis il empoigna untromblon gorgé de chevrotines et le déchargea. Le tromblon,vomissant quinze balles, sembla un coup de mitraille. Alors Radoub,reprenant haleine, cria d’une voix tonnante dans l’escalier :Vive Paris !

Et s’emparant d’un deuxième tromblon plus grosque le premier, il le braqua sous la voûte tortueuse de lavis-de-Saint-Gilles, et attendit.

Le désarroi dans la salle basse futindescriptible.

Ces étonnements imprévus désagrègent larésistance.

Deux des balles de la triple décharge deRadoub avaient porté ; l’une avait tué l’aîné des frèresPique-en-bois, l’autre avait tué Houzard, qui étaitM. de Quélen.

– Ils sont en haut ! cria le marquis.

Ce cri détermina l’abandon de la retirade, unevolée d’oiseaux n’est pas plus vite en déroute, et ce fut à qui seprécipiterait dans l’escalier. Le marquis encourageait cettefuite.

– Faites vite, disait-il. Le courage estd’échapper. Montons tous au deuxième étage ! Là nousrecommencerons.

Il quitta la retirade le dernier.

Cette bravoure le sauva.

Radoub, embusqué au haut du premier étage del’escalier, le doigt sur la détente du tromblon, guettait ladéroute. Les premiers qui apparurent au tournant de la spiralereçurent la décharge en pleine face, et tombèrent foudroyés. Si lemarquis en eût été, il était mort. Avant que Radoub eût eu le tempsde saisir une nouvelle arme, les autres passèrent, le marquis aprèstous, et plus lent que les autres. Ils croyaient la chambre dupremier pleine d’assiégeants, ils ne s’y arrêtèrent pas, etgagnèrent la salle du second étage, la chambre des miroirs. C’estlà qu’était la porte de fer, c’est là qu’était la mèche soufrée,c’est là qu’il fallait capituler ou mourir.

Gauvain, aussi surpris qu’eux-mêmes desdétonations de l’escalier et ne s’expliquant pas le secours qui luiarrivait, en avait profité sans chercher à comprendre, avait sauté,lui et les siens, par-dessus la retirade, et avait poussé lesassiégés l’épée aux reins jusqu’au premier étage.

Là il trouva Radoub.

Radoub commença par le salut militaire etdit :

– Une minute, mon commandant. C’est moi qui aifait ça. Je me suis souvenu de Dol. J’ai fait comme vous. J’ai prisl’ennemi entre deux feux.

– Bon élève, dit Gauvain en souriant.

Quand on est un certain temps dansl’obscurité, les yeux finissent par se faire à l’ombre comme ceuxdes oiseaux de nuit ; Gauvain s’aperçut que Radoub était touten sang.

– Mais tu es blessé, camarade !

– Ne faites pas attention, mon commandant.Qu’est-ce que c’est que ça, une oreille de plus ou de moins ?J’ai aussi un coup de sabre, je m’en fiche. Quand on casse uncarreau, on s’y coupe toujours un peu. D’ailleurs il n’y a pas quede mon sang.

On fit une sorte de halte dans la salle dupremier étage, conquise par Radoub. On apporta une lanterne.Cimourdain rejoignit Gauvain. Ils délibérèrent. Il y avait lieu àréfléchir en effet. Les assiégeants n’étaient pas dans le secretdes assiégés ; ils ignoraient leur pénurie de munitions ;ils ne savaient pas que les défenseurs de la place étaient à courtde poudre ; le deuxième étage était le dernier poste derésistance ; les assiégeants pouvaient croire l’escalierminé.

Ce qui était certain, c’est que l’ennemi nepouvait échapper. Ceux qui n’étaient pas morts étaient là commesous clef. Lantenac était dans la souricière.

Avec cette certitude, on pouvait se donner unpeu le temps de chercher le meilleur dénoûment possible. On avaitdéjà bien des morts. Il fallait tâcher de ne pas perdre trop demonde dans ce dernier assaut.

Le risque de cette suprême attaque seraitgrand. Il y aurait probablement un rude premier feu à essuyer.

Le combat était interrompu. Les assiégeants,maîtres du rez-de-chaussée et du premier étage, attendaient, pourcontinuer, le commandement du chef. Gauvain et Cimourdain tenaientconseil. Radoub assistait en silence à leur délibération.

Il hasarda un nouveau salut militaire,timide.

– Mon commandant ?

– Qu’est-ce, Radoub ?

– Ai-je droit à une petiterécompense ?

– Certes. Demande ce que tu voudras.

– Je demande à monter le premier.

On ne pouvait le lui refuser. D’ailleurs ill’eût fait sans permission.

LES DÉSESPÉRÉS

 

Pendant qu’on délibérait au premier étage, onse barricadait au second. Le succès est une fureur, la défaite estune rage. Les deux étages allaient se heurter éperdument. Toucher àla victoire, c’est une ivresse. En bas il y avait l’espérance, quiserait la plus grande des forces humaines si le désespoirn’existait pas.

Le désespoir était en haut.

Un désespoir calme, froid, sinistre.

En arrivant à cette salle de refuge, au delàde laquelle il n’y avait rien pour eux, le premier soin desassiégés fut de barrer l’entrée. Fermer la porte était inutile,encombrer l’escalier valait mieux. En pareil cas, un obstacle àtravers lequel on peut voir et combattre vaut mieux qu’une portefermée.

La torche plantée dans la torchère du mur parl’Imânus près de la mèche soufrée les éclairait.

Il y avait dans cette salle du second un deces gros et lourds coffres de chêne où l’on serrait les vêtementset le linge avant l’invention des meubles à tiroirs.

Ils traînèrent ce coffre et le dressèrentdebout sous la porte de l’escalier. Il s’y emboîtait solidement etbouchait l’entrée. Il ne laissait d’ouvert, près de la voûte, qu’unespace étroit, pouvant laisser passer un homme, excellent pour tuerles assaillants un à un. Il était douteux qu’on s’y risquât.

L’entrée obstruée leur donnait un répit.

Ils se comptèrent.

Les dix-neuf n’étaient plus que sept, dontl’Imânus.

Excepté l’Imânus et le marquis, tous étaientblessés.

Les cinq qui étaient blessés, mais trèsvivants, car, dans la chaleur du combat, toute blessure qui n’estpas mortelle vous laisse aller et venir, étaient Chatenay, ditRobi, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d’Or, Brin-d’Amour etGrand-Francœur. Tout le reste était mort.

Ils n’avaient plus de munitions. Les gibernesétaient épuisées. Ils comptèrent les cartouches. Combien, à euxsept, avaient-ils de coups à tirer ? Quatre.

On était arrivé à ce moment où il n’y a plusqu’à tomber. On était acculé à l’escarpement, béant et terrible. Ilétait difficile d’être plus près du bord.

Cependant l’attaque venait derecommencer ; mais lente et d’autant plus sûre. On entendaitles coups de crosse des assiégeants sondant l’escalier marche àmarche.

Nul moyen de fuir. Par la bibliothèque ?Il y avait là sur le plateau six canons braqués, mèche allumée. Parles chambres d’en haut ? À quoi bon ? elles aboutissaientà la plate-forme. Là on trouvait la ressource de se jeter du hauten bas de la tour.

Les sept survivants de cette bande épique sevoyaient inexorablement enfermés et saisis par cette épaissemuraille qui les protégeait et qui les livrait. Ils n’étaient pasencore pris ; mais ils étaient déjà prisonniers.

Le marquis éleva la voix :

– Mes amis, tout est fini.

Et après un silence, il ajouta :

– Grand-Francœur redevient l’abbé Turmeau.

Tous s’agenouillèrent, le rosaire à la main.Les coups de crosse des assaillants se rapprochaient.

Grand-Francœur, tout sanglant d’une balle quilui avait effleuré le crâne et arraché le cuir chevelu, dressa dela main droite son crucifix. Le marquis, sceptique au fond, mit ungenou en terre.

– Que chacun, dit Grand-Francœur, confesse sesfautes à haute voix. Monseigneur, parlez.

Le marquis répondit :

– J’ai tué.

– J’ai tué, dit Hoisnard.

– J’ai tué, dit Guinoiseau.

– J’ai tué, dit Brin-d’Amour.

– J’ai tué, dit Chatenay.

– J’ai tué, dit l’Imânus.

Et Grand-Francœur reprit :

– Au nom de la très sainte Trinité, je vousabsous. Que vos âmes aillent en paix.

– Ainsi soit-il, répondirent toutes lesvoix.

Le marquis se releva.

– Maintenant, dit-il, mourons.

– Et tuons, dit l’Imânus.

Les coups de crosse commençaient à ébranler lecoffre qui barrait la porte.

– Pensez à Dieu, dit le prêtre. La terren’existe plus pour vous.

– Oui, reprit le marquis, nous sommes dans latombe.

Tous courbèrent le front et se frappèrent lapoitrine. Le marquis seul et le prêtre étaient debout. Les yeuxétaient fixés à terre, le prêtre priait, les paysans priaient, lemarquis songeait. Le coffre, battu comme par des marteaux, sonnaitlugubrement.

En ce moment une voix vive et forte, éclatantbrusquement derrière eux, cria :

– Je vous l’avais bien dit,monseigneur !

Toutes les têtes se retournèrent,stupéfaites.

Un trou venait de s’ouvrir dans le mur.

Une pierre, parfaitement rejointoyée avec lesautres, mais non cimentée, et ayant un piton en haut et un piton enbas, venait de pivoter sur elle-même à la façon des tourniquets, eten tournant avait ouvert la muraille. La pierre ayant évolué surson axe, l’ouverture était double et offrait deux passages, l’un àdroite, l’autre à gauche, étroits, mais suffisants pour laisserpasser un homme. Au delà de cette porte inattendue on apercevaitles premières marches d’un escalier en spirale. Une face d’hommeapparaissait à l’ouverture.

Le marquis reconnut Halmalo.

SAUVEUR

 

– C’est toi, Halmalo ?

– Moi, monseigneur. Vous voyez bien que lespierres qui tournent, cela existe, et qu’on peut sortir d’ici.J’arrive à temps, mais faites vite. Dans dix minutes, vous serez enpleine forêt.

– Dieu est grand, dit le prêtre.

– Sauvez-vous, monseigneur, crièrent toutesles voix.

– Vous tous d’abord, dit le marquis.

– Vous le premier, monseigneur, dit l’abbéTurmeau.

– Moi le dernier.

Et le marquis reprit d’une voixsévère :

– Pas de combat de générosité. Nous n’avonspas le temps d’être magnanimes. Vous êtes blessés. Je vous ordonnede vivre et de fuir. Vite ! et profitez de cette issue. Merci,Halmalo.

– Monsieur le marquis, dit l’abbé Turmeau,nous allons nous séparer ?

– En bas, sans doute. On ne s’échappe jamaisqu’un à un.

– Monseigneur nous assigne-t-il unrendez-vous ?

– Oui. Une clairière dans la forêt. LaPierre-Gauvaine. Connaissez-vous l’endroit ?

– Nous le connaissons tous.

– J’y serai demain, à midi. Que tous ceux quipourront marcher s’y trouvent.

– On y sera.

– Et nous recommencerons la guerre, dit lemarquis.

Cependant Halmalo, en pesant sur la pierretournante, venait de s’apercevoir qu’elle ne bougeait plus.L’ouverture ne pouvait plus se clore.

– Monseigneur, dit-il, dépêchons-nous, lapierre résiste à présent. J’ai pu ouvrir le passage, mais je nepourrai le fermer.

La pierre, en effet, après une longuedésuétude, était comme ankylosée dans sa charnière. Impossibledésormais de lui imprimer un mouvement.

– Monseigneur, reprit Halmalo, j’espéraisrefermer le passage, et que les bleus, quand ils entreraient, netrouveraient plus personne, et n’y comprendraient rien, et vouscroiraient en allés en fumée. Mais voilà la pierre qui ne veut pas.L’ennemi verra la sortie ouverte et pourra poursuivre. Au moins neperdons pas une minute. Vite, tous dans l’escalier.

L’Imânus posa la main sur l’épaule deHalmalo :

– Camarade, combien de temps faut-il pourqu’on sorte par cette passe et qu’on soit en sûreté dans laforêt ?

– Personne n’est blessé grièvement ?demanda Halmalo.

Ils répondirent :

– Personne.

– En ce cas, un quart d’heure suffit.

– Ainsi, repartit l’Imânus, si l’ennemin’entrait ici que dans un quart d’heure…

– Il pourrait nous poursuivre, il ne nousatteindrait pas.

– Mais, dit le marquis, ils seront ici danscinq minutes, ce vieux coffre n’est pas pour les gêner longtemps.Quelques coups de crosse en viendront à bout. Un quartd’heure ! Qui est-ce qui les arrêtera un quartd’heure ?

– Moi, dit l’Imânus.

– Toi, Gouge-le-Bruant ?

– Moi, monseigneur. Écoutez. Sur six, vousêtes cinq blessés. Moi je n’ai pas une égratignure.

– Ni moi, dit le marquis.

– Vous êtes le chef, monseigneur. Je suis lesoldat. Le chef et le soldat, c’est deux.

– Je le sais, nous avons chacun un devoirdifférent.

– Non, monseigneur, nous avons, vous et moi,le même devoir, qui est de vous sauver.

L’Imânus se tourna vers ses camarades.

– Camarades, il s’agit de tenir en échecl’ennemi et de retarder la poursuite le plus possible. Écoutez.J’ai toute ma force, je n’ai pas perdu une goutte de sang ;n’étant pas blessé, je durerai plus longtemps qu’un autre. Parteztous. Laissez-moi vos armes. J’en ferai bon usage. Je me charged’arrêter l’ennemi une bonne demi-heure. Combien y a-t-il depistolets chargés ?

– Quatre.

– Mettez-les à terre.

On fit ce qu’il voulait.

– C’est bien. Je reste. Ils trouveront à quiparler. Maintenant, vite, allez-vous-en.

Les situations à pic suppriment lesremerciements. À peine prit-on le temps de lui serrer la main.

– À bientôt, lui dit le marquis.

– Non, monseigneur. J’espère que non. Pas àbientôt ; car je vais mourir.

Tous s’engagèrent l’un après l’autre dansl’étroit escalier, les blessés d’abord. Pendant qu’ilsdescendaient, le marquis prit le crayon de son carnet de poche, etécrivit quelques mots sur la pierre qui ne pouvait plus tourner etqui laissait le passage béant.

– Venez, monseigneur, il n’y a plus que vous,dit Halmalo.

Et Halmalo commença à descendre.

Le marquis le suivit.

L’Imânus resta seul.

BOURREAU

 

Les quatre pistolets avaient été posés sur lesdalles, car cette salle n’avait pas de plancher. L’Imânus en pritdeux, un dans chaque main.

Il s’avança obliquement vers l’entrée del’escalier que le coffre obstruait et masquait.

Les assaillants craignaient évidemment quelquesurprise, une de ces explosions finales qui sont la catastrophe duvainqueur en même temps que celle du vaincu. Autant la premièreattaque avait été impétueuse, autant la dernière était lente etprudente. Ils n’avaient pas pu, ils n’avaient pas voulu peut-être,enfoncer violemment le coffre ; ils en avaient démoli le fondà coups de crosse, et troué le couvercle à coups de bayonnette, etpar ces trous ils tâchaient de voir dans la salle avant de serisquer à y pénétrer.

La lueur des lanternes dont ils éclairaientl’escalier passait à travers ces trous.

L’Imânus aperçut à un de ces trous une de cesprunelles qui regardaient. Il ajusta brusquement à ce trou le canond’un de ses pistolets et pressa la détente. Le coup partit, etl’Imânus, joyeux, entendit un cri horrible. La balle avait crevél’œil et traversé la tête, et le soldat qui regardait venait detomber dans l’escalier à la renverse.

Les assaillants avaient entamé assez largementle bas du couvercle en deux endroits, et y avaient pratiqué deuxespèces de meurtrières, l’Imânus profita de l’une de ces entailles,y passa le bras, et lâcha au hasard dans le tas des assiégeants sondeuxième coup de pistolet. La balle ricocha probablement, car onentendit plusieurs cris, comme si trois ou quatre étaient tués oublessés, et il se fit dans l’escalier un grand tumulte d’hommes quilâchent pied et qui reculent.

L’Imânus jeta les deux pistolets qu’il venaitde décharger, et prit les deux qui restaient, puis, les deuxpistolets à ses deux poings, il regarda par les trous ducoffre.

Il constata le premier effet produit.

Les assaillants avaient redescendu l’escalier.Des mourants se tordaient sur les marches ; le tournant de laspirale ne laissait voir que trois ou quatre degrés.

L’Imânus attendit.

– C’est du temps de gagné, pensait-il.

Cependant il vit un homme, à plat ventre,monter en rampant les marches de l’escalier, et en même temps, plusbas, une tête de soldat apparut derrière le pilier central de laspirale. L’Imânus visa cette tête et tira.

Il y eut un cri, le soldat tomba, et l’Imânusfit passer de sa main gauche dans sa main droite le dernierpistolet chargé qui lui restait.

En ce moment-là il sentit une affreusedouleur, et ce fut lui qui, à son tour, jeta un hurlement. Un sabrelui fouillait les entrailles. Un poing, le poing de l’homme quirampait, venait de passer à travers la deuxième meurtrière du basdu coffre, et ce poing avait plongé un sabre dans le ventre del’Imânus.

La blessure était effroyable. Le ventre étaitfendu de part en part.

L’Imânus ne tomba pas. Il grinça des dents, etdit :

– C’est bon !

Puis chancelant et se traînant, il reculajusqu’à la torche qui brûlait à côté de la porte de fer, il posason pistolet à terre et empoigna la torche, et, soutenant de lamain gauche ses intestins qui sortaient, de la main droite ilabaissa la torche et mit le feu à la mèche soufrée.

Le feu prit, la mèche flamba. L’Imânus lâchala torche, qui continua de brûler à terre, ressaisit son pistolet,et, tombé sur la dalle, mais se soulevant encore, attisa la mèchedu peu de souffle qui lui restait.

La flamme courut, passa sous la porte de feret gagna le pont-châtelet.

Alors, voyant cette exécrable réussite, plussatisfait peut-être de son crime que de sa vertu, cet homme quivenait d’être un héros et qui n’était plus qu’un assassin, et quiallait mourir, sourit.

– Ils se souviendront de moi, murmura-t-il. Jevenge, sur leurs petits, notre petit à nous, le roi qui est auTemple.

L’IMANUS AUSSI S’ÉVADE

 

En cet instant-là, un grand bruit se fit, lecoffre violemment poussé s’effondra, et livra passage à un hommequi se rua dans la salle, le sabre à la main.

– C’est moi, Radoub ; qui en veut ?Ça m’ennuie d’attendre. Je me risque. C’est égal, je viens toujoursd’en éventrer un. Maintenant je vous attaque tous. Qu’on me suiveou qu’on ne me suive pas, me voilà. Combien êtes-vous ?

C’était Radoub, en effet, et il était seul.Après le massacre que l’Imânus venait de faire dans l’escalier,Gauvain, redoutant quelque fougasse masquée, avait fait replier seshommes et se concertait avec Cimourdain.

Radoub, le sabre à la main sur le seuil, danscette obscurité où la torche presque éteinte jetait à peine unelueur, répéta sa question :

– Je suis un. Combien êtes-vous ?

N’entendant rien, il avança. Un de ces jets declarté qu’exhalent par instants les foyers agonisants et qu’onpourrait appeler des sanglots de lumière, jaillit de la torche etillumina toute la salle.

Radoub avisa un des petits miroirs accrochésau mur, s’en approcha, regarda sa face ensanglantée et son oreillependante, et dit :

– Démantibulage hideux.

Puis il se retourna, stupéfait de voir lasalle vide.

– Il n’y a personne ! s’écria-t-il. Zérod’effectif.

Il aperçut la pierre qui avait tourné,l’ouverture et l’escalier.

– Ah ! je comprends. Clef des champs.Venez donc tous ! camarades, venez ! ils s’en sont allés.Ils ont filé, fusé, fouiné, fichu le camp. Cette cruche de vieilletour était fêlée. Voici le trou par où ils ont passé,canailles ! Comment veut-on qu’on vienne à bout de Pitt etCobourg avec des farces comme ça ! C’est le bon Dieu du diablequi est venu à leur secours ! Il n’y a pluspersonne !

Un coup de pistolet partit, une balle luieffleura le coude et s’aplatit contre le mur.

– Mais si ! il y a quelqu’un. Qui est-cequi a la bonté de me faire cette politesse ?

– Moi, dit une voix.

Radoub avança la tête et distingua dans leclair-obscur quelque chose qui était l’Imânus.

– Ah ! cria-t-il. J’en tiens un. Lesautres se sont échappés, mais toi, tu n’échapperas pas.

– Crois-tu ? répondit l’Imânus.

Radoub fit un pas et s’arrêta.

– Hé, l’homme qui es par terre, quies-tu ?

– Je suis celui qui est par terre et qui semoque de ceux qui sont debout.

– Qu’est-ce que tu as dans ta maindroite ?

– Un pistolet.

– Et dans ta main gauche ?

– Mes boyaux.

– Je te fais prisonnier.

– Je t’en défie.

Et l’Imânus, se penchant sur la mèche encombustion, soufflant son dernier soupir sur l’incendie,expira.

Quelques instants après, Gauvain etCimourdain, et tous, étaient dans la salle. Tous virentl’ouverture. On fouilla les recoins, on sonda l’escalier ; ilaboutissait à une sortie dans le ravin. On constata l’évasion. Onsecoua l’Imânus, il était mort. Gauvain, une lanterne à la main,examina la pierre qui avait donné issue aux assiégés ; ilavait entendu parler de cette pierre tournante, mais lui aussitenait cette légende pour une fable. Tout en considérant la pierre,il aperçut quelque chose qui était écrit au crayon ; ilapprocha la lanterne et lut ceci :

–Au revoir, monsieur le vicomte. –

LANTENAC.

Guéchamp avait rejoint Gauvain. La poursuiteétait évidemment inutile, la fuite était consommée et complète, lesévadés avaient pour eux tout le pays, le buisson, le ravin, letaillis, l’habitant ; ils étaient sans doute déjà bienloin ; nul moyen de les retrouver ; et la forêt deFougères tout entière était une immense cachette. Que faire ?Tout était à recommencer. Gauvain et Guéchamp échangeaient leursdésappointements et leurs conjectures.

Cimourdain écoutait, grave, sans dire uneparole.

– À propos, Guéchamp, dit Gauvain, etl’échelle ?

– Commandant, elle n’est pas arrivée.

– Mais pourtant nous avons vu venir unevoiture escortée par des gendarmes.

Guéchamp répondit :

– Elle n’apportait pas l’échelle.

– Qu’est-ce donc qu’elle apportait ?

– La guillotine, dit Cimourdain.

NE PAS METTRE DANS LA MÊME POCHE UNEMONTRE ET UNE CLEF

 

Le marquis de Lantenac n’était pas si loinqu’ils le croyaient.

Il n’en était pas moins entièrement en sûretéet hors de leur atteinte.

Il avait suivi Halmalo.

L’escalier par où Halmalo et lui étaientdescendus, à la suite des autres fugitifs, se terminait tout prèsdu ravin et des arches du pont par un étroit couloir voûté. Cecouloir s’ouvrait sur une profonde fissure naturelle du sol quid’un côté aboutissait au ravin, et de l’autre à la forêt. Cettefissure, absolument dérobée aux regards, serpentait sous desvégétations impénétrables. Impossible de reprendre là un homme. Unévadé, une fois parvenu dans cette fissure, n’avait plus qu’à faireune fuite de couleuvre, et était introuvable. L’entrée du couloirsecret de l’escalier était tellement obstruée de ronces que lesconstructeurs du passage souterrain avaient considéré comme inutilede la fermer autrement.

Le marquis n’avait plus maintenant qu’à s’enaller. Il n’avait pas à s’inquiéter d’un déguisement. Depuis sonarrivée en Bretagne, il n’avait pas quitté ses habits de paysan, sejugeant plus grand seigneur ainsi.

Il s’était borné à ôter son épée, dont ilavait débouclé et jeté le ceinturon.

Quand Halmalo et le marquis débouchèrent ducouloir dans la fissure, les cinq autres, Guinoiseau, HoisnardBranche-d’Or, Brin-d’Amour, Chatenay et l’abbé Turmeau, n’y étaientdéjà plus.

– Ils n’ont pas été longtemps à prendre leurvolée, dit Halmalo.

– Fais comme eux, dit le marquis.

– Monseigneur veut que je le quitte ?

– Sans doute. Je te l’ai dit déjà. On nes’évade bien que seul. Où un passe, deux ne passent pas. Ensemblenous appellerions l’attention. Tu me ferais prendre et je te feraisprendre.

– Monseigneur connaît le pays ?

– Oui.

– Monseigneur maintient le rendez-vous à laPierre-Gauvaine ?

– Demain. À midi.

– J’y serai. Nous y serons.

Halmalo s’interrompit.

– Ah ! monseigneur, quand je pense quenous avons été en pleine mer, que nous étions seuls, que je voulaisvous tuer, que vous étiez mon seigneur, que vous pouviez me ledire, et que vous ne me l’avez pas dit ! Quel homme vousêtes !

Le marquis reprit :

– L’Angleterre. Il n’y a plus d’autreressource. Il faut que dans quinze jours les Anglais soient enFrance.

– J’aurai bien des comptes à rendre àmonseigneur. J’ai fait ses commissions.

– Nous parlerons de tout cela demain.

– À demain, monseigneur.

– À propos, as-tu faim ?

– Peut-être, monseigneur. J’étais si presséd’arriver que je ne sais pas si j’ai mangé aujourd’hui.

Le marquis tira de sa poche une tablette dechocolat, la cassa en deux, en donna une moitié à Halmalo et se mità manger l’autre.

– Monseigneur, dit Halmalo, à votre droite,c’est le ravin ; à votre gauche, c’est la forêt.

– C’est bien. Laisse-moi. Va de ton côté.

Halmalo obéit. Il s’enfonça dans l’obscurité.On entendit un bruit de broussailles froissées, puis plus rien. Aubout de quelques secondes il eût été impossible de ressaisir satrace. Cette terre du Bocage, hérissée et inextricable, étaitl’auxiliaire du fugitif. On ne disparaissait pas, ons’évanouissait. C’est cette facilité des dispersions rapides quifaisait hésiter nos armées devant cette Vendée toujours reculante,et devant ses combattants si formidablement fuyards.

Le marquis demeura immobile. Il était de ceshommes qui s’efforcent de ne rien éprouver ; mais il ne put sesoustraire à l’émotion de respirer l’air libre après avoir respirétant de sang et de carnage. Se sentir complètement sauvé aprèsavoir été complètement perdu ; après la tombe, vue de si près,prendre possession de la pleine sécurité ; sortir de la mortet rentrer dans la vie, c’était là, même pour un homme commeLantenac, une secousse ; et, bien qu’il en eût déjà traverséde pareilles, il ne put soustraire son âme imperturbable à unébranlement de quelques instants. Il s’avoua à lui-même qu’il étaitcontent. Il dompta vite ce mouvement qui ressemblait presque à dela joie. Il tira sa montre, et la fit sonner. Quelle heureétait-il ?

À son grand étonnement, il n’était que dixheures. Quand on vient de subir une de ces péripéties de la viehumaine où tout a été mis en question, on est toujours stupéfaitque des minutes si pleines ne soient pas plus longues que lesautres. Le coup de canon d’avertissement avait été tiré un peuavant le coucher du soleil, et la Tourgue avait été abordée par lacolonne d’attaque une demi-heure après, entre sept et huit heures,à la nuit tombante. Ainsi, ce colossal combat, commencé à huitheures, était fini à dix. Toute cette épopée avait duré cent vingtminutes. Quelquefois une rapidité d’éclair est mêlée auxcatastrophes. Les événements ont de ces raccourcis surprenants.

En y réfléchissant, c’est le contraire qui eûtpu étonner ; une résistance de deux heures d’un si petitnombre contre un si grand nombre était extraordinaire, et certeselle n’avait pas été courte, ni tout de suite finie, cette bataillede dix-neuf contre quatre mille.

Cependant il était temps de s’en aller,Halmalo devait être loin, et le marquis jugea qu’il n’était pasnécessaire de rester là plus longtemps. Il remit sa montre dans saveste, non dans la même poche, car il venait de remarquer qu’elle yétait en contact avec la clef de la porte de fer que lui avaitrapportée l’Imânus, et que le verre de sa montre pouvait se brisercontre cette clef ; et il se disposa à gagner à son tour laforêt. Comme il allait prendre à gauche, il lui sembla qu’une sortede rayon vague pénétrait jusqu’à lui.

Il se retourna, et, à travers les broussaillesnettement découpées sur un fond rouge et devenues tout à coupvisibles dans leurs moindres détails, il aperçut une grande lueurdans le ravin. Quelques enjambées seulement le séparaient du ravin.Il y marcha, puis se ravisa, trouvant inutile de s’exposer à cetteclarté ; quelle qu’elle fût, ce n’était pas son affaire aprèstout ; il reprit la direction que lui avait montrée Halmalo etfit quelques pas vers la forêt.

Tout à coup, profondément enfoui et caché sousles ronces, il entendit sur sa tête un cri terrible ; ce crisemblait partir du rebord même du plateau au-dessus du ravin. Lemarquis leva les yeux, et s’arrêta.

LIVRE V – IN DAEMONE DEUS

TROUVÉS, MAIS PERDUS

 

Au moment où Michelle Fléchard avait aperçu latour rougie par le soleil couchant, elle en était à plus d’unelieue. Elle qui pouvait à peine faire un pas, elle n’avait pointhésité devant cette lieue à faire. Les femmes sont faibles, maisles mères sont fortes. Elle avait marché.

Le soleil s’était couché ; le crépusculeétait venu, puis l’obscurité profonde ; elle avait entendu,marchant toujours, sonner au loin, à un clocher qu’on ne voyaitpas, huit heures, puis neuf heures. Ce clocher était probablementcelui de Parigné. De temps en temps elle s’arrêtait pour écouterdes espèces de coups sourds, qui étaient peut-être un des fracasvagues de la nuit.

Elle avançait droit devant elle, cassant lesajoncs et les landes aiguës sous ses pieds sanglants. Elle étaitguidée par une faible clarté qui se dégageait du donjon lointain,le faisait saillir, et donnait dans l’ombre à cette tour unrayonnement mystérieux. Cette clarté devenait plus vive quand lescoups devenaient plus distincts, puis elle s’effaçait.

Le vaste plateau où avançait Michelle Fléchardn’était qu’herbe et bruyère, sans une maison ni un arbre ; ils’élevait insensiblement, et, à perte de vue, appuyait sa longueligne droite et dure sur le sombre horizon étoilé. Ce qui lasoutint dans cette montée, c’est qu’elle avait toujours la toursous les yeux.

Elle la voyait grandir lentement.

Les détonations étouffées et les lueurs pâlesqui sortaient de la tour avaient, nous venons de le dire, desintermittences ; elles s’interrompaient, puis reprenaient,proposant on ne sait quelle poignante énigme à la misérable mère endétresse.

Brusquement elles cessèrent ; touts’éteignit, bruit et clarté ; il y eut un moment de pleinsilence, une sorte de paix lugubre se fit.

C’est en cet instant-là que Michelle Fléchardarriva au bord du plateau.

Elle aperçut à ses pieds un ravin dont le fondse perdait dans une blême épaisseur de nuit ; à quelquedistance, sur le haut du plateau, un enchevêtrement de roues, detalus et d’embrasures qui était une batterie de canons, et devantelle, confusément éclairé par les mèches allumées de la batterie,un énorme édifice qui semblait bâti avec des ténèbres plus noiresque toutes les autres ténèbres qui l’entouraient.

Cet édifice se composait d’un pont dont lesarches plongeaient dans le ravin, et d’une sorte de château quis’élevait sur le pont, et le château et le pont s’appuyaient à unehaute rondeur obscure, qui était la tour vers laquelle cette mèreavait marché de si loin.

On voyait des clartés aller et venir auxlucarnes de la tour, et, à une rumeur qui en sortait, on ladevinait pleine d’une foule d’hommes dont quelques silhouettesdébordaient en haut jusque sur la plate-forme.

Il y avait près de la batterie un campementdont Michelle Fléchard distinguait les vedettes, mais, dansl’obscurité et dans les broussailles, elle n’en avait pas étéaperçue.

Elle était parvenue au bord du plateau, siprès du pont qu’il lui semblait presque qu’elle y pouvait toucheravec la main. La profondeur du ravin l’en séparait. Elledistinguait dans l’ombre les trois étages du château du pont.

Elle resta un temps quelconque, car lesmesures du temps s’effaçaient dans son esprit, absorbée et muettedevant ce ravin béant et cette bâtisse ténébreuse. Qu’était-ce quecela ? Que se passait-il là ? Était-ce la Tourgue ?Elle avait le vertige d’on ne sait quelle attente qui ressemblait àl’arrivée et au départ. Elle se demandait pourquoi elle étaitlà.

Elle regardait, elle écoutait.

Subitement elle ne vit plus rien.

Un voile de fumée venait de monter entre elleet ce qu’elle regardait. Une âcre cuisson lui fit fermer les yeux.À peine avait-elle clos les paupières qu’elles s’empourprèrent etdevinrent lumineuses. Elle les rouvrit.

Ce n’était plus la nuit qu’elle avait devantelle, c’était le jour ; mais une espèce de jour funeste, lejour qui sort du feu. Elle avait sous les yeux un commencementd’incendie.

La fumée de noire était devenue écarlate, etune grande flamme était dedans ; cette flamme apparaissait,puis disparaissait, avec ces torsions farouches qu’ont les éclairset les serpents.

Cette flamme sortait comme une langue dequelque chose qui ressemblait à une gueule et qui était une fenêtrepleine de feu. Cette fenêtre, grillée de barreaux de fer déjàrouges, était une des croisées de l’étage inférieur du châteauconstruit sur le pont. De tout l’édifice on n’apercevait que cettefenêtre. La fumée couvrait tout, même le plateau, et l’on nedistinguait que le bord du ravin, noir sur la flamme vermeille.

Michelle Fléchard, étonnée, regardait. Lafumée est nuage, le nuage est rêve ; elle ne savait plus cequ’elle voyait. Devait-elle fuir ? Devait-elle rester ?Elle se sentait presque hors du réel.

Un souffle de vent passa et fendit le rideaude fumée, et dans la déchirure la tragique bastille, soudainementdémasquée, se dressa visible tout entière, donjon, pont, châtelet,éblouissante, horrible, avec la magnifique dorure de l’incendie,réverbéré sur elle de haut en bas. Michelle Fléchard put tout voirdans la netteté sinistre du feu.

L’étage inférieur du château bâti sur le pontbrûlait.

Au-dessus on distinguait les deux autresétages encore intacts, mais comme portés par une corbeille deflammes. Du rebord du plateau, où était Michelle Fléchard, on envoyait vaguement l’intérieur à travers des interpositions de feu etde fumée. Toutes les fenêtres étaient ouvertes.

Par les fenêtres du second étage qui étaienttrès grandes, Michelle Fléchard apercevait, le long des murs, desarmoires qui lui semblaient pleines de livres, et, devant une descroisées, à terre, dans la pénombre, un petit groupe confus,quelque chose qui avait l’aspect indistinct et amoncelé d’un nid oud’une couvée, et qui lui faisait l’effet de remuer par moments.

Elle regardait cela.

Qu’était-ce que ce petit grouped’ombre ?

À de certains instants, il lui venait àl’esprit que cela ressemblait à des formes vivantes, elle avait lafièvre, elle n’avait pas mangé depuis le matin, elle avait marchésans relâche, elle était exténuée, elle se sentait dans une sorted’hallucination dont elle se défiait instinctivement ;pourtant ses yeux de plus en plus fixes ne pouvaient se détacher decet obscur entassement d’objets quelconques, inanimés probablement,et en apparence inertes, qui gisait là sur le parquet de cettesalle superposée à l’incendie.

Tout à coup le feu, comme s’il avait unevolonté, allongea d’en bas un de ses jets vers le grand lierre mortqui couvrait précisément cette façade que Michelle Fléchardregardait. On eût dit que la flamme venait de découvrir ce réseaude branches sèches ; une étincelle s’en empara avidement, etse mit à monter le long des sarments avec l’agilité affreuse destraînées de poudre. En un clin d’œil, la flamme atteignit le secondétage. Alors, d’en haut, elle éclaira l’intérieur du premier. Unevive lueur mit subitement en relief trois petits êtresendormis.

C’était un petit tas charmant, bras et jambesmêlés, paupières fermées, blondes têtes souriantes.

La mère reconnut ses enfants.

Elle jeta un cri effrayant.

Ce cri de l’inexprimable angoisse n’est donnéqu’aux mères. Rien n’est plus farouche et rien n’est plus touchant.Quand une femme le jette, on croit entendre une louve ; quandune louve le pousse, on croit entendre une femme.

Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement.Hécube aboya, dit Homère.

C’était ce cri que le marquis de Lantenacvenait d’entendre.

On a vu qu’il s’était arrêté.

Le marquis était entre l’issue du passage paroù Halmalo l’avait fait échapper, et le ravin. À travers lesbroussailles entre-croisées sur lui, il vit le pont en flammes, laTourgue rouge de la réverbération, et, par l’écartement de deuxbranches, il aperçut au-dessus de sa tête, de l’autre côté, sur lerebord du plateau, vis-à-vis du château brûlant et dans le pleinjour de l’incendie, une figure hagarde et lamentable, une femmepenchée sur le ravin.

C’était de cette femme qu’était venu cecri.

Cette figure, ce n’était plus MichelleFléchard, c’était Gorgone. Les misérables sont les formidables. Lapaysanne s’était transfigurée en euménide. Cette villageoisequelconque, vulgaire, ignorante, inconsciente, venait de prendrebrusquement les proportions épiques du désespoir. Les grandesdouleurs sont une dilatation gigantesque de l’âme ; cettemère, c’était la maternité ; tout ce qui résume l’humanité estsurhumain ; elle se dressait là, au bord de ce ravin, devantcet embrasement, devant ce crime, comme une puissancesépulcrale ; elle avait le cri de la bête et le geste de ladéesse ; sa face, d’où tombaient des imprécations, semblait unmasque de flamboiement. Rien de souverain comme l’éclair de sesyeux noyés de larmes ; son regard foudroyait l’incendie.

Le marquis écoutait. Cela tombait sur satête ; il entendait on ne sait quoi d’inarticulé et dedéchirant, plutôt des sanglots que des paroles.

– Ah ! mon Dieu ! mes enfants !Ce sont mes enfants ! au secours ! au feu ! aufeu ! au feu ! Mais vous êtes donc des bandits !Est-ce qu’il n’y a personne là ? Mais mes enfants vontbrûler ! Ah ! voilà une chose ! Georgette ! mesenfants ! Gros-Alain, René-Jean ! Mais qu’est-ce que celaveut dire ? Qui donc a mis mes enfants là ? Ils dorment.Je suis folle ! C’est une chose impossible. Ausecours !

Cependant un grand mouvement se faisait dansla Tourgue et sur le plateau. Tout le camp accourait autour du feuqui venait d’éclater. Les assiégeants, après avoir eu affaire à lamitraille, avaient affaire à l’incendie. Gauvain, Cimourdain,Guéchamp donnaient des ordres. Que faire ? Il y avait à peinequelques seaux d’eau à puiser dans le maigre ruisseau du ravin.L’angoisse allait croissant. Tout le rebord du plateau étaitcouvert de visages effarés qui regardaient.

Ce qu’on voyait était effroyable.

On regardait, et l’on n’y pouvait rien.

La flamme, par le lierre qui avait pris feu,avait gagné l’étage d’en haut. Là elle avait trouvé le grenierplein de paille et elle s’y était précipitée. Tout le grenierbrûlait maintenant. La flamme dansait ; la joie de la flamme,chose lugubre. Il semblait qu’un souffle scélérat attisait cebûcher. On eût dit que l’épouvantable Imânus tout entier était làchangé en tourbillon d’étincelles, vivant de la vie meurtrière dufeu, et que cette âme monstre s’était faite incendie. L’étage de labibliothèque n’était pas encore atteint, la hauteur de son plafondet l’épaisseur de ses murs retardaient l’instant où il prendraitfeu, mais cette minute fatale approchait ; il était léché parl’incendie du premier étage et caressé par celui du troisième.L’affreux baiser de la mort l’effleurait. En bas une cave de lave,en haut une voûte de braise ; qu’un trou se fît au plancher,c’était l’écroulement dans la cendre rouge ; qu’un trou se fîtau plafond, c’était l’ensevelissement sous les charbons ardents.René-Jean, Gros-Alain et Georgette ne s’étaient pas encoreréveillés, ils dormaient du sommeil profond et simple de l’enfance,et, à travers les plis de flamme et de fumée qui tour à tourcouvraient et découvraient les fenêtres, on les apercevait danscette grotte de feu, au fond d’une lueur de météore, paisibles,gracieux, immobiles, comme trois enfants-Jésus confiants endormisdans un enfer ; et un tigre eût pleuré de voir ces roses danscette fournaise et ces berceaux dans ce tombeau.

Cependant la mère se tordait lesbras :

– Au feu ! je crie au feu ! on estdonc des sourds qu’on ne vient pas ! on me brûle mesenfants ! arrivez donc, vous les hommes qui êtes là. Voilà desjours et des jours que je marche, et c’est comme ça que je lesretrouve ! Au feu ! au secours ! des anges !dire que ce sont des anges ! Qu’est-ce qu’ils ont fait, cesinnocents-là ! moi on m’a fusillée, eux on les brûle !qui est-ce donc qui fait ces choses-là ! Au secours !sauvez mes enfants ! est-ce que vous ne m’entendez pas ?une chienne, on aurait pitié d’une chienne ! Mesenfants ! mes enfants ! ils dorment ! Ah !Georgette ! je vois son petit ventre à cet amour !René-Jean ! Gros-Alain ! c’est comme cela qu’ilss’appellent. Vous voyez bien que je suis leur mère. Ce qui se passedans ce temps-ci est abominable. J’ai marché des jours et desnuits. Même que j’ai parlé ce matin à une femme. Au secours !au secours ! au feu ! On est donc des monstres !C’est une horreur ! l’aîné n’a pas cinq ans, la petite n’a pasdeux ans. Je vois leurs petites jambes nues. Ils dorment, bonnesainte Vierge ! la main du ciel me les rend et la main del’enfer me les reprend. Dire que j’ai tant marché ! Mesenfants que j’ai nourris de mon lait ! moi qui me croyaismalheureuse de ne pas les retrouver ! Ayez pitié de moi !Je veux mes enfants, il me faut mes enfants ! C’est pourtantvrai qu’ils sont là dans le feu ! Voyez mes pauvres piedscomme ils sont tout en sang. Au secours ! Ce n’est paspossible qu’il y ait des hommes sur la terre et qu’on laisse cespauvres petits mourir comme cela ! au secours ! àl’assassin ! Des choses comme on n’en voit pas de pareilles.Ah ! les brigands ! Qu’est-ce que c’est que cetteaffreuse maison-là ? On me les a volés pour me les tuer !Jésus misère ! je veux mes enfants. Oh ! je ne sais pasce que je ferais ! Je ne veux pas qu’ils meurent ! ausecours ! au secours ! au secours ! Oh ! s’ilsdevaient mourir comme cela, je tuerais Dieu !

En même temps que la supplication terrible dela mère, des voix s’élevaient sur le plateau et dans leravin :

– Une échelle !

– On n’a pas d’échelle !

– De l’eau !

– On n’a pas d’eau !

– Là-haut, dans la tour, au second étage, il ya une porte !

– Elle est en fer.

– Enfoncez-la !

– On ne peut pas.

Et la mère redoublait ses appelsdésespérés :

– Au feu ! au secours ! Maisdépêchez-vous donc ! Alors, tuez-moi ! Mes enfants !mes enfants ! Ah ! l’horrible feu ! qu’on les enôte, ou qu’on m’y jette !

Dans les intervalles de ces clameurs onentendait le pétillement tranquille de l’incendie.

Le marquis tâta sa poche et y toucha la clefde la porte de fer. Alors, se courbant sous la voûte par laquelleil s’était évadé, il rentra dans le passage d’où il venait desortir.

DE LA PORTE DE PIERRE À LA PORTE DEFER

 

Toute une armée éperdue autour d’un sauvetageimpossible ; quatre mille hommes ne pouvant secourir troisenfants ; telle était la situation.

On n’avait pas d’échelle en effet ;l’échelle envoyée de Javené n’était pas arrivée ;l’embrasement s’élargissait comme un cratère qui s’ouvre ;essayer de l’éteindre avec le ruisseau du ravin presque à sec étaitdérisoire ; autant jeter un verre d’eau sur un volcan.

Cimourdain, Guéchamp et Radoub étaientdescendus dans le ravin ; Gauvain était remonté dans la salledu deuxième étage de la Tourgue où étaient la pierre tournante,l’issue secrète et la porte de fer de la bibliothèque. C’est làqu’avait été la mèche soufrée allumée par l’Imânus ; c’étaitde là que l’incendie était parti.

Gauvain avait amené avec lui vingt sapeurs.Enfoncer la porte de fer, il n’y avait plus que cette ressource.Elle était effroyablement bien fermée.

On commença par des coups de hache. Les hachescassèrent. Un sapeur dit :

– L’acier est du verre sur ce fer-là.

La porte était en effet de fer battu, et faitede doubles lames boulonnées ayant chacune trois poucesd’épaisseur.

On prit des barres de fer et l’on essaya despesées sous la porte. Les barres de fer cassèrent.

– Comme des allumettes, dit le sapeur.

Gauvain, sombre, murmura :

– Il n’y a qu’un boulet qui ouvrirait cetteporte.

Il faudrait pouvoir monter ici une pièce decanon.

. – Et encore ! dit le sapeur.

Il y eut un moment d’accablement. Tous cesbras impuissants s’arrêtèrent. Muets, vaincus, consternés, ceshommes considéraient l’horrible porte inébranlable. Uneréverbération rouge passait par-dessous. Derrière, l’incendiecroissait.

L’affreux cadavre de l’Imânus était là,sinistre victorieux.

Encore quelques minutes peut-être, et toutallait s’effondrer.

Que faire ? Il n’y avait plusd’espérance.

Gauvain exaspéré s’écria, l’œil fixé sur lapierre tournante du mur et sur l’issue ouverte del’évasion :

– C’est pourtant par là que le marquis deLantenac s’en est allé !

– Et qu’il revient, dit une voix.

Et une tête blanche se dessina dansl’encadrement de pierre de l’issue secrète.

C’était le marquis.

Depuis bien des années Gauvain ne l’avait pasvu de si près. Il recula.

Tous ceux qui étaient là restèrent dansl’attitude où ils étaient, pétrifiés.

Le marquis avait une grosse clef à la main, ilrefoula d’un regard altier quelques-uns des sapeurs qui étaientdevant lui, marcha droit à la porte de fer, se courba sous la voûteet mit la clef dans la serrure. La serrure grinça, la portes’ouvrit, on vit un gouffre de flamme, le marquis y entra.

Il y entra d’un pied ferme, la tête haute.

Tous le suivaient des yeux, frissonnants.

À peine le marquis eut-il fait quelques pasdans la salle incendiée que le parquet miné par le feu et ébranlépar son talon s’effondra derrière lui et mit entre lui et la porteun précipice. Le marquis ne tourna pas la tête et continuad’avancer. Il disparut dans la fumée.

On ne vit plus rien.

Avait-il pu aller plus loin ? Unenouvelle fondrière de feu s’était-elle ouverte sous lui ?N’avait-il réussi qu’à se perdre lui-même ? On ne pouvait riendire. On n’avait devant soi qu’une muraille de fumée et de flamme.Le marquis était au delà, mort ou vivant.

OÙ L’ON VOIT SE RÉVEILLER LES ENFANTSQU’ON A VUS SE RENDORMIR

 

Cependant les enfants avaient fini par ouvrirles yeux.

L’incendie, qui n’était pas encore entré dansla salle de la bibliothèque, jetait au plafond un reflet rose. Lesenfants ne connaissaient pas cette espèce d’aurore-là. Ils laregardèrent. Georgette la contempla.

Toutes les splendeurs de l’incendie sedéployaient ; l’hydre noire et le dragon écarlateapparaissaient dans la fumée difforme, superbement sombre etvermeille. De longues flammèches s’envolaient au loin et rayaientl’ombre, et l’on eût dit des comètes combattantes, courant les unesaprès les autres. Le feu est une prodigalité ; les brasierssont pleins d’écrins qu’ils sèment au vent ; ce n’est pas pourrien que le charbon est identique au diamant. Il s’était fait aumur du troisième étage des crevasses par où la braise versait dansle ravin des cascades de pierreries ; les tas de paille etd’avoine qui brûlaient dans le grenier commençaient à ruisseler parles fenêtres en avalanches de poudre d’or, et les avoinesdevenaient des améthystes, et les brins de paille devenaient desescarboucles.

– Joli ! dit Georgette.

Ils s’étaient dressés tous les trois.

– Ah ! cria la mère, ils seréveillent !

René-Jean se leva, alors Gros-Alain se leva,alors Georgette se leva.

René-Jean étira ses bras, alla vers la croiséeet dit :

– J’ai chaud.

– Ai chaud, répéta Georgette.

La mère les appela.

– Mes enfants ! René ! Alain !Georgette !

Les enfants regardaient autour d’eux. Ilscherchaient à comprendre. Où les hommes sont terrifiés, les enfantssont curieux. Qui s’étonne aisément s’effraye difficilement ;l’ignorance contient de l’intrépidité. Les enfants ont si peu droità l’enfer que, s’ils le voyaient, ils l’admireraient.

La mère répéta :

– René ! Alain !Georgette !

René-Jean tourna la tête ; cette voix letira de sa distraction ; les enfants ont la mémoire courte,mais ils ont le souvenir rapide ; tout le passé est pour euxhier ; René-Jean vit sa mère, trouva cela tout simple, et,entouré comme il l’était de choses étranges, sentant un vaguebesoin d’appui, il cria :

– Maman !

– Maman ! dit Gros-Alain.

– M’man ! dit Georgette.

Et elle tendit ses petits bras.

Et la mère hurla :

– Mes enfants !

Tous les trois vinrent au bord de lafenêtre ; par bonheur, l’embrasement n’était pas de cecôté-là.

– J’ai trop chaud, dit René-Jean.

Il ajouta :

– Ça brûle.

Et il chercha des yeux sa mère.

– Viens donc, maman !

– Don, m’man, répéta Georgette.

La mère échevelée, déchirée, saignante,s’était laissé rouler de broussaille en broussaille dans le ravin.Cimourdain y était avec Guéchamp, aussi impuissants en bas queGauvain en haut. Les soldats désespérés d’être inutilesfourmillaient autour d’eux. La chaleur était insupportable,personne ne la sentait. On considérait l’escarpement du pont, lahauteur des arches, l’élévation des étages, les fenêtresinaccessibles, et la nécessité d’agir vite. Trois étages àfranchir. Nul moyen d’arriver là. Radoub, blessé, un coup de sabreà l’épaule, une oreille arrachée, ruisselant de sueur et de sang,était accouru ; il vit Michelle Fléchard. – Tiens, dit-il, lafusillée ! vous êtes donc ressuscitée ? – Mesenfants ! dit la mère. – C’est juste, répondit Radoub ;nous n’avons pas le temps de nous occuper des revenants. Et il semit à escalader le pont, essai inutile, il enfonça ses ongles dansla pierre, il grimpa quelques instants ; mais les assisesétaient lisses, pas une cassure, pas un relief, la muraille étaitaussi correctement rejointoyée qu’une muraille neuve, et Radoubretomba. L’incendie continuait, épouvantable ; on apercevait,dans l’encadrement de la croisée toute rouge, les trois têtesblondes. Radoub, alors, montra le poing au ciel, comme s’ilcherchait quelqu’un du regard, et dit : – C’est donc ça uneconduite, bon Dieu ! La mère embrassait à genoux les piles dupont en criant : Grâce !

De sourds craquements se mêlaient auxpétillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliothèquese fêlaient, et tombaient avec bruit. Il était évident que lacharpente cédait. Aucune force humaine n’y pouvait rien. Encore unmoment et tout allait s’abîmer. On n’attendait plus que lacatastrophe. On entendait les petites voix répéter :Maman ! maman ! On était au paroxysme de l’effroi.

Tout à coup, à la fenêtre voisine de celle oùétaient les enfants, sur le fond pourpre du flamboiement, une hautefigure apparut.

Toutes les têtes se levèrent, tous les yeuxdevinrent fixes. Un homme était là-haut, un homme était dans lasalle de la bibliothèque, un homme était dans la fournaise. Cettefigure se découpait en noir sur la flamme, mais elle avait descheveux blancs. On reconnut le marquis de Lantenac.

Il disparut, puis il reparut.

L’effrayant vieillard se dressa à la fenêtremaniant une énorme échelle. C’était l’échelle de sauvetage déposéedans la bibliothèque qu’il était allé chercher le long du mur etqu’il avait traînée jusqu’à la fenêtre. Il la saisit par uneextrémité, et, avec l’agilité magistrale d’un athlète, il la fitglisser hors de la croisée, sur le rebord de l’appui extérieurjusqu’au fond du ravin. Radoub, en bas, éperdu, tendit les mains,reçut l’échelle, la serra dans ses bras, et cria : – Vive laRépublique !

Le marquis répondit : – Vive leRoi !

Et Radoub grommela : – Tu peux bien criertout ce que tu voudras, et dire des bêtises si tu veux, tu es lebon Dieu.

L’échelle était posée ; la communicationétait établie entre la salle incendiée et la terre ; vingthommes accoururent, Radoub en tête, et en un clin d’œil ilss’étagèrent du haut en bas, adossés aux échelons, comme les maçonsqui montent et qui descendent des pierres. Cela fit sur l’échellede bois une échelle humaine. Radoub, au faîte de l’échelle,touchait à la fenêtre. Il était, lui, tourné vers l’incendie.

La petite armée, éparse dans les bruyères etsur les pentes, se pressait, bouleversée de toutes les émotions àla fois, sur le plateau, dans le ravin, sur la plate-forme de latour.

Le marquis disparut encore, puis reparut,apportant un enfant.

Il y eut un immense battement de mains.

C’était le premier que le marquis avait saisiau hasard. C’était Gros-Alain.

Gros-Alain criait : – J’ai peur.

Le marquis donna Gros-Alain à Radoub, qui lepassa derrière lui et au-dessous de lui à un soldat qui le passa àun autre, et, pendant que Gros-Alain, très effrayé et criant,arrivait ainsi de bras en bras jusqu’au bas de l’échelle, lemarquis, un moment absent, revint à la fenêtre avec René-Jean quirésistait et pleurait, et qui battit Radoub au moment où le marquisle passa au sergent.

Le marquis rentra dans la salle pleine deflammes. Georgette était restée seule. Il alla à elle. Elle sourit.Cet homme de granit sentit quelque chose d’humide lui venir auxyeux. Il demanda : – Comment t’appelles-tu ?

– Orgette, dit-elle.

Il la prit dans ses bras, elle souriaittoujours, et au moment où il la remettait à Radoub, cetteconscience si haute et si obscure eut l’éblouissement del’innocence, le vieillard donna à l’enfant un baiser.

– C’est la petite môme ! dirent lessoldats ; et Georgette, à son tour, descendit de bras en brasjusqu’à terre parmi des cris d’adoration. On battait des mains, ontrépignait ; les vieux grenadiers sanglotaient, et elle leursouriait.

La mère était au pied de l’échelle, haletante,insensée, ivre de tout cet inattendu, jetée sans transition del’enfer dans le paradis. L’excès de joie meurtrit le cœur à safaçon. Elle tendait les bras, elle reçut d’abord Gros-Alain,ensuite René-Jean, ensuite Georgette, elle les couvrit pêle-mêle debaisers, puis elle éclata de rire et tomba évanouie.

Un grand cri s’éleva :

– Tous sont sauvés !

Tous étaient sauvés, en effet, excepté levieillard.

Mais personne n’y songeait, pas même luipeut-être.

Il resta quelques instants rêveur au bord dela fenêtre, comme s’il voulait laisser au gouffre de flamme letemps de prendre un parti. Puis sans se hâter, lentement,fièrement, il enjamba l’appui de la croisée, et, sans se retourner,droit, debout, adossé aux échelons, ayant derrière lui l’incendie,faisant face au précipice, il se mit à descendre l’échelle ensilence avec une majesté de fantôme. Ceux qui étaient sur l’échellese précipitèrent en bas, tous les assistants tressaillirent, il sefit autour de cet homme qui arrivait d’en haut un recul d’horreursacré comme autour d’une vision. Lui, cependant, s’enfonçaitgravement dans l’ombre qu’il avait devant lui ; pendant qu’ilsreculaient, il s’approchait d’eux ; sa pâleur de marbren’avait pas un pli, son regard de spectre n’avait pas unéclair ; à chaque pas qu’il faisait vers ces hommes dont lesprunelles effarées se fixaient sur lui dans les ténèbres, ilsemblait plus grand, l’échelle tremblait et sonnait sous son piedlugubre, et l’on eût dit la statue du commandeur redescendant dansle sépulcre.

Quand le marquis fut en bas, quand il eutatteint le dernier échelon et posé son pied à terre, une mains’abattit sur son collet. Il se retourna.

– Je t’arrête, dit Cimourdain.

– Je t’approuve, dit Lantenac.

LIVRE VI – C’EST APRÈS LA VICTOIRE QU’ALIEU LE COMBAT

LANTENAC PRIS

 

C’était dans le sépulcre en effet que lemarquis était redescendu.

On l’emmena.

La crypte-oubliette du rez-de-chaussée de laTourgue fut immédiatement rouverte sous l’œil sévère deCimourdain ; on y mit une lampe, une cruche d’eau et un painde soldat, on y jeta une botte de paille, et, moins d’un quartd’heure après la minute où la main du prêtre avait saisi lemarquis, la porte du cachot se refermait sur Lantenac.

Cela fait, Cimourdain alla trouverGauvain ; en ce moment-là l’église lointaine de Parignésonnait onze heures du soir ; Cimourdain dit àGauvain :

– Je vais convoquer la cour martiale, tu n’enseras pas. Tu es Gauvain et Lantenac est Gauvain. Tu es trop procheparent pour être juge, et je blâme Égalité d’avoir jugé Capet. Lacour martiale sera composée de trois juges, un officier, lecapitaine Guéchamp, un sous-officier, le sergent Radoub, et moi,qui présiderai. Rien de tout cela ne te regarde plus. Nous nousconformerons au décret de la Convention ; nous nous borneronsà constater l’identité du ci-devant marquis de Lantenac. Demain lacour martiale, après-demain la guillotine. La Vendée est morte.

Gauvain ne répliqua pas une parole, etCimourdain, préoccupé de la chose suprême qui lui restait à faire,le quitta. Cimourdain avait des heures à désigner et desemplacements à choisir. Il avait comme Lequinio à Granville, commeTallien à Bordeaux, comme Châlier à Lyon, comme Saint-Just àStrasbourg, l’habitude, réputée de bon exemple, d’assister de sapersonne aux exécutions ; le juge venant voir travailler lebourreau ; usage emprunté par la Terreur de 93 aux parlementsde France et à l’inquisition d’Espagne.

Gauvain aussi était préoccupé.

Un vent froid soufflait de la forêt. Gauvain,laissant Guéchamp donner les ordres nécessaires, alla à sa tentequi était dans le pré de la lisière du bois, au pied de la Tourgue,et y prit son manteau à capuchon, dont il s’enveloppa. Ce manteauétait bordé de ce simple galon qui, selon la mode républicaine,sobre d’ornements, désignait le commandant en chef. Il se mit àmarcher dans ce pré sanglant où l’assaut avait commencé. Il étaitlà seul. L’incendie continuait, désormais dédaigné ; Radoubétait près des enfants et de la mère, presque aussi maternelqu’elle ; le châtelet du pont achevait de brûler, les sapeursfaisaient la part du feu, on creusait des fosses, on enterrait lesmorts, on pansait les blessés, on avait démoli la retirade, ondésencombrait de cadavres les chambres et les escaliers, onnettoyait le lieu du carnage, on balayait le tas d’ordures terriblede la victoire, les soldats faisaient, avec la rapidité militaire,ce qu’on pourrait appeler le ménage de la bataille finie. Gauvainne voyait rien de tout cela.

À peine jetait-il un regard, à travers sarêverie, au poste de la brèche doublé sur l’ordre deCimourdain.

Cette brèche, il la distinguait dansl’obscurité, à environ deux cents pas du coin de la prairie où ils’était comme réfugié. Il voyait cette ouverture noire. C’était parlà que l’attaque avait commencé, il y avait trois heures decela ; c’était par là que lui Gauvain avait pénétré dans latour ; c’était là le rez-de-chaussée où était laretirade ; c’était dans ce rez-de-chaussée que s’ouvrait laporte du cachot où était le marquis. Ce poste de la brèche gardaitce cachot.

En même temps que son regard apercevaitvaguement cette brèche, son oreille entendait confusément revenir,comme un glas qui tinte, ces paroles : Demain la courmartiale, après-demain la guillotine.

L’incendie, qu’on avait isolé et sur lequelles sapeurs lançaient toute l’eau qu’on avait pu se procurer, nes’éteignait pas sans résistance et jetait des flammesintermittentes ; on entendait par instants craquer lesplafonds et se précipiter l’un sur l’autre les étagescroulants ; alors des tourbillons d’étincelles s’envolaientcomme d’une torche secouée, une clarté d’éclair faisait visiblel’extrême horizon, et l’ombre de la Tourgue, subitementgigantesque, s’allongeait jusqu’à la forêt.

Gauvain allait et venait à pas lents danscette ombre et devant la brèche de l’assaut. Par moments ilcroisait ses deux mains derrière sa tête recouverte de son capuchonde guerre. Il songeait.

GAUVAIN PENSIF

 

Sa rêverie était insondable.

Un changement à vue inouï venait de sefaire.

Le marquis de Lantenac s’étaittransfiguré.

Gauvain avait été témoin de cettetransfiguration.

Jamais il n’aurait cru que de telles chosespussent résulter d’une complication d’incidents, quels qu’ilsfussent. Jamais il n’aurait, même en rêve, imaginé qu’il pûtarriver rien de pareil.

L’imprévu, cet on ne sait quoi de hautain quijoue avec l’homme, avait saisi Gauvain et le tenait.

Gauvain avait devant lui l’impossible devenuréel, visible, palpable, inévitable, inexorable.

Que pensait-il de cela, lui,Gauvain ?

Il ne s’agissait pas de tergiverser ; ilfallait conclure.

Une question lui était posée ; il nepouvait prendre la fuite devant elle.

Posée par qui ?

Par les événements.

Et pas seulement par les événements.

Car lorsque les événements, qui sontvariables, nous font une question, la justice, qui est immuable,nous somme de répondre.

Derrière le nuage, qui nous jette son ombre,il y a l’étoile, qui nous jette sa clarté.

Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à laclarté qu’à l’ombre.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu’un.

Devant quelqu’un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Sesrésolutions les plus solides, ses promesses les plus fermementfaites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelaitdans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d’âme.

Plus il réfléchissait à ce qu’il venait devoir, plus il était bouleversé.

Gauvain, républicain, croyait être, et était,dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y al’absolu humain.

Ce qui se passait ne pouvait être éludé ;le fait était grave ; Gauvain faisait partie de ce fait ;il en était, il ne pouvait s’en retirer ; et, bien queCimourdain lui eût dit : – « Cela ne te regarde plus, » –il sentait en lui quelque chose comme ce qu’éprouve l’arbre aumoment où on l’arrache de sa racine.

Tout homme a une base ; un ébranlement àcette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait cetrouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, commepour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situationn’était pas facile ; rien de plus malaisé ; il avaitdevant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire letotal ; faire l’addition de la destinée, quel vertige !il l’essayait ; il tâchait de se rendre compte ; ils’efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistancesqu’il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n’est-il pas arrivé de se faire unrapport, et de s’interroger, dans une circonstance suprême, surl’itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pourreculer ?

Gauvain venait d’assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il yavait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d’être vaincu.

Étant donné l’homme avec tout ce qui estmauvais en lui, la violence, l’erreur, l’aveuglement, l’opiniâtretémalsaine, l’orgueil, l’égoïsme, Gauvain venait de voir unmiracle.

La victoire de l’humanité sur l’homme.

L’humanité avait vaincu l’inhumain.

Et par quel moyen ? de quellefaçon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et dehaine ? quelles armes avait-elle employées ? quellemachine de guerre ? le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain.En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes lesinimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur etle plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute saflamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes oùtout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne saitplus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai ;brusquement, l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venaitde faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurshumaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et lerelatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout àcoup apparu.

Subitement la force des faibles étaitintervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés,inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants,ayant contre eux la guerre civile, le talion, l’affreuse logiquedes représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage,la rancune, toutes les gorgones, triompher ; on avait vul’avortement et la défaite d’un infâme incendie, chargé decommettre un crime ; on avait vu les préméditations atrocesdéconcertées et déjouées ; on avait vu l’antique férocitéféodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience desnécessités de la guerre, la raison d’État, tous les arrogantspartis pris de la vieillesse farouche, s’évanouir devant le bleuregard de ceux qui n’ont pas vécu ; et c’est tout simple, carcelui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est lajustice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immensesanges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile ; conseil ;leçon ; les combattants frénétiques de la guerre sans merciavaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous lesattentats, de tous les fanatismes, de l’assassinat, de la vengeanceattisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main,au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cettetoute-puissance, l’innocence.

Et l’innocence avait vaincu.

Et l’on pouvait dire : Non, la guerrecivile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existepas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas ; pourdissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n’avait étéplus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène uneconscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné etplus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l’homme !

Nous sommes livrés à ces dieux, à cesmonstres, à ces géants, nos pensées.

Souvent ces belligérants terribles foulent auxpieds notre âme.

Gauvain méditait.

Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué,condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque,comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu saprison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu,était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d’échapper. Ilavait réussi ce chef-d’œuvre, le plus difficile de tous dans unetelle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pours’y retrancher, du pays pour y combattre, de l’ombre pour ydisparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant,l’errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommessouterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, maisLantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, lacourse illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Ilétait insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait étépris au piège, et il en était sorti.

Eh bien, il y était rentré.

Le marquis de Lantenac avait, volontairement,spontanément, de sa pleine préférence, quitté la forêt, l’ombre, lasécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril,intrépidement, une première fois, Gauvain l’avait vu, en seprécipitant dans l’incendie au risque de s’y engouffrer, unedeuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à sesennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pourlui échelle de perdition.

Et pourquoi avait-il fait cela ?

Pour sauver trois enfants.

Et maintenant qu’allait-on en faire de cethomme ?

Le guillotiner.

Ainsi, cet homme, pour trois enfants, lessiens ? non ; de sa famille ? non ; de sacaste ? non ; pour trois petits pauvres, les premiersvenus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, desva-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé,délivré, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, avait toutrisqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement,en même temps qu’il rendait les enfants, il avait apporté sa tête,et cette tête, jusqu’alors terrible, maintenant auguste, il l’avaitofferte.

Et qu’allait-on faire ?

L’accepter.

Le marquis de Lantenac avait eu le choix entrela vie d’autrui et la sienne ; dans cette option superbe, ilavait choisi sa mort.

Et on allait la lui accorder.

On allait le tuer.

Quel salaire de l’héroïsme !

Répondre à un acte généreux par un actesauvage ! Donner ce dessous à la révolution ! Quelrapetissement pour la république !

Tandis que l’homme des préjugés et desservitudes, subitement transformé, rentrait dans l’humanité, eux,les hommes de la délivrance et de l’affranchissement, ilsresteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans lefratricide !

Et la haute loi divine de pardon,d’abnégation, de rédemption, de sacrifice, existerait pour lescombattants de l’erreur, et n’existerait pas pour les soldats de lavérité !

Quoi ! ne pas lutter demagnanimité ! se résigner à cette défaite, étant les plusforts, d’être les plus faibles, étant les victorieux, d’être lesmeurtriers, et de faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie,ceux qui sauvent les enfants, et du côté de la république, ceux quituent les vieillards !

On verrait ce grand soldat, cet octogénairepuissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi enpleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore aufront la sueur d’un dévouement grandiose, monter les marches del’échafaud comme on monte les degrés d’une apothéose ! Et l’onmettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraientsuppliantes les trois âmes des petits anges sauvés ! et,devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait lesourire sur la face de cet homme, et sur la face de la républiquela rougeur !

Et cela s’accomplirait en présence de Gauvain,chef !

Et pouvant l’empêcher, ils’abstiendrait ! Et il se contenterait de ce congé altier, –cela ne te regarde plus ! – Et il ne se dirait pointqu’en pareil cas, abdication, c’est complicité ! Et il nes’apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui quifait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire,étant le lâche !

Mais cette mort, ne l’avait-il paspromise ? lui, Gauvain, l’homme clément, n’avait-il pasdéclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu’illivrerait Lantenac à Cimourdain ?

Cette tête, il la devait. Eh bien, il lapayait. Voilà tout.

Mais était-ce bien la même tête ?

Jusqu’ici Gauvain n’avait vu dans Lantenac quele combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, lemassacreur de prisonniers, l’assassin déchaîné par la guerre,l’homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ceproscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouveraitimplacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé etlugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui quitue, on était dans la ligne droite de l’horreur. Inopinément, cetteligne droite s’était rompue, un tournant imprévu révélait unhorizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenacinattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plusqu’un héros, un homme. Plus qu’une âme, un cœur. Ce n’était plus untueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain étaitterrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de lefrapper d’un coup de foudre de bonté.

Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pasGauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sanscontre-coup ! L’homme du passé irait en avant, et l’homme del’avenir en arrière ! L’homme des barbaries et dessuperstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, etregarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit,l’homme de l’idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans lavieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublimecourir les aventures !

Autre chose encore.

Et la famille !

Ce sang qu’il allait répandre, – car lelaisser verser, c’est le verser soi-même, – est-ce que ce n’étaitpas son sang, à lui Gauvain ? Son grand-père était mort, maisson grand-oncle vivait ; et ce grand-oncle, c’était le marquisde Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans letombeau ne se dresserait pas pour empêcher l’autre d’yentrer ? Est-ce qu’il n’ordonnerait pas à son petit-fils derespecter désormais cette couronne de cheveux blancs, sœur de sapropre auréole ? Est-ce qu’il n’y avait pas là, entre Gauvainet Lantenac, le regard indigné d’un spectre ?

Est-ce donc que la révolution avait pour butde dénaturer l’homme ? Est-ce pour briser la famille, est-cepour étouffer l’humanité, qu’elle était faite ? Loin de là.C’est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier,que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c’est délivrerl’humanité ; abolir la féodalité, c’est fonder la famille.L’auteur étant le point de départ de l’autorité, et l’autoritéétant incluse dans l’auteur, il n’y a point d’autre autorité que lapaternité ; de là la légitimité de la reine-abeille qui créeson peuple, et qui, étant mère, est reine ; de là l’absurditédu roi-homme, qui, n’étant pas le père, ne peut être lemaître ; de là la suppression du roi ; de là larépublique. Qu’est-ce que tout cela ? C’est la famille, c’estl’humanité, c’est la révolution. La révolution, c’est l’avènementdes peuples ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.

Il s’agissait de savoir si, quand Lantenacvenait de rentrer dans l’humanité, Gauvain, allait, lui, rentrerdans la famille.

Il s’agissait de savoir si l’oncle et le neveuallaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à unprogrès de l’oncle répondrait un recul du neveu.

La question, dans ce débat pathétique deGauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et lasolution semblait se dégager d’elle-même : sauverLantenac.

Oui, mais la France ?

Ici le vertigineux problème changeait de facebrusquement.

Quoi ! la France était aux abois !la France était livrée, ouverte, démantelée ! elle n’avaitplus de fossé, l’Allemagne passait le Rhin ; elle n’avait plusde muraille, l’Italie enjambait les Alpes et l’Espagne lesPyrénées. Il lui restait le grand abîme, l’Océan. Elle avait pourelle le gouffre. Elle pouvait s’y adosser, et, géante, appuyée àtoute la mer, combattre toute la terre. Situation, après tout,inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. CetOcéan n’était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l’Angleterre.L’Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, unhomme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main,un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, auxpirates : venez ! un homme allait crier :Angleterre, prends la France ! Et cet homme était le marquisde Lantenac.

Cet homme, on le tenait. Après trois mois dechasse, de poursuite, d’acharnement, on l’avait enfin saisi. Lamain de la révolution venait de s’abattre sur le maudit ; lepoing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste aucollet ; par un de ces effets de la préméditation mystérieusequi se mêle d’en haut aux choses humaines, c’était dans son proprecachot de famille que ce parricide attendait maintenant sonchâtiment ; l’homme féodal était dans l’oublietteféodale ; les pierres de son château se dressaient contre luiet se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays étaitlivré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela ;l’heure juste avait sonné ; la révolution avait faitprisonnier cet ennemi public ; il ne pouvait plus combattre,il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire ; danscette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seulcerveau ; lui fini, la guerre civile était finie ; onl’avait ; dénouement tragique et heureux ; après tant demassacres et de carnages, il était là, l’homme qui avait tué, etc’était son tour de mourir.

Et il se trouverait quelqu’un pour lesauver !

Cimourdain, c’est-à-dire 93, tenait Lantenac,c’est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu’un pour ôterde cette serre de bronze cette proie ! Lantenac, l’homme enqui se concentrait cette gerbe de fléaux qu’on nomme le passé, lemarquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelles’était refermée sur lui, et quelqu’un viendrait, du dehors, tirerle verrou ! ce malfaiteur social était mort, et avec lui larévolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu’un leressusciterait !

Oh ! comme cette tête de mortrirait !

Comme ce spectre dirait : c’est bon, mevoilà vivant, imbéciles !

Comme il se remettrait à son œuvrehideuse ! comme Lantenac se replongerait, implacable etjoyeux, dans le gouffre de haine et de guerre ! comme onreverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniersmassacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées !

Et après tout, cette action qui fascinaitGauvain, Gauvain ne se l’exagérait-il pas ?

Trois enfants étaient perdus ; Lantenacles avait sauvés.

Mais qui donc les avait perdus ?

N’était-ce pas Lantenac ?

Qui avait mis ces berceaux dans cetincendie ?

N’était-ce pas l’Imânus ?

Qu’était-ce que l’Imânus ?

Le lieutenant du marquis.

Le responsable, c’est le chef.

Donc l’incendiaire et l’assassin, c’étaitLantenac.

Qu’avait-il donc fait de siadmirable ?

Il n’avait point persisté, rien de plus.

Après avoir construit le crime, il avaitreculé devant. Il s’était fait horreur à lui-même. Le cri de lamère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sortede dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, mêmeles plus fatales. À ce cri, il était revenu sur ses pas. De la nuitoù il s’enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoirfait le crime, il l’avait défait. Tout son mérite était ceci :n’avoir pas été un monstre jusqu’au bout.

Et pour si peu, lui rendre tout ! luirendre l’espace, les champs, les plaines, l’air, le jour, luirendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre laliberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dontil userait pour la mort !

Quant à essayer de s’entendre avec lui, quantà vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sadélivrance sous condition, quant à lui demander s’il consentirait,moyennant la vie sauve, à s’abstenir désormais de toute hostilitéet de toute révolte ; quelle faute ce serait qu’une telleoffre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on seheurterait, comme il souffletterait la question par laréponse ! comme il dirait : Gardez les hontes pour vous.Tuez-moi !

Rien à faire en effet avec cet homme, que letuer ou le délivrer. Cet homme était à pic. Il était toujours prêtà s’envoler ou à se sacrifier ; il était à lui-même son aigleet son précipice. Âme étrange.

Le tuer ? quelle anxiété ! ledélivrer ? quelle responsabilité !

Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avecla Vendée comme avec l’hydre tant que la tête n’est pas coupée. Enun clin d’œil, et avec une course de météore, toute la flamme,éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenacne se reposerait pas tant qu’il n’aurait point réalisé ce planexécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur larépublique et l’Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c’étaitsacrifier la France ; la vie de Lantenac, c’était la mortd’une foule d’êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris parla guerre domestique ; c’était le débarquement des Anglais, lerecul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, laBretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, aumilieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en senscontraires, voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poserdevant lui ce problème : la mise en liberté du tigre.

Et puis, la question reparaissait sous sonpremier aspect ; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autrechose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait :Lantenac, était-ce donc le tigre ?

Peut-être l’avait-il été ; maisl’était-il encore ? Gauvain subissait ces spiralesvertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la penséepareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-onnier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, sondésintéressement superbe ? Quoi ! en présence de toutesles gueules de la guerre civile ouvertes, attesterl’humanité ! quoi ! dans le conflit des véritésinférieures, apporter la vérité supérieure ! quoi !prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions,au-dessus des questions terrestres, il y a l’immenseattendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles parles forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sontsauvés, la paternité due à tous les enfants par tous lesvieillards ! Prouver ces choses magnifiques, et les prouverpar le don de sa tête ! quoi, être un général et renoncer à lastratégie, à la bataille, à la revanche ! quoi, être unroyaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi deFrance, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois àrétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre, troispetits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptreet les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids detrois innocences ! quoi ! tout cela ne serait rien !quoi ! celui qui a fait cela resterait le tigre et devraitêtre traité en bête fauve ! non ! non ! non !ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de laclarté d’une action divine le précipice des guerres civiles !le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernalSatan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était rachetéde toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; en seperdant matériellement il s’était sauvé moralement ; ils’était refait innocent ; il avait signé sa propre grâce.Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas ?Désormais il était vénérable.

Lantenac venait d’être extraordinaire. C’étaitmaintenant le tour de Gauvain.

Gauvain était chargé de lui donner laréplique.

La lutte des passions bonnes et des passionsmauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos ;Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité ;c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.

Qu’allait-il faire ?

Gauvain allait-il tromper la confiance deDieu ?

Non. Et il balbutiait en lui-même : –Sauvons Lantenac.

Alors c’est bien. Va, fais les affaires desAnglais. Déserte. Passe à l’ennemi. Sauve Lantenac et trahis laFrance.

Et il frémissait.

Ta solution n’en est pas une, ô songeur !– Gauvain voyait dans l’ombre le sinistre sourire du sphinx.

Cette situation était une sorte de carrefourredoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et seconfronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmesde l’homme, l’humanité, la famille, la patrie.

Chacune de ces voix prenait à son tour laparole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir ?chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et dejustice, et disait : Fais cela. Était-ce cela qu’il fallaitfaire ? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose ; lesentiment en disait une autre ; les deux conseils étaientcontraires. Le raisonnement n’est que la raison ; le sentimentest souvent la conscience ; l’un vient de l’homme, l’autre deplus haut.

C’est ce qui fait que le sentiment a moins declarté et plus de puissance.

Quelle force pourtant dans la raisonsévère !

Gauvain hésitait.

Perplexités farouches.

Deux abîmes s’ouvraient devant Gauvain. Perdrele marquis ? ou le sauver ? Il fallait se précipiter dansl’un ou dans l’autre.

Lequel de ces deux gouffres était ledevoir ?

LE CAPUCHON DU CHEF

 

C’est au devoir en effet qu’on avaitaffaire.

Le devoir se dressait ; sinistre devantCimourdain, formidable devant Gauvain.

Simple devant l’un ; multiple, divers,tortueux, devant l’autre. Minuit sonna, puis une heure dumatin.

Gauvain s’était, sans s’en apercevoir,insensiblement rapproché de l’entrée de la brèche.

L’incendie ne jetait plus qu’une réverbérationdiffuse et s’éteignait.

Le plateau, de l’autre côté de la tour, enavait le reflet, et devenait visible par instants, puiss’éclipsait, quand la fumée couvrait le feu. Cette lueur, ravivéepar soubresauts et coupée d’obscurités subites, disproportionnaitles objets et donnait aux sentinelles du camp des aspects delarves. Gauvain, à travers sa méditation, considérait vaguement ceseffacements de la fumée par le flamboiement et du flamboiement parla fumée. Ces apparitions et ces disparitions de la clarté devantses yeux avaient on ne sait quelle analogie avec les apparitions etles disparitions de la vérité dans son esprit.

Soudain, entre deux tourbillons de fumée uneflammèche envolée du brasier décroissant éclaira vivement le sommetdu plateau et y fit saillir la silhouette vermeille d’unecharrette. Gauvain regarda cette charrette ; elle étaitentourée de cavaliers qui avaient des chapeaux de gendarme. Il luisembla que c’était la charrette que la longue-vue de Guéchamp luiavait fait voir à l’horizon, quelques heures auparavant, au momentoù le soleil se couchait. Des hommes étaient sur la charrette etavaient l’air occupés à la décharger. Ce qu’ils retiraient de lacharrette paraissait pesant, et rendait par moments un son deferraille ; il eût été difficile de dire ce que c’était ;cela ressemblait à des charpentes ; deux d’entre euxdescendirent et posèrent à terre une caisse qui, à en juger par saforme, devait contenir un objet triangulaire. La flammèches’éteignit, tout rentra dans les ténèbres ; Gauvain, l’œilfixe, demeura pensif devant ce qu’il y avait là dansl’obscurité.

Des lanternes s’étaient allumées, on allait etvenait sur le plateau, mais les formes qui se mouvaient étaientconfuses, et d’ailleurs Gauvain d’en bas, et de l’autre côté duravin, ne pouvait voir que ce qui était tout à fait sur le bord duplateau.

Des voix parlaient, mais on ne percevait pasles paroles. Çà et là, des chocs sonnaient sur du bois. Onentendait aussi on ne sait quel grincement métallique pareil aubruit d’une faulx qu’on aiguise.

Deux heures sonnèrent.

Gauvain lentement, et comme quelqu’un quiferait volontiers deux pas en avant et trois pas en arrière, sedirigea vers la brèche. À son approche, reconnaissant dans lapénombre le manteau et le capuchon galonné du commandant, lasentinelle présenta les armes. Gauvain pénétra dans la salle durez-de-chaussée, transformée en corps de garde. Une lanterne étaitpendue à la voûte. Elle éclairait juste assez pour qu’on pûttraverser la salle sans marcher sur les hommes du poste, gisant àterre sur de la paille, et la plupart endormis.

Ils étaient couchés là ; ils s’y étaientbattus quelques heures auparavant ; la mitraille, éparse souseux en grains de fer et de plomb, et mal balayée, les gênait un peupour dormir ; mais ils étaient fatigués, et ils se reposaient.Cette salle avait été le lieu horrible ; là on avaitattaqué ; là on avait rugi, hurlé, grincé, frappé, tué,expiré ; beaucoup des leurs étaient tombés morts sur ce pavéoù ils se couchaient assoupis ; cette paille qui servait àleur sommeil buvait le sang de leurs camarades ; maintenantc’était fini, le sang était étanché, les sabres étaient essuyés,les morts étaient morts ; eux ils dormaient paisibles. Telleest la guerre. Et puis, demain, tout le monde aura le mêmesommeil.

À l’entrée de Gauvain, quelques-uns de ceshommes assoupis se levèrent, entre autres l’officier qui commandaitle poste. Gauvain lui désigna la porte du cachot :

– Ouvrez-moi, dit-il.

Les verrous furent tirés, la portes’ouvrit.

Gauvain entra dans le cachot.

La porte se referma derrière lui.

LIVRE VI – FÉODALITÉ ET RÉVOLUTION

L’ANCÊTRE

 

Une lampe était posée sur la dalle de laCrypte, à côté du soupirail carré de l’oubliette.

On apercevait aussi sur la dalle la cruchepleine d’eau, le pain de munition et la botte de paille. La crypteétant taillée dans le roc, le prisonnier qui eût eu la fantaisie demettre le feu à la paille eût perdu sa peine ; aucun risqued’incendie pour la prison, certitude d’asphyxie pour leprisonnier.

À l’instant où la porte tourna sur ses gonds,le marquis marchait dans son cachot ; va-et-vient machinalpropre à tous les fauves mis en cage.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant puis ense refermant, il leva la tête, et la lampe qui était à terre entreGauvain et le marquis éclaira ces deux hommes en plein visage.

Ils se regardèrent, et ce regard était telqu’il les fit tous deux immobiles.

Le marquis éclata de rire ets’écria :

– Bonjour, monsieur. Voilà pas mal d’annéesque je n’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faitesla grâce de venir me voir. Je vous remercie. Je ne demande pasmieux que de causer un peu. Je commençais à m’ennuyer. Vos amisperdent le temps, des constatations d’identité, des coursmartiales, c’est long toutes ces manières-là. J’irais plus vite enbesogne. Je suis ici chez moi. Donnez-vous la peine d’entrer. Ehbien, qu’est-ce que vous dites de tout ce qui se passe ? C’estoriginal, n’est-ce pas ? Il y avait une fois un roi et unereine ; le roi, c’était le roi ; la reine, c’était laFrance. On a tranché la tête au roi et marié la reine àRobespierre ; ce monsieur et cette dame ont eu une fille qu’onnomme la guillotine, et avec laquelle il paraît que je feraiconnaissance demain matin. J’en serai charmé. Comme de vous voir.Venez-vous pour cela ? Avez-vous monté en grade ?Seriez-vous le bourreau ? Si c’est une simple visite d’amitié,j’en suis touché. Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-être plusce que c’est qu’un gentilhomme. Eh bien, en voilà un, c’est moi.Regardez ça. C’est curieux ; ça croit en Dieu, ça croit à latradition, ça croit à la famille, ça croit à ses aïeux, ça croit àl’exemple de son père, à la fidélité, à la loyauté, au devoirenvers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à lajustice ; et ça vous ferait fusiller avec plaisir. Ayez, jevous prie, la bonté de vous asseoir. Sur le pavé, c’est vrai ;car il n’y a pas de fauteuil dans ce salon ; mais qui vit dansla boue peut s’asseoir par terre. Je ne dis pas cela pour vousoffenser, car ce que nous appelons la boue, vous l’appelez lanation. Vous n’exigez sans doute pas que je crie Liberté, Égalité,Fraternité ? Ceci est une ancienne chambre de ma maison ;jadis les seigneurs y mettaient les manants ; maintenant lesmanants y mettent les seigneurs. Ces niaiseries-là se nomment unerévolution. Il paraît qu’on me coupera le cou d’ici à trente-sixheures. Je n’y vois pas d’inconvénient. Par exemple, si l’on étaitpoli, on m’aurait envoyé ma tabatière, qui est là-haut dans lachambre des miroirs, où vous avez joué tout enfant et où je vous aifait sauter sur mes genoux. Monsieur, je vais vous apprendre unechose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez dusang noble dans les veines, pardieu, le même sang que le mien, etce sang qui fait de moi un homme d’honneur fait de vous ungueusard. Telles sont les particularités. Vous me direz que cen’est pas votre faute. Ni la mienne. Parbleu, on est un malfaiteursans le savoir. Cela tient à l’air qu’on respire ; dans destemps comme les nôtres, on n’est pas responsable de ce qu’on fait,la révolution est coquine pour tout le monde ; et tous vosgrands criminels sont de grands innocents. Quelles buses ! Àcommencer par vous. Souffrez que je vous admire. Oui, j’admire ungarçon tel que vous, qui, homme de qualité, bien situé dans l’État,ayant un grand sang à répandre pour les grandes causes, vicomte decette Tour-Gauvain, prince de Bretagne, pouvant être duc par droitet pair de France par héritage, ce qui est à peu près tout ce quepeut désirer ici-bas un homme de bon sens, s’amuse, étant ce qu’ilest, à être ce que vous êtes, si bien qu’il fait à ses ennemisl’effet d’un scélérat et à ses amis l’effet d’un imbécile. Àpropos, faites mes compliments à monsieur l’abbé Cimourdain.

Le marquis parlait à son aise, paisiblement,sans rien souligner, avec sa voix de bonne compagnie, avec son œilclair et tranquille, les deux mains dans ses goussets. Ils’interrompit, respira longuement, et reprit :

– Je ne vous cache pas que j’ai fait ce quej’ai pu pour vous tuer. Tel que vous me voyez, j’ai trois fois,moi-même, en personne, pointé un canon sur vous. Procédédiscourtois, je l’avoue ; mais ce serait faire fond sur unemauvaise maxime que de s’imaginer qu’en guerre l’ennemi cherche ànous être agréable. Car nous sommes en guerre, monsieur mon neveu.Tout est à feu et à sang. C’est pourtant vrai qu’on a tué le roi.Joli siècle.

Il s’arrêta encore, puis poursuivit :

– Quand on pense que rien de tout cela neserait arrivé si l’on avait pendu Voltaire et mis Rousseau auxgalères ! Ah ! les gens d’esprit, quel fléau ! Ahçà, qu’est-ce que vous lui reprochez, à cette monarchie ?c’est vrai, on envoyait l’abbé Pucelle à son abbaye de Corbigny, enlui laissant le choix de la voiture et tout le temps qu’il voudraitpour faire le chemin, et quant à votre monsieur Titon, qui avaitété, s’il vous plaît, un fort débauché, et qui allait chez lesfilles avant d’aller aux miracles du diacre Pâris, on letransférait du château de Vincennes au château de Ham en Picardie,qui est, j’en conviens, un assez vilain endroit. Voilà lesgriefs ; je m’en souviens ; j’ai crié aussi dans montemps ; j’ai été aussi bête que vous.

Le marquis tâta sa poche comme s’il ycherchait sa tabatière, et continua :

– Mais pas aussi méchant. On parlait pourparler. Il y avait aussi la mutinerie des enquêtes et des requêtes,et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brûlé lesécrits au lieu de brûler les auteurs, les cabales de la cour s’ensont mêlées ; il y a eu tous ces benêts, Turgot, Quesnay,Malesherbes, les physiocrates, et cætera, et le grabuge a commencé.Tout est venu des écrivailleurs et des rimailleurs.L’Encyclopédie ! Diderot ! d’Alembert ! Ah !les méchants bélîtres ! Un homme bien né comme ce roi dePrusse, avoir donné là dedans ! Moi, j’eusse supprimé tous lesgratteurs de papier. Ah ! nous étions des justiciers, nousautres. On peut voir ici sur le mur la marque des rouesd’écartèlement. Nous ne plaisantions pas. Non, non, pointd’écrivassiers ! Tant qu’il y aura des Arouet, il y aura desMarat. Tant qu’il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aurades gredins qui assassinent ; tant qu’il y aura de l’encre, ily aura de la noirceur ; tant que la patte de l’homme tiendrala plume de l’oie, les sottises frivoles engendreront les sottisesatroces. Les livres font les crimes. Le mot chimère a deux sens, ilsignifie rêve, et il signifie monstre. Comme on se paye debillevesées ! Qu’est-ce que vous nous chantez avec vosdroits ? Droits de l’homme ! droits du peuple ! Celaest-il assez creux, assez stupide, assez imaginaire, assez vide desens ! Moi, quand je dis : Havoise, sœur de Conan II,apporta le comté de Bretagne à Hoël, comte de Nantes et deCornouailles, qui laissa le trône à Alain Fergant, oncle de Berthe,qui épousa Alain le Noir, seigneur de la Roche-sur-Yon, et en eutConan le Petit, aïeul de Guy ou Gauvain de Thouars, notre ancêtre,je dis une chose claire, et voilà un droit. Mais vos drôles, vosmarauds, vos croquants, qu’appellent-ils leurs droits ? Ledéicide et le régicide. Si ce n’est pas hideux ! Ah ! lesmaroufles ! J’en suis fâché pour vous, monsieur ; maisvous êtes de ce fier sang de Bretagne ; vous et moi, nousavons Gauvain de Thouars pour grand-père ; nous avons encorepour aïeul ce grand duc de Montbazon qui fut pair de France ethonoré du collier des ordres, qui attaqua le faubourg de Tours etfut blessé au combat d’Arques, et qui mourut grand-veneur de Franceen sa maison de Couzières en Touraine, âgé de quatre-vingt-six ans.Je pourrais vous parler encore du duc de Laudunois, fils de la damede la Garnache, de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, et deHenri de Lenoncourt, et de Françoise de Laval-Boisdauphin. Mais àquoi bon ? Monsieur a l’honneur d’être un idiot, et il tient àêtre l’égal de mon palefrenier. Sachez ceci, j’étais déjà un vieilhomme que vous étiez encore un marmot. Je vous ai mouché, morveux,et je vous moucherais encore. En grandissant, vous avez trouvémoyen de vous rapetisser. Depuis que nous ne nous sommes vus, noussommes allés chacun de notre côté, moi du côté de l’honnêteté, vousdu côté opposé. Ah ! je ne sais pas comment tout celafinira ; mais messieurs vos amis sont de fiers misérables.Ah ! oui, c’est beau, j’en tombe d’accord, les progrès sontsuperbes, on a supprimé dans l’armée la peine de la chopine d’eauinfligée trois jours consécutifs au soldat ivrogne ; on a lemaximum, la Convention, l’évêque Gobel, monsieur Chaumette etmonsieur Hébert, et l’on extermine en masse tout le passé, depuisla Bastille jusqu’à l’almanach. On remplace les saints par leslégumes. Soit, messieurs les citoyens, soyez les maîtres, régnez,prenez vos aises, donnez-vous-en, ne vous gênez pas. Tout celan’empêchera pas que la religion ne soit la religion, que la royautén’emplisse quinze cents ans de notre histoire, et que la vieilleseigneurie française, même décapitée, ne soit plus haute que vous.Quant à vos chicanes sur le droit historique des races royales,nous en haussons les épaules. Chilpéric, au fond, n’était qu’unmoine appelé Daniel ; ce fut Rainfroi qui inventa Chilpéricpour ennuyer Charles Martel ; nous savons ces choses-là aussibien que vous. Ce n’est pas la question. La question estceci : être un grand royaume ; être la vieille France,être ce pays d’arrangement magnifique, où l’on considèrepremièrement la personne sacrée des monarques, seigneurs absolus del’État, puis les princes, puis les officiers de la couronne, pourles armes sur terre et sur mer, pour l’artillerie, direction etsurintendance des finances. Ensuite il y a la justice souveraine etsubalterne, suivie du maniement des gabelles et recettes générales,et enfin la police du royaume dans ses trois ordres. Voilà quiétait beau et noblement ordonné ; vous l’avez détruit. Vousavez détruit les provinces, comme de lamentables ignorants que vousêtes, sans même vous douter de ce que c’était que les provinces. Legénie de la France est composé du génie même du continent, etchacune des provinces de France représentait une vertu del’Europe ; la franchise de l’Allemagne était en Picardie, lagénérosité de la Suède en Champagne, l’industrie de la Hollande enBourgogne, l’activité de la Pologne en Languedoc, la gravité del’Espagne en Gascogne, la sagesse de l’Italie en Provence, lasubtilité de la Grèce en Normandie, la fidélité de la Suisse enDauphiné. Vous ne saviez rien de tout cela ; vous avez cassé,brisé, fracassé, démoli, et vous avez été tranquillement des bêtesbrutes. Ah ! vous ne voulez plus avoir de nobles ! Ehbien, vous n’en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n’aurezplus de paladins, vous n’aurez plus de héros. Bonsoir les grandeursanciennes. Trouvez-moi un d’Assas à présent ! Vous avez touspeur pour votre peau. Vous n’aurez plus les chevaliers de Fontenoyqui saluaient avant de tuer, vous n’aurez plus les combattants enbas de soie du siège de Lérida ; vous n’aurez plus de cesfières journées militaires où les panaches passaient comme desmétéores ; vous êtes un peuple fini ; vous subirez ceviol, l’invasion ; si Alaric II revient, il ne trouvera plusen face de lui Clovis ; si Abdérame revient, il ne trouveraplus en face de lui Charles Martel ; si les Saxons reviennent,ils ne trouveront plus devant eux Pépin ; vous n’aurez plusAgnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, laMarsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon ; vous n’aurez plusMarignan avec François Ier ; vous n’aurez plus Bouvines avecPhilippe Auguste faisant prisonnier, d’une main, Renaud, comte deBoulogne, et de l’autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurezAzincourt, mais vous n’aurez plus pour s’y faire tuer, enveloppé deson drapeau, le sieur de Bacqueville, le grandporte-oriflamme ! Allez ! allez ! faites !Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits !

Le marquis fit un moment silence, etrepartit :

– Mais laissez-nous grands. Tuez les rois,tuez les nobles, tuez les prêtres, abattez, ruinez, massacrez,foulez tout aux pieds, mettez les maximes antiques sous le talon devos bottes, piétinez le trône, trépignez l’autel, écrasez Dieu,dansez dessus ! C’est votre affaire. Vous êtes des traîtres etdes lâches, incapables de dévouement et de sacrifice. J’ai dit.Maintenant faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte. J’ail’honneur d’être votre très humble.

Et il ajouta :

– Ah ! je vous dis vos vérités !Qu’est-ce que cela me fait ? Je suis mort.

– Vous êtes libre, dit Gauvain.

Et Gauvain s’avança vers le marquis, défit sonmanteau de commandant, le lui jeta sur les épaules, et lui rabattitle capuchon sur les yeux. Tous deux étaient de même taille.

– Eh bien, qu’est-ce que tu fais ? dit lemarquis.

Gauvain éleva la voix et cria :

– Lieutenant, ouvrez-moi.

La porte s’ouvrit.

Gauvain cria :

– Vous aurez soin de refermer la portederrière moi.

Et il poussa dehors le marquis stupéfait.

La salle basse, transformée en corps de garde,avait, on s’en souvient, pour tout éclairage, une lanterne de cornequi faisait tout voir trouble, et donnait plus de nuit que de jour.Dans cette lueur confuse, ceux des soldats qui ne dormaient pasvirent marcher au milieu d’eux, se dirigeant vers la sortie, unhomme de haute stature ayant le manteau et le capuchon galonné decommandant en chef ; ils firent le salut militaire, et l’hommepassa.

Le marquis, lentement, traversa le corps degarde, traversa la brèche, non sans s’y heurter la tête plus d’unefois, et sortit.

La sentinelle, croyant voir Gauvain, luiprésenta les armes.

Quand il fut dehors, ayant sous ses piedsl’herbe des champs, à deux cents pas la forêt, et devant luil’espace, la nuit, la liberté, la vie, il s’arrêta et demeura unmoment immobile comme un homme qui s’est laissé faire, qui a cédé àla surprise, et qui, ayant profité d’une porte ouverte, cherches’il a bien ou mal agi, hésite avant d’aller plus loin, et donneaudience à une dernière pensée. Après quelques secondes de rêverieattentive, il leva sa main droite, fit claquer son médius contreson pouce et dit : Ma foi !

Et il s’en alla.

La porte du cachot s’était refermée. Gauvainétait dedans.

LA COUR MARTIALE

 

Tout alors dans les cours martiales était àpeu près discrétionnaire. Dumas, à l’assemblée législative, avaitesquissé une ébauche de législation militaire, retravaillée plustard par Talot au conseil des Cinq-Cents, mais le code définitifdes conseils de guerre n’a été rédigé que sous l’empire. C’est del’empire que date, par parenthèse, l’obligation imposée auxtribunaux militaires de ne recueillir les votes qu’en commençantpar le grade inférieur. Sous la révolution cette loi n’existaitpas.

En 1793, le président d’un tribunal militaireétait presque à lui seul tout le tribunal ; il choisissait lesmembres, classait l’ordre des grades, réglait le mode duvote ; il était le maître en même temps que le juge.

Cimourdain avait désigné, pour prétoire de lacour martiale, cette salle même du rez-de-chaussée où avait été laretirade et où était maintenant le corps de garde. Il tenait à toutabréger, le chemin de la prison au tribunal et le trajet dutribunal à l’échafaud.

À midi, conformément à ses ordres, la courétait en séance avec l’apparat que voici : trois chaises depaille, une table de sapin, deux chandelles allumées, un tabouretdevant la table.

Les chaises étaient pour les juges et letabouret pour l’accusé. Aux deux bouts de la table il y avait deuxautres tabourets, l’un pour le commissaire-auditeur qui était unfourrier, l’autre pour le greffier qui était un caporal.

Il y avait sur la table un bâton de cirerouge, le sceau de la République en cuivre, deux écritoires, desdossiers de papier blanc, et deux affiches imprimées, étaléestoutes grandes ouvertes, contenant l’une, la mise hors la loi,l’autre, le décret de la Convention.

La chaise du milieu était adossée à unfaisceau de drapeaux tricolores ; dans ces temps de rudesimplicité, un décor était vite posé, et il fallait peu de tempspour changer un corps de garde en cour de justice.

La chaise du milieu, destinée au président,faisait face à la porte du cachot.

Pour public, les soldats.

Deux gendarmes gardaient la sellette.

Cimourdain était assis sur la chaise dumilieu, ayant à sa droite le capitaine Guéchamp, premier juge, et àsa gauche le sergent Radoub, deuxième juge.

Il avait sur la tête son chapeau à panachetricolore, à son côté son sabre, dans sa ceinture ses deuxpistolets. Sa balafre, qui était d’un rouge vif, ajoutait à son airfarouche.

Radoub avait fini par se faire panser. Ilavait autour de la tête un mouchoir sur lequel s’élargissaitlentement une plaque de sang.

À midi, l’audience n’était pas encore ouverte,une estafette, dont on entendait dehors piaffer le cheval, étaitdebout près de la table du tribunal. Cimourdain écrivait. Ilécrivait ceci :

« Citoyens membres du Comité de salutpublic.

« Lantenac est pris. Il sera exécutédemain. »

Il data et signa, plia et cacheta la dépêche,et la remit à l’estafette, qui partit.

Cela fait, Cimourdain dit d’une voixhaute :

– Ouvrez le cachot.

Les deux gendarmes tirèrent les verrous,ouvrirent le cachot, et y entrèrent.

Cimourdain leva la tête, croisa les bras,regarda la porte, et cria :

– Amenez le prisonnier.

Un homme apparut entre les deux gendarmes,sous le cintre de la porte ouverte.

C’était Gauvain.

Cimourdain eut un tressaillement.

– Gauvain ! s’écria-t-il.

Et il reprit :

– Je demande le prisonnier.

– C’est moi, dit Gauvain.

– Toi ?

– Moi.

– Et Lantenac ?

– Il est libre.

– Libre !

– Oui.

– Évadé ?

– Évadé.

Cimourdain balbutia avec untremblement :

– En effet, ce château est à lui, il enconnaît toutes les issues, l’oubliette communique peut-être àquelque sortie, j’aurais dû y songer, il aura trouvé moyen des’enfuir, il n’aura eu besoin pour cela de l’aide de personne.

– Il a été aidé, dit Gauvain.

– À s’évader ?

– À s’évader.

– Qui l’a aidé ?

– Moi.

– Toi !

– Moi.

– Tu rêves !

– Je suis entré dans le cachot, j’étais seulavec le prisonnier, j’ai ôté mon manteau, je le lui ai mis sur ledos, je lui ai rabattu le capuchon sur le visage, il est sorti à maplace et je suis resté à la sienne. Me voici.

– Tu n’as pas fait cela !

– Je l’ai fait.

– C’est impossible.

– C’est réel.

– Amenez-moi Lantenac !

– Il n’est plus ici. Les soldats, lui voyantle manteau de commandant, l’ont pris pour moi et l’ont laissépasser. Il faisait encore nuit.

– Tu es fou.

– Je dis ce qui est.

Il y eut un silence. Cimourdainbégaya :

– Alors tu mérites…

– La mort, dit Gauvain.

Cimourdain était pâle comme une tête coupée.Il était immobile comme un homme sur qui vient de tomber la foudre.Il semblait ne plus respirer. Une grosse goutte de sueur perla surson front.

Il raffermit sa voix et dit :

– Gendarmes, faites asseoir l’accusé.

Gauvain se plaça sur le tabouret.

Cimourdain reprit :

– Gendarmes, tirez vos sabres.

C’était la formule usitée quand l’accusé étaitsous le poids d’une sentence capitale.

Les gendarmes tirèrent leurs sabres.

La voix de Cimourdain avait repris son accentordinaire.

– Accusé, dit-il, levez-vous.

Il ne tutoyait plus Gauvain.

LES VOTES

 

Gauvain se leva.

– Comment vous nommez-vous ? demandaCimourdain.

Gauvain répondit :

– Gauvain.

Cimourdain continua l’interrogatoire.

– Qui êtes-vous ?

– Je suis commandant en chef de la colonneexpéditionnaire des Côtes-du-Nord.

– Êtes-vous parent ou allié de l’hommeévadé ?

– Je suis son petit-neveu.

– Vous connaissez le décret de laConvention ?

– J’en vois l’affiche sur votre table.

– Qu’avez-vous à dire sur ce décret ?

– Que je l’ai contresigné, que j’en ai ordonnél’exécution, et que c’est moi qui ai fait faire cette affiche aubas de laquelle est mon nom.

– Faites choix d’un défenseur.

– Je me défendrai moi-même.

– Vous avez la parole.

Cimourdain était redevenu impassible.Seulement son impassibilité ressemblait moins au calme d’un hommequ’à la tranquillité d’un rocher.

Gauvain demeura un moment silencieux et commerecueilli.

Cimourdain reprit :

– Qu’avez-vous à dire pour votredéfense ?

Gauvain leva lentement la tête, ne regardapersonne, et répondit :

– Ceci : une chose m’a empêché d’en voirune autre ; une bonne action, vue de trop près, m’a caché centactions criminelles ; d’un côté un vieillard, de l’autre desenfants, tout cela s’est mis entre moi et le devoir. J’ai oubliéles villages incendiés, les champs ravagés, les prisonniersmassacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées, j’ai oubliéla France livrée à l’Angleterre ; j’ai mis en liberté lemeurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, jesemble parler contre moi ; c’est une erreur. Je parle pourmoi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chosequi vaille la peine d’être sauvée, l’honneur.

– Est-ce là, repartit Cimourdain, tout ce quevous avez à dire pour votre défense ?

– J’ajoute qu’étant le chef, je devaisl’exemple, et qu’à votre tour, étant les juges, vous le devez.

– Quel exemple demandez-vous ?

– Ma mort.

– Vous la trouvez juste ?

– Et nécessaire.

– Asseyez-vous.

Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva etdonna lecture, premièrement, de l’arrêté qui mettait hors la loi leci-devant marquis de Lantenac ; deuxièmement, du décret de laConvention édictant la peine capitale contre quiconque favoriseraitl’évasion d’un rebelle prisonnier. Il termina par les quelqueslignes imprimées au bas de l’affiche du décret, intimant défense« de porter aide et secours » au rebelle susnommé« sous peine de mort », et signées : lecommandant en chef de la colonne expéditionnaire, GAUVAIN.

Ces lectures faites, le commissaire-auditeurse rassit.

Cimourdain croisa les bras et dit :

– Accusé, soyez attentif. Public, écoutez,regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va êtreprocédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple.Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence del’accusé, la justice n’ayant rien à cacher.

Cimourdain continua :

– La parole est au premier juge. Parlez,capitaine Guéchamp.

Le capitaine Guéchamp ne semblait voir niCimourdain, ni Gauvain. Ses paupières abaissées cachaient ses yeuximmobiles fixés sur l’affiche du décret et la considérant comme onconsidérerait un gouffre.

Il dit :

– La loi est formelle. Un juge est plus etmoins qu’un homme ; il est moins qu’un homme, car il n’a pasde cœur ; il est plus qu’un homme, car il a le glaive. L’an414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d’avoirvaincu sans son ordre. La discipline violée voulait une expiation.Ici, c’est la loi qui a été violée ; et la loi est plus hauteencore que la discipline. Par suite d’un accès de pitié, la patrieest remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d’uncrime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac.Gauvain est coupable. Je vote la mort.

– Écrivez, greffier, dit Cimourdain.

Le greffier écrivit : « CapitaineGuéchamp : la mort. »

Gauvain éleva la voix.

– Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et jevous remercie.

Cimourdain reprit :

– La parole est au deuxième juge. Parlez,sergent Radoub.

Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fità l’accusé le salut militaire. Puis il s’écria :

– Si c’est ça, alors, guillotinez-moi, carj’en donne ici ma nom de Dieu de parole d’honneur la plus sacrée,je voudrais avoir fait, d’abord ce qu’a fait le vieux, et ensuitece qu’a fait mon commandant. Quand j’ai vu cet individu dequatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les troismioches, j’ai dit : Bonhomme, tu es un brave homme ! etquand j’apprends que c’est mon commandant qui a sauvé ce vieux devotre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis : Moncommandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vraihomme, et moi, tonnerre ! je vous donnerais la croix deSaint-Louis, s’il y avait encore des croix, s’il y avait encore dessaints, et s’il y avait encore des louis ! Ah çà ! est-cequ’on va être des imbéciles, à présent ? Si c’est pour deschoses comme ça qu’on a gagné la bataille de Jemmapes, la bataillede Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies,alors il faut le dire. Comment ! voilà le commandant Gauvainqui depuis quatre mois mène toutes ces bourriques de royalistestambour battant, et qui sauve la république à coups de sabre, etqui a fait la chose de Dol où il fallait joliment de l’esprit, et,quand vous avez cet homme-là, vous tâchez de ne plus l’avoir !et, au lieu d’en faire votre général, vous voulez lui couper lecou ! je dis que c’est à se jeter la tête la premièrepardessus le parapet du Pont-Neuf, et que vous-même, citoyenGauvain, mon commandant, si, au lieu d’être mon général, vous étiezmon caporal, je vous dirais que vous avez dit de fichues bêtisestout à l’heure. Le vieux a bien fait de sauver les enfants, vousavez bien fait de sauver le vieux, et si l’on guillotine les gensparce qu’ils ont fait de bonnes actions, alors va-t’en à tous lesdiables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. Il n’y aplus de raison pour qu’on s’arrête. C’est pas vrai, n’est-ce pas,tout ça ? Je me pince pour savoir si je suis éveillé. Je necomprends pas. Il fallait donc que le vieux laisse brûler les mômestout vifs, il fallait donc que mon commandant laisse couper le couau vieux. Tenez, oui, guillotinez-moi. J’aime autant ça. Unesupposition, les mioches seraient morts, le bataillon duBonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c’est ça qu’onvoulait ? Alors mangeons-nous les uns les autres. Je meconnais en politique aussi bien que vous qui êtes là, j’étais duclub de la section des Piques. Sapristi ! nous nousabrutissons à la fin ! Je résume ma façon de voir. Je n’aimepas les choses qui ont l’inconvénient de faire qu’on ne sait plusdu tout où on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer ?Pour qu’on nous tue notre chef ! Pas de ça, Lisette. Je veuxmon chef ! Il me faut mon chef. Je l’aime encore mieuxaujourd’hui qu’hier. L’envoyer à la guillotine, mais vous me faitesrire ! Tout ça, nous n’en voulons pas. J’ai écouté. On diratout ce qu’on voudra. D’abord, pas possible.

Et Radoub se rassit. Sa blessure s’étaitrouverte.

Un filet de sang qui sortait du bandeaucoulait le long de son cou, de l’endroit où avait été sonoreille.

Cimourdain se tourna vers Radoub.

– Vous votez pour que l’accusé soitabsous ?

– Je vote, dit Radoub, pour qu’on le fassegénéral.

– Je vous demande si vous votez pour qu’ilsoit acquitté.

– Je vote pour qu’on le fasse le premier de larépublique.

– Sergent Radoub, votez-vous pour que lecommandant Gauvain soit acquitté, oui ou non ?

– Je vote pour qu’on me coupe la tête à saplace.

– Acquittement, dit Cimourdain. Écrivez,greffier.

Le greffier écrivit : « SergentRadoub : acquittement. »

Puis le greffier dit :

– Une voix pour la mort. Une voix pourl’acquittement. Partage.

C’était à Cimourdain de voter.

Il se leva. Il ôta son chapeau et le posa surla table.

Il n’était plus pâle ni livide. Sa face étaitcouleur de terre.

Tous ceux qui étaient là eussent été couchésdans des suaires que le silence n’eût pas été plus profond.

Cimourdain dit d’une voix grave, lente etferme :

– Accusé Gauvain, la cause est entendue. Aunom de la république, la cour martiale, à la majorité de deux voixcontre une…

Il s’interrompit, il eut comme un tempsd’arrêt ; hésitait-il devant la mort ? hésitait-il devantla vie ? toutes les poitrines étaient haletantes. Cimourdaincontinua :

– … Vous condamne à la peine de mort.

Son visage exprimait la torture du triomphesinistre. Quand Jacob dans les ténèbres se fit bénir par l’angequ’il avait terrassé, il devait avoir ce sourire effrayant.

Ce ne fut qu’une lueur, et cela passa.Cimourdain redevint de marbre, se rassit, remit son chapeau sur satête, et ajouta :

– Gauvain, vous serez exécuté demain, au leverdu soleil.

Gauvain se leva, salua et dit :

– Je remercie la cour.

– Emmenez le condamné, dit Cimourdain.

Cimourdain fit un signe, la porte du cachot serouvrit, Gauvain y entra, le cachot se referma. Les deux gendarmesrestèrent en faction des deux côtés de la porte, le sabre nu.

On emporta Radoub, qui venait de tomber sansconnaissance.

APRÈS CIMOURDAIN JUGE, CIMOURDAINMAÎTRE

 

Un camp, c’est un guêpier. En temps derévolution surtout. L’aiguillon civique, qui est dans le soldat,sort volontiers et vite, et ne se gêne pas pour piquer le chefaprès avoir chassé l’ennemi. La vaillante troupe qui avait pris laTourgue eut des bourdonnements variés, d’abord contre le commandantGauvain quand on apprit l’évasion de Lantenac. Lorsqu’on vitGauvain sortir du cachot où l’on croyait tenir Lantenac, ce futcomme une commotion électrique, et en moins d’une minute tout lecorps fut informé. Un murmure éclata dans la petite armée, cepremier murmure fut : – Ils sont en train de juger Gauvain.Mais c’est pour la frime. Fiez-vous donc aux ci-devant et auxcalotins ! Nous venons de voir un vicomte qui sauve unmarquis, et nous allons voir un prêtre qui absout unnoble !

– Quand on sut la condamnation de Gauvain, ily eut un deuxième murmure : – Voilà qui est fort ! notrechef, notre brave chef, notre jeune commandant, un héros !C’est un vicomte, eh bien, il n’en a que plus de mérite à êtrerépublicain ! comment ! lui, le libérateur de Pontorson,de Villedieu, de Pont-au-Beau ! le vainqueur de Dol et de laTourgue ! celui par qui nous sommes invincibles ! celuiqui est l’épée de la république dans la Vendée ! l’homme quidepuis cinq mois tient tête aux chouans et répare toutes lessottises de Léchelle et des autres ! ce Cimourdain ose lecondamner à mort ! pourquoi ? parce qu’il a sauvé unvieillard qui avait sauvé trois enfants ! un prêtre tuer unsoldat !

Ainsi grondait le camp victorieux etmécontent. Une sombre colère entourait Cimourdain. Quatre millehommes contre un seul, il semble que ce soit une force ; cen’en est pas une. Ces quatre mille hommes étaient une foule, etCimourdain était une volonté. On savait que Cimourdain fronçaitaisément le sourcil, et il n’en fallait pas davantage pour tenirl’armée en respect. Dans ces temps sévères, il suffisait quel’ombre du Comité de salut public fût derrière un homme pour fairecet homme redoutable et pour faire aboutir l’imprécation auchuchotement et le chuchotement au silence. Avant comme après lesmurmures, Cimourdain restait l’arbitre du sort de Gauvain comme dusort de tous. On savait qu’il n’y avait rien à lui demander etqu’il n’obéirait qu’à sa conscience, voix surhumaine entendue delui seul. Tout dépendait de lui. Ce qu’il avait fait comme jugemartial, seul, il pouvait le défaire comme délégué civil. Seul ilpouvait faire grâce. Il avait pleins pouvoirs ; d’un signe ilpouvait mettre Gauvain en liberté ; il était le maître de lavie et de la mort ; il commandait à la guillotine. En cemoment tragique, il était l’homme suprême.

On ne pouvait qu’attendre.

La nuit vint.

LE CACHOT

 

La salle de justice était redevenue corps degarde ; le poste était doublé comme la veille ; deuxfactionnaires gardaient la porte du cachot fermée.

Vers minuit, un homme, qui tenait une lanterneà la main, traversa le corps de garde, se fit reconnaître et se fitouvrir le cachot. C’était Cimourdain.

Il entra et la porte resta entr’ouvertederrière lui.

Le cachot était ténébreux et silencieux.Cimourdain fit un pas dans cette obscurité, posa la lanterne àterre, et s’arrêta. On entendait dans l’ombre la respiration égaled’un homme endormi. Cimourdain écouta, pensif, ce bruitpaisible.

Gauvain était au fond du cachot, sur la bottede paille. C’était son souffle qu’on entendait. Il dormaitprofondément.

Cimourdain s’avança avec le moins de bruitpossible, vint tout près et se mit à regarder Gauvain ; unemère regardant son nourrisson dormir n’aurait pas un plus tendre etplus inexprimable regard. Ce regard était plus fort peut-être queCimourdain ; Cimourdain appuya, comme font quelquefois lesenfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un momentimmobile. Puis il s’agenouilla, souleva doucement la main deGauvain et posa ses lèvres dessus.

Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux,avec le vague étonnement du réveil en sursaut. La lanterneéclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain.

– Tiens, dit-il, c’est vous, mon maître.

Et il ajouta :

– Je rêvais que la mort me baisait lamain.

Cimourdain eut cette secousse que nous donneparfois la brusque invasion d’un flot de pensées ; quelquefoisce flot est si haut et si orageux qu’il semble qu’il va éteindrel’âme. Rien ne sortit du profond cœur de Cimourdain. Il ne put direque : Gauvain !

Et tous deux se regardèrent ; Cimourdainavec des yeux pleins de ces flammes qui brûlent les larmes, Gauvainavec son plus doux sourire.

Gauvain se souleva sur son coude etdit :

– Cette balafre que je vois sur votre visage,c’est le coup de sabre que vous avez reçu pour moi. Hier encorevous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. Si laprovidence ne vous avait pas mis près de mon berceau, où serais-jeaujourd’hui ? dans les ténèbres. Si j’ai la notion du devoir,c’est de vous qu’elle me vient. J’étais né noué. Les préjugés sontdes ligatures, vous m’avez ôté ces bandelettes, vous avez remis macroissance en liberté, et de ce qui n’était déjà plus qu’une momie,vous avez refait un enfant. Dans l’avorton probable vous avez misune conscience. Sans vous, j’aurais grandi petit. J’existe parvous. Je n’étais qu’un seigneur, vous avez fait de moi uncitoyen ; je n’étais qu’un citoyen, vous avez fait de moi unesprit ; vous m’avez fait propre, comme homme, à la vieterrestre, et, comme âme, à la vie céleste. Vous m’avez donné, pouraller dans la réalité humaine, la clef de vérité, et, pour aller audelà, la clef de lumière. Ô mon maître, je vous remercie. C’estvous qui m’avez créé.

Cimourdain s’assit sur la paille à côté deGauvain et lui dit :

– Je viens souper avec toi.

Gauvain rompit le pain noir, et le luiprésenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain luitendit la cruche d’eau.

– Bois le premier, dit Cimourdain.

Gauvain but et passa la cruche à Cimourdainqui but après lui. Gauvain n’avait bu qu’une gorgée.

Cimourdain but à longs traits.

Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdainbuvait, signe du calme de l’un et de la fièvre de l’autre.

On ne sait quelle sérénité terrible était dansce cachot. Ces deux hommes causaient.

Gauvain disait :

– Les grandes choses s’ébauchent. Ce que larévolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l’œuvrevisible il y a l’œuvre invisible. L’une cache l’autre. L’œuvrevisible est farouche, l’œuvre invisible est sublime. En cet instantje distingue tout très nettement. C’est étrange et beau. Il a bienfallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple decivilisation.

– Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoiresortira le définitif. Le définitif, c’est-à-dire le droit et ledevoir parallèles, l’impôt proportionnel et progressif, le servicemilitaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et,au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. Larépublique de l’absolu.

– Je préfère, dit Gauvain, la république del’idéal.

Il s’interrompit, puis continua :

– Ô mon maître, dans tout ce que vous venez dedire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l’abnégation,l’entrelacement magnanime des bienveillances, l’amour ? Mettretout en équilibre, c’est bien ; mettre tout en harmonie, c’estmieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre républiqueclose, mesure et règle l’homme ; la mienne l’emporte en pleinazur ; c’est la différence qu’il y a entre un théorème et unaigle.

– Tu te perds dans le nuage.

– Et vous dans le calcul.

– Il y a du rêve dans l’harmonie.

– Il y en a aussi dans l’algèbre.

– Je voudrais l’homme fait par Euclide.

– Et moi, dit Gauvain, je l’aimerais mieuxfait par Homère.

Le sourire sévère de Cimourdain s’arrêta surGauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.

– Poésie. Défie-toi des poëtes.

– Oui, je connais ce mot. Défie-toi dessouffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toides fleurs, défie-toi des constellations.

– Rien de tout cela ne donne à manger.

– Qu’en savez-vous ? l’idée aussi estnourriture. Penser, c’est manger.

– Pas d’abstraction. La république c’est deuxet deux font quatre. Quand j’ai donné à chacun ce qui luirevient…

– Il vous reste à donner à chacun ce qui nelui revient pas.

– Qu’entends-tu par là ?

– J’entends l’immense concession réciproqueque chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui esttoute la vie sociale.

– Hors du droit strict, il n’y a rien.

– Il y a tout.

– Je ne vois que la justice.

– Moi, je regarde plus haut.

– Qu’y a-t-il donc au-dessus de lajustice ?

– L’équité.

Par moments ils s’arrêtaient comme si deslueurs passaient.

Cimourdain reprit :

– Précise, je t’en défie.

– Soit. Vous voulez le service militaireobligatoire. Contre qui ? contre d’autres hommes. Moi, je neveux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez lesmisérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulezl’impôt proportionnel. Je ne veux point d’impôt du tout. Je veux ladépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par laplus-value sociale.

– Qu’entends-tu par là ?

– Ceci : d’abord supprimez lesparasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme dujuge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vosrichesses ; vous jetez l’engrais à l’égout, jetez-le ausillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez laFrance, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terrescommunales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait unhomme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cetteheure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande paran ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millionsd’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immenseauxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les soufflesde vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Leglobe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseauune circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez laveine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines,cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissezau mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient desmarées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Commela terre est bête ! ne pas employer l’océan !

– Te voilà en plein songe.

– C’est-à-dire en pleine réalité.

Gauvain reprit :

– Et la femme ? qu’enfaites-vous ?

Cimourdain répondit :

– Ce qu’elle est. La servante de l’homme.

– Oui. À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que l’homme sera le serviteur de lafemme.

– Y penses-tu ? s’écria Cimourdain,l’homme serviteur ! jamais. L’homme est maître. Je n’admetsqu’une royauté, celle du foyer. L’homme chez lui est roi.

– Oui. À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que la femme y sera reine.

– C’est-à-dire que tu veux pour l’homme etpour la femme…

– L’égalité.

– L’égalité ! y songes-tu ? les deuxêtres sont divers.

– J’ai dit l’égalité. Je n’ai pas ditl’identité.

Il y eut encore une pause, comme une sorte detrêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain larompit.

– Et l’enfant ! à qui ledonnes-tu ?

– D’abord au père qui l’engendre, puis à lamère qui l’enfante, puis au maître qui l’élève, puis à la cité quile virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis àl’humanité qui est la grande aïeule.

– Tu ne parles pas de Dieu.

– Chacun de ces degrés, père, mère, maître,cité, patrie, humanité, est un des échelons de l’échelle qui monteà Dieu.

Cimourdain se taisait, Gauvainpoursuivit :

– Quand on est au haut de l’échelle, on estarrivé à Dieu. Dieu s’ouvre ; on n’a plus qu’à entrer.

Cimourdain fit le geste d’un homme qui enrappelle un autre.

– Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulonsréaliser le possible.

– Commencez par ne pas le rendreimpossible.

– Le possible se réalise toujours.

– Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on latue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf.

– Il faut pourtant saisir l’utopie, luiimposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idéeabstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu’elleperd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre,mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et,quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce quej’appelle le possible.

– Le possible est plus que cela.

– Ah ! te revoilà dans le rêve.

– Le possible est un oiseau mystérieuxtoujours planant au-dessus de l’homme.

– Il faut le prendre.

– Vivant.

Gauvain continua :

– Ma pensée est : Toujours en avant. SiDieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un œilderrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, del’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte.Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaquesiècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine.Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire.Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit paspour n’être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte unedette ; le droit, c’est le salaire inné ; le salaire,c’est le droit acquis.

Gauvain parlait avec le recueillement d’unprophète.

Cimourdain écoutait. Les rôles étaientintervertis, et maintenant il semblait que c’était l’élève quiétait le maître.

Cimourdain murmura :

– Tu vas vite.

– C’est que je suis peut-être un peu pressé,dit Gauvain en souriant.

Et il reprit :

– Ô mon maître, voici la différence entre nosdeux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veuxl’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vousle voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une républiquede glaives, je fonde…

Il s’interrompit :

– Je fonderais une république d’esprits.

Cimourdain regarda le pavé du cachot, etdit :

– Et en attendant que veux-tu ?

– Ce qui est.

– Tu absous donc le moment présent ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est une tempête. Une tempêtesait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que deforêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grandvent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faireautrement ? Il est chargé d’un si rude balayage ! Devantl’horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.

Gauvain continua :

– D’ailleurs, que m’importe la tempête, sij’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai maconscience !

Et il ajouta de cette voix basse qui est aussila voix solennelle :

– Il y a quelqu’un qu’il faut toujours laisserfaire.

– Qui ? demanda Cimourdain.

Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête.Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, àtravers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.

Ils se turent encore.

Cimourdain reprit :

– Société plus grande que nature. Je te ledis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.

– C’est le but. Autrement, à quoi bon lasociété ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïtiest un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieuxvaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non,point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature.Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de lanature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, etdu miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’êtrel’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature,vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’estaugmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est lanature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce quimanque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, leshéros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas laloi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves,plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun desattributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patronde progrès ; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalitédevant le cœur, la fraternité devant l’âme. Non ! plus dejoug ! l’homme est fait, non pour traîner des chaînes, maispour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux latransfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que lever de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Jeveux…

Il s’arrêta. Son œil devint éclatant.

Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.

La porte était restée ouverte. Quelque chosedes rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait devagues clairons, c’était probablement la diane ; puis descrosses de fusil sonnant à terre, c’étaient les sentinelles qu’onrelevait ; puis, assez près de la tour, autant qu’on enpouvait juger dans l’obscurité, un mouvement pareil à un remuementde planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittentsqui ressemblaient à des coups de marteau.

Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvainn’entendait pas.

Sa rêverie était de plus en plus profonde. Ilsemblait qu’il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu’ilvoyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de douxtressaillements. La clarté d’aurore qu’il avait dans la prunellegrandissait.

Un certain temps se passa ainsi. Cimourdainlui demanda :

– À quoi penses-tu ?

– À l’avenir, dit Gauvain.

Et il retomba dans sa méditation. Cimourdainse leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux.Gauvain ne s’en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeunehomme pensif, recula lentement jusqu’à la porte, et sortit. Lecachot se referma.

CEPENDANT LE SOLEIL SE LÈVE

 

Le jour ne tarda pas à poindre àl’horizon.

En même temps que le jour, une chose étrange,immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaientpas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt deFougères.

Cela avait été mis là dans la nuit. C’étaitdressé, plutôt que bâti. De loin sur l’horizon c’était unesilhouette faite de lignes droites et dures ayant l’aspect d’unelettre hébraïque ou d’un de ces hiéroglyphes d’Égypte qui faisaientpartie de l’alphabet de l’antique énigme.

Au premier abord, l’idée que cette choseéveillait était l’idée de l’inutile. Elle était là parmi lesbruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puison sentait venir un frisson. C’était une sorte de tréteau ayantpour pieds quatre poteaux. À un bout du tréteau, deux hautessolives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse,élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir surl’azur du matin. À l’autre bout du tréteau, il y avait une échelle.Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, ondistinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobilesqui, en s’ajustant l’une à l’autre, offraient au regard un trourond à peu près de la dimension du cou d’un homme. La sectionsupérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoirse hausser ou s’abaisser. Pour l’instant, les deux croissants quien se rejoignant formaient le collier étaient écartés. Onapercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planchepouvant tourner sur charnière et ayant l’aspect d’une bascule. Àcôté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deuxpiliers, en avant, et à l’extrémité du tréteau, un panier carré.C’était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle quiétait en fer. On sentait que cela avait été construit par deshommes, tant c’était laid, mesquin et petit ; et cela auraitmérité d’être apporté là par des génies, tant c’étaitformidable.

Cette bâtisse difforme, c’était laguillotine.

En face, à quelques pas, dans le ravin, il yavait un autre monstre, la Tourgue. Un monstre de pierre faisantpendant au monstre de bois. Et, disons-le, quand l’homme a touchéau bois et à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni boisni pierre, et prennent quelque chose de l’homme. Un édifice est undogme, une machine est une idée.

La Tourgue était cette résultante fatale dupassé qui s’appelait la Bastille à Paris, la Tour de Londres enAngleterre, le Spielberg en Allemagne, l’Escurial en Espagne, leKremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.

Dans la Tourgue étaient condensés quinze centsans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ; dansla guillotine une année, 93 ; et ces douze mois faisaientcontre-poids à ces quinze siècles.

La Tourgue, c’était la monarchie ; laguillotine, c’était la révolution.

Confrontation tragique.

D’un côté, la dette ; de l’autre,l’échéance. D’un côté, l’inextricable complication gothique, leserf, le seigneur, l’esclave, le maître, la roture, la noblesse, lecode multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés,les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte,les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés,les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, letrône, le bon plaisir, le droit divin ; de l’autre, cettechose simple, un couperet.

D’un côté, le nœud ; de l’autre, lahache.

La Tourgue avait été longtemps seule dans cedésert. Elle était là avec ses mâchicoulis d’où avaient ruisselél’huile bouillante, la poix enflammée et le plomb fondu, avec sesoubliettes pavées d’ossements, avec sa chambre aux écartèlements,avec la tragédie énorme dont elle était remplie ; elle avaitdominé de sa figure funeste cette forêt, elle avait eu dans cetteombre quinze siècles de tranquillité farouche, elle avait été dansce pays l’unique puissance, l’unique respect et l’uniqueeffroi ; elle avait régné ; elle avait été, sans partage,la barbarie ; et tout à coup elle voyait se dresser devantelle et contre elle, quelque chose, – plus que quelque chose, –quelqu’un d’aussi horrible qu’elle, la guillotine.

La pierre semble quelquefois avoir des yeuxétranges. Une statue observe, une tour guette, une façade d’édificecontemple. La Tourgue avait l’air d’examiner la guillotine.

Elle avait l’air de s’interroger.

Qu’était-ce que cela ?

Il semblait que cela était sorti de terre.

Et cela en était sorti en effet.

Dans la terre fatale avait germé l’arbresinistre. De cette terre, arrosée de tant de sueurs, de tant delarmes, de tant de sang, de cette terre où avaient été creuséestant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d’embûches,de cette terre où avaient pourri toutes les espèces de morts faitspar toutes les espèces de tyrannies, de cette terre superposée àtant d’abîmes, et où avaient été enfouis tant de forfaits, semencesaffreuses, de cette terre profonde, était sortie, au jour marqué,cette inconnue, cette vengeresse, cette féroce machineporte-glaive, et 93 avait dit au vieux monde :

– Me voilà.

Et la guillotine avait le droit de dire audonjon :

– Je suis ta fille.

Et en même temps le donjon, car ces chosesfatales vivent d’une vie obscure, se sentait tué par elle.

La Tourgue, devant la redoutable apparition,avait on ne sait quoi d’effaré. On eût dit qu’elle avait peur. Lamonstrueuse masse de granit était majestueuse et infâme, cetteplanche avec son triangle était pire. La toute-puissante déchueavait l’horreur de la toute-puissante nouvelle. L’histoirecriminelle considérait l’histoire justicière. La violenced’autrefois se comparait à la violence d’à présent ; l’antiqueforteresse, l’antique prison, l’antique seigneurie, où avaienthurlé les patients démembrés, la construction de guerre et demeurtre, hors de service et hors de combat, violée, démantelée,découronnée, tas de pierres valant un tas de cendres, hideuse,magnifique et morte, toute pleine du vertige des siècleseffrayants, regardait passer la terrible heure vivante. Hierfrémissait devant Aujourd’hui, la vieille férocité constatait etsubissait la nouvelle épouvante, ce qui n’était plus que le néantouvrait des yeux d’ombre devant ce qui était la terreur, et lefantôme regardait le spectre.

La nature est impitoyable ; elle neconsent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et sesrayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme ducontraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; ellene lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chantd’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance,en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ;il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceuruniverselle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que ladifformité des lois humaines se montre toute nue au milieu del’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise,l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astrereste l’astre.

Ce matin-là, jamais le ciel frais du jourlevant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait lesbruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, laforêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort dessources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleined’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, laclaire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieusequi va de l’aigue-marine à l’émeraude, les groupes d’arbresfraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avaitcette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Aumilieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; aumilieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, laguerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et dela minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et lachauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la créationfleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondaitd’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire auxhommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites.

Tels sont les formidables usages que le soleilfait de sa lumière.

Ce spectacle avait des spectateurs.

Les quatre mille hommes de la petite arméeexpéditionnaire étaient rangés en ordre de combat sur le plateau.Ils entouraient la guillotine de trois côtés, de façon à tracerautour d’elle, en plan géométral, la figure d’un E ; labatterie placée au centre de la plus grande ligne faisait le crande l’E. La machine rouge était comme enfermée dans ces trois frontsde bataille, sorte de muraille de soldats repliée des deux côtésjusqu’aux bords de l’escarpement du plateau ; le quatrièmecôté, le côté ouvert, était le ravin même, et regardait laTourgue.

Cela faisait une place en carré long, aumilieu de laquelle était l’échafaud. À mesure que le jour montait,l’ombre portée de la guillotine décroissait sur l’herbe.

Les artilleurs étaient à leurs pièces, mèchesallumées.

Une douce fumée bleue s’élevait duravin ; c’était l’incendie du pont qui achevait d’expirer.

Cette fumée estompait sans la voiler laTourgue dont la haute plate-forme dominait tout l’horizon. Entrecette plate-forme et la guillotine il n’y avait que l’intervalle duravin. De l’une à l’autre on pouvait se parler.

Sur cette plate-forme avaient été transportéesla table du tribunal et la chaise ombragée de drapeaux tricolores.Le jour se levait derrière la Tourgue et faisait saillir en noir lamasse de la forteresse et, à son sommet, sur la chaise du tribunalet sous le faisceau de drapeaux, la figure d’un homme assis,immobile et les bras croisés.

Cet homme était Cimourdain. Il avait, comme laveille, son costume de délégué civil, sur la tête le chapeau àpanache tricolore, le sabre au côté et les pistolets à laceinture.

Il se taisait. Tous se taisaient. Les soldatsavaient le fusil au pied et baissaient les yeux. Ils se touchaientdu coude, mais ne se parlaient pas. Ils songeaient confusément àcette guerre, à tant de combats, aux fusillades des haies sivaillamment affrontées, aux nuées de paysans furieux chassés parleur souffle, aux citadelles prises, aux batailles gagnées, auxvictoires, et il leur semblait maintenant que toute cette gloireleur tournait en honte. Une sombre attente serrait toutes lespoitrines. On voyait sur l’estrade de la guillotine le bourreau quiallait et venait. La clarté grandissante du matin emplissaitmajestueusement le ciel.

Soudain on entendit ce bruit voilé que fontles tambours couverts d’un crêpe. Ce roulement funèbreapprocha ; les rangs s’ouvrirent, et un cortège entra dans lecarré, et se dirigea vers l’échafaud.

D’abord, les tambours noirs, puis unecompagnie de grenadiers, l’arme basse, puis un peloton degendarmes, le sabre nu, puis le condamné, – Gauvain.

Gauvain marchait librement. Il n’avait decordes ni aux pieds ni aux mains. Il était en petit uniforme ;il avait son épée.

Derrière lui venait un autre peloton degendarmes.

Gauvain avait encore sur le visage cette joiepensive qui l’avait illuminé au moment où il avait dit àCimourdain : Je pense à l’avenir. Rien n’était ineffable etsublime comme ce sourire continué.

En arrivant sur le lieu triste, son premierregard fut pour le haut de la tour. Il dédaigna la guillotine.

Il savait que Cimourdain se ferait un devoird’assister à l’exécution. Il le chercha des yeux sur laplate-forme. Il l’y trouva.

Cimourdain était blême et froid. Ceux quiétaient près de lui n’entendaient pas son souffle.

Quand il aperçut Gauvain, il n’eut pas untressaillement.

Gauvain cependant s’avançait versl’échafaud.

Tout en marchant, il regardait Cimourdain etCimourdain le regardait. Il semblait que Cimourdain s’appuyât surce regard.

Gauvain arriva au pied de l’échafaud. Il ymonta.

L’officier qui commandait les grenadiers l’ysuivit.

Il défit son épée et la remit à l’officier, ilôta sa cravate et la remit au bourreau.

Il ressemblait à une vision. Jamais il n’avaitapparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent ; on necoupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à unefemme, et son œil héroïque et souverain faisait songer à unarchange. Il était sur l’échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est unsommet. Gauvain y était debout, superbe et tranquille. Le soleil,l’enveloppant, le mettait comme dans une gloire.

Il fallait pourtant lier le patient. Lebourreau vint, une corde à la main.

En ce moment-là, quand ils virent leur jeunecapitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n’ytinrent plus ; le cœur de ces gens de guerre éclata. Onentendit cette chose énorme, le sanglot d’une armée. Une clameurs’éleva : Grâce ! grâce ! Quelques-uns tombèrent àgenoux ; d’autres jetaient leurs fusils et levaient les brasvers la plate-forme où était Cimourdain. Un grenadier cria enmontrant la guillotine :

– Reçoit-on des remplaçants pour ça ? Mevoici. – Tous répétaient frénétiquement : Grâce !grâce ! et des lions qui auraient entendu cela eussent étéémus ou effrayés, car les larmes des soldats sont terribles.

Le bourreau s’arrêta, ne sachant plus quefaire.

Alors une voix brève et basse, et que touspourtant entendirent, tant elle était sinistre, cria du haut de latour :

– Force à la loi !

On reconnut l’accent inexorable. Cimourdainavait parlé. L’armée frissonna.

Le bourreau n’hésita plus. Il s’approchatenant sa corde.

– Attendez, dit Gauvain.

Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de samain droite encore libre, un geste d’adieu, puis se laissalier.

Quand il fut lié, il dit aubourreau :

– Pardon. Un moment encore.

Et il cria :

– Vive la République !

On le coucha sur la bascule. Cette têtecharmante et fière s’emboîta dans l’infâme collier. Le bourreau luireleva doucement les cheveux, puis pressa le ressort ; letriangle se détacha et glissa lentement d’abord, puisrapidement ; on entendit un coup hideux…

Au même instant on en entendit un autre. Aucoup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait desaisir un des pistolets qu’il avait à sa ceinture, et, au moment oùla tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversaitle cœur d’une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, iltomba mort.

Et ces deux âmes, sœurs tragiques,s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre.

Share
Tags: Victor Hugo