Récits de feu Ivan Pétrovitch Bielkine

Chapitre 3Le Marchand de cercueils

Chaque jour apporte ses cercueils

Ses rides au monde vieillissant.

DIERJAVINE.

Pour la quatrième fois, deux haridelles attelées au corbillardsur lequel Adrien Prokhorov venait d’entasser les restes de sesfrusques firent le chemin de la Basmannaia à la Nikitskaia, où lemarchand de cercueils emménageait. Adrien ferma son ancienneboutique, cloua sur la porte une pancarte : À vendre ou à louer,puis suivit à pied.

En approchant de la petite maison jaune que depuis longtemps ilguignait et qu’il venait enfin d’acquérir pour une sommerondelette, le vieux marchand s’étonna de ne se sentir pas plus dejoie dans le cœur.

Sur le seuil de sa nouvelle demeure où tout était sens dessusdessous, il se prit à regretter l’ancien taudis, où, dix-huit ansdurant, il avait fait régner un ordre parfait. Il tança la lenteurde ses deux filles et de la servante, puis se mit à les aider.Bientôt tout fut en place : l’armoire avec les icônes, le buffetavec la vaisselle, la table, le divan et le lit, dans la chambre dufond ; les productions du maître : cercueils de toutescouleurs et de toutes dimensions, ainsi que les bahuts contenantles flambeaux, les chapeaux et les manteaux de deuil, prirent placedans la cuisine et dans le salon. Au-dessus de la porte cochère futhissée l’enseigne ; elle présentait un Amour dodu tenant enmain un flambeau renversé, et l’inscription : Ici l’on vend et l’ongarnit les cercueils naturels ou peints. On loue et on répare lescercueils usagés.

Les jeunes filles se retirèrent dans leur chambrette ;Adrien fit le tour de sa demeure, s’assit près de la fenêtre etcommanda le samovar.

Tout lecteur éclairé sait que Shakespeare et Walter Scottprésentent les fossoyeurs comme des gens hilares et facétieux, afinde frapper notre imagination par ce contraste. Le respect de lavérité nous retient de suivre leur exemple et nous force d’avouerque le caractère de notre marchand de cercueils répondaitparfaitement à sa macabre profession. Adrien Prokhorov était leplus souvent sombre et pensif. Il ne rompait le silence que pouradmonester ses filles lorsqu’il les surprenait musardant à lafenêtre et regardant passer les gens, ou pour surfaire le prix deses cercueils devant ceux qui se désolaient (ou parfois seréjouissaient) d’en avoir besoin.

Or donc, assis à la fenêtre et buvant sa septième tasse de thé,Adrien, selon son habitude, ruminait de tristes réflexions. Il seremémorait cette averse qui, huit jours plus tôt, près de labarrière de la ville, avait accueilli le cortège funèbre d’unbrigadier retraité. Que de manteaux s’en étaient trouvésrétrécis ! que de chapeaux déformés ! Voici quil’entraînerait à d’inévitables dépenses ; car sa vieilleréserve de vêtements funéraires était dans un état lamentable. Ilcomptait bien, il est vrai, se rattraper avec Trioukhina, cettevieille marchande qui, depuis bientôt un an, n’en finissait pas demourir. Mais c’est à Razgouliaï que Trioukhina trépassait etProkhorov craignait que les héritiers, malgré leur promesse etplutôt que de venir de si loin le chercher, ne traitassent avec unentrepreneur du quartier.

Trois coups frappés à la porte interrompirent soudain cesréflexions.

« Qui est là ? » demanda Prokhorov.

La porte s’ouvrit. Un homme qu’on pouvait, du premier coupd’œil, reconnaître pour un artisan allemand, entra dans la chambre,s’approcha du marchand de cercueils et, d’un air joyeux :

« Excusez-moi, aimable voisin, dit-il avec cet accent allemandqui nous fera toujours rire, – excusez-moi de vous déranger.J’étais impatient de vous connaître. Je suis cordonnier. Jem’appelle Gottlieb Schultz et j’habite, de l’autre côté de la rue,cette petite maison juste en face de vos fenêtres. Je fête demainmes noces d’argent et vous convie à venir dîner chez moi, avec vosfilles, sans cérémonie. »

L’invitation fut acceptée de bonne grâce. Le marchand decercueils pria le cordonnier de s’asseoir et lui offrit une tassede thé. La nature ouverte de Gottlieb Schultz permit vite à laconversation de devenir très cordiale.

« Et comment vont les affaires de votre seigneurie ?demanda Adrien.

– Eh ! Eh ! couci-couça, répondit Schultz. Je n’ai dureste pas à me plaindre ; encore que ma marchandise diffère enceci de la vôtre : qu’un vivant peut bien se passer de bottes, maisqu’un mort ne peut pas vivre sans cercueil !

– Ça, c’est vrai ! dit Adrien. Un vivant qui n’a pas dequoi se payer des bottes peut bien, ne vous déplaise, aller piedsnus ; mais le plus gueux des morts aura son cercueil, qu’il lepaie ou non. »

Ainsi leur entretien se prolongea quelque temps encore. Puisenfin le cordonnier se leva et prit congé d’Adrien en renouvelantson invitation.

Le lendemain, à midi sonnant, Prokhorov, avec ses filles, sortitde sa nouvelle maison par la porte de la cour, et tous trois s’enfurent chez leur voisin.

Dérogeant à l’habitude de nos romanciers d’aujourd’hui, je nedécrirai ni le caftan russe d’Adrien Prokhorov, ni les toiletteseuropéennes d’Akoulina et de Dounia. J’estime néanmoins qu’il n’estpas superflu de noter que les deux jeunes filles s’étaient coifféesde chapeaux jaunes et avaient chaussé des souliers rouges, ce quine leur arrivait que dans des circonstances solennelles.

Le logement exigu du cordonnier était rempli de convives : pourla plupart des artisans allemands accompagnés de leurs femmes et deleurs aides. En fait de fonctionnaires russes, il n’y avait làqu’un sergent de ville, le Finnois Yourko, qui, malgré sa modestecondition, avait su gagner la bienveillance particulière de notrehôte. Depuis vingt-cinq ans il remplissait ses fonctions «fidèlement et loyalement », tel le postillon de Pogorielski.L’incendie de l’an douze, en détruisant Moscou, anéantit du mêmecoup sa guérite jaune. Mais, aussitôt après l’expulsion del’ennemi, surgit à la même place une nouvelle guérite ;celle-ci grise, avec des colonnes doriques blanches. Et Yourkoreprit sa faction devant elle, avec « la hache et la cuirasse dedrap gris ».

Presque tous les Allemands domiciliés près de la porteNikitskaia connaissaient Yourko ; et même il arrivait àcertains d’entre eux de passer chez lui la nuit du dimanche aulundi.

Adrien s’empressa de lier connaissance avec cet homme dont, tôtou tard, on pouvait avoir besoin, et, lorsque les invités se mirentà table, il s’assit à côté de lui. M. et Mme Schultz et leur filleLottchen, demoiselle de dix-sept ans, tout en dînant avec leursinvités et faisant les honneurs de la table, aidaient la cuisinièreà servir. La bière coulait à flots. Yourko mangeait comme quatre.Adrien lui tenait tête. Ses filles faisaient les fines bouches.D’heure en heure la conversation devenait plus bruyante. Soudainl’hôte fit faire silence et, débouchant une bouteille cachetée,cria en russe : « À la santé de ma bonne Louise ! » Le vinmousseux pétilla. Le cordonnier posa tendrement ses lèvres sur lefrais visage de sa compagne quadragénaire, et les convives,bruyamment, vidèrent leur verre à la santé de la bonne Louise. « Àla santé de mes aimables invités ! » s’écria l’hôte endébouchant une deuxième bouteille ; et les invités deremercier et de trinquer de nouveau. Les toasts se succédèrent : onbut à la santé particulière de chacun ; on but à la santé deMoscou ; puis de toute une douzaine de petites villesallemandes ; on but à la santé de tous les corps de métier engénéral, puis à celle de chaque corps en particulier ; on butà la santé des maîtres, puis à celle des contremaîtres. Adrienbuvait ferme. Il devint si gai qu’à son tour il risqua un toastbadin. Puis un gros boulanger leva son verre et proclama : « À lasanté de ceux pour qui nous travaillons : unserer Kundleute !» La proposition, comme toutes les autres, fut acceptée joyeusementet à l’unanimité. Les convives commencèrent ensuite à se saluer lesuns les autres. Le tailleur salua le cordonnier ; lecordonnier salua le tailleur ; le boulanger les salua tousdeux ; tout le monde salua le boulanger, et ainsi de suite.Après toutes ces salutations réciproques, Yourko, tourné vers sonvoisin, s’écria : « Allons ! petit père ; bois à la santéde tes macchabées ! » Tout le monde se mit à rire ; lemarchand de cercueils, atteint dans sa dignité, se renfrogna.Personne n’y fit attention. Les convives continuèrent à boire. L’onsonnait les vêpres lorsqu’ils se levèrent de table.

La plupart étaient fort éméchés. Le gros boulanger et lerelieur, dont le visage « ressemblait à une reliure de maroquinrouge », prirent Yourko sous les bras et le ramenèrent jusqu’à saguérite, interprétant à leur manière le proverbe : « Retourd’argent, joie de prêteur. » Le marchand de cercueils rentra chezlui ivre et furieux. « Eh ! quoi ! ratiocinait-il à voixhaute, mon métier serait-il moins honorable que les autres ?Marchand de cercueils n’est pourtant pas frère de bourreau. Meprennent-ils pour un histrion, ces impies ? Il n’y avaitvraiment pas là de quoi rire. Je projetais de les inviter à pendrela crémaillère et de les régaler en Balthazar. À d’autres ! Jen’en ferai rien. Ceux que j’inviterai, c’est mes clients, mortsorthodoxes !

– Voyons, petit père ! lui dit la servante en ledéchaussant ; qu’est-ce que tu radotes ? Fais vite lesigne de la croix. Inviter les morts à pendre la crémaillère !Quelle horreur !

– Par Dieu ! je jure que je les invite, reprenaitAdrien ; et pas plus tard que pour demain. Soyez lesbienvenus, chers nourriciers ; ici, demain soir, je vousrégale à la fortune du pot. »

Sur ces mots, le marchand de cercueils gagna son lit, où bientôtil ronfla.

On vint le réveiller avant l’aube. La marchande Trioukhina étaitdécédée dans la nuit. Son commis avait dépêché quelqu’un à chevalpour en aviser Adrien. Le marchand de cercueils lui donna dixkopeks de pourboire, s’habilla en hâte, prit une voiture et s’enfut à Razgouliaï. Devant la porte de la défunte étaient déjà portésdes sergents de ville, et les commerçants s’attroupaient comme descorbeaux attirés par le cadavre. Étendue sur une table, la défunte,jaune comme la cire, n’était pas encore atteinte par ladécomposition. Parents, voisins et domestiques se pressaient autourd’elle. Toutes les fenêtres étaient ouvertes. Les ciergesbrûlaient. Les prêtres lisaient des prières. Adrien s’approcha duneveu de Trioukhina, jeune marchand vêtu d’une élégante redingote,et le prévint que le cercueil, les cierges, le drap mortuaire etles autres attributs funèbres lui seraient livrés sans retard et enparfait état. L’héritier remercia distraitement. Il ne discuteraitpas sur le prix, s’en remettant à l’honnêteté de Prokhorov. Lemarchand de cercueils, selon son habitude, jura de s’en tenir auxprix les plus justes, échangea un regard d’entente avec le commiset partit faire les démarches nécessaires. Il passa tout le jour àcourir entre Razgouliaï et la porte Nikitskaia. Vers le soir toutétait prêt. Prokhorov congédia son cocher et rentra chez lui àpied. Il faisait clair de lune. Le marchand de cercueils atteignitallègrement la porte Nikitskaïa. Près de l’église de l’Ascension,il s’entendit héler par le sergent Yourko, qui, l’ayant reconnu,lui souhaita bonne nuit. Il était tard. Le marchand de cercueilsapprochait déjà de sa maison lorsqu’il lui sembla soudain voirquelqu’un devant sa porte, l’ouvrir, puis disparaître àl’intérieur.

« Qu’est-ce que cela signifie ? pensa Prokhorov. Quelqu’unaurait-il encore besoin de moi ? Eh ! ne serait-ce pas unvoleur ? Ou peut-être mes sottes de filles recevraient-ellesdes amants ? C’est bien possible ! »

Et déjà Prokhorov allait appeler l’ami Yourko à larescousse ; mais à cet instant quelqu’un d’autre encores’approcha, qui, sur le point de passer la porte, voyant le maîtredu logis accourir, s’arrêta et souleva son tricorne. Adrien crutreconnaître ce visage, mais, sans prendre le soin de le bienexaminer :

« Vous venez chez moi ? dit-il tout essoufflé. Prenez lapeine d’entrer, je vous en prie.

– Ne fais donc pas de cérémonies, mon petit père, ripostal’autre d’une voix sourde. Passe devant. Montre le chemin à teshôtes. »

Des cérémonies, Adrien n’avait guère le temps d’en faire. Laporte était ouverte ; il monta l’escalier ; l’autre lesuivit. Adrien crut entendre des bruits de pas dansl’appartement.

« Que diable est-ce là ? » pensa-t-il en se hâtantd’entrer… Ses jambes se dérobèrent sous lui. La chambre étaitpleine de morts. La lune, à travers les fenêtres, éclairait leursfaces jaunes et bleues, leurs bouches ravalées, leurs yeux troubleset mi-clos, leurs nez camards… Adrien reconnut avec terreur tousceux qu’il avait mis en bière, et, dans le dernier venu, lebrigadier enseveli pendant l’averse. Tous, dames et messieurs,entourèrent le marchand de cercueils, le saluant et lecomplimentant ; tous, sauf un pauvre diable qui n’avait rienpayé pour son enterrement et qui, gêné, honteux de ses haillons,restait humblement à l’écart, dans un coin. Les autres étaient trèsconvenablement vêtus : les défuntes en bonnets et rubans ; lesdéfunts gradés en uniforme, mais avec des barbes négligées ;les marchands en caftans de fête.

« À ton invitation, Prokhorov, dit le brigadier au nom de toutel’honorable compagnie, nous nous sommes tous levés ; ne sontrestés chez eux que ceux qui sont à bout, que ceux à qui il nereste plus que les os sous la peau ; mais encore y en a-t-ilun de ceux-là qui n’a pu résister à l’envie de venir. »

Au même instant, un petit squelette se glissa à travers la fouleet s’approcha d’Adrien. Son crâne souriait affectueusement aumarchand de cercueils. Des lambeaux de drap vert clair et rouge etdes loques de toile pendaient sur lui comme sur une perche, et sestibias, dans ses grosses bottes, ballottaient comme le pilon dansle mortier.

« Tu ne me reconnais pas, Prokhorov ? dit le squelette. Tune te souviens pas du sergent retraité, Piotr Pétrovitch Kourilkineà qui, en 1799, tu vendis ton premier cercueil ? Et c’était dusapin pour du chêne ! »

À ces mots le squelette ouvrit les bras. Adrien jeta un cri, et,dans un grand effort, le repoussa. Piotr Pétrovitch chancela ettomba en miettes. Un murmure d’indignation s’éleva parmi les morts.Tous se mirent à défendre l’honneur de leur camarade etassaillirent Adrien avec imprécations et menaces. Le pauvre hôte,assourdi par leurs cris et à demi étouffé, perdit contenance et,s’écroulant sur les débris du sergent, s’évanouit.

Le soleil éclairait depuis longtemps déjà le lit où reposait lemarchand de cercueils. Il ouvrit enfin les yeux et vit devant luila servante qui préparait le samovar. Il se souvint avec horreur detous les événements de la veille : la Trioukhina, le brigadier etle sergent Kourilkine surgirent confusément dans sa mémoire. Ilattendit en silence que la servante lui racontât la fin de sesaventures nocturnes.

« Eh bien ! on peut dire que tu as dormi, mon petitpère ! dit Axinia en lui passant sa robe de chambre. Notrevoisin le tailleur est déjà venu te voir, et puis le sergent deville du quartier est passé pour t’avertir que c’est aujourd’hui lafête du commissaire ; mais tu reposais si bien que nous nevoulions pas te réveiller.

– Est-on venu ici de la part de la défunte Trioukhina ?

– La défunte ? Elle est donc morte ?

– Mais, sotte que tu es, ne m’as-tu pas aidé toi-même, hier, àpréparer son enterrement ?

– Que dis-tu là, petit père ? Aurais-tu perdu laraison ? ou pas encore fini de cuver ton vin d’hiersoir ? De quel enterrement parles-tu ? Tu as fait la nocetout le jour d’hier chez l’Allemand ; tu es rentré ivre ;tu t’es jeté sur ton lit et tu as dormi jusqu’à maintenant, passél’heure de la messe.

– Pas possible ! fit le marchand de cercueils toutréjoui.

– Pour sûr que c’est comme ça, dit la servante.

– Eh bien ! si c’est pour sûr, apporte vite le thé et vachercher mes filles. »

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