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Roland Furieux – Tome 2

Roland Furieux – Tome 2

de Ludovico Ariosto

Chant XXVI

ARGUMENT. – Le chevalier rencontré sur le lieu où Maugis et Vivian doivent être livrés est Marphise. Les Mayençais, auxquels s’était adjointe une nombreuse troupe de Maures, sont défaits, et les deux prisonniers sont délivrés. Maugis donne la signification des figures sculptées sur la fontaine de Merlin. Survient Hippalque sans Frontin. Roger va avec elle pour le ravoir. Combat entre Mandricard et Marphise, interrompu par Rodomont qui décide Marphise à se rendre au camp d’Agramant. Roger vient à la fontaine, où, par suite de divers incidents, s’élève une querelle entre les guerriers païens. Maugis y met fin en éloignant Doralice par ses enchantements. Les quatre guerriers se dirigent vers Paris.

 

Il y eut, dans l’antiquité, des dames courtoises qui aimèrent la vertu et non les richesses. De notre temps, elles sont rares celles qui ne mettent pas l’intérêt au-dessus de tout. Aussi, celles qui, dans leur générosité d’âme,n’imitent pas la cupidité du plus grand nombre, méritent-elles d’être heureuses de leur vivant, et éternellement glorifiées après leur mort.

C’est ainsi que Bradamante est digne d’unelouange immortelle, elle qui n’aima ni les richesses, ni lapuissance, mais la vertu, mais l’âme chevaleresque, mais la hautenoblesse de Roger. Elle mérita bien d’avoir pour amant un sivaleureux chevalier ; elle mérita surtout qu’il accomplît pourelle des choses dont les siècles à venir devaients’émerveiller.

Roger, comme il vous a été dit plus haut,s’était mis en route avec les deux chevaliers de la maison deClermont, – je veux dire avec Aldigier et Richardet – pour aller ausecours des deux frères prisonniers. Je vous ai dit aussi qu’ilsavaient vu venir à eux un chevalier portant sur ses armes l’oiseauqui se renouvelle de ses propres cendres, et qui est unique aumonde.

Le chevalier les ayant aperçus qui se tenaientprêts à combattre, il lui prit envie d’éprouver si leur valeurétait égale à leur air martial. « Est-il un de vous – dit-il –qui veuille essayer lequel, de lui ou de moi, est le plus vaillant,soit à la lance, soit à l’épée, jusqu’à ce qu’un de nous deux resteen selle après avoir renversé l’autre ? »

« Je lutterais volontiers avec toi – ditAldigier – soit que tu voulusses croiser l’épée, soit que tupréférasses rompre une lance ; mais une autre entreprise, donttu pourras être témoin si tu restes ici, m’empêche d’accepter taproposition ; loin de pouvoir jouter ensemble, j’ai à peine letemps de te dire ces quelques mots, car nous attendons, au passage,six cents hommes, ou même davantage, contre lesquels nous devonsaujourd’hui lutter.

» Pour leur arracher deux des nôtresqu’ils doivent amener ici prisonniers, la pitié et l’affection nousont conduits en cet endroit. » Il poursuivit en racontant lesmotifs qui les avaient fait venir armés de pied en cap.« L’excuse que tu m’opposes est si juste – dit le guerrier –que je ne puis y contredire ; et je vous tiens certainementpour trois chevaliers qui avez peu d’égaux.

« Je désirais échanger avec vous un coupde lance ou deux, pour voir quelle était votre valeur. Mais dès quevous vous proposez de m’en donner la preuve contre d’autresadversaires, cela me suffit, et je ne tiens plus à jouter avecvous. Mais je vous prie de me permettre de joindre aux vôtres moncasque et mon écu. J’espère vous prouver, si je vais avec vous, queje ne suis point indigne d’une telle compagnie. »

Je crois m’apercevoir que quelques-uns de meslecteurs désirent savoir le nom de ce chevalier qui, arrivé près deRoger et de ses amis, s’offrait à eux comme compagnon d’armes danscette périlleuse entreprise. C’était Marphise, la même qui donna aumalheureux Zerbin l’ordre d’accompagner partout Gabrine, la vieilleribaude si ardente à toute espèce de mal.

Les deux chevaliers de Clermont et le braveRoger l’acceptèrent volontiers parmi eux, car ils la prenaient pourun chevalier et non pour une damoiselle, et surtout pour ladamoiselle qu’elle était. Peu après, Aldigier aperçut et fit voir àses compagnons une bannière agitée par le vent, et autour delaquelle force gens étaient groupés.

Quand ces gens furent plus près, et qu’on putmieux distinguer leur costume mauresque, les chevaliers lesreconnurent pour des Sarrasins, et virent au milieu d’eux, liés etconduits sur deux petits roussins, les prisonniers qui devaientêtre échangés contre de l’or. Marphise dit aux autres :« Puisque les voilà, qu’attendons-nous pour commencer lafête ? »

Roger répondit : « Tous les invitésne sont pas encore arrivés ; il en manque une grande partie.C’est un grand bal qui s’apprête, et pour qu’il soit tout à faitsolennel, usons de toute notre adresse. Mais les retardataires nepeuvent être loin. » À peine ces mots étaient-ils achevés,qu’ils voient les traîtres de Mayence venir de leur côté, commes’ils étaient prêts à commencer la danse.

Les Mayençais s’avançaient d’un côté,conduisant des mulets chargés d’or, de riches vêtements et d’autresobjets précieux. De l’autre côté, au milieu des lances, des épéeset des arbalètes, venaient les deux frères, tristes de se voirattendus au passage et d’entendre leur impitoyable ennemi Bertolastraiter de leur livraison avec le capitaine maure.

À la vue du Mayençais, le fils de Beuves, nonplus que le fils d’Aymon, ne purent se contenir plus longtemps.Tous deux mettent leur lance en arrêt ; tous deux frappent letraître. L’un lui transperce le ventre et la cuisse, l’autre lesdeux joues. Sous ces coups, Bertolas tombe. Ainsi puissent périrtous les méchants !

À ce signal, et sans attendre les trompettes,Marphise et Roger s’élancent. La lance de la première, mise enarrêt, ne se relève pas avant d’avoir jeté à terre, l’un aprèsl’autre, trois ennemis. Roger juge digne de son premier coup delance le païen qui commande aux autres, et l’occit en un tour demain. Du même coup, il en envoie deux autres avec lui aux sombresroyaumes.

Cette brusque attaque produisit parmi les deuxtroupes assaillies une erreur qui causa leur perte. D’un côté, lesMayençais se croient trahis par les Sarrasins ; de l’autre,les Maures traitent les Mayençais d’assassins. S’attaquant à coupsde flèches, de lances et d’épées, ils se massacrent entre eux.

Roger se rue tantôt sur une troupe, tantôt surl’autre ; il terrasse dix, vingt adversaires. La damoiselle enjette çà et là un même nombre par terre, blessés ou morts. Tousceux que touchent les épées tranchantes tombent de selle. Lescasques et les cuirasses n’arrêtent pas plus le fer que, dans unbois, les branches desséchées n’arrêtent le feu.

Si vous vous rappelez avoir jamais vu, ou sil’on vous a raconté ce qui se passe parmi les abeilles, alors que,la discorde s’étant mise dans l’essaim, elles se battent dans lesairs et servent de proie à l’avide hirondelle qui se précipite surelles, vous vous imaginerez facilement ce que devaient être Rogeret Marphise parmi ces gens.

Richardet et son cousin ne partageaient pasleurs coups entre les deux troupes ; laissant de côté lesSarrasins, ils ne prenaient garde qu’à ceux de Mayence. Le frère dupaladin Renaud joignait une grande force à un grand courage, et lahaine qu’il portait aux Mayençais redoublait, en cettecirconstance, sa vigueur et son énergie.

Une même haine fait du bâtard de Beuves unlion féroce. De son épée, à laquelle il ne laisse pas une minute derepos, il fend les casques ou les brise comme un œuf. Mais qui doncn’aurait pas senti doubler son audace, qui donc n’aurait pas montréle courage d’Hector, ayant pour compagnons Roger et Marphise,l’élite et la fleur des guerriers ?

Marphise, tout en combattant, jetait souventles yeux sur ses compagnons ; en voyant les preuves de leurforce, elle s’étonnait et s’en réjouissait. Mais ce qui lastupéfiait le plus, et lui paraissait sans égal au monde, c’étaitla vaillance de Roger. Parfois elle croyait que c’était Marslui-même descendu du cinquième ciel en cet endroit.

Elle admirait les coups horribles qu’ilportait ; elle s’étonnait de ce qu’ils ne tombaient jamais envain. Il lui semblait que, contre Balisarde, le fer était du cartonet non un dur métal. L’épée terrible partageait les cuirassesépaisses, fendait les cavaliers jusqu’à la croupe du cheval, et lesjetait de chaque côté sur l’herbe en deux parties égales.

Souvent le même coup d’estoc tuait le chevalavec le maître. Les têtes volaient loin des épaules, et les bustesétaient séparés net des hanches. Parfois, d’un seul coup, cinqcombattants, et même plus, étaient fendus en deux ; j’endirais davantage, si je ne craignais d’être accusé demensonge ; mais c’est inutile.

Le bon Turpin, qui sait qu’il dit la vérité,laisse croire à chacun ce qui lui plaît, et raconte, au sujet deRoger, des choses si merveilleuses, qu’en les entendant, vous letraiteriez de menteur. De même, chaque guerrier paraît de glaceprès de Marphise, plus ardente que le feu. Elle n’attire pas moinsles regards de Roger, que la haute valeur de celui-ci n’excite sapropre admiration.

Et si elle l’avait comparé à Mars, ill’aurait, de son côté, comparée à Bellone s’il avait su qu’elleétait femme. Mais tout, dans l’aspect de sa personne, semblaitindiquer le contraire. Une sorte d’émulation s’élève entre eux, augrand détriment de leurs malheureux ennemis, dont la chair, lesang, les nerfs, les os, servent à montrer lequel des deux déploiele plus de force.

L’audace et le courage des quatre championssuffisent à mettre les deux troupes en déroute. Les fuyards neconservaient que leurs armes de dessous. Heureux ceux dont lecheval était bon coureur, car ce n’était point là le cas d’aller, àl’amble ou au trot. Ceux qui n’avaient point de destrier purents’apercevoir combien le métier des armes est triste à pied.

Le camp, et tout ce qu’il renfermait, demeuraau pouvoir des vainqueurs, pas un des gens de pied et des muletiersn’étant restés. Les Mayençais fuyaient d’un côté, les Maures del’autre, les uns abandonnant leurs prisonniers, les autres leurstrésors. Les quatre chevaliers, la joie sur le visage et dans lecœur, s’empressèrent de délivrer Maugis et Vivian de leurs liens.Les écuyers ne furent pas moins empressés à décharger lesmulets.

Outre une bonne quantité d’argenterie,consistant en vases de formes diverses, outre des vêtements defemme richement ornés, des tapisseries d’or et de soie, ouvrées enFlandre et dignes d’appartements royaux, ils trouvèrent une fouled’autres objets précieux, ainsi que des flacons de vin, du pain etdes vivres.

Lorsqu’ils ôtèrent leurs casques, ils virentqu’ils avaient été aidés dans leur entreprise par une damoiselle,ainsi qu’ils purent en juger à ses cheveux dorés retombant enboucles, et à sa belle et délicate figure. Ils lui prodiguèrent lesmarques de respect et la prièrent de ne pas leur cacher le nomqu’elle portait si glorieusement ; et elle, toujours courtoiseenvers ses amis, ne refusa pas de se faire connaître.

Ils ne peuvent se rassasier de la regarder, serappelant ce qu’ils lui avaient vu faire pendant la bataille. Pourelle, elle ne voit que Roger, elle ne parle qu’à lui ; ellefait peu de cas des autres. Cependant les serviteurs viennentl’inviter, elle et ses compagnons, à prendre part au repas qu’ilsont préparé près d’une fontaine abritée par un coteau des rayonsbrûlants du soleil.

C’était une des quatre fontaines que Merlinavait élevées en France. Elle était entourée d’un beau marbre fin,brillant et poli, et plus blanc que le lait. Merlin y avait sculptédes figures avec un art vraiment divin. On aurait dit qu’ellesrespiraient, et, si la voix ne leur avait fait défaut, qu’ellesétaient vivantes.

On y voyait une bête qui paraissait sortird’une forêt. Son aspect était féroce et haineux. Elle avait lesoreilles d’un âne, la tête et les dents d’un loup qu’une grandefaim aurait desséché, les pattes d’un lion ; tout le reste ducorps était d’un renard. Elle semblait parcourir la France,l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Europe et l’Asie, toute laterre enfin.

Partout elle avait porté la dévastation et lamort chez les nations, s’attaquant aussi bien à la plèbe qu’auxgens de condition élevée. Cependant elle nuisait de préférence auxrois, aux grands seigneurs, aux princes, aux puissants barons.C’était à la cour de Rome qu’elle avait causé le plus deravages ; elle avait tué des cardinaux et des papes, souilléle siège de Pierre et porté le scandale au sein de la foi.

Il semblait que, devant cette bête horrible,toute muraille, tout rempart touché par elle s’écroulât. Point decité, de château ou de forteresse qui pût s’en défendre. On lavoyait pourtant prétendre aux honneurs divins, adorée qu’elle étaitpar la multitude imbécile, et se vanter d’avoir en sa puissance lesclefs du ciel et du ténébreux abîme.

Derrière elle, on voyait s’avancer unchevalier, la tête couronnée du laurier impérial, et accompagné detrois jeunes hommes portant les lis d’or brodés sur leurs vêtementsroyaux. Recouvert des mêmes insignes, on voyait un lion marcheravec eux contre le monstre. Ils avaient leur nom écrit, quiau-dessus de la tête, qui sur le bord de leur vêtement.

Au-dessus de l’un d’eux, dont l’épée étaitplongée jusqu’à la garde dans le ventre de la bête féroce, étaitécrit : François 1er, de France. À côté de lui, surle même rang, était Maximilien d’Autriche. L’empereur Charles-Quintavait transpercé de sa lance la gorge du monstre ; l’autre,dont la flèche se voyait fichée dans sa poitrine, était désignésous le nom d’Henri VIII d’Angleterre.

Le lion, dont les dents étaient enfoncées dansles oreilles du monstre, portait, écrit sur le dos, le chiffre X.Il avait déjà tellement harassé et secoué la bête, que les autresassaillants avaient eu le temps d’arriver. À cette vue, le mondesemblait avoir rejeté toute crainte, et, pour racheter leursvieilles erreurs, des gens de noble race accouraient, non en foulecependant, à l’endroit où la bête expirait.

Les chevaliers et Marphise regardaient,désireux de connaître ceux par qui était mise à mort cette bête quiavait jeté l’épouvante et le deuil en tant de contrées. Bien queleurs noms fussent inscrits sur le marbre, ils ne leur étaientpoint connus. Ils s’interrogeaient mutuellement, demandant quecelui d’entre eux qui connaîtrait cette histoire voulût bien ladire aux autres.

Vivian, se tournant enfin vers Maugis qui lesécoutait tous sans rien leur répondre : « À toi – dit-il– de nous raconter cette histoire que tu connais, à ce que je vois.Quels sont ces gens qui, à coups de flèches et de lances, ont misl’animal à mort ? » Maugis répondit : « C’estune histoire dont aucun auteur n’a pu jusqu’ici avoirconnaissance.

» Sachez que ceux dont les noms sontécrits sur ce marbre n’ont pas encore existé en ce monde. Ilsvivront seulement dans six cents ans d’ici, pour le grand honneurdes siècles futurs. Merlin, le savant enchanteur de Bretagne,construisit cette fontaine, au temps du roi Arthus ; il y fitsculpter, par de bons artistes, les événements à venir.

» Cette bête cruelle sortit du fond del’enfer, à l’époque où des bornes furent posées dans les champs, oùl’on commença à se servir de poids et de mesures, et à passer lesengagements par écrits. Mais tout d’abord elle n’envahit pas lemonde entier. Elle laissa intactes un grand nombre de contrées. Denotre temps, elle porte le trouble en beaucoup de pays, s’attaquantau populaire et à la tourbe vile.

» Depuis son apparition, jusqu’au siècleprésent, elle a toujours été en augmentant ses ravages, et elle irales augmentant toujours. Le monstre ira croissant lui-même, pendantun long espace de temps, jusqu’à ce qu’il devienne le plus énorme,le plus horrible de ceux qui aient jamais existé. Python, que leschroniques et les documents nous donnent comme si gigantesque et siépouvantable, n’atteignit jamais la moitié de la taille decelle-ci, et fut loin de l’égaler en perversité et en laideur.

» Elle se livrera à un cruel carnage, etil n’y aura point de contrée où elle ne porte le trouble, le ravageet l’infection. Ce que marque cette sculpture est peu de chose, encomparaison de ses abominables méfaits. Le monde sera déjà enrouéde crier merci, quand ceux dont nous venons de lire les noms, quibrillent plus que le rubis, viendront à son secours.

» Celui d’entre eux qui se montrera leplus terrible envers la bête cruelle sera François, le roi desFrançais. Et il est bien naturel qu’en cette circonstance ill’emporte sur la plupart de ses rivaux, et en laisse peu prendreplace à ses côtés, puisque sa splendeur royale et ses autresqualités auront depuis longtemps éclipsé les plus illustres. Ainsitoute autre splendeur s’efface dès que le soleil paraît.

» La première année de son règneglorieux, et la couronne n’étant pas encore bien assurée sur sonfront, il franchira les Alpes, brisant la résistance de quiconquevoudra lui disputer le passage, et justement indigné, dans son cœurgénéreux, que les hontes infligées à l’armée de France par despâtres et des montagnards n’aient pas encore été vengées.

» De là, il descendra dans la richeplaine de Lombardie, entouré de la fleur des guerriers de France.Il écrasera tellement l’armée suisse, qu’elle ne songera plusjamais à relever le front. À la grande honte de l’Église, del’Espagne et de Florence, il s’emparera de la forteresse réputéejusque-là imprenable.

» Pour s’en rendre maître, celle de sesarmes qui lui servira le plus sera l’épée illustre avec laquelle ilaura d’abord arraché la vie au monstre corrupteur des nations.Devant cette épée, tout étendard fuira ou sera foulé aux pieds. Iln’y aura fossés, remparts, ni murs assez forts pour défendre lescités contre lui.

» Ce prince aura toutes les vertus quedoit posséder un empereur victorieux : l’âme du grand César,la prudence du vainqueur de Trasimène et de Trebbia, et la fortuned’Alexandre, sans laquelle toute entreprise s’en irait en fumée eten nuages. Sa libéralité sera telle, que je ne vois personne quipuisse lui être comparé sur ce point. »

Ainsi disait Maugis, et son récit inspira auxchevaliers le désir de connaître le nom des autres personnages quidevaient tuer la bête infernale. Parmi les premiers, on lisait lenom d’un Bernard[1], dont Merlin faisait un grand éloge.Par lui – disait Maugis – Bibiena deviendra aussi célèbre queSienne et que Florence sa voisine.

Personne ne passait avant Sigismond, Jean etLudovic ; le premier était un Gonzague ; le second, unSalviati ; le troisième, un Aragon. Tous trois se montraientennemis acharnés du monstre. Il y avait également François deGonzague, dont le fils Frédéric suivait les traces. Près de luiétaient son beau-frère et son gendre, les seigneurs de Ferrare etd’Urbino.

Fils de l’un d’eux, Guidobalde ne veut pasrester en arrière de son père ni des autres. Accompagné d’Ottobon,de Fiesque et de Sinibald, il donne la chasse à la bête, et tousmarchent de front et d’un pas pressé. Louis de Gazoles a plongédans le cou du monstre le fer encore fumant d’une flèche lancée parl’arc que lui donna Phébus, bien qu’il porte aussi au côté l’épéeque Mars lui ceignit lui-même.

Deux Hercule, deux Hippolyte d’Este, un autreHercule, un autre Hippolyte de Gonzague, un autre Hippolyte deMédicis, suivent les traces du monstre harassé de leur longuepoursuite. Julien ne se laisse point dépasser par son fils, niFerrante par son frère ; Andréa Doria est prompt à courir surleurs pas, et Francesco Sforza ne permet à personne de prendre lesdevants.

Deux d’entre ces personnages, issus dugénéreux et illustre sang d’Avalos, ont pour insignes un rocherqui, de la tête aux pieds, paraît écraser l’impie Typhée, à laqueue de serpent. Aucun ne court avec plus d’empressement que cesdeux guerriers à la rencontre de l’horrible monstre. Au bas de l’unest écrit le nom de François de Pescaire, l’invincible ; aubas de l’autre on lit : Alphonse du Guast.

Mais comment ai-je oublié Consalve Ferrante,l’honneur de l’Espagne, tenu en si grande estime, et dont Maugisfit un tel éloge que peu d’entre ces héros auraient pu lui êtrecomparés ? On voyait Guillaume de Montferrat, parmi ceux quimettaient la bête à mort. Cependant ils étaient peu nombreux, encomparaison de tous ceux qu’elle avait tués ou blessés.

C’est ainsi qu’en honnêtes passe-temps et enjoyeuses causeries, après le repas, ils passaient les heuresbrûlantes du jour, couchés sur de fins tapis, sous les arbres dontla rive était ornée. Maugis et Vivian, afin de protéger le repos deleurs compagnons, veillaient tout autour sous les armes. Soudainils virent une dame, seule, accourir vers eux en toute hâte.

C’était cette Hippalque à qui Frontin, le bondestrier, avait été ravi par Rodomont. Elle avait, pendant tout lejour précédent, suivi le ravisseur, tantôt le suppliant, tantôtl’accablant d’injures. Mais, n’obtenant aucun résultat, elle avaitrebroussé chemin pour aller retrouver Roger dans Aigremont. Enroute, elle avait appris, je ne sais comment, qu’elle le trouveraiten cet endroit avec Richardet.

Et comme elle connaissait bien le lieu, yétant allée d’autres fois, elle s’en vint droit à la fontaine.C’est ainsi qu’elle le rejoignit, comme je viens de vous le dire.Mais, en bonne et rusée messagère, qui sait encore mieuxs’acquitter de sa mission qu’on ne lui a dit de le faire, elle fitsemblant de ne pas connaître Roger, en le voyant avec le frère deBradamante.

Elle se dirigea vers Richardet, comme sic’était pour lui qu’elle fût venue, et celui-ci, dès qu’il l’eutreconnue, vint à sa rencontre, et lui demanda où elle allait. Elle,les yeux encore rouges des pleurs qu’elle avait longuement versés,dit en soupirant, mais assez haut pour que ses paroles parvinssentà Roger :

« J’emmenais – dit-elle – par la bride,comme me l’avait ordonné ta sœur, un cheval beau et bon àmerveille. Ta sœur l’aime beaucoup, et il s’appelle Frontin. Jel’avais conduit déjà plus de trente milles du côté de Marseille, oùelle-même devait se rendre au bout de quelques jours, et où ellem’avait dit de l’attendre.

» Je cheminais sans crainte, ne croyantpas que quelqu’un fût assez hardi pour m’enlever ce cheval, quandje lui aurais dit qu’il était à la sœur de Renaud. Mais hier j’aiété détrompée, car un ribaud de Sarrasin me l’a pris. J’ai eu beaului dire à qui appartenait Frontin, il n’a jamais voulu me lerendre.

» Tout hier et tout aujourd’hui, je l’aiprié, et quand j’ai vu que prières et menaces étaient vaines, jel’ai laissé, après l’avoir accablé de malédictions et d’injures, àpeu de distance d’ici, défendant de son mieux le cheval et lui-mêmecontre un guerrier qui lui donne une telle besogne, que j’espèrebien ne pas tarder à être vengée. »

À ce récit, Roger est soudain sur pieds. Ils’était contenu pour l’écouter jusqu’au bout. Se tournant versRichardet, il lui demande, pour prix du service qu’il lui a rendu –et cela avec des prières sans fin – de le laisser aller seul avecla dame, jusqu’à ce qu’elle lui ait fait voir le Sarrasin qui lui aenlevé des mains le bon destrier.

Bien qu’il semble peu loyal à Richardet delaisser à un autre le soin de terminer une affaire qui lui incombe,il finit cependant par se rendre aux prières de Roger ;celui-ci prend aussitôt congé de ses compagnons, et s’éloigne avecHippalque, laissant les chevaliers non pas seulement émerveillés,mais stupéfaits de sa vaillance.

Quand ils furent à une certaine distance,Hippalque lui raconta qu’elle était envoyée vers lui par celle quiportait son image gravée au plus profond du cœur. Et, sans plusfeindre, elle lui dit tout ce que sa maîtresse l’avait chargée dedire, ajoutant que si elle avait d’abord parlé d’une autre façon,c’était à cause de la présence de Richardet.

Elle dit que celui qui lui avait pris ledestrier avait ajouté d’un air plein d’orgueil :« Puisque je sais que le cheval est à Roger, je le prendsencore plus volontiers justement à cause de cela. S’il a envie dele ravoir, fais-lui savoir – car je ne tiens pas à le lui cacher –que je suis ce Rodomont, dont la vaillance projette son éclat surle monde entier. »

Roger écoute, et, sur son visage, il montre dequelle indignation son cœur est embrasé. Frontin lui estcher ; de plus, il lui est envoyé par Bradamante, et voilàqu’on le lui enlève avec des paroles de mépris ! Il voit queldéshonneur l’atteindra s’il ne s’empresse de reprendre son cheval àRodomont et d’en tirer une éclatante vengeance.

La dame conduit Roger sans s’arrêter,désireuse de le mettre face à face avec le païen. Elle arrive à unendroit où la route se divise en deux branches. L’une va vers laplaine, et l’autre sur la montagne. Toutes deux conduisent à lavallée où elle a laissé Rodomont. Le chemin qui prend par lamontagne est rude, mais plus court que celui de la plaine ;celui-ci est beaucoup plus long, mais plus facile.

Le désir qui pousse Hippalque de ravoirFrontin et de venger l’offense qu’on lui a faite lui fait choisirle sentier de la montagne, qui doit abréger de beaucoup leurvoyage. Pendant ce temps, le roi d’Alger chevauche par l’autresentier, en compagnie du Tartare et des autres chevaliers dont j’aiparlé plus haut. Comme il suit la route plus facile qui traverse laplaine, il ne peut se rencontrer avec Roger.

Ils ont différé leurs querelles pour portersecours à Agramant. Cela, vous le savez déjà ; Doralice, causede tous leurs débats, est avec eux. Écoutez maintenant la suite del’histoire. La route qu’ils suivent conduit droit à la fontaine oùAldigier, Marphise, Richardet, Maugis et Vivian se livrent auxdouceurs du repos.

Marphise, cédant aux prières de sescompagnons, avait revêtu des vêtements de femme pris parmi ceux quele traître de Mayence croyait envoyer à Lanfuse. Bien qu’elle semontrât rarement sans son haubert et sans ses autres bonnes armes,elle consentit à les retirer ce jour-là, et, sur leurs prières,elle se laissa voir à eux sous des habits de dame.

Aussitôt que le Tartare voit Marphise, ilconçoit l’espérance de la conquérir, et il lui vient à la pensée dela donner à Rodomont, en échange de Doralice ; comme sil’amour pouvait s’accommoder de pareilles façons d’agir !comme si un amant pouvait vendre ou changer sa dame, et se consolerde sa perte en en prenant une autre !

Donc, pour le pourvoir d’une donzelle enremplacement de celle qu’il lui a enlevée, il conçoit le projet delui donner Marphise, laquelle lui semble charmante et belle, etdigne de devenir la compagne de tout chevalier. Il pense qu’ellelui deviendra tout de suite aussi chère que l’autre. C’estpourquoi, il provoque au combat tous les chevaliers qu’il voitauprès d’elle.

Maugis et Vivian, qui étaient restés arméspour veiller à la sûreté du reste de la troupe, s’élancent du lieuoù ils se trouvaient, tous deux prêts au combat et croyant avoiraffaire à deux agresseurs. Mais l’Africain, qui n’est pas venu pourcela, ne fait ni un signe ni un mouvement pour leur répondre ;de sorte qu’ils se trouvent en présence d’un seul adversaire.

Vivian arrive le premier ; pleind’ardeur, il met en arrêt sa lourde lance. De son côté, le roipaïen, habitué aux vaillantes prouesses, s’en vient à sa rencontreavec une énergie plus grande encore. Tous deux dirigent leur lancelà où ils croient que le coup sera plus dangereux. Vivian frappe envain le casque du païen ; loin de le faire tomber, il ne lefait pas même ployer.

Le roi païen, dont la lance est plus dure,fait voler en éclats l’écu de Vivian, comme s’il eût été de verre,et l’envoie lui-même hors de selle au milieu du pré, parmi lesherbes et les fleurs. Maugis survient et tente à son tourl’aventure, désireux de venger son frère. Mais il est sipromptement jeté à terre à côté de lui, qu’au lieu de le venger, ildoit se contenter de lui tenir compagnie.

Leur autre frère, plus prompt que leur cousinà revêtir ses armes, s’est élancé sur son destrier. Défiant leSarrasin, il accourt à toute bride à sa rencontre, et brûlantd’ardeur. Sa lance frappe d’un coup retentissant le casque à finetrempe du païen, à un doigt au-dessous de la visière. La lance voleau ciel, rompue en quatre tronçons. Mais le païen n’est pas mêmeébranlé sous cette botte terrible.

Le païen le frappe au flanc gauche. Le coupest tellement fort, que l’écu et la cuirasse, n’y pouvant résister,s’entr’ouvrent comme une écorce. Le fer cruel transperce la blancheépaule. Aldigier, percé de part en part, ploie sous le coup, ettombe enfin parmi l’herbe et les fleurs, pâle sous ses armes rougesde sang.

Richardet accourt derrière lui plein de rage,sa lance en arrêt, et son aspect montre bien, comme toujours, qu’ilest un digne paladin de France. Et il l’eût bien prouvé au païen siles chances fussent restées égales. Mais il n’arrive pas jusqu’àlui, car, sans qu’il y ait de sa faute, son cheval tombe etl’entraîne.

Aucun autre chevalier ne se montrant pourlutter avec le païen, celui-ci pense avoir gagné le prix de labataille, c’est-à-dire la dame. Il vient à elle, près de lafontaine, et dit : « Damoiselle, vous êtes à moi, à moinsque quelqu’un ne monte encore en selle pour combattre en votrefaveur. Vous ne pouvez vous refuser à le reconnaître, car c’est laloi de la guerre. »

Marphise, levant la tête d’un air altier,dit : « Tu te trompes beaucoup. Je reconnais que tudirais vrai, en prétendant que je t’appartiens selon le droit deguerre, si l’un de ceux que tu as jetés à terre eût été monseigneur ou mon chevalier. Mais je ne suis à aucun d’eux ; jene suis à personne autre qu’à moi. Donc, c’est à moi-même que celuiqui désire m’avoir doit m’enlever.

» Moi aussi, je sais manier l’écu et lalance, et j’ai jeté à terre plus d’un chevalier. » Et, setournant vers les écuyers : « Donnez-moi. – dit-elle –mes armes et mon destrier. » Elle enlève ses vêtements defemme et apparaît en simple chemisette, montrant les beautés et lesadmirables proportions d’un corps dont chaque partie, si ce n’estle visage, semble appartenir à Mars.

À peine armée, elle ceint son épée, sautelégèrement à cheval, le fait caracoler trois ou quatre fois de côtéet d’autre, puis, défiant le Sarrasin, elle saisit sa forte lanceet commence l’assaut. Telle, dans le camp troyen, devait êtrePenthésilée[2], combattant contre Achille leThessalien.

À la terrible rencontre, les deux lances sebrisent jusqu’à la poignée, comme verre. Pourtant les adversairesne plient pas d’un doigt. Marphise, voulant voir si elle neréussirait pas mieux contre le fier païen en le serrant de plusprès, revient sur lui, l’épée à la main.

Le cruel païen, en la voyant rester en selle,blasphème le ciel et les éléments. Elle, qui pensait lui avoirrompu le bouclier, n’apostrophe pas le ciel d’une manière moinscourroucée. Déjà l’un et l’autre ont le fer nu en main etmartellent de coups leurs armures enchantées. Les armures sont depart et d’autre enchantées, et jamais elles n’en eurent plus besoinqu’en ce jour.

Les hauberts et les cottes de mailles sontd’une si bonne trempe, qu’ils ne peuvent être entamés par l’épée oula lance. De sorte que l’âpre bataille aurait pu durer tout ce jouret l’autre jour encore, si Rodomont ne s’était jeté au milieud’eux, et n’avait réprimandé son rival sur le retard qu’il leuroccasionnait. « Si cependant tu veux batailler à toute force –lui dit-il – achevons la lutte déjà commencée entre nous.

» Nous avons conclu, comme tu sais, unetrêve, pour porter secours à notre armée. Nous ne devons, avantd’avoir rempli cette obligation, entreprendre aucune autre batailleni joute. » Ensuite, se tournant avec déférence vers Marphise,il lui montre le messager envoyé par Bradamante, et lui racontecomment il était venu réclamer leur aide.

Puis il la prie de renoncer à cette lutte, oude la différer et de venir avec eux au secours du fils du roiTrojan. Sa renommée montera ainsi au ciel d’un vol plus rapide quepar une querelle d’un moment, dont le seul résultat seraitd’entraver un si noble dessein.

Marphise brûlait toujours d’éprouver, l’épéeou la lance à la main, les chevaliers de Charles. Elle n’avait étéamenée de si loin en France que par le désir de constater parelle-même si leur éclatante renommée était méritée ou mensongère.Aussitôt qu’elle apprit le grand besoin dans lequel se trouvaitAgramant, elle se décida à partir avec Rodomont et Mandricard.

Cependant Roger avait suivi en vain Hippalquepar le sentier de la montagne. Arrivé à l’endroit où il croyaittrouver Rodomont, il vit que celui-ci était parti par un autrechemin. Pensant qu’il n’était pas loin, et qu’il avait pris lesentier qui conduisait droit à la fontaine, il se lança au grandtrot derrière lui, guidé par les traces fraîches, empreintes sur lesol.

Il ordonna à Hippalque de prendre la route deMontauban qui n’était qu’à une journée de marche. Il ne voulut pasqu’elle revînt avec lui à la fontaine, afin de ne pas trop ladétourner du droit chemin. Il lui recommanda de dire à Bradamanteque s’il n’avait pas eu à recouvrer Frontin, il serait allé àMontauban, ou partout où elle aurait été, prendre de sesnouvelles.

Il lui donna la lettre qu’il avait écrite àAigremont et qu’il portait sur son sein. Il lui dit encore de vivevoix beaucoup d’autres choses, et la chargea de l’excuser auprès desa dame. Hippalque, ayant bien fixé tout cela dans sa mémoire, pritcongé de lui, et fit faire volte-face à son palefroi. La fidèlemessagère ne s’arrêta plus qu’elle ne fût arrivée le soir même àMontauban.

Roger suivait en toute hâte le Sarrasin, dontles traces se voyaient tout le long du chemin, mais il ne put lerejoindre que près de la fontaine où il le vit escorté deMandricard. Les deux guerriers s’étaient promis de ne points’attaquer pendant la route, jusqu’à ce qu’ils eussent délivré lecamp de leur maître, auquel Charles s’apprêtait à imposer lejoug.

Arrivé près d’eux, Roger reconnut Frontin, etpar là vit sur-le-champ auquel des deux chevaliers il avait àfaire. Ôtant sa lance de dessus l’épaule, il défia l’Africain d’unevoix altière. Ce jour-là, Rodomont surpassa Job en patience, car,domptant son orgueil féroce, il refusa le combat que d’habitude ilétait le premier à chercher avec insistance.

Ce fut la première et la dernière fois que leroi d’Alger refusa le combat. Mais le désir qu’il avait de courirau secours de son roi lui semblait tellement sacré, que, même s’ilavait cru tenir Roger entre ses mains aussi facilement que leléopard agile et preste tient le lièvre, il n’aurait pas consenti às’arrêter le temps d’échanger avec lui un coup d’épée ou deux.

Ajoutez qu’il savait que c’était Roger qui ledéfiait au combat à cause de Frontin, Roger si fameux qu’il n’yavait pas un autre chevalier qui pût l’égaler en gloire ;Roger dont il avait toujours désiré éprouver, par expérience, laforce sous les armes. Pourtant il ne voulut pas accepter le combatavec lui, tellement il avait à cœur de secourir son roiassiégé.

Sans cette circonstance, il aurait fait troiscent milles et plus pour courir au-devant d’une telle rencontre.Mais en ce moment, si Achille lui-même l’avait défié, il n’auraitpas agi autrement que comme vous venez de l’entendre, tant il avaitréussi à assoupir la flamme de sa colère. Il raconte à Rogerpourquoi il refuse le combat, et le prie de l’aider dans sonentreprise.

Ce faisant, il fera ce que doit à son seigneurtout chevalier fidèle. Lorsque le siège sera levé, ils auronttoujours bien le temps de vider leur querelle. Roger luirépond : « Il me sera facile de différer ce combatjusqu’à ce qu’Agramant ait échappé aux forces de Charles, pourvuque tu me rendes sur-le-champ mon cheval Frontin.

» Si tu veux que je consente à remettre ànotre arrivée à la cour de prouver que tu as commis une choseindigne d’un homme brave en enlevant mon cheval à une dame,abandonne Frontin, et mets-le à ma disposition. Ne crois pasqu’autrement j’accepterai de différer entre nous la batailleseulement d’une heure. »

Pendant que Roger réclame de l’Africain ouFrontin ou la bataille immédiate, et que celui-ci le renvoie à plustard et ne veut ni donner le destrier, ni s’arrêter, Mandricards’avance de son côté, et soulève un nouveau sujet de querelle envoyant que Roger porte sur ses armes l’oiseau qui règne sur tousles autres.

Roger portait, sur champ d’azur, l’aigleblanche qui fut jadis l’emblème glorieux des Troyens. Il avait ledroit de la porter, puisqu’il tirait son origine de l’illustreHector. Mais Mandricard ignorait cela, et ne voulait pas souffrir,car il le considérait comme une grande injure, qu’un autre que luiportât sur son écu l’aigle blanche du fameux Hector.

Mandricard portait également sur ses armesl’oiseau qui ravit Ganymède sur l’Ida. Comment il obtint ces armespour prix de sa victoire, le jour où il fut victorieux dans lechâteau où il courut de si grands périls[3], cela vousest, je crois, présent à l’esprit avec d’autres histoires. Voussavez également comment la fée lui donna toute la belle armure queVulcain avait donnée jadis au chevalier troyen.

Mandricard et Roger s’étaient déjà battus uneautre fois rien que pour ce motif. Comment ils avaient été séparéspar hasard, je n’ai pas à le dire ici. Sachez seulement que, depuisce moment, ils ne s’étaient pas encore rencontrés. Mandricard,aussitôt qu’il vit l’écu, se mit à pousser des cris hautains et àmenacer Roger en lui disant : « Je te défie !

» Ce sont mes armoiries que tu portes,téméraire. Ce jour n’est pas le premier où je te l’ai dit. Et tucrois, fou que tu es, que parce que je t’ai épargné une fois, je lesupporterai encore aujourd’hui ! Puisque ni les menaces ni lesménagements n’ont pu t’enlever cette folie de la tête, je temontrerai combien c’eût été pour toi un meilleur parti de m’avoirobéi sur-le-champ. »

De même que le bois sec et bien échauffés’enflamme subitement au moindre souffle, ainsi s’allumel’indignation de Roger au premier mot qu’il entend de cette menace.« Tu crois – dit-il – m’intimider d’un signe, parce que jesuis en contestation avec cet autre. Mais je te montrerai que jesuis bon pour arracher à lui Frontin et à toi le bouclierd’Hector.

» Une autre fois, il est vrai, j’en suisvenu aux mains avec toi pour ce motif, et il n’y a pas encorelongtemps de cela. Mais je me retins alors de te tuer, parce que tun’avais pas d’épée au flanc. Ce qui n’était qu’une menace vadevenir un fait accompli. Cet oiseau blanc t’attirera malheur, car,dès l’antiquité, il sert d’armoiries à ma race ; tu l’asusurpé, et moi je le porte à juste titre. »

« C’est toi, au contraire, qui as usurpémes armoiries, » répond Mandricard ; et il tire son épée.C’était celle que, peu auparavant, Roland, dans sa folie, avaitjetée par la forêt. Le brave Roger, qui ne pouvait en aucunecirconstance se départir de sa courtoisie, laissa tomber sa lancesur le chemin, quand il vit que le païen avait tiré l’épée.

En même temps il saisit Balisarde, la bonneépée, et assujettit son écu à son bras. Mais l’Africain pousse sondestrier entre les deux adversaires, suivi de Marphise. Les prenantchacun à part, ils les prient de ne point en venir aux mains.Rodomont se plaint que Mandricard ait deux fois rompu le pactequ’ils ont fait ensemble ;

La première fois, s’imaginant conquérirMarphise, il s’était arrêté pour rompre plus d’une lance.Maintenant, pour disputer à Roger une devise, il montre peu desouci du roi Agramant. « Si, cependant – ajoute-t-il – tu veuxcontinuer à agir de cette façon, terminons d’abord notre proprequerelle. Elle est plus juste et plus pressée qu’aucune de cellesque tu t’es faites depuis.

» C’est à cette condition qu’une trêve aété conclue entre nous d’un commun accord. Quand j’en aurai finiavec toi, je ferai raison à celui-ci au sujet du destrier. Pourtoi, si tu sors de mes mains la vie sauve, tu lutteras avec luipour ton bouclier. Mais je te donnerai, j’espère, une tellebesogne, que Roger n’aura plus grand’chose à faire. »

« Il n’en arrivera pas comme tu penses –répond Mandricard à Rodomont – C’est moi qui te donnerai plus debesogne que tu ne voudras, et te ferai suer des pieds à la tête. Ilme restera encore assez de vigueur – de même que l’eau ne manquejamais à la fontaine – pour tenir tête à Roger, à mille autres aveclui, et à tout l’univers s’il veut lutter contre moi. »

La colère et les paroles de défi allaient semultipliant de tous les côtés. L’irritable Mandricard veutcombattre en même temps Rodomont et Roger. Celui-ci, qui n’est pashabitué à supporter l’outrage, ne veut plus entendre parlerd’accommodement ; il ne respire que bataille et dispute.Marphise va de l’un à l’autre pour rétablir la paix, mais elle nepeut suffire seule à une aussi forte tâche.

Souvent, lorsque le fleuve a franchi ses rivesélevées et cherche à se creuser un nouveau lit, le villageois,ardent à défendre contre l’inondation ses verts pâturages et lamoisson en laquelle il espère, se morfond à combler tantôt unebrèche, tantôt une autre. Pendant qu’il répare le côté qui menacede tomber, il voit sur un autre point céder la digue trop faible,et l’eau se précipiter par-dessus avec plus d’impétuosité.

Ainsi, pendant que Roger, Mandricard etRodomont sont tous les trois à se disputer, chacun d’eux voulant semontrer le plus vaillant, et prendre l’avantage sur ses compagnons,Marphise s’efforce de les apaiser. Mais elle perd sa fatigue et sontemps. À peine a-t-elle réussi à en tirer un hors de la bagarre,qu’elle voit les deux autres recommencer leur querelle avec unecolère nouvelle.

Marphise, voulant les mettre d’accord,disait : « Seigneurs, écoutez mon conseil. Il convient deremettre toute querelle jusqu’à ce qu’Agramant soit hors de péril.Si personne ne veut céder, je vais me reprendre moi aussi avecMandricard, et je verrai enfin si, comme il l’a dit, il est assezfort pour me conquérir par les armes.

» Mais si nous devons aller au secoursd’Agramant, allons-y sans retard, et qu’entre nous cesse toutecontestation. » « Pour moi, je n’irai pas plus avant –dit Roger – à moins que mon destrier ne me soit rendu. Sans plus deparoles, qu’il me donne mon cheval, ou qu’il le défende contre moi.Je resterai mort ici, ou je retournerai au camp sur mondestrier. »

Rodomont lui répond : « Obtenir cedernier résultat ne te sera pas aussi facile que d’obtenir lepremier » Et il poursuit en disant : « Je tepréviens que s’il arrive malheur à notre roi, ce sera par ta faute,car pour moi, je suis prêt à faire pour lui ce que je dois. »Roger ne s’arrête pas à cette observation ; saisi de fureur,il tire son épée.

Comme un sanglier, il se précipite sur le roid’Alger, le heurte de l’écu et de l’épaule, l’ébranle et le metdans un tel désordre, qu’il lui fait perdre un étrier. Mandricardlui crie : « Roger, diffère cette bataille, ou combatsavec moi. » Et ce disant, plus cruel, plus félon qu’il nes’était jamais montré, il frappe Roger sur son casque.

Roger s’incline jusque sur le cou de sondestrier. Lorsqu’il veut se relever, il ne peut, car il est atteintpar un nouveau coup que lui porte le fils d’Ulien. Si son casquen’eût pas été d’une trempe aussi dure que le diamant, il aurait étéfendu jusqu’au menton. Roger, suffoqué, ouvre les deux mains,abandonnant les rênes et son épée.

Son destrier l’emporte à travers lacampagne ; derrière lui Balisarde reste à terre. Marphise, quice jour même avait été sa compagne d’armes, frémit, et s’indigne devoir qu’un seul soit ainsi attaqué par deux à la fois. La magnanimeet vaillante guerrière se dresse contre Mandricard, et, faisantappel à toute sa vigueur, elle le frappe à la tête.

Rodomont se précipite à la poursuite de Roger,et Frontin va lui appartenir comme au vainqueur, si un autreadversaire n’intervient. Mais Richardet, suivi de Vivian, accourten toute hâte et se jette entre Roger et le Sarrasin. L’un heurteRodomont, le fait reculer et l’entraîne de force loin de Roger.L’autre, c’est-à-dire Vivian, place sa propre épée dans la main deRoger, qui a déjà repris ses sens.

Aussitôt que le brave Roger est revenu à lui,et qu’il tient l’épée que Vivian lui présente, il n’est pas long àvenger son injure. Il fond sur le roi d’Alger, rapide comme le liondébarrassé des cornes du taureau, et qui ne sent plus la douleur.L’indignation, la colère stimulent, fouettent son désir d’uneprompte vengeance.

Roger s’abat comme la tempête sur la tête duSarrasin. S’il avait pu reprendre son épée qui, ainsi que je l’aidit, lui était échappée des mains dès le commencement de labataille, par suite de la félonie dont il avait été victime, jecrois que la tête de Rodomont n’eût pas été préservée par soncasque, bien que ce casque fût l’œuvre du roi qui éleva la tour deBabel pour faire la guerre aux cieux étoilés.

La Discorde, persuadée que ce lieu ne peutplus être que le théâtre de conflits et de risques, et qu’il nesaurait y être conclu ni paix ni trêve, dit à sa sœur qu’elle peutdésormais revenir en toute sécurité avec elle auprès de leurs bonspetits moines. Laissons-les partir toutes deux, et restons auprèsde Roger qui a frappé Rodomont au front.

Le coup de Roger fut porté avec une si grandeforce, qu’il fit résonner, jusque sur la croupe de Frontin, lecasque et la dure cuirasse d’écailles dont le Sarrasin était armé.Lui-même chancela trois ou quatre fois à droite et à gauche, commes’il allait tomber la tête la première. Il aurait, lui aussi,laissé échapper son épée, si elle n’avait été attachée à samain.

Cependant Marphise avait fait couler la sueurdu front, du visage et de la poitrine de Mandricard qui, de soncôté, lui rendait bien la pareille. Mais leurs hauberts, à tous lesdeux, étaient si parfaits, qu’ils n’avaient pu être entamés suraucun point, de sorte que les combattants se maintenaient àavantages égaux. Soudain, un écart de son destrier fit que Marphiseeut besoin de l’aide de Roger.

Le destrier de Marphise, en voulant tournertrop court, glissa sur l’herbe humide d’une si malheureuse façon,que la guerrière ne put le retenir et qu’il tomba sur le côtédroit. Au moment où il cherchait à se relever, il fut heurté enplein flanc par Bride-d’Or, sur lequel s’avançait le païen peucourtois, et forcé de tomber de nouveau.

Roger, voyant la damoiselle par terre et engrand danger, se hâta de la secourir. Il le pouvait d’autant plusfacilement que son adversaire, tout étourdi, avait été emporté auloin. Il frappa sur le casque du Tartare un coup terrible qui luiaurait fendu la tête comme un trognon de chou, si Roger avait euBalisarde en main, ou si Mandricard avait eu sur la tête un autrearmet.

Le roi d’Alger cependant, ayant repris sessens, tourna ses regards tout autour de lui et aperçut Richardet.Se souvenant que c’était lui qui l’avait attaqué et qui avaitsecouru Roger, il piqua droit à lui, et il allait lui faire payercher son intervention, si Maugis, avec un grand art et par unnouvel enchantement, n’était venu s’interposer.

Maugis, en fait de maléfices, en savait autantque le plus habile magicien. Bien qu’il n’eût pas avec lui le livreavec lequel il aurait pu arrêter le soleil, il avait parfaitement àl’esprit la formule par laquelle il conjurait d’habitude lesdémons. Il en envoie un sur-le-champ dans le corps du roussin deDoralice, et le met en fureur.

Avec une seule parole, le frère de Vivian faitentrer un des anges de Minos dans le paisible coursier qui portesur son dos la fille du roi Stordilan, et celui-ci, qui jamaisauparavant ne s’était emporté, et qui avait toujours obéi à lamain, fait soudain un saut de trente pieds de long et de seizepieds de haut.

Le saut fut grand, mais non cependant denature à faire vider la selle à la cavalière. Quand elle se vit enl’air, la donzelle, se tenant pour morte, se mit à crier de toutesses forces. Le roussin, après ce saut énorme, partit emporté par lediable, avec Doralice qui criait au secours, et d’une course sirapide, qu’une flèche ne l’aurait pas rejoint.

Aux premiers sons de cette voix, le filsd’Ulien quitte la bataille, et pique des deux derrière le palefroiqui s’enfuit furieux, afin de porter secours à la dame. Mandricarden fait autant, sans plus s’occuper de Roger et de Marphise. Sansleur demander ni paix ni trêve, il suit les traces de Rodomont etde Doralice.

Cependant Marphise s’était relevée de terre.Toute ardente d’indignation et de colère, elle croit qu’elle va sevenger, mais elle est trompée dans son espoir ; elle aperçoitson ennemi trop loin d’elle. Roger, voyant la bataille se terminerde la sorte, pousse des soupirs qui ressemblent au rugissement d’unlion. Tous deux savent bien qu’avec leurs chevaux ils ne peuventrejoindre Frontin et Bride-d’Or.

Roger ne veut point lâcher prise avant que nesoit vidée sa querelle avec le roi d’Alger à propos de soncheval ; Marphise ne veut pas laisser le Tartare aller en paixavant de s’être encore mesurée avec lui. Abandonner leur querelleainsi paraît à l’un et à l’autre une lâcheté. D’un commun accord,ils prennent le parti de suivre les pas de ceux dont ils ont à seplaindre.

Ils les retrouveront dans le camp sarrasin,s’ils ne peuvent les rejoindre avant, car ils savent qu’ils s’yrendent pour faire lever le siège du camp, avant que le roi deFrance ne s’en soit complètement emparé. Ils s’en vont donc toutdroit où ils pensent les rencontrer sans faute. Roger, cependant,ne s’éloigne pas avant d’avoir dit adieu à ses compagnons.

Roger s’approche de l’endroit où le frère desa belle dame se tient à l’écart, et l’assure de son amitié partoutoù il sera, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Puis ille prie – et cela avec beaucoup d’adresse – de saluer sa sœur enson nom. Il lui fait cette dernière recommandation avec tant deprudence, qu’il ne donne de soupçon ni à lui ni aux autres.

Puis il prend congé de lui, de Vivian, deMaugis et d’Aldigier qui est blessé. Eux aussi, en souvenir desservices rendus, l’assurent de leur reconnaissance éternelle. Quantà Marphise, elle avait tellement à cœur d’aller à Paris, qu’elleavait oublié de dire adieu à ses amis. Mais Maugis et Viviancoururent sur ses pas jusqu’à ce qu’ils pussent la saluer deloin.

Richardet en fit autant. Aldigier, qui gisaità terre, fut forcé, bien contre son gré, de rester. Marphise etRoger prirent le chemin que Rodomont et Mandricard avaient suivi etqui conduisait vers Paris. J’espère, seigneur, vous dire dansl’autre chant les exploits merveilleux et surhumains qu’au granddétriment des guerriers de Charles accomplirent les deux couplesdont je vous parle.

Chant XXVII

ARGUMENT. – Mandricard, Roger, Rodomont etMarphise, suivant les traces de Doralice, arrivent sous les murs deParis. Ils assaillent l’armée chrétienne et repoussent Charles audedans des murailles. Cela fait, ils reviennent à leur premièrequerelle. Le roi d’Afrique laisse à Doralice le choix entreMandricard et Rodomont. Ce dernier est repoussé, et part plein dedépit, dans l’intention de s’en retourner en Afrique ; il logeun soir dans une hôtellerie sur les bords de la Saône.

 

Souvent les résolutions prises à l’improvistepar les dames sont meilleures que celles qu’elles adoptent aprèsavoir longtemps réfléchi. C’est là un don spécial qui leur estpropre, parmi tous ceux dont le ciel les a si largement gratifiées.Au contraire, les résolutions des hommes risquent fort de ne pasêtre bonnes, si une mûre réflexion ne les appuie, ou si on ne lesrumine longuement, avec beaucoup de soin et d’application.

La résolution prise par Maugis lui parutbonne, mais elle ne le fut pas en réalité, bien que, comme j’aidit, elle lui servît à délivrer son cousin Richardet d’un grandpéril. Il avait forcé le démon à éloigner Rodomont et le fils duroi Agricant, sans songer qu’ils étaient entraînés vers un lieu oùleur présence amènerait la défaite des chrétiens.

S’il avait eu le temps de réfléchir à cela, ilest à croire qu’il aurait secouru son cousin sans danger pour lagent chrétienne. Il aurait pu, en effet, ordonner au démond’emporter la donzelle si loin sur la route du Levant ou du Ponant,qu’on n’en eût plus jamais de nouvelles en France.

De la sorte, ses amants l’auraient suivie, demême qu’ils la suivaient à Paris et en tout autre lieu. Mais,n’ayant pas eu le temps de réfléchir longuement, Maugis ne songeapoint à cela, et le Malin chassé du ciel, toujours en quête desang, de carnage et de ruines, prit le chemin par où il espéraitapporter le plus vite l’affliction dans l’armée de Charles, sonmaître ne lui en ayant imposé aucun.

Le palefroi, ayant le démon dans ses flancs,emporta Doralice épouvantée. Fleuves, fossés, bois, marais, ravinsou précipices, rien ne put l’arrêter, jusqu’à ce que, traversant lecamp anglo-français, ainsi que l’armée innombrable des ennemis desétendards du Christ, il l’eût remise aux mains de son père, le roide Grenade.

Rodomont et le fils d’Agrican la suivirentpendant quelque temps le premier jour, l’apercevant, mais deloin ; puis ils ne tardèrent pas à la perdre de vue, et furentobligés de la suivre à la trace, comme le chien suit le lièvre oule chevreuil. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés aucamp, où ils apprirent qu’elle était auprès de son père.

Garde-toi, Charles. Voici que s’apprête àtomber sur toi une telle fureur, que je ne te vois pas en sûreté.Tu ne vas pas seulement avoir à faire à ces deux guerriers. Le roiGradasse s’est levé, ainsi que Sacripant, pour la perte de tonarmée. La Fortune, voulant t’éprouver jusqu’au bout, t’enlève enmême temps les deux flambeaux de force et de sagesse qui étaientauprès de toi, et tu restes plongé dans les ténèbres.

Je parle de Roland et de Renaud. L’un, toutplein de fureur et de folie, erre nu, par la plaine et par lamontagne, à ciel découvert, sous la pluie, le froid et le chaud.L’autre, à peine un peu plus sain d’esprit, t’a quitté au moment oùtu avais le plus besoin de son aide. Ne trouvant point Angélique àParis, il est parti ; et il va, cherchant ses traces.

Un vieillard, enchanteur rusé, comme je vousl’ai dit tout d’abord, lui a fait croire, par une fantastiqueerreur, qu’Angélique s’en allait en compagnie de Roland. Le cœurmordu de la plus grande jalousie que jamais amant ait éprouvée, ilvint à Paris. À peine arrivé à la cour, son mauvais destin le fitenvoyer en Bretagne.

Après la bataille dont tout l’honneur luirevint, et où il avait réussi à enfermer Agramant dans son camp, ilétait retourné à Paris. Là, il avait fouillé tous les monastères defemmes, les maisons, les châteaux. Amant infatigable, il auraittrouvé sa maîtresse, si elle avait été dans ces murs. Voyant enfinque ni elle ni Roland ne s’y trouvaient, il partit avec la fermevolonté de les chercher tous les deux.

Il pensa d’abord que Roland jouissait d’elle,au sein des fêtes et des jeux, dans ses châteaux d’Anglante et deBlaye. Il y courut, mais il ne la trouva dans aucun de ces deuxendroits. Il retourna alors à Paris, comptant saisir bientôt lepaladin à son retour, car il ne pouvait prolonger son absence loinde l’armée sans encourir un blâme sévère.

Renaud séjourna un jour ou deux dans la cité.Puis, Roland ne revenant pas, il reprit ses recherches, tantôt versAnglante, tantôt vers Blaye, toujours en quête d’apprendre desnouvelles d’Angélique ; chevauchant de nuit et de jour, à lafraîcheur de l’aube ou à l’heure ardente de midi, il fit, sous lalumière du soleil et de la lune, non pas une fois, mais deux centsfois ce chemin.

Mais l’antique ennemi, celui qui poussa Ève àlever la main vers le fruit défendu, jeta un jour ses yeux lividesdu côté de Charles, et voyant que le brave Renaud était loin delui, comprenant quel carnage on pouvait faire en ce moment del’armée des chrétiens, il conduisit vers eux tout ce qu’il y avaitde meilleur parmi les chevaliers sarrasins.

Il inspira au roi Gradasse et au brave roiSacripant, qui étaient devenus compagnons d’armes au sortir duchâteau enchanté d’Atlante, le désir de venir au secours destroupes assiégées d’Agramant, et d’anéantir l’armée de l’empereurCharles. Il les conduisit lui-même par des chemins inconnus quiabrégèrent leur voyage.

Il chargea un des siens de pousser Rodomont etMandricard sur les traces de Doralice emportée par son camarade. Ilen envoya également un autre pour presser Marphise et le vaillantRoger. Toutefois il recommanda à celui qui devait conduire ces deuxderniers de retenir un peu la bride, afin qu’ils n’arrivassent pasen même temps que les autres.

Marphise et Roger furent conduits de façon àarriver une demi-heure en retard. L’ange noir, dans son désird’écraser les chrétiens, prévit que la dispute pour la possessiondu destrier pourrait bien contrarier ses desseins. Et cette disputese serait infailliblement renouvelée, si Roger et Rodomont étaientarrivés en même temps.

Les quatre premiers se rencontrèrent ensembleà un endroit d’où ils pouvaient voir les tentes de l’armée assiégéeet celles des assiégeants dont le vent agitait les bannières. Ilstinrent un instant conseil, et conclurent qu’ils devaient, en dépitde l’obstacle que leur opposait Charles, secourir le roi Agramant,et le délivrer du cercle où il était enfermé.

Serrés les uns contre les autres, ilss’élancent au beau milieu des logements de l’armée chrétienne,criant : Afrique ! Espagne ! et faisant voir ainsiqu’ils sont païens. On entend par tout le camp retentir lecri : Aux armes, aux armes ! Mais, aux premiers coups, ungrand nombre de soldats s’enfuient en déroute avant même d’avoirété attaqués.

L’armée chrétienne, mise sens dessus dessouspar ce tumulte, s’agite sans comprendre ce qui se passe. Elle croitd’abord que c’est une des alertes habituelles des Suisses ou desGascons. Mais comme la plupart des soldats ignorent la vérité,chaque nation se forme en bataille, les unes au son du tambour, lesautres au son de la trompette. La rumeur est grande et rebonditjusqu’au ciel.

Le magnanime empereur, entièrement armé, forsla tête, a près de lui ses paladins. Il accourt, et s’informe de cequi a mis ainsi les escadrons en désordre. Il menace les fuyards etles arrête. Il voit qu’un grand nombre d’entre eux sont blessés auvisage et à la poitrine ; d’autres ont la tête et la gorgeruisselantes de sang ; d’autres enfin s’en reviennent avec unemain ou un bras coupés.

Il pousse plus avant ; une multitude deguerriers gisent à terre, baignant dans un horrible lac vermeil,formé de leur propre sang. Ni médecin ni magicien ne sauraient lesrendre à la vie. Charles voit, cruel spectacle, les têtes, lesbras, les jambes, séparés des troncs. Partout, depuis les premièresjusqu’aux dernières tentes, il ne rencontre que des morts.

La petite troupe, digne d’une éternellerenommée, avait laissé sur son passage cette longue tracesanglante, comme un témoignage à jamais mémorable pour l’univers.Charles s’avance, contemplant la cruelle boucherie ; plein destupeur, de colère et d’indignation, il va, pareil à celui dont lamaison a été frappée par la foudre, et qui cherche de tous côtésparmi les décombres.

Ce premier secours n’était pas encore arrivéjusqu’aux remparts qui protégeaient le camp du roi africain,lorsque Marphise et l’impétueux Roger survinrent d’un autre côté.Le digne couple, après avoir jeté une fois ou deux les yeux autourde lui, comprit bien vite quel était le plus court chemin poursecourir son souverain assiégé, et s’élança soudain.

Lorsqu’on a mis le feu à la mine, la flamme,libre, ardente, court le long du sillon noir tracé par la poudre,si rapide que l’œil peut à peine la suivre, puis l’on entend lebruit de l’écroulement des durs rochers et des murs épais quiretombent brisés. Tel fut le fracas que produisirent Roger etMarphise en entrant dans la bataille.

De long et de large, ils commencèrent à fendreles têtes, à tailler les bras et les épaules dans ces foules troplentes à s’enfuir et à leur débarrasser la voie. Quiconque a vu latempête battre le versant d’une montagne ou d’une vallée, tandisqu’elle épargne l’autre versant, peut se représenter le chemin queles deux guerriers s’ouvrirent à travers tant de gens.

Un grand nombre qui s’étaient dérobés par lafuite aux coups de Rodomont et de ses compagnons rendaient déjàgrâce à Dieu qui leur avait octroyé des jambes si promptes et despieds si agiles. Mais, en venant donner du front et de la poitrinecontre Marphise et Roger, ils virent bien, les malheureux, quel’homme, qu’il s’arrête ou qu’il fuie, ne peut éviter sadestinée.

Celui qui échappe à un danger retombe dans unautre, et paye le tribut de chair et d’os. Ainsi le timide renard,croyant s’échapper, tombe avec ses petits dans la bouche du chien,après avoir été chassé de son ancienne tanière par le paysan voisinqui l’a adroitement fait déloger, grâce au feu et à la fumée, duseul endroit où il n’eût rien à craindre.

Marphise et Roger pénètrent dans l’enceinte ducamp des Sarrasins. Là, tous ceux qu’ils viennent sauver, les yeuxlevés au ciel, remercient Dieu de leur arrivée. On n’y a plus peurdes paladins ; le plus faible païen en défie un cent, et l’ondécide que, sans prendre le moindre repos, on retournera porter lecarnage dans leur camp.

Les cornets, les trompettes, les clochesmauresques emplissent le ciel de sons formidables. On voit, dansles airs, trembler aux vents les bannières et les gonfalons. D’unautre côté, les capitaines de Charles rangent auprès des Allemandset des Bretons les troupes de France, d’Italie et d’Angleterre, etla mêlée, âpre et sanglante, recommence.

La force du terrible Rodomont, celle dufurieux Mandricard, du brave Roger, source inépuisable devaillance, du roi Gradasse si fameux dans le monde ;l’intrépide physionomie de Marphise, celle du roi de Circassie ànulle autre seconde, forcèrent le roi de France à regagner Parisaux cris de : Saint Jean et saint Denis !

Ces chevaliers et Marphise déployèrent un élansi invincible, une si admirable puissance, qu’on ne saurait s’enfaire une idée, seigneur, loin que cela se puisse décrire. Par là,vous pouvez Juger combien de gens furent occis dans cette journée,et quel cruel revers éprouva le roi Charles, d’autant plus quevinrent bientôt à la rescousse Ferragus et plus d’un Maurefameux.

Beaucoup de chrétiens, dans leur empressementà fuir, se noyèrent dans la Seine, car le pont ne pouvait suffire àfaire passer une telle multitude. Ayant la mort devant et derrièreeux, ils souhaitaient d’avoir des ailes comme Icare. Excepté Ogieret le marquis de Vienne, tous les paladins furent faitsprisonniers. Olivier revint blessé sous l’épaule droite ;Ogier, la tête fendue.

Et si, comme Renaud et Roland, Brandimart eûtabandonné la partie, Charles, en pleine déroute, aurait été chasséde Paris, si même il avait pu sortir vivant de cette fournaise.Brandimart fit tout son possible pour arrêter les Sarrasins, etquand il se vit impuissant, il céda devant leur furie. Ainsi laFortune sourit à Agramant qui assiégea Charles une secondefois.

Les cris et les plaintes des veuves, desenfants orphelins, des vieillards aveugles, s’élevant au-dessus decette atmosphère morbide, montent jusqu’à l’éternelle sérénité oùsiège Michel, et lui font voir que le peuple fidèle est la proiedes loups et des corbeaux, et que les guerriers de France,d’Angleterre et d’Allemagne couvrent au loin la campagne.

Le visage de l’Ange bienheureux se colore derougeur. Il lui semble que le souverain Créateur a été mal obéi, etil se plaint d’avoir été trompé, trahi par la Discorde perfide. Illui avait commandé d’exciter des querelles entre les païens, et sesordres ont été mal exécutés. À voir le résultat, il semble qu’on afait tout le contraire de ce qu’il avait ordonné.

Comme un serviteur fidèle qui, doué de plus dezèle que de mémoire, s’aperçoit qu’il a oublié la chose qu’ildevait avoir à cœur plus que sa propre vie, et qui s’empresse deréparer son erreur avant que son maître n’en ait connaissance,ainsi l’Ange ne veut point reparaître devant Dieu avant d’avoirrempli sa mission.

Il dirige son vol vers le monastère où il a vuplusieurs autres fois la Discorde. Il la trouve assise au chapitreassemblé pour l’élection des dignitaires. Elle prenait plaisir àvoir les bréviaires voler à la tête des moines. L’Ange la saisitpar les cheveux, et la roue de coups de pied et de coups depoing.

Il lui rompt sur la tête, sur le dos et surles bras, le manche d’une croix. La misérable crie merci de toutesses forces, et embrasse les genoux du divin messager. Michel ne lalaisse pas avant de l’avoir chassée devant lui jusque dans le campdu roi d’Afrique. Alors il lui dit : « Attends-toi à untraitement pire, si je te vois encore hors de ce camp. »

Bien que la Discorde ait le dos et les brasrompus, comme elle craint de se trouver une autre fois sous cetteaverse de coups, comme elle redoute la fureur de Michel, elle courtprendre ses soufflets, et redoublant les feux déjà allumés, enallumant de nouveaux, elle fait jaillir de tous les cœurs unimmense incendie de colère.

Elle embrase tellement Rodomont, Mandricard etRoger, qu’à peine les païens victorieux sont-ils délivrés deCharles, les trois chevaliers s’en viennent ensemble devant le roimaure. Ils lui racontent leurs différends ; ils lui en disentla cause et l’objet ; puis ils s’en remettent à lui pourdécider lesquels d’entre eux doivent combattre les premiers.

Marphise expose aussi son cas, et dit qu’elleveut finir le combat qu’elle a commencé avec le Tartare. Ayant étéprovoquée par lui, elle ne veut ni céder son tour à un autre, nidifférer le combat d’un jour, d’une heure. Elle insiste vivementpour que la bataille avec le Tartare lui soit accordée avant lesautres.

Rodomont n’est pas moins résolu à avoir lepremier le champ libre, afin de terminer avec son rival la querellequ’il a interrompue pour venir au secours du camp africain, etqu’il a dû suspendre jusqu’à ce moment. Roger l’interrompt, et ditqu’il a souffert trop longtemps que Rodomont détienne son destrier,pour qu’il ne se batte pas le premier avec lui.

Pour surcroît d’embarras, le Tartare s’avanceà son tour, et nie que Roger ait le moindre droit de porter l’aigleaux ailes blanches. Il est tellement furieux de colère et de rage,qu’il veut, si les trois autres y consentent, vider les querellesd’un seul coup. Et il ne serait pas démenti par les trois autres,si le roi donnait son consentement.

Le roi Agramant, par prières et bonnesraisons, fait tout ce qu’il peut pour ramener la paix entre eux.Enfin, quand il voit qu’ils restent sourds à ses observations etqu’ils ne veulent consentir à aucune paix, à aucune trêve, il leurdit d’attendre au moins qu’il ait assigné à chacun son rang pourcombattre, et il pense que le meilleur parti à prendre est de tirerau sort.

Il fait préparer quatre billets ; surl’un sont écrits les noms de Mandricard et de Rodomont ; surl’autre ceux de Roger et de Mandricard ; le troisième porteles noms de Rodomont et de Roger ; le quatrième, ceux deMarphise et de Mandricard. Puis, il s’en remet à la décision del’inconstante déesse. Le premier billet sortant est celui du roi deSarze et de Mandricard.

Les noms de Mandricard et de Roger viennent ensecond ; ceux de Roger et de Rodomont sortent après, et lebillet qui reste est celui de Marphise et de Mandricard. La damesemble fort contrariée de ce résultat, et Roger ne paraît pas pluscontent qu’elle. Il connaît la force des deux premierscombattants ; il sait que leur combat peut se terminer defaçon qu’il ne reste plus rien à faire ni à lui ni à Marphise.

Non loin de Paris s’étendait un emplacementd’un mille environ de tour. Une chaussée peu élevée l’entourait detoutes parts, comme si c’eût été un amphithéâtre. Un château s’yélevait jadis, mais le fer et la flamme avaient renversé ses murset ses toits. On peut en voir un semblable sur la route qui va deParme à Borgo.

Ce fut en cet endroit qu’on établit la lice.On entoura de pieux un espace suffisant, auquel on donna une formecarrée, en ménageant deux portes, selon l’usage. Le jour marqué parle roi pour le combat étant arrivé, et les chevaliers persistantdans leur intention, leurs tentes furent dressées de chaque côté,en dehors des barrières.

Dans la tente qui s’élève du côté du Ponant,se tient le roi d’Alger, à la stature de géant. L’ardent Ferraguset Sacripant lui mettent sur le dos la cuirasse en écailles deserpent. Le roi Gradasse et l’illustre Falsiron sont de l’autrecôté de la lice, dans la tente dressée au Levant, occupés àendosser de leurs propres mains les armes troyennes au successeurdu roi Agrican.

Le roi d’Afrique, ayant à ses côtés le roid’Espagne, est assis sur un tribunal spacieux et élevé. Près de luise tiennent Stordilan et les autres chefs que révère l’arméepaïenne. Heureux ceux qui peuvent trouver sur la chaussée, ou à lacime des arbres, une place d’où ils dominent la plaine !Grande est la foule qui de tous côtés ondoie autour de la barrièreextérieure.

Près de la reine de Castille, on voit lesreines, les princesses et les nobles dames d’Aragon, de Grenade, deSéville et des pays qui confinent aux colonnes de l’Atlantide.Parmi elles est assise la fille de Stordilan. Son vêtement consisteen deux riches draperies, l’une d’un rouge pâle, l’autreverte ; la première semble avoir perdu sa couleur, tellementelle tire sur le blanc.

Marphise porte un vêtement court, convenant àla fois à une dame et à une guerrière. C’est ainsi que le Thermodondut voir autrefois Hippolyte et ses compagnes[4]. Déjàle héraut portant sur sa cotte d’armes la devise du roi Agramant,est entré dans le camp, pour rappeler le règlement qui défend auxspectateurs de prendre parti, de fait ni de parole, pour l’un descombattants.

La foule épaisse est dans l’attente du combatqu’elle appelle de tout son cœur, et parfois se plaint du retardque mettent à paraître les deux fameux chevaliers. Soudain unegrande rumeur qui ne fait que s’accroître s’élève de la tente deMandricard. Or vous saurez, seigneur, que c’est le vaillant roi deSéricane et le farouche Tartare qui produisent ce tumulte et quipoussent ces cris.

Le roi de Séricane, ayant entièrement armé deses mains le roi de Tartarie, s’apprêtait à lui attacher au flancl’épée qui avait jadis appartenu à Roland, lorsqu’il vit, écrit surle pommeau, le nom de Durandal, et la devise habituelle d’Almonte.Cette épée avait été ravie au malheureux Almonte, aux bords d’unefontaine près d’Aspromonte, par Roland, tout jeune encore.

En la voyant, Gradasse fut convaincu quec’était cette épée si fameuse du seigneur d’Anglante, pour lapossession de laquelle il avait équipé la plus grande flotte quieût jamais quitté le Levant, conquis le royaume de Castille, etvaincu la France peu d’années auparavant. Mais il ne put comprendrepar quel hasard Mandricard l’avait actuellement en sapossession.

Il lui demanda si c’était par force ou partraité qu’il l’avait enlevée au comte, où et quand. Mandricard luidit qu’il avait soutenu une grande bataille avec Roland, pour avoircette épée, et que celui-ci avait feint d’être fou, « espérantainsi, ajouta-t-il, dissimuler la peur que lui inspirait la luttequ’il aurait eue à soutenir contre moi, tant qu’il aurait gardél’épée. »

Il dit qu’il avait imité le castor qui secoupe lui-même les parties génitales, à l’aspect du chasseur, caril sait qu’on ne le recherche pas pour autre chose. Gradasse nel’écouta pas jusqu’à la fin ; il dit : « Je ne veuxla donner ni à toi, ni à d’autres. Pour elle, j’ai dépensé tantd’or, j’ai supporté tant de fatigues, j’ai exterminé tant de gens,qu’elle m’appartient à bon droit.

» Songe à te munir d’une autre épée, carje veux celle-ci, et cela ne doit pas t’étonner. Que Roland soitsage ou fou, j’entends m’en emparer partout où je la retrouve. Toi,tu l’as volée sans témoin sur la route. Moi, je te la disputeraiici. Mon cimeterre te dira mes raisons, et nous irons au jugementdans l’arène.

» Il faut que tu la gagnes avant de t’enservir contre Rodomont. C’est un vieil usage, qu’avant d’affronterla bataille un chevalier doit payer ses armes. » « Iln’est pas de son plus doux à mon oreille – répondit le Tartare enélevant le front – que d’entendre quelqu’un me défier à labataille. Mais fais que Rodomont y consente.

» Fais que le roi de Sarze te cède lapremière place, et se contente pour lui de la seconde, alors tupeux être certain que je te répondrai à toi et à tout autre. »Roger s’écria : « Je n’entends pas qu’on change rien aupacte qui a été conclu et que le sort soit de nouveau consulté. QueRodomont descende le premier en champ clos, ou bien que sa querellene se vide qu’après la mienne.

» Si le raisonnement de Gradasse doitprévaloir, c’est-à-dire si avant de se servir de ses armes il fautles gagner, tu ne dois pas porter mon aigle aux blanches ailesavant de m’en avoir désarmé. Mais puisque j’ai consenti au traité,je ne veux pas revenir sur ma parole : la seconde bataillesera pour moi, si la première reste acquise au roi d’Alger.

» Si vous troublez en partie l’ordre ducombat, je le troublerai totalement, moi. Je n’entends pas telaisser ma devise, si tu ne la disputes pas à moi-mêmesur-le-champ. » « Vous seriez Mars l’un et l’autre –répondit Mandricard furieux – que ni l’un ni l’autre vous ne seriezcapables de m’empêcher de me servir de la bonne épée, ou de cettenoble devise. »

Et, poussé par la colère, il s’avance le poingfermé vers le roi de Séricane et lui frappe si rudement la maindroite, qu’il lui fait lâcher Durandal. Gradasse, ne s’attendantpas à une telle audace, à une telle folie, est si surpris, qu’ilreste tout interdit, et que la bonne épée lui est enlevée.

À un tel affront, son visage s’allume devergogne et de colère ; on dirait qu’il jette du feu. L’injurelui est d’autant plus sensible, qu’elle lui est faite dans un lieusi public. Affamé de vengeance, il recule d’un pas pour tirer soncimeterre. Mandricard a une telle confiance en lui-même, qu’ildéfie aussi Roger au combat.

« Venez donc tous deux ensemble, et queRodomont vienne faire le troisième ; viennent l’Afrique,l’Espagne et toute la race humaine ; je ne suis pas homme àbaisser jamais le front. » Ainsi disant, il fait tournoyerl’épée d’Almonte, assure son écu à son bras, et se dresse,dédaigneux et fier, en face de Gradasse et du brave Roger.

« Laisse-moi – disait Gradasse – le soinde guérir celui-ci de sa folie. » « Pour Dieu – disaitRoger – je ne te le laisse pas, car il faut que ce combat soit àmoi. Toi, reste en arrière. » « Restes-y toi-même, »criaient-ils tous deux à la fois, ne voulant point se céder le pas.Cependant la bataille s’engagea entre les trois adversaires, etelle aurait abouti à un terrible carnage,

Si plusieurs des assistants ne s’étaientinterposés entre ces furieux, et cela un peu trop sans réfléchir,car ils apprirent à leurs dépens ce qu’il en coûte de s’exposerpour sauver les autres. Le monde entier n’aurait pas séparé lescombattants, si le fils du fameux Trojan n’était venu, accompagnédu roi d’Espagne. À leur aspect, tous s’inclinèrent avec un profondrespect.

Agramant se fit exposer la cause de cettenouvelle et si ardente querelle. Puis il s’efforça de faireconsentir Gradasse à ce que Mandricard se servît, pour cettejournée seulement, de l’épée d’Hector, et jusqu’à ce qu’il eût vidéson grave différend avec Rodomont.

Pendant que le roi Agramant s’étudie à lesapaiser, et raisonne tantôt l’un, tantôt l’autre, le bruit d’unenouvelle altercation entre Sacripant et Rodomont s’élève de l’autretente. Le roi de Circassie, comme il a été dit plus haut, assistaitRodomont. Aidé de Ferragus, il lui avait endossé les armes de sonaïeul Nemrod.

Puis ils étaient venus tous ensemble àl’endroit où le destrier mordait son riche frein qu’il couvraitd’écume. Je parle du bon Frontin, au sujet duquel Roger s’était missi fort en colère. Sacripant, à qui avait été commis le soind’amener en champ clos un tel chevalier, avait regardé avec soin sile destrier était bien ferré, et s’il était harnachéconvenablement.

L’ayant examiné plus attentivement, certainssignes particuliers, ses allures sveltes et dégagées, le lui firentreconnaître, sans qu’il pût conserver le moindre doute, pour sondestrier Frontalet qui jadis lui était si cher, et pour lequel ilavait eu à soutenir autrefois mille querelles. Plus tard, cedestrier lui ayant été volé, il en fut tellement affligé que,pendant longtemps, il ne voulut plus aller qu’à pied.

Brunel le lui avait volé devantAlbraca[5], le même jour où il déroba l’anneau àAngélique, le cor et Balisarde à Roland, et l’épée à Marphise. Lemême Brunel, de retour en Afrique, avait donné Balisarde et lecheval à Roger, qui avait appelé ce dernier du nom de Frontin.

Quand le roi de Circassie eut reconnu qu’il nese trompait pas, il se retourna vers le roi d’Alger et luidit : « Sache, seigneur, que c’est là mon cheval. Il m’aété volé à Albraca. Je ne manquerais pas de témoins pour leprouver, mais comme ils sont tous fort loin, si quelqu’un le nie,je suis prêt à soutenir, les armes à la main, la vérité de mesparoles.

» Je suis très content, puisqu’en cesderniers jours nous avons été compagnons d’armes, de te prêteraujourd’hui ce cheval, car je vois bien que tu ne pourrais rienfaire sans lui, à condition cependant que tu reconnaîtras partraité qu’il est à moi et que je te l’ai prêté. Autrement, ne pensepas l’avoir ; à moins de combattre sur-le-champ avec moi poursa possession. »

Rodomont, qui ne connut jamais de chevalierplus orgueilleux que lui dans le métier des armes, et dont aucunguerrier de l’antiquité n’égala la force et le courage,répondit : « Sacripant, tout autre que toi qui oserait meparler de la sorte s’apercevrait bien vite à ses dépens qu’il eûtmieux valu pour lui naître muet.

» Mais eu égard à la camaraderie qui,comme tu l’as dit, s’est établie depuis peu entre nous, je mecontente de t’avertir de remettre à plus tard cette entreprise,jusqu’à ce que tu aies vu le résultat de la bataille qui va selivrer tout à l’heure entre le Tartare et moi. J’espère, grâce àl’exemple que tu en recevras, que tu me diras de bon cœur :Garde le destrier. »

« C’est peine perdue que d’être courtoisavec toi – dit le Circassien plein de colère et de dédain – Mais jete dis maintenant plus clair et plus net que tu n’aies plus àcompter sur ce destrier. Je t’en empêcherai, moi, tant que ma mainpourra soutenir mon épée vengeresse. Et j’y emploierai jusqu’auxongles et jusqu’aux dents, si je ne peux, l’empêcherautrement. »

Des paroles, ils en vinrent aux injures, auxcris, aux menaces, à la bataille, qui, excitée par la colère,s’alluma plus vite que la paille ne s’enflamme au contact du feu.Rodomont avait son haubert et tout le reste de ses armes ;Sacripant n’avait ni cuirasse ni cotte de mailles, mais ils’escrimait si bien de son épée, qu’il s’en couvrait toutentier.

La puissance et la férocité de Rodomont, bienqu’infinies, étaient tenues en échec par le coup d’œil et ladextérité qui doublaient les forces de Sacripant. La roue quiécrase le grain ne tourne pas plus vite sur la meule que ne faisaitSacripant, bondissant de çà, de là, partout où il était besoin.

Mais Ferragus, mais Serpentin, prompts à tirerl’épée, se jetèrent entre eux, suivis du roi Grandonio, d’Isolieret de beaucoup d’autres seigneurs de l’armée maure. C’étaient làles rumeurs entendues dans l’autre tente par ceux qui s’efforçaienten vain d’accorder le Tartare avec Roger et le roi de Séricane.

C’est là que fut rapporté au roi Agramantcomment, pour un destrier, Rodomont et Sacripant avaient commencéun âpre et rude assaut. Le roi, troublé de tant de discordes, dit àMarsile : « Veille ici à ce que la querelle ne s’envenimepas davantage avec ces guerriers, pendant que je vais apaiserl’autre contestation. »

Rodomont, voyant le roi son maître, contientson orgueil et fait un pas en arrière. Le roi de Circassie reculeavec non moins de respect, à l’arrivée d’Agramant. Celui-ci, d’unair royal, et d’une voix grave et imposante, demande la cause d’unetelle colère. Après avoir écouté leurs explications, il cherche àles mettre d’accord, mais il n’y parvient pas.

Le roi de Circassie ne veut pas que le roid’Alger reste plus longtemps en possession de son destrier, s’il necondescend à le prier de le lui prêter. Rodomont, orgueilleux commetoujours, lui répond : « Ni le ciel, ni toi, ne ferez queje m’abaisse à demander à d’autres ce que je peux avoir par maseule force. »

Le roi demande au Circassien quels droits il asur le cheval, et comment il lui fut enlevé. Sacripant lui rapportele fait de point en point, et il ne peut s’empêcher de rougir, enracontant que le subtil larron, l’ayant surpris dans une rêverieprofonde, avait soulevé sa selle sur quatre piquets et lui avaitenlevé le destrier nu, sous lui.

Marphise était accourue aux cris, avec lesautres. Aussitôt qu’elle entendit parler du vol du cheval, sonvisage se troubla. Elle se souvint qu’elle-même avait perdu sonépée ce jour-là, et elle reconnut le destrier qu’elle avait vus’enfuir loin d’elle comme s’il avait eu des ailes. Elle reconnutaussi le bon roi Sacripant, ce qu’elle n’avait pas faitjusque-là.

Ceux qui l’entouraient, et qui avaient souvententendu Brunel se vanter de ce mauvais tour, commencèrent à setourner vers ce dernier, et indiquaient par leurs gestes quec’était bien lui en effet. Marphise, soupçonneuse, s’informa auxuns et aux autres de ses voisins, et put enfin acquérir lacertitude que celui qui lui avait ravi son épée était Brunel.

Elle apprit que, pour le récompenser de celarcin, pour lequel il aurait mérité qu’on lui passât une cordebien graissée autour du cou, le roi Agramant l’avait élevé au trônede Tingitane, exemple assez étrange. Marphise, rappelant sa vieilleindignation, résolut de se venger sur-le-champ, et de punir lesrailleries et les injures que Brunel lui avait adressées sur laroute, après lui avoir dérobé son épée.

Elle se fit lacer son casque par son écuyer,car elle avait déjà sur elle le reste de ses armes. Je ne crois pasque, dans toute sa vie, elle ait été vue plus de dix fois sans sonhaubert, du jour où, brûlant de s’illustrer, elle se décida àl’endosser. Le casque en tête, elle se dirigea vers les gradins lesplus élevés, où Brunel était assis au milieu des premiers seigneursde la cour.

À peine arrivée près de lui, elle le saisit enpleine poitrine, et l’enleva aussi facilement que l’aigle rapaceenlève un poulet dans ses serres crochues. Elle le porta ainsijusqu’à l’endroit où le fils du roi Trojan cherchait à apaiser ladispute. Brunel, se voyant en de si mauvaises mains, ne cessait depleurer et de demander merci.

Par-dessus la rumeur, le vacarme, les crisdont tout le camp était pour ainsi dire partout rempli, le bruitque faisait Brunel qui faisait appel tantôt à la pitié, tantôt ausecours des assistants, s’entendait si fort, qu’à ses plaintes, àses hurlements, les soldats accoururent de tous côtés. Arrivéedevant le roi d’Afrique, Marphise, l’air altier, lui parla de cettefaçon :

« Je veux pendre par le col, de mespropres mains, ce larron, ton vassal, parce que le jour même qu’ilenleva le cheval de celui-ci, il me vola mon épée. Et si quelqu’unprétend que je ne dis pas la vérité, qu’il s’avance et prononce unseul mot ; en ta présence, je soutiendrai qu’il en a menti etque je fais selon mon devoir.

» Mais comme on pourrait peut-être mereprocher d’avoir choisi pour accomplir cet acte de justice lemoment où ceux-ci, les plus fameux parmi tes chevaliers, sont tousengagés dans de graves querelles, je consens à retarder de troisjours la pendaison. Pendant ce temps, vienne qui voudra à sonsecours. Après ce délai, si personne n’est venu me l’arracher desmains, je le servirai en pâture à mille oiseaux joyeux.

» À trois lieues d’ici, dans cette tourqui s’élève sur la lisière d’un petit bois, je me retire sans autrecompagnie qu’une de mes damoiselles et qu’un valet. S’il se trouvequelqu’un d’assez hardi pour vouloir m’enlever ce larron, qu’ilvienne, c’est là que je l’attendrai. » Ainsi elle dit, et sansattendre de réponse, elle prend sur-le-champ le chemin du châteaudont elle avait parlé.

Elle place Brunel devant elle, sur le cou dudestrier ; le misérable, qu’elle tient par les cheveux, pleureet crie, et appelle par leur nom tous ceux dont il espère dusecours. Agramant reste tellement confus de toutes cescomplications, qu’il ne voit plus comment il pourra les fairecesser. Ce à quoi il est le plus sensible, c’est que Marphise luiait ainsi enlevé Brunel.

Non qu’il l’estime, ou qu’il ait de l’amitiépour lui ; il y a longtemps au contraire qu’il le haitprofondément. Souvent il lui est venu à la pensée de le fairependre, depuis que l’anneau lui a été enlevé. Mais l’acte deMarphise lui semble injurieux pour lui, et son visage s’enflamme devergogne. Il veut en toute hâte la poursuivre lui-même, et en tirerla plus éclatant et vengeance.

Mais le roi Sobrin, qui est présent, ledissuade de ce projet, en lui disant que ce serait peu convenable àla majesté royale. Quand bien même il aurait la ferme espérance, lacertitude de revenir victorieux, il en recueillerait plus de blâmeque d’honneur, car on ne manquerait pas de dire qu’il aurait vaincuune femme.

Il recueillerait peu d’honneur, et courrait ungrand danger en engageant la bataille avec elle. Le meilleurconseil qu’il puisse lui donner est de laisser pendre Brunel. Etquand il n’aurait qu’à faire un signe de tête pour l’arracher aunœud coulant, il ne devrait pas faire ce signe, afin de ne pass’opposer à ce que la justice ait son cours.

« Si tu veux avoir satisfaction sur cepoint – disait-il – tu peux envoyer à Marphise quelqu’un qui luipromette de ta part que la corde sera mise autour du cou du larron,ce qui lui donnera satisfaction à elle-même. Et si elle s’obstine àse refuser de te le livrer, respecte son désir ; car il nefaut pas que ton amitié protège Brunel ni aucun autrevoleur. »

Le roi Agramant se rendit volontiers auraisonnement discret et sage de Sobrin. Il laissa Marphisetranquille, et ne permit pas que personne allât lui faire outrage.Il ne voulut pas non plus envoyer vers elle. Il s’y résigna, Dieusait avec quel effort, afin de pouvoir apaiser de plus gravesquerelles et de purger son camp de toutes ces rumeurs.

La folle Discorde rit de tout cela, car ellene craint plus que désormais paix ni trêve puisse se conclure. Ellecourt de çà, de là, dans tout le camp, sans prendre un seul instantde repos. L’Orgueil l’accompagne en dansant de joie, et porte aussiau feu le bois et la nourriture. Leur cri de triomphe montejusqu’au royaume céleste, et porte à Michel le témoignage de leurvictoire.

À cette voix retentissante, à cet horriblecri, Paris trembla et les eaux de la Seine se troublèrent. Le sonretentit jusqu’à la forêt des Ardennes, où, de terreur, toutes lesbêtes désertèrent leur tannière. Les Alpes, les Cévennes, lesrivages de Blaye, d’Arles et de Rouen l’entendirent, ainsi que leRhône, la Saône, la Garonne et le Rhin. Les mères en serrèrentleurs enfants sur leur sein.

Ils sont cinq chevaliers qui ont résolu devider leur querelle chacun le premier, et leurs prétentions sonttellement enchevêtrées l’une dans l’autre, qu’Apollon lui-même nes’en tirerait pas. Le roi Agramant commence par essayer dedébrouiller la première altercation qui s’est élevée entre le roide Tartarie et l’Africain, au sujet de la fille du roiStordilan.

Le roi Agramant court de celui-ci à celui-là,pour les mettre d’accord ; il parle à plusieurs reprises àchacun, comme un souverain animé par la justice, comme un frèredévoué. Mais il les trouve tous les deux sourds à tous sesraisonnements, indomptables et rebelles à l’idée que la dame, causede leur différend, doive rester à l’un au détriment de l’autre.

Il s’avise à la fin d’un moyen qui lui paraîtle meilleur et qui en effet satisfait les deux amants ; c’estde donner pour mari à la belle dame celui qu’elle choisiraelle-même. Quand elle aura prononcé, on ne pourra plus revenir enarrière, ni passer outre. Le compromis plaît à l’un et à l’autre,car chacun d’eux espère que le choix lui sera favorable.

Le roi de Sarze aimait Doralice bien longtempsavant Mandricard, et celle-ci lui avait accordé toutes les faveurspermises à une dame honnête. Il se flatte que le choix qui peut lerendre heureux tombera sur lui. Il n’est pas seul à concevoir cettecroyance, car toute l’armée sarrasine pense comme lui.

Chacun connaissait les exploits qu’il avaitdéjà accomplis pour elle dans les joutes, dans les tournois, dansles combats. Tous disent qu’en acceptant un tel arrangementMandricard s’abuse et se trompe. Mais celui-ci, qui a passé plusd’un bon moment en tête-à-tête avec Doralice, pendant que le soleilétait caché sous terre, et qui sait les chances certaines qu’il aen main, se rit du vain jugement du populaire.

Les deux illustres rivaux ratifient leurconvention entre les mains du roi, puis on va trouver la donzelle,et elle, abaissant ses yeux pleins de vergogne, avoue que c’est leTartare qui lui est le plus cher. Tous restent stupéfaits, etRodomont en est si étonné, si éperdu, qu’il n’ose lever lefront.

Mais quand la colère a chassé cette honte quilui a envahi le visage, il traite la décision d’injuste et de nonavenue. Saisissant son épée qui pend à son côté, il s’écrie, enprésence du roi et des autres, qu’il entend que ce soit elle quigagne sa cause ou la lui fasse perdre, et non l’arbitrage d’unefemme légère, toujours portée vers ce qu’elle doit faire lemoins.

Mandricard est déjà debout, disant :« Qu’il en soit comme tu voudras. Avant que ton navire entreau port, il aura à parcourir une longue traite sur l’Océan. »Mais Agramant donne tort à Rodomont et déclare qu’il ne peut plusappeler Mandricard au combat pour cette querelle. Il fait ainsitomber sa fureur.

Rodomont, qui se voit en un même jour atteintd’un double affront devant tous ces seigneurs, l’un venant de sonroi auquel il doit céder par respect, l’autre venant de sa dame, neveut pas rester un instant de plus dans ces lieux. Parmi sesnombreux serviteurs, il se contente d’en prendre deux avec lui, etil s’éloigne des logements mauresques.

De même que le taureau, obligé d’abandonner lagénisse au vainqueur, s’éloigne plein de dépit, fuit loin despâturages, et cherche dans les forêts et sur les rives les plussolitaires les endroits arides qu’il ne cesse de faire retentirjour et nuit de ses mugissements, sans pouvoir calmer l’amoureuserage ; ainsi, terrassé par sa grande douleur, s’éloigne le roid’Alger, renié par sa dame.

Roger veut tout d’abord le suivre, pour luireprendre son bon destrier, en vue duquel il a déjà revêtu sesarmes. Mais il se souvient de Mandricard avec qui il doit sebattre. Il laisse donc aller Rodomont, et revient sur ses pas, afind’entrer dans la lice avec le Tartare, avant que le roi de Séricanen’y descende lui-même vider sa querelle au sujet de Durandal.

Se voir enlever Frontin sous ses yeux et nepouvoir l’empêcher lui est fort pénible, mais il est fermementrésolu à reconquérir son cheval, dès qu’il aura mis fin à sonentreprise avec Mandricard. Quant à Sacripant, qui n’est pas retenupar un engagement comme Roger, et qui n’a pas autre chose à faire,il s’élance sur les traces de Rodomont.

Et il l’aurait eu bientôt rejoint, sans uneaventure imprévue qui se présenta sur son chemin et qui, leretenant jusqu’au soir, lui fit perdre les traces qu’il suivait. Ilvit une dame qui était tombée dans la Seine et qui allait y périr,s’il ne lui avait pas aussitôt porté secours. Il sauta dans l’eauet l’en retira.

Puis, quand il voulut remonter en selle, ils’aperçut que son destrier ne l’avait pas attendu, et il dut lepoursuivre jusqu’au soir, car le malin cheval ne se laissa pointprendre facilement. Il parvint enfin à le rattraper ; maisalors il ne put revenir au sentier dont il s’était fort écarté. Ilerra par monts et par vaux plus de deux cents milles avant deretrouver Rodomont.

Quand il le retrouva, il y eut bataille, augrand désavantage de Sacripant. Je ne dirai pas, pour le moment,comment il perdit son cheval et comment il fut faitprisonnier ; j’ai à vous raconter auparavant avec quel dépit,avec quelle colère contre sa dame et contre le roi Agramant,Rodomont s’était éloigné du camp, et ce qu’il dit contre l’une etcontre l’autre.

Partout où passait le dolent Sarrasin, ilembrasait l’air de ses soupirs enflammés. Écho, touché de pitié,lui répondait parfois, caché sous les roches creuses. « Ô cœurde la femme – disait-il – comme tu changes vite, comme tu portesfacilement ta foi à de nouveaux amants ! Infortuné, malheureuxqui croit en toi !

» Ni le long servage, ni le grand amourdont tu as eu mille preuves manifestes, n’ont pu retenir ton cœur,ou faire au moins qu’il ne changeât pas si promptement. Ce n’estpoint parce que je te parais inférieur à Mandricard que tu medélaisses ; je ne puis trouver d’autre raison à mon infortune,sinon que tu es femme.

» Ô sexe plein de scélératesse, je croisque Nature et Dieu t’ont mis au monde pour punir d’une faute gravel’homme qui, sans toi, aurait vécu heureux. C’est aussi dans cetteintention qu’ont été créés le serpent funeste, le loup etl’ours ; c’est pour cela que l’air est fécond en mouches, enguêpes, en taons, et que l’herbe et l’ivraie croissent parmi lesblés.

» Pourquoi la mère Nature n’a-t-elle pasfait en sorte que l’homme pût naître sans toi, comme la culturefait produire au poirier, au sorbier, au pommier des arbressemblables à chacun d’eux ? Mais la Nature même ne peut rienfaire avec mesure. Si je songe au nom dont on la nomme, je voisqu’elle ne peut rien faire de parfait ; puisqu’on lareprésente comme une femme.

» Ne soyez donc pas si fières et siorgueilleuses, ô femmes, en disant que l’homme est votre fils, carde l’épine naissent aussi les roses, et le lis éclôt sur une herbefétide. Insupportables, vaniteuses, hautaines ; sans amour,sans foi, sans raison ; téméraires, cruelles, iniques,ingrates, vous êtes nées pour l’éternelle pestilence dumonde. »

Tout en proférant ces reproches, et uneinfinité d’autres, le roi de Sarze cheminait, prodiguant tantôt àvoix basse, tantôt sur un ton qui s’entendait au loin, les injureset le blâme au sexe féminin. Il avait certainement tort, car pourune ou deux femmes qui se trouvent être mauvaises, il faut croirequ’il y en a cent de bonnes.

Pour moi, bien que, parmi toutes celles quej’ai aimées jusqu’ici, je n’en aie pas trouvé une seule fidèle, jene voudrais pas dire qu’elles sont toutes ingrates et perfides.J’aime mieux en rejeter la faute sur mon destin cruel. De nosjours, il y a beaucoup de femmes, et il y en a eu encore davantageavant nous, qui ne donnent et n’ont donné aucun sujet de reprochesà l’homme. Mais la Fortune a voulu que, s’il y en a une mauvaiseentre cent, je devienne sa proie.

Cependant je veux tellement chercher, avantque je meure ou que mes cheveux blanchissent davantage, qu’un jourpeut-être je pourrai dire que j’en ai rencontré une qui m’a gardésa foi. Si cela m’arrive – et je n’en ai pas perdu l’espoir – je neme lasserai jamais de la glorifier de mon mieux, par mes paroles etpar mes écrits, en vers et en prose.

Le Sarrasin n’avait pas moins d’indignationcontre son roi que contre la donzelle. Et à cet égard, ildéraisonnait encore en jetant sur Agramant autant de blâme que surDoralice. Il souhaite voir un tel désastre, une telle tempête sedéchaîner sur son royaume, que, dans toute l’Afrique, il ne restepas debout pierre sur pierre.

Il souhaite qu’Agramant, chassé de sonroyaume, vive misérable et mendiant, dans les tourments et lesluttes ; et que ce soit lui, Rodomont, qui vienne ensuite luirendre tout ce qu’il a perdu, et le replace sur le trône de sesancêtres. Il lui montrera ainsi ce qu’on peut attendre d’unserviteur fidèle ; il lui fera voir qu’un ami véritable, qu’ilait raison ou tort, doit être soutenu quand même il aurait tout lemonde contre lui.

Ainsi, songeant tantôt à son roi, tantôt à sadame, le Sarrasin chevauche à grandes journées, le cœur plein detrouble. Il ne s’arrête pas, et accorde peu de repos à Frontin. Lejour suivant, ou l’autre après, il se trouve sur les bords de laSaône. De là, il compte s’acheminer droit vers la mer de Provence,afin de s’embarquer pour rejoindre son royaume en Afrique.

L’une et l’autre rive du fleuve était couvertede barques et de petits navires qui amenaient, de divers pays, desvivres pour l’armée. De Paris, jusqu’aux doux rivagesd’Aigues-Mortes et aux frontières d’Espagne, toute la campagne àmain droite était en effet au pouvoir des Maures.

Les vivres, transbordés hors des navires,étaient chargés sur des chars et des mules, et conduits sous bonneescorte, à partir du point que les barques ne pouvaient dépasser.Les rives étaient encombrées de troupeaux immenses amenés decontrées lointaines. Leurs conducteurs logeaient chaque soir dansde nombreuses hôtelleries, établies le long de la rivière.

Le roi d’Alger, surpris par la nuit noire etépaisse, accepta l’invitation d’un hôtelier de l’endroit quil’engagea à descendre chez lui. Après avoir pris soin de sondestrier, il s’assit devant une table chargée de mets variés, où onlui servit des vins de Corse et de Grèce, car si le Sarrazinmangeait à la mauresque, il voulait boire à la française.

L’hôte, par la bonne chère et par son visagele plus gracieux, s’efforçait de faire honneur à Rodomont, dontl’aspect lui fit tout de suite comprendre qu’il avait à faire à unhomme illustre et rempli de vaillance. Mais celui-ci, dont l’espritet le cœur étaient ce soir bien loin – car, malgré lui, il songeaittoujours à sa dame – ne disait mot.

Le brave hôtelier, l’un des plus avisés qui sefussent jamais vus en France, et qui avait su préserver son aubergeet ses biens au milieu de tous ces étrangers ennemis, avait faitappel à plusieurs de ses parents, qui s’étaient empressés de venirl’aider à servir ses pratiques. Aucun d’entre eux n’osait parler,voyant le Sarrasin muet et pensif.

De pensée en pensée, le païen avait laissé sonesprit errer bien loin de lui, le visage incliné vers la terre.Enfin, après avoir longtemps gardé le silence, il leva les yeux,soupira comme s’il sortait d’un profond sommeil, se secouabrusquement, et ses regards tombèrent sur l’hôte et sa famille.

Rompant alors le silence, avec un air plusdoux et un visage moins troublé, il demanda à l’hôte et aux autresassistants si quelqu’un d’entre eux avait femme. Comme il lui futrépondu que l’hôte, ainsi que tous les autres, étaient mariés, illeur demanda de nouveau s’ils croyaient que leur femme leur fûtfidèle.

Excepté l’hôte, tous répondirent qu’ilscroyaient posséder des épouses et chastes et fidèles. L’hôtedit : « Chacun, en cette affaire, croit ce qui lui plaît.Pour moi, je sais que vous vous trompez. Votre crédulité vousaveugle tellement, que j’estime qu’aucun de vous n’a sa raison. Jesuis certain que c’est aussi l’avis de ce seigneur, à moins qu’ilne veuille vous faire prendre pour noir ce qui est blanc.

» De même que le phénix est seul de sonespèce, il n’y a pas deux femmes fidèles au monde. C’est pourquoiil n’y a qu’un homme qui puisse se dire exempt des tromperies deson épouse. Chacun s’imagine être cet heureux mortel ; chacunpense avoir cueilli la palme. Comment est-il possible que tout lemonde ait cette chance, puisqu’elle ne peut être que le lot d’unseul ?

» Je suis tombé moi-même autrefois dansl’erreur où vous êtes, à savoir qu’il existe plus d’une épousechaste. Mais un gentilhomme de Venise, que ma bonne fortuneconduisit ici, me tira d’erreur en me citant de nombreux exemples.Il s’appelait Jean-François Valerio, et son nom n’est jamais sortide ma mémoire.

» Il connaissait toutes les ruses dontles femmes légitimes et les maîtresses usent d’habitude. Outre sapropre expérience, il savait là-dessus une foule d’histoiresmodernes et anciennes, par lesquelles il me démontra bien vite que,pauvres ou riches, il n’y en eut jamais de pudiques, ajoutant quesi quelques-unes avaient passé pour plus chastes que les autres,c’est qu’elles avaient été plus habiles à se cacher.

» Parmi toutes les histoires qu’il meconta – et il m’en dit tant que je ne pourrais m’en rappeler letiers – il en est une qui s’est gravée dans ma tête plusprofondément qu’une inscription sur le marbre. Quiconquel’entendrait serait convaincu, comme je le fus et comme je le suisencore, de la scélératesse des femmes. Si cela ne vous déplaîtpoint de l’écouter, seigneur, je vais vous la dire pour lesconfondre. »

Le Sarrasin répondit : « Quel plusgrand plaisir, quel plus grand soulagement pourrais-tu me causer ence moment, que de me dire une histoire, de me donner un exemple quivienne confirmer ma propre opinion ? Pour que je puisse mieuxt’écouter, et pour que tu racontes plus à ton aise, assieds-toivis-à-vis de moi, que je te voie en face. » Mais je vous diraidans le chant qui suit ce que l’hôte fit entendre à Rodomont.

Chant XXVIII

ARGUMENT. – L’hôtelier conte à Rodomontl’histoire de Joconde. Rodomont, ayant changé son premier desseind’aller en Afrique, s’arrête dans une petite chapelle abandonnée oùarrive Isabelle avec l’ermite, conduisant les restes mortels deZerbin. Le païen veut détourner Isabelle de la résolution qu’elle aprise de se retirer du monde, et s’impatiente des remontrances del’ermite.

 

Dames – et vous qui avez les dames en estime –pour Dieu ! ne prêtez pas l’oreille à cette histoire quel’hôte s’apprête à raconter pour déverser sur vous le mépris,l’infamie et le blâme. Une langue si vile ne saurait pas plus voussalir que vous glorifier. C’est du reste une vieille habitude de lapart du vulgaire ignorant, de gloser sur chacun, et de parler leplus de ce qu’il comprend le moins.

Laissez ce chant ; mon histoire peutaller sans lui et n’en sera pas moins claire. Turpin l’ayant mis,j’ai cru devoir le mettre aussi, non par malveillance ou jalousie.Car je vous aime ; outre que ma bouche vous l’a déjà dit – etvous savez que je ne fus jamais avare d’éloges pour vous – je vousen ai donné mille preuves. Je vous ai montré que je suis, et que jene puis être que tout à vous.

Celles qui voudront peuvent donc passer troisou quatre pages sans les lire. Quant à celles qui tiendront à lesconnaître, elles feront bien de ne pas leur accorder plus decréance qu’on n’en accorde d’ordinaire aux fables ou à de vainessornettes. Mais revenons à notre récit. Quand il eut vu lechevalier, en face duquel il s’était assis, prêt à l’écouter,l’hôtelier commença ainsi son histoire :

« Astolphe, roi des Lombards, auquel sonfrère laissa le trône pour se faire moine, fut, dans sa jeunesse,doué d’une telle beauté, que peu d’hommes l’égalèrent sur ce point.Le pinceau d’Appelles, de Zeuxis, ou de tout autre peintre plusillustre, en admettant qu’il y en ait eu, aurait eu de la peine àpeindre un visage aussi parfait. Il était beau et paraissait tel àtout le monde, mais bien plus encore à lui-même.

» Il s’estimait si fort, non pas tant àcause du rang suprême grâce auquel tous les autres étaient sesinférieurs, ni parce que le nombre de ses sujets et ses grandesrichesses en faisaient le roi le plus puissant de tous ses voisins,mais parce qu’il l’emportait sur tous en prestance et en beauté. Ilétait heureux, quand il s’entendait louer à ce sujet, comme de lachose qu’on écoute le plus volontiers.

» Parmi tous ses courtisans, il y enavait un qui lui était plus particulièrement cher. C’était unchevalier romain nommé Fausto Latini, avec lequel il admiraitsouvent la beauté de son visage ou de sa main. Lui ayant un jourdemandé s’il avait jamais vu, de près ou de loin, un autre hommeaussi beau et aussi bien fait, il en obtint une réponse toutopposée à celle qu’il attendait.

» “J’avoue – lui répondit Fausto –d’après ce que je vois et ce que j’entends dire à chacun, que tu aspeu de rivaux au monde pour la beauté, et même, ces rivaux, je lesréduis à un seul, c’est un mien frère, nommé Joconde. Excepté lui,je crois qu’en effet tu surpasses de beaucoup tous les autreshommes en beauté. Mais pour celui-là, non seulement il t’égale,mais il te dépasse.”

» La chose parut impossible au roi qui,jusqu’alors, avait tenu la palme. Il eut un immense désir deconnaître le jeune homme dont on lui faisait un tel éloge. Il fitsi bien auprès de Fausto, qu’il l’amena à lui promettre de fairevenir son frère à la cour, bien que Fausto pensât que ce ne seraitpas sans peine qu’il pourrait l’y décider, et il en dit la raisonau roi.

» Son frère était un homme qui n’avaitjamais de sa vie mis les pieds hors de Rome, ayant vécu tranquilleet sans soucis, du bien que la fortune lui avait concédé. Iln’avait ni diminué ni accru le patrimoine que son père lui avaitlaissé en héritage, et aller à Pavie lui semblait un plus longvoyage qu’à tout autre aller au Tanaüs.

» La difficulté serait plus grande encorepour le séparer de sa femme, à laquelle il était lié par un amourtel que ce qu’elle ne voulait pas, il lui aurait été impossible dele vouloir. Cependant, pour obéir à son seigneur, il lui dit qu’ilirait trouver son frère, et qu’il ferait tout ce qu’il pourrait. Leroi ajouta à ses prières de telles offres, de tels dons, qu’il luiôta toute possibilité de refuser.

» Il partit, et en peu de jours il seretrouva à Rome dans la maison paternelle. Là, il pria tellementson frère, qu’il le décida à venir chez le roi. Il fit plus encore,bien que ce fût difficile ; il fit consentir sa belle-sœur àce voyage, en lui montrant le bien qu’elle en retirerait, outre lareconnaissance éternelle qu’il lui en aurait.

» Joconde fixa le jour du départ. Enattendant, il se procura des chevaux et des serviteurs, et se fitfaire de riches vêtements de cérémonie, car souvent un bel habit nefait qu’ajouter à la beauté. Sa femme se tenait, la nuit à sescôtés, le jour auprès de lui, les yeux baignés de larmes, luidisant qu’elle ne savait comment elle pourrait supporter sansmourir une telle absence.

» Rien que d’y penser, elle se sentaitarracher le cœur de la poitrine. “Ô ma vie – lui dit Joconde – nepleure pas – et en lui-même il pleurait non moins qu’elle – cevoyage sera si heureux, que je reviendrai dans deux mois au plus.On ne me ferait pas outrepasser ce délai d’un jour, quand le roi medonnerait la moitié de son royaume.”

» La dame ne se consola point pour cela,disant que ce terme était encore trop long, et que si, à sonretour, il ne la trouvait point morte, ce serait grande merveille.La douleur que jour et nuit elle portait avec elle ne luipermettait pas de goûter à la moindre nourriture, ni de fermer lesyeux ; c’était à un tel point que, pris de pitié, Joconde serepentit d’avoir promis à son frère.

» Elle portait au cou une chaîne d’or oùpendait une petite croix enrichie de pierreries et contenant desaintes reliques recueillies en divers lieux par un pèlerin deBohême. Son père l’avait rapportée chez lui en revenant malade deJérusalem ; à sa mort, elle en avait hérité. Elle se l’ôta ducou, et la donna à son mari,

» En le priant de la porter au cou pourl’amour d’elle et pour que son souvenir ne le quittât jamais. Lecadeau fit plaisir au mari qui l’accepta, bien qu’il n’en eût pasbesoin pour se rappeler, car ni le temps, ni l’absence, ni la bonneou la mauvaise fortune n’étaient capables d’effacer un souveniraussi vigoureux et aussi tenace, et qui devait durer jusqu’après lamort.

» La nuit qui précéda le jour du départ,il sembla que la dame fût prête à mourir dans les bras de son cherJoconde dont elle ne pouvait s’arracher. Elle ne dormit pas, et uneheure avant le lever du jour le mari en vint au suprême adieu. Puisil monta à cheval et partit. Quant à sa femme, elle se remit aulit.

» Joconde n’avait pas encore fait deuxmilles, qu’il se rappela avoir oublié la petite croix qu’il avaitmise la veille au soir sous son oreiller. Hélas ! se dit-il enlui-même, comment trouverai-je excuse acceptable pour que ma femmene croie pas que l’amour infini qu’elle me porte m’est de peu deprix ?

» Il cherche une excuse ; puis illui vient à l’esprit que cette excuse ne sera ni acceptable nibonne s’il envoie un familier ou un autre de ses gens, et s’il neva pas s’excuser en personne. Il s’arrête et dit à son frère :“Va doucement jusqu’à Baccano, où est la première auberge. Moi, jesuis obligé de rentrer à Rome et je te rejoindrai en chemin.

» ”Un autre ne pourrait faire ma besogne.Ne doute pas que je ne te rejoigne bientôt.” Et faisant fairevolte-face à sa monture, il la mit au trot, en disant :adieu ! et sans vouloir qu’aucun de ses gens le suivît.Lorsqu’il passa le fleuve, l’obscurité commençait à fuir devant lesoleil. Il monta dans sa demeure, alla droit au lit, et trouva safemme profondément endormie.

» Sans dire mot, il lève la courtine etvoit ce qu’il s’attendait le moins à voir : sa chaste etfidèle épouse étendue sous la couverture entre les bras d’unjouvenceau. Il reconnut sur-le-champ celui qui avait commisl’adultère, car il était depuis longtemps de son entourage. C’étaitun jeune garçon, élevé par lui, d’humble naissance, et dont ilavait fait un de ses familiers.

» S’il resta étonné et mécontent, mieuxest de le penser et d’en croire autrui que d’en faire par soi-mêmel’expérience, comme, à son grand chagrin le fit Joconde. Saisid’indignation, il songea à tirer son épée et à les tuer tous lesdeux, mais il fut arrêté par l’amour qu’en dépit de lui-même ilconservait pour son ingrate épouse.

» Ce funeste amour – jugez par là s’ill’avait asservi – l’empêcha même de la réveiller, afin de luiéviter la confusion de se trouver surprise en si grande faute. Leplus doucement qu’il put, il sortit, descendit les escaliers, et,se remettant à cheval, poussé par sa douleur amoureuse, il n’arrêtasa monture qu’à l’auberge où il rejoignit son frère.

» Il parut à tous changé de visage ;tous virent qu’il n’avait pas le cœur joyeux. Mais aucun ne devinaet ne put pénétrer son secret. Ils croyaient qu’il s’était éloignéd’eux pour aller à Rome, et il était allé à Corneto. Car si chacuncomprenait que l’amour était cause de son chagrin, personnen’aurait su dire en quoi ni comment.

» Son frère pensa que c’était la douleurd’avoir laissé sa femme seule qui le tourmentait, tandis qu’aucontraire il se lamentait, il enrageait de l’avoir laissée trop encompagnie. L’infortuné, le front crispé, la lèvre gonflée, tenaitl’œil constamment fixé sur la terre. Fausto, qui employait tous lesmoyens pour le réconforter, ne sachant point la cause de sonchagrin, ne pouvait y parvenir.

» Il arrosait la plaie d’une liqueurcontraire ; croyant dissiper la douleur, ill’accroissait ; croyant fermer la blessure, il l’ouvrait et larendait plus douloureuse, en lui remettant à l’esprit le souvenirde sa femme. Le malheureux ne repose ni jour ni nuit ; lesommeil et l’appétit l’ont fui, et il ne peut les retrouver. Sonvisage, auparavant si beau, est tellement changé, qu’il neressemble plus en rien à ce qu’il était d’abord.

» Les yeux paraissent s’enfoncer dans latête ; le nez semble démesurément accru sur son visagedécharné. Il lui reste si peu de son ancienne beauté, qu’il nepourrait plus en faire l’épreuve. Au chagrin s’adjoignit une fièvresi violente, qu’elle le força de séjourner sur les bords de l’Arbiaet de l’Arno, et le peu qu’il avait conservé de sa beauté tomba,comme se fane soudain au soleil la rose cueillie.

» Outre que Fausto était fort inquiet surle compte de son frère qu’il voyait si bas, il était encore plusdépité à l’idée que son prince, auquel il avait vanté sa beauté, leprendrait pour un menteur. Il lui avait promis de lui montrer leplus beau de tous les hommes, et il lui montrerait le plus laid.Cependant, continuant sa route, il traîna son frère jusqu’àPavie.

» Mais, craignant de passer pour privé dejugement, il ne voulut pas que le roi le vît à l’improviste. Ill’avisa auparavant par lettre que son frère arrivait à peinevivant, et qu’un violent chagrin, accompagné d’une fièvre violente,avait tellement changé son visage, qu’il ne paraissait plus cequ’il était d’habitude.

» L’arrivée de Joconde fut aussi agréableau roi que si c’eût été celle d’un véritable ami. Il n’avait jamaisplus désiré chose au monde que de le voir. Il ne lui déplut pas nonplus de le trouver si inférieur à lui en beauté, bien qu’ilreconnût que, s’il n’eût pas été malade, il lui aurait étésupérieur, ou tout au moins égal.

» Aussitôt arrivé, il le fait loger dansson palais. Il va chaque jour le visiter et s’informe à toute heurede ses nouvelles. Il s’inquiète de savoir s’il a tout ce qu’il luifaut ; enfin il s’efforce de l’honorer et de l’amuser. MaisJoconde languit, car la triste pensée de sa coupable épouse leronge sans cesse. La vue des jeux, le chant des musiciens, rien nepeut diminuer sa douleur.

» Devant ses appartements, situés tout auhaut du palais, juste au-dessous du toit, s’étend une anciennegalerie. C’est là qu’il se retire seul, tout plaisir, toute sociétélui étant odieux, et qu’il ajoute chaque jour un nouveau poids aufardeau de sa peine. C’est là qu’il trouva – qui le croirait ?– ce qui devait le guérir de sa plaie douloureuse.

» Dans l’endroit le plus obscur de lagalerie, où d’habitude les fenêtres ne s’ouvraient jamais, ils’aperçoit que la cloison joignait mal à la muraille, de sortequ’un rayon de lumière s’en échappait. Il y pose l’œil, et il voitune chose qui aurait été difficile à croire pour celui qui l’auraitentendu raconter. Lui, qui ne l’entend pas de la bouche d’un autre,mais qui la voit, il ne peut en croire ses propres yeux.

» De l’endroit où il est, il découvre laplus secrète et la plus belle des chambres de la reine, et danslaquelle elle n’admettait que ses fidèles les plus dévoués. Il lavoit elle-même engagée en une étrange lutte avec un nain qui latenait dans ses bras. Et ce nain avait su si bien faire, qu’ilavait mis la reine sous lui.

» Joconde reste un instant stupéfait etcroit rêver. Mais quand il voit que le fait est réel et que cen’est pas un songe, il est bien forcé d’en croire à lui-même. “Donc– dit-il – celle-ci se livre à un monstre bossu et contrefait,alors qu’elle a pour mari le plus grand roi du monde, le plus beau,le plus courtois ! quel appétit !”

» Alors sa pensée se reporte vers safemme qu’il avait jusque-là estimée la plus coupable des épouses,et sur le jouvenceau auquel elle s’était donnée, et voilà qu’ellelui paraît maintenant excusable. N’était-ce pas, plutôt que lasienne, la faute de son sexe qui ne peut se contenter d’un seulhomme ? Et si toutes ont une tache d’encre, du moins la siennen’avait pas été choisir un monstre.

» Le jour suivant, à la même heure, ilrevient au même endroit ; et il voit encore la reine et lenain qui font au roi le même outrage ; le jour d’après etl’autre encore, il les trouve occupés à la même besogne ;enfin il n’est pas de jour que la fête n’ait lieu. Et, ce qui luiparaît le plus étrange, la reine se plaint toujours que le nain nel’aime pas assez.

» Étant un jour à regarder, il voit lareine en grande mélancolie et toute troublée, parce qu’elle avaitfait appeler deux fois, par sa femme de chambre, le nain quin’était pas encore venu. Elle envoie une troisième fois, et voicila réponse que Joconde entendit : “Madame, il joue et ilperd ; et pour ne pas rester en perte d’un sou, le pendardrefuse de venir.”

» À un si étrange spectacle, Joconderassérène son front, ses yeux, son visage, et, comme son noml’indiquait, il redevient de fait joyeux, changeant la plainte enrire. Il redevient si gras et si rubicond, qu’il semble un chérubindu paradis. Le roi, son frère et toute la cour, sont étonnés d’untel changement.

» Si le roi désirait apprendre de Joconded’où lui était venu si subitement un tel réconfort, Joconde nedésirait pas moins l’en instruire, et le prévenir de l’injure sigrave qui lui était faite. Mais il ne voulait pas plus que le roipunît sa femme de cette faute, qu’il n’avait puni la sienne. Desorte que, avant de lui rien dire, il lui fit jurer sur l’hostieconsacrée qu’il ne lui ferait aucun mal.

» Il lui fit jurer, quoi qu’il dût luidire ou lui montrer de déplaisant et d’injurieux pour Sa Majesté,qu’il n’en tirerait vengeance ni maintenant ni plus tard. Il exigeaaussi qu’il gardât le silence, de sorte que la coupable ne pûtjamais s’apercevoir, par le moindre signe ou par le moindre mot,que le roi connaissait son crime.

» Le roi, qui s’attendait à toute autrechose, excepté à celle-là, jura sans hésiter. Alors Joconde luirévéla la raison qui l’avait pendant si longtemps rendu malade. Illui dit que c’était parce qu’il avait trouvé sa femme entre lesbras d’un vil sergent de sa maison, et que le chagrin aurait finipar le faire mourir, si le remède avait tardé plus longtemps àvenir ;

» Mais qu’il avait vu, dans la demeuremême de Son Altesse, une chose qui avait tout à fait calmé sadouleur, et qui lui avait prouvé que, si le déshonneur l’avaitatteint, il n’y était pas tombé seul. Ayant ainsi parlé, et parvenuà l’endroit où la cloison était percée, il lui montra le naindifforme qui tenait sous lui la jument d’autrui, la pressait del’éperon et lui faisait jouer de l’échine.

» Si le fait parut monstrueux au roi,vous le croirez bien sans que j’insiste. Il fut sur le point dedevenir fou de rage, et de se briser la tête contre tous lesmurs ; il voulut crier, rompre le pacte qui le liait ;mais force lui fut de garder bouche close et d’avaler sa colèreâcre et pleine d’amertume, puisqu’il avait juré sur l’hostieconsacrée.

» “Que dois-je faire, que meconseilles-tu, frère – dit-il à Joconde – puisque tu m’as enlevé lasatisfaction d’assouvir ma juste colère par une vengeance cruelleet digne de l’offense ?” “Laissons – dit Joconde – cesingrates, et voyons si les autres sont aussi faciles ; faisonsaux femmes des autres ce que les autres nous ont fait avec nosfemmes.

» ”Tous deux nous sommes jeunes et d’unebeauté telle qu’on ne trouverait pas facilement nos pareils. Quellefemme pourrait nous être cruelle, puisqu’elles ne savent même passe défendre des monstres ? Si la beauté et la jeunesse nesuffisent pas pour les séduire, nous pourrons du moins les avoiravec notre argent. Je ne veux pas que nous revenions avant d’avoirobtenu les dépouilles opimes de mille femmes mariées.

» ”Une longue absence, la vue de paysvariés, la possession de femmes nouvelles, adoucissent et éteignentsouvent dans le cœur le feu des passions amoureuses.” Le roiapprouva fort l’avis et ne voulut pas que le départ fût différéd’un jour. Quelques heures après, suivi de deux écuyers, et encompagnie du chevalier romain, il se mit en route.

» Ils parcoururent incognito l’Italie, laFrance, le pays des Flamands et des Anglais, et autant ilsrencontrèrent de jolis minois, autant ils en trouvèrent defavorables à leurs prières. Ils donnaient, et souvent ilsrecevaient à leur tour de riches présents. Par eux, beaucoup furentsollicitées, et il y en eut tout autant qui les sollicitèrenteux-mêmes.

» Séjournant un mois dans un pays, deuxmois dans un autre, ils acquirent à n’en pas douter la preuve quela fidélité et la chasteté ne se trouvaient pas plus chez lesfemmes des autres que chez les leurs. Au bout de quelque temps,tous deux s’ennuyèrent de toujours chasser proie nouvelle, d’autantplus qu’ils ne pouvaient entrer par la porte d’autrui sans courirdanger de mort.

» Ils pensèrent qu’il valait mieux entrouver une qui, de visage et de manières, plût à tous les deux, etqui satisfît à leurs besoins communs, sans qu’ils eussent jamais àêtre jaloux l’un de l’autre, “Et pourquoi – disait le roi – veux-tuqu’il me déplaise de t’avoir pour compagnon plutôt qu’unautre ? Je sais bien que, dans tout le grand troupeau féminin,il n’y en a pas une qui se contente d’un seul homme.

» ”Jouissons donc en toute liberté de lamême femme à nous deux, sans outrepasser nos forces, et quand lebesoin de nature nous y invitera. Nous n’aurons jamais nicontestations, ni dispute, et quant à elle, je ne crois pas qu’elledoive se plaindre, car si les autres avaient deux maris, elles leurseraient plus fidèles qu’à un seul, et l’on n’aurait pas tant dereproches à leur adresser.”.

» Le jeune Romain parut très satisfait dece qu’avait dit le roi. C’est pourquoi, s’étant arrêtés à cetterésolution, ils cherchèrent longtemps à travers monts et plaines.Ils trouvèrent enfin une jeune fille à leur convenance. C’était lafille d’un hôtelier espagnol, qui tenait une hôtellerie dans leport de Valence. Elle était gracieuse de manières, et de belleprestance.

» Sa tendre et verte jeunesse étaitencore à la fleur de son printemps. Le père était chargé denombreux enfants, et ennemi mortel de la pauvreté. De sorte que cefut chose facile que de l’amener à leur céder sa fille. Ilconsentit à ce qu’ils l’emmenassent où bon leur semblerait, aprèsqu’ils lui eurent promis de la bien traiter.

» Ils prennent donc la jeune fille aveceux, et en jouissent tantôt l’un, tantôt l’autre, amicalement et enpaix, comme font alternativement les soufflets qui, chacun à leurtour, attisent les fourneaux. Puis ils partent pour voir toutel’Espagne, et passer ensuite dans le royaume d’Afrique. Le jour oùils quittèrent Valence, ils vinrent loger à Zattira.

» Les deux maîtres vont aussitôt visiterles rues et les palais, les lieux publics et les églises, selonqu’ils avaient l’habitude de faire dans toutes les villes qu’ilstraversaient. La jeune fille reste avec les gens de l’hôtellerie,dont les uns préparent les lits, les autres pansent leschevaux ; d’autres veillent à ce qu’à leur retour, les deuxseigneurs trouvent leur dîner prêt.

» Dans l’auberge, se trouvait commedomestique un garçon qui avait été autrefois dans la maison de lajouvencelle, au service de son père. Il avait été son amant dès sespremières années, et avait joui de ses faveurs. Ils se reconnurentbien vite, mais ils ne firent pas semblant, chacun d’eux craignantqu’on s’en aperçût. Mais dès que les maîtres et leurs gens leur enlaissèrent le loisir, ils purent lever les yeux l’un surl’autre.

» Le jouvenceau lui demanda où ellelogeait et lequel des deux seigneurs l’avait avec lui. La Fiammetta– c’est ainsi qu’elle avait nom, le garçon s’appelait le Grec – luiraconta de tout point l’histoire. “Hélas ! – lui dit le Grec –au moment où j’espérais pouvoir vivre près de toi, ô Fiammetta, ômon âme, tu t’en vas, et je ne sais plus si je te reverraijamais !

» ”Tous nos projets se changent enamertume, puisque tu appartiens à d’autres et que tu vas si loin demoi. Ayant ramassé à grand’peine et à la sueur de mon front, un peud’argent, prélevé sur mon salaire et sur les générosités denombreux voyageurs, je me proposais de retourner à Valence, de tedemander pour femme à ton père, et de t’épouser.”

» La jeune fille, haussant les épaules,lui répond qu’il a trop tardé à venir. Le Grec pleure etsoupire ; et feint de se retirer. “Veux-tu – dit-il – melaisser ainsi mourir ? Au moins laisse-moi éteindre le feu demon désir entre tes bras serrés autour de ma poitrine ; lemoindre instant passé avec toi, avant que tu partes, me fera mourircontent.”

» La jeune fille, remplie de pitié, luirépond : “Sois certain que je le désire non moins que toi.Mais nous ne pouvons trouver ni le lieu ni le temps, ici où tantd’yeux sont braqués sur nous.” Le Grec reprend : “Je suiscertain que si tu as pour moi seulement le tiers de l’amour quej’ai pour toi, tu trouveras un endroit où nous pourrons cette nuitnous ébattre ensemble un peu.”

» “Comment le pourrai-je – lui dit lajeune fille – puisque je couche la nuit entre eux deux, et que l’unou l’autre s’ébat continuellement avec moi, de sorte que je metrouve toujours dans les bras de quelqu’un ?” “Que cela –reprend le Grec – ne t’inquiète pas, car je saurai bien te tirer decet embarras et te délivrer de leurs obsessions, pourvu que tu leveuilles. Et tu dois le vouloir, si tu compatis à ma peine.”

» Après avoir songé un instant, elle luidit de venir quand il croira tout le monde endormi. Puis, elle luiindique comment il doit s’y prendre pour l’aller et le retour. LeGrec, selon ses instructions, dès qu’il voit toute la maisonendormie, arrive à la porte de la chambre, la pousse, et celle-cicède. Il entre doucement, et va, tâtonnant avec le pied.

» Il fait de longs pas ; fermementappuyé sur la jambe qui est en arrière, il avance l’autre commes’il craignait de marcher sur du verre. On dirait que ce n’est pasun parquet qu’il a à fouler, mais des œufs. Sa main est étenduedevant lui, et il va à tâtons jusqu’à ce qu’il trouve le lit. Unefois là, il se glisse en silence, la tête la première, par où lesautres avaient les pieds.

» Il s’en vient droit entre les jambes deFiammetta, qui était couchée sur le dos, et quand il est à sahauteur, il l’embrasse étroitement, et se tient sur elle jusqu’aumoment où le jour va poindre. Il chevauche fortement, et ne courtpoint en estafette, car il n’éprouve pas le besoin de changer demonture. Celle qu’il a lui paraît trotter si bien, qu’il ne veut endescendre de toute la nuit.

» Joconde, ainsi que le roi, avait sentiles secousses continuelles imprimées au lit, et l’un et l’autre,induit en erreur, avait cru que c’était son compagnon qui lesproduisait. Lorsque le Grec eut fourni son chemin, il s’en retournade la même façon qu’il était venu. Le soleil ayant dardé ses rayonsau-dessus de l’horizon, Fiammetta sauta à bas du lit et fit entrerles pages.

» Le roi dit à son compagnon qui setaisait : “Frère, tu dois avoir fait beaucoup de chemin. Ilest bien temps que tu te reposes, après avoir été à cheval toute lanuit.” Joconde, lui répondant aussitôt, dit : “Tu me dis ceque je devrais te dire. C’est à toi qu’il convient de te reposer,et grand bien te fasse, car toute la nuit tu as chevauché au galopde chasse.”

» “Moi aussi – répondit le roi – j’auraissans aucun doute laissé courir une traite à mon chien, si tum’avais prêté un peu le cheval ; mais tu as fait ma besogne.”Joconde répliqua : “Je suis ton vassal, et tu peux faire etrompre avec moi tout pacte ; aussi n’est-il pas besoin de teservir de pareils détours. Tu pouvais bien me dire : laisse-latranquille !”

» De réplique en réplique, une grossequerelle s’élève entre eux ; ils en viennent aux parolespiquantes, car l’un et l’autre sont vexés d’avoir été joués. Ilsappellent Fiammetta qui n’était pas loin et tremblait que sa fauten’eût été découverte, pour lui faire dire, en présence de tousdeux, lequel mentait.

» “Dis-moi – lui dit le roi d’un airsévère – et ne crains rien de moi ni de lui : quel est celuiqui a été assez vaillant pour jouir de toi toute la nuit, sans enfaire part à l’autre ?” Tous deux attendaient la réponse,croyant se convaincre l’un l’autre de mensonge. Alors Fiammetta, sevoyant découverte, se jeta à leurs pieds, persuadée que c’en étaitfait de sa vie.

» Elle leur demanda pardon ; vaincuepar l’amour qu’elle avait porté à un jeune garçon, émue de pitié àcause des nombreux tourments qu’il avait endurés pour elle, elles’était laissée entraîner pendant la nuit à commettre la fautesuivante ; et elle poursuivit sans rien feindre, en leurexpliquant comment elle s’était comportée entre eux, dans l’espoirque chacun d’eux s’imaginât qu’elle était avec son compagnon.

» Le roi et Joconde se regardèrent,confus d’étonnement et de stupeur ; ils convinrent qu’ilsn’avaient pas encore ouï dire que deux hommes eussent été jamaisainsi trompés. Puis ils éclatèrent tous deux d’un tel rire que, labouche ouverte et les yeux fermés, pouvant à peine reprendre leurhaleine, ils se laissèrent retomber sur le lit.

» Quand ils eurent tellement ri que lapoitrine leur en faisait mal et que leurs yeux en pleuraient, ilsse dirent : “Comment voudrions-nous que nos femmes ne nousjouent point de tours, quand nous n’avons pas pu empêcher quecelle-ci nous trompe, alors que nous la tenions entre nous et siserrée que tous les deux nous la touchions ? Quand même unmari aurait plus d’yeux que de cheveux sur la tête, il ne pourraitéviter d’être trompé.

» ”Nous avons éprouvé plus de millefemmes, et toutes fort belles ; pas une d’elles n’a faitexception. Si nous tentions l’épreuve sur d’autres, nous lestrouverions encore semblables. Mais celle-ci suffit comme dernièreépreuve. Donc nous pouvons croire que nos épouses ne sont ni plusni moins fidèles ou chastes que les autres. Et si elles sont commetoutes les autres, ce que nous avons de mieux à faire, c’est deretourner jouir de leurs caresses.”

» Cette résolution prise, ils firentappeler Fiammetta ainsi que son amant, et en présence d’unenombreuse assistance ils la lui donnèrent pour femme, avec une dotsuffisante. Puis ils montèrent à cheval, et, changeant dedirection, au lieu de continuer vers le Ponant, ils s’enretournèrent vers le Levant. Ils revinrent auprès de leurs femmes,au sujet desquelles ils ne se créèrent plus jamaisd’ennuis. »

L’hôte termina ici son histoire qui futécoutée avec une grande attention. Le Sarrasin l’entendit jusqu’aubout, sans prononcer une parole. Puis il dit : « Je croisbien que les ruses féminines sont en nombre infini, et que l’on nepourrait en relater la millième partie dans toutes les chartes quiexistent. »

Il y avait là un homme d’âge, qui avait unjugement plus droit que les autres, plus de sens et plus d’ardeur.Ne pouvant souffrir que toutes les femmes fussent ainsi traitées,il se tourna vers celui qui avait conté l’histoire, et luidit : « Nous avons entendu dire bon nombre de choses quin’ont aucun fond de vérité, et ta fable en est une.

» À celui qui te l’a contée, je ne donneaucune créance, quand même il serait évangéliste pour tout lereste. C’est son propre sentiment, plutôt que l’expérience qu’ilpouvait avoir des femmes, qui le faisait parler ainsi. La hainequ’il portait à une ou deux lui faisait jeter l’odieux et le blâmesur toutes les autres d’une façon malhonnête. Mais, une fois sacolère passée, je suis sûr que tu aurais pu l’entendre leurprodiguer l’éloge bien plus que le blâme.

» Et quand il voudra les louer, il aurale champ plus large qu’il ne l’eut jamais pour en dire du mal. Ilpourra en citer cent qui sont dignes d’être honorées, pour unemauvaise que l’on devra blâmer. Au lieu de jeter le blâme surtoutes, c’est la bonté du plus grand nombre qu’il faudraitcélébrer. Et si ton Valerio parle autrement, c’est de colère, et ilne dit pas ce qu’il pense.

» Dites-moi un peu : est-il parhasard un de vous qui ait gardé fidélité à sa femme ; qui aitrefusé d’aller, à l’occasion, vers la femme d’un autre, pour luioffrir ses services ? Croyez-vous que dans le monde entiervous trouveriez un seul homme dans ce cas ? Qui le dit, ment,et bien fou qui le croirait. Avez-vous jamais trouvé une femme quivous ait fait des avances – je ne parle pas des infâmes et desfilles publiques ?

» En connaissez-vous un seul, parmi vous,qui ne laisserait pas sa femme, quelque belle qu’elle soit, pour ensuivre une autre, s’il espérait l’obtenir vite et facilement ?Et que feriez-vous si une dame ou une damoiselle vous priait, ouvous offrait de l’argent ? Je crois que, pour plaire aux unesou aux autres, nous y laisserions tous la peau.

» Celles qui ont abandonné leurs maris,le plus souvent avaient des raisons pour cela. Ne voit-on pas eneffet ceux-ci, dégoûtés de leur intérieur, porter leurs désirs audehors et rechercher la maison d’autrui ? Nous devrions aimer,puisque nous voulons qu’on nous aime, et n’exiger de nos femmesqu’en raison de ce que nous leur donnons. Si cela était en monpouvoir, je ferais une loi telle que l’homme ne pourrait allercontre.

» Cette loi porterait que toute femmesurprise en adultère serait mise à mort, si elle ne pouvait prouverque son mari a lui-même commis une seule fois le même crime. Sielle pouvait le prouver, elle serait remise en liberté, sans avoirà craindre ni son mari ni la justice. Le Christ, parmi sespréceptes, a laissé celui-ci : Ne faites pas à autrui ce quevous ne voudriez pas qu’on vous fît.

» L’incontinence, en admettant qu’onpuisse la leur reprocher, ne saurait être le fait de leur sexe toutentier. Mais même en cela, qui de nous ou d’elles a les torts lesplus graves, alors qu’il n’est pas un seul homme qui observe lacontinence ? Nous avons d’ailleurs beaucoup d’autres motifs derougir, car, à de rares exceptions, le blasphème, le brigandage, levol, l’usure, l’homicide, si ce n’est pis encore, sont l’apanage del’homme. »

Le sincère et équitable vieillard s’étaitempressé de citer, à l’appui de ces raisons, l’exemple de femmesqui, ni en fait ni en pensée, n’avaient jamais manqué à lachasteté. Mais le Sarrasin, qui fuyait la vérité, le regarda d’unair si cruel et si plein de menaces, qu’il le fit taire de peur,sans toutefois changer sa conviction.

Après que le roi païen eut mis fin à cespropos de nature diverse, il quitta la table ; puis il gagnason lit pour dormir jusqu’à ce que l’obscurité eût disparu. Mais ilpassa la nuit à soupirer sur l’infidélité de sa dame beaucoup plusqu’à dormir. Au premier rayon du jour, il partit avec l’intentionde continuer son voyage en bateau.

Comme tout bon cavalier, il avait les plusgrands égards pour le cheval si beau et si bon qu’il possédait endépit de Sacripant et de Roger. Comprenant que, pendant les deuxderniers jours, il avait surmené plus que de raison un si excellentdestrier, il l’embarque dans le double but de le laisser reposer etd’aller plus vite.

Il donne ordre au patron de lancer sans retardla barque à l’eau et de faire force de rames. La barque, assezpetite et peu chargée, descend rapidement la Saône. Mais, sur laterre ou sur l’onde, Rodomont ne peut fuir sa pensée, ni s’endébarrasser. Il la retrouve dans le bateau à la proue comme à lapoupe, et s’il chevauche, il la porte en croupe derrière lui.

Elle lui remplit la tête et le cœur, et enchasse tout soulagement. Le malheureux ne voit plus de repos pourlui, puisque l’ennemi est sur son propre domaine. Il ne sait plusde qui espérer merci, puisque ses serviteurs eux-mêmes lui font laguerre. Nuit et jour, il est combattu par le cruel qui devrait luiporter secours.

Rodomont, le cœur chargé d’ennui, navigue toutle jour et la nuit suivante. Il ne peut écarter de son espritl’injure qu’il a reçue de sa dame et de son roi. Sur le bateau quil’emporte, il ressent la même peine que lorsqu’il est à cheval.Bien qu’il aille sur l’eau, il ne peut éteindre sa flamme ; ilne peut changer sa souffrance en changeant de place.

Comme le malade qui, brisé par une fièvreardente, change de position, se retourne tantôt sur un côté, tantôtsur l’autre, espérant en éprouver du soulagement, et ne peutreposer ni sur le côté droit ni sur le côté gauche, mais souffreégalement dans les deux cas, ainsi le païen, au mal dont il estatteint, ne peut trouver de remède ni sur la terre, ni surl’eau.

Rodomont, impatienté de la lenteur du bateau,se fait mettre à terre. Il dépasse Lyon, Vienne, puis Valence, etaperçoit le riche pont d’Avignon. Ces villes, et toutes celles quisont entre le fleuve et les monts celtibériens, obéissaient au roiAgramant et au roi d’Espagne, depuis le jour où ils avaient été lesmaîtres de la campagne.

Il se dirige à main droite vers Aigues-Mortes,dans l’intention de gagner Alger en toute hâte. Il arrive sur lesbords d’un fleuve, dans une ville chère à Bacchus et à Cérès, en cemoment dépeuplée par suite des assauts qu’elle avait soutenuscontre les soldats sarrasins. De là, il aperçoit la vaste mer, etil voit dans les vallées fertiles ondoyer les blondes moissons.

Une petite chapelle s’élevait sur un monticuleentouré de murs. Pendant que la guerre flamboyait tout autour, lesprêtres l’avaient abandonnée. Rodomont la prit pour demeure, et ils’y plut tellement – tant à cause de la beauté du site que parcequ’elle était éloignée des camps dont il fuyait les nouvelles avechorreur – qu’il renonça à aller à Alger pour s’y fixer.

L’endroit lui parut si commode et si beau,qu’il changea d’idée, et ne songea plus à aller en Afrique. Il yfit loger sa suite, ses bagages et son destrier. La chapelle étaitsituée à quelques lieues seulement de Montpellier ; tout prèsétait un riche et beau château ainsi qu’un village qui s’étendaitsur le bord d’une rivière ; de sorte qu’il était facile de s’yprocurer tout ce dont on avait besoin.

Un jour que le Sarrasin se tenait pensif, cequi lui arrivait la plupart du temps, il vit venir, le long d’unsentier qui traversait un pré herbeux, une damoiselle au visagerespirant l’amour, en compagnie d’un moine barbu. Ils conduisaientun grand destrier ployant sous un lourd fardeau recouvert d’un drapnoir.

Quelle était la damoiselle, quel était lemoine, et ce qu’ils portaient avec eux, cela doit vous être fortclair ; vous avez bien dû reconnaître Isabelle qui emmenait lecorps de son cher Zerbin. Je l’ai laissée traversant la Provencesous la conduite du sage vieillard qui l’avait décidée à consacrerhonnêtement à Dieu le reste de sa vie.

Bien que la damoiselle eût la pâleur etl’égarement peints sur le visage, et les cheveux incultes, bien quede sa poitrine embrasée sortissent de continuels soupirs, et queses yeux fussent deux fontaines, qu’elle portât enfin sur elle tousles témoignages d’une existence malheureuse et insupportable, elleétait si belle encore, que les grâces et l’amour auraient pu yfaire leur résidence.

Aussitôt que le Sarrasin vit paraître la belledame, il sentit s’évanouir la haine qu’il avait vouée au sexe quele monde entier adore. Isabelle lui parut en tout digne de luiinspirer un second amour, et d’éteindre le premier, de la mêmefaçon que, dans une planche, un clou chasse l’autre.

Il se porta à sa rencontre, et de sa voix laplus douce, de son air le plus gracieux, il s’informa de sacondition. Elle lui découvrit aussitôt le fond de sa pensée ;comment elle était sur le point de quitter le monde trompeur et dese consacrer à Dieu et à ses œuvres saintes. Le païen altier, sansfoi ni loi, et qui ne croit pas à Dieu, se met à rire.

Et il traite son intention d’insensée et delégère ; et il dit que pour sûr elle se trompe beaucoup trop,et qu’elle ne doit pas être moins blâmée que l’avare qui enfouitson trésor sous terre, sans utilité pour lui et pour les autreshommes. Ce sont les lions, les ours et les serpents que l’on doitenfermer, et non les créatures belles et inoffensives.

Le moine qui avait l’oreille à tout cela, prêtà venir au secours de l’imprudente jouvencelle afin de l’empêcherde se rejeter dans la vieille voie, se tenait au gouvernail, commele pilote expérimenté. Il s’empressa de dresser devant elle unetable somptueusement chargée de mets spirituels. Mais le Sarrasin,qui était né avec de mauvais goûts, ne les savoura point, et lestrouva fort déplaisants.

Puis, comme il interrompait en vain le moinesans pouvoir le faire taire, il perdit patience et, plein defureur, le saisit dans ses mains. Mais si je vous en disaisdavantage, mon récit pourrait vous paraître trop long. C’estpourquoi je terminerai ce chant, prenant leçon sur ce qui arriva auvieillard pour avoir trop parlé.

Chant XXIX

ARGUMENT. – Triste fin de l’ermite.Isabelle, pour conserver sa chasteté, amène par une pieuse ruseRodomont à lui trancher la tête. Le païen construit un pont étroitsur le fleuve voisin, et fait prisonnier les chevaliers qui yarrivent, ou les tue ; il place leurs armes comme un trophéesur la tombe d’Isabelle. Arrive en cet endroit Roland qui se prendde querelle avec Rodomont, le jette dans le fleuve, et donne denombreuses preuves de sa folie.

 

Oh ! que l’esprit de l’homme est débileet peu stable ! comme nous sommes prompts à varier dans nosrésolutions ! toutes nos pensées changent facilement, surtoutcelles qui naissent d’un amoureux dépit. J’avais vu jusque-là leSarrasin dépasser tellement la mesure dans son ressentiment contreles femmes, que loin de penser que sa haine pût s’éteindre, je necroyais pas qu’il dût jamais l’adoucir.

Gentes dames, j’ai été si irrité par tout cequ’au mépris du devoir il a dit à votre blâme, que je ne luipardonnerai pas avant d’avoir montré, par son propre châtiment,dans quelle erreur il était tombé. Je ferai de telle sorte, avec maplume et mon encre, que chacun verra qu’il est utile et bon de setaire, voire de se mordre un peu la langue, plutôt que de dire dumal de vous.

Mais qu’il ait parlé comme un ignorant oucomme un sot, une claire expérience vous le démontre. Il avaitdéployé l’arsenal de sa colère contre toutes les femmes, et sansfaire de différence entre elles ; soudain, un regardd’Isabelle l’a si fort touché, qu’il le fait subitement changer desentiment. Déjà il la désire pour remplacer son ancienne maîtresse,et il l’a vue à peine et ne sait pas encore qui elle est.

Et comme son nouvel amour l’excite etl’échauffe, il met en avant toutes sortes de mauvaises raisons pourrompre l’entière et saine pensée qu’elle avait entièrement tournéevers le Créateur de toutes choses. Mais l’ermite, qui lui sert debouclier et de cuirasse, la réconforte autant qu’il peut par lesplus fermes et les plus solides arguments, afin que la chastepensée ne soit point détruite.

Le païen impie supporte assez longtemps, bienqu’avec ennui, l’audace du moine ; en vain il lui dit qu’ilpeut, quand il lui plaira, retourner sans sa compagne à son désert.Quand il voit que le vieillard lui nuit ainsi à visage découvert,et qu’il ne peut en obtenir ni paix ni trêve, il lui porte avecfureur la main au menton, et lui arrache autant de poils de labarbe qu’il peut en saisir.

Et sa fureur croît à tel point, qu’il luiserre le cou dans ses mains comme avec une tenaille. Puis, aprèsl’avoir fait tournoyer une ou deux fois en l’air, il le lance ducôté de la mer. Ce qu’il en advint, je ne le sais, ni ne le dis. Ily a plusieurs versions à ce sujet. Les uns disent qu’il alla sebriser contre un rocher, et qu’on ne pouvait distinguer ses piedsde sa tête.

D’autres prétendent qu’il alla tomber dans lamer à plus de trois milles au loin, et qu’il mourut, ne sachant pasnager, après avoir adressé en vain au ciel ses prières et cesoraisons. D’autres soutiennent qu’un saint vint à son secours et,d’une main invisible, le tira sur le rivage. Quelle que soit, danstout cela, la vérité, mon histoire ne parle plus de lui.

Le cruel Rodomont, après s’être débarrassé duloquace ermite, se retourna d’un air moins courroucé vers la dameremplie de tristesse et d’épouvante. Dans le langage habituel auxamoureux, il lui dit qu’elle était son cœur et sa vie, son confortet sa chère espérance, et d’autres choses qui vont aveccelles-là.

Il se montrait à cette heure si courtois,qu’il ne donnait plus aucune marque de rudesse. Le gentil visagedont il était énamouré, amortissait et domptait en lui l’orgueilaccoutumé. Et bien qu’il pût cueillir facilement le fruit qu’ilconvoitait, il ne voulut pas cependant aller plus loin quel’écorce, car il comprenait qu’il perdrait toute saveur, s’il ne lerecevait comme un don de la dame elle-même.

Il croyait ainsi disposer peu à peu Isabelle àsatisfaire ses plaisirs. Elle, qui se voyait en un lieu sisolitaire et si étrange, comme la souris aux griffes du chat,aurait préféré se trouver au milieu d’un brasier ardent. Toutefois,elle cherchait s’il n’y aurait aucun moyen, aucune voie pour latirer de là intacte et sans tache.

Elle prend en son âme la résolution de sedonner la mort de sa propre main, avant que le cruel barbaren’accomplisse son dessein, et plutôt que de manquer si indignementà ce chevalier que le sort impitoyable avait fait mourir dans sesbras et auquel elle avait, dans sa pensée, fait à tout jamais lesacrifice de sa chasteté.

Elle voit l’appétit aveugle du roi païencroître sans cesse, et elle ne sait que faire. Elle comprend bienqu’il veut en venir à l’acte déshonnête contre lequel toute défensesera inutile. Cependant, à force de chercher, elle trouve le moyende parer à ce danger et de sauver sa chasteté, ainsi que je vaisvous le dire tout au long et clairement.

Au brutal Sarrasin, qui déjà s’approchaitd’elle avec des propos et des gestes dépouillés de toute lacourtoisie qu’il avait montrée dans ses premières paroles, elledit : « Si vous m’assurez qu’auprès de vous je n’aurairien à craindre pour mon honneur, je vous donnerai en échange unechose qui vous profitera beaucoup plus que de m’avoir ravil’innocence.

» Pour un plaisir de si peu d’instants etdont il y a une telle abondance en ce monde, ne repoussez pas uneperpétuelle satisfaction, une joie véritable à nulle autre seconde.Vous pourrez retrouver cent et mille dames au visageagréable ; mais personne au monde ne pourrait vous faire lemême don que moi, ou du moins bien peu de gens le pourraient.

» Je connais une herbe – et je l’ai vueen venant, et je sais où je puis la trouver – qui, bouillie avec dulaurier et de la rue sous un feu de bois de cyprès, et pressée pardes mains innocentes, donne une liqueur dans laquelle quiconques’est baigné trois fois, voit son corps acquérir une dureté tellequ’il est à l’épreuve du fer et du feu.

» Je dis que si on s’y baigne trois fois,on devient invulnérable pendant un mois. Il faut répéter chaquemois l’opération, car la vertu de cette liqueur ne va point audelà. Je sais la faire, et je la ferai encore aujourd’hui, et vousen verrez la preuve vous-même. Elle peut, si je ne me trompe, vousêtre plus utile que la conquête de toute l’Europe.

» En échange, je vous demande de me jurersur votre foi que, ni en paroles ni en fait, vous ne chercherezplus jamais à porter atteinte à ma chasteté. » Par cesparoles, elle fit revenir Rodomont à des pensées plushonnêtes ; et il désirait tellement devenir invulnérable,qu’il lui promit beaucoup plus qu’elle ne lui avait demandé.

Il lui dit qu’il la respecterait jusqu’à cequ’il lui eût vu faire l’épreuve de cette eau admirable, et qu’ilveillerait, pendant ce temps, à ce qu’il ne lui échappât aucunmouvement, aucun signe de violence. Mais il comptait bien ne pastenir le pacte, car il n’avait crainte ni respect de Dieu ou dessaints, et, comme manque de foi, toute la trompeuse Afrique luiaurait cédé le pas.

Le roi d’Alger fit à Isabelle plus de milleserments de ne plus la molester, afin qu’elle pût travailler à seprocurer l’eau qui devait le rendre invulnérable comme furentautrefois Cignus et Achille[6]. Aussitôtelle se mit à chercher par les ravins et les vallons obscurs, loindes cités et des villes, recueillant de nombreuses herbes ; leSarrasin ne la perdait pas de vue et se tenait toujours à sescôtés.

Quand ils eurent cueilli en différentsendroits autant d’herbes qu’il leur en fallait, avec ou sans leursracines, ils rentrèrent dans leur demeure. Là, ce modèle decontinence passa toute la nuit à faire bouillir toutes ces herbesavec force précautions. Et à tout ce mystérieux labeur, le roid’Alger était sans cesse présent.

S’étant livré au jeu, pendant toute cettenuit, avec les quelques serviteurs qu’il avait avec lui, il avaitéprouvé une telle soif, à cause de la chaleur produite par le feurenfermé dans l’étroite chambre où ils se trouvaient, qu’il avait,en buvant coup sur coup, vidé deux barils pleins de vin de Chypre,enlevés un ou deux jours auparavant par ses écuyers à certainsvoyageurs.

Rodomont n’était pas habitué au vin dont saloi condamne et défend l’usage. Dès qu’il en eut goûté, il luiparut une liqueur divine, meilleure que le nectar ou la manne, etnarguant le rite sarrasin, il en absorba de grandes tasses et desverres pleins jusqu’aux bords. Le bon vin, circulant à la ronde,leur fit tourner à tous la tête comme un tour.

Cependant, la dame enleva de dessus le feu lechaudron où cuisaient les herbes, et dit à Rodomont :« Pour qu’il soit manifeste que mes paroles n’ont pas étéjetées au vent, et pour prouver combien la vérité diffère dumensonge et qu’elle peut rendre savants les gens grossiers, je veuxfaire l’expérience, non sur autrui, mais sur moi-même et tout desuite.

« Je veux, la première, faire l’essai del’heureuse liqueur pleine de vertu, afin que tu ne t’imagines pasque c’est peut-être un poison mortel. Je m’en frotterai de la cimede la tête jusqu’au-dessous du col et de la poitrine. Puis, tuéprouveras sur moi ta force et ton épée, pour voir si l’une estvigoureuse et si l’autre est tranchante. »

S’étant ointe comme elle l’avait dit, elle seplaça souriante et le cou nu, devant l’inepte païen rendu plusinepte encore par le vin qui l’avait vaincu, et sous les coupsduquel casque ni écu n’aurait résisté. Ce bestial, croyant ce qu’onlui disait, frappa si fort de la main et du fer cruel, qu’il séparad’un seul coup le tronc, la poitrine et le dos, de la belle tête,naguère encore séjour favori d’Amour.

La tête rebondit trois fois, et l’on entenditclairement une voix s’en échapper en murmurant le nom de Zerbin.C’est ainsi qu’Isabelle trouva cet étrange moyen de suivre son amiet de fuir des mains du Sarrasin. Âme qui préféras ta foi et lachasteté dont le nom est presque inconnu de nos jours, à la vie età la verte jeunesse,

Va-t’en en paix, âme bienheureuse et belle.Que mes vers n’ont-ils la force qui leur manque !J’appellerais à mon secours cet art qui prête tant d’attraits auxparoles pour que dans mille et mille ans, et plus encore, le monderetentît de ton nom illustre. Va-t’en en paix vers les demeureséternelles, et laisse aux autres femmes l’exemple de tafidélité.

À cet acte incomparable et stupéfiant, leCréateur tourna, du haut du ciel, ses regards ici-bas, etdit : « Je fais plus de cas de toi que de celle dont lamort fut cause que Tarquin perdit son royaume. Et pour ce, parmitoutes mes lois que le temps ne doit jamais détruire, j’entends enétablir une sur laquelle, je le jure par les eaux inviolables, lessiècles futurs n’auront aucune prise.

» Je veux qu’à l’avenir chaque femme quiportera ton nom soit douée d’un esprit sublime, et qu’elle soitbelle, gente, courtoise et sage, et qu’elle parvienne au plus hautdegré de l’honneur. Par quoi, les écrivains auront sujet decélébrer ton nom illustre et digne de louanges ; de sorte quele Parnasse, le Pinde et l’Hélicon répètent sans cesse :Isabelle, Isabelle. »

Dieu dit ainsi, et tout autour de lui l’airdevint serein, et la mer s’apaisa comme en ses jours de plus grandcalme. L’âme chaste retourna au troisième ciel, où elle se retrouvadans les bras de son cher Zerbin. Le féroce païen, nouveau Bréhussans pitié[7], resta sur la terre, plein de honte et deremords. Quant il eut cuvé le vin qu’il avait pris en trop, ildéplora son erreur et en fut très contrit.

Il pensa apaiser ou satisfaire en partie l’âmebienheureuse d’Isabelle, en faisant vivre sa mémoire, puisqu’ilavait tué son corps. Il imagina, pour qu’il en fût ainsi, deconvertir en sépulture la chapelle où il habitait, et où elle avaitété mise à mort ; je vais vous dire de quelle façon.

Il fit venir des artistes de tous les paysd’alentour, soit de bonne volonté soit par menaces ; ayantensuite rassemblé environ six mille ouvriers, il fit choisird’immenses rochers dans les monts voisins, il les entassa en uneseule masse qui, de la base au faîte, avait nonante brasses dehaut, et il y renferma la chapelle qui contenait les restes desdeux amants.

Il imita ainsi le superbe mausolée qu’Adrienfit élever sur les rives du Tibre. Il voulut qu’auprès du sépulcrese dressât une haute tour qu’il destina à lui servir pendantquelque temps d’habitation. Il fit construire sur la rivière quicourait au pied un pont étroit, large seulement de deux brasses. Lepont était long, mais si étroit qu’à peine-il pouvait donner placeà deux cavaliers,

À deux cavaliers qui auraient marché de front,ou qui seraient venus à la rencontre l’un de l’autre. Le pontn’avait ni parapet, ni barrière, et l’on pouvait facilement tomberde chacun de ses côtés. Rodomont voulut que le passage de ce pontcoûtât cher à tout guerrier, soit païen, soit baptisé, car il jurade faire avec leurs dépouilles mille trophées pour le tombeaud’Isabelle.

En dix jours, peut-être un peu moins, le pont,jeté au-dessus du fleuve, fut achevé. Mais le sépulcre ne fut pointaussi prompt à se construire, non plus que la tour à s’élever.Lorsqu’elle fut terminée, on établit sur la cime une vedette,chargée d’indiquer à Rodomont, par le son du cor, la venue de toutchevalier.

Rodomont s’armait aussitôt et venait disputerle passage, tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre. Si lechevalier se présentait du côté de la tour, le roi d’Alger setransportait sur l’autre bord. Le pont étroit servait de champclos, et pour peu que le cheval déviât de la ligne, il tombait dansle fleuve qui était très profond. Il n’y avait pas de péril égal aumonde.

Le Sarrasin avait imaginé ce genre de combatpour être exposé à tomber souvent du haut du pont la tête lapremière dans le fleuve, où il aurait été obligé de boire beaucoupd’eau. Il voulait expier ainsi l’erreur où l’avait entraîné le vinbu outre mesure. L’eau, non moins que le vin, rachète la faute quela main ou la langue a commise sous l’influence du vin.

En peu de jours, beaucoup de chevalierspassèrent par là ; quelques-uns y arrivèrent toutnaturellement en suivant leur chemin ; c’étaient ceux quiallaient en Italie ou en Espagne, et qui n’avaient pas d’autreroute plus fréquentée. D’autres y vinrent d’eux-mêmes, estimantl’honneur plus que la vie, et désireux de faire montre de leurvaillance. Et tous, là où ils croyaient cueillir la palme, étaientforcés d’abandonner leurs armes ; beaucoup y perdaient en mêmetemps la vie.

Si ceux qu’il abattait étaient païens,Rodomont se contentait de les dépouiller de leurs armes qu’ilsuspendait aux marbres de la chapelle, après y avoir fait inscrireles noms de ceux à qui elles avaient d’abord appartenu. Mais ilretenait prisonniers tous les chrétiens, et les envoyait ensuite enAlgérie. Les constructions n’étaient pas encore achevées, lorsquele fou Roland vint à passer par là.

Le comte, dans sa folie, arriva par hasard surles bords de cette grande rivière, où Rodomont, comme je vous l’aidit, faisait bâtir en grande hâte. La tour ni le sépulcre n’étaientterminés, et le pont l’était à peine. Le païen armé de toutespièces, hors son casque, se trouvait justement sur le pont, aumoment où Roland y arriva.

Roland, poussé par sa folie furieuse, franchitla barrière et se met à courir sur le pont. Mais Rodomont, la facetroublée par la colère – il se tenait à pied en avant de la grandetour – crie de loin après lui et le menace, ne le jugeant pas dignede le repousser avec l’épée : « Arrête-toi, vilain,indiscret, téméraire, importun et arrogant.

Ce pont est fait uniquement pour les seigneurset les chevaliers, non pour toi, bête brute. » Roland, dont lapensée était fort loin, s’avance toujours et fait la sourdeoreille. « Il faut que je châtie ce fou », dit le païen.Et, dans cette intention, il s’élance pour le précipiter dansl’eau, ne pensant point trouver qui lui réponde.

En ce moment, une gente damoiselle arrive surles bords du fleuve et s’apprête à passer le pont. Elle estrichement vêtue ; sa figure est belle, et, sous ses manièresaccortes, elle montre une grande réserve. C’était, s’il vous ensouvient, seigneur, la damoiselle qui s’en allait cherchant desnouvelles de Brandimart son amant, partout ailleurs qu’où il était,c’est-à-dire à Paris.

Fleur-de-Lys – c’est ainsi que se nommait ladamoiselle – arriva près du pont, au moment même où Roland entraiten lutte avec Rodomont qui voulait le jeter dans la rivière. Ladame, qui avait longtemps fréquenté le comte, le reconnutsur-le-champ, et s’arrêta, remplie d’étonnement à la vue de lafolie qui le faisait ainsi aller nu.

Elle s’arrêta pour regarder comment seterminerait la lutte furieuse de deux hommes si vigoureux. Pour sefaire tomber l’un l’autre du haut du pont, tous deux concentrenttoute leur force. « Comment se fait-il qu’un fou soit sifort ? » se dit entre ses dents le fier païen. Et de çà,de là, il tourne et s’agite, plein de dépit, d’orgueil et decolère.

De l’une et l’autre main il cherche à lesaisir à l’endroit le plus favorable ; il lui passeadroitement entre les jambes, tantôt le pied droit, tantôt le piedgauche. Rodomont, aux prises avec Roland, ressemble à l’oursstupide qui croit pouvoir déraciner l’arbre d’où il est tombé, etqui, lui attribuant sa mésaventure, s’acharne contre lui dans sarage haineuse.

Roland, dont l’esprit était perdu je ne saisoù, et qui se servait uniquement de sa force, de cette forceprodigieuse dont personne au monde, à quelques rares exceptionsprès, n’aurait pu se défendre, se laissa tomber à la renverse, duhaut du pont, avec le païen qu’il tenait embrassé ; tous deuxtombèrent dans le fleuve et allèrent jusqu’au fond. L’onderejaillit en l’air et le rivage en gémit.

L’eau les fit sur-le-champ se séparer. Rolandest nu, et nage comme un poisson. Des bras et des pieds il fait sibien qu’il regagne le rivage. À peine hors de l’eau, il se met àcourir, sans s’arrêter à regarder en arrière, et sans s’inquiéters’il s’expose au blâme ou à l’éloge. Mais le païen, empêché par sesarmes, revient plus lentement et avec plus de peine au rivage.

Pendant la lutte, Fleur-de-Lys avait, en toutesécurité, traversé le pont et la rivière. Elle avait visité lesépulcre dans ses moindres recoins, pour voir s’il n’y avait pastrace du passage de son Brandimart. N’y voyant ni ses armes ni sesvêtements, elle espère le retrouver ailleurs. Mais retournons aucomte qui laisse derrière lui tour, fleuve et pont.

Ce serait folie à moi que de promettre de vousraconter une à une les folies de Roland. Il en commit tant et tant,que je ne saurais comment en finir. Mais j’en choisiraiquelques-unes des plus éclatantes et dignes d’être citées dans mesvers, et qui me paraissent nécessaires à mon histoire. Je ne tairaipoint, entre autres l’aventure merveilleuse qui lui arriva dans lesPyrénées, au-dessus de Toulouse.

Le comte, depuis qu’il avait été pris de foliefurieuse, avait parcouru beaucoup de pays ; il arriva enfin ausommet de la chaîne de montagnes qui sépare la France de l’Aragon.Il se dirigeait du côté où le soleil se couche, suivant un étroitchemin qui surplombait une vallée profonde.

Du côté opposé, s’en venaient deux jeunesbûcherons qui poussaient devant eux un âne chargé de bois.S’apercevant à son aspect qu’il avait la cervelle vide, ils luicrièrent d’une voix menaçante qu’il eût à reculer ou à se ranger decôté, et à laisser libre le milieu du chemin.

Roland ne fit pas d’autre réponse que depresser le pas d’un air furieux, jusqu’à ce qu’il fût arrivé versl’âne. Alors, il le saisit par le flanc et, avec cette force quin’avait point d’égale, il le lança si haut, qu’il semblait un petitoiseau volant dans les airs. L’âne alla tomber sur la cime d’unecolline qui se dressait à un mille de la vallée.

Puis le comte s’approcha des deux jeunes gars.L’un d’eux fut en cette circonstance plus heureux que prudent. Ilse jeta, par peur, du haut d’un ravin haut de deux fois trentebrasses. Il tomba au beau milieu d’un amas de ronces, d’herbes etde terre molle. Il en fut quitte pour quelques égratignures auvisage, et put s’échapper sain et sauf.

L’autre s’accrocha à une souche qui sortait durocher, espérant grimper jusqu’à la cime assez promptement pouréviter les atteintes du fou. Mais celui-ci, acharné à sa poursuite,le saisit par les pieds pendant qu’il s’efforçait de grimper, et,écartant les bras autant que faire se put, il le fendit en deuxmorceaux,

De la même façon qu’on écartèle un héron ou unpoulet, lorsqu’on veut donner leurs entrailles en pâture au fauconou au vautour. L’autre, qui avait risqué de se casser le cou, putse vanter d’avoir échappé à une belle mort ! Il le racontadans la suite comme un vrai miracle, et ce récit vint aux oreillesde Turpin qui l’écrivit à notre intention.

Roland fit encore beaucoup d’autres chosesétonnantes en traversant la montagne. Enfin, après avoir longtempserré, il descendit, du côté du midi, sur la terre d’Espagne. Ilprit la route qui longe la mer dont les flots baignent les rivagesde l’Aragon, et, sous l’influence de la folie qui le poussait, ilsongea à se creuser une tanière dans le sable,

Afin de se garantir du soleil. Il s’enfouitdans le sable aride et léger, et il y était à moitié caché, lorsquesurvinrent par hasard Angélique la belle et son mari quidescendaient, comme je vous l’ai raconté plus haut, des montsPyrénées sur le rivage espagnol. Elle arriva à moins d’une brasséedu comte sans l’avoir encore aperçu.

Que ce fût là Roland, elle ne pouvait lepenser, tellement il différait de ce qu’il était d’habitude. Depuisque cette fureur le possédait, il était toujours allé nu, à l’ombreet au soleil. S’il était né dans les champs de Sienne, dans lespays où les Garamantes adorent Jupiter Ammon, ou près des monts oùle grand Nil prend sa source, il n’aurait pu avoir la peau plusbrûlée.

Ses yeux étaient quasi cachés dans satête ; il avait la figure maigre et décharnée comme un os, lachevelure inculte, hirsute et en désordre, la barbe épaisse,épouvantable, hideuse. À peine Angélique l’eut-elle vu, qu’elles’empressa de tourner bride, toute tremblante. Toute tremblante etemplissant le ciel de ses cris, elle se retourna pour cherchersecours auprès de son compagnon.

Dès que Roland, dans sa folie, l’eut aperçue,il se leva d’un bond pour la saisir, tellement son gracieux visagelui plut, et tellement l’appétit lui en vint subitement. De l’avoirtant aimée et respectée, aucun souvenir ne restait plus enlui ; il court derrière elle, à la façon d’un chien quipoursuivrait une bête fauve.

Le jouvenceau qui voit le fou poursuivre sadame, le heurte avec son cheval, et le frappe en même temps justeau moment où il lui tourne le dos. Il croit lui séparer la tête dubuste ; mais la peau était dure comme un os, et, à vrai dire,plus que l’acier. Roland en effet était né complètementinvulnérable.

Roland, se sentant frapper par derrière, seretourne, et en se retournant, il serre le poing ; avec cetteforce qui dépasse toute mesure, il frappe le destrier du Sarrasin.Il le frappe sur la tête et, comme s’il était de verre, il la briseet tue le cheval. Puis il s’élance de nouveau sur les traces decelle qui fuyait devant lui.

Angélique chasse sa jument en toutehâte ; elle la presse du fouet et de l’éperon. Il lui sembleque si elle pouvait voler aussi vite qu’une flèche, elle iraitencore trop lentement. Soudain, elle se rappelle l’anneau qu’elle aau doigt et qui peut la sauver. Elle le porte à sa bouche, etl’anneau, qui n’avait rien perdu de sa vertu, la fait disparaîtrecomme une lumière qu’un souffle éteint.

Soit qu’elle eût peur que la jument netrébuchât, soit qu’elle fît un faux mouvement en changeant l’anneaude place, – je ne puis affirmer quel est le vrai – au moment mêmeoù elle plaça l’anneau dans sa bouche, et où elle rendit ainsiinvisible son beau visage, elle leva la jambe, vida les arçons etse trouva à la renverse sur le sable.

Il s’en fallut de deux doigts qu’elle ne fûtatteinte par le fou, qui, dans le choc, lui eût ôté la vie. Ellefut, en cette occurrence, grandement favorisée par la fortune.Cependant elle cherche le moyen de se procurer une autre monture,ainsi qu’elle a fait déjà, car elle ne peut plus songer à ravoirjamais celle qu’elle vient de quitter, et qui galope sur le rivage,poursuivie par le paladin.

Ne doutez point qu’elle ne sache se pourvoir,et suivons Roland, dont l’impétuosité et la rage augmentent envoyant Angélique disparaître. Il poursuit la jument sur le sablenu, et en approche toujours de plus en plus. Déjà il la touche et,la saisissant par la crinière, puis par la bride, il s’en rendenfin maître.

Le paladin s’en empare avec la même joie qu’unautre se serait emparé d’une donzelle. Il rassemble les rênes et labride, et, d’un bond, saute en selle. Il la fait courir pendantplusieurs milles, de çà, de là, sans lui laisser de repos, sansjamais lui ôter la selle ni le frein, et sans lui laisser goûter niherbe ni foin.

En voulant franchir un fossé, il roule au fondavec la jument. Non seulement il n’éprouve aucun mal, mais il nesent pas même la secousse. Quant à la malheureuse bête, elle sebrise l’épaule au fond du fossé. Roland ne voit pas comment ilpourra la tirer de là ; finalement, il la charge sur sonépaule et, sous ce poids énorme, il parcourt encore trois portéesd’arc.

Mais sentant que la charge devient troplourde, il la dépose à terre, et cherche à la tirer après lui. Lajument le suit d’un pas lent et boiteux. Roland lui disait :« Marche ! » mais il parlait en vain. Du reste,l’eût-elle suivi au galop, que son désir insensé n’eût pas étésatisfait. À la fin, il lui enlève le licol et l’attache par lepied droit.

Puis il la tire après lui, et la réconforte enlui disant qu’ainsi elle pourra le suivre plus facilement. Le poilet la peau de la malheureuse bête restent aux pierres du chemin, etelle meurt enfin de fatigue et de coups. Roland ne s’en aperçoitmême pas, et, sans la regarder, il poursuit son chemin encourant.

Il va, la traînant toujours, bien que morte.Il dirige sa course vers l’Occident. Sur son passage, il saccagepalais et chaumières. Lorsqu’il éprouve le besoin de manger, ils’empare des fruits, des viandes, du pain ; tout lui est bon,pourvu qu’il l’engloutisse. Partout il use de sa force contre lesgens, laissant celui-ci mort, celui-là estropié. Il s’arrêterarement, et va sans cesse devant lui.

Il aurait traité de même sa dame, si elle nes’était cachée, car il ne distinguait plus le noir du blanc, etcroyait être utile en nuisant à tout le monde. Ah ! quemaudits soient l’anneau et le chevalier qui l’avait donné àAngélique. Sans lui, Roland se serait vengé, et du même coup enaurait vengé mille autres.

Et ce n’est pas celle-là seulement qui auraitdû tomber aux mains de Roland, mais toutes celles qui existentaujourd’hui, car, de toutes façons, elles sont toutes ingrates, et,parmi elles, il ne s’en trouve pas une de bonne. Mais avant que lescordes détendues de ma lyre ne rendent un son en désaccord avec monchant, il vaut mieux le renvoyer à une autre fois, afin qu’il soitmoins ennuyeux pour qui l’écoute.

Chant XXX

ARGUMENT. – Étranges preuves de folie deRoland. – Mandricard et Roger combattent l’un contre l’autre pourl’écu d’Hector et l’épée de Roland. Roger est blessé et Mandricardest tué. – Bradamante reçoit des mains d’Hippalque la lettre deRoger et se plaint de lui. – Renaud vient à Montauban, et emmèneavec lui ses frères et ses cousins au secours de Charles.

 

Quand la raison se laisse dominer parl’impétuosité et la colère ; quand elle ne sait pas sedéfendre de l’aveugle fureur qui pousse la main et la langue ànuire à ses propres amis, bien qu’ensuite on en pleure et qu’on engémisse, la faute commise n’en est point rachetée. Hélas ! jepleure et je m’afflige en vain de tout ce que, dans un moment decolère, j’ai dit à la fin du dernier chant.

Mais je suis comme un malade qui, après avoirpris longtemps patience, ne peut plus résister à la douleur, cède àla rage et se met à blasphémer. La douleur passe, ainsi quel’irritation qui poussait la langue à maudire. Le malade se raviseet se repent, il a honte de lui-même ; mais nous ne pouvonsfaire que ce que nous avons dit n’ait pas été dit.

J’espère beaucoup, dames, en votre courtoisie,pour obtenir un pardon que j’implore de vous. Vousm’excuserez ; car si j’ai failli, c’est sous l’influence de lafrénésie, vaincu d’une âpre passion. Rejetez-en la faute sur monennemie qui me traite d’une telle façon que je ne pourrais pas êtreplus mal traité. C’est elle qui me fait dire ce dont je me repensensuite. Dieu sait que c’est à elle que le tort appartient ;quant à elle, elle sait si je l’aime !

Je ne suis pas moins hors de moi que le futRoland, et je ne suis pas moins excusable que lui qui s’en allaiterrant à travers les monts et les plaines, et qui parcourut ainsila plus grande partie du royaume de Marsile. Pendant plusieursjours, il traîna, sans rencontrer d’obstacle, la jument toute mortequ’elle était. Mais arrivé à un endroit où un grand fleuve entraitdans la mer, force lui fut d’abandonner son cadavre.

Sachant nager comme une loutre, il entra dansle fleuve et gagna l’autre rive ; au même moment, un bergerarrivait, monté sur un cheval qu’il venait abreuver dans le fleuve.Bien que Roland s’avance droit sur lui, le berger qui le voit seulet nu ne cherche pas à l’éviter : « Je voudrais, – luidit le fou – faire un échange de ton roussin avec ma jument.

» Je te la montrerai de l’autre côté, situ veux, car elle gît morte sur l’autre rive ; tu pourrasensuite la faire panser. Je ne lui connais pas d’autre défaut. En yajoutant peu de chose, tu peux me donner ton roussin. Descends-endonc de toi-même, car il me plaît. » Le berger se met à rire,et, sans répondre, il va vers le gué et s’éloigne du fou.

« Je veux ton cheval : holà !n’entends-tu pas ? » reprend Roland ; et, plein defureur, il s’élance. Le berger avait à la main un bâton noueux etsolide ; il en frappe le paladin. La rage, la colère du comtedépassant alors toutes les bornes, il semble plus féroce quejamais. Il frappe du poing sur la tête du berger qui tombe mort,les os broyés.

Le comte saute à cheval et s’en va courant pardivers chemins, saccageant tout sur son passage. Le roussin negoûte jamais foin ni avoine, de sorte qu’en peu de jours il restesur le flanc. Roland n’en va point à pied pour cela ; ilentend aller aussi en voiture tout à son aise ; autant il enrencontre, autant il en prend pour son usage, après avoir occis lesmaîtres.

Il arriva enfin à Malaga et y commit plus dedommages que partout ailleurs. Non seulement il sema le carnageparmi la population, mais il extermina tant de gens que cetteannée, ni la suivante, les vides qu’il fit ne purent être comblés.Il détruisit et brûla tant de maisons, que plus du tiers du paysfut ravagé.

Après avoir quitté ce pays, il vint dans uneville nommé Zizera, et qui s’élève sur le détroit de Gibraltar oude Zibelterre – car on l’appelle de l’un et de l’autre nom. – Là,il vit une barque qui s’éloignait de terre ; elle était pleinede gens qui s’ébattaient joyeusement sur les eaux tranquilles de lamer, aux rayons naissants du matin.

Le fou commença par leur crier de toutes sesforces de l’attendre, car l’envie lui était venue de monter sur labarque. Mais c’est bien en vain qu’il prodigue ses cris et seshurlements, car il était une marchandise que l’on n’embarque pasvolontiers. La barque file sur l’eau, aussi rapide que l’hirondellequi fend l’air. Roland presse son cheval, le frappe, le serre, etcomme une catapulte, le pousse à la mer.

Force est enfin au cheval d’entrer dans l’eau.En vain la pauvre bête veut reculer ; en vain il résiste detoutes ses forces ; il y entre jusqu’aux genoux, puis jusqu’auventre, jusqu’à la croupe ; bientôt on ne voit plus que satête qui dépasse à peine la vague. Il n’a plus espoir de revenir enarrière, et les coups de houssine lui pleuvent entre les oreilles.Le malheureux ! il faut qu’il se noie, ou qu’il traverse ledétroit jusqu’à la rive africaine.

Roland n’aperçoit plus ni la poupe ni la prouedu bateau qui lui avait fait quitter le rivage pour se jeter dansla mer. Il a fui dans le lointain, et les flots mobiles le cachentaux regards. Roland pousse toujours son destrier à travers l’onde,résolu à passer de l’autre côté de la mer. Le destrier, plein d’eauet vide d’âme, cesse de vivre et de nager.

Il va droit au fond et il aurait entraîné soncavalier avec lui, si Roland ne s’était soutenu sur l’eau par laseule force de ses bras. Il se démène des jambes et des mains, etrejette, en soufflant, l’eau bien loin de sa figure. L’air étaitsuave et la mer dans tout son calme. Et ce fut fort heureux pour lepaladin, car pour peu que la mer eût été mauvaise, il y auraitperdu la vie.

Mais la Fortune, qui prend soin des insensésle fit aborder au rivage de Ceuta, sur une plage éloignée des mursde la ville de deux portées de flèche. Pendant plusieurs jours, ilcourut à l’aventure le long de la côte, du côté du Levant, jusqu’àce qu’il vînt à rencontrer, se déployant sur le rivage, une arméeinnombrable de guerriers noirs.

Laissons le paladin mener sa vieerrante ; le moment reviendra bien de parler de lui. Quant àce qui, seigneur, arriva à Angélique après qu’elle eut échappé desmains du fou, à la façon dont elle trouva bon navire et meilleurtemps pour retourner en son pays, et dont elle donna le sceptre del’Inde à Médor, un autre le chantera peut-être sur un meilleurluth.

Pour moi, j’ai à parler de tant d’autreschoses, que je ne me soucie plus de la suivre. Il faut que jereporte ma pensée vers le Tartare qui, après avoir écarté sonrival, jouit en paix de cette beauté dont l’Europe ne renferme plusl’égale, depuis qu’Angélique l’a quittée et que la chaste Isabelleest montée au ciel.

Mais l’altier Mandricard ne peut jouirentièrement du bénéfice de la sentence qui lui a octroyé lapossession de la belle dame, car il a sur les bras d’autresquerelles. L’une lui est suscitée par le jeune Roger, auquel il neveut pas céder le droit de porter l’aigle blanche sur sesarmes ; l’autre, par le fameux roi de Séricane, qui veut luifaire rendre l’épée Durandal.

Agramant perd sa peine, ainsi que Marsile, àvouloir débrouiller cet inextricable conflit. Non seulement il nepeut parvenir à les rendre amis, mais Roger ne veut point consentirà laisser à Mandricard l’écu de l’antique Troyen, et Gradasse exigequ’on lui rende l’épée ; de sorte que l’une et l’autrequerelle sont loin d’être apaisées.

Roger ne veut point qu’il se serve de son écucontre un autre adversaire que lui ; de son côté Gradassen’entend point qu’il combatte, excepté contre lui, avec l’épée quele glorieux Roland portait d’habitude. À la fin, Agramantdit : « Trêve aux paroles, et voyons ce que la Fortunedécidera. Celui qu’elle désignera passera le premier.

» Et si vous voulez encore plus mecomplaire, ce dont je vous aurai une obligation éternelle, vousallez tirer au sort à qui de vous combattra, mais à la conditionque le premier dont le nom sortira de l’urne sera chargé de viderles deux différends, de façon que, s’il est vainqueur, il auravaincu aussi pour le compte de son compagnon ; et, s’il estvaincu, il aura succombé pour tous les deux.

» Entre Gradasse et Roger, je crois quela différence est nulle, ou à peu près, comme valeur, et celui desdeux qui combattra le premier se comportera excellemment sous lesarmes. Quant à la victoire, elle sera du côté que la divineProvidence voudra. Le chevalier vaincu n’aura rien à sereprocher ; tout sera imputable à la Fortune. »

Roger et Gradasse n’opposèrent mot à laproposition d’Agramant, et furent d’accord que le premier d’entreeux dont le nom sortirait, se chargerait de l’une et l’autrequerelle. En conséquence, leurs noms furent écrits sur deux billetsayant même ressemblance et même forme et renfermés dans une urneque l’on agita longtemps, de manière à les bien remuer.

Un innocent enfant mit la main dans l’urne etprit un billet ; le hasard amena le nom de Roger et laissa aufond celui du Sérican. On ne saurait dire quelle allégresseressentit Roger, quand il vit son nom sortir de l’urne. Par contre,le Sérican en fut très affligé ; mais ce que le ciel décide,force est de l’accepter.

Le Sérican passe tout son temps, met tous sessoins à conseiller, à aider Roger, afin qu’il soit vainqueur. Illui montre une à une et lui rappelle toutes les choses qu’il a déjàexpérimentées par lui-même ; comment on se couvre tantôt del’épée, tantôt de l’écu ; quelles bottes sont mauvaises etquelles sont celles dont on est sûr ; à quel moment il fautavancer puis reculer.

Le reste de ce jour, où l’accord avait eu lieuainsi que le tirage au sort, est consacré de part et d’autre parles amis à encourager les deux guerriers, selon l’usage. La foule,avide d’assister au combat, s’empresse d’occuper les places.Beaucoup veillent toute la nuit, dans la crainte d’arriver troptard le lendemain.

La vile multitude attend avec impatience queles deux braves chevaliers en viennent aux mains, car elle n’envoit pas et n’en comprend pas plus long que ce qui se passe devantses yeux. Mais Sobrin et Marsile, qui voient plus loin etcomprennent ce qui peut nuire ou être utile, blâment cette batailleet Agramant qui la permet.

Ils ne cessent de lui faire voir quel gravedommage ce sera pour le peuple sarrasin, quel que soit celui desdeux qui meure, de Roger ou du roi tartare. La mort d’un seul del’un d’eux profitera plus au fils de Pépin, que celle de dix milleautres guerriers, parmi lesquels il serait difficile d’en retrouverun aussi brave.

Le roi Agramant reconnaît que tout cela estvrai, mais il ne peut plus refuser ce qu’il a promis. Il prie bienMandricard et le brave Roger de lui rendre sa parole, d’autant plusque l’objet de leur querelle est sans importance et ne mérite pasde subir l’épreuve des armes. Il leur demande que s’ils ne veulentpoint lui obéir en cela, ils consentent au moins à différer lecombat ;

Qu’ils reportent leur combat singulier à cinqou six mois, plus ou moins, jusqu’à ce qu’il ait chassé Charles deson royaume et lui ait enlevé le sceptre, la couronne et le manteauimpérial. Mais l’un et l’autre, bien que désireux d’obéir au roi,restent inflexibles, estimant un tel accord honteux pour celui quiy consentirait le premier.

Mais plus que le roi, plus que tous lesautres, la belle fille du roi Stordilan fait dépense de parolespour apaiser le Tartare. Suppliante, elle le prie ; elle selamente et gémit. Elle le conjure de consentir à la demande du roiafricain et de vouloir ce que veut le camp tout entier. Elle selamente et se plaint d’être, grâce à lui, toujours tremblante etpleine d’angoisses.

« Hélas ! – disait-elle – pourrai-jejamais vivre tranquille, si un nouveau désir vous prend à chaqueinstant de chercher querelle tantôt à l’un, tantôt à l’autre ?Comment pourrai-je me réjouir de ce que la bataille projetée entrevous et Rodomont soit évitée, alors qu’une autre non moinsdangereuse est prête à s’allumer ?

» Hélas ! c’est bien en vain quej’étais fière qu’un roi si glorieux, qu’un chevalier si redoutableconsentît à risquer pour moi la mort dans un combat périlleux etacharné, puisque je vois maintenant que vous n’hésitez pas à vousexposer aux mêmes dangers pour une cause si futile ! c’étaitvotre ardeur naturelle, et non votre amour pour moi, qui vouspoussait.

» Mais s’il est vrai que votre amour soittel que vous vous efforcez de me le montrer à toute heure, je vousprie par cet amour même, et par cette angoisse qui m’oppresse l’âmeet le cœur, de ne pas vous tourmenter plus longtemps de ce queRoger garde sur son écu l’oiseau aux plumes blanches. Je ne saispas en quoi il peut vous être utile ou nuisible qu’il abandonnecette devise ou qu’il la porte.

» Vous gagnerez peu de chose, et pourrezperdre beaucoup à la bataille que vous allez livrer. Quand vousaurez arraché l’aigle des mains de Roger, ce sera un maigrerésultat pour un grand travail. Mais si la Fortune vous estcontraire – et vous ne la tenez pas encore par son cheveu – vousserez cause d’un malheur à la seule pensée duquel je sens que moncœur se déchire.

» Si vous tenez pour vous-même assez peuà la vie pour lui préférer une aigle peinte, qu’elle vous soit aumoins chère pour ma vie à moi, car l’une ne saurait s’éteindre sansentraîner l’autre avec elle. Ce n’est pas de mourir avec vous quime paraît douloureux ; je vous suivrai dans la vie, comme dansla mort ; mais je ne voudrais pas mourir avec la douleur dedescendre après vous dans la tombe. »

Par de telles paroles et beaucoup d’autressemblables, accompagnées de larmes et de soupirs, elle ne cessetoute la nuit de supplier son amant et de le ramener à des idées depaix. Celui-ci cueille ces douces larmes sur ses beaux yeuxhumides, et ces tendres plaintes sur ses lèvres plus vermeilles quela rose. Pleurant lui aussi, il répond ainsi :

« Ô ma vie, ne vous mettez par Dieu pointen souci pour si peu de chose ; quand même Charles et le roid’Afrique, et tout ce qu’ils ont avec eux de chevaliers maures etfrançais, déploieraient leurs bannières contre moi seul, vous nedevriez pas vous en effrayer davantage. Vous paraissez me tenir enpeu d’estime, puisqu’un Roger seul vous fait trembler pour moi.

» Vous devriez cependant vous rappelerque seul, et n’ayant ni épée ni cimeterre, j’ai avec un tronçon delance exterminé une troupe de chevaliers armés. Gradasse, bienqu’il en ait vergogne et dépit, raconte à qui le lui demande qu’ilfut mon prisonnier dans un château de Syrie ; et pourtant il aune bien autre renommée que Roger.

» Le roi Gradasse ne nie point également,votre Isolier et Sacripant savent aussi – je dis Sacripant, roi deCircassie, – et le fameux Griffon et Aquilant, et cent autres etplus, qu’ayant été faits prisonniers quelques jours auparavant à cepassage, je les délivrai tous, mahométans et gens baptisés, le mêmejour.

» Leur étonnement dure encore des grandesprouesses que je fis en ce jour et qui dépassèrent ce que j’auraispu faire si j’avais eu autour de moi, comme ennemis, les armées desMaures et des Francs. Et maintenant Roger, un simple jouvenceau,pourrait, dans un combat seul à seul, être pour moi sujet de périlou d’affront ? Et maintenant que je possède Durandal etl’armure d’Hector, Roger doit-il vous faire peur ?

» Ah ! pourquoi n’ai-je pas eubesoin de vous conquérir tout d’abord par les armes ! Je vousaurais tellement rendue certaine de ma vaillance, que vous pourriezdéjà prévoir la fin destinée à Roger. Séchez vos larmes, et de parDieu ne me faites pas un présage aussi triste. Soyez persuadée quec’est le souci de mon honneur qui me pousse, et non pas l’oiseaublanc peint sur l’écu. »

C’est ainsi qu’il lui parla. La dame, rempliede tristesse, lui répliqua par une foule de raisons capables nonpas seulement de le faire changer de résolution, mais de fairebouger de place une colonne. Elle finit par le vaincre, bien qu’ilfût armé et qu’elle fût en jupons, et elle l’avait amené à dire quesi le roi leur parlait de nouveau d’un accord, il yconsentirait.

Et il l’aurait fait, si, dès le lever del’aurore avant-courrière du soleil, l’impétueux Roger, qui voulaitmontrer qu’il portait à juste titre l’aigle brillante, sans écouterdavantage les paroles de conciliation, n’avait fait sonner du coret ne s’était présenté tout armé, dans la lice dont le peupleentourait la palissade.

Aussitôt que le Tartare entend le son éclatantqui le défie au combat, il ne veut plus entendre parler d’accord.Il se jette hors de son lit et crie qu’on lui apporte ses armes.Son visage respire une telle résolution, que Doralice elle-mêmen’ose plus lui parler de paix ni de trêve. Il faut enfin que labataille ait lieu.

Mandricard s’arme rapidement et reçoit avecimpatience les services de ses écuyers. Puis il s’élance sur le boncheval qui avait appartenu au grand défenseur de Paris, et il courten toute hâte vers la place choisie pour vider par les armes lesgrandes querelles. Le roi et la cour y arrivent en même temps quelui, de sorte que l’assaut éprouve peu de retard.

On leur lace en tête les casques reluisants,et on leur remet leurs lances. Puis la trompette donne le signalqui fait pâlir les joues à plus de mille spectateurs. Leschevaliers mettent la lance en arrêt et, donnant de l’éperon dansles flancs de leurs coursiers, ils viennent avec une telleimpétuosité à la rencontre l’un de l’autre, que le ciel sembles’abîmer et la terre s’entr’ouvrir.

De l’un et de l’autre côté, on voit s’avancerl’oiseau blanc qui soutient Jupiter dans les airs[8], ainsi qu’on le vit plus d’une fois jadisen Thessalie, mais avec d’autres ailes. Chacun des deux championsmontre son ardeur et sa force dans le maniement des massivesantennes. Sous le choc terrible, ils sont plus inébranlables que latour battue des vents ou l’écueil fouetté par les vagues.

Les éclats de leur lance volent jusqu’au ciel.Turpin, très véridique en cette circonstance, raconte que deux outrois de ces éclats, qui étaient parvenus jusqu’à la sphère du feu,en retombèrent tout enflammés. Les chevaliers avaient saisi leurépée, et, comme des gens peu accessibles à la peur, ils revinrentl’un sur l’autre. Tous deux se frappèrent à la visière de la pointedu glaive.

Ils se frappèrent tout d’abord à la visière.Ils ne songèrent pas, pour se démonter, à donner la mort auxchevaux, ce qui aurait été une mauvaise action, car les pauvresbêtes ne sont pas cause de la guerre. Celui qui penserait qu’ilsagissaient ainsi par suite d’une convention conclue entre eux, setromperait beaucoup et ne connaîtrait pas l’usage antique : endehors de toute convention, celui qui frappait le cheval de sonadversaire, encourait une éternelle honte et un blâme général.

Ils se frappèrent à la visière qui étaitdouble, et qui, malgré cela, eut peine à résister à une tellefurie. Les coups se succèdent l’un après l’autre ; les bottessont plus serrées que la grêle qui brise et dépouille les branchesdes arbres, et détruit la moisson désirée. Vous savez si Durandalet Balisarde coupent, et ce qu’elles valent en de telles mains.

Mais ils ne portent pas encore de coups dignesd’eux, tant l’un et l’autre se tiennent sur leurs gardes. C’estMandricard qui fit la première blessure dont le brave Roger faillitrecevoir la mort. D’un de ces grands coups, comme les chevaliers dece temps savaient en porter, il fend en deux l’écu de sonadversaire, lui ouvre la cuirasse, et son glaive cruel pénètre danssa chair vive.

L’âpre coup glace le cœur dans la poitrine desassistants, dont la majeure partie, sinon tous, manifestaient leurspréférences et leur sympathie pour Roger. Et si la Fortune seprononçait selon le vœu de la majorité, Mandricard serait déjà mortou prisonnier. C’est pourquoi le coup porté par lui fait frémirtout le camp.

Je crois qu’un ange dut intervenir pour sauverle chevalier de ce coup. Roger, plus terrible que jamais, ripostesur-le-champ. Il dirige son épée sur la tête de Mandricard ;mais l’extrême colère qu’il éprouve soudain le fait se pressertellement, que ce n’est pas sa faute si l’épée ne frappe point dutranchant.

Si Balisarde était retombée droit sur lecasque d’Hector, c’est en vain qu’il eût été enchanté. Mandricardfut si étourdi sous le coup, qu’il laissa échapper les brides de samain. Il inclina trois fois la tête, pendant que Bride-d’Or, quevous connaissez de nom, encore tout ennuyé d’avoir changé demaître, courait tout autour de la lice.

Le serpent foulé sous les pieds, ou le lionblessé, n’ont jamais éprouvé une colère, une fureur semblable àcelle du Tartare, quand il revint de l’étourdissement où l’avaitplongé ce coup d’épée. Sa force et sa vaillance croissent en raisonde sa colère et de son orgueil. Il fait faire à Bride-d’Or un bondprodigieux, et revient sur Roger l’épée haute.

Il se lève sur ses étriers et dirige le coupsur le casque de son adversaire et vous croiriez cette fois qu’ilva le fendre jusqu’à la poitrine. Mais Roger est plus agile quelui ; avant que le bras du Tartare soit redescendu pourfrapper, il lui plonge son épée sous l’aisselle droite, s’ouvrantun passage à travers la cotte de mailles qui la protège.

Il retire Balisarde ruisselante d’un sangtiède et vermeil, amortissant ainsi le coup porté par Durandal.Cependant bien qu’il ait ployé la tête jusque sur la croupe de soncheval, la douleur lui fait froncer les sourcils, et s’il avait euun casque de moins bonne trempe, il se serait souvenu à jamais dece coup formidable.

Roger ne s’arrête pas ; il pousse soncheval, et frappe Mandricard au flanc droit. La finesse et latrempe de l’armure de ce dernier ne peuvent rien contre l’épée deRoger qui ne frappe point vainement et qui n’a pas besoin d’autrepreuve pour montrer qu’elle est véritablement enchantée, puisqueles cuirasses ni les cottes de mailles enchantées ne peuventrésister à ses coups.

Elle taille tout ce qu’elle touche et blesseau flanc le Tartare qui blasphème le ciel et frémit d’une colèretelle, que la mer soulevée par la tempête est moins effrayante àvoir. Il s’apprête à déployer toutes ses forces ; plein dedédain, il jette loin de lui l’écu sur lequel est peint l’oiseaublanc et saisit son glaive à deux mains.

« Ah ! – lui dit Roger – cela seulsuffit à prouver que tu n’es pas digne de porter cet emblème,puisque tu le jettes après l’avoir taillé en deux. Tu ne pourrasdésormais plus dire qu’il t’appartient. » Il dit, et il n’aque le temps d’apercevoir Durandal qui descend sur son front avecune telle furie et d’un poids si lourd, que le choc d’une montagnelui paraîtrait plus léger.

L’épée lui fend la visière par le milieu –heureusement pour lui qu’elle ne touche pas le visage – ; puiselle retombe sur l’arçon qui ne peut résister, bien qu’il soitdoublé d’acier. Le fer atteint le cuissard, l’entr’ouvre comme dela cire, ainsi que l’étoffe qui le recouvre, et blesse si gravementRoger à la cuisse qu’il fut longtemps ensuite à en guérir.

Un double filet de sang rougit les armes desdeux adversaires, de sorte qu’on ne saurait dire encore lequeld’entre eux a l’avantage. Mais Roger lève aussitôt ce doute ;de son épée qui a déjà châtié tant d’ennemis, il porte un terriblecoup de pointe juste à l’endroit que Mandricard a découvert enjetant son bouclier.

Il le frappe au côté gauche de la cuirasse, ettrouve un chemin jusqu’au cœur, car le fer entre de plus d’unepalme dans le flanc de Mandricard ; de sorte qu’il faut quecelui-ci tombe et perde tous les droits qu’il pouvait avoir surl’oiseau blanc et sur la fameuse épée, et qu’il perde aussi la vie,plus précieuse qu’épée et bouclier.

Le malheureux ne mourut pas sans vengeance. Aumoment même où il était frappé, il levait son épée et il auraitfendu en deux la tête de Roger, si celui-ci ne lui avait enlevé unebonne partie de sa vigueur et de sa force par la blessure qu’il luiavait faite tout d’abord sous l’aisselle droite.

Roger fut frappé par Mandricard juste aumoment où il lui arrachait la vie. Le coup fut encore assez fortpour fendre en deux la coiffe d’acier et le cercle de fer qui lasurmontait. Durandal, taillant le casque et les os, entra de deuxdoigts dans la tête de Roger qui tomba à la renverse, baigné dansun ruisseau de sang.

Celui des deux qui tomba le premier à terrefut Roger ; l’autre, avant de tomber, resta encore un instanten selle, de sorte que tout d’abord chacun crut que Mandricardavait remporté le prix et l’honneur de la bataille. Sa Doralice quipartageait l’erreur générale, et qui avait plus d’une fois passédes pleurs au rire, levait les mains au ciel et rendait grâce àDieu de ce que le combat eût eu une semblable fin.

Mais quand on vit manifestement lequel desdeux était vivant et lequel était mort, il se fit un grandchangement dans l’esprit des assistants ; ceux qui étaientjoyeux devinrent tristes. Le roi, les seigneurs et les chevaliersles plus renommés, qui s’affligeaient déjà de la mort de Roger,poussèrent des cris d’allégresse, coururent l’embrasser, exaltantsa gloire et son mérite.

Chacun se réjouit de la victoire deRoger ; chacun pense et parle de même à ce sujet. Seul,Gradasse nourrit un sentiment contraire à celui qu’il laisseparaître. Son visage rayonne de joie, mais en lui-même il envie lagloire acquise par Roger, et maudit le sort qui a fait sortir cenom le premier de l’urne.

Que dirai-je de la faveur, des caresses aussiaffectueuses que sincères, dont le roi Agramant combla Roger !Il ne voulut pas lever le camp, ni retourner sans lui en Afrique.C’est en vain qu’il est entouré de tant de braves chevaliers.Depuis que Roger a vaincu et mis à mort le fils d’Agrican, il ne sefie plus qu’à lui, et fait plus de cas de lui que de l’universentier.

Ce n’était pas seulement les hommes quiétaient ainsi disposés en faveur de Roger, mais aussi les dames quiavaient suivi sur le territoire des Francs les troupes d’Afrique etd’Espagne. Doralice elle-même, bien qu’elle pleurât son amant pâleet inanimé, aurait peut-être suivi l’exemple des autres, si un durfrein de vergogne ne l’avait retenue.

Je dis que peut-être – mais sans l’affirmer –elle aurait pu être inconstante, telle était la beauté, telsétaient le mérite, les manières et la prestance de Roger. Quant àelle, d’après ce que nous avons déjà vu, elle était si facile àchanger de sentiments, que, pour ne pas rester sans amours, elleaurait très bien pu porter son cœur à Roger.

Mandricard vivant lui convenait fort bien,mais qu’en aurait-elle fait une fois mort ? Il lui fallait sepourvoir d’un amant qui nuit et jour fût vaillant et fort à labesogne. Cependant le médecin le plus expérimenté de la courn’avait pas tardé à accourir. Après avoir examiné chaque blessurede Roger, il avait répondu de sa vie.

Le roi Agramant fit promptement coucher Rogersous sa propre tente ; nuit et jour il veut l’avoir devant lesyeux, tellement il l’aime et tellement il s’intéresse à lui. Le roifait suspendre aux pieds de son lit l’écu et toutes les armes quiont appartenu à Mandricard, excepté Durandal, qui est laissée auroi de Séricane.

Avec les armes, les autres dépouilles deMandricard sont données à Roger. On lui donne aussi Bride-d’Or, cebel et brave destrier que Roland avait abandonné dans sa fureur.Roger l’offre en présent au roi, pensant que ce don lui serait trèsagréable. Mais laissons tout cela, et revenons à celle pour quiRoger en vain soupire et qu’il réclame en vain.

J’ai à vous parler des tourments amoureux queBradamante eut à souffrir dans l’attente de son amant. Hippalque,de retour à Montauban, lui avait apporté des nouvelles de celuiqu’elle désirait tant. Elle lui raconta d’abord ce qui lui étaitarrivé avec Rodomont, au sujet de Frontin ; puis elle luiparla de Roger, qu’elle avait trouvé près de la fontaine avecRichardet et les frères d’Aigremont.

Elle lui dit qu’il était parti avec elle dansl’espoir de retrouver le Sarrasin et de le punir d’avoir enlevé àune dame son cheval Frontin, mais qu’il n’avait pu accomplir sondessein, parce qu’il avait pris un autre chemin que Rodomont ;elle lui expliqua ensuite la raison pour laquelle Roger n’était pasvenu à Montauban.

Elle lui rapporta de point en point lesparoles que Roger l’avait chargée de transmettre pour s’excuser.Enfin, tirant la lettre de son sein, elle la lui donna. D’un airplus troublé que calme, Bradamante prit la lettre et la lut. Cettelettre lui aurait été bien plus agréable, si elle n’avait pasnourri l’espoir de voir arriver Roger lui-même.

Avoir attendu Roger, et, à sa place, êtreobligée de se contenter d’un message, voilà ce qui troublait sonbeau visage de crainte, de douleur et de dépit. Elle baisa dix etdix fois la lettre, reportant sa pensée vers celui qui l’avaitécrite. Les larmes dont elle l’arrosa empêchèrent seules qu’elle nela brûlât de ses soupirs ardents.

Elle lut l’écrit quatre ou cinq fois, etpendant ce temps, elle se fit répéter par son ambassadrice tout ceque celle-ci lui avait déjà dit. Elle l’écoutait en pleurant ;on aurait pu croire qu’elle ne se serait jamais consolée, si ellen’avait eu pour la réconforter l’espoir de revoir bientôt sonRoger.

Roger avait fixé le terme de son retour àquinze ou vingt jours, et avait affirmé avec mille serments àHippalque qu’il n’y avait pas à craindre qu’il dépassât ce délai.« Hélas ! – disait Bradamante – qui m’assure desaccidents qui peuvent arriver en tous lieux et surtout à laguerre ? Qui me dit qu’il ne s’en produira pas un qui détournetellement Roger qu’il ne puisse plus revenir ?

» Hélas ! Roger ; hélas !qui aurait cru que t’ayant aimé plus que moi-même, tu pourrais mepréférer ta nation ennemie ? Tu portes secours à ceux que tudevrais combattre, et tu tortures celle que tu devrais secourir. Jene sais si tu mérites le blâme ou l’éloge, car tu comprends bienpeu ce qu’il faut récompenser et ce qu’il faut punir.

» Ton père, j’ignore si tu le sais, futmis à mort par Trojan ; les rochers eux-mêmes le savent ;et tu mets tous tes soins à ce que le fils de Trojan ne reçoive nidéshonneur ni dommage. Est-ce là la vengeance que tu tires dumeurtre de ton père, ô Roger ? Est-ce pour récompenser ceuxqui l’ont vengé, que, moi qui suis de leur sang, tu me fais mourirde douleur et de chagrin ? »

La dame adressait ces paroles et d’autresencore à son Roger absent, et versait d’abondantes larmes. Non pasune fois, mais souvent, Hippalque venait lui tenir compagnie et laconsolait en lui disant que Roger lui garderait entièrement sa foi,et qu’elle n’avait qu’à l’attendre, puisqu’elle ne pouvait faireautrement, jusqu’au jour marqué pour son retour.

Les consolations d’Hippalque et l’espérance,compagne assidue des amoureux, calmèrent la crainte et le chagrinde Bradamante et la firent rester à Montauban pour y attendre leterme fixé par Roger. Mais celui-ci tint mal son serment.

Ce ne fut point sa faute s’il manqua à sapromesse ; et plusieurs causes indépendantes de sa volontél’empêchèrent de tenir son engagement. Il dut rester pendant plusd’un mois étendu sur son lit, en danger de mort, tellement son étatavait empiré depuis le combat qu’il avait soutenu contre leTartare.

L’énamourée jouvencelle l’attendit jusqu’aujour marqué, mais elle l’attendit en vain. Elle n’en eut pas denouvelles autrement que par Hippalque et par son frère qui luiraconta que Roger avait pris sa défense, et avait délivré Maugis etVivien. Cette nouvelle, bien qu’elle lui fût agréable, lui avaitcependant causé quelque amertume.

Dans le récit de son frère, elle avait entenduvanter la haute valeur et la beauté de Marphise. Elle avait apprisque Roger était parti avec elle en disant qu’il se rendait au campdans lequel Agramant était mal en sûreté. La dame le félicitad’être en si digne compagnie, mais elle n’avait pas lieu de s’enréjouir, ni de l’approuver.

Et le soupçon qui l’oppresse n’est pas petit,car si Marphise est belle, comme la renommée le rapporte, et queRoger soit resté jusqu’à ce jour près d’elle, c’est un miracle s’ilne l’aime pas. Pourtant, elle ne veut pas le croire encore, et elleespère et elle craint. Dans sa misère, elle attend le jour qui doitla rendre heureuse ou plus infortunée encore. Soupirant, elle resteà Montauban sans jamais porter ses pas au dehors.

Elle y était encore, lorsque le prince, leseigneur de ce beau domaine, le premier de ses frères – je ne dispoint le premier par l’âge, mais par l’honneur, car deux autres deses frères étaient nés avant lui – Renaud, qui jetait sur tous lessiens des rayons de gloire et de splendeur, comme le soleil sur lesétoiles, arriva un jour au château à l’heure de none. Hormis unpage, il n’avait personne avec lui.

La cause de son arrivée était celle-ci :retournant un jour de Brava vers Paris, – je vous ai dit quesouvent il faisait ce voyage pour retrouver les traces d’Angélique– il avait appris la fâcheuse nouvelle que ses cousins Vivien etMaugis allaient être livrés au Mayençais. C’est pour cela qu’ilavait pris le chemin d’Aigremont.

Là, on lui avait dit qu’ils avaient étédélivrés, que leurs ennemis étaient morts et détruits, que c’étaitMarphise et Roger qui les avaient mis en cet état, et que sesfrères et ses cousins étaient retournés tous ensemble à Montauban.Il se souvint alors qu’il y avait un an qu’il ne s’était plustrouvé au château avec eux, et qu’il ne les avait embrassés.

Renaud s’en vint donc à Montauban où ilembrassa sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et ses cousins quiétaient naguère captifs. Il ressemblait, en arrivant parmi lessiens, à l’hirondelle qui vient au nid, apportant à la bouche lapâture pour ses petits affamés. Après être resté un jour ou deux auchâteau, il partit, emmenant tous les autres avec lui.

Richard, Alard, Richardet, les fils d’Aymon,le plus âgé des deux Guichard, Maugis et Vivien, suivirent en armesle vaillant paladin. Bradamante, voyant s’approcher le temps oùcelui qu’elle désirait tant devait venir, dit à ses frères qu’elleétait malade, et refusa de se joindre à leur troupe.

Et elle leur disait bien vrai, car elle étaitmalade, non de fièvre ou de douleur corporelle ; mais c’étaitle désir qui consumait son âme, et la souffrance amoureuse quialtérait son visage. Renaud ne s’arrêta pas davantage à Montauban,et partit emmenant avec lui la fleur de sa famille. Je vous diraidans l’autre chant comment il arriva à Paris, et combien il vint enaide à Charles.

Chant XXXI

ARGUMENT. – Funestes effets de lajalousie. – Combat de Renaud et de Guidon le Sauvage. Ce dernierest reconnu et se joint à la troupe des guerriers de Montauban qui,réunis aux forces dont dispose Charles, fait un grand carnage desMaures. – Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland,et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il devientprisonnier. – L’armée des Sarrasins se retire à Arles.

 

Quel état serait plus doux, plus agréable quecelui d’un cœur amoureux ; quelle vie serait plus heureuse,plus fortunée que celle que l’on passerait en servage d’amour, sil’homme n’était sans cesse tourmenté de ce soupçon funeste, decette crainte, de ce martyre, de cette frénésie, de cette ragequ’on appelle jalousie ?

Cependant, quelle que soit l’amertume qui seglisse dans cette suavissime douceur, elle ne fait qu’augmenter laforce ou aiguiser la finesse de l’amour. La soif fait paraîtrel’eau bonne et savoureuse, et c’est grâce à la faim que l’onapprécie les aliments. Celui-là ne connaît point la paix et enignore le prix, qui n’a pas d’abord éprouvé ce que c’est que laguerre.

On supporte paisiblement de ne point voir avecles yeux ce que le cœur voit toujours ; plus on reste éloignéde ce qu’on aime, plus le retour, quand il s’effectue, apporte desoulagement. Servir sans récompense se peut accepter, pourvu quel’espérance ne soit pas morte, car le prix d’un fidèle servagefinit toujours par venir, quelque tard qu’il vienne.

Le souvenir des dédains, des refus, etfinalement de tous les martyres, de toutes les peines d’amour, faitque l’on goûte mieux un plaisir quand il arrive. Mais si cetteinfernale peste vient à infester un esprit malade, elle l’affaiblitet l’empoisonne au point que, s’il survient par la suite uneoccasion de joie et d’allégresse, l’amant n’en a plus souci, et nel’apprécie pas.

Voilà la plaie cruelle, empoisonnée, que nepeuvent guérir ni les liqueurs ni les drogues, ni les grimoires, niles inventions des sorcières, ni la longue observation des astresbienfaisants, ni tout l’art magique dont Zoroastre est l’inventeur.Voilà la plaie qui fait plus souffrir que toute autre douleur, etqui conduit l’homme au désespoir et à la mort.

Ô plaie incurable qui s’attache aussifacilement au cœur d’un amant sur un faux que sur un vraisoupçon ! Plaie qui accable si cruellement l’homme, qu’ellelui offusque la raison et l’intelligence, et le rend sidissemblable à ce qu’il était auparavant ! ô jalousie inique,comme tu as, bien à tort, enlevé toute joie à Bradamante !

Je ne parle pas de l’impression amère que lerécit d’Hippalque et de son frère lui avait laissée au cœur, maisd’une nouvelle aussi cruelle que fausse qui lui avait été annoncéequelques jours plus tard, et en comparaison de laquelle les autresn’étaient rien. Je vous la dirai, mais après quelque digression.J’ai à vous parler auparavant de Renaud qui se dirige vers Parisavec les siens.

Le jour suivant, vers le soir, ilsrencontrèrent un chevalier qui avait une dame à ses côtés. Son écuet sa soubreveste étaient entièrement noirs et coupés seulement parune bande blanche. Ce chevalier défia au combat Richardet quimarchait le premier, et qui avait l’air d’un franc guerrier.Celui-ci, qui ne refusa jamais pareille proposition, tourna brideet prit du champ.

Sans dire un mot, sans plus se demander quiils étaient, ils coururent à la rencontre l’un de l’autre. Renaudet les autres chevaliers s’arrêtèrent pour voir le résultat de lajoute. « En voilà un – se disait à part lui Richardet – qui vatout à l’heure se trouver par terre, si je le frappe bien àl’endroit où je le vise. » Mais il arriva tout le contraire dece qu’il pensait,

Car le chevalier inconnu lui porta, au-dessousde la visière, un coup tel qu’il l’enleva de selle et le jeta àplus de deux longueurs de lance loin de son destrier. Alard, quivoulut aussitôt le venger, se retrouva en un instant à ses côtés,étourdi et contusionné, tellement fort fut le coup qui rompit sonécu.

Guichard, voyant les deux frères à terre, mitsur-le-champ sa lance en arrêt, bien que Renaud lui criât :« Attends, attends. » Mais Renaud n’avait pas encore soncasque attaché sur la tête, de sorte que Guichard eut le temps decourir à la rencontre du chevalier. Mais il ne sut pas mieux setenir que les autres, et en un clin d’œil il se retrouva parterre.

Richard, Vivien et Maugis se disputaient déjàà qui jouterait le premier. Mais Renaud, ayant fini de s’armer, mitfin à leur contestation en disant : « Il est tempsd’arriver à Paris, et ce serait nous retarder trop que de vouloirattendre que chacun de vous fût abattu l’un aprèsl’autre. »

Il dit cela entre ses dents et de façon àn’être pas entendu, parce que c’eût été pour les autres une injureet une honte. Les deux adversaires avaient déjà pris du champ ets’en revenaient avec impétuosité l’un sur l’autre. Renaud ne futpoint jeté à terre, car il valait à lui seul tous ses compagnons.Les lances se brisèrent comme du verre, mais les cavaliers nereculèrent pas d’une ligne.

Les deux chevaux se heurtèrent avec une telleforce que leur croupe alla toucher le sol. Bayard se relevaaussitôt, et c’est à peine s’il interrompit sa course. L’autretomba si malencontreusement, qu’il se rompit l’épaule et les reins.Le chevalier, voyant son destrier mort, abandonna les étriers, etse retrouva en un instant sur pied.

Il dit au fils d’Aymon, qui s’en revenait verslui la main vide : « Seigneur, ce serait manquer à mondevoir que de laisser sans vengeance la mort du bon destrier donttu viens de me priver, et qui me fut cher tant qu’il vécut.Viens-t’en donc, et fais de ton mieux, car il faut qu’il y aitbataille entre nous. »

Renaud lui dit : « Si c’est à causedu destrier mort, et non pour autre chose, que nous devons nouslivrer bataille, je te donnerai un des miens, et sois assuré qu’ilne vaut pas moins que le tien. » L’autre reprit :« Tu te trompes, si tu crois que je manque de destrier. Maispuisque tu ne comprends pas ce que je veux, je t’expliquerai plusclairement la chose.

» Je veux dire que je croirais commettreune faute en ne t’éprouvant pas aussi à l’épée, et en ne cherchantà savoir si, dans cette nouvelle joute, tu es mon égal, ou si tuvaux mieux ou moins que moi. Donc, comme il te plaira, descends oureste à cheval. Pourvu que tu ne tiennes pas tes mains inoccupées,je suis content de te donner tout l’avantage, tellement je désiret’éprouver à l’épée. »

Renaud, ne le fit pas attendre longtemps, etdit : « Je te promets la bataille, puisque tu es siardent ; et pour que tu n’aies point soupçon au sujet des gensqui m’accompagnent, ils continueront leur route jusqu’à ce que jeles rejoigne. Il ne restera avec moi qu’un valet pour tenir moncheval. » Là-dessus, il ordonna à ses compagnons de s’enaller.

La courtoisie du vaillant paladin fut fortappréciée par le chevalier étranger. Renaud mit pied à terre etremit les rênes de son destrier Bayard aux mains du valet. Puis,lorsqu’il ne vit plus son étendard qui était déjà bien loin, ilembrassa son écu, saisit son glaive redoutable, et défia lechevalier au combat.

Alors commença une bataille telle qu’on n’envit jamais de plus fière. Chacun des chevaliers ne pensait pas queson adversaire fût de force à lui résister longtemps. Mais quand àl’épreuve ils virent que des deux côtés les forces étaient bienégales, ils comprirent que ni l’un ni l’autre n’avaient à seréjouir ou à s’attrister. Mettant l’orgueil et la colère de côté,tous deux déploient toute leur habileté pour obtenirl’avantage.

Leurs coups, implacables et féroces,remplissent tous les environs d’un bruit horrible, soit qu’ilstombent sur les boucliers, sur les cuirasses ou sur les cottes demailles. Sous peine de laisser l’adversaire prendre l’avantage,l’un et l’autre doivent s’étudier à bien parer plutôt qu’àattaquer, car la première faute commise pouvait entraîner unéternel dommage.

L’assaut dura une heure, et plus de la moitiéde l’heure suivante. Déjà le soleil se cachait sous l’onde, et lesténèbres étendaient leur filet jusqu’aux extrémités de l’horizon,sans que les combattants eussent pris le moindre repos, niinterrompu leurs coups furibonds. Cependant, ils n’étaient excitésau combat ni par la colère ni par la haine, mais seulement par lepoint d’honneur.

Entre temps, Renaud songeait que le chevalierinconnu possédait une telle force que non seulement il aurait peineà se tirer de ses mains sain et sauf, mais qu’il courait granddanger de mort. Il en avait déjà été si fortement travaillé et siéchauffé, que la sueur lui coulait du front, et qu’il commençait àdouter de l’issue du combat. Il y aurait volontiers mis fin, si sonhonneur eût été sauvegardé.

De son côté, le chevalier étranger – qui nesavait également pas que c’était le seigneur de Montauban, ceguerrier si fameux dans toute la chevalerie, contre lequel il avaitété amené à lutter l’épée à la main avec si peu d’animosité – étaitcertain que les armes ne pouvaient lui donner la preuve d’un hommeplus excellent.

Il aurait voulu ne pas avoir entrepris devenger la mort de son cheval, et, s’il avait pu le faire sansencourir de blâme, il se serait volontiers retiré de cettepérilleuse bataille. La nuit était déjà si obscure et si épaisse,que presque tous les coups portaient dans le vide. Ils ne pouvaientattaquer et encore moins parer, car c’est à peine s’ils voyaientleurs épées dans leurs mains.

Le sire de Montauban fut le premier à dire quela bataille ne pouvait se continuer ainsi dans l’obscurité, etqu’il valait mieux la remettre jusqu’à ce que le paresseux Arthureût accompli son évolution[9] terrestre.En attendant, son adversaire peut venir sous sa tente où il ne serapas moins en sûreté, ni moins bien servi et honoré qu’en aucunautre lieu.

Renaud n’a pas besoin de prier beaucoup lecourtois chevalier, pour que ce dernier accepte soninvitation ; ils s’en vont donc ensemble à l’endroit où lepennon de Montauban s’était arrêté en un lieu sûr. Renaud,cependant, ôtant des mains de son écuyer un beau cheval, bienharnaché et bon pour le combat à la lance et à l’épée, en a faitdon au chevalier.

C’est alors que le guerrier étranger appritqu’il marchait à côté de Renaud, car, avant d’arriver à la tente,celui-ci s’était, par hasard, nommé lui-même. Et comme ils étaientfrères, il se sentit le cœur doucement remué d’une pieuseaffection, et se mit à pleurer de joie et de tendresse.

Ce guerrier était Guidon le sauvage, qui, encompagnie de Marphise, de Sansonnet et des fils d’Olivier, avaitnaguère longtemps voyagé sur mer, comme je vous l’ai dit. Le félonPinabel, en le faisant prisonnier et en le retenant ensuiteconformément à la honteuse loi qu’il avait établie, l’avait empêchéde revoir plus tôt sa famille.

Guidon, en apprenant que c’était là ce Renaud,fameux parmi tous les chevaliers, et qu’il avait toujours plusdésiré voir qu’un aveugle ne désire recouvrer la lumière du jourqu’il a perdue, s’écria plein de joie : « Ô mon seigneur,quelle fatalité m’a conduit à vous combattre, vous que depuislongtemps j’aime et j’honore par-dessus tout en ce monde !

» Constance me donna le jour sur lesrivages extrêmes du pont Euxin. Je suis Guidon, conçu, comme vous,de l’illustre semence du généreux Aymon. C’est le désir de vousvoir, vous et tous les nôtres, qui m’a fourni l’occasion de venirici. Et, lorsque mon vœu le plus cher est de vous honorer, il setrouve que j’en suis venu à vous faire injure !

» Mais excusez l’erreur qui a fait que jene vous ai point reconnu, vous ni vos autres compagnons ; pourla racheter, si faire se peut, dites-moi ce que je doisfaire ; je ne reculerai devant rien. » Après qu’ils sefurent plusieurs fois embrassés, Renaud lui répondit :« Qu’il ne vous reste souci de vous excuser envers moi decette bataille.

» Pour témoigner que vous êtesvéritablement un rameau de notre antique souche, vous ne pouviezpas donner de meilleure preuve que la grande vaillance que nousavons éprouvée en vous. Si vos actes avaient été plus pacifiques,et plus calmes, nous vous aurions cru avec plus de peine, car ledaim n’engendre pas le lion, ni la colombe l’aigle ou lefaucon. »

Tout en raisonnant ainsi, ils ne laissaientpas de poursuivre leur route, de sorte qu’ils arrivèrent vers lestentes. Là, le brave Renaud apprit à ses compagnons que lechevalier était Guidon, qu’ils avaient tant désiré voir, et qu’ilsavaient si longtemps attendu. Cette nouvelle remplit tout le mondede joie, et tous déclarèrent qu’il ressemblait à son père.

Je ne dirai pas l’accueil que lui firentAlard, Richardet et les autres deux, non plus que celui qu’il reçutde Vivian, d’Aldigier, de Maugis, ses cousins. Ce fut entre chaquechevalier et lui un échange d’affectueuse courtoisie, et jeconclurai simplement en disant que sa venue fut bien vue detous.

L’arrivée de Guidon aurait été de tout tempschère à ses frères, mais elle leur fut surtout agréable en cemoment où, plus que jamais, ils en avaient besoin. Dès que lesoleil eut émergé ses rayons lumineux hors des vagues de l’Océan,Guidon partit sous la bannière de ses frères et de ses parents,dont il augmenta la troupe.

Ils marchèrent de telle sorte qu’en deux joursils arrivèrent sur les rives de la Seine, à moins de dix milles desportes assiégées de Paris. Là, ils retrouvèrent par un heureuxhasard Griffon et Aquilant, les deux guerriers à la redoutablearmure : Griffon le blanc et Aquilant le noir, que Gismondeconçut d’Olivier.

Ils causaient avec une damoiselle dontl’apparence annonçait la haute condition, et dont la robe blancheétait ornée d’une broderie d’or. Elle était très belle et d’unaspect fort agréable, bien qu’elle parût triste et larmoyante. Ellesemblait, par ses gestes et sa contenance, parler de choses fortimportantes.

Quand il fut près d’eux, Guidon reconnut lesdeux chevaliers, et dit à Renaud : « En voici deux quepeu de guerriers dépassent en vaillance. S’ils viennent avec nousau secours de Charles, les Sarrasins ne résisteront pas. »Renaud confirma les dires de Guidon, en assurant que l’un etl’autre étaient des guerriers accomplis.

Lui aussi les avait reconnus à leurs armeshabituelles. L’un était revêtu d’une armure toute noire, l’autred’une armure toute blanche ; tous deux portaient par-dessus deriches ornements. De leur côté, les deux frères reconnurent etsaluèrent Guidon, Renaud et ses frères. Ils embrassèrent Renaudcomme un ami, car ils avaient depuis longtemps oublié leur anciennehaine.

Ils avaient, pendant un certain temps, été engrande contestation avec Renaud, à cause de Truffaldin ; maisce serait trop long à vous raconter. Oubliant toute colère, ilss’embrassèrent tous avec une affection fraternelle. Renaud seretourna ensuite vers Sansonnet qui avait un peu plus tardé que lesautres à venir, et le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus,dès qu’il fut instruit de sa grande valeur.

Dès que la damoiselle eut vu Renaud de plusprès et l’eut reconnu – car elle connaissait tous les paladins –elle lui apprit une nouvelle qui la tourmentait beaucoup. Ellecommença ainsi : « Seigneur, ton cousin, auquel l’Égliseet l’Empire doivent tant, Roland, autrefois si sage et si honoré,est devenu fou et s’en va errant à travers le monde.

» D’où lui est venu un tel malheur, je nesaurais te le dire. J’ai vu son épée et ses autres armes qu’ilavait jetées par les champs. Je les ai vues ramassées de côté etd’autre par un chevalier pieux et courtois qui les suspendit commeun trophée glorieux aux branches d’un arbuste.

» Mais, le jour même, l’épée fut enlevéepar le fils d’Agrican. Tu peux penser quelle perte c’est pour lachrétienté que Durandal soit encore une fois retombée au pouvoirdes païens. Bride-d’Or, qui errait en liberté autour des armes deson maître, a été pris aussi par le Sarrasin.

» Il y a peu de jours, j’ai vu Roland,sans vergogne et privé de sa raison, courir nu en poussant des criset des hurlements épouvantables. En somme, il est complètement fou.Et je ne l’aurais pas cru, si je n’avais vu de mes yeux unspectacle aussi déplorable et aussi cruel. » Puis elle luiraconta comment elle avait vu Roland tomber du haut du pont dans salutte corps à corps avec Rodomont.

» À tous ceux que je ne crois pas êtreennemis de Roland, je raconte cela – ajouta-t-elle – dans l’espoirque, parmi les nombreux chevaliers auxquels j’en parle, il s’entrouvera un qui, ému de pitié pour une situation si étrange et sifâcheuse, essaiera de ramener le comte à Paris ou dans tout autrelieu ami, afin qu’on lui guérisse le cerveau. Si Brandimart lesavait, je suis bien sûre qu’il fera tout son possible pourcela. »

Cette damoiselle était la belle Fleur-de-Lysque Brandimart aimait plus que lui-même. Elle venait à Paris pourle retrouver. Elle raconta encore qu’une grande querelle avaitéclaté entre le roi de Séricane et le roi de Tartarie pour lapossession de l’épée ; qu’elle était restée à Mandricard dontelle avait par la suite causé la mort, puis qu’enfin elleappartenait actuellement à Gradasse.

Renaud ne cesse de gémir et de se lamenter surune aussi étrange et aussi malheureuse aventure. Il sent son cœurs’attendrir à ce récit, comme la glace fond au soleil. Il prend enlui-même la résolution immuable de chercher Roland où qu’il soit.Il espère, quand il l’aura retrouvé, qu’il pourra le guérir decette rage.

Mais comme, soit volonté du ciel soit hasard,il a pu réunir une troupe de chevaliers illustres, il veut toutd’abord mettre les Sarrasins en fuite, et délivrer les remparts deParis. Toutefois il lui paraît avantageux de différer l’attaquejusqu’à ce que la nuit soit devenue tout à fait obscure, entre latroisième et la quatrième vigile, alors que l’eau du Léthé aurarépandu le sommeil sur la terre.

Il logea les siens au milieu d’un bois, et lesy laissa reposer pendant tout le jour. Mais quand le soleil,laissant le monde plongé dans les ténèbres, fut retourné vers sonantique nourrice, et que les ourses, le capricorne, les serpents etles autres bêtes, qui jusque-là s’étaient tenues cachées à cause dela lumière trop éclatante du jour, eurent illuminé le ciel, Renaudfit avancer sa troupe taciturne.

Accompagné de Griffon, d’Aquilant, de Vivien,d’Alard, de Guidon, de Sansonnet et des autres, il marche à pasmesurés, et sans prononcer une parole, pendant un mille, jusqu’à cequ’il rencontre l’avant-garde d’Agramant, qu’il trouve endormie. Iltue tout, sans faire un prisonnier. De là, il pénètre au cœur del’armée maure, sans avoir été vu ni entendu.

À peine arrivé dans le camp des infidèles,Renaud tombe à l’improviste sur la garde dont il fait un telcarnage que pas un homme n’échappe à la mort. Cette première troupeexterminée, les Sarrasins n’ont plus la partie belle, car, pleinsde sommeil, inertes et effarés, ils ne peuvent faire que peu derésistance à de tels guerriers.

Pour augmenter l’épouvante des Sarrasins,Renaud, dès le commencement de l’attaque, fait soudain soufflerdans les trompes et les cornets, et crier à haute voix son nom. Iléperonne Bayard qui n’est pas lent à lui obéir ; d’un bond, ilfranchit la barrière élevée, renverse les cavaliers, foule auxpieds les fantassins, et abat les baraques et les tentes.

Les plus hardis, parmi les païens, s’arrachentles cheveux quand ils entendent résonner dans les airs les nomsredoutés de Renaud et Montauban. Les Espagnols fuient pêle-mêleavec les Africains, sans perdre de temps à charger les bêtes desomme. Aucun n’est d’avis d’attendre une telle furie dont ils ontdéjà, à leur grand dam, éprouvé les effets.

Guidon suit Renaud et ne fait pas moins quelui. Les deux fils d’Olivier les imitent, ainsi qu’Alard, Richardetet les deux autres frères. Sansonnet s’ouvre un chemin avec sonépée. Aldigier et Vivien font éprouver leur vaillance à bon nombred’ennemis. Tous ceux qui suivent l’étendard de Clermont seconduisent en vaillants guerriers.

Renaud avait avec lui sept cents combattants,venus de Montauban et des pays d’alentour, habitués à braver sousles armes le froid et le chaud, et non moins redoutables que lesMirmidons d’Achille. Chacun était si solide à la besogne, que centd’entre eux n’auraient pas reculé devant mille adversaires.Beaucoup l’emportaient sur les plus fameux guerriers.

Et bien que Renaud ne fût pas riche, bienqu’il n’eût ni cités ni trésors, il se les attachait tellement parses bonnes paroles et ses bons traitements, partageant toujoursavec eux ce qu’il possédait, que pas un d’eux ne consentit jamais àservir un autre maître, même pour une paye plus forte. Il fallaitune bien grande nécessité pour qu’ils consentissent à quitterMontauban.

Afin de porter à Charlemagne un secours plusefficace, Renaud avait laissé son château sous la garde de peu demonde. À peine sa bannière, cette bannière dont je raconte lagloire, fut-elle arrivée parmi les Africains, qu’elle en fit uncarnage pareil à celui que fait le loup féroce au milieu destroupeaux laineux du Galèse, au pays de Phalante, ou le lion parmiles troupeaux de chèvres barbues des bords du Cinyphe.

Charles, qui avait été avisé par Renaud de sonarrivée aux environs de Paris, et de son intention d’assaillirpendant la nuit le camp des Sarrasins, se tenait en armes et prêt àcombattre. Quand il jugea qu’il était temps, il vint en aide àRenaud avec ses paladins, auxquels s’était joint le fils du richeMonodant, le fidèle et sage amant de Fleur-de-Lys.

Celui qu’elle avait pendant tant de jours, etpar de si longs chemins, cherché en vain dans toute la France, ellele reconnut de loin aux insignes qu’il avait l’habitude de porter.Dès que Brandimart la vit, il abandonna le champ de bataille, ettout entier revenu à des sentiments plus humains, il courutl’embrasser. Plein d’amour, il lui donna mille baisers, ou peu s’enfallut.

Les chevaliers de cette antique époque avaientgrande confiance en leurs dames et en leurs damoiselles. Ils leslaissaient aller sans escorte par monts et par vaux dans descontrées étrangères ; et, au retour, ils les tenaient pourbonnes et belles, sans que jamais le soupçon vînt les saisir.Fleur-de-Lys raconta sur-le-champ à son amant que le seigneurd’Anglante était devenu fou.

Brandimart aurait eu peine à croire d’uneautre bouche une si étrange et si fâcheuse nouvelle ; mais illa crut, venant de la belle Fleur-de-Lys qui lui avait déjà faitcroire des choses bien plus fortes. Elle ajouta qu’elle l’avait nonpas entendu dire, mais qu’elle l’avait vu de ses propres yeux, etqu’elle connaissait Roland de longue date et mieux que toutautre ; et elle dit où et quand.

Elle lui rapporta la scène dont elle avait ététémoin sur le pont dangereux, dont Rodomont disputait le passage àtous les chevaliers, afin de leur enlever leur soubreveste et leursarmes pour servir d’ornement à un riche sépulcre. Elle lui ditqu’elle avait vu Roland furieux se livrer en cet endroit à desactes horribles et terrifiants, et comment il avait jeté le païendans le fleuve, au risque de s’y noyer lui-même.

Brandimart qui aimait le comte autant qu’onpeut aimer un compagnon, un frère ou un fils, résolut d’aller à sarecherche et de ne reculer devant aucune fatigue, aucun danger,pour essayer de le guérir de sa fureur, soit avec le concours d’unmédecin, soit à l’aide d’enchantements. Comme il se trouvait enselle, tout armé, il se mit sur-le-champ en route avec sa belledame.

Tous deux se dirigèrent vers le lieu où ladame avait vu le comte. De journée en journée, ils arrivèrent aupont que gardait le roi d’Alger. La sentinelle avertit Rodomontdont les écuyers apprêtèrent aussitôt les armes et le cheval, etqui se trouva tout prêt à combattre quand Brandimart voulut tenterle passage.

D’un ton qui dénotait sa fureur, le Sarrasincria à Brandimart : « Qui que tu sois, toi qu’une erreurde chemin ou ta propre folie amène ici, descends de cheval etdépouille-toi de tes armes, et fais-en hommage à ce grand sépulcre,avant que je ne te tue et que je ne t’offre comme victimeexpiatoire aux ombres qu’il renferme. Si tu refuses, je te tueraitout de même, et je ne t’en aurai aucun gré. »

Brandimart ne voulut pas répondre à cettesommation altière autrement qu’avec la lance. Il éperonne Batolde,son gentil destrier, et s’élance contre son adversaire avec uneimpétuosité telle qu’il fit bien voir qu’en fait de courage, ilpouvait être comparé à n’importe quel chevalier du monde. Quant àRodomont, mettant sa lance en arrêt, il galope à toute bride sur lepont étroit.

Son destrier, qui avait l’habitude de cechemin difficile sur lequel il avait déjà fait souvent tomber plusd’un cavalier, accourait avec assurance à la rencontre. L’autre,effrayé par cette course inaccoutumée, s’avançait hésitant ettimide. Le pont tremblait sous leurs pieds et semblait près des’écrouler dans l’eau, outre qu’il était fort étroit et sansparapet.

Les chevaliers, tous deux maîtres en l’art dejouter, avaient des lances grosses comme des madriers et tellesencore qu’elles étaient dans leurs écorces sylvestres. Ils s’enportèrent des coups si terribles, qu’il ne servit à rien à leurscoursiers d’être vigoureux et lestes. Tous les deux furentrenversés sur le pont, ainsi que leurs maîtres, ne formant qu’untas.

Pressés par les éperons, ils voulurent serelever immédiatement, mais le pont était si étroit, qu’ils netrouvèrent pas où poser un pied ferme. Tous deux, par une égalefatalité, tombèrent dans l’eau. Leur chute produisit un bruiteffroyable qui monta jusqu’au ciel, pareil à celui que fit entombant dans notre fleuve celui qui sut si mal diriger le char dusoleil.

Les deux chevaux, chargés du poids de leurscavaliers, qui étaient restés fermes en selle, allèrent voir aufond de la rivière si quelque belle nymphe n’y était pas cachée. Cen’est pas le premier, ni le second saut que le païen fait avec sonaudacieux destrier, du haut du pont dans l’eau. Il connaît fortbien, par conséquent, le fond du fleuve.

Il sait les endroits où le fond est ferme etoù il est vaseux, où l’eau est basse et où elle est profonde. Il abientôt la tête, la poitrine et la ceinture hors de l’eau et peutattaquer Brandimart avec un grand avantage. Brandimart était tombéau beau milieu du courant ; son destrier, enfoncé dans lesable qui formait le fond, ne pouvait plus s’en retirer, et tousdeux risquaient de se noyer.

L’eau, soulevée par la chute, les eut bientôtculbutés et les entraîna à l’endroit le plus profond. Brandimartétait dessous et le destrier dessus. Fleur-de-Lys, restée sur lepont, presque morte d’épouvante, pleure et adresse au vainqueur sesvœux et ses supplications : « Ah ! Rodomont, parcelle que tu révères dans sa tombe, ne sois pas si cruel que delaisser noyer un tel chevalier !

» Ah ! seigneur plein de courtoisie,si tu as jamais aimé, aie pitié de moi, car je l’aime. Qu’il tesuffise, au nom de Dieu, de le faire prisonnier et d’orner tonmonument de cette nouvelle dépouille. Parmi toutes celles que tu asgagnées, celle-ci sera la plus belle et la plus glorieuse. »Elle sut si bien dire, qu’elle émut le roi païen, quelque cruelqu’il fût.

Et elle fit si bien, qu’il se hâta de portersecours à son amant ; celui-ci était retenu sous l’eau par sondestrier et était sur le point de perdre la vie, ayant bu beaucoupd’eau sans la moindre soif. Toutefois, Rodomont ne le tirad’embarras qu’après lui avoir pris son épée et son casque. Il lesortit ensuite de l’eau, et le fit transporter dans la tour, où setrouvaient déjà beaucoup d’autres prisonniers.

La dame sentit toute sa joie tomber, quandelle vit son amant s’en aller prisonnier. Cependant, elle préféraitcela à le voir périr dans le fleuve. Elle s’adressait à elle-mêmetoute sorte de reproches. C’était elle en effet qui avait faitvenir son amant en lui racontant qu’elle avait reconnu le comte surle pont si dangereux.

Enfin elle part, ayant déjà conçu la pensée demener en ces lieux le paladin Renaud, ou Guidon le sauvage, ouSansonnet, ou tout autre chevalier illustre de la cour du fils dePépin, capable de lutter avec le Sarrasin sur la terre et surl’eau. Elle espère que ce nouveau champion sera sinon plus fort, dumoins plus heureux que son cher Brandimart.

Elle marche pendant plusieurs jours avant derencontrer un chevalier tel qu’elle le voulait pour combattrecontre le Sarrasin et délivrer son amant. Après avoir longtempscherché quelqu’un qui convînt à cette besogne, elle rencontra unchevalier à la soubreveste riche et ornée, toute brodée de troncsde cyprès.

Je vous raconterai ailleurs qui c’était. Jeveux auparavant retourner à Paris, et vous dire la suite de lagrande déroute que Renaud et Maugis firent essuyer aux Maures. Jene saurais vous énumérer ceux qui purent fuir et ceux qui furentenvoyés sur les bords du Styx. L’obscurité de la nuit ne permit pasà Turpin, qui avait entrepris de le faire, de les compter.

Dans le premier sommeil, sous sa tente,dormait Agramant. Un chevalier vient le réveiller en lui disantqu’il va être fait prisonnier, s’il ne prend immédiatement lafuite. Le roi, regardant alors autour de lui, voit la confusion quirègne parmi les siens. Ceux-ci, sans songer à faire tête àl’ennemi, fuient çà et là, nus et désarmés, car ils n’ont pas mêmeeu le temps de prendre leur bouclier.

Le roi, fort perplexe et sans un seulconseiller autour de lui, se faisait attacher sa cuirasse, quandarrivent Falsiron, le fils de Grandonio, Balugant et d’autresencore. Ils montrent à Agramant le danger qu’il court de restermort ou prisonnier en ce lieu ; ils ajoutent même que s’ilpeut sauver sa personne ; la fortune se sera montrée propiceet bonne envers lui.

Ainsi parle Marsile, ainsi parle le braveSobrin, ainsi disent tous les autres d’un commun accord. Sa perteest d’autant plus prochaine, que Renaud s’avance avec plusd’impétuosité. S’il attend que le paladin, cet homme avide decarnage, soit arrivé avec tous ses gens, il peut être certain quelui et ses amis resteront tous morts, ou aux mains des ennemis.

Mais il peut se réfugier dans Arles ou dansNarbonne avec le peu de gens qu’il a autour de lui. L’une etl’autre de ces villes sont fortes et peuvent supporter un siège deplusieurs jours. Quand il aura mis sa personne en sûreté, il pourravenger cet affront, et refaire promptement une nouvelle armée aveclaquelle il vaincra Charles.

Le roi Agramant se rend à leur avis, bien quece parti lui semble cruel et dur. Il se dirige vers Arles, par lechemin qui lui paraît le plus sûr, et il semble qu’il ait desailes. Il a de bons guides, et l’obscurité favorise grandement sondépart. Vingt mille Africains et Espagnols purent ainsi échapper àRenaud.

Quant à ceux qui furent occis par lui, par sesfrères, par les deux fils du sire de Vienne, par les sept centshommes d’armes obéissant à Renaud, par Sansonnet, ou qui, dans leurfuite, se noyèrent dans la Seine, celui qui pourrait les comptercompterait aussi les feuilles que Zéphire et Flore font éclore enavril.

D’aucuns pensent que Maugis prit une grandepart à la victoire de cette nuit, non pas en arrosant la campagnedu sang sarrasin, ni par le nombre des ennemis qu’il occit de sapropre main, mais en faisant sortir, par son art, les espritsinfernaux des grottes du Tartare, et cela en si grande quantité,qu’un royaume deux fois grand comme la France n’aurait pu leverautant de bannières ni de lances.

On ajoute qu’il fit entendre tantd’instruments métalliques, tant de tambours, tant de bruits divers,tant de hennissements de chevaux, tant de cris et de tumulte defantassins, que plaines, monts et vallées devaient en retentirjusqu’aux contrées les plus lointaines, et que les Maures enéprouvèrent une telle peur, qu’ils s’empressèrent de prendre lafuite.

Le roi d’Afrique n’oublia pas que Roger étaitblessé et qu’il gisait encore gravement malade sur son lit. Ils’enquit d’un destrier à l’allure la plus douce qu’il put trouver,fit placer le blessé dessus, et après l’avoir mis en sûreté, il lefit porter sur son navire et conduire doucement jusqu’à Arles, oùil avait donné rendez-vous à tous ses gens.

Ceux qui s’enfuirent devant Renaud et Charles– et ils furent, je crois, cent mille ou à peu près – cherchèrent,à travers champs, bois, montagnes et vallons, à échapper aux mainsdes populations franques. Mais la plupart trouvèrent tout cheminfermé, et rougirent de leur sang l’herbe verte et les routesblanches. Il n’en arriva point ainsi du roi de Séricane, qui avaitsa tente loin des autres.

En apprenant que c’est le sire de Montaubanqui a assailli ainsi le camp, il ressent en son cœur une telleallégresse, qu’il en saute çà et là de joie. Il remercie lesouverain Auteur de lui avoir fourni l’occasion si rare des’emparer cette nuit de Bayard, ce coursier qui n’a pas sonpareil.

Il y avait longtemps – je crois que vousl’avez déjà lu ailleurs – que ce roi désirait avoir la bonneDurandal à son côté, et chevaucher ce coursier accompli. Il étaitjadis venu en France pour cela à la tête de cent mille hommesd’armes. Il avait alors défié Renaud au combat, pour la possessionde ce cheval.

Et il s’était rendu sur le rivage de la mer oùla bataille devait avoir lieu ; mais Maugis en faisant partirmalgré lui son cousin qu’il avait embarqué sur un navire, étaitvenu tout déranger. Il serait trop long de dire toute l’histoire.Depuis ce jour, Gradasse avait tenu le gentil paladin pour lâche etcouard.

Maintenant que Gradasse apprend que c’estRenaud qui a assailli le camp, il s’en réjouit. Il revêt ses armes,il monte sur son cheval et s’en va cherchant son ennemi à traversl’obscurité. Autant de guerriers il rencontre, autant il en coucheà terre, frappant indifféremment de sa bonne lance les gens deFrance ou de Libye.

Il va de çà de là, cherchant Renaud,l’appelant de sa voix la plus forte, et se portant toujours versles endroits où il voit le plus de morts amoncelés. Enfin ils setrouvent en face l’un de l’autre l’épée à la main, car leurs lancesavaient été brisées en mille morceaux, et les éclats en avaientvolé jusqu’au char constellé de la Nuit.

Quand Gradasse reconnaît le vaillant paladin,non à son enseigne, mais aux coups terribles qu’il porte, ainsiqu’à Bayard qui semble à lui seul être maître de tout le camp, ilse met sans retard à lui reprocher – conduite indigne de lui – dene s’être pas présenté sur le champ du combat, au jour fixé, pourvider leur différend.

Il ajoute : « Tu espérais sansdoute, en te cachant ce jour-là, que nous ne nous rencontrerionsplus jamais en ce monde ; or, tu vois que je t’ai rejoint.Quand même tu descendrais sur les rives les plus extrêmes du Styx,quand même tu monterais au ciel, sois certain que je t’y suivrais,si tu emmenais avec toi ton destrier au séjour de la lumière, oulà-bas dans le monde aveugle.

» Si tu n’as pas le cœur de te mesureravec moi, et si tu comprends que tu n’es pas de force égale ;si tu estimes la vie plus que l’honneur, tu peux sans péril tetirer d’affaire, en me laissant de bonne grâce ton coursier. Tupourras vivre ensuite, si vivre t’est cher ; mais tu vivras àpied, car tu ne mérites pas de posséder un cheval, toi quidéshonores à ce point la chevalerie. »

Ces paroles avaient été dites en présence deRichardet et de Guidon le sauvage. Tous deux tirent en même tempsleur épée pour châtier le Sérican. Mais Renaud s’oppose à leurintervention, et ne souffre point qu’ils lui fassent cet affront.Il dit : « Ne suis-je donc pas bon pour répondre à quim’outrage, sans avoir besoin de vous ? »

Puis, se retournant vers le païen, ildit : « Écoute, Gradasse ; je veux, si tu consens àm’entendre, te prouver clairement que je suis allé sur le bord dela mer pour te rejoindre. Puis, je te soutiendrai les armes à lamain, que je t’ai dit vrai de tout point, et que tu en auras mentichaque fois que tu diras que j’ai manqué aux lois de lachevalerie.

» Mais je te prie instamment, avant quenous nous livrions au combat, d’écouter jusqu’au bout mes justes etvraies excuses, afin que tu ne m’adresses plus des reproches nonmérités. Ensuite, j’entends que nous nous disputions Bayard à pied,seul à seul, en un lieu solitaire, comme tu l’as toi-mêmedésiré. »

Le roi de Séricane était courtois, comme toutcœur magnanime l’est d’ordinaire. Il fut satisfait d’entendre lapleine justification du paladin. Il vint avec lui sur la rive dufleuve, et là, Renaud, simplement, lui raconta sa véridiquehistoire et prit tout le ciel à témoin.

Puis il fit appeler le fils de Bauves, lequelétait parfaitement au courant de l’affaire. Celui-ci raconta denouveau, en présence des deux champions, comment il avait usé d’unenchantement, sans en dire ni plus ni moins. Renaud repritalors : « Ce que je t’ai prouvé par témoin, je veux t’endonner maintenant par les armes, et quand il te plaira, une preuveencore plus évidente. »

Le roi Gradasse qui ne voulait pas, pour unenouvelle querelle, abandonner la première, accepta sans contesterles excuses de Renaud, bien que doutant encore si elles étaientvraies ou fausses. Les deux adversaires ne fixèrent plus le lieu ducombat sur le doux rivage de Barcelone, comme ils l’avaient fait lapremière fois, mais ils convinrent de se rencontrer le lendemainmatin, près d’une fontaine voisine,

Où Renaud ferait amener le cheval, lequelserait placé à égale distance des combattants. Si le roi tuaitRenaud, ou s’il le faisait prisonnier, il devait prendre ledestrier sans autre empêchement. Mais si Gradasse trouvait la mortdans le combat, ou si, ne pouvant plus se défendre, il se rendaitprisonnier, Renaud lui reprendrait Durandal.

Avec plus d’étonnement et de douleur que jen’ai dit, Renaud avait appris de la belle Fleur-de-Lys que soncousin était hors de sa raison. Il avait appris également ce qu’ilétait advenu au sujet de ses armes, et le conflit qui s’en étaitsuivi. Il savait enfin que c’était Gradasse qui possédait cetteépée que Roland avait illustrée par mille et mille exploits.

Après que les deux chevaliers se furent misd’accord, le roi Gradasse rejoignit ses serviteurs, bien qu’il eûtété engagé par le paladin à venir loger chez lui. Dès qu’il futjour, le païen s’arma, et Renaud en fit autant. Tous deuxarrivèrent à la fontaine près de laquelle ils devaient combattrepour Bayard et Durandal.

Tous les amis de Renaud paraissaient redouterbeaucoup l’issue de la bataille qu’il devait soutenir seul à seulcontre Gradasse, et ils s’en lamentaient d’avance. Gradassepossédait une grande hardiesse, une force prodigieuse et uneexpérience consommée. Maintenant qu’il avait au côté l’épée du filsdu grand Milon, chacun tremblait de crainte pour Renaud.

Plus que tous les autres, le frère de Vivienredoutait ce combat. Il se serait encore volontiers entremis pourle faire manquer, mais il craignait d’encourir l’inimitié du sirede Montauban, qui lui en voulait encore d’avoir empêché la premièrerencontre en l’enlevant sur un navire.

Mais, tandis que tous les siens sont plongésdans le doute, la crainte où la douleur, Renaud s’en va calme etjoyeux de se disculper d’un soupçon injuste qui lui avait semblé sidur, et de pouvoir imposer silence à ceux de Poitiers et deHautefeuille. Il s’en va plein de confiance et sûr en son cœur deremporter l’honneur du triomphe.

Quand les deux champions furent arrivés quasien même temps à la claire fontaine, ils se saluèrent ets’accueillirent l’un et l’autre avec un visage aussi serein, aussibienveillant, que si Gradasse eût été le parent ou l’ami duchevalier de la maison de Clermont. Mais je veux remettre à uneautre fois de raconter comment ils en vinrent aux mains.

Chant XXXII

ARGUMENT. – Mesures prises par Agramantpour renforcer son armée. – Bradamante, jalouse de Roger à cause deMarphise, quitte son château et arrive à la Roche-Tristan. Là, elleest obligée de combattre contre trois princes, et leur fait viderles arçons.

 

Je me souviens que je devais vous entretenir –je vous l’avais promis, puis cela m’est sorti de la mémoire – d’unsoupçon qui avait rendu la belle dame de Roger si dolente, soupçonbien plus déplaisant et plus cruel, et mordant d’une dent bien plusaiguë et bien plus vénéneuse que ce qu’elle avait entendu deRichardet, et qui lui était entré dans la poitrine, pour luidévorer le cœur.

Je devais en parler, et j’ai entrepris unautre sujet, Renaud étant survenu au beau milieu de mon récit. Puisj’ai eu fort à faire avec Guidon qui s’est aussi trouvé sur monchemin. J’ai passé d’une chose à l’autre, de sorte que je ne mesuis plus souvenu de Bradamante. Il m’en souvient maintenant, et jeveux vous en parler, avant que je vous entretienne de Renaud et deGradasse.

Mais avant que j’entame ce récit, il fautencore que je vous parle un peu d’Agramant qui avait rallié dansArles ce qui lui restait de son armée après le grand désastrenocturne. Cette cité était tout à fait convenable pour rassemblerses forces éparses ; elle a l’Afrique en face d’elle, etl’Espagne pour voisine. De plus elle est assise sur le fleuve, nonloin de la mer.

Marsile envoie des ordres dans tout sonroyaume pour lever des gens à pied et à cheval, bons ou mauvais. Deforce ou de bonne volonté, tout navire apte au combat doit s’armerà Barcelone. Chaque jour, Agramant rassemble son Conseil, etn’épargne ni ses soins ni sa peine. Toutes les cités d’Afrique sontpressurées d’exactions de toutes sortes.

Il a fait offrir à Rodomont pour qu’ilrevienne – mais sans pouvoir l’obtenir – une de ses cousines, filled’Almont, avec le beau royaume d’Oran pour dot. L’altier chevalierne veut pas quitter le pont où il a accumulé les armes et lesselles vides de tant de guerriers vaincus par lui, que le rocher enest tout couvert.

Marphise ne voulut pas imiter Rodomont. Dèsqu’elle apprit qu’Agramant avait été défait par Charles, que sesgens étaient morts, taillés en pièces, ou prisonniers, et que bienpeu d’entre eux avaient pu se réfugier dans Arles, elle s’étaitmise en chemin sans attendre d’être appelée. Elle était venue ausecours de son roi, et lui avait apporté sa personne et tout cequ’elle possédait.

Elle avait amené aussi Brunel, auquel ellen’avait fait aucun mal, et elle le remit d’elle-même à Agramant.Pendant dix jours et dix nuits, elle l’avait tenu dans la crainted’être pendu. Puis quand elle avait vu que personne n’essayait dele lui reprendre par la force ou par la prière, elle n’avait pasvoulu souiller ses mains altières d’un sang si méprisable, et ellel’avait délivré de ses liens.

Elle lui pardonna toutes ses anciennes injureset le traîna avec elle jusqu’à Arles où elle le remit à Agramant.Vous devez bien penser quelle joie le roi éprouva en voyant un telsecours lui arriver. Il voulut que Brunel vît bien quel grand casil faisait de Marphise. Il l’avait jadis menacé de le fairependre ; il le fit cette fois pendre bel et bien.

Le misérable fut laissé, dans un lieusolitaire et sauvage, en proie aux corbeaux et aux vautours. Lajustice de Dieu fit que Roger, qui l’avait une autre fois sauvé enlui ôtant le lacet du cou, fût malade en ce moment, et ne pût luivenir en aide. Quand il sut l’aventure, la chose était déjà faite,de sorte que Brunel resta sans secours.

Cependant Bradamante trouvait bien long ledélai de vingt jours à l’expiration desquels Roger devait revenirvers elle et se convertir à la Foi. À qui attend la fin de lacaptivité ou de l’exil, il semble que le temps, qui doit lui donnerla liberté ou lui rendre la joie de revoir la patrie aimée, marcheplus lentement que d’habitude.

Dans cette cruelle attente, elle pensaitsouvent que Éthon et Piroïs étaient devenus boiteux[10], ou que la roue du char d’Apollon étaitbrisée, tellement il lui semblait qu’il ralentissait sa coursehabituelle. Le jour lui paraissait plus long que celui où le justeHébreu, grâce à son ardente foi, arrêta le soleil au milieu duciel ; la nuit lui semblait plus longue que celle quiproduisit Hercule.

Oh ! que de fois elle porta envie auxours, aux loirs, aux blaireaux somnolents ! Elle aurait voulupasser tout ce temps à dormir, sans se réveiller jamais, sansentendre quoi que ce fût, jusqu’à ce que Roger vînt lui-même latirer de son lourd sommeil. Non seulement elle ne peut pas lefaire, mais elle ne peut pas même dormir une heure dans toute lanuit.

De côté et d’autre elle se retourne, foulantla plume inhospitalière, sans jamais goûter de repos. Souvent ellecourt ouvrir sa fenêtre, pour voir si l’épouse de Titon s’apprête àrépandre, devant la lumière du matin, les lis blancs et les rosesvermeilles. Et quand le jour a paru, elle ne désire pas moinsardemment voir les étoiles briller au ciel.

Lorsqu’il n’y eut plus que quatre ou cinqjours pour que le délai fût expiré, pleine d’espoir, elles’attendait d’heure en heure à l’arrivée d’un messager qui luidirait : voici Roger qui vient. Elle montait parfois sur unehaute tour d’où l’on découvrait les bois épais et les fertilescampagnes des environs, ainsi qu’une partie de la route qui conduitde France à Montauban.

Si elle aperçoit alors au loin une armurereluire au soleil, ou quelqu’un qui ressemble à un chevalier, ellecroit que c’est son Roger tant attendu, et les cils de ses beauxyeux se rassérènent soudain. Dans chaque voyageur à pied ou sansarmes elle croit voir un messager envoyé vers elle. Et bien quetoujours son attente ait été déçue, elle ne cesse chaque foisd’espérer encore.

Parfois, croyant aller à sa rencontre, elles’armait, descendait la montagne et s’avançait dans la plaine. Nevoyant rien, elle espérait alors qu’il était arrivé à Montauban parune autre route, et elle rentrait au château, poussée par le mêmedésir qui l’en avait fait sortir, mais elle n’y trouvait pasdavantage Roger. Cependant le terme tant attendu par ellearriva.

Puis le terme fut dépassé d’un jour, de deux,de trois, de six, de huit, de vingt, sans qu’elle vît venir sonépoux, sans qu’elle en apprît la moindre nouvelle. Alors ellecommença à se lamenter de telle façon, qu’elle aurait ému de pitié,dans les sombres royaumes, les Furies à la crinière de serpents.Elle meurtrissait ses beaux yeux divins, sa blanche poitrine, etarrachait ses beaux cheveux dorés.

« Il est donc vrai – disait-elle – il mefaut chercher qui me fuit et qui se cache de moi ? Donc, j’ensuis réduite à désirer qui me dédaigne ! Il faut que j’implorequi ne veut pas me répondre ! Je dois laisser mon cœur à quime hait, à quelqu’un qui est si convaincu de ses propres mérites,que l’immortelle Déesse devra descendre elle-même du ciel pourenflammer d’amour son cœur insensible !

» Le hautain sait que je l’aime et que jel’adore, et il ne me veut ni pour amante, ni pour esclave ! Lecruel sait que je souffre et que je meurs pour lui, et il attendque je sois morte pour me venir en aide ; et afin que je nelui parle point de mes tourments, afin de ne point laisser fléchirsa farouche résolution, il se cache de moi, semblable à l’aspic quirefuse d’écouter le chant de l’homme, de peur de se laisserapprivoiser.

» Hélas, Amour, arrête celui qui, aprèsavoir ainsi brisé ses liens, s’enfuit devant mes pas trop lents àle suivre dans sa course ; ou bien rends-moi telle que j’étaisquand tu t’es emparé de moi, alors que je n’étais la sujette ni detoi ni de personne. Hélas ! combien vaine est mon espérance det’inspirer de la pitié par mes prières, toi qui te plais à tirerdes yeux des ruisseaux de larmes, ou qui plutôt en fais tanourriture, ta vie !

» Mais dois-je me plaindre d’autre chose,hélas ! que de mon désir insensé ? Il m’emporte si hautdans les airs, qu’il arrive à des régions où il se brûle lesailes ; alors, ne pouvant plus me soutenir, il me laissetomber du ciel. Et ce n’est point là la fin de mes maux ; cartoujours il recommence, et va se brûler de nouveau ; de sorteque je suis sans fin précipitée dans l’abîme.

» Je dois me plaindre de moi, bien plusencore que de mon désir ; n’est-ce pas moi qui lui ai ouvertmon esprit, dont il a chassé la raison, et où mon pouvoir estau-dessus du sien ? Il m’entraîne de mal en pis, et je ne puisle contenir, car il n’existe pas de frein capable de l’arrêter. Jecomprends qu’il me mène à la mort, car plus j’attends, plus mon malme fait souffrir.

» Et pourquoi même me plaindre demoi ? Quelle autre erreur ai-je commise si ce n’est det’aimer ? Faut-il s’étonner que mes sens de femme, faibles etmalades, aient été soudain subjugués ? Devais-je me défendredu plaisir que me faisaient éprouver la beauté suprême, les grandesmanières et les sages paroles ? Celui-là est bien malheureuxqui cherche à ne pas voir le soleil.

» Outre que c’était ma destinée, je fusentraînée par les paroles d’autres personnes dignes de foi. Unefélicité suprême me fut montrée comme devant être le prix de cetamour. Si ce fut une fausse prédiction, si les conseils que medonna Merlin furent trompeurs, je puis bien me plaindre de lui,mais je ne puis cesser d’aimer Roger.

» Je puis me plaindre de Merlin et deMélisse, et je me plaindrai éternellement de tous les deux. Àl’aide des esprits infernaux, ils m’ont fait voir les fruits quidevaient éclore de ma semence, afin de m’enchaîner par cette fausseespérance. Je ne vois pas quel était leur motif, sinon qu’ilsétaient sans doute jaloux de ma douce sécurité, de mon cherrepos. »

La douleur l’envahit si fort, qu’il n’y a plusen elle de place pour aucun soulagement. Cependant, le souvenir dece que lui a dit Roger en partant lui revient à la mémoire etranime l’espérance en son cœur. En dépit de toutes les apparencescontraires, elle veut espérer d’heure en heure le voir revenir.

Cet espoir la soutint, les vingt jours étantexpirés, un mois encore, pendant lequel sa douleur fut moinspoignante qu’elle ne l’eût été sans cela. Un jour qu’elle suivaitla route par laquelle elle allait souvent au-devant de Roger, lamalheureuse apprit une nouvelle qui fit s’enfuir l’espérance bienloin d’elle.

Elle fit la rencontre d’un chevalier gasconqui revenait directement du camp africain, où il avait été faitprisonnier le jour de la grande bataille livrée devant Paris. Ellel’interrogea longtemps, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à ses fins.Elle lui demanda des nouvelles de Roger, et s’en tenant à lui, ellene sortit plus de ce sujet de conversation.

Le chevalier lui en donna des nouvellesexactes, car il connaissait très bien toute cette cour. Il luiraconta le combat que Roger avait soutenu seul à seul contre leredoutable Mandricard, comment il l’avait tué, après en avoir reçuune blessure qui le tint pendant plus d’un mois en danger de mort.Si son histoire s’était bornée là, il aurait donné la véritableexcuse de Roger.

Mais il ajouta qu’il y avait au camp unedamoiselle, nommée Marphise, qui n’était pas moins belle quevaillante et experte à toutes les armes ; qu’elle aimait Rogeret que Roger l’aimait ; qu’on les voyait rarement lui sanselle et elle sans lui, et que chacun croyait qu’ils s’étaient donnéleur foi ;

Que le mariage devait se célébrer dès queRoger serait guéri, et que chacun des deux rois, ainsi que tous leschefs païens en éprouvaient un grand plaisir, car ils connaissaientla valeur surhumaine de l’un et de l’autre, et ils espéraient qu’ilen sortirait une race d’hommes de guerre la plus vaillante qui fûtjamais sur terre.

Le Gascon croyait dire vrai ; car dansl’armée des Maures c’était l’universelle croyance, et l’on enparlait également partout hors du camp. Les nombreux témoignages desympathie que Roger et Marphise échangeaient, avaient donné lieu àces rumeurs ; et il suffit d’une seule bouche pour accréditerune nouvelle bonne ou mauvaise, et la propager à l’infini.

L’arrivée de Marphise parmi les Maures, encompagnie de Roger, et sa présence continuelle à ses côtés, avaienttout d’abord donné naissance à ce bruit. Mais ce qui l’avait encoreaccru, c’était qu’après avoir quitté le camp en enlevant Brunel,comme je l’ai conté, elle y était ensuite revenue sans avoir étérappelée par personne et seulement pour voir Roger.

Elle était venue au camp non pas une fois,mais souvent, dans le seul but de visiter Roger qui languissaitgravement blessé. Elle y restait tout le jour, et ne partait que lesoir, ce qui donnait encore plus à parler aux gens, car on laconnaissait pour tellement fière, qu’elle tenait tout le monde pourvil à côté d’elle, tandis qu’elle était humble et douce pour Rogerseul.

Comme le Gascon assurait Bradamante que toutcela était vrai, celle-ci fut saisie d’une peine si violente,qu’elle faillit tomber à la renverse. Sans rien répondre, elle fitfaire volte-face à son destrier, le cœur plein de jalousie, decolère et de rage. Ayant perdu toute espérance, elle rentrafurieuse dans son appartement.

Et sans quitter ses armes, elle se jeta toutde son long sur son lit, le visage enfoui dans les draps qu’elleprit dans sa bouche pour s’empêcher de crier. Se rappelant ce quele chevalier lui avait dit, elle tomba dans une telle douleur, quene pouvant la contenir plus longtemps, force lui fut de l’exhaleren ces termes :

« Malheureuse ! à qui dois-je croiredésormais ? Tous sont perfides et cruels, puisque tu es cruelet perfide, ô mon Roger, toi que je tenais pour si dévoué et sifidèle. Quelle cruauté, quelle trahison coupable trouveras-tu dansles tragédies, qui ne soit moindre que la tienne, si tu veux songerà ce que je méritais et à ce que tu me devais ?

» Pourquoi, Roger, alors qu’il n’existepas au monde de chevalier plus hardi, plus beau que toi, ni quit’égale en vaillance, en belles manières et en courtoisie ;pourquoi ne fais-tu pas en sorte qu’entre toutes tes autres vertussi éclatantes, on dise que tu possèdes aussi la constance, et quetu gardes inviolable la fidélité, cette vertu devant laquelletoutes les autres cèdent et s’inclinent ?

» Ne sais-tu pas que, sans elle, lavaillance et les nobles manières ne sont rien ? C’est ainsique les plus belles choses ne peuvent se voir là où la lumière neles éclaire point. Il te fut facile de tromper une damoiselle donttu étais le seigneur, l’idole et la divinité, et à qui tu auraispu, avec une parole, faire croire que le soleil est obscur etfroid.

» Cruel, de quelle faute auras-tu duremords, si tu ne te repens point de tuer qui t’aime ? Si tuacceptes si légèrement de manquer à ta foi, quel est donc le poidsqui pourrait peser sur ton cœur ? Comment traites-tu tesennemis, si, à moi qui t’aime, tu causes de pareilstourments ? Je pourrai bien dire qu’il n’y a pas de justice auciel, si ma vengeance tarde à t’atteindre.

» L’ingratitude égoïste est, de tous lescrimes, celui qui pèse le plus sur l’homme ; c’est pour celaque le plus beau des anges du ciel fut précipité dans le plusobscur et le plus profond de l’enfer. Et si une grande faute exigeun grand châtiment lorsqu’elle n’a pas été lavée par une pénitencenécessaire, prends garde qu’un dur châtiment ne t’atteigne pour toningratitude envers moi, ingratitude dont tu ne veux pas terepentir.

» Je dois encore, ô cruel, en outre detous tes méfaits, t’accuser de vol à mon égard ; ce n’estpoint parce que tu tiens mon cœur, que je parle ainsi ; decela, je consens à t’absoudre ; je veux dire que tu t’étaisdonné à moi, et que tu m’as repris ton cœur sans motif.Rends-le-moi, parjure ! tu sais bien que celui qui détient lebien d’autrui ne peut être sauvé.

» Ô Roger, tu m’as délaissée ; moije ne veux point te délaisser ; et je le voudrais que je ne lepourrais pas. Mais pour échapper à mes chagrins, à mon angoisse, jepuis et je veux mettre fin à mes jours. Cela seul m’est douloureuxde mourir sans être aimée de toi, car si Dieu m’avait concédé demourir alors que je t’étais chère, je n’aurais jamais connu de mortplus heureuse. »

Ainsi disant, elle saute de son lit, disposéeà mourir, et, tout enflammée de rage, elle dirige la pointe de sonépée sur son sein gauche. Elle s’aperçoit alors qu’elle est toutecouverte de ses armes. Une pensée meilleure naît dans son esprit etlui parle ainsi tout bas : « Ô dame de si haut lignage,tu veux donc en mettant fin à tes jours encourir un si grandblâme ?

» Ne vaut-il pas mieux que tu ailles aucamp, où une mort glorieuse peut se rencontrer à toute heure ?Là, s’il advient que tu tombes devant Roger, il pleurera peut-êtreencore sur ta mort. Mais si tu meurs frappée par son épée, nemourras-tu pas plus contente ? Il est bien juste que ce soitlui qui t’arrache la vie, puisqu’il te fait vivre en tant depeine.

» Peut-être encore, avant que tu meures,pourras-tu tirer vengeance de cette Marphise qui cause ta mort endétournant de toi Roger par ses amours frauduleuses etdéshonnêtes » Ces pensées semblent meilleures à la damoiselle.Aussitôt, elle se fait faire, pour mettre sur ses armes, une devisequi doit indiquer sa désespérance et son désir de mourir.

Sa soubreveste était de la couleur de lafeuille qui se fane quand elle tombe de la branche, et que la sève,qui la faisait vivre sur l’arbre, vient à lui manquer. Elle l’avaitfait broder au dehors de troncs de cyprès flétris, comme lorsque lahache les a frappés. Ce vêtement convenait très bien à sadouleur.

Elle prit le destrier qu’Astolphe avaitcoutume de monter, et cette lance d’or qui faisait vider la selle àtous les cavaliers qu’elle touchait. Astolphe la lui avait donnée.Je n’ai pas besoin de vous répéter à quelle occasion, ni où, niquand, pas plus que de vous redire de qui il l’avait eueauparavant. Elle la prit, sans toutefois connaître sa puissancestupéfiante.

Sans écuyer, sans compagnon, elle descendit dela montagne et prit le plus court chemin vers Paris, devant lequelelle croyait qu’était le camp sarrasin, car la nouvelle ne s’étaitpas encore répandue que le paladin Renaud, avec l’aide de Charleset de Maugis, avait fait lever le siège de Paris.

Elle avait laissé derrière elle le pays et lacité de Cahors, les monts où naît la Dordogne, et elle découvraitles environs de Montferrand et de Clermont, quand elle vit venirsur la même route qu’elle une dame au doux visage, ayant un écuattaché à l’arçon de sa selle. Trois chevaliers marchaient à sescôtés.

D’autres dames et des écuyers suivaient à lafile et formaient une troupe nombreuse. En passant à côté de l’und’eux, la fille d’Aymon lui demanda qui était cette dame, etcelui-ci lui dit : « Cette dame, envoyée comme messagèreau roi du peuple français, est venue par mer de l’Île Perdue,située près du pôle arctique.

» Les uns nomment ce pays l’Île Perdue,d’autres l’appellent Islande. La reine de cette île, qui est d’unebeauté telle que le ciel n’en a accordé de pareille qu’à elle,envoie à Charles l’écu que vous voyez, à la condition expresse dele donner au meilleur chevalier qui à sa connaissance existe aumonde.

» Comme elle s’estime, ce qu’elle est enréalité, la plus belle dame qui se soit jamais vue, elle voudraittrouver un chevalier qui surpasse tous les autres en hardiesse eten puissance, car elle a mis et résolu dans sa pensée de n’avoirpour amant et pour seigneur que celui qui sera le premier dans lemétier des armes.

» Elle espère qu’en France, à la courfameuse de Charlemagne, se trouve le chevalier qui, par milleprouesses, a prouvé qu’il est plus hardi et plus fort que tous lesautres. Les trois chevaliers qui font escorte à la dame sont roistous les trois, et je vous dirai aussi de quels pays ; l’unest roi de Suède, l’autre est roi de Gothie ; le troisième estroi de Norvège. Ils ont peu d’égaux sous les armes, si tant estqu’ils en aient.

» Leurs royaumes ne sont pas voisins,mais sont les moins éloignés de l’Île Perdue, ainsi nommée parceque la mer qui la baigne est peu connue des navigateurs. Tous lestrois étaient amoureux de la reine, et ils se disputaient à quil’aurait pour femme. Pour lui plaire, ils ont accompli des exploitsdont on parlera tant que tournera le ciel.

» Mais elle n’a voulu ni d’eux, nid’aucun autre qui ne serait pas tenu pour le premier chevalier dumonde dans les armes. “Je fais peu de cas – avait-elle coutume deleur dire – des prouesses que vous avez accomplies en ces lieux. Sil’un de vous l’emportait sur les deux autres, comme le soleill’emporte sur les étoiles, je pourrais le trouver sublime ;mais je ne pense pas cependant qu’il pût se vanter d’être lemeilleur chevalier qui porte aujourd’hui les armes.

» ”Je vais envoyer à Charlemagne, quej’estime et que j’honore comme le plus sage prince qui soit aumonde, un riche écu d’or, à la condition qu’il le donnera auchevalier de sa cour qui n’aura la plus grande réputation devaillance. Que ce chevalier soit son vassal ou celui d’un autre, jeveux m’en rapporter à l’avis de ce roi.

» ”Quand Charles aura reçu l’écu etl’aura donné à celui qu’il croira plus hardi et plus fort que tousles autres, qu’il se trouve à sa cour ou ailleurs, si l’un de vous,grâce à sa valeur, peut me rapporter l’écu, je donnerai à celui-làtout mon amour, je placerai en lui tout mon désir, et celui-là seramon mari et mon seigneur.”

» Ce sont ces paroles qui ont poussé cestrois rois à venir d’une mer si éloignée jusqu’ici. Ils sontrésolus à rapporter l’écu, ou à mourir de la main de celui quil’aura. » Bradamante prêta une grande attention au récit del’écuyer, lequel, prenant ensuite les devants et pressant soncheval, rejoignit ses compagnons.

Bradamante ne galope ni ne court aprèslui ; elle poursuit paisiblement son chemin, tout en songeantaux nombreux événements qui peuvent résulter de ce qu’elle vientd’apprendre. Elle se dit, en somme, que cet écu va apporter enFrance la discorde, et sera le sujet de querelles infinies et d’uneimmense inimitié entre les paladins et les autres chevaliers, siCharles veut désigner quel est le meilleur d’entre eux et luidonner l’écu.

Cette pensée lui oppresse le cœur ; maisce qui lui pèse le plus, ce qui la ronge, c’est que Roger lui aitenlevé son amour et l’ait donné à Marphise. Tout son esprit esttellement concentré sur cette idée, qu’elle ne fait point attentionà son chemin, qu’elle ne se préoccupe point de savoir où elle va,ni si elle trouvera une hôtellerie commode pour passer la nuit.

De même qu’un bateau, qu’un coup de vent outoute autre cause a détaché de la rive, s’en va sans nocher et sansguide où l’entraîne le courant du fleuve, ainsi chemine la jeuneamante, ayant toute sa pensée tournée vers son Roger. Elle va augré de Rabican, car l’esprit qui doit guider la bride est bien loind’elle.

Elle lève enfin les yeux, et voit que lesoleil a tourné le dos aux cités de Bocco, et qu’il s’est plongédans le sein de sa nourrice, de là le Maroc. Alors elle s’aperçoitqu’il serait imprudent de loger au milieu des champs, car ilsouffle un vent froid, et l’air brumeux fait présager, pour lanuit, de la pluie ou de la neige.

Elle fait presser le pas à son cheval, et ellene tarde pas à rencontrer un berger qui se disposait à quitter leschamps, après avoir réuni devant lui tout son troupeau. La dame luidemande avec beaucoup d’instances de lui enseigner où elle pourrase loger bien ou mal ; car quelque mal que l’on soit logé, onne risque jamais d’être plus mal qu’en plein air, exposé à lapluie.

Le berger lui dit : « Je ne connaisaucun endroit que je puisse vous indiquer, sinon à quatre ou sixlieues plus loin, un château qui s’appelle la Roche Tristan. Maisil n’est pas donné à tout le monde d’y loger, car le chevalier quidésire y prendre logement doit le conquérir la lance à la main, etle défendre contre tout nouveau venu.

» Si, quand il arrive un chevalier, laplace se trouve vide, le châtelain le reçoit ; mais il luifait promettre que, s’il survient un nouvel arrivant, il sortirapour jouter avec lui ; si personne ne vient, il n’a point à sedéranger, mais si quelqu’un se présente, force lui est de reprendreses armes et de combattre. Celui des deux qui est vaincu cède saplace à l’autre, et va coucher sous le ciel serein.

» Si deux, trois, quatre guerriers, ou unplus grand nombre, arrivent ensemble les premiers, ils reçoiventpaisiblement l’hospitalité. Mais quiconque vient seul ensuite,trouve un tout autre accueil, car ceux qui sont déjà installés luidonnent une plus rude besogne. De même, si un seul chevalier a reçud’abord l’hospitalité, les deux, les trois, les quatre et tous lesautres qui viennent après, le forcent à combattre contre chacund’eux ; de sorte que s’il a du courage, cela lui est d’ungrand secours.

» Ce n’est pas tout ; si une dame ouune damoiselle, seule ou en compagnie, arrive à cette roche, etpuis qu’il en vienne une autre, c’est à la plus belle qu’estréservée l’hospitalité ; la moins belle doit resterdehors. » Bradamante demande où est cette roche, et le braveberger, sans plus rien dire, lui indique avec la main un endroitsitué à cinq ou six milles loin de là.

Bien que Rabican fût bon trotteur, la dame nepeut le faire avancer assez vite à travers ces chemins fangeux etdéfoncés, – la saison avait été très pluvieuse – pour arriver avantque la nuit noire n’ait obscurci toute la contrée. Elle trouva laporte close ; et elle dit à celui qui en avait la gardequ’elle voulait loger.

Le gardien répondit que la place était occupéepar des dames et des guerriers qui étaient arrivés avant elle, etqui attendaient autour du feu que leur souper leur fût servi.« S’ils ne l’ont pas encore mangé – dit la dame – je ne croispas que le cuisinier l’aura fait cuire pour eux. Va leur dire queje les attends ici, car je connais la coutume et j’entendsl’observer. »

Le gardien partit et alla porter l’ambassadeaux chevaliers qui se reposaient tout à leur aise, et auxquelscette nouvelle fut fort peu agréable, attendu qu’elle les forçaitde sortir à l’air froid et malsain. Ajoutez à cela qu’une grandepluie commençait à tomber. Ils se levèrent pourtant, prirent leursarmes, et, laissant leurs compagnons dans le château, ilsarrivèrent tous ensemble, sans trop se presser, à l’endroit où ladame les attendait.

C’étaient trois chevaliers d’une telle valeurque peu d’autres valaient plus qu’eux au monde. C’étaient eux queBradamante avait vus le jour même à côté de l’ambassadriced’Islande, et qui s’étaient vantés de rapporter de France dans leurpays l’écu d’or. Ayant pressé plus vigoureusement leurs chevaux,ils étaient arrivés avant Bradamante.

Peu de chevaliers étaient meilleurs qu’euxsous les armes. Mais Bradamante espère bien qu’elle sera du nombrede ceux-là, car elle entend ne point passer la nuit dehors, nirester à jeun. Les habitants du château, placés aux fenêtres etdans les galeries, regardaient la joute à la lumière que projetaitla lune malgré de nombreux nuages, et bien que la pluie fûtabondante.

De même que l’amant bien épris, sur le pointd’entrer dans la chambre où il espère commettre de doux larcins,sent son cœur battre de plaisir quand il entend, après une longueattente, glisser doucement le verrou, ainsi Bradamante, désireusede se mesurer avec les chevaliers, se réjouit en entendant lesportes s’ouvrir, et en voyant les trois guerriers franchir le pontet sortir du château.

Aussitôt qu’elle les a vus franchir le pont etsortir tous les trois à peu d’intervalle les uns des autres, elletourne bride pour prendre du champ, et revient chassant à toutebride son bon cheval, et tenant en arrêt la lance que lui donna soncousin et avec laquelle on ne joute jamais en vain, car toutguerrier touché par elle, fût-il Mars lui-même, doit être forcémentjeté hors de selle.

Le roi de Suède, qui s’avança le premier, futaussi le premier jeté à terre, tellement fort fut le coup porté surson casque par la lance qui ne fut jamais baissée en vain. Le roide Gothie fournit la seconde course, et se retrouva en un clind’œil, les jambes en l’air, loin de son destrier. Le troisièmeresta culbuté sens dessus dessous dans l’eau bourbeuse dufossé.

Après les avoir, en trois coups, fait voltigerles pieds en l’air et la tête en bas, Bradamante se dirige vers lechâteau où elle doit recevoir l’hospitalité pendant la nuit ;mais, avant de lui livrer passage, elle trouve quelqu’un qui luifait jurer qu’elle sortirait à chaque fois qu’elle serait appelée àjouter par de nouveaux arrivants. Le châtelain, qui a été témoin desa vaillance, la reçoit avec grand honneur.

Il en est de même de la dame qui était venuele soir même en compagnie des trois chevaliers, envoyée, ainsi queje l’ai dit, de l’Île Perdue en ambassade au roi de France. Elle selève et, en femme gracieuse et affable qu’elle était, elle vientau-devant de Bradamante qui la salue courtoisement, la prend par lamain, et la conduit près du feu.

Bradamante, commençant de se désarmer, avaitdéjà déposé son écu et retiré son casque, lorsqu’en ôtant cedernier, elle fit tomber une coiffe d’or dans laquelle elleretenait à plat ses longs cheveux. Ceux-ci tombèrent épars le longde ses épaules qu’ils couvrirent entièrement, et la firentconnaître pour une damoiselle aussi belle de visage que fière sousles armes.

De même qu’au lever du rideau, la scèneapparaît étincelante de mille lumières qui se reflètent sur lesarceaux, les palais superbement dorés et remplis de statues et depeintures ; ou de même que le soleil, s’échappant d’une nuée,découvre sa face limpide et sereine, ainsi la dame, en ôtant soncasque, semble entr’ouvrir le paradis.

Déjà ses beaux cheveux que son frère avaitcoupés autrefois, ont repoussé, et bien qu’ils ne fussent pasencore revenus à leur état primitif, ils étaient assez longs pourqu’elle pût les nouer par derrière la tête. Le châtelain de laRoche la reconnaît aussitôt pour Bradamante, car il l’avait vuebien d’autres fois, et plus que jamais il la comble de prévenances,et lui témoigne son estime.

Ils s’assoient près du feu, et ils repaissentleurs oreilles d’une conversation agréable et honnête, pendant quel’on prépare une nourriture plus substantielle pour le reste ducorps. La dame demande à son hôte si cette façon d’exercerl’hospitalité est ancienne ou nouvelle, quand elle a commencé etqui l’a établie. Le chevalier lui répond ainsi :

« Au temps où régnait Pharamond, son filsClodion eut pour amie une dame gracieuse et belle, et surpassantpar ses manières distinguées toutes les autres femmes de cetteépoque antique. Il l’aimait tellement, qu’il ne la perdait pas plusde vue que Jupiter la vache Io dont il s’était fait le pasteur, carchez lui la jalousie était égale à l’amour.

» C’est ici qu’il la cachait. Son pèrelui avait fait don de ce castel, et il en sortait rarement. Ilavait avec lui dix des meilleurs chevaliers de France. Il s’ytrouvait, lorsqu’un jour le brave Tristan y arriva, en compagnied’une dame qu’il avait délivrée peu d’heures auparavant des mainsd’un géant féroce qui l’entraînait de force.

» Lorsque Tristan arriva devant lecastel, le soleil avait déjà tourné les épaules vers les rivages deSéville. Le chevalier demanda l’hospitalité, car il n’y avaitaucune autre habitation à dix milles à la ronde. Mais Clodion,aussi jaloux qu’amoureux, avait décidé qu’aucun étranger, quelqu’il fût, n’entrerait dans le château, tant que sa belle dame yserait.

» Les prières réitérées du chevaliern’ayant pu lui faire ouvrir la porte, il s’écria : “Ce que tun’as pas voulu accorder à mes prières, j’espère l’obtenir malgrétoi.” Et il défia Clodion et les dix guerriers qui étaient aveclui, s’offrant d’un air altier, à lui prouver, la lance et l’épéeen main, qu’il n’était qu’un discourtois et qu’un vilain.

» Il lui posa comme conditions du combatque s’il le jetait à terre en restant lui-même en selle, illogerait seul dans la Roche, et que tous les autres en sortiraient.Plutôt que de souffrir une pareille insulte, le fils du roi deFrance n’hésite pas à risquer la mort. Mais sous un rude choc iltombe à terre, de même que tous les autres, et Tristan les metainsi dehors.

» Entré dans la Roche, il y trouve ladame si chère à Clodion, comme je vous l’ai dit, et que la nature,d’ordinaire avare de telles faveurs, avait faite plus belle quetoutes les autres femmes. Il s’entretient avec elle, pendant qu’audehors une angoisse poignante, amère, étreint et dévore lemalheureux amant, qui envoie prière sur prière au chevalier pourqu’il ne refuse pas de la lui rendre.

» Tristan, bien qu’il ne fasse pas grandcas de la dame, – hors Yseult, il ne pourrait faire cas d’uneautre, la potion enchantée qu’il avait bue jadis ne lui permettantd’aimer et de ne caresser qu’elle[11], –Tristan veut cependant se venger de la dureté de Clodion à sonégard : “Je croirais commettre une grande faute – lui fait-ildire – en mettant hors de chez elle une telle beauté.

» ”Mais si Clodion s’ennuie de dormirseul à la fraîche, et s’il demande compagnie, j’ai avec moi unejouvencelle belle et appétissante, sans être pourtant d’une beautéaussi grande. Je veux bien consentir à ce qu’elle sorte, et à cequ’elle se prête à tous ses désirs. Mais il me paraît droit etjuste que la plus belle reste avec celui de nous deux qui est leplus fort.”

» Clodion, repoussé et fort mécontent,passa toute la nuit à souffler de colère et à tourner autour de laRoche, comme s’il eût fait sentinelle pour ceux qui y dormaienttout à leur aise. Il se plaignait beaucoup plus de ce que sa damelui eût été enlevée, que du froid et du vent. Au matin, Tristan,qui en eut pitié, la lui rendit et mit fin à sa douleur.

» Car il lui dit et il lui prouvaclairement que telle il l’avait trouvée, telle il la lui rendait.Il ajouta que, bien qu’il se fût couvert de honte par ladiscourtoisie dont il avait usé, il se contentait de l’avoir faitpasser toute la nuit à découvert. Il ne voulut pas accepter pourexcuse que ce fût l’amour qui l’avait poussé à une faute sicondamnable.

» Car Amour doit ennoblir un cœur vil, etne peut faire le contraire d’un noble cœur. Dès que Tristan futparti, Clodion s’empressa de changer d’habitation. Mais auparavant,il donna la garde de la Roche à un chevalier qu’il aimait beaucoup,avec injonction, pour lui et pour ses successeurs, de faireobserver à tout jamais la manière suivante d’exercerl’hospitalité :

» Le chevalier qui aurait le plus deforce, et la dame qui posséderait le plus de beauté, devraienttoujours être reçus ; mais quiconque serait vaincu, videraitles lieux, et s’en irait dormir sur le pré, ou chercherait asileailleurs. Finalement, il établit l’usage que vous voyez durerencore aujourd’hui. » Or pendant que le chevalier racontaittout cela, il avait ordonné au maître d’hôtel de dresser latable.

Il l’avait fait placer dans la grande sallequi était plus belle qu’aucune autre au monde. Puis, à la lueur destorches, il vint prendre les belles dames et les y conduisit. En yentrant, Bradamante la parcourut des yeux, ainsi que l’autredamoiselle. Les murs superbes se voyaient entièrement recouvertsdes peintures les plus nobles.

La salle était décorée de figures si bellesque, pour les regarder, les convives oubliaient quasi le souper,bien que leur corps eût grand besoin de se restaurer après lesfatigues de la journée. Le maître d’hôtel, ainsi que le cuisinier,se lamentait de ce qu’on laissât ainsi les mets refroidir dans lesplats. L’un d’eux finit par dire : « Vous feriez mieux derepaître d’abord votre ventre et vos yeux ensuite. »

Ils s’assirent enfin, et ils allaient porterla main aux victuailles, quand le châtelain s’avisa que donnerl’hospitalité à deux dames était une grande infraction àl’usage : l’une devait rester, et l’autre se retirer ; laplus belle devait rester, et la moins belle s’en aller au dehors oùla pluie battait et où le vent sifflait. N’étant point arrivéestoutes les deux ensemble, l’une devait partir, l’autre rester.

Le châtelain appela deux vieillards etquelques dames de la maison, bonnes pour un semblable office. Ilsexaminèrent les damoiselles afin de décider laquelle des deux étaitla plus belle. Enfin, l’avis de tous fut que la plus belle était lafille d’Aymon. Elle ne surpassait pas moins sa compagne en beauté,qu’elle ne surpassait en valeur les guerriers qu’elle avaitvaincus.

Le châtelain dit à la dame d’Islande qui nelaissait pas d’être fort troublée de tout cela : « Il nesaurait, madame, vous paraître malhonnête que nous observionsl’usage. Il vous faut changer de gîte, puisqu’à nous tous il estclair et manifeste que cette damoiselle, bien qu’elle soit sansapprêts, vous surpasse en beautés et en belles manières. »

De même qu’en un instant on voit une nuéeobscure s’élever de la vallée humide vers le ciel, et couvrir d’unvoile de ténèbres la face jusque-là si pure du soleil, ainsi l’onvit la dame changer de visage à cette dure sentence qui lacondamnait à affronter au dehors la pluie et le froid. Elle, tout àl’heure si joyeuse et si belle, elle ne ressemble plus àelle-même.

Elle pâlit et change entièrement de visage,tellement il lui plaît peu d’entendre une telle sentence. MaisBradamante, qui en a pitié, ne veut pas qu’elle s’en aille, et elleémet ce sage avis : « Il me semble que la décision n’estpas bonne, et que tout jugement est injuste quand il est prononcésans qu’on ait entendu la partie qui nie aussi bien que celle quiaffirme, et les raisons qu’elle allègue.

» Pour moi, qui me fais le défenseur decette cause, je dis : il ne s’agit pas de savoir si je suisplus ou moins belle. Je ne suis pas venue ici comme dame, et je neveux pas que mes actes soient ceux d’une dame. Mais qui pourradire, à moins que je ne me dépouille entièrement, si je suis ou sije ne suis pas une dame ? Or, on ne doit pas dire ce qu’on nesait pas, surtout quand quelqu’un doit en souffrir.

» Il y en a beaucoup d’autres qui, commemoi, ont les cheveux longs, et qui ne sont point femmes pour cela.Il est évident que c’est comme chevalier et non comme dame, quej’ai conquis le droit de loger ici. Pourquoi donc voulez-vous mequalifier de dame, quand tous mes actes sont ceux d’un homme ?Votre loi veut que les dames soient expulsées par les dames, et nonvaincues par un guerrier.

» Admettons encore que, comme il vous lesemble, je sois une femme – ce que je ne vous concède pas – et quema beauté n’égale pas celle de cette dame ; je ne crois pasque vous voudriez m’enlever le prix de mon courage, parce que monvisage aurait été déclaré moins beau. Il ne me paraîtrait pas justede perdre, à cause d’une moindre beauté, ce que j’ai gagné avec lesarmes par mon courage.

» Quand même d’ailleurs l’usage exigeraitque celle qui est inférieure en beauté doive se retirer, jevoudrais encore rester, au risque de ce qui pourrait résulter demon obstination. De la contestation inégale élevée entre cette dameet moi, je conclus que, sur cette question de la beauté, elle peutperdre beaucoup et gagner bien peu avec moi.

» Or, si la perte et le gain n’offrentpas des chances égales, toute décision est injuste. De sorte que,et par raison et par cas spécial, l’hospitalité ne saurait êtrerefusée à cette dame. Et si quelqu’un est assez hardi pourprétendre que mon raisonnement n’est point bon, je suis prête à luisoutenir, de la façon qui lui fera plaisir, que mon dire est vraiet que le sien est faux. »

La fille d’Aymon, émue de pitié à l’idéequ’une si gente dame allait être injustement chassée et exposée àla pluie battante, sans un toit, sans un abri pour se mettre àcouvert, finit, grâce à ses raisons nombreuses et courtoises, maissurtout grâce à sa conclusion, par persuader au châtelain de restertranquille et d’accepter ses explications.

De même que, sous les plus cuisantes chaleursde l’été, la plante, près de s’étioler faute d’un peu d’eau, renaîtdès qu’elle sent la pluie vivifiante, ainsi, en se voyant sisuperbement défendue, la messagère redevint joyeuse et belle commeauparavant.

Les convives purent alors enfin savourer lerepas qui leur avait été servi depuis un grand moment et auquel ilsn’avaient pas encore touché, sans qu’aucun nouveau chevalier errantne vînt les déranger, Bradamante seule, au milieu de l’allégressegénérale, restait triste et plongée dans sa douleur. La crainte,l’injuste soupçon qu’elle avait dans le cœur, lui enlevaient toutappétit.

Aussitôt que le souper fut achevé, – et ilaurait été probablement plus long, sans le désir qu’avaient lesconvives de rassasier aussi leurs yeux – Bradamante se leva et lamessagère avec elle. Le châtelain fit en même temps un signe à l’undes serviteurs qui alluma promptement un grand nombre de torches,grâce auxquelles la salle fut splendidement éclairée jusqu’en sesmoindres recoins. Je dirai dans l’autre chant ce qui suivit.

Chant XXXIII

ARGUMENT. – Dans une salle de laRoche-Tristan, Bradamante voit peintes sur la muraille les guerresfutures des Français en Italie. Défiée de nouveau par les troisprinces qu’elle avait déjà abattus, elle les enlève une secondefois de selle. – Renaud et Gradasse en viennent aux mains pour lapossession de Bayard. Celui-ci, épouvanté par un monstrueux oiseau,s’enfuit dans un bois, et le combat se trouve ainsi suspendu. –Astolphe va en Éthiopie sur l’Hippogriffe. Là, par le son de soncor, il chasse dans l’enfer les Harpies qui infectaient les tablesdu roi Sénapes.

 

Timagoras, Parrhasius, Polygnotes, Protogènes,Timante, Apollodore, Apelles, plus connu que tous ceux-là, etZeuxis, et les autres qui vécurent à la même époque, et dont larenommée – malgré Clotho, qui, après avoir détruit leurs corps, adétruit leurs œuvres – subsistera toujours aussi éclatante, grâceaux écrivains, tant qu’on lira ou qu’on écrira en cemonde ;

Et ceux qui vécurent de nos jours, ou quivivent encore : Léonard, Andréa Mantegna, Jean Belin, les deuxDossi, et celui qui sculpte aussi bien qu’il peint, Michel-Ange ledivin, plus qu’un mortel ; Sébastien, Raphaël, Titien, quin’honore pas moins Cadore que les deux premiers n’honorent Veniseet Urbino ; et les autres dont les œuvres dépassent tout cequ’on lit et tout ce qu’on croit des peintres del’antiquité ;

Tous les peintres que nous voyons aujourd’hui,et ceux qui il y a déjà mille et mille ans furent en honneur, ontpeint avec leur pinceau, soit sur toile, soit sur les murs, leschoses passées. Mais vous n’avez jamais entendu dire que lesanciens, non plus que les modernes, aient jamais peint les chosesfutures. Et cependant il s’est trouvé que des événements ont étémis en peinture avant d’être arrivés.

Mais aucun peintre, ni antique ni moderne, nepourrait se vanter d’être l’auteur de semblables peintures. Ellessont uniquement l’œuvre des enchantements devant lesquels tremblentles esprits de l’enfer. La salle dont j’ai parlé dans l’autre chantavait été faite par Merlin. À l’aide du livre consacré soit au lacArverne, soit aux grottes de Nursa, il l’avait fait construire enune seule nuit par des démons.

Cet art des enchantements, à l’aide duquel nosancêtres accomplirent de si merveilleuses choses, est perdu de nosjours. Mais retournons là où doivent m’attendre ceux qui veulentvoir la salle où sont les peintures. J’ai dit que, sur un signefait à un écuyer, les torches avaient été allumées ; soudainl’obscurité, vaincue par l’éclat des lumières, s’enfuit de toutesparts. On n’aurait pas vu plus clair s’il eût fait jour.

Le châtelain dit à ses hôtes : « Jeveux que vous sachiez que, parmi les guerres qui sont peintes surces murs, très peu sont jusqu’ici arrivées. Elles ont été peintesavant qu’elles se soient produites. Ceux qui les ont peintes, lesont aussi devinées. Vous pourrez voir ici toutes les victoires,toutes les défaites que nos compatriotes remporteront ou subironten Italie.

» Toutes les guerres heureuses oumalheureuses que les Français doivent faire au delà des Alpes, àpartir de son époque jusqu’en l’an mille, Merlin, le prophète, lesa réunies dans cette salle. Il avait été envoyé par le roi deBretagne au roi de France, qui succéda à Marcomir. Je vous dirai enpeu de mots pourquoi il lui avait été envoyé, et pourquoi cetravail fut accompli par Merlin.

» Le roi Pharamond, qui franchit lepremier le Rhin avec l’armée franque pour entrer en Gaule, aprèsavoir occupé ce pays, songea à subjuguer l’orgueilleuse Italie, caril voyait de jour en jour l’empire romain s’affaiblir. Dans cetteintention, il voulait s’allier avec Artus de Bretagne, car ilsvivaient à la même époque.

» Artus qui n’avait jamais rien entreprissans prendre l’avis du prophète Merlin – je parle de Merlin, lefils du démon, qui prévoyait l’avenir – sut par lui, et fit savoirà Pharamond, à quels périls s’exposeraient ses gens s’ilspénétraient dans le pays que l’Apennin, la mer et les Alpesenserrent.

» Merlin lui fit voir que presque tousceux qui, après lui, porteraient la couronne de France, verraientleurs armées détruites par le fer, par la faim, ou par la peste, etqu’ils trouveraient en Italie peu de sujets d’allégresse, mais delongues luttes, peu de gain et des dommages infinis, car il n’étaitpas permis au lys de prendre racine sur ce terrain.

» Le roi Pharamond ajouta une telle foi àcet avis, qu’il dirigea son armée ailleurs. Quant à Merlin, quiavait vu les guerres à venir comme si elles avaient déjà existé, ilconsentit, sur les prières du roi, à construire cette salle où, parses enchantements, il fit peindre, comme s’ils s’étaient déjàaccomplis, tous les gestes futurs des Français,

» Afin que les successeurs de Pharamondcomprissent que la victoire et l’honneur leur appartiendraienttoutes les fois qu’ils prendraient la défense de l’Italie contreles autres peuples barbares, mais qu’au contraire, s’il advenaitqu’ils descendissent des Alpes pour la ravager, lui imposer leurjoug, ou s’en faire les maîtres, ils trouveraient au delà des montsun sépulcre béant. »

Ainsi parla le châtelain ; puis ilconduisit les dames à l’endroit de la salle où commençaient leshistoires ; il leur fait voir Sigisbert qui se met encampagne, attiré par les trésors que lui offre l’empereur Maurice.« Le voici qui descend du mont Jura dans les plaines ouvertesdu Lambro et du Tessin. Voyez Eutaris, qui non seulement lerepousse, mais le met en fuite après l’avoir taillé en pièces etvaincu.

» Voyez Clovis qui fait passer les montsà plus de cent mille hommes ; voyez le duc de Bénévent qui,avec des forces inférieures, vient à sa rencontre, et qui lui tendun piège en feignant d’abandonner ses logements. Voici l’arméefrançaise qui se précipite sur le vin lombard, et, prise comme lepoisson à l’amorce, y trouve la mort et la honte.

» Voici Childebert qui conduit en Italiequantité de capitaines et de gens de France. Pas plus que Clovis ilne peut se vanter ni se glorifier d’avoir dépouillé ou vaincu laLombardie, car l’épée du ciel fait des siens un tel carnage, quetoutes les routes en sont couvertes. La chaleur et la dyssenterieles achèvent, de sorte qu’à peine un sur dix s’en retourne sain etsauf. »

Puis il montre Pépin, et puis Charles quidescendent l’un après l’autre en Italie. Tous les deux sont heureuxdans leur entreprise, car ils ne sont pas venus pour lui nuire. Lepremier est accouru au secours du pape Étienne ; le seconddéfend Adrien, puis Léon. L’un dompte Astolphe ; l’autre meten déroute et fait prisonnier le successeur d’Astolphe, et rend aupape tous ses honneurs.

Il leur montre ensuite un jeune Pépin dont lesgens semblent couvrir tout le pays depuis les bouches du Pôjusqu’aux lagunes de l’Adriatique. Il construit à grands frais etavec de grandes fatigues un pont qui rejoint Malamocco à Rialto, etsur lequel il engage la bataille. Puis le voilà qui s’enfuit,laissant les siens engloutis par les eaux, le vent et la mer ayantbrisé le pont.

« Voici Louis, le Bourguignon, que l’onvoit vaincu et pris à l’endroit même où il descend ; et celuiqui l’a fait prisonnier lui fait jurer qu’il ne sera plus jamaisattaqué par lui. Voici qu’il manque à son serment ; voici quede nouveau il tombe dans le filet tendu ; voici qu’il y perdla vue, et que les siens le ramènent de l’autre côté des Alpes,aveugle comme taupe.

» Voyez un Hugues d’Arles accomplir degrands exploits et chasser d’Italie les deux Bérenger. Il les batet les taille en pièces en deux ou trois rencontres, mais ils sontremis sur pied tantôt par les Huns, tantôt par les Bavarois. Puis,accablé par des forces plus considérables que les siennes, il estforcé de conclure alliance avec l’ennemi. Il ne survit paslongtemps à cette alliance, non plus que son héritier, qui laissele royaume tout entier à Bérenger.

» Voyez un autre Charles, qui, pour venirau secours du bon Pasteur, a porté le feu en Italie. En deux fièresbatailles, il a mis à mort deux rois : Manfred, puis Conradin.Voyez, par la suite, son armée éparpillée çà et là dans les cités,et tenant le nouveau royaume dans l’opprobre et l’oppression.Voyez-la massacrée toute entière au son de la cloche desvêpres. »

Puis il leur montre – mais à un intervalle nonpas seulement de nombreuses années, mais de lustres nombreux – uncapitaine de la Gaule, qui descend des monts pour faire la guerreaux illustres Visconti. On le voit assiéger Alexandrie avec unearmée française composée de gens à pied et à cheval. Le duc a misdans la place une forte garnison, et a tendu au dehors un piège àl’ennemi.

L’armée française, induite en erreur, estprise dans les rets qui lui ont été habilement tendus, ainsi que lecomte d’Armagnac qui l’avait conduite à cette malheureuseentreprise, et couvre toute la campagne de ses morts. Les eaux duTanaro et du Pô sont rouges de sang.

Il montre, l’un après l’autre, un chevalier dela Marche et trois Angevins, et dit : « Voyez commeceux-ci sont plusieurs fois défaits à Bruel, à Dauni, à Marsi, àSalantini. L’appui des Français ni des Latins ne permet à aucund’eux de s’implanter en Italie. Alphonse, puis Ferrante, leschassent du royaume, toutes les fois qu’ils y entrent.

» Voyez Charles VIII, qui descend desAlpes, ayant avec lui la fleur de la France entière. Il passe leLiris, et s’empare de tout le royaume, sans tirer une seule foisl’épée ou abaisser la lance. Il parvient ainsi jusqu’au rocher quis’étend sur les bras, sur la poitrine et sur le ventre de Typhée.Là, il trouve, pour lui barrer le passage, la bravoure d’Inico duGuast, de l’illustre sang d’Avalos. »

Le châtelain de la Roche, qui montrait dudoigt cette histoire à Bradamante, lui dit, après avoir désignél’île d’Ischia : « Avant que je vous fasse voir plusavant, je vous dirai ce que mon bisaïeul avait coutume de me direquand j’étais enfant, et ce qu’il prétendait avoir lui-même entendudire à son père ;

» Son père le tenait d’un autre, et ainside suite, jusqu’à ce qu’on remontât à celui qui l’avait entenduraconter par l’artiste qui avait peint, sans pinceaux, toutes cespeintures, blanches, bleues ou rouges que vous voyez là ; lepeintre, en montrant au roi Pharamond le château, arrivé à cerocher d’Ischia que je viens de vous faire voir, lui dit ce que jevais vous répéter.

» Il lui dit que, du brave chevalier quile défendait avec tant d’ardeur, et qui semblait mépriser le feuqui de tous côtés l’entourait jusqu’au phare, devait naître en cestemps ou à peu près – et il lui dit l’année et le mois – unchevalier, qui surpasserait tous ceux qui jusqu’alors avaientexisté au monde.

» Nirée avait été moins beau, Achillemoins brave, Ulysse moins hardi, Lada moins léger à la course,Nestor moins prudent, lui qui sut tant de choses et qui vécut silongtemps, César moins libéral et moins clément, que ne devait êtrecelui qui naîtrait dans l’île d’Ischia, et qui devait dépassertoute la renommée de ces grands hommes.

» Et si l’antique Crète se glorifiad’avoir donné naissance au petit-fils de Célus ; si Thèbes futfière de Bacchus et d’Hercule ; si Délos s’enorgueillit desdeux jumeaux, cette île pourra aussi se réjouir et se dresserfièrement sous le ciel, quand naîtra dans son sein le grand marquisenvers lequel le ciel se montrera si prodigue de faveurs de toutesorte.

» Ainsi lui dit Merlin, et il lui répétaà plusieurs reprises que ce héros devait naître à l’époque oùl’empire romain serait le plus opprimé, pour qu’il lui rendît laliberté. Mais comme je vous montrerai par la suite plusieurs de seshauts faits, je n’ai pas à vous en parler d’avance. » Ainsi ildit, et il revint à l’histoire où se voyaient les merveilleusesprouesses de Charles.

» Ici – disait-il – Ludovic se repentd’avoir fait venir Charles en Italie, car il l’avait appelé pourcombattre son ancien rival et non pour le chasser lui-même. Ils’allie aux Vénitiens, et, devenu son ennemi, il veut le faireprisonnier au retour. Mais le vaillant roi abaisse sa lance ets’ouvre un chemin à travers ses nouveaux ennemis.

» Mais ceux des siens qu’il a laissés àla garde du nouveau royaume éprouvent un sort bien différent.Ferrante, grâce à l’aide que lui prête le seigneur de Mantoue,revient si vivement à la charge, qu’en peu de mois, sur terre etsur mer, il n’en laisse pas un vivant. Mais la perte d’un de sesplus vaillants compagnons, traîtreusement frappé, l’empêche deressentir toute la joie de sa victoire. »

Ainsi disant, il montre le marquis Alphonse dePescaire, puis il ajoute : « Celui-ci, après avoir brillécomme un rubis en mille entreprises, succombe sous la trahisonourdie contre lui par un double traître d’Éthiopien ; lemeilleur chevalier de cette époque tombe le cœur percé d’uneflèche. »

Puis il montre l’endroit où l’on voit LouisXII, après avoir passé les Alpes, chasser le More, et planter lafleur de lys sur la terre des Visconti. Marchant sur les traces deCharles, il veut jeter un pont sur le Carigliano, mais il voit sesgens rompus, dispersés, périr engloutis dans le fleuve.

« Voyez dans la Pouille un non moindrecarnage de l’armée française, mise en déroute. C’est l’EspagnolFerdinand de Gonzague, qui deux fois l’a prise comme dans unesouricière. Mais autant la Fortune s’était en cette circonstancemontrée rebelle à Louis, autant elle lui est favorable dans lesriches plaines que baigne l’Adriatique, et que le Pô divise en deuxparties égales du côté de l’Apennin et du côté desAlpes. »

Ainsi disant, il s’accuse lui-même d’avoiroublié ce qu’il aurait dû dire tout d’abord. Il retourne sur sespas, et montre un chevalier qui vend le château dont son maître luiavait confié la garde. Il montre le Suisse perfide faisantprisonnier celui-là même dont il touche la solde. Ces deuxtrahisons donnent la victoire au roi de France, sans qu’il aitbesoin d’abaisser sa lance.

Puis il montre César Borgia s’élevant enItalie par la faveur de ce roi. Tout baron de Rome, tout seigneurqui s’oppose à lui, est envoyé en exil. Puis il montre le roi qui,après avoir expulsé la Scie de Bologne, y fait entrer les Glands.Il montre les Génois révoltés, mis en fuite et leur citésoumise.

« Voyez – dit-il ensuite – la campagne deGiaradadda couverte de morts. Toutes les villes ouvrent leursportes au roi ; Venise seule résiste à peine. Voyez comme,après avoir franchi les frontières de la Romagne, il chasse le papede Modène, qu’il enlève au duc de Ferrare. Il ne s’arrête pointlà ; il veut lui enlever ce qui lui reste de ses États.

» Il lui enlève Bologne, et y faitrentrer la famille des Bentivoglio. Voyez l’armée des Françaismettre Brescia à sac, après qu’il l’a reprise. D’un même coup, ilsecourt Felsina et met le désordre dans le camp du pape. Les deuxarmées se concentrent ensuite à forces égales sur les basses plagesde Chiassi :

» D’un côté l’armée française, de l’autreles troupes espagnoles considérablement accrues, et grande est labataille. De part et d’autre les gens d’armes jonchent la terre etla rougissent. Chaque fossé semble plein de sang humain. Marsbalance pour savoir à qui il donnera la victoire. Enfin, grâce à lavaleur d’un Alphonse, on voit l’armée française rester maîtresse duterrain, et l’Espagnol céder.

» Ravennes est saccagée. Le pape se mordles lèvres de douleur ; il fait descendre des Alpes, comme unetempête, une tourbe d’Allemands qui chassent au delà des monts lesFrançais incapables de leur tenir tête, et qui vengent le More endéracinant les Lys d’or implantés dans son jardin.

» Voici que les Français reviennent denouveau ; les voici mis en déroute par les Suisses infidèlesque le jeune duc a appelés imprudemment à son aide, bien qu’ilsaient fait prisonnier et vendu son père. Voyez plus loin l’arméeque la Fortune avait mise sous sa roue, conduite par le nouveauroi, lequel se prépare à venger la honte de Novare.

» La voici qui revient encore sous demeilleurs auspices. Voyez le roi François, qui s’avance à sa têteet qui met les Suisses en une telle déroute, qu’il s’en manque depeu qu’il ne les ait détruits. Ces soudards brutaux perdent àjamais le titre usurpé par eux de dompteurs de princes et dedéfenseurs de l’Église chrétienne.

» Là, malgré la Ligue, François prendMilan et la donne au jeune Sforce. Là, Bourbon défend la ville pourle roi de France contre la fureur tudesque. Plus loin, pendant quele roi François s’apprête à tenter de nouvelles entreprises etqu’il ignore l’orgueil et la cruauté déployés par ses soldats,voici que la ville lui est enlevée.

» Voici un autre François qui ressemblenon seulement de nom, mais par le courage à son aïeul. Il chasseles Français, et avec l’aide des États de l’Église, reconquiert sondomaine paternel. Les Français reviennent encore ; mais ilsn’avancent que prudemment, sans parcourir l’Italie à vol d’oiseaucomme ils avaient jusque-là coutume. Le brave duc de Mantoue leurferme le passage, et les arrête sur le Tessin.

» Frédéric, dont les joues sont encoreembellies des premières fleurs de la jeunesse, acquiert uneéternelle gloire en défendant avec la lance, mais plus encore parson activité et son génie, Pavie menacée par la fureur française,et en déjouant les projets du Lion de la mer. Voyez ces deuxmarquis, la terreur de nos soldats et l’honneur de l’Italie.

» Tous deux sont du même sang, tous deuxsont nés au même nid. Le premier est fils de ce marquis Alphonsedont vous avez vu le sang rougir la terre, par suite de la trahisondu Nègre. Voyez comme à diverses reprises les Français sont chassésd’Italie d’après ses conseils. L’autre, d’un aspect si doux et sijoyeux, est seigneur de Guast et s’appelle Alphonse.

» C’est le brave chevalier dont je vousai parlé quand je vous ai montré l’île d’Ischia, et sur lequelMerlin avait prophétisé de si grandes choses à Pharamond, en luiannonçant qu’il devait naître à l’époque où l’Italie affligée,l’Église et l’Empire auraient le plus besoin d’aide contre lesinsultes des Barbares.

» Avec son cousin de Pescaire, et l’aidede Prosper Colonna, voyez-le faire payer cher la Bicoque auxFrançais et aux Suisses. Mais voici que de nouveau les Français sepréparent à réparer leurs échecs successifs. Leur roi descend enLombardie avec une armée, tandis qu’il en envoie une autre pours’emparer de Naples.

» Mais celle qui fait de nous ce que levent fait de la poussière aride lorsqu’après l’avoir soulevée dansles airs jusqu’au ciel, il la laisse retomber en un instant sur laterre où il l’a prise, la Fortune fait que le roi croit avoirrassemblé autour de Pavie plus de cent mille hommes. Après lesgrandes sommes qu’il a dépensées, il ne sait pas si son armée adiminué ou s’est accrue.

» Aussi, par la faute de ministresavares, et grâce à la bonté du roi qui s’est fié à eux, les gensd’armes se rangent-ils peu nombreux sous les bannières, quand, lanuit, le camp assailli crie : Aux armes ! Car il se voitassaillir jusque dans ses retranchements par les rusés Espagnols,qui, sous la conduite des deux d’Avalos, se frayent un cheminaudacieux vers le ciel et vers l’enfer.

» Voyez la fleur de la noblesse de Franceétendue par la campagne ; voyez de combien de lances, decombien d’épées le vaillant roi est entouré ; voyez-le tombersous son destrier, sans que, pour cela, il se rende ou se déclarevaincu. Cependant, c’est sur lui seul que l’armée ennemie dirigeses efforts, c’est sur lui seul qu’elle se rue, et personne nevient à son secours.

» Le roi vaillant se défend à pied et sebaigne dans le sang ennemi. Mais enfin le courage cède à la force.Voici le roi pris ; le voici en Espagne. Il s’est rendu auchevalier de Pescaire, qui ne le quitte plus. C’est à ce du Guastque sont dues la déroute de l’armée française et la prise du grandroi.

» Pendant qu’une des deux armées est miseen déroute à Pavie, voyez l’autre, qui était en route pour attaquerNaples, s’arrêter soudain, comme s’arrête la lampe à laquellel’huile vient à manquer. Mais le roi laisse ses fils en otage dansla prison espagnole et retourne dans ses États. Le voici qui portela guerre en Italie, en même temps que les autres envahissent sonpropre domaine.

» Voyez le meurtre et le pillage remplirRome de deuil ; voyez les choses divines et profanes devenirégalement la proie de l’incendie et du viol. L’armée de la Liguepeut voir de son camp voisin les ruines amoncelées, et entendre lesgémissements et les cris. Alors qu’elle devrait marcher en avant,elle revient sur ses pas, et laisse prendre le successeur de saintPierre.

» Le roi envoie Lautrec avec de nouvellestroupes, non plus pour tenter la conquête de la Lombardie, maispour arracher à des mains impies et dévastatrices la tête et lesmembres de l’Église. Il est retardé dans sa marche, de sorte qu’ilne trouve plus le saint-père privé de sa liberté. Il va alorsassiéger la ville où est ensevelie la Sirène, et soulève tout leroyaume.

» Voici l’armée impériale qui s’avancepour secourir la ville assiégée ; voici Doria qui lui barre lechemin et la jette dans la mer, après l’avoir taillée en pièces.Voici également la Fortune, jusque-là si propice aux Français, quichange de fantaisie, et qui les détruit non par la lance, mais parles fièvres ; de sorte que, sur dix mille, pas un ne retourneen France. »

Toutes ces histoires, et beaucoup d’autresqu’il serait trop long de raconter, étaient peintes dans cettesalle avec des couleurs belles et variées, et avec une clarté tellequ’on les comprenait sur-le-champ. Les convives repassent devantelles à deux ou trois reprises et semblent ne pouvoir en détacherleurs yeux. À plusieurs reprises, ils lisent ce qui est écrit sousces belles œuvres.

Les belles dames et les autres assistants,après avoir longtemps regardé et raisonné entre eux, furentconduits dans les appartements où ils devaient prendre du repos,par le châtelain lui-même, désireux de faire honneur à ses hôtes.Voyant tous ses compagnons déjà endormis, Bradamante va se coucherla dernière. Mais elle a beau se retourner sur l’un et l’autreflanc, elle ne peut dormir.

Cependant, à l’approche de l’aube, elle fermeun instant les yeux, et il lui semble voir son Roger, qui luidit : « Pourquoi te consumes-tu de chagrin, et donnes-tucréance à ce qui n’est pas la vérité ? Tu verras plutôt lesfleuves remonter à leur source, que de me voir porter ma pensée àd’autres qu’à toi. Si je ne t’aimais pas, je ne pourrais aimer monpropre cœur ni les pupilles de mes yeux. »

Et il lui semble qu’il ajoute : « Jesuis venu ici pour me faire baptiser et faire tout ce que je t’aipromis. Et si je suis en retard, c’est une autre blessure que cellede l’amour qui m’a retenu. » En ce moment le sommeil la fuit,et elle ne voit plus que Roger qui disparaît avec son rêve. Ladamoiselle recommence alors à pleurer et se parle ainsi àelle-même :

« C’est un vain songe qui est venu meprocurer ce plaisir, et c’est, hélas ! la réalité qui metorture pendant que je veille. Le songe a été prompt à s’enfuir,mais ce n’est point un songe que mon âpre et cruel martyre.Pourquoi, éveillée, n’entends-je plus, ne vois-je plus cequ’endormie, ma pensée semblait entendre et voir ? pourquoimes yeux, quand ils sont clos, voient-ils le bien, et voient-ils lemal quand ils sont ouverts ?

» Le doux sommeil m’a fait espérer lapaix ; mais la veille amère me replonge dans la guerre. Ledoux sommeil a été menteur, mais, hélas ! la veille amère neme trompe point. Si le vrai me pèse et si le faux me plaît, quejamais plus je n’entende ou ne voie la vérité sur la terre. Si lesommeil me donne la joie, si la veille m’apporte la souffrance,puissé-je dormir sans me réveiller jamais !

» Heureux les animaux à qui un lourdsommeil tient, pendant six mois, les yeux fermés ! Je ne veuxpas dire qu’un semblable sommeil ressemble à la mort, et qu’unesemblable veille ressemble à la vie, car, contrairement aux autresêtres, je me sens mourir quand je veille, et je me sens vivre quandje dors. Mais si un sommeil de cette nature ressemble à la mort,viens sur l’heure, ô Mort, me clore les yeux ! »

Le soleil rougissait les bords extrêmes del’horizon ; les nuages s’étaient dissipés, et le jour quicommençait paraissait devoir être le contraire du jour précédent.Bradamante, s’étant éveillée, revêtit ses armes et se remit enchemin, après avoir remercié le châtelain de la bonne hospitalitéet de l’honneur qu’elle en avait reçus.

Elle retrouva la messagère qui était sortie dela Roche, avec ses deux damoiselles et ses écuyers, et qui avaitrejoint l’endroit où l’attendaient les trois chevaliers. C’étaientceux que la lance d’or avait, la veille, jetés bas de leursdestriers, et qui avaient, à leur grand déplaisir, supporté toutela nuit la pluie, le vent et l’orage.

Ajoutez à cela qu’eux et leurs chevaux étaientrestés à jeun, battant des dents et des pieds dans la boue. Leurmauvaise humeur s’augmentait encore de la crainte de voir lamessagère raconter dans leur pays qu’ils avaient été abattus par lapremière lance qui s’était trouvé sur leur chemin en France.

Résolus à mourir ou à tirer sur-le-champvengeance de l’outrage qu’ils ont reçu, afin que la messagère,appelée Ullania – j’avais oublié de vous la nommer – revienne surla mauvaise opinion qu’elle pourrait peut-être avoir conçue de leurcourage, ils défient au combat la fille d’Aymon, dès que celle-cise montre hors du pont-levis.

Ils ne se doutent en aucune façon qu’elle estune damoiselle, car rien dans ses allures ne le dénote. Bradamante,en personne pressée de continuer sa route et qui ne veut points’arrêter, refuse le combat. Mais ils la pressent tellement qu’ellene peut refuser plus longtemps sans encourir le blâme. Elle abaissesa lance, et, en trois coups, elle les envoie tous les trois àterre. C’est ainsi que finit le combat.

Puis, sans se retourner, elle leur montre deloin les épaules. Les chevaliers, qui étaient venus de pays silointains pour conquérir l’écu d’or, se relèvent sans prononcer unmot, car ils ont perdu la parole en même temps que toute hardiesse.Ils semblent stupéfaits d’étonnement, et n’osent plus lever lesyeux vers Ullania.

Pendant toute la route, ils s’étaient beaucouptrop vantés auprès d’elle de ce qu’aucun chevalier ni paladin nepourrait résister au moindre d’entre eux. La dame, pour leur faireencore davantage baisser la tête, et pour les rendre à l’avenirmoins arrogants, leur fait savoir que ce n’est point un paladin,mais bien une femme qui les a enlevés de selle.

« Puisqu’une femme vous a si facilementabattus – dit-elle – vous devez penser ce qu’il vous adviendrait delutter avec Renaud ou Roland, tenus, et pour cause, en si grandhonneur. Si l’un d’eux possède jamais l’écu, je vous demande sivous serez contre celui-là de meilleurs champions que vous nel’avez été contre une dame. Je ne le crois pas, et vous ne lecroyez pas non plus vous-mêmes.

» Que cela vous suffise ; il n’estpas besoin d’une preuve plus éclatante de votre valeur, et celui devous qui, dans sa témérité, voudrait tenter en France une nouvelleexpérience, s’exposerait à ajouter un grand dam à la honte danslaquelle il est tombé hier et aujourd’hui ; à moins qu’iln’estime utile et honorable de mourir de la main de si illustresguerriers. »

Quand Ullania eut bien assuré les chevaliersque c’était une damoiselle qui avait rendu leur renommée, jusque-làsi belle, plus noire que de la poix ; quand ils eurent entenduconfirmer son dire par plus de dix personnes, ils furent sur lepoint de tourner leur armes contre eux-mêmes, tellement ils furentsaisis de douleur et de rage.

Saisis de honte, furieux, ils se dépouillentde toutes les armes qu’ils ont sur le dos ; ils détachentl’épée qu’ils portent au côté et la jettent dans le fossé. Ils fontserment, puisqu’une dame les a vaincus et leur a fait mesurer laterre, qu’ils resteront une année entière sans endosser aucunearme, afin d’expier une si grande faiblesse.

Pendant tout ce temps, ils iront à pied, quela route soit en plaine, qu’elle descende ou qu’elle monte. Deplus, l’année expirée, ils ne monteront à cheval, ils ne revêtirontde cotte de mailles ou toute autre armure, que s’ils ont enlevé parforce, en un combat, le cheval et les armes d’un chevalier. C’estainsi que, pour punir leur propre faiblesse, ils s’en vont à piedet sans armes, pendant que leurs compagnons poursuivent leur routeà cheval.

Le soir de ce même jour, Bradamante arriveprès d’un castel situé sur la route de Paris. Là, elle apprend queCharles et son frère Renaud ont mis Agramant en déroute. Là elletrouve bonne table et bon gîte. Mais cela, comme tout le reste, luiimporte peu, car elle mange à peine, elle dort peu, et, loin desonger à se reposer, elle ne pense qu’à changer de lieu.

Mais tout ce que j’ai à vous dire sur elle nedoit pas m’empêcher de revenir à ces deux chevaliers qui, d’uncommun accord, avaient attaché leurs destriers près de la fontainesolitaire. Le combat qu’ils vont se livrer, et que je vais vousraconter, n’a point pour but d’acquérir des domaines ou le suprêmepouvoir. Ils se battent afin que le plus vaillant puisse posséderDurandal et chevaucher Bayard.

Sans que la trompette ou qu’un autre signalleur annonce qu’il est temps d’agir ; sans qu’un maistre decamp vienne leur rappeler de frapper ou de parer, et leur remplissel’âme d’une belliqueuse fureur, ils tirent l’un et l’autre le ferd’un même mouvement, et en viennent aux mains, agiles et vigoureux.Les coups commencent à se faire entendre rudes et nombreux, et àleur échauffer l’ire.

Je ne connais pas deux autres épées, éprouvéespour leur solidité et leur dureté, qui ne se fussent rompues aubout de trois des coups hors de toute mesure que se portaient lesdeux champions. Mais celles-ci étaient d’une trempe si parfaite,elles avaient passé par tant d’épreuves, qu’elles auraient pu serencontrer mille coups et plus sans se briser.

Renaud, bondissant de côté et d’autre avec unegrande habileté, évite très adroitement Durandal, qui retombe avecgrand fracas ; il sait bien comment elle brise et tranche lefer. Le roi Gradasse frappe de plus grands coups, mais presque touss’éparpillent au vent. Lorsque parfois il touche son adversaire, ill’atteint à un endroit où le coup ne saurait être dangereux.

L’autre manœuvre son épée avec plus de succès,et à plusieurs reprises il engourdit le bras du païen. Il le frappetantôt aux flancs, tantôt à l’endroit où la cuirasse se relie aucasque ; mais partout il rencontre une armure dure comme lediamant, de sorte qu’il ne peut en rompre une seule maille. Cettearmure avait été faite par enchantement ; c’est ce qui la rendsi forte et si dure.

Sans prendre de repos, tous deux étaientrestés un grand moment absorbés par leur combat, et, les yeux fixésl’un sur l’autre, ils n’avaient pas songé à regarder à leurscôtés ; soudain ils furent détournés de leur lutte furieusepar une querelle d’un autre genre. Un grand crépitement d’ailesleur fit retourner à tous deux la tête, et ils virent Bayard engrand péril.

Ils virent Bayard aux prises avec un monstreplus grand que lui, et qui ressemblait à un oiseau. Son bec étaitlong de plus de trois brasses ; le reste de son corps étaitcelui d’une chauve-souris. Ses plumes étaient noires comme del’encre ; ses serres étaient grandes, aiguës et rapaces. Deses yeux pleins de feu s’échappait un regard féroce. Il avait degrandes ailes qui semblaient deux voiles.

C’était peut-être un oiseau ; mais je nesais où ni quand il a pu en exister un pareil. Je n’ai jamais vu,ailleurs que chez Turpin, la description d’un animal ainsi fait. Jeserais porté à croire que cet oiseau était quelque diable del’enfer évoqué sous cette forme par Maugis, afin d’arrêter lecombat.

Renaud le crut aussi, et il eut plus tard à cesujet une grande contestation avec Maugis. Ce dernier ne voulutjamais se reconnaître coupable, et pour écarter le soupçon d’un telacte il jura par la lumière du soleil que le fait ne devait pas luiêtre imputé. Qu’il fût oiseau ou démon, le monstre fondit surBayard et le saisit dans ses serres.

Le destrier, qui était très vigoureux, romptimmédiatement ses rênes ; plein de colère et d’indignation, illutte contre l’oiseau avec les pieds et avec les dents. Maiscelui-ci, plus agile, remonte dans les airs, et revient à lacharge, les serres prêtes à saisir, et battant des ailes toutautour de Bayard, lequel, ne pouvant éviter ses attaques, se décideenfin à prendre la fuite.

Bayard fuit vers la forêt prochaine, où ilcherche les fourrés les plus épais. La bête ailée le suit de prèstant que le chemin lui est propice. Mais le brave destriers’enfonce de plus en plus dans la forêt, et finit par se cachersous une grotte. L’oiseau, ayant perdu sa trace, retourne dans lesairs, et cherche une nouvelle proie.

Renaud et le roi Gradasse, qui voient s’enfuirl’objet de leur combat, restent d’accord pour différer la querelle,jusqu’à ce qu’ils aient délivré Bayard des griffes de l’oiseau quil’a forcé de se réfugier dans la forêt. Ils conviennent que celuides deux qui le rejoindra, le ramènera à cette même fontaine, oùils termineront ensuite leur querelle.

Ils s’éloignèrent de la fontaine, suivant lesherbes nouvellement foulées. Mais Bayard est déjà loin d’eux, carils ne peuvent le suivre que lentement. Gradasse, qui avaitl’Alfane tout près de là, saute sur lui, et laisse au milieu de cesbois le paladin triste et plus mécontent que jamais.

Au bout de quelques pas, Renaud perdit lestraces de son destrier. Celui-ci avait fait un étrange chemin,cherchant dans les ravins, à travers les arbres et les rochers, lesendroits les plus hérissés d’épines, les plus sauvages, afin de semettre à l’abri des griffes de cet oiseau qui, tombant du ciel,était venu l’assaillir. Renaud après s’être vainement fatigué àchercher, retourna l’attendre à la fontaine,

Espérant que Gradasse l’y conduirait, commecela était convenu entre eux. Mais voyant qu’il attendait en vain,il s’en alla à pied à travers champs et fort dolent. Revenons àGradasse, auquel il arriva tout le contraire de ce qui était arrivéà Renaud. Son heureuse destinée, plutôt que ses recherches, luifait entendre tout près de lui le hennissement du bravedestrier ;

Il le retrouve dans une caverne profonde,encore si tremblant de la peur qu’il avait eue, qu’il n’osait plussortir. Le païen, l’ayant en son pouvoir, se rappelle très bien lapromesse qu’il a faite de retourner avec lui à la fontaine. Mais iln’est plus disposé à observer cette promesse, et il se tient ensoi-même ce langage :

« Que celui qui voudra disputer etbatailler pour l’avoir, dispute et bataille ; pour moi, jesuis plus désireux de le posséder pacifiquement. D’un bout àl’autre de la terre, je suis venu jadis dans l’unique but de merendre maître de Bayard ; maintenant que je le tiens en mesmains, bien fou celui qui croirait que je consentirais à m’endéfaire. Si Renaud veut le ravoir, qu’il vienne lui aussi dansl’Inde, comme je suis venu moi-même jadis en France.

» La Séricane ne sera pas un séjour moinssûr pour lui que la France ne l’a déjà été deux fois pourmoi. » Ainsi disant, il s’en vint à Arles par la voie la plusfacile et y rejoignit l’armée. Puis, ayant en sa possession Bayardet Durandal, il partit sur une galère espalmée. Mais je vousparlerai de lui une autre fois, car je dois quitter Gradasse,Renaud et la France.

Je veux suivre Astolphe qui, avec la selle etle mors, dirigeait l’hippogriffe par les airs, comme il eût faitd’un palefroi. Il le faisait aller d’une course plus rapide que levol de l’aigle et du faucon. Après qu’il eut parcouru d’une mer àl’autre, des Pyrénées au Rhin, tout le pays des Gaules, il sedirigea vers le Ponant, du côté de la chaîne de montagne qui séparela France de l’Espagne.

Il passa en Navarre et de là en Aragon,laissant tous ceux qui le voyaient en grande stupeur. Il laissabien loin à sa gauche Tarragone, Biscaglia à sa droite, et arrivaen Castille. Il vit la Galicie et le royaume de Lisbonne ;puis il dirigea sa course vers Cordoue et Séville, parcourant lesrivages de la mer, l’intérieur des terres, jusqu’à ce qu’il eûtvisité toute l’Espagne.

Il vit le détroit de Gadès et les bornesqu’Hercule posa pour les premiers navigateurs. Il se disposaensuite à courir çà et là en Afrique, de la mer d’Atlante auxconfins de l’Égypte. Il vit les fameuses Baléares, et Iviça qui setrouva droit sur son chemin. Puis, tournant bride, il se dirigeavers Arzilla assise sur la mer qui la sépare de l’Espagne.

Il vit Maroc, Fez, Oran, Hippone, Alger,Bougie, toutes ces superbes cités qui ont autour d’elles comme unecouronne d’autres cités, couronne d’or et non de feuillage ou deverdure. Puis, il piqua vers Biserte et Tunis. Il vit Cabès etl’île de Gerbi, Tripoli, Bérénice, Ptolémaïs, et parvint jusqu’auxlieux où le Nil se jette en Asie.

Il vit toute la contrée située entre la mer etles croupes boisées du fier Atlas. Puis, tournant le dos aux montsde Carène, il prit sa route au-dessus des Cyrénéens. Traversant lesimmenses déserts de sable, il arriva sur les confins de la Nubie, àAlbaiada, et laissa derrière lui les ruines de Battus et le grandtemple d’Ammon, aujourd’hui détruit.

De là, il atteignit une autre Trémisène quisuit la loi de Mahomet. Puis il tourna les ailes de son coursiervers les autres Éthiopiens qui sont situés au delà du Nil. Ilsuivit le chemin de la cité de Nubie, filant dans les airs entreDobada et Coallé. Quelques-uns de ces peuples sont chrétiens, lesautres musulmans, et ont constamment les armes à la main sur leursfrontières respectives.

Sénapes, empereur d’Éthiopie, qui a une croixpour sceptre, règne sur de nombreux vassaux. Il possède des citéset de l’or en grande quantité, et son pouvoir s’étend jusqu’àl’embouchure de la mer Rouge. La foi qu’il professe est presquesemblable à la nôtre, et peut suffire pour sauver de l’exiléternel. C’est là, si je ne fais erreur, qu’on fait usage du feupour baptiser.

Le duc Astolphe descendit dans la capitale dela Nubie, et visita Sénapes. Le château qu’habite le chef del’Éthiopie est beaucoup plus riche que fort. Les chaînes des pontset des portes, les gonds et les serrures, et finalement tous lesouvrages qui chez nous sont en fer, sont là-bas en or.

Bien que ce précieux métal y soit en si grandeabondance, il n’y est pas moins fort estimé. Les appartements decette royale demeure sont soutenus par des colonnes de cristallimpide. Sous les balcons, divisés en espaces proportionnés, lesrubis, les émeraudes, les saphirs et les topazes projettent leurfroide lumière, aux rayons rouges, blancs, verts, azurés etjaunes.

Sur les murs, sur les toits, sur les pavés,les perles et les pierres gemmes sont parsemées. Là naît le baume,et, en comparaison, Jérusalem n’en produit qu’une très petitequantité. C’est de là que le musc nous arrive, ainsi que l’ambre etles autres produits exotiques. En somme, les choses qui ont tant devaleur dans nos pays viennent de là.

On dit que le soudan, roi d’Égypte, payetribut au roi d’Éthiopie et s’en reconnaît vassal, de crainte qu’ilne détourne le cours du Nil, et n’affame ainsi d’un seul coup leCaire et toute la contrée. Ses sujets l’appellent Sénapes, et nousle nommons, nous, Presto ou Presteianni[12].

De tous les rois qui existèrent jamais enÉthiopie, il fut le plus riche et le plus puissant. Mais, malgrétoute sa puissance et tous ses trésors, il avait misérablementperdu la vue. Et c’était encore là le moindre de ses tourments. Cequi l’accablait et le faisait le plus souffrir, c’était d’êtretorturé par une faim perpétuelle, lui qu’on nommait le plus richedes hommes.

Lorsque le malheureux, poussé par le besoin,s’apprêtait à manger ou à boire, l’infernale troupe des Harpiesvengeresses surgissait soudain. Les monstrueuses Harpies, brutaleset malfaisantes, de leurs griffes et de leurs ongles crochus,renversaient les vases et saisissaient les mets ; ce que leurventre affamé n’engloutissait pas, restait souillé et contaminéparleur attouchement.

Et cela, parce que dans sa jeunesse, enivrépar les honneurs, les richesses qui le mettaient au-dessus de tousles autres mortels, fier de sa force et de son courage, il devint,comme Lucifer, orgueilleux au point de songer à faire la guerre àson Créateur. À la tête de son armée, il marcha droit au mont d’oùsort le grand fleuve d’Égypte.

Il avait entendu dire que sur ce mont sauvage,qui s’élève au delà des nues et monte jusqu’au ciel, était situé leparadis que l’on appelle terrestre, où habitèrent jadis Adam etÈve. Suivi de chameaux, d’éléphants et d’une armée de fantassins,l’orgueilleux s’avançait avec l’intention de soumettre à sa loi leshabitants de cet heureux séjour, si toutefois il y en avait.

Dieu réprima sa téméraire audace. Il envoya aumilieu de ces bandes un de ses anges qui en fit périr plus de centmille, et le condamna lui-même à une nuit éternelle. Puis, ilordonna aux horribles monstres des grottes infernales de venir à satable enlever et souiller tous les aliments sans les lui laissergoûter ni toucher.

Et pour qu’il ne lui restât aucun espoir, illui avait été prophétisé que ses tables ne seraient débarrassées dela bande voleuse et de leur odeur nauséabonde, que lorsqu’onverrait venir par les airs un chevalier sur un cheval ailé. Cemiracle lui paraissant chose impossible, il vivait dans latristesse, privé de toute espérance.

Lorsque, à la grande stupeur des gens, on vitarriver le chevalier, planant sur les murs et les tours élevées, oncourut aussitôt en prévenir le roi de Nubie qui se rappela laprophétie. Oubliant dans sa joie de prendre son fidèle bâton, ilvint les mains étendues et en tâtonnant au-devant du chevaliervolant.

Astolphe, après avoir décrit de grandscercles, était descendu à terre sur la place du château. Le roiayant été conduit devant lui, s’agenouilla et, joignant les mains,lui dit : « Ange de Dieu, nouveau Messie, je ne méritepoint de pardon pour une si grande offense ; considérezpourtant que, s’il est de notre nature de pécher souvent, il est dela vôtre de pardonner toujours à qui se repent.

» Conscient de mon erreur, je ne tedemande pas, je n’oserais pas te demander de me rendre la lumière,bien que tu aies le pouvoir de le faire, car tu es au nombre desbienheureux que Dieu chérit. Contente-toi de mettre fin au grandmartyre que je ne puis voir, et qui consiste à me faire consumer defaim. Chasse au moins les Harpies, afin qu’elles ne viennent plusme ravir la nourriture.

» Et je promets de te faire construire,dans la partie la plus élevée de mon palais, un temple de marbredont les portes et le toit seront tout en or, et dont l’intérieursera orné de pierreries. Ce temple portera ton saint nom, et l’on ygravera le miracle accompli par toi. » Ainsi parla le roiprivé de la vue, cherchant en vain à baiser les pieds du duc.

Astolphe répondit : « Je ne suis pasl’ange de Dieu, je ne suis pas un nouveau Messie, et je n’arrivepas du ciel. Je suis, moi aussi, mortel et pécheur, et indigned’une telle grâce. Je ferai tout ce que je pourrai pourdébarrasser, par leur mort ou par leur fuite, ton royaume de cesmonstres malfaisants. Si j’y parviens, ce n’est pas moi, mais Dieuseul qu’il te faudra louer, car c’est lui qui a dirigé mon vol icipour venir à ton aide.

» Adresse tes vœux à Dieu ; c’est àlui qu’ils sont dus ; c’est à lui qu’il te faut bâtir leséglises et élever les autels. » Ainsi parlant, ils allaienttous les deux vers le château, entourés d’illustres barons. Le roiordonna à ses serviteurs de préparer sur-le-champ le banquet,espérant que, cette fois, les mets ne lui seraient pas enlevés desmains.

Aussitôt, un banquet solennel est préparé dansune riche salle. Le duc Astolphe s’y asseoit seul avec Sénapes, etl’on apporte les mets. Soudain, voici que dans les airs on entendun bruit strident, produit tout alentour par d’horriblesailes ; voici venir les Harpies monstrueuses et malfaisantes,attirées des profondeurs du ciel par l’odeur des viandes.

Elles étaient sept en une seule bande. Ellesavaient toutes un visage de femme, pâle, décoloré, amaigri, exténuépar un long jeûne, et plus horrible à voir que la mort. Ellesavaient de grandes ailes informes et rugueuses ; les mainsrapaces armées d’ongles aigus et recourbés ; le ventre énormeet fétide ; la queue longue, noueuse et tordue comme celle duserpent.

On les entend venir dans l’air et presque enmême temps on les voit s’abattre toutes sur la table, s’emparer desmets et renverser les vases. Leur ventre laisse échapper uneliqueur tellement infecte, qu’on est obligé de se boucher le nez,car il serait impossible de supporter la puanteur qu’ellesrépandent. Astolphe, saisi de colère, tire son épée contre lesoiseaux gloutons.

Il les frappe, l’un au cou, l’autre sur ledos, celui-ci à la poitrine, celui-là sur l’aile ; mais ilsemble que le fer atteigne un sac d’étoupes ; le coup estamorti et ne produit aucun résultat. Les Harpies ne laissèrent niun plat ni une coupe intacts ; elles ne quittèrent pas lasalle avant d’avoir tout dévoré ou gâté.

Le roi avait conçu la ferme espérance que leduc chasserait les Harpies. Maintenant qu’il n’a plus d’espoir, ilsoupire, gémit et reste accablé. Le duc se souvient alors du corqu’il porte, et qui vient à son aide dans les cas périlleux. Ilpense que ce moyen est le meilleur pour chasser les monstres.

Avant de s’en servir, il fait boucher avec dela cire les oreilles du roi et de ses barons, afin que, lorsque lecor retentira, ils ne prennent point la fuite hors de la ville. Ilsaisit la bride de l’hippogriffe, saute sur les arçons et prend lecor enchanté. Puis il fait signe au maître d’hôtel de faireremettre la table et les mets.

On apprête une autre table et d’autres mets,et soudain apparaissent les Harpies, qui se livrent à leur besogneaccoutumée. Astolphe souffle aussitôt dans le cor, et les oiseaux,qui n’ont point l’oreille bouchée, ne peuvent résister auson ; saisis de peur, ils fuient, et n’ont plus souci denourriture ni d’autre chose.

Le paladin pique des éperons derrièreeux ; il sort du palais sur son destrier volant, et, laissantla grande cité, il chasse les monstres devant lui dans les airs.Astolphe continue à sonner du cor, et les Harpies s’enfuient versla zone torride, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées sur le montélevé où le Nil a sa source, si tant est qu’il ait sa sourcequelque part.

Presque à la base de la montagne, une grotteprofonde se creuse sous terre. On donne comme certain que c’est laporte par laquelle doit passer quiconque veut descendre aux enfers.C’est là que la troupe dévastatrice s’est réfugiée, comme en uneretraite sûre ; elle descend jusque sur la rive du Cocyte etmême plus profond, afin de ne plus entendre le son du cor.

Arrivé devant l’infernale et ténébreuseouverture où commence le chemin vers les lieux privés de lumière,l’illustre duc arrête l’horrible sonnerie, et fait replier lesailes à son destrier. Mais avant que je le conduise plus loin, etpour ne me point départir de mes habitudes, je veux, ma page étantremplie de tous les côtés, finir ici ce chant, et me reposer.

Chant XXXIV

ARGUMENT. – Astolphe, étant entré dans lagrotte par où l’on descend dans l’enfer, apprend d’une âme quellepeine est infligée à ceux qui méconnaissent l’amour d’autrui. Delà, il va dans le Paradis terrestre ; puis il passe dans laLune, où on lui donne le moyen de rendre la raison à Roland.Description du palais des Parques.

 

Ô faméliques Harpies, iniques et féroces,c’est sans doute en punition de crimes anciens, qu’un jugement d’enhaut vous déchaîne sur toutes les tables, dans l’Italie aveugle etpleine d’erreurs. C’est pour cela que les enfants innocents, lesmères éplorées tombent de faim et voient, en un seul repas de cesmonstres hideux, dévorer ce qui devait soutenir leur existenceentière.

Trop coupable fut celui qui ouvrit lescavernes où vous étiez enfermées depuis de longues annéesdéjà ! C’est lui qui fut cause que l’infection et lagloutonnerie se répandirent sur l’Italie comme une épidémiemorbide. Depuis lors, la vie heureuse y est inconnue, et latranquillité en est tellement disparue, qu’elle a toujours été enproie à la guerre, à la pauvreté, aux angoisses, et qu’elle seraainsi pendant de longues années encore ;

Jusqu’au jour où, secouant par la chevelureses enfants endormis et les faisant se souvenir, elle leurcriera : N’en est-il point parmi vous qui ressemblent par lecourage à Calaïs et à Zéthès[13], quidélivreront nos tables de l’infection et des griffes crochues, etleur rendront leur pureté première, ainsi que ceux-ci l’ont faitpour les tables de Phinées, et que le paladin le fit pour celle duroi d’Éthiopie ?

Le paladin, chassant devant lui les brutalesHarpies qui fuyaient en déroute, les poursuivit des sons horriblesdu cor, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par une montagne, sous laquelleelles disparurent dans une grotte. Il tendit l’oreille àl’ouverture, et il entendit comme un bruit entrecoupé de pleurs, dehurlements, de lamentations éternelles, signe évident que c’étaitlà l’enfer.

Astolphe résolut d’y entrer, et de voir ceuxqui ont perdu le jour. Il voulait pénétrer jusqu’au centre de laterre, et faire le tour des cercles infernaux. « Qu’ai-je àcraindre, en y entrant ? – dit-il – ne puis-je pas toujoursappeler le cor à mon aide ? Je mettrai en fuite Pluton etSatan, et je me ferai faire passage par le chien à triplegueule. »

Il descend prestement de son destrier ailé etle lie à un arbuste. Puis il s’enfonce dans la caverne, après avoirpris le cor dans lequel était tout son espoir. Il ne va pas loinsans qu’une fumée épaisse et âcre lui offusque le nez et les yeux.Cette fumée était plus épaisse que si elle avait été produite parla poix et le soufre. Astolphe n’en continue pas moinsd’avancer.

Mais plus il avance, plus la fumée et lesténèbres s’épaississent. Il craint de ne pouvoir aller plus avant,et d’être obligé de retourner sur ses pas. Soudain il voit quelquechose qu’il ne peut distinguer, s’agiter à la voûte comme remue auvent le cadavre d’un pendu qui est resté exposé pendant plusieursjours à la pluie et au soleil.

À la lumière faible, presque nulle, qui règnedans ce chemin noir et enfumé, il ne peut discerner quel estl’objet qui s’agite dans l’air. Pour s’en rendre compte, il s’avisede lui porter un ou deux coups de son épée ; puis il s’arrête,pensant que c’est peut-être un Esprit qu’il vient de frapper àtravers la fumée.

Alors il entend ces paroles prononcées d’unevoix triste : « Hélas ! descends sans faire du malaux autres. C’est assez que je sois tourmenté par la fumée épaisseque vomit le feu infernal. » Le duc stupéfait s’arrête, et dità l’ombre : « Que Dieu arrête la fumée de façon qu’ellene puisse monter jusqu’à toi. Mais qu’il te plaise de m’apprendreton sort.

» Et si tu veux que je porte de tesnouvelles dans le mondé là-haut, je suis prêt à tesatisfaire. » L’ombre répondit : « Il me paraîtencore si bon de retourner, ne fût-ce que par le souvenir, à lalumière éclatante et belle, que le grand désir que j’ai d’une tellefaveur m’engage à parler, et à te dire mon nom et ma condition,bien que chaque parole me soit un ennui et une fatigue. »

Et elle commença : « Seigneur, je menomme Lydie. Ma naissance est illustre, je suis fille du roi deLydie. Le jugement suprême de Dieu m’a condamnée à la fuméeéternelle, pour m’être montrée, pendant ma vie, cruelle et ingrateenvers mon amant fidèle. Cette grotte est pleine d’une infinitéd’autres condamnées à la même peine pour la même faute.

» La cruelle Anaxarète est plus bas, làoù la fumée est plus épaisse, et où l’on souffre davantage. Soncorps est resté sur terre, converti en rocher, et son âme est venuesouffrir ici-bas, pour la punir d’avoir supporté que son malheureuxamant se pendît à cause d’elle. Ici près est Daphné qui s’aperçoitmaintenant combien elle fut coupable en faisant courir si longtempsApollon.

» J’aurais trop à faire si je voulais tenommer un à un les malheureux esprits des femmes ingrates qui sontici. Il y en a en effet à l’infini. Il serait encore plus long dete dire le nombre des hommes qui, pour leur ingratitude, sontdamnés, et sont punis dans un lieu encore plus effroyable, où lafumée les aveugle, et où le feu les consume.

» Les femmes étant plus faciles et plusportées à la confiance, ceux qui les trompent sont dignes d’un plusgrand supplice. Thésée et Jason le savent, ainsi que celui quiporta le trouble dans l’antique royaume latin. Il le sait, celuiqui, à cause de Thamar, s’attira la colère vengeresse de son frèreAbsalon, comme le savent aussi les autres, des deux sexes, dont lenombre est infini, et qui ont abandonné qui leurs femmes, qui leursmaris.

» Mais, pour parler de moi plus que desautres, et te raconter l’erreur qui m’a précipitée ici, je te diraique je fus, pendant ma vie, si belle, mais si altière, que je nesais si jamais aucune autre m’égala en fierté. Je ne saurais biente dire laquelle des deux choses l’emportait en moi, l’orgueil oula beauté, quoique la superbe et l’arrogance naissent de la beautéqui plaît à tous les yeux.

» Il y avait à cette époque dans laThrace un chevalier qui passait pour le plus accompli dans lemétier des armes. Il entendit faire par plusieurs personnes l’élogede ma singulière beauté. Spontanément, il résolut de me consacrertout son amour, espérant mériter par sa vaillance que mon cœurs’éprît de lui.

» Il vint en Lydie, et dès qu’il m’eutvue, il fut enlacé dans des liens encore plus forts. Il ne tardapoint à croître en renommée parmi les autres chevaliers quicomposaient la cour de mon père. Il serait trop long de te raconterles preuves de tout genre qu’il donna de sa grande vaillance, etles services innombrables qu’il rendit à mon père en fidèleserviteur.

» Grâce à son aide, mon père soumit laPamphilie, la Carie, et le royaume de Cilicie ; mon père neconduisait son armée à l’ennemi que d’après les conseils duchevalier, et quand celui-ci le jugeait opportun. Lorsque lechevalier crut ses services suffisants pour mériter une tellerécompense, il se hasarda à demander un jour au roi, pour prix desnombreuses dépouilles qu’il lui avait conquises, la faveur dem’avoir pour femme.

» Sa demande fut repoussée par le roi,qui avait résolu de marier sa fille à un grand prince, et non à unsimple chevalier comme celui-ci, qui ne possédait rien autre choseque son courage. Mon père, trop porté à l’amour du gain et àl’avarice, école de tous les vices, faisait aussi peu de cas desbelles manières et du courage, qu’un âne des accords de lalyre.

» Alceste, c’est ainsi qu’avait nom lechevalier dont je te parle, se voyant repoussé par celui qui luidevait tant, demanda son congé, et, en partant, menaça mon père dele faire repentir de lui avoir refusé sa fille. Il s’en alla prèsdu roi d’Arménie, ancien rival du roi de Lydie et son principalennemi ;

» Et il l’excita tellement par sesconseils, qu’il le poussa à prendre les armes et à faire la guerreà mon père. Sa grande renommée le fit choisir pour capitaine decette armée. Il partit en déclarant que toutes les conquêtes qu’ilferait seraient pour le roi d’Arménie, et qu’il ne voulait parlui-même, de toutes ses victoires, que la possession de ma bellepersonne.

» Je ne pourrais te dire tout le malqu’Alceste causa à mon père pendant cette guerre. Il tailla enpièces quatre de ses armées, et, en moins d’un an, le réduisit àn’avoir d’autre refuge qu’un château rendu très fort par lesprécipices au-dessus desquels il était construit. C’est là que leroi se réfugia avec les personnes de sa famille qui lui étaient leplus chères, et avec tout ce qu’il put emporter précipitamment deses trésors.

» Alceste vint l’y assiéger. Il nous eutbientôt mis dans une situation si désespérée, que mon père auraitalors bien volontiers consenti à conclure avec lui un traité parlequel il m’aurait livrée à lui comme femme, et même comme esclave,avec la moitié de son royaume, si Alceste avait voulu lui garantirla possession de toutes ses autres richesses. Il était bien certainen effet de se voir faire avant peu prisonnier, et de mourir encaptivité.

» Avant de tomber entre les mains de sonennemi, il résolut de tenter tous les moyens possibles pour setirer de péril. Me considérant comme la cause de tous ses malheurs,il me fit sortir du château et m’envoya vers Alceste. J’y allai,bien résolue à lui livrer ma personne, à le prier de prendre cequ’il voudrait de notre royaume, et, oubliant sa colère, à nousaccorder la paix.

» Dès qu’il eut appris que j’allais letrouver, Alceste vint au-devant de moi, pâle et tremblant. Il avaitbien plus l’air d’un vaincu et d’un prisonnier que d’untriomphateur. Moi, qui reconnus tout de suite de quelle ardeur ilbrûlait, je me gardai bien de lui parler comme j’en avais d’abordl’intention. Saisissant l’occasion, je conçus un nouveau projet,inspiré par l’état où je le voyais.

» Je commençai par maudire son amour, etpar me plaindre vivement de sa cruauté. Je l’accusai d’avoirinjustement nui à mon père, et d’avoir cherché à m’obtenir par laforce. Je lui dis qu’il aurait été bien plus assuré du succès s’ilavait su persévérer dans ses premières façons d’agir, qui avaientété si agréables au roi et à nous tous.

» Si mon père avait tout d’abord repousséson honorable demande, c’était parce qu’il avait le caractère unpeu rude, et qu’il ne se rendait jamais à une premièrerequête ; mais ce n’était point une raison pour ne pascontinuer de le servir et pour avoir la colère si prompte ; onétait au contraire assuré d’obtenir de mon père ce que l’ondésirait en redoublant de dévouement ;

» Et si mon père avait continué à semontrer rigoureux, je l’aurais tant prié, que je l’aurais faitconsentir à me donner mon amant pour époux. Enfin, si je l’avaistrouvé inflexible à mes prières, j’aurais agi en cachette, de tellesorte qu’Alceste n’aurait eu qu’à se louer de moi. Mais puisqu’ilavait jugé convenable de tenter un autre moyen, j’étais bienrésolue à ne l’aimer jamais.

» Si j’étais venue vers lui, c’était parpitié pour mon père. Quant à lui, il pouvait être certain qu’il nejouirait pas longtemps du plaisir que je lui aurais donné à moncorps défendant, car j’étais résolue à arroser la terre de monsang, aussitôt après qu’il aurait assouvi sur moi, par la force, sapassion dépravée.

» C’est ainsi que je lui parlai, aprèsavoir vu le pouvoir que j’avais sur lui. Je le rendis plusrepentant que ne le fut jamais anachorète en son ermitage. Il tombaà mes pieds, me suppliant de venger avec le glaive qu’il portait àses côtés, et qu’il voulait à toute force me faire prendre, lagrande faute dont il s’était rendu coupable.

» Le voyant ainsi, je résolus depoursuivre ma grande victoire jusqu’à la fin. Je lui donnail’espoir de me posséder encore, s’il rachetait sa faute, en rendantà mon père le royaume de ses ancêtres, et en s’efforçant dem’obtenir par ses services, par son amour, et non par lesarmes.

» Il me promit de faire tout cela, et jerentrai au château telle que j’en étais sortie, sans qu’il eût oséme baiser seulement sur la bouche. Vois s’il était bien sous lejoug ; vois si son ardeur pour moi le tenait enchaîné, et s’ilétait besoin qu’Amour lui lançât d’autres traits empennés ! Ilalla trouver le roi d’Arménie, auquel il avait promis de donnertout ce qu’il conquerrait ;

» Et avec les meilleures raisons qu’ilput trouver, il le pria de laisser à mon père le royaume dont ilavait ravagé et dépouillé toutes les provinces, et de retournerjouir en Arménie des fruits de la victoire. Le roi d’Arménie, lesjoues enflammées de colère, répondit à Alceste qu’il ne devaitpoint espérer cela ; qu’il ne voulait point renoncer à cetteguerre tant que mon père aurait un pouce de terre à lui.

» Si Alceste avait été changé de fond encomble par les paroles d’une vile et méprisable femme, il en auraittoute la honte ; pour lui, il ne saurait consentir à perdre,sur sa prière, tout ce qu’il avait conquis en une année defatigues. Alceste le pria de nouveau, se plaignant que ses prièresn’eussent pas plus d’effet. Enfin, saisi de colère, il le menaça,disant qu’il le lui ferait faire de force ou de bonne volonté.

» Sa colère alla s’augmentant à un telpoint, que des menaces il en vint aux actes. Alceste tira son épéecontre le roi, et, malgré les efforts de mille courtisans quis’étaient précipités à son secours, il le tua. Le même jour, à latête des Ciliciens et des Thraces, qui étaient à sa solde, et deses autres mercenaires, il défit complètement les Arméniens.

» Poursuivant sa victoire, et faisant laguerre à ses frais, en moins d’un mois, et sans qu’il en coûtât lamoindre dépense à mon père, il lui rendit tout son royaume. Puis,pour compenser les pertes qu’il avait subies, outre les nombreusesdépouilles qu’il lui abandonna, il lui soumit une partie del’Arménie, de la Cappadoce et de l’Hyrcanie qui s’étend jusqu’à lamer, et frappa l’autre partie d’un lourd tribut.

» À son retour, au lieu du triompheauquel il s’attendait, nous résolûmes de lui donner la mort. Maisnous dûmes remettre l’exécution de ce projet afin de ne pas nousattirer de mésaventure, car il s’appuyait sur de nombreux amis. Jefeignis de l’aimer, et je lui donnai de jour en jour une plusgrande espérance de devenir sa femme. Mais auparavant, je lui disque je désirais qu’il déployât sa vaillance contre nos autresennemis.

» Et tantôt seul, tantôt avec peu degens, je l’envoyai à d’étranges et périlleuses entreprises, où ildevait trouver mille fois la mort. Mais tout lui réussit ; ilrevint toutes les fois victorieux, soit qu’il eût eu à combattredes géants horribles et monstrueux, soit qu’il eût eu affaire auxLestrigons qui infestaient nos contrées.

» Alcide ne fut jamais poussé parEurysthée et par sa marâtre à plus d’entreprises périlleuses, surle Lerne, en Némée, en Thrace, dans la forêt d’Érymanthe, dans lesvallons d’Étolie et de la Numidie, sur le Tibre, sur l’Ibère etailleurs, que mon amant ne fut poussé par mes prières et par mesincitations homicides, car je cherchais toujours à m’endélivrer.

» Ne pouvant y réussir par ce moyen, j’enemployai un non moins criminel. Je lui fis maltraiter tous ceux queje sentais lui être attachés, et je le rendis odieux à tous. Lui,qui n’avait pas de plus grande satisfaction que de m’obéir, étaittoujours prêt à prêter les mains à tous mes désirs, sanss’inquiéter de déplaire à l’un plus qu’à l’autre.

» Lorsque j’eus acquis la certitude que,grâce à cette ruse, tous les ennemis de mon père étaient morts, etque, pour nous être agréable, Alceste n’avait pas conservé un seuldes amis que ses hauts faits lui avaient valus, je lui dévoilaiclairement ce que je lui avais jusqu’alors soigneusement dissimulé,c’est-à-dire la haine profonde, souveraine, que je lui portais. Jecherchai en même temps à lui donner la mort.

« Mais réfléchissant que, si j’enagissais ainsi, je me couvrirais publiquement d’ignominie, – onsavait trop en effet combien je lui devais, pour ne pas m’accuser àjamais d’une lâche cruauté – je me contentai de lui défendre deparaître désormais devant mes yeux. Je ne voulus plus jamais luiparler, ni le voir, et je refusai d’entendre tout messager, derecevoir toute lettre de lui.

» Mon ingratitude le fit tellementsouffrir, qu’enfin vaincu par la douleur, et après avoir longtempsdemandé merci, il tomba malade et mourut. En punition de mon crime,j’ai maintenant les yeux pleins de larmes et le visage noirci parla fumée ; et je serai ainsi éternellement, car il n’y a pointde rédemption dans l’enfer. »

Quand l’infortunée Lydie a fini de parler, leduc continue sa route pour savoir si d’autres ombres sont plongéesdans la fumée ; mais la vapeur noire, vengeresse des crimescommis par ingratitude, devient si épaisse, qu’il ne lui est pluspossible d’avancer d’un pouce. Il est forcé de retourner enarrière, et, de peur que le chemin ne lui soit intercepté par lafumée, il hâte le pas.

À la façon dont il accélère sa marche, il aplutôt l’air de courir, que de quelqu’un qui se promène. Il remontela pente de la caverne jusqu’à ce qu’il retrouve l’ouverture, etqu’il voie la fumée dissipée en partie par la lumière. Enfin, aprèsbeaucoup de peine et de fatigue, il sort de l’antre, et laisse lafumée derrière lui.

Pour empêcher le retour de ces bêtes à lapanse gloutonne, il entasse des rochers, il coupe une grandequantité d’arbres, et il en construit comme il peut une barrière àl’entrée de la caverne ; ce moyen réussit tellement bien, quejamais plus les Harpies ne purent sortir.

Pendant qu’il avait été dans la caverneobscure, la fumée noire, produite par la poix épaisse, n’avait passeulement taché et infecté le dessus de ses vêtements, elle avaitencore pénétré sous ses habits ; de sorte qu’il est obligé dechercher pendant assez longtemps pour trouver de l’eau. Enfin, aumilieu de la forêt, il voit, par-dessous une pierre, sourdre unefontaine dans laquelle il se lave des pieds à la tête.

Puis il monte sur son coursier volant, ets’élève dans les airs pour atteindre la cime de cette montagne quel’on croit peu éloignée du cercle de la lune. Le désir de voir, quile pousse, est si grand, qu’il ne songe qu’à monter, et dédaigne laterre. Il gagne de plus en plus dans les airs, jusqu’à ce qu’enfinil arrive au sommet de la montagne.

On pourrait comparer au saphir, au rubis, àl’or, à la topaze, à la perle, au diamant, au cristal, à lajacinthe, les fleurs dont l’aurore a parsemé ces heureuses régions.Les plantes sont d’un vert si éclatant, que, si nous pouvions lesposséder ici-bas, elles vaincraient l’éclat de l’émeraude. Sur lesarbres, toujours chargés de fruits et de fleurs, s’étale unfeuillage non moins beau.

Entre les rameaux, chantent de petits oiseauxaux couleurs azurées et blanches et vertes et rouges etjaunes ; les ruisseaux font entendre leur murmure, et les lacstranquilles surpassent le cristal par leur limpidité. Une doucebrise, toujours égale, se joue à leur surface, et agite l’air defaçon à amortir la chaleur du jour.

Cette brise s’en va prélevant sur les fleurs,les fruits, le feuillage, des parfums de toute nature, dont elleforme un mélange suave qui nourrit l’âme. Au milieu de la plaine,surgit un palais qui semble brûler d’une flamme vive, tellement ilprojette, tout autour de lui, de splendeur et de lumière inconnueaux mortels.

Astolphe dirige lentement son destrier vers lepalais dont l’enceinte mesure plus de trente milles ; iladmire de tout côté ce beau pays, et trouve le monde que noushabitons mauvais et misérable, en butte à la colère du ciel et dela nature, auprès de celui-ci qui est si suave, si resplendissant,si riant.

En approchant du palais lumineux, il restefrappé d’étonnement ; les murailles sont tout entières d’uneseule pierre précieuse, plus vermeille et plus resplendissante quel’escarboucle. Ouvrage surprenant d’un ingénieux architecte !quel est celui de nos chefs-d’œuvre qui pourrait lui êtrecomparé ? Qu’il se taise, celui qui voudrait mettre enparallèle les sept merveilles du monde.

Sur le seuil éclatant de cette heureusedemeure, un vieillard s’avance vers le duc. Il est revêtu d’unmanteau rouge et d’une robe blanche, dont l’une peut être comparéeau lait, l’autre à la pourpre. Ses cheveux sont blancs ; sesjoues sont couvertes d’une épaisse barbe blanche qui descend sur lapoitrine. Et son aspect est si vénérable, qu’on le prendrait pourun des élus du paradis.

Il aborde d’un air joyeux le paladin, qui estdescendu respectueusement de cheval, et lui dit :« Baron, qui par la volonté divine es monté jusqu’au paradisterrestre, bien que tu ne saches pas pourquoi tu as fait le chemin,ni dans quel but tu es venu, tu peux croire que ce n’est pas sansun éclatant miracle que tu es arrivé de l’hémisphère arctique.

» Pour apprendre comment tu dois secourirCharles, et délivrer de tout péril la sainte Foi, tu es venu, parun si long chemin et sans guide, me demander conseil. Je nevoudrais pas, ô mon fils, que tu crusses que c’est grâce à tonsavoir et à ton courage que tu es parvenu jusqu’ici. Ni ton cor, niton cheval ailé ne t’auraient servi de rien, si Dieu ne t’avaitpoint donné d’y venir.

» Nous nous entretiendrons plus tard plusà notre aise, et je te dirai comment tu devras agir. Maisauparavant, viens te récréer avec nous, car un plus long jeûne doitte peser. » Le vieillard, continuant à lui parler, étonnabeaucoup le duc quand il lui apprit son nom ; et il lui ditqu’il était celui qui écrivit l’Évangile ;

Ce Jean, qui fut si cher au Rédempteur, et àqui ce dernier annonça que, seul entre ses frères, il ne devait pasfinir sa vie par la mort, ce qui fut cause que le Fils de Dieu dità Pierre : « Pourquoi t’étonnes-tu si je veux qu’ilattende ainsi ma venue ? » Bien qu’il n’eût pasdit : Il ne doit pas mourir, on vit bien cependant que c’étaitce qu’il voulait dire.

Jean fut ravi dans ce lieu, et il y trouvacompagnie, car déjà le patriarche Énoch y était, ainsi que le grandprophète Élie, qui n’ont vu, ni l’un ni l’autre, leur dernier soir.Hors de l’air pestilentiel et mauvais, ils jouiront d’un éternelprintemps, jusqu’à ce que les angéliques trompettes annoncent leretour du Christ sur les blanches nuées.

Les Saints firent un gracieux accueil auchevalier, et le logèrent dans un appartement. Son destrier futremisé dans une écurie où de bonne avoine lui fut donnée avecabondance. On servit à Astolphe des fruits du paradis, d’une tellesaveur, qu’à son avis nos deux premiers parents ne sont pas sansexcuse si, pour goûter à ces fruits, ils furent si peuobéissants.

Lorsque l’aventureux duc eut satisfait auxbesoins de la nature ; qu’il eut pris nourriture et repos, ences lieux où tous les soins lui furent prodigués, il sortit du lit.C’était l’heure où l’Aurore quittait le vieil époux dont, malgréson grand âge, elle n’est point encore lasse. Le duc vit venir àlui le disciple tant aimé de Dieu,

Qui le prit par la main, et s’entretint aveclui de beaucoup de choses sur lesquelles il faut garder le silence.Puis le vieillard lui dit : « Fils, tu ne sais peut-êtrepas ce qui se passe en France, bien que tu en viennes. Sache quevotre Roland, pour s’être écarté du droit chemin, est puni parDieu, lequel s’irrite d’autant plus contre ceux qui l’offensent,qu’il les aime mieux.

» Votre Roland, à qui Dieu a donné dès sanaissance une force extraordinaire en même temps qu’une grandevaillance ; auquel il a concédé le don surhumain d’êtreinvulnérable, afin qu’il servît de défenseur de sa sainte Foi, demême qu’il constitua jadis Samson pour défenseur des Hébreux contreles Philistins ;

» Votre Roland a mal récompensé sonSeigneur de tant de bienfaits, en abandonnant le peuple fidèle, aumoment même où il aurait dû lui venir le plus en aide. L’incestueuxamour d’une païenne l’a tellement aveuglé, qu’à deux reprises déjàil a poussé la cruauté et la colère jusqu’à vouloir donner la mortà son loyal cousin.

» Pour le punir, Dieu a voulu qu’il soitfrappé de folie, et qu’il aille montrant dans toute leur nudité sonventre, sa poitrine et ses flancs. Son intelligence est à ce pointtroublée, qu’il ne peut reconnaître personne, et encore moins sereconnaître lui-même. C’est ainsi que l’Écriture nous apprend queDieu voulut punir aussi Nabuchodonosor, en l’envoyant, pendant septans, dans le corps d’un bœuf furieux, paître l’herbe et lefoin.

» Mais la faute du paladin ayant étémoindre que celle de Nabuchodonosor, trois mois seulement lui ontété assignés pour s’en laver. Si le Rédempteur t’a permis de monterjusqu’ici, en passant par un si périlleux chemin, c’est uniquementpour que tu apprennes comment il faut rendre à Roland saraison.

» Il est vrai qu’il te faut faire avecmoi un nouveau voyage, et abandonner la terre. J’ai à te conduiredans le cercle de la Lune, qui est la planète la plus proche denous. C’est là, en effet, que se trouve le remède qui peut rendrela sagesse à Roland. Dès que la lune brillera cette nuit sur notretête, nous nous mettrons en chemin. »

L’entretien roula ce jour-là sur ce sujet etsur beaucoup d’autres. Mais quand le soleil se fut couché dans lamer, et que la lune eut montré au-dessus d’eux sa corne, on apprêtapour Astolphe et son compagnon un char qui servait à parcourir lescieux tout à l’entour. C’était celui qui avait enlevé Élie auxregards des mortels, dans les montagnes de la Judée.

Le saint Évangéliste y attela quatre destriersplus rouges que la flamme ; puis, s’étant assis avec Astolphe,il prit les rênes, et lança les coursiers vers le ciel. Le char,décrivant des cercles, s’éleva dans l’air, et ils parvinrentbientôt au milieu du feu éternel. Grâce à la présence du vieillard,ils le passèrent miraculeusement sans ressentir son ardeur.

Ils traversèrent toute la sphère du feu, etarrivèrent au royaume de la Lune. Toute cette région brillait commel’acier qui n’aurait eu aucune souillure. Les voyageurs trouvèrentla lune égale, ou peu s’en fallait, au globe de la terre, y comprisla mer qui l’entoure et la serre.

Là, Astolphe éprouva un double étonnement, cefut de voir si grande cette région qui, vue de nos campagnesterrestres, semble une petite assiette ; puis, en regardant enbas, de n’apercevoir que difficilement la terre et les mers quil’entourent. Le manque de lumière faisait qu’en effet on ladistinguait à peine.

Les fleuves, les lacs, les campagnes sont,là-haut tout autres que ceux qu’on voit chez nous. Les plaines, lesvallées, les montagnes sont toutes différentes. Il en est de mêmedes cités et des châteaux. Le paladin n’avait jamais rien vujusqu’alors, et depuis ne vit jamais rien de si beau. Il y a devastes et sauvages forêts, où les nymphes chassent éternellementles bêtes fauves.

Le duc ne s’arrêta pas à examiner tout cequ’il voyait, car il n’était point venu pour cela. Le saint Apôtrele conduisit dans un vallon resserré entre deux montagnes. Là, ômerveille ! était rassemblé tout ce qui se perd par notrefaute, ou par la faute du temps ou de la Fortune. Tout ce qui seperd ici-bas se retrouve là-haut.

Je ne parle point des royaumes, ou desrichesses que la roue mobile de la Fortune bouleverse, ni de ce quecelle-ci n’a pas le pouvoir d’enlever ou de donner. Là-haut sontaccumulées les réputations que le temps dévore à la longue comme unver rongeur ; les prières et les vœux que nous, pécheurs, nousadressons à Dieu.

Les larmes et les soupirs des amants, le tempsinutilement perdu au jeu, la longue oisiveté des hommes ignorants,les vains projets qui ne se réalisent jamais, les désirsinassouvis, sont en si grand nombre qu’ils encombrent la plusgrande partie de ces lieux. En somme, ceux qui montent là-hautpeuvent y retrouver tout ce qu’ils ont perdu.

Le paladin, passant au milieu de tous cesmonceaux de choses diverses, interrogeait son guide sur les unes etsur les autres. Ayant aperçu une montagne formée de vessiesgonflées, d’où semblaient sortir des cris tumultueux, il appritqu’elles renfermaient l’antique gloire des Assyriens, des Lydiens,des Perses et des Grecs, qui jadis furent si célèbres, et dont lenom est maintenant presque effacé.

Il vit ensuite un amas d’hameçons d’or etd’argent. C’étaient les dons que l’on prodigue, dans l’espoir d’unerécompense, aux rois, aux princes avares et aux maîtres. Il vit deslacs cachés sous des guirlandes, et ayant demandé ce que c’était,on lui dit qu’il s’agissait des adulations de toute espèce. Lesvers qui se font à la louange des princes, ressemblent là à descigales crevées.

Il vit les amours malheureux sous la forme dechaînes d’or et de pierres précieuses. Il vit des griffes d’aigles,et il apprit qu’elles avaient été le pouvoir que les princesconfèrent à leurs sujets. Les soufflets et les pots cassés qu’ilapercevait autour de lui, avaient été les faveurs vaines que lesprinces accordent, pendant un temps, à leurs Ganymèdes, et queceux-ci voient disparaître avec la fleur de leurs années.

Des ruines de cités et de châteaux gisaientpêle-mêle avec de grands trésors. Il demanda ce que celasignifiait, et il apprit que c’étaient là ces ligues, cesconjurations si mal cachées qu’on les découvre toujours. Il vit desserpents à figure de femme ; ils représentaient les œuvres desfaux monnayeurs et des larrons. Il vit un grand nombre debouteilles brisées de toutes formes ; c’étaient les courbettesdes malheureux courtisans.

Il vit une grande masse de souperenversée ; il demanda à son guide ce que c’était. Ce sont,lui dit celui-ci, les aumônes qu’on laisse après la mort. Il passaprès d’une montagne composée de fleurs variées, qui répandaientautrefois une bonne odeur, et qui maintenant exhalent une puanteurtrès forte. C’était le don – si on peut l’appeler ainsi – que fitConstantin au bon pape Sylvestre.

Il vit une grande quantité de gluaux ;c’étaient, mesdames, vos beautés séduisantes. Il serait trop longde parler dans mes vers de toutes les choses qui lui furentmontrées ; car après en avoir noté mille et mille, je n’auraispas fini. On trouve là tout ce qui peut nous arriver. Seule, lafolie ne s’y trouve point ; elle reste ici-bas, et ne nousquitte jamais.

Astolphe retrouva là de nombreux jours perduspar lui, de nombreuses actions qu’il avait oubliées. Il ne lesaurait pas reconnus sous leurs formes diverses, si on ne lui enavait pas donné l’explication. Il arriva ensuite à ce que nous nousimaginons posséder en si grande quantité, que nous ne prions jamaisDieu de nous l’accorder ; je veux dire le bon sens. Il y enavait là une montagne aussi grande à elle seule que toutes lesautres choses réunies.

C’était comme une liqueur subtile, prompte às’évaporer si on ne la tient pas bien close. On la voyaitrecueillie dans des fioles de formes variées, plus ou moinsgrandes, faites pour cet usage. La plus grande de toutes contenaitle bon sens du seigneur d’Anglante, devenu fou. Astolphe ladistingua des autres en voyant écrit dessus : Bon sens deRoland.

Sur toutes les autres était pareillement écritle nom de ceux dont elles renfermaient le bon sens. Le duc françaisvit ainsi une grande partie du sien. Mais ce qui l’étonna le plus,ce fut de voir qu’un grand nombre de gens qu’il croyait posséderbeaucoup de bon sens, avaient là une grande partie du leur.

Les uns l’avaient perdu par l’amour, lesautres par l’ambition ; d’autres en courant sur mer après lesrichesses ; d’autres en mettant leur espérance sur desprinces ; d’autres en ajoutant foi aux sottises de lamagie ; ceux-ci en se ruinant pour des bijoux ou des ouvragesde peinture ; ceux-là en poursuivant d’autres fantaisies. Ungrand nombre de sophistes, d’astrologues, avaient là leur bonsens ; et il y avait aussi celui de beaucoup de poètes.

Astolphe reprit le sien, ainsi que le luipermit l’auteur de l’obscure Apocalypse. Il mit sous son nez lafiole qui le contenait, et la respira tout entière. Turpin convientqu’à partir de ce moment, Astolphe vécut longtemps avec sagesse,mais qu’une faute qu’il commit par la suite lui enleva de nouveaula cervelle.

Astolphe prit la fiole vaste et pleine oùétait le bon sens qui devait rendre la sagesse au comte. Elle luiparut moins légère qu’il l’aurait cru, étant plus grande que lesautres. Avant que le paladin quittât cette sphère pleine delumière, pour descendre dans une sphère plus basse, il fut conduitpar le saint Apôtre dans un palais situé sur le bord d’unfleuve.

Chaque pièce de ce palais était remplie depelotons de lin, de soie, de coton, de laine, teints de couleursvariées, éclatantes ou sombres. Dans la première pièce, une vieillefemme dévidait tous ces fils, ainsi que l’on voit pendant l’été lapaysanne tirer de sa quenouille la soie nouvelle humectéed’eau.

Le peloton dévidé, une seconde vieille leportait ailleurs et en remettait un autre. Une troisièmechoisissait les fils et séparait les beaux d’avec les autres.« À quel travail se livrent-elles là ? dit Astolphe àJean ; je ne le comprends pas. » Jean lui répondit :« Les vieilles sont les trois Parques, qui sur de tellestrames filent la vie des mortels.

» Tant que dure un peloton, la viehumaine dure, et pas un moment de plus. La Mort et la Nature ontles yeux fixés sur lui, pour savoir l’heure où chacun doit mourir.Les fils qui ont été choisis pour leur beauté par la troisième deces vieilles, servent à faire les tissus dont est orné leparadis ; avec les plus communs on fait les rudes liens quienchaînent les damnés.

Sur tous les pelotons qui étaient déjà placésen ordre, et choisis pour le second labeur auquel ils étaientdestinés, étaient les noms, gravés sur de petites plaques les unesen fer, les autres en argent ou en or. On en avait fait de nombreuxtas qu’un vieillard emportait sans jamais en rendre aucun, ni sansparaître jamais las, et auquel il revenait toujours puiser denouveau.

Ce vieillard était si expéditif et si agile,qu’il paraissait être né pour courir. À chacun de ses voyages, ilemportait plein le pan de son manteau des noms ainsi gravés. Où ilallait, et pourquoi il faisait ainsi, cela vous sera dit dansl’autre chant, pour peu que vous montriez à m’écouter votrecomplaisance habituelle.

Chant XXXV

ARGUMENT. – Éloge du cardinal d’Este. Lepoète montre comment le temps efface les noms des hommes obscurs,et voue à une immortelle renommée ceux des hommes illustres. –Bradamante défie Rodomont, le jette dans le fleuve et suspend sonarmure à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre Serpentin,Grandonio et Ferragus qu’elle jette tour à tour hors de selle. Elleappelle Roger au combat.

 

Qui donc, madame, montera au ciel pour m’enrapporter l’esprit que j’ai perdu le jour où le trait qui est partide vos beaux yeux m’a transpercé le cœur ? Je ne me plains pasd’un pareil destin, pourvu qu’il ne s’aggrave pas, mais qu’il resteen l’état où il est. Car je craindrais, si mon mal allait enaugmentant, d’en venir au même point que Roland, dont je vous aidécrit la folie.

Pour ravoir mon esprit, m’est avis qu’il n’estpas besoin que je m’élève dans les airs jusqu’au cercle de la lune,ou jusqu’au paradis ; je ne crois pas que mon esprit soitplacé si haut. Il erre dans vos beaux yeux, sur votre figure sisereine, sur votre sein d’ivoire où s’étalent deux globesd’albâtre. C’est là qu’avec mes lèvres j’irai le poursuivre, sivous voulez que je le reprenne.

Le paladin parcourait ces vastes bâtiments,prenant connaissance des existences futures, après avoir vu dévidersur le rouet les existences déjà ourdies, lorsqu’il aperçut unécheveau qui semblait briller plus que l’or fin. Les pierreries, sil’art pouvait les étirer comme des fils, n’atteindraient pas lamillième partie de cet éclat.

Le bel écheveau lui parut merveilleux, car iln’avait pas son semblable parmi une infinité d’autres. Un vif désirlui vint de savoir ce que serait cette vie ; et à qui elleétait destinée. L’évangéliste ne lui en fit pas un mystère ;il lui dit qu’elle apparaîtrait au monde pendant l’année quinzecent vingt du Verbe incarné.

De même que cet écheveau n’avait pas sonsemblable pour l’éclat et la beauté, ainsi devait être la vie decelui qui en sortirait pour s’illustrer dans le monde. Toutes lesgrâces brillantes et rares que la mère Nature, l’étude, ou lafortune favorable peuvent accorder à un homme, il en seraitperpétuellement et infailliblement doté.

« Entre les cornes formées par lesbouches du roi des fleuves – lui dit le vieillard – s’élèvemaintenant une humble et petite bourgade. Assise sur le Pô, elleest adossée à un gouffre affreux, formé par de profonds marais.Dans la suite des temps, elle deviendra la plus remarquable detoutes les cités d’Italie, non point par ses murailles et sespalais royaux, mais par les belles études et les belles mœurs.

» Une élévation si grande et si subite nesera point le fait du hasard, ou d’une aventure fortuite. Le ciell’a ordonné afin que cette cité soit digne que l’homme dont je teparle naisse chez elle : c’est ainsi qu’en vue du fruit àvenir, on greffe la branche et qu’on l’entoure de soins ;c’est ainsi que le joaillier affine l’or dans lequel il veutenchâsser une pierrerie.

» Jamais, sur ce monde terrestre, âmen’eut une plus belle et plus gracieuse enveloppe ; rarementest descendu et descendra de ces sphères supérieures, un espritplus digne que celui qu’a choisi l’éternel Créateur pouf en faireHippolyte d’Este. Hippolyte d’Este sera considéré comme l’homme àqui Dieu aura voulu faire un don si magnifique.

» Celui dont tu as voulu que je teparlasse, aura réunies en lui toutes les qualités qui, répartiessur plusieurs, suffiraient à les illustrer tous. Il protégerasurtout les études. Si je voulais t’énumérer tous ses mériteséclatants, j’en aurais si long à te dire, que Roland attendraittrop longtemps après son bon sens. »

C’est ainsi que l’imitateur du Christ s’enallait raisonnant avec le duc. Après qu’ils eurent visité tous lesappartements de cet immense palais où les vies humaines prennentleur origine, ils sortirent, et gagnèrent le fleuve dont les eaux,mêlées de sable, roulaient sales et troublées. Ils virent arriversur la rive le vieillard chargé de noms gravés sur des plaques.

Je ne sais si vous vous le rappelez ;c’était ce vieillard dont je vous ai parlé à la fin de l’autrechant, et qui était plus agile et plus rapide à la course que lecerf. Il avait son manteau rempli de noms qu’il allait prendre sanscesse à l’endroit où ils étaient empilés en tas. Il les jetait dansce fleuve nommé Léthé, et se débarrassait ainsi de son précieuxfardeau.

Je veux dire qu’en arrivant sur la rive dufleuve, ce prodigue vieillard secouait son manteau tout rempli, etlaissait tomber dans les eaux bourbeuses toutes les plaques surlesquelles les noms étaient inscrits. Un nombre infini de cesplaques allaient au fond, car très peu d’entre elles peuventservir. Sur plus de cent mille qui s’enfonçaient dans la vase, unesurnageait à peine.

Au loin, et tout autour de ce fleuve, volenten rond des corbeaux, d’avides vautours, des corneilles et desoiseaux de différente nature. Leurs cris discordants produisentd’assourdissantes rumeurs. Quand ils voient jeter les nombreusesplaques dans le fleuve, ils y courent tous comme sur une proie. Ilsles saisissent les uns dans leur bec, les autres dans leurs serrescrochues. Mais ils ne peuvent les porter bien loin.

Dès qu’ils veulent élever leur vol dans lesairs, ils n’ont plus la force de soutenir le poids desplaques ; de sorte que le Léthé engloutit forcément la mémoirede tous ces noms si richement inscrits. Parmi tous ces oiseaux, sevoient seulement deux cygnes, aussi blancs, seigneur, que votrebannière. Joyeux, ils rapportent dans leur bec, et mettent ensûreté, le nom qui leur est échu.

C’est ainsi qu’en dépit des intentionscruelles de l’impitoyable vieillard qui voudrait jeter tous lesnoms dans le fleuve, les deux oiseaux parviennent à en sauverquelques-uns. Tout le reste retombe dans l’oubli. Les cygnessacrés, tantôt nageant, tantôt battant l’air de leurs ailes, s’envont avec leur précieux larcin jusqu’à un endroit, près de la rivedu fleuve fatal, où se trouve une colline, au sommet de laquelle sedresse un temple.

Ce lieu est dédié à l’Immortalité. Une bellenymphe descend de la colline, vient jusqu’à la rive du lavoirsacré, et prend les noms au bec des cygnes. Puis elle les appliquetout autour d’une colonne placée au milieu du temple, et surmontéed’une statue. Là elle les consacre, et en prend un tel soin, qu’onpeut les voir tous éternellement.

Quel était ce vieillard, et pourquoi jetait-ilà l’eau, sans aucun profit, tous ces beaux noms ; quelsétaient ces oiseaux ; quel était ce lieu vénéré d’où la bellenymphe sortait pour descendre vers le fleuve ? Astolphebrûlait du désir de connaître ces grands mystères et leur senscaché. Il interrogea sur tout cela l’homme de Dieu qui lui réponditainsi :

« Tu sauras que pas une feuille ne remuesur terre, sans qu’un mouvement analogue ne se produise ici. Ilexiste une corrélation intime entre toutes les choses de la terreet du ciel, corrélation qui se manifeste d’une façon différente. Cevieillard, dont la barbe inonde la poitrine, et qui est si agileque rien ne peut l’arrêter, produit ici les mêmes effets, et selivre au même travail que le Temps sur la terre.

» Aussitôt que les fils ont été dévidéssur le rouet, la vie humaine prend fin sur la terre. De la renomméequ’elle a acquise là-bas, il reste ici un écho. Cette renommée etson écho seraient tous deux immortels et divins, s’ils n’étaientemportés, ici par le gouffre sombre et là-bas par le Temps. Levieillard les jette ici dans le fleuve, comme tu vois, et le Tempsles submerge là-bas dans l’éternel oubli.

» Et de même qu’ici les corbeaux, lesvautours, les corneilles et les oiseaux de toute espèce s’efforcenttous d’arracher aux eaux du fleuve les noms qu’ils voient brillerle plus, ainsi là-bas les ruffians, les flatteurs, les bouffons,les débauchés, les délateurs, et ceux qui vivent au sein des courset qui y sont beaucoup plus estimés que les hommes vertueux etbons ;

» Ceux qu’on appelle courtisans gentilsparce qu’ils savent imiter l’âne et le pourceau, aussitôt que laParque inflexible, ou bien Vénus et Bacchus, ont coupé le fil de lavie de leur maître ; ceux-là que je viens de t’indiquer commedes gens lâches et vils, nés seulement pour s’emplir le ventre denourriture, portent pendant quelques jours le nom de ce maître dansleur bouche, puis le laissent tomber dans l’oubli, comme troplourd.

» Mais, de même que les cygnes, qui vontchantant joyeusement, arrachent les médailles au fleuve, et lesportent au temple, ainsi les hommes remarquables sont sauvés, parles poètes, de l’oubli plus impitoyable que la mort. Bien avisés,bien inspirés furent les princes qui, suivant l’exemple de César,se firent l’ami des écrivains ; ils n’ont point à craindre leseaux du Léthé.

» Ils sont, comme les cygnes, rares aussiles poètes non indignes de ce nom, et cela non seulement parce quele ciel ne veut pas qu’il y ait jamais une trop grande abondanced’hommes remarquables, mais encore parce que l’avarice des princeslaisse dans la pauvreté les écrivains de génie. En opprimant lavertu et en honorant le vice, ils bannissent les beaux-arts.

» Sois persuadé que Dieu a privé cesignorants de toute intelligence, et leur refuse toutelumière ; en les rendant rebelles à la poésie, il a voulu quela mort les consumât tout entiers. Ils seraient sortis vivants dutombeau, quand bien même ils auraient eu tous les vices, s’ilsavaient su s’attirer l’amitié des poètes ; leur mémoire auraitrépandu une odeur plus suave que le nard ou la myrrhe.

» La renommée a certainement exagéré lapiété d’Énée, la force d’Achille et la vaillance d’Hector. Il aexisté mille et mille guerriers qu’on aurait pu, en toute vérité,mettre au-dessus d’eux. Mais les palais et les riches villes silibéralement donnés par eux et leurs descendants, les ont faitsélever pour toujours à ces sublimes honneurs par les mains honoréesdes écrivains.

» Auguste ne fut ni si bon, ni sirespecté que la trompette de Virgile nous le sonne. On lui pardonneses proscriptions iniques, en faveur de son goût pour la poésie.Personne ne se serait inquiété de savoir si Néron avait étéinjuste ; sa renommée serait peut-être excellente, eût-il eupour ennemis la terre et le ciel, s’il avait su avoir les écrivainspour amis.

» C’est Homère qui nous a fait croirequ’Agamemnon fut victorieux, et que les Troyens étaient vils etlâches. C’est lui qui nous a donné Pénélope comme fidèle à sonépoux, au milieu des mille outrages qu’elle eut à supporter. Maissi tu veux connaître la vérité, prends le contre-pied de sonhistoire : les Grecs furent vaincus et Troie fut victorieuse.Quant à Pénélope, ce fut une courtisane.

» D’un autre côté, tu as entendu quelleréputation a laissée Didon, dont le cœur fut si pudique. Si ellepasse pour une prostituée, c’est uniquement parce que Maro ne futpoint son ami. Ne t’étonne point que je m’échauffe sur ce sujet, etque je te parle d’une manière confuse de tout cela ; j’aimeles écrivains et c’est mon devoir, car, dans votre monde, je fusécrivain moi aussi.

» Entre tous, j’ai acquis un bien que nepeuvent m’enlever ni le temps ni la mort. Il appartenait au Christ,tant loué par moi, de me donner une telle récompense. Je plains lesécrivains qui vivent en ce triste temps où la courtoisie a portescloses, et qui, le visage pâle, amaigri, décharné, frappent nuit etjour en vain au seuil des grands.

» Aussi, pour revenir à ce que j’ai dittout d’abord, les poètes et les gens d’étude sont rares. Là oùelles ne trouvent ni pâture, ni abri, les bêtes elles-mêmesabandonnent la place. » Ainsi disant, le bienheureux vieillardavait les yeux enflammés comme deux tisons. Mais s’étant retournévers le duc avec un doux sourire, il rasséréna sur-le-champ sonvisage courroucé.

Qu’Astolphe reste désormais avec l’écrivain del’Évangile, car je veux franchir d’un saut toute la distance qu’ily a du fin fond du ciel à la terre ; mes ailes ne peuvent meporter plus longtemps dans ces hautes régions. Je reviens vers ladame à laquelle la jalousie avait, avec son doute cruel, livré unsi rude assaut. Je l’ai laissée comme elle venait, après un combatfort court, de jeter à terre trois rois l’un après l’autre.

Arrivée le soir même en un château situé surla route de Paris, elle y avait appris qu’Agramant, mis en déroutepar son frère Renaud, s’était réfugié dans Arles. Certaine que sonRoger était avec lui, elle prit, dès que la nouvelle aurore apparutau ciel, le chemin de la Provence où elle avait entendu dire aussique Charles poursuivait son ennemi.

Comme elle gagnait la Provence par la route laplus droite, elle rencontra une damoiselle, belle de figure etaccorte de manières, bien qu’elle fût fort affligée et toute enlarmes. C’était cette gente damoiselle, férue d’amour pour le filsde Monodant, et qui avait laissé son amant prisonnier deRodomont.

Elle s’en venait ; cherchant un chevalierqui fût habitué à combattre, comme une loutre, aussi bien dansl’eau que sur terre, et assez hardi pour affronter le païen.L’inconsolable amie de Roger, abordant cette autre amanteinconsolée, la salue courtoisement, et lui demande la cause de sadouleur.

Fleur-de-Lys la regarde, et il lui semble voirle chevalier dont elle a besoin. Elle commence à lui parler du pontdont le roi d’Alger intercepte le passage. Elle lui dit que sonamant avait essayé en vain de l’en chasser ; non point que leSarrasin fût plus fort, mais parce que son astuce avait étéfavorisée par l’étroitesse du pont et par le fleuve.

« Si tu es – disait-elle – aussi hardi etaussi courtois que ton visage le montre, venge-moi, de par Dieu, decelui qui m’a pris mon seigneur et me fait cheminer si tristement.Sinon, dis-moi en quel pays je puis trouver un chevalier capable delui résister, et assez rompu aux armes et aux combats, pour faireque le fleuve et le pont soient inutiles au païen.

» Outre que tu feras chose qui convient àun homme courtois et à un chevalier errant, tu déploieras ta valeuren faveur du plus fidèle des amants. Il ne m’appartient pas de teparler de ses autres vertus. Elles sont si nombreuses, quequiconque ne les connaît pas, peut se dire privé de la vue et del’ouïe. »

La magnanime dame, toujours disposée à avoirpour agréable toute entreprise qui peut lui mériter gloire etrenommée, se décide à aller sur-le-champ vers le pont. Elle y vad’autant plus volontiers, qu’elle est désespérée, et qu’elle espèreainsi courir à la mort. La malheureuse, croyant être à jamaisséparée de Roger, a la vie en horreur.

« Quelque peu que je vaille, ôjouvencelle amoureuse – répondit Bradamante – je m’offre à tenterl’entreprise rude et périlleuse, pour un autre motif encore que jepasse sous silence. Je le fais surtout parce que tu me racontes deton amant une chose qu’on entend dire de peu d’hommes, à savoirqu’il est fidèle. Je te jure qu’à cet égard je croyais tous leshommes parjures. »

Elle acheva ces mots dans un soupir sorti ducœur ; puis elle dit : « Allons ! » Lejour suivant, elles arrivèrent au fleuve et au passage plein dedanger. À peine le veilleur les a-t-il aperçues, qu’il prévient sonmaître par le son du cor. Le païen s’arme, et, selon son habitude,il se place à l’entrée du pont, sur la rive du fleuve.

Et dès que la guerrière se montre, il lamenace de la mettre sur-le-champ à mort, si elle ne fait point donau grand mausolée de ses armes et du destrier sur lequel elle estmontée. Bradamante qui connaît son histoire dans toute sa vérité,et qui sait comment Isabelle a été tuée par lui – Fleur-de-Lys luiavait tout dit – répond à l’orgueilleux Sarrasin :

« Pourquoi veux-tu, bestial, que lesinnocents fassent pénitence de ton crime ? Cette victime nepeut être apaisée que par ton sang. C’est toi qui l’as tuée, et lemonde entier le sait. Toutes les armes et tous les harnachementsdes nombreux chevaliers que tu as désarçonnés, lui sont uneoffrande moins agréable que ne le sera ton trépas, s’il arrive queje te tue pour la venger.

» Cette vengeance lui sera d’autant plusagréable, venant de ma main, que je suis comme elle une femme moiaussi. Je ne suis pas venue ici pour autre chose que pour lavenger ; et c’est là mon seul désir. Mais il convient de faireune convention entre nous, avant de voir si ta vaillance peut secomparer à la mienne. Si je suis vaincue, tu feras de moi ce que tuas fait de tes autres prisonniers.

» Mais si je t’abats, comme je le croiset comme je l’espère, je veux prendre ton cheval et tes armes, etles suspendre toutes au mausolée, après en avoir détaché toutes lesautres. Je veux de plus que tu délivres tous les chevaliers que tuas pris. » Rodomont répondit : « Il me paraît justequ’il soit fait comme tu dis. Mais je ne pourrais te rendre lesprisonniers, car je ne les ai plus ici.

» Je les ai envoyés dans mon royaume, enAfrique ; toutefois, je te promets, je te donne ma foi que si,par cas inopiné, il advient que tu restes en selle et que je soisdésarçonné, je les ferai mettre tous en liberté, en aussi peu detemps qu’il en faudra à un messager envoyé en toute hâte pourporter l’ordre de faire ce que tu me demandes, dans le cas où jeperdrais la partie.

» Mais si tu viens à avoir le dessous,comme c’est plus probable, comme c’est certain, je ne veux pas quetu laisses tes armes ni ton nom inscrit sur ce monument. Je veuxque ton beau visage, tes beaux yeux, ta chevelure qui respirentl’amour et la grâce, soient le prix de ma victoire. Il me suffiraque tu m’aimes, alors que tu me haïssais.

» Je suis d’une valeur telle, d’une telleforce, que tu ne devras pas éprouver de dépit d’être abattue parmoi. » La dame sourit légèrement, mais d’un rire acerbe où lacolère dominait. Sans répondre à ce superbe, elle tourne le dos aupont de bois pour prendre du champ, puis elle éperonne son cheval,et, la lance d’or en arrêt, elle vient à la rencontre du Maureorgueilleux.

Rodomont s’apprête à soutenir le choc. Ilaccourt au galop. Le son que rend le pont sous les pas de soncheval est si grand, qu’il étourdit les oreilles à ceux quil’entendent même de loin. La lance d’or fait son effet accoutumé.Le païen, jusque-là si solide dans ces sortes de joutes, est enlevéde selle et jeté en l’air, d’où il retombe sur le pont la tête lapremière.

La guerrière trouve à peine la place pourfaire passer son destrier. Elle court les plus grands dangers, etil s’en faut de peu qu’elle ne tombe dans la rivière. Mais Rabican,ce fils du vent et du feu, est si adroit et si agile, qu’ilfranchit le pont en passant sur le bord extrême ; il auraitmarché sur le tranchant d’une épée.

Bradamante se retourne, et revient vers lepaïen abattu. Puis elle lui dit d’un air moqueur : « Tupeux voir maintenant qui a perdu, et à qui de nous deux il convientd’avoir le dessous. » Le païen reste muet d’étonnement. Il nepeut croire qu’une femme l’ait désarçonné. Il ne peut ni ne veutrépondre ; il est comme un homme plein de stupeur et defolie.

Il se releva silencieux et triste ; quandil eut fait quatre ou cinq pas, il ôta son écu et son casque, ainsique le reste de ses armes, et les jeta contre les rochers. Puis ilse hâta de s’éloigner seul et à pied, après avoir donné ordre à unde ses écuyers d’aller faire mettre les prisonniers en liberté,ainsi qu’il avait été convenu.

Il partit, et l’on n’entendit plus parler delui, si ce n’est pour apprendre qu’il s’était retiré dans unegrotte obscure. Cependant Bradamante avait suspendu ses armes ausuperbe mausolée, après en avoir fait enlever toutes celles qu’ellereconnut, à leur devise, appartenir à des chevaliers de l’armée deCharles. Elle laissa les autres, et ne permit pas qu’on ytouchât.

Outre les armes du fils de Monodant, elle ytrouva celles de Sansonnet et d’Olivier, partis à la recherche duprince d’Anglante, et que leur chemin avait conduits droit au pont.Ils y avaient été faits prisonniers et envoyés en Afrique, le jourprécédent, par l’altier Sarrasin. La dame fit enlever ces armes dedessus le mausolée, et les fit renfermer dans la tour.

Elle laissa suspendues toutes les autres quiavaient été prises sur des chevaliers païens. Il y avait entreautres les armes d’un roi qui s’était en vain mis en route pourretrouver Frontalait, je veux parler des armes du roi de Circassie,lequel, après avoir longtemps erré par monts et par vaux, étaitvenu perdre là son autre destrier, et s’en était allé allégé de sesarmes.

Ce roi païen avait quitté le pont dangereux, àpied et sans armes, Rodomont laissant en liberté tous ceux quiétaient de sa croyance. Mais il n’eut plus le courage de retournerau camp ; il n’aurait pas osé s’y montrer dans un teléquipage, après les forfanteries auxquelles il s’était livré à sondépart.

Un nouveau désir le prit de chercher celledont il avait l’image dans le cœur. Par aventure, il apprit des ledébut de ses recherches – je ne saurais dire par qui – qu’elleétait retournée dans son pays. Aussitôt, aiguillonné, éperonné parl’amour, il se mit à suivre ses traces. Mais je veux revenir à lafille d’Aymon.

Dès qu’elle eut fait poser une secondeinscription portant comment le passage avait été rendu libre parelle, elle demanda affectueusement à Fleur-de-Lys, dont le cœurétait toujours affligé, et qui se tenait la figure basse et touteen larmes, de quel côté elle voulait diriger ses pas. Fleur-de-Lysrépondit : « Je désire, prendre le chemin d’Arles, etaller au camp sarrasin.

» J’espère y trouver un navire et unebonne escorte pour traverser la mer. Mon intention est de ne pointm’arrêter, tant que je n’aurai pas rejoint mon seigneur et monmari. Je veux tenter tous les moyens possibles pour le tirer deprison. Si Rodomont vient à ne pas remplir la promesse qu’il t’afaite, j’essaierai encore autre chose. »

« Je m’offre – dit Bradamante – àt’accompagner quelque temps sur la route, jusqu’à ce que tu voiesArles devant toi. Là, pour l’amour de moi, tu iras trouver Rogerqui appartient au roi Agramant, et qui remplit de son nom toute laterre. Tu lui rendras le bon destrier sur lequel était montél’altier Sarrasin quand je l’ai abattu.

» Tu lui diras exactement ceci : unchevalier qui se croit en mesure de prouver et d’établir clairementaux yeux de tous que tu as manqué à la foi que tu lui avaispromise, m’a confié ce destrier pour te le donner, afin que tu soistout prêt à soutenir le combat contre lui. Il te fait dired’endosser ta cotte de mailles et ta cuirasse, et que tu l’attendespour lui livrer bataille.

» Dis lui cela, et rien autre. Et s’ilveut savoir de toi qui je suis, dis que tu ne le sais pas. »Fleur-de-Lys, obligeante comme toujours, lui répondit :« Je serai toujours prête à répandre pour toi non seulementmes paroles, mais ma vie, en échange de ce que tu as fait pourmoi. » Bradamante lui rendit grâces et, prenant Frontin, ellelui en remit la bride en mains.

Les jeunes et belles voyageuses s’en vonttoutes deux, le long du fleuve, à grandes journées, jusqu’à cequ’elles aperçoivent Arles, et qu’elles entendent le bruit de lamer frémissante sur les plages voisines. Bradamante s’arrête àl’extrémité des faubourgs, aux barrières extrêmes, pour donner àFleur-de-Lys le temps de conduire le cheval à Roger.

Fleur-de-Lys poursuit son chemin ; ellefranchit la herse, le pont et la porte, et prenant quelqu’un qui laguide jusqu’à l’hôtellerie où habite Roger, elle y descend. Selonce qui lui a été ordonné, elle remplit son ambassade auprès dudamoiseau, et lui remet le brave Frontin. Puis, sans attendre deréponse, elle s’en va pour faire en toute hâte ses propresaffaires.

Roger, confus, reste plongé dans une granderêverie ; il ne sait qu’imaginer ; il ne peut comprendrequi est-ce qui le défie ainsi et, tout en lui envoyant une insulte,use à son égard d’une telle courtoisie. Quel est l’homme au mondequi est en droit de l’accuser d’avoir manqué à sa foi ? il nepeut se le représenter. Il pense à tout autre, avant de songer àBradamante.

Il est plus porté à croire que c’est Rodomont,sans toutefois comprendre quelle raison peut le pousser. Il neconnaît personne au monde, excepté ce dernier, avec lequel il aiteu querelle ou contestation. Cependant la damoiselle de Dordogneréclame la bataille et sonne fortement du cor.

La nouvelle parvient à Marsile et à Agramantqu’un chevalier au dehors réclame la bataille. Par hasard Serpentinse trouvait auprès d’eux. Il leur demande la permission de revêtircuirasse et cotte de mailles, et promet de punir cet arrogant. Lapopulation court aux remparts ; c’est à qui, des enfants etdes vieillards, aura la meilleure place pour voir.

Revêtu d’une riche soubreveste et recouvertd’une belle armure, Serpentin-de-l’Étoile s’avance pour jouter. Àla première rencontre, il roule à terre, et son destrier s’enfuitcomme s’il avait des ailes. La dame, pleine de courtoisie, courtaprès lui, le saisit par la bride et le ramène au Sarrasin en luidisant : « Remonte à cheval, et fais en sorte que tonmaître m’envoie un chevalier meilleur que toi. »

Le roi d’Afrique, qui était sur les remparts,entouré de nombreux serviteurs, admire beaucoup la courtoisie dontla damoiselle a usé à l’égard de Serpentin. « Elle aurait pule faire prisonnier, et elle ne l’a pas fait ! » disaitde son côté la populace sarrasine. Serpentin arrive et, ainsi queson adversaire l’avait demandé, il dit au roi d’envoyer un meilleurjouteur que lui.

Grandonio de Volterne, tout furieux – c’étaitle plus superbe chevalier d’Espagne – prie qu’on lui accorde lafaveur d’être le second champion, et il sort dans la campagne enproférant toutes sortes de menaces : « Ta courtoisie nete servira à rien ; quand je t’aurai vaincu, je t’amèneraiprisonnier à mon maître. Mais tu mourras ici, si mon pouvoir répondà mon désir. »

La dame lui dit : « Ton impertinencene me rendra pas moins courtoise. C’est pourquoi je te dis de t’enretourner, avant que tu n’ailles te meurtrir les os sur la terredurcie. Retourne, et dis de ma part à ton roi que ce n’est pas pourlutter contre des gens comme toi que je me suis mise enroute ; mais que c’est pour me rencontrer avec un guerrier quien vaille la peine, que je suis venue ici réclamerbataille. »

Ces paroles, dites d’un ton mordant et acerbe,allument un grand feu dans le cœur du Sarrasin. Sans pouvoirrépliquer un mot, il fait faire volte face à son destrier, plein decolère et de dépit. La dame en fait autant, et dirige la lance d’oret Rabican contre l’orgueilleux. À peine la lance enchantéea-t-elle touché l’écu, que le Sarrasin est lancé les pieds vers leciel.

La magnanime guerrière saisit son destrier etdit : « Je te l’avais bien prédit ; il eût mieuxvalu remplir la commission dont je te priais, que de montrer tantd’empressement à jouter. Dis au roi, je te prie, qu’il choisisseparmi les siens un chevalier de ma force. Je ne veux pas mefatiguer avec vous autres qui avez si peu d’expérience dans lesarmes. »

Les spectateurs debout sur les remparts, quiignorent quel est ce guerrier si solide sur ses arçons, nommenttour à tour les plus fameux d’entre ceux qui leur font si souventtrembler le cœur, même au plus fort de la chaleur. La pluparts’accordent à dire que c’est Renaud. Plusieurs pencheraient pourRoland, s’ils ne savaient pas l’état digne de pitié où il setrouve.

Le fils de Lanfuse, demandant à tenter latroisième joute, dit : « Je n’espère pas vaincre, mais sije tombe moi aussi, ces guerriers seront plus excusables d’avoirété désarçonnés. » Puis, s’étant prémuni de tout ce dont on al’habitude de prendre en pareil cas, il choisit, parmi les centdestriers que l’on tenait tout harnachés, celui qui avait le jarretle plus solide et le pas le plus rapide.

Il s’avance pour jouter contre la dame, maisauparavant il lui adresse un salut qu’elle lui rend. Alors elledit : « S’il m’est permis de le savoir, dites-moi pargrâce qui vous êtes. » Ferragus se hâte de la satisfaire, caril faisait rarement difficulté de se faire connaître. Elle luirépond : « Je ne refuse pas de combattre contre vous,mais j’aurais volontiers voulu un autre adversaire. »

« Et lequel ? » dit Ferragus.Elle répond : « Roger. » Et elle peut à peineprononcer ce nom. Sur sa belle figure, se répand soudain la couleurde la rose. Puis elle répond : « Sa fameuse renommée m’afait venir ici. Je ne désire pas autre chose, sinon d’éprouver cequ’il vaut dans une joute. »

Elle dit simplement ces paroles oùquelques-uns de mes lecteurs ont déjà peut-être trouvé matière àmalice. Ferragus lui répond : « Si tu veux, nous verronsd’abord qui de nous deux l’emporte en vigueur. S’il m’advient lemême sort qu’aux autres, je t’enverrai ensuite, pour me consoler dema déconvenue, le gentil chevalier avec lequel tu parais avoir untel désir de jouter. »

Tout en parlant, la donzelle avait la visièrelevée. Eu voyant ce beau visage, Ferragus se sent à moitié vaincu.Taciturne, il se dit en lui-même  : « Il me sembleque je vois un ange du Paradis. Avant que sa lance m’ait touché, jesuis déjà terrassé par ses beaux yeux. »

Les adversaires prennent du champ. Comme ilétait arrivé pour les autres, Ferragus est enlevé de selle toutnet. Bradamante rattrape son destrier et dit : « Retourneet fais ce que tu as dit. » Ferragus, tout honteux, s’enrevient et va trouver Roger qui était auprès d’Agramant. Il luifait savoir que le chevalier l’appelle au combat.

Roger, sans connaître encore quel est celuiqui l’envoie défier au combat, se réjouit, sûr qu’il est devaincre. Il fait apprêter sa cuirasse et sa cotte de mailles. Soncœur n’est aucunement troublé par l’exemple des rudes coups souslesquels ont été abattus ses compagnons d’armes. Je réserve de vousdire dans l’autre chant comment il s’arma, comment il sortit de laville, et ce qui s’ensuivit.

Chant XXXVI

ARGUMENT. – Bradamante persistant à défierRoger, Marphise qui a prévenu ce dernier est renversée plusieursfois par la lance enchantée ; alors s’élève une mêlée généraleentre les chevaliers de l’un et l’autre camp, qui étaient restésjusque-là spectateurs de la lutte. Bradamante qui parmi eux areconnu Roger, s’acharne contre lui ; mais ne pouvant serésoudre à lui faire outrage, elle se jette sur les Maures et lesdisperse. S’étant ensuite retirée avec Roger en un endroit écarté,où s’élève un mausolée, survient Marphise, à laquelle Bradamantes’attaque de nouveau. Roger s’efforce en vain de séparer les deuxadversaires ; pendant qu’il est lui-même aux prises avecl’obstinée Marphise, une voix sortant du mausolée leur apprendqu’ils sont frère et sœur.

 

En toute circonstance, un cœur noble doittoujours se montrer courtois. Il ne peut en être autrement. Ce quenous devons à la nature et à l’habitude, il nous est impossible dele changer plus tard. En toute circonstance également, un cœur vilse dévoile bien vite. Quand la nature est mauvaise, et qu’elle estaidée par l’habitude, il est bien difficile de la changer.

On vit de nombreux exemples de courtoisie etde grandeur d’âme parmi les antiques guerriers, et fort peu parmiles modernes. En revanche nous trouvons parmi ces derniers beaucoupd’exemples de faits honteux. Ô Hippolyte, dans cette guerre où vousornâtes nos églises des drapeaux enlevés aux ennemis[14], et où vous ramenâtes captives vers lesrivages de votre patrie, leurs galères chargées de butin,

Tous les actes cruels et inhumains dont aientjamais usé les Tartares, les Turcs et les Maures, furent surpasséspar les soldats que Venise avait à sa solde, et dont les mainsscélérates se couvrirent d’opprobre, contre la volonté desVénitiens qui donnèrent toujours l’exemple de la justice. Cesmercenaires étaient allumés d’une telle fureur, qu’ils brûlèrentjusqu’à nos propres villes et nos belles maisons de plaisance.

Cette vengeance brutale fut surtout exercéecontre vos ordres. Vous étiez alors auprès de l’empereur, pendantqu’il tenait Padoue étroitement assiégée. Non seulement vous aviezinterdit d’allumer aucun incendie, mais encore vous fîtes éteindresouvent les flammes sous lesquelles se consumaient les villages etles temples. Ainsi l’exigeait la courtoisie que vous apprîtes dèsvotre naissance.

Je ne veux point rappeler ici tout cela, nitant d’autres méfaits dus à une brutalité et à une cruauté inouïes.Je rapporterai seulement le fait suivant qui devrait, chaque foisqu’on en parle, tirer des larmes des rochers eux-mêmes. Le jour,seigneur, où vous envoyâtes vos troupes contre les ennemis qui,après avoir abandonné leurs vaisseaux, s’étaient réfugiés dans uneforteresse,

Je vis, semblables à Hector et à Énée, allantjusqu’au sein des flots brûler les navires des Grecs, un Hercule etun Alexandre, emportés par leur trop grande hardiesse, s’élancerd’un même pas. Éperonnant leurs destriers, ils dépassèrent tous lesautres combattants, et refoulèrent les ennemis troublés jusque dansleur repaire. Ils allèrent si avant, que c’est à peine si le secondput s’en revenir, et que le premier ne le put pas.

Ferruffin se sauva, mais Cantelmo restaprisonnier. Ô duc de Sora, quelle douleur dut te percer le cœur,quand tu vis ton généreux fils entouré de mille épées, menéprisonnier sur un navire, et décapité en plein tillac ? Jem’étonne que la vue du fer qui frappait ton fils, ne t’ait pasdonné du même coup la mort.

Cruel Esclavon, où as-tu appris l’art de fairela guerre ? Dans quelle partie de la Scythie as-tu entendudire qu’un chevalier fait prisonnier, qui a rendu ses armes et quine se défend plus, doive être mis à mort ? N’as-tu donc tué cemalheureux que parce qu’il avait défendu sa patrie ? C’est àtort que le soleil répand ses rayons sur toi, siècle cruel, car tues plein de Thyestes, de Tantales et d’Atrées.

Barbare cruel, tu as décapité le jouvenceau leplus brave qu’il y eût de son temps, d’un pôle à l’autre, desrivages de l’Inde à ceux où le soleil se couche. Sa beauté et sajeunesse auraient trouvé pitié devant les anthropophages, ou devantPolyphème. Toi, plus cruel et plus félon que les Cyclopes et queles Lestrigons, tu n’en as pas eu pitié.

Je ne crois pas qu’un semblable exemple decruauté existe parmi les guerriers antiques. Élevés d’une façonnoble et courtoise, ils n’étaient pas cruels après la victoire.C’est ainsi que non seulement Bradamante ne s’était point montréeimpitoyable envers ceux que sa lance, en touchant leur écu, avaitfait tomber de selle, mais qu’elle leur avait tenu leurs chevauxjusqu’à ce qu’ils fussent remontés dessus.

Je vous ai dit plus haut que, valeureuseautant que belle, la dame avait abattu Serpentin de l’Étoile,Grandonio de Volterne et Ferragus, et qu’elle les avait ensuitefait tous remonter en selle. J’ai dit aussi que le dernier étaitvenu défier Roger de la part de celle qu’il prenait pour unchevalier.

Roger accepta fort allègrement l’invitation,et se fit apporter son armure. Pendant qu’il s’armait, lesseigneurs qui entouraient Agramant se remirent à chercher quelpouvait bien être ce chevalier si excellent qui savait si bienmanier la lance. Ils demandèrent à Ferragus, qui lui avait parlé,s’il le connaissait.

Ferragus répondit : « Soyez certainsque ce n’est aucun de ceux que vous avez dits. Pour moi, quand j’aivu son visage à découvert, il m’a semblé que c’était le jeune frèrede Renaud. Mais après avoir éprouvé sa haute valeur, je puisaffirmer que Richardet n’a pas autant de puissance. Je pense que cedoit être sa sœur qui, à ce que j’ai entendu dire, lui ressemblebeaucoup.

» Elle a la réputation d’égaler en forceson frère Renaud et tout paladin. Mais, par ce que j’en ai vuaujourd’hui, il me paraît qu’elle vaut plus que son frère, plus queson cousin. » Dès que Roger entend parler d’elle, son visagese colore des mêmes feux que l’aurore répand dans l’air. Son cœurtremble, et il ne sait plus ce qu’il fait.

À cette nouvelle, sa blessure amoureuse serouvre ; il se sent embrasé d’une flamme subite, et cependantla crainte lui fait courir comme un frisson glacé jusqu’au fond desos. Il redoute de voir changé en dédain le grand amour dontBradamante brûlait autrefois pour lui. Dans sa confusion, il nesait s’il doit sortir à sa rencontre, ou s’il doit rester.

Or Marphise se trouvait parmi les chevalierssarrasins, et avait grande envie de sortir pour jouter elle aussi.Elle était tout armée, car il était rare que, de jour ou de nuit,on la vît autrement. Apprenant que Roger s’arme, elle songe que sielle le laisse sortir le premier, il lui ravira la victoire. Ellese décide à le devancer, et à remporter le prix du combat.

Elle saute à cheval et, jouant des éperons,elle arrive en toute hâte sur le champ clos où la fille d’Aymon,toute palpitante, attend Roger qu’elle brûle de faire sonprisonnier. Bradamante songe à quel endroit elle frappera de salance, afin que le coup lui fasse le moins de mal possible.Marphise paraît en dehors de la porte ; sur son casque s’étalel’oiseau Phénix ;

Soit qu’elle ait voulu par cet emblème montrerque sa force est unique au monde, soit qu’elle ait attesté ainsi sachaste intention de vivre toujours sans époux. La fille d’Aymon laregarde. Ne reconnaissant pas les allures de celui qu’elle aimetant, elle demande à Marphise comment elle se nomme, et elleapprend alors qu’elle a devant elle celle qui jouit de l’amour quilui est dû,

Ou, pour mieux dire, celle qu’elle croit jouirde l’amour qui lui appartient ; celle qu’elle a en une tellehaine, qu’elle mourra si elle ne peut venger sur elle ses larmes etsa douleur. Ayant fait faire volte-face à son cheval, elle revientsur elle, avec le désir non de la jeter à terre, mais de lui passersa lance à travers la poitrine, et de se débarrasser ainsi de toutsoupçon.

Force est à Marphise d’aller, de ce coup,éprouver si le terrain est dur ou mol. Ce qui lui arrive est siinaccoutumé, qu’elle est sur le point d’en devenir folle de dépit.À peine est-elle par terre, qu’elle tire son épée et veut venger sachute. La fille d’Aymon, non moins furieuse, lui crie :« Que fais-tu ? tu es ma prisonnière.

» Si j’ai usé de courtoisie envers lesautres, je n’en veux point faire de même avec toi, Marphise, car jete tiens pour aussi lâche qu’orgueilleuse. » À ces paroles, onaurait entendu Marphise frémir comme un vent marin sur un écueil.Elle crie, mais sa rage est telle, qu’elle ne peut exprimer cequ’elle veut répondre.

Elle fait tournoyer son épée, sans s’inquiétersi la pointe va frapper Bradamante, ou le ventre, ou le poitrail dudestrier. Mais Bradamante détourne son cheval avec la bride, et enmême temps, saisie d’indignation et de colère, la fille d’Aymonabaisse sa lance. À peine Marphise est-elle touchée, qu’elle tombeà la renverse sur l’arène.

À peine est-elle à terre, qu’elle se redresse,cherchant à faire male œuvre de son épée. De nouveau Bradamanteabaisse sa lance, et de nouveau Marphise est terrassée. Quelqueforte que fût Bradamante, elle n’était pas cependant si supérieureà Marphise qu’elle l’eût renversée ainsi à chaque coup, n’eût étéla vertu de la lance enchantée.

Pendant ce temps, quelques chevaliers du campchrétien étaient venus à l’endroit où se livrait la joute, et quiétait situé à égale distance des deux camps, lesquels se trouvaientà peine à un mille et demi l’un de l’autre. Ils admiraient lavaillance déployée par un des leurs, car ils ne le connaissaientpas autrement que pour être un chevalier de leur nation.

Le généreux fils de Trojan, les voyants’approcher des remparts, ne voulut pas se trouver surpris. Afin dese trouver prêt à tout événement, et pour parer à tout danger, ilordonna à un grand nombre de ses gens de prendre les armes et desortir hors de l’enceinte. Parmi ces derniers, se trouvait Roger,que Marphise avait devancé dans son impatience de combattre.

L’énamouré jouvenceau regardait le combat dontil attendait l’issue, tremblant pour sa chère femme, car ilconnaissait la valeur de Marphise. Dès le début, dis-je, quand illes vit l’une et l’autre s’aborder avec fureur, il eut un instantde doute. Mais le résultat le laissa émerveillé et stupéfait.

Le combat n’ayant point pris fin, comme lesautres, après la première rencontre, il se prit à souhaiterardemment de voir cesser cette lutte, car il les aimait toutes lesdeux, mais non d’affections semblables : l’une était touteflamme et fureur, l’autre amitié bienveillante bien plus que del’amour.

Il aurait volontiers séparé les combattantess’il avait pu le faire sans se déshonorer. Mais ses compagnons nevoulant pas laisser la victoire au parti de Charles, qui leurparaît avoir déjà le dessus, sautent dans le champ clos, et vonttroubler le combat. De l’autre côté, les chevaliers chrétienss’élancent, et on en vient aux mains.

Ici, là, partout on entend crier : Auxarmes ! ainsi que cela arrivait à peu près tous les jours.Ceux qui sont à pied s’empressent de monter à cheval ; ceuxqui sont désarmés revêtent leurs armes ; les trompettessonnent de toutes parts, et leur voix claire et belliqueuse sembledire : Que chacun coure à sa bannière ! De leur côté, lestympans et les timballes réveillent cavaliers et fantassins.

L’escarmouche dégénère en une mêlée aussiféroce et aussi sanglante qu’on puisse se l’imaginer. La vaillantedame de Dordogne, furieuse de voir échapper l’occasion, si désiréepar elle, de donner la mort à Marphise, porte ses pas de côté etd’autre, cherchant à apercevoir Roger pour lequel elle soupire.

Elle le reconnaît à l’aigle d’argent que lejouvenceau porte sur son écu azuré. Elle s’arrête pour regarder,des yeux et de la pensée, ses épaules, sa poitrine, son élégantetournure et ses mouvements pleins de grâce. Puis, s’imaginant dansson grand dépit qu’une autre jouit de tout cela, elle se sent prisede fureur et dit :

« Donc, une autre baise ces belles et sidouces lèvres, alors que moi je ne le puis ? Non, il ne serapoint vrai qu’une autre te possédera désormais ; tu ne doisappartenir à personne, puisque tu n’es pas à moi. Plutôt que demourir seule de rage, je veux que tu meures avec moi, de ma main.Si je te perds en ce monde, au moins l’enfer te rendra à moi, et tuseras avec moi pour l’éternité.

» Puisque c’est toi qui me tues, il estbien juste que tu me donnes le courage de me venger. Toutes leslois portent que quiconque a donné la mort à autrui, doit mourir àson tour. Ton sort, du reste, ne saurait être comparé aumien : tu mourras coupable, et moi je meurs innocente. J’auraitué celui qui désire, hélas ! me voir mourir ; mais toi,cruel, tu auras causé le trépas de qui t’aime et de quit’adore.

» Ô ma main, pourquoi hésites-tu à ouvriravec ce fer le cœur de mon ennemi ? Ne m’a-t-il pas si souventblessée à mort, alors que je goûtais en sûreté la paix del’amour ; et maintenant, ne me laisse-t-il pas mourir sansavoir pitié de ma douleur ? Ô mon âme, sois forte contre cetimpitoyable ; venge par la mort les mille morts qu’il m’a faitsouffrir. »

Ce disant, elle éperonne son cheval ;mais, avant de frapper, elle crie : « Garde-toi, perfideRoger ; s’il est en mon pouvoir, tu ne te pareras point desdépouilles opimes d’une damoiselle au cœur fier. » Rogerentend ces paroles. Il lui semble, ce qui est vrai, que c’est safemme qui les a dites. Le son de sa voix est si bien gravé dans samémoire, qu’il la reconnaîtrait entre mille.

Il comprend que ces paroles signifientbeaucoup plus qu’elle n’en dit ; il comprend qu’elle l’accusede n’avoir pas observé la convention conclue entre eux. Désireux des’excuser, il lui fait signe qu’il veut lui parler. Mais déjàBradamante, la visière baissée, et poussée par la douleur et par larage, accourait pour le désarçonner, sans regarder si elle lejetterait sur la terre ou sur le sable.

Roger, la voyant si enflammée de colère,s’affermit sur sa selle et met sa lance en arrêt ; mais il latient de façon qu’elle ne puisse nuire à Bradamante. La dame, quivenait avec la ferme intention de le frapper sans pitié, ne peut sedécider, quand elle est près de lui, à le jeter à terre et à luifaire un tel outrage.

C’est ainsi que leurs lances à tous deuxfrappent dans le vide. C’est bien assez qu’Amour joute contre l’unet l’autre, et leur perce le cœur d’une lance amoureuse. La dame,ne pouvant se décider à déshonorer Roger, tourne ailleurs la fureurqui lui brûle la poitrine. Elle accomplit des exploits quiresteront fameux tant que le ciel tournera.

En quelques instants, avec cette lance d’or,elle jette par terre plus de trois cents ennemis. Elle seule décidede la bataille ; elle seule met en fuite l’armée des Maures.Roger tourne d’un côté et d’autre, jusqu’à ce qu’il ait pul’aborder. Alors il lui dit : « Je meurs si je ne teparle. Hélas ! que t’ai-je fait pour que tu doives mefuir ? Écoute, de par Dieu ! »

Comme aux tièdes haleines du vent du sud quis’élève de la mer en chauds effluves, on voit se fondre les neiges,les torrents et les glaces les plus compactes, ainsi, à cesprières, à ces brèves plaintes, le cœur de la sœur de Renaud, rendupar la colère plus dur que le marbre, redevient soudain pitoyableet tendre.

Elle ne veut ou ne peut lui répondre ;mais elle éperonne Rabican et le fait sortir de la mêlée, aprèsavoir fait de la main signe à Roger de la suivre. Elle gagne, loinde la foule des combattants, un vallon où s’étend une petiteplaine, au milieu de laquelle est un bosquet de cyprès qui semblentpoussés d’une seule venue.

Dans ce bosquet s’élevait un grand mausolée enmarbre blanc, nouvellement construit ; une courte inscriptionen vers indiquait, à qui voulait en prendre connaissance, le nom decelui dont le mausolée renfermait les restes. Mais, arrivée là,Bradamante ne me paraît pas avoir l’esprit disposé à lirel’inscription. Roger avait poussé son cheval derrière elle, defaçon à arriver au bosquet presque en même temps que ladamoiselle.

Mais revenons à Marphise. Elle s’était remiseen selle, et courait de tous côtés pour retrouver la guerrière quil’avait jetée à terre à la première rencontre. Elle la voit sortirde la mêlée ; elle voit Roger partir avec elle, et elle lessuit tous deux. Elle est loin de penser que l’amour lesréunit ; elle croit, au contraire, qu’ils vont terminer leurquerelle par les armes.

Elle presse son cheval, suivant leurs traces,et arrive presque en même temps qu’eux. Combien sa présence estimportune à l’un et à l’autre, ceux qui aiment peuvent sel’imaginer, sans que j’aie besoin de l’écrire. Mais Bradamante enest plus particulièrement blessée. En voyant celle qui est cause detout son malheur, elle ne peut plus douter que c’est l’amour qui lapousse à suivre Roger.

Elle traite de nouveau Roger de perfide :« Traître, – dit-elle, – il ne te suffisait pas que larenommée m’apprît ta trahison ; il fallait que tu m’enrendisses encore témoin ! Je vois que ton unique désir est dem’éloigner de toi. Afin de satisfaire ton vœu inique et parjure, jeveux bien mourir ; mais je ferai en sorte que celle qui estcause de ma mort meure avec moi. »

Ce disant, et plus irritée qu’une vipère, elles’élance contre Marphise. Elle applique un tel coup de lance surson bouclier, qu’elle la jette en arrière à la renverse, de façonque son casque s’enfonce presque à moitié dans la terre. On ne peutdire que Marphise ait été prise à l’improviste ; ellerassemble, au contraire, toutes ses forces pour résister auchoc ; cependant elle est obligée de frapper la terre avec satête.

La fille d’Aymon qui veut mourir, ou donner lamort à Marphise, est dans une rage telle, qu’elle ne songe pas à lafrapper de nouveau avec la lance et à la jeter une fois de plus àterre. Elle veut trancher le col de Marphise, pendant que celle-cia la tête engagée jusqu’à moitié dans le sable. Elle jette loind’elle la lance d’or, tire son épée, et saute à bas de soncheval.

Mais elle arrive trop tard. Marphise accourtdéjà à sa rencontre, remplie d’une telle rage de s’être vue, à laseconde épreuve, jeter sur l’arène, qu’elle n’écoute pas lesprières de Roger désespéré de tout cela ; la haine et lacolère aveuglent tellement les deux guerrières, qu’elles se livrentune bataille désespérée.

Elles en viennent bientôt à engager tellementleurs épées, grâce à la grande fureur qui les enflamme, qu’elles nepeuvent plus avancer, et qu’elles sont obligées de se prendre corpsà corps. Elles laissent tomber leurs épées, dont elles ne peuventplus se servir, et cherchent à se faire de nouvelles blessures.Roger les prie, les supplie toutes deux ; mais ses parolesobtiennent peu de succès.

Enfin, quand il voit que ses prières n’ontaucun résultat, il se décide à les séparer de force. Il leurarrache le glaive des mains, et le jette au pied d’un cyprès. Neleur voyant plus d’armes avec lesquelles elles puissent se blesser,il s’interpose de nouveau entre elles par ses prières et sesmenaces. Mais tout est vain ; elles continuent la bataille àcoups de poings et à coups de pieds, à défaut d’autres armes.

Roger ne cesse de les supplier. Il les saisittour à tour par les mains, par les bras, et cherche à les séparer.À la fin Marphise tourne sa colère contre lui. Marphise, qui tienttout le reste du monde en mépris, ne se souvient plus de l’amitiéque Roger lui porte ; elle quitte Bradamante, court prendreson épée, et s’attaque à Roger.

« Tu agis comme un discourtois et commeun vilain, Roger, en venant troubler le combat des autres ;mais cette main t’en fera repentir ; elle peut suffire à vousvaincre tous les deux. » Roger cherche, par de douces paroles,à apaiser Marphise ; mais elle est tellement animée contrelui, que c’est temps perdu que de lui parler.

Roger tire à la fin son épée, car la colèrecommence aussi à lui faire monter le sang à la tête. Je ne croispas que jamais, à Athènes, à Rome, ou en aucun autre lieu du monde,spectacle ait été plus agréable aux assistants, que ne le futcelui-ci aux yeux de la jalouse Bradamante. Elle contemplait d’unair joyeux cette nouvelle querelle qui lui enlevait tous sessoupçons.

Elle avait ramassé son épée qui gisait àterre, et elle s’était rangée de côté pour regarder la bataille. Illui semblait voir en Roger le dieu même de la guerre, tellement ildéployait de force et d’adresse. Quant à Marphise, si sonadversaire ressemblait au dieu Mars, elle paraissait une furie del’enfer. La vérité est que le vaillant jouvenceau prenait biengarde de ménager ses coups.

Il connaissait la trempe de son épée pour enavoir fait de nombreuses expériences. Il savait que là où ellefrappe, tout enchantement est vain. Aussi faisait-il en sorte de nepas frapper de la pointe ou de la taille, mais toujours du plat del’épée. Pendant un certain temps, Roger observa cette précaution,mais il perdit enfin patience.

Marphise lui ayant porté un coup terrible,capable de lui fendre la tête, Roger garantit son casque en levantson écu, et le coup tomba sur l’aigle. Grâce à ce qu’il étaitenchanté, l’écu ne fut ni brisé, ni fendu, mais Roger en eut lebras tout engourdi. S’il avait eu d’autres armes que cellesd’Hector, son bras eût été coupé net par ce coup épouvantable,

Qui eût atteint ensuite la tête, ainsi que levoulait tout d’abord la terrible donzelle. Roger, qui pouvait àpeine remuer son bras gauche et soutenir le poids de son bouclier,sentit tout sentiment de pitié l’abandonner. Une flamme semblabriller dans ses yeux. Il porta de toute sa force un coup depointe. Si tu en avais été touchée, Marphise, mal t’en seraitadvenu.

Je ne saurais bien vous dire comment cela sefit, mais l’épée alla frapper un des cyprès qui s’élevaient engroupe serré près de là, et s’enfonça de plus d’une palme dans letronc de l’arbre. Au même moment, la montagne et la plaineéprouvèrent une grande secousse, et du mausolée qui s’élevait aumilieu du bosquet, sortit une grande voix, plus forte que celled’aucun mortel.

La voix terrible cria : « Il ne doitpas y avoir de querelle entre vous. Il est injuste, il est inhumainque le frère donne la mort à sa sœur, ou que la sœur tue son frère.Ô mon Roger, et toi, ma chère Marphise, croyez à mes paroles qui nesont point vaines ! Vous fûtes conçus dans un même sein, d’unemême semence, et vous vîntes au monde le même jour.

» Vous fûtes conçus de Roger II. Votremère fut Galacielle. Ses frères, après avoir tué votre infortunépère, la firent abandonner en pleine mer sur une mauvaise barque,afin de la noyer, sans pitié pour elle qui était grosse de vous, etsans songer que vous étiez de leur race.

» Mais la Fortune qui vous avaitdésignés, bien que non encore nés, pour de glorieuses entreprises,fit aborder la barque sur des rivages inhabités. C’est là, qu’aprèsvous avoir mis au monde, l’âme généreuse de Galacielle retourna auparadis, selon la volonté de Dieu. Votre destin voulut que je metrouvasse près de là.

» Je donnai à votre mère une sépulturehonnête, telle qu’on pouvait en donner sur une plage aussi déserte.Quant à vous, tendres orphelins, je vous pris dans ma robe, et jevous emmenai avec moi sur le mont Carène. Je fis sortir de laforêt, où elle abandonna ses petits, une lionne que j’apprivoisaiavec beaucoup de peine, et que je forçai à vous allaiter tous lesdeux pendant dix et dix mois.

» Un jour que je m’étais éloigné de notredemeure pour visiter la contrée d’alentour, survint une banded’Arabes – il doit peut-être vous en souvenir – qui vous surprirentsur la route, et t’enlevèrent, ô Marphise. Ils ne purent en faireautant de Roger dont la fuite fut plus rapide. Ta perte m’affligeaprofondément, et je veillai sur Roger avec plus de soinsencore.

» Tu sais, Roger, si, pendant qu’ilvécut, ton maître Atlante sut te garder. J’interrogeai pour toi lesétoiles. J’appris d’elles que tu devais mourir par trahison chezles chrétiens. Afin de conjurer cette fatale destinée, jem’efforçai de te tenir éloigné de tous. Par la suite, ne pouvantplus m’opposer à ta volonté, je tombai malade et je mourus dedouleur.

» Mais, avant de mourir, et connaissant,grâce à mes prévisions, que tu devais combattre en ce lieu contreMarphise, je fis construire cette tombe avec de lourds rochers parles esprits infernaux à mes ordres. Je dis à Caron, que j’intimidaipar mes cris : “Je ne veux pas, une fois que je serai mort,que tu m’arraches de ce tombeau, avant que Roger ne soit venu ycombattre avec sa sœur.”

» Mon esprit vous a longtemps attendussous ces beaux ombrages. Donc, ô Bradamante, toi qui aimes notreRoger, ne soit plus jamais jalouse de lui. Mais il est tempsdésormais que je quitte la lumière pour regagner le ténébreuxséjour. » La voix se tut, et laissa Marphise, la fille d’Aymonet Roger en un grand étonnement.

C’est avec une grande joie que Roger reconnaîtMarphise pour sa sœur, et que celle-ci le reconnaît à son tour. Ilsse précipitent dans les bras l’un de l’autre, sans que celle quibrûle d’amour pour Roger s’en offense. Se rappelant divers épisodesde leur première jeunesse, ils répètent à chaque instant : Jefis, je dis, je fus. Ces détails leur prouvent d’une manièrecertaine que tout ce que leur a dit l’Esprit est vrai.

Roger ne cache pas à sa sœur combien l’imagede Bradamante est profondément gravée en son cœur. Il raconte, avecdes paroles émues, les nombreuses obligations qu’il a enverselle ; il ne s’arrête qu’après avoir changé en grande amitiéla haine qui les a jusque-là divisées. Comme gage de paix, il lesfait s’embrasser tendrement toutes deux.

Puis Marphise redemande quelle était lacondition de son père ; à quelle famille il appartenait ;quels étaient ceux qui l’avaient mis à mort, de quelle manière, etsi c’était en champs clos ou dans une bataille, au milieu desescadrons en armes. Elle demande le nom de celui qui avait donnél’ordre de noyer sa malheureuse mère ; car, si elle l’avaitdéjà entendu dans son enfance, elle en avait à peu près perdu lesouvenir.

Roger commence par lui apprendre qu’ilsdescendaient des Troyens par Hector ; il lui raconte qu’aprèsqu’Astyanax eut échappé aux mains d’Ulysse et aux embûches qui luiavaient été tendues, en laissant à sa place un enfant du même âgeque lui, il s’éloigna du pays où on le retenait prisonnier ;et qu’après avoir longtemps erré sur mer, il vint en Sicile où ilfit la conquête de Messine.

Ses descendants partirent du phare qui s’élèveauprès de cette ville, pour se rendre maîtres de la Calabre, et,plus tard, ils allèrent s’établir dans la cité de Mars. Plus d’unempereur, plus d’un roi illustre, issu de leur sang, régna à Romeet ailleurs, depuis Constance et Constantin jusqu’au roi Charles,fils de Pépin.

« Roger 1er, Jeanbaron,Beuves, Raimbaud, Roger II qui fut, comme tu as pu l’entendre direpar Atlante, l’époux de notre mère, appartinrent à notre illustrerace, dont tu verras les exploits célébrés par l’histoire dans lemonde entier. » Roger poursuit en racontant comment le roiAgolant vint en France avec Almont et le père d’Agramant.

Et comment il mena avec lui une damoiselle,qui était sa fille, d’une vaillance telle, qu’elle jeta hors deselle un grand nombre de paladins. Étant devenue amoureuse deRoger, elle désobéit à son père pour suivre l’objet de son amour.Elle se fit baptiser et devint l’épouse de Roger. Il dit comment letraître Beltram brûla d’un amour incestueux pour sa belle-sœur.

Et qu’il trahit sa patrie, son père et sesdeux frères, dans l’espérance d’obtenir Galacielle ; commentil ouvrit les portes de Risa aux ennemis, et quelles cruautés ycommirent ceux-ci ; comment Agolant et ses fils cruels etfélons s’emparèrent de Galacielle qui était enceinte de six mois,et comment ils l’abandonnèrent dans une barque sans gouvernail, enplein hiver et par une horrible tempête.

Marphise, le front calme et les yeux fixés surson frère, écoutait attentivement le récit qu’il lui faisait. Ellese réjouissait de descendre d’une si belle source d’où découlaientde si clairs ruisseaux. Elle savait que les deux maisons deMongrane et de Clermont en descendaient aussi, et que ces deuxmaisons brillaient au monde, depuis la plus haute antiquité, d’unéclat sans pareil, et avaient fourni un grand nombre d’hommesillustres.

Quand son frère en vint à lui dire que lepère, l’aïeul et l’oncle d’Agramant avaient fait périr Roger partrahison, et qu’ils avaient exposé sa femme sur mer, elle ne puts’empêcher de l’interrompre et de lui dire : « Mon frère,avec ta permission, tu as eu bien tort de ne point venger la mortde ton père.

» Si tu ne pouvais te baigner dans lesang d’Almonte et de Trojan, morts déjà depuis longtemps, tu devaiste venger sur leurs fils. Pourquoi, toi vivant, Agramant vit-ilencore ? C’est là une tache que tu devrais avoir sans cessedevant les yeux, à savoir qu’après tant d’offenses, non seulementtu n’as pas mis ce roi à mort, mais que tu vis à sa solde, aumilieu de sa cour.

» Je fais serment à Dieu – car je veuxadorer le vrai Christ qu’adora mon père – de ne plus quitter cettearmure, avant d’avoir vengé Roger et ma mère. Ce sera une douleurpour moi si je te vois plus longtemps parmi les escadrons du roiAgramant, ou d’un autre seigneur maure, si ce n’est les armes à lamain pour leur grand dam. »

Oh ! comme à ces paroles la belleBradamante relève la tête ; comme elle s’en réjouit !Elle engage Roger à faire ce que Marphise vient de lui dire. Qu’ilvienne trouver Charles, qu’il se fasse connaître à l’empereur quihonore, estime et révère la mémoire illustre de son père Roger, etqui l’appelle encore le guerrier sans pareil !

Roger lui répond doucement qu’il aurait dûagir tout d’abord ainsi ; mais qu’alors il ne connaissaitpoint ce qu’il avait appris par la suite mais trop tard ; quec’est Agramant qui lui a ceint l’épée au côté, et qu’en lui donnantla mort, il se rendrait coupable de trahison, puisqu’il l’a acceptépour son seigneur.

Comme il l’a déjà promis à Bradamante, ilpromet à sa sœur de saisir, de faire naître toutes les occasions des’en séparer avec honneur. S’il ne l’a point déjà fait, la fauten’en est pas à lui, mais au roi de Tartarie qui, dans le combatqu’ils ont eu ensemble, l’a mis dans l’état qu’elle doitsavoir.

Marphise qui chaque jour était venue le voirquand il gardait le lit, pouvait en témoigner mieux que tout autre.Les deux illustres guerrières s’entretinrent longtemps sur cesujet ; elles finirent par décider que Roger devait rejoindrela bannière de son seigneur, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion depasser honorablement dans le camp de Charles.

« Laisse-le donc aller – disait Marphiseà Bradamante – et ne crains rien. D’ici à peu de jours, jem’arrangerai bien de façon qu’il n’ait plus Agramant pourmaître. » Ainsi elle dit, mais elle ne leur révéla point cequ’elle méditait au fond du cœur. Enfin Roger, après avoir priscongé d’elles, tournait bride afin d’aller rejoindre son roi,

Lorsqu’une plainte, s’élevant des valléesvoisines, vint attirer toute leur attention. Inclinant l’oreille,ils crurent reconnaître une voix de femme qui poussait desgémissements. Mais j’entends terminer ici ce chant, et il faut bienque vous vous contentiez de ce que je veux ; je promets dureste de vous dire des choses plus intéressantes encore, si vousvenez m’écouter dans l’autre chant.

Chant XXXVII

ARGUMENT. – Passant en revue les écrivainsdivers qui ont employé leur plume à chanter les louanges du beausexe, le poète en prend occasion pour louer Vittoria Colonna et lesnobles vers consacrés par elle à la mémoire du marquis de Pescaire,son époux. Puis il introduit sur la scène Ullania, messagère de lareine de l’île Perdue, qui raconte à Roger, à Bradamante et àMarphise l’indigne coutume établie par Marganor dans son proprechâteau à l’encontre des femmes. Les deux guerrières et Rogerinfligent à Marganor le châtiment qu’il a mérité.

 

Si, de même que les femmes courageuses onttravaillé nuit et jour, avec une suprême diligence et une longuepatience, à acquérir d’autres dons que Nature ne peut donner sanstravail, – d’où il est résulté des œuvres bonnes et non sans gloire– elles s’étaient adonnées à ces études qui rendent immortelles lesvertus humaines ;

Et si elles avaient pu elles-mêmes transmettreà la postérité le souvenir de leurs propres mérites, sans avoirbesoin de mendier l’aide des écrivains au cœur rongé par la haineet l’envie, et qui, la plupart du temps, passent sous silence lebien qu’ils peuvent en dire, tout en publiant partout le mal qu’ilsen savent, leur renommée aurait surgi plus éclatante peut-être quele fut jamais celle des hommes illustres.

Beaucoup d’écrivains ne se sont pas contentésde faire servir leurs œuvres à se glorifier les uns lesautres ; ils se sont efforcés de faire ressortir tout ce quel’on pouvait avoir à reprocher aux femmes. Ne voulant pas êtreéclipsés par elles, ils faisaient tout leur possible pour lesrabaisser. Je parle des écrivains de l’antiquité ; comme si lagloire des femmes devait obscurcir la leur, de même que lebrouillard obscurcit le soleil.

Jamais, il est vrai, main ni langue, émettantdes paroles ou burinant le vélin, – quelque effort qu’elle ait faitou qu’elle fasse pour augmenter et propager le mal, et diminueradroitement le bien, – n’eut et n’a le pouvoir d’étouffer tellementla gloire des femmes, qu’il n’en reste quelque chose. Mais cettegloire est loin d’avoir l’éclat qu’elle aurait eu sans cela.

Arpalice[15] ;Tomyris[16] ; celle qui secourutTurnus[17] ; celle qui vint en aide àHector[18] ; celle qui, suivie des gens deSidon et de Tyr, alla, longeant le rivage d’Afrique, s’établir enLybie[19] ; Zénobie[20] ;celle qui sauva par ses victoires les Assyriens, les Perses et lesIndiens[21] ; toutes celles-là, et quelquesautres encore, ne furent pas les seules à mériter par leurs armesune éternelle renommée.

Il y en a eu de fidèles, de chastes, de sages,de vaillantes, non seulement en Grèce et à Rome, mais partout, dansles Indes comme aux jardins des Hespérides où le soleil dénoue sachevelure. Les hommages et les honneurs qu’elles s’étaient acquissont tellement oubliés, que c’est à peine si on en nomme une surmille ; et cela, parce que les écrivains de leur temps furentmenteurs, jaloux et impitoyables pour elles.

Ô femmes désireuses de produire de bellesœuvres, poursuivez imperturbablement votre chemin. Ne vous laissezpoint détourner de vos entreprises par la crainte de vous voirrefuser les honneurs auxquels vous avez droit. De même qu’il n’y apas de bonne chose qui dure toujours, les mauvaises ne sont pointéternelles. Si, jusqu’ici, les œuvres des écrivains ne vous ont pasété favorables, elles le sont de nos jours.

Déjà Marullo et le Pontano ; les deuxStrozzi, le père et le fils, avaient écrit en votre faveur.Aujourd’hui, vous avez pour vous le Bembo, le Capella, et celui quia formé les courtisans sur son propre modèle ; vous avez unLuigi Alamanni, vous avez ses deux frères, également chers à Marset aux Muses, tous deux issus du sang royal qui commande sur lesbords qu’arrose le Mincio, et que de profonds marais enserrent.

L’un, outre que son propre instinct le porte àvous honorer, à vous révérer et à faire retentir le Parnasse et leCinto de vos louanges qu’il porte jusqu’aux nues, est encore plusgagné à votre cause par l’amour, la fidélité et ce courageindomptable au milieu du carnage et des ruines, qu’il a trouvés enIsabelle.

Aussi ne se lassera-t-il jamais de vouscélébrer dans ses vers vivaces ; et si d’autres vous jettentle blâme, personne ne sera plus prompt que lui à prendre votredéfense. Il n’y a pas au monde de chevalier plus disposé àconsacrer sa vie entière au service de la vertu. Il est en mêmetemps un sujet d’études pour les écrivains, tandis que lui-même,par ses écrits, exalte la gloire des autres.

Il mérite vraiment qu’une dame si richementdouée de toutes les vertus qui font l’ornement du sexeporte-jupons, ne se soit jamais départie de la foi qu’elle luidevait, et ait été pour lui comme une colonne inébranlable à toutesles secousses de la Fortune. Il est digne d’elle, et elle est dignede lui ; jamais couple ne fut mieux assorti.

Il a élevé de nouveaux trophées sur la rive del’Oglio ; au milieu des batailles, des incendies, des navireset des chars de guerre, il a tant semé de beaux écrits, que lefleuve voisin peut bien en être jaloux. Auprès de lui, un HerculeBentivoglio célèbre votre gloire en notes éclatantes, ainsi queRenato Trivulcio, et mon Guidetto, et le Molza, choisi par Phébuslui-même pour vous chanter.

Il y a aussi Hercule, duc de Chartres, fils demon duc ; déployant ses ailes comme le cygne harmonieux, ilchante en volant, et fait retentir les cieux de votre renommée. Ily a mon seigneur de Guast, auquel il ne suffit pas d’entasser desexploits dignes d’illustrer mille Athènes et mille Rome, mais quisonge encore à vous immortaliser avec sa plume.

Outre ceux-là, et d’autres encore qui vous ontglorifiées et qui vous glorifient encore chaque jour, vous pouvezcélébrer vous-mêmes votre propre gloire. Beaucoup d’entre vous,laissant de côté l’aiguille et le fuseau, sont allées et vontencore s’abreuver avec les Muses à la fontaine d’Aganippe[22]. Elles en sont revenues tellementinspirées, que nous aurions beaucoup plus besoin de vous pourchanter nos exploits, que vous n’auriez besoin de nous pour chanterles vôtres.

Si je voulais les nommer toutes, et donner àchacune les éloges qu’elle mérite, il me faudrait écrire plus d’unepage, et mon chant ne traiterait pas aujourd’hui d’autre chose.D’un autre côté, si je me bornais à faire seulement l’éloge de cinqou six, je risquerais d’offenser et de mécontenter les autres. Quefaire donc ? Faut-il me taire sur toutes, ou bien, sur un sigrand nombre, faut-il en choisir une seule ?

J’en choisirai une, et je la choisirai sibien, elle sera tellement au-dessus de l’envie, que personne nepourra me vouloir mal si je me tais sur les autres, et si je faisl’éloge de celle-là seule. Ce n’est pas qu’elle se soitimmortalisée elle-même par son doux style, le meilleur que j’aiejamais goûté ; mais elle peut tirer du tombeau et faireéternellement revivre tous ceux dont elle parle ou sur lesquelselle écrit.

De même que Phébus darde de préférence sesrayons sur sa blanche sœur, et la fait resplendir d’une lumièreplus éclatante que celle de Vénus, de Mars, ou de toute autreétoile qui gravite au ciel, ainsi celle dont je vous parle possèdeplus que toutes les autres l’éloquence et la douceur. Ses parolessublimes ont une telle force, que de nos jours elle brille au cielcomme un autre soleil.

Victoire est son nom ; il convenait bienà celle qui, née au sein des victoires, est toujours, qu’elle ailleou qu’elle s’arrête, précédée ou suivie de la Victoire, et dont lefront est chargé de trophées toujours nouveaux. Elle est pareille àcette Artémise, si célèbre pour sa piété envers son époux Mausole.Elle la surpasse cependant de toute la distance qu’il y a entreensevelir un homme, et tirer sa mémoire du tombeau.

Si Laodamie, si la femme de Brutus, si Arrie,Argie, Evadnée, et beaucoup d’autres, ont mérité des éloges pouravoir voulu, leur mari mort, être ensevelies avec lui, combiendavantage ne doit-on pas honorer Victoire, qui a sauvé son épouxdes eaux du Léthé et du fleuve qui entoure neuf fois le royaume desOmbres, et cela, malgré les Parques et malgré la mort !

Si le Macédonien envia le fier Achille d’avoirété célébré par la trompette méonnienne, combien plus, invincibleFrançois de Pescaire, ne te porterait-il pas envie, s’il vivait denos jours, toi dont une épouse aussi chaste que chère chantel’éternelle gloire, et dont le nom reçoit d’elle un telretentissement, que tu n’as point à désirer de meilleuretrompette ?

Si je voulais noter ici tout ce qu’on peutdire à cet égard, ou tout ce que je désirerais en dire,j’allongerais trop mon poème, sans jamais cependant épuiser monsujet. Pendant ce temps, je laisserais de côté la belle histoire deMarphise et de ses compagnons, que j’ai cependant promis decontinuer, si vous veniez m’entendre dans ce chant.

Or, puisque nous sommes ici, vous pourm’écouter et moi pour tenir ma promesse, je remettrai à unemeilleure occasion de prouver que celle dont je parle est digne detoutes mes louanges. Non pas que je m’imagine que mes vers soientnécessaires à qui en a tant écrit soi-même ; mais seulementpour satisfaire le désir que j’ai de l’honorer et de la louer.

En somme, mesdames, je conclus qu’à tous lesâges, beaucoup d’entre vous ont été dignes d’être mentionnées parl’histoire, mais que, grâce à la jalousie des écrivains, vous êtesretombées dans l’oubli après votre mort. Il n’en sera plus ainsi,car vous immortalisez vous-mêmes vos propres vertus. Si les deuxbelles-sœurs avaient su faire de même, nous connaîtrions bien mieuxaujourd’hui leurs hauts faits.

Je parle de Bradamante et de Marphise, dontj’ai beaucoup de peine à remettre en lumière les éclatantesprouesses, car neuf sur dix me sont inconnues. Je rapportevolontiers celles que je sais, autant parce qu’il est bon dedivulguer le plus possible toute œuvre grande, que parce que jedésire vous plaire, mesdames, vous que j’honore et que j’aime.

Roger, comme je vous l’ai dit, se tenait prêtà partir ; il avait pris congé de ses compagnes, et retiré sonépée enfoncée dans le cyprès, lorsqu’une plainte stridente,s’élevant non loin de là, vint l’arrêter. Il courut avec les deuxdames pour porter secours où il en serait besoin.

À mesure qu’ils avançaient, les crisdevenaient plus aigus et les paroles plus intelligibles. Arrivésdans la vallée, ils virent que ces plaintes étaient poussées partrois dames dans un assez étrange accoutrement. Leurs vêtementsavaient été coupés jusqu’au nombril par quelques malfaiteurs sansdoute, et, ne sachant comment se dérober aux regards, elles étaientaccroupies par terre, et n’osaient plus se lever.

De même que le fils de Vulcain, venu au mondesans mère et que Pallas fit élever par les soins d’Aglaure, auxyeux trop hardis, cachait ses pieds tordus en s’asseyant dans unchar de son invention, ainsi ces trois jouvencelles cachaient leursbeautés secrètes en se tenant assises.

À ce spectacle inouï et déshonnête, les deuxmagnanimes guerrières devinrent aussi rouges que la rose auprintemps dans les jardins de Pestum. Bradamante reconnutsur-le-champ qu’une de ces trois dames était Ullania, envoyée del’Île Perdue en France en qualité de messagère.

Elle reconnut également les deux autres pourles avoir vues déjà avec elle ; mais ses paroles s’adressèrentà celle des trois qu’elle honorait le plus. Elle lui demanda quiavait pu être assez inique, assez contempteur des lois et desbonnes mœurs, pour étaler aux yeux de tous les choses secrètes quela nature cache le plus qu’elle peut.

Ullania reconnaissant Bradamante, à sa voixnon moins qu’à ses armes, pour la guerrière qui, quelques joursauparavant, avait désarçonné les trois chevaliers, lui raconte quede méchantes gens, rebelles à tout sentiment de pitié, et quidemeurent dans un château peu éloigné, après l’avoir ainsidépouillée, l’ont battue, et lui ont fait encore d’autresoutrages.

Elle ne sait ce qu’il est advenu de l’écu, nides trois rois qui l’ont accompagnée à travers tant de pays. Elleignore s’ils sont morts ou prisonniers. Elle ajoute qu’elle s’estmise en chemin, quoiqu’il lui en coûtât d’aller à pied, pour allerse plaindre à Charles de l’outrage qui lui a été fait, dansl’espoir qu’il ne le laisserait pas impuni.

Les guerrières et Roger, dont le cœur n’estpas moins sensible qu’audacieux et fort, s’émeuvent à la vue et aurécit d’un semblable méfait. Oubliant toute autre affaire, et sansattendre que la dame affligée les prie de la venger, ils sedécident à aller sur-le-champ vers le lieu qu’elle leur aindiqué.

D’un commun mouvement, ils ôtent leurssoubrevestes et les donnent à ces infortunées, pour qu’ellespuissent recouvrir les parties les moins honnêtes de leur corps.Bradamante ne saurait consentir à ce que Ullania fasse de nouveau àpied le chemin qu’elle a déjà fait ; elle la prend sur lacroupe de son destrier. Marphise et le brave Roger en font autantpour les deux autres.

Ullania montre à Bradamante, qui la porte encroupe, le plus court chemin pour aller au castel. Bradamante laréconforte et lui dit qu’elle la vengera de ceux qui l’onttourmentée. Après avoir quitté la vallée, ils gravissent un longsentier qui serpente autour d’une colline, sans vouloir prendre lemoindre repos avant que le soleil ne soit caché dans l’océan.

Au sommet de la colline, si rude à gravir,s’élève un village. Ils y trouvent bonne hospitalité et bonnetable, autant du moins qu’on pouvait l’espérer en un pareilendroit. En regardant autour d’eux, ils voient un grand nombre defemmes, les unes jeunes, les autres vieilles ; mais ilsn’aperçoivent pas un homme.

Jason et les Argonautes qui le suivaientn’éprouvèrent pas un plus grand étonnement en voyant que les femmesde Lemnos avaient fait périr leurs maris, leurs fils, leurs pèreset leurs frères, de sorte qu’on n’aurait pas pu voir dans toutel’île une seule figure virile, que n’en éprouvèrent Roger et sescompagnes dans le village où ils logèrent ce soir-là.

Les deux guerrières s’empressèrent de procurerà Ullania et à ses damoiselles de compagnie trois vêtements defemme, grossiers, mais complets. Roger ayant interpellé une deshabitantes de ce village, voulut savoir d’elle où étaient tousleurs hommes, qu’on n’en voyait pas un seul. Voici la réponsequ’elle lui fit :

« C’est peut-être pour vous un grandétonnement de voir tant de femmes sans un seul homme, et c’est unsupplice intolérable pour nous qui vivons ici dans la misère etl’exil. Cet exil nous est d’autant plus amer, que, de leur côté,nos pères, nos fils et nos maris que nous aimons tant, subissentloin de nous une longue et dure séparation, grâce au caprice denotre cruel tyran.

» Le barbare, après nous avoir abreuvéesde mille outrages, nous a envoyées dans ce village, situé à deuxlieues de ses terres, sur lesquelles nous sommes nées. Il a menacéde mort et de toute sorte de désastres, nous et nos hommes, si nousrevenions les voir, ou si nous leur donnions l’hospitalité ici.

» Il est tellement ennemi de notre nom,qu’il ne veut pas, comme je vous ai dit, qu’aucun des nôtres vienneici ; on dirait que l’odeur du sexe féminin le rend malade.Deux fois déjà les arbres ont perdu et repris leur belle chevelure,depuis que ce maître impitoyable a donné un ordre aussi barbare quepersonne n’a pu adoucir.

» Car ses sujets le craignent autantqu’on peut craindre la mort. La nature, en même temps que laméchanceté, lui a donné une force surhumaine. Sa stature estgigantesque, et sa force dépasse celle de cent hommes. Ce n’est passeulement pour nous, ses sujettes, qu’il est impitoyable ; iltraite les étrangères avec encore plus de cruauté.

» Si votre honneur vous est cher, ainsique celui des trois dames qui sont en votre compagnie, il sera plussûr, plus utile et meilleur pour vous de ne pas aller plus avant,et de chercher un autre chemin. Celui-ci conduit droit au châteaude l’homme dont je vous parle. Vous y subiriez la coutume honteuseet barbare qu’il y a établie pour les dames et les guerriers quipassent par là.

» Marganor le félon – c’est ainsi ques’appelle le seigneur, le tyran de ce castel – surpasse en iniquitéet en félonie Néron, et tous ceux qui furent renommés par leurcaractère féroce. Il est plus avide du sang humain, et surtout dusang féminin, que le loup de celui de l’agneau. Après les avoirabreuvées d’outrages, il fait chasser toutes les femmes que leurmauvaise fortune a conduites en ce castel. »

Les dames et Roger voulurent savoir ce quiavait porté cet homme impitoyable à un tel degré de fureur. Ilsprièrent la femme, puisqu’elle avait commencé à raconter cettehistoire, de pousser la complaisance jusqu’à la leur dire toutentière. Elle reprit : « Le seigneur de ce castel futtoujours cruel, inhumain et féroce. Mais, pendant un certain temps,il cacha son naturel méchant et ne le laissa voir que plustard.

» Tant que vécurent ses fils, quidifféraient beaucoup de leur père, car ils aimaient les étrangers,et étaient complètement privés de cruauté et d’autres vicessemblables, l’hospitalité, les belles manières et les actionsgénéreuses fleurirent ici. Leur père, quoique avare, ne leurrefusait rien de ce qui pouvait leur plaire.

» Les dames et les chevaliers quipassaient par ce chemin, étaient si bien accueillis, qu’ilsprenaient congé des deux frères, enchantés de leur hautecourtoisie. Ces deux derniers avaient reçu le même jour l’ordresacré de la chevalerie. L’un s’appelait Cilandre, l’autreTanacre ; tous deux étaient hardis et vaillants, et d’unaspect vraiment royal.

» Ils auraient été, et seraient restésdignes d’une éternelle gloire et d’un éternel honneur, s’ils ne sefussent abandonnés à ce désir violent que nous appelons l’amour, etqui les fit dévier de la bonne voie pour les conduire dans lechemin tortueux de l’erreur. Tout ce qu’ils avaient fait de bienjusque-là, fut souillé et effacé d’un trait.

» Un jour, arriva ici un chevalier de lacour de l’empereur de Grèce, accompagné de sa dame aux manièresaccortes, et aussi belle qu’on eût pu le souhaiter. Cilandre s’enénamoura si fort, qu’il aurait mieux aimé mourir que de ne pas laposséder. Il lui semblait qu’en partant elle emporterait sa vieavec elle.

» Ses prières n’ayant pu la toucher, ilrésolut de l’obtenir de force. Il revêtit ses armes, et allas’embusquer non loin du château, dans un endroit où les deuxvoyageurs devaient passer. Son audace habituelle, l’amoureuseflamme dont il brûlait, ne lui permirent point d’agir avecprudence ; aussi, des qu’il vit arriver le chevalier, ilcourut sur lui pour l’assaillir, lance baissée.

» Il croyait le désarçonner au premierchoc, et gagner d’un même coup la victoire et la dame. Mais lechevalier, qui était maître en fait de guerre, lui brisa sacuirasse comme si elle eût été de verre. La nouvelle parvint aupère, qui fit transporter son corps sur une civière au château oùil l’ensevelit, avec de grandes marques de deuil, à côté de sesantiques aïeux.

» L’hospitalité n’en continua pas moins àêtre généreusement accordée à tous venants, car Tanacre était aussilibéral et aussi courtois que son frère. Dans le cours de la mêmeannée, un baron se présenta au château avec sa femme, venant depays lointain. Il était d’une étonnante vaillance, et sa compagneétait gracieuse et belle autant qu’on peut le dire.

» Non moins que belle, elle étaithonnête, courageuse et vraiment digne d’être louée en tout. Lechevalier appartenait à une illustre famille, et dépassait envaillance tout ce qu’on avait entendu dire des autres chevaliers.Il était naturel que tant de valeur lui eût mérité une compagned’un tel prix. Le chevalier s’appelait Olindre de Longueville et ladame Drusille.

» Le jeune Tanacre brûla pour elle desmêmes feux dont son frère avait été embrasé pour une autre et qui,en lui mettant au cœur un désir injuste, lui avait fait trouver unefin malheureuse. Il n’hésita pas plus que son frère à violerl’hospitalité sacrée, plutôt que de se laisser mourir sanssatisfaire sa passion violente.

» Mais comme il avait devant les yeuxl’exemple de son frère qui avait trouvé la mort dans sonentreprise, il résolut de s’emparer de la dame, de façon qu’Olindrene pût en tirer vengeance. Tout sentiment de vertu s’éteignitsubitement en lui, et les vices dans lesquels son père avaittoujours été plongé l’inondèrent de leurs flots tumultueux.

» Pendant la nuit, il rassembla dans leplus grand silence une vingtaine d’hommes armés, et les mit enembuscade sous une grotte qui se trouvait sur la route, loin duchâteau. Olindre, en arrivant à cet endroit, se vit barrer de touscôtés le passage, et, bien qu’il se défendît vigoureusement etlongtemps, il perdit en même temps sa femme et la vie.

» Olindre mort, Tanacre emmena captive labelle dame affolée de douleur, et qui demandait la mort comme unegrâce. Résolue à mourir, elle se précipita du haut d’un rocher quis’avançait sur un précipice, mais elle ne put se tuer ; on lareleva la tête fendue et le corps brisé.

» Tanacre dut la faire porter au châteausur une civière. Il la fit panser avec le plus grand soin, car ilne voulait pas perdre une proie si chère. Pendant qu’il s’efforçaitde la rendre à la santé, il faisait préparer les noces, car ilvoulait donner le titre d’épouse et non de maîtresse à une dame sibelle et si pudique.

» Tanacre ne pense pas à autre chose, ilne désire rien autre ; il n’a souci, il ne parle que de cela.Comprenant qu’il a cruellement offensé la dame, il avoue sa fauteet fait tout son possible pour la racheter. Mais tous ses effortssont vains ; plus il l’aime, plus il s’efforce de lui plaire,plus elle le prend en haine, plus elle s’affermit dans la volontéde le mettre à mort.

» Mais sa haine ne l’aveugle pas au pointqu’elle ne comprenne que, si elle veut exécuter son dessein, ilfaut qu’elle dissimule et qu’elle cherche des moyens détournés.Elle comprend qu’il lui faut montrer tout le contraire de cequ’elle pense, et feindre d’avoir oublié son premier amour, etd’accepter celui de Tanacre.

» Elle prend un visage riant, mais soncœur réclame vengeance et ne songe pas à autre chose. Elle rouleplusieurs projets en son esprit ; elle rejette les uns, ellecombine les autres ; elle hésite sur plusieurs. Enfin ellepense qu’en sacrifiant sa propre vie, elle réussira plus sûrement.Comment et où pourrait-elle trouver une meilleure mort qu’envengeant son cher mari ?

» Elle se montre joyeuse, et feint dedésirer ardemment voir arriver le jour de ces noces. Elle fait enun mot tout ce qu’elle peut pour tromper Tanacre, et cache avecsoin ce que son cœur a résolu. Elle se pare et prend soin de satoilette plus que d’habitude. Elle semble avoir oublié complètementOlindre. Mais elle veut que les noces soient célébrées selonl’usage de son pays.

» Ce n’était qu’un prétexte, car l’usagedont elle parlait n’existait pas du tout dans son pays. Mais, danssa pensée qui ne perdait jamais de vue le but qu’elle voulaitatteindre, elle avait imaginé un mensonge à l’aide duquel elleavait l’espoir de donner la mort à son maître. Elle lui dit doncqu’elle veut que les noces aient lieu suivant la mode de son pays,et elle lui explique cette mode.

» “La veuve qui prend un second mari –lui dit-elle – doit auparavant apaiser l’âme du mort que sonmariage offense, en faisant célébrer des offices et des messes pourla rémission de ses péchés, dans l’église où ses restes sontensevelis. À la fin du sacrifice divin, le nouvel époux remetl’anneau à l’épousée.

» ”Puis le prêtre, ayant fait apportersur l’autel même du vin consacré à cet effet, le bénit en récitantcertaines prières, le verse dans une coupe et le présente auxépoux. Mais c’est l’épousée qui doit la première y tremper seslèvres.”

» Tanacre, à qui il importe peu que sesnoces se célèbrent conformément à cet usage, lui dit : “Pourvuque cela abrège les délais, j’y consens.” Le malheureux ne voit pasque c’est la vengeance du meurtre d’Olindre qu’il avanceainsi ; mais son esprit est tellement concentré sur une seulepensée, qu’il ne pense à pas autre chose.

» Drusille avait auprès d’elle unevieille qui avait été faite prisonnière en même temps qu’elle. Ellel’appelle et, lui parlant à l’oreille de façon à n’être entenduepar personne de la maison, elle lui dit : “Prépare-moisur-le-champ un de ces breuvages empoisonnés comme tu sais encomposer, et apporte-le-moi dans un vase. J’ai trouvé moyend’arracher la vie au fils de Marganor, à ce traître.

» ”Je sais aussi un moyen de nous sauver,toi et moi, mais je te le dirai plus tard plus à loisir.” Lavieille s’en va préparer le poison, et revient l’apporter aupalais. Elle trouve le moyen de verser le suc vénéneux dans unflacon plein d’un vin doux de Crète. Elle le réserve pour le jourdes noces que rien ne peut plus retarder désormais.

» Le jour désigné étant arrivé, Drusillese pare de pierreries et de riches vêtements, et se rend àl’endroit où elle avait fait élever à Olindre un grand catafalqueporté sur deux colonnes. Là, on célèbre un office solennel auquelassistent tous les chevaliers et toutes les dames. Marganor, plusjoyeux que de coutume, y vint avec son fils et de nombreuxamis.

» Les saints offices terminés, le vinempoisonné est bénit, et le prêtre le verse dans une coupe d’or,ainsi que Drusille l’avait dit. Elle en boit alors autant qu’ilfallait pour produire de l’effet, puis, le visage souriant, ellepasse la coupe à l’époux qui la vide jusqu’au fond.

» Tanacre, après avoir rendu la coupe auprêtre, ouvre les bras d’un air joyeux pour embrasserDrusille ; soudain celle-ci, changeant de manières, lerepousse et lui fait défense d’approcher. Ses yeux et son visagesemblent lancer des flammes. D’une voix terrible, égarée, elle luicrie : “Traître, loin de moi !

» ”Tu aurais de moi joie et soulagement,toi la cause de mes larmes, de mes tourments, de mesmalheurs ! Non ; tu vas mourir sur l’heure, de ma main.Apprends, si tu l’ignores, que c’est du poison que tu as bu. Jen’ai qu’un regret, c’est que la mort soit trop douce, trop facilepour un bourreau tel que toi ; car je ne connais pas de peineassez infâme pour égaler ton crime.

» ”Mon seul regret, c’est de ne paspouvoir, en me sacrifiant, t’infliger la mort que tu mérites. Si jel’avais pu, comme c’était mon désir, je mourrais contente. De cela,je demande pardon à mon époux ; mais il connaît ma bonnevolonté, et il acceptera que je t’aie fait mourir comme j’ai pu,n’ayant pu le faire comme je l’aurais voulu.

» ”Quant au châtiment que je ne puist’infliger ici-bas, selon mon désir, j’espère que je verrai ton âmele subir dans l’autre monde, où je te suivrai pour en être témoin.”Puis, levant, d’un air joyeux, ses yeux déjà voilés vers leciel : “Accepte, Olindre, cette victime que le bon vouloir deta femme offre à ta vengeance.

» ”Et prie pour moi le Seigneur, afinqu’il m’admette en ce jour avec toi dans le paradis. S’il te ditqu’une âme a besoin de mérites pour entrer dans votre royaume,réponds que j’apporte à son saint temple les dépouilles de cemonstre impitoyable, et qu’il n’y a pas de plus grand mérite qued’exterminer de pareils scélérats, abominable peste pour lemonde.”

» Ces dernières paroles s’exhalent avecsa vie. Morte, son visage porte encore les traces de la joiequ’elle a éprouvée en punissant le barbare qui lui avait ravi soncher mari. Je ne sais si elle fut précédée ou suivie par l’âme deTanacre. Je crois cependant qu’il mourut avant elle, car il avaitabsorbé une plus grande quantité de breuvage, et le poison dut agirplus rapidement sur lui.

» Marganor, qui voit son fils tomber etmourir dans ses bras, est sur le point de mourir avec lui, vaincupar la douleur qui le saisit d’une manière si inattendue. Aprèsavoir eu deux fils, il se retrouve seul, et ce sont deux femmes quiles ont fait mourir. L’une a été la cause de la mort du premier,l’autre a frappé elle-même le second.

» L’amour, la pitié, le dépit, la douleuret la colère, un désir de mort et de vengeance agitent cetinfortuné père ; il tremble, comme la mer troublée par levent. Il court vers Drusille pour se venger sur elle, mais il voitque la vie vient de l’abandonner. Excité par sa haine ardente, ilcherche à frapper ce corps qui ne sent plus rien.

» De même que le serpent se retourne pourmordre la lance qui l’a cloué sur le sable ; de même que lemâtin court après la pierre que lui a lancée le passant, et sebrise en vain les dents de rage et de colère, et ne veut pas s’enaller sans s’être vengé, ainsi Marganor, plus cruel qu’un dogue ouqu’un serpent, s’acharne contre le corps inanimé de Drusille.

» Mais bien qu’il l’ait mis en pièces, lafureur du félon n’est pas assouvie ; il se précipite sur lesfemmes dont le temple est plein. Sans choisir l’une plutôt quel’autre, il fait de nous, avec son épée cruelle et impitoyable, ceque le paysan fait de l’herbe avec sa faulx. Rien ne peut nouspréserver de ses coups ; en un instant, il en tue trente et enblesse bien cent.

» Il est tellement redouté de ses gens,que pas un des chevaliers présents n’est assez hardi pour releverla tête ; les femmes fuient hors de l’église avec le menupeuple. Il ne reste que ceux qui ne peuvent sortir. Enfin ce foufurieux est retenu par ses amis, qui lui opposent une résistancemêlée de respect, et le supplient de se calmer. Laissant en bastout le monde dans les pleurs, on l’entraîne dans son château surla cime du roc.

» Cependant sa colère durant toujours, etses amis ainsi que le peuple le suppliant de ne pas exterminercomplètement les femmes sur ses domaines, il prend le parti de leschasser toutes. Le jour même, il fait publier un ban leurenjoignant de quitter le pays, et leur assignant ce village pourrésidence. Malheur à celle qui s’approchera davantage duchâteau !

» C’est ainsi que les maris furentséparés de leur femme, les fils de leur mère. Quelques-uns ayantété assez audacieux pour venir nous voir, je ne sais qui en aaverti Marganor ; mais la plupart d’entre eux ont étécruellement punis, et beaucoup ont péri dans les tourments. Depuis,il a établi dans son château la loi la plus détestable qu’on puisseentendre ou qu’on puisse lire.

» Cette loi exige que toute femme quipasse, par hasard ou autrement, par la vallée, soit battue deverges et chassée du pays. Mais auparavant, on la dépouille de sesvêtements, et elle est contrainte à montrer ce que la nature etl’honnêteté nous obligent à cacher. Si quelqu’une y vient, escortéepar des chevaliers en armes, elle est mise à mort.

» Celles qui sont escortées par deschevaliers deviennent les victimes de cet impitoyable tyran.Traînées au tombeau de ses deux fils morts, elles y sont immoléesde sa propre main. Quant à ceux qui les escortent, ils sontignominieusement dépouillés de leurs armes et de leurs destriers etplongés en prison. Marganor peut faire tout cela d’autant plusimpunément que, nuit et jour, il a plus de mille hommes quiguettent dans tous les alentours.

» Et pour vous dire plus encore,j’ajouterai que s’il en laisse échappe quelques-uns, il leur faitauparavant jurer, sur l’hostie consacrée, d’avoir le sexe fémininen haine toute leur vie. Si donc vous avez envie de perdre cesdames et vous avec, allez visiter ces murs où réside le félon, etvous verrez qu’il a autant de puissance que de cruauté. »

Ce récit, qui avait d’abord ému les guerrièresde pitié, leur causa ensuite une telle indignation que, si au lieude faire nuit il eût fait jour, elles auraient couru sur-le-champau château. Mais la belle compagnie dut s’arrêter en cet endroit,et dès que l’Aurore eut fait signe à chaque étoile de céder laplace au soleil, elles reprirent leurs armes, et se remirent enselle.

Comme Roger et ses compagnes s’apprêtaient àpartir, ils entendirent derrière eux un bruit de pas de chevauxrésonner sur la route. Ce bruit leur fit tourner la tête, etregarder au fond de la vallée. Ils aperçurent à portée de main unetroupe d’une vingtaine d’hommes armés, les uns à cheval, les autresà pied, qui s’avançait par un étroit sentier.

Au milieu d’eux, sur un cheval, était attachéeune femme dont le visage annonçait les nombreuses années, et qu’ilsconduisaient, comme on fait d’un criminel condamné au feu, àl’échafaud ou au gibet. Malgré la distance, cette vieille futsur-le-champ reconnue par les femmes du village pour la suivante deDrusille.

C’était la suivante qui avait été prise enmême temps que Drusille par Tanacre, ainsi que je l’ai déjà dit, etqui avait été chargée de confectionner le breuvage empoisonné dontl’effet fut si cruel. Elle n’était pas entrée dans l’église avecles autres, car elle redoutait ce qui allait arriver. Pendant lacérémonie, elle était sortie de la ville, et s’était enfuie du côtéoù elle espérait trouver son salut.

Marganor ayant appris par ses espions qu’elles’était réfugiée en Autriche, chercha longtemps à s’en emparer,afin de la brûler ou de la pendre. Il finit par tenter, au moyen dedons et de riches promesses, l’avarice d’un baron qui l’avaitaccueillie sur ses terres, et qui la lui livra.

Ce baron la lui avait envoyée jusqu’àConstance, étroitement liée sur une bête de somme, comme un ballotde marchandises ; et, pour lui enlever la possibilité de seplaindre, il l’avait enfermée dans une caisse. Une fois au pouvoirdes gens de Marganor, de cet homme à qui la pitié était choseinconnue, elle avait été conduite jusqu’en cet endroit, et elleétait destinée à assouvir la rage de ce barbare impitoyable.

De même que le grand fleuve qui sort duVésule[23], à mesure qu’il descend vers la mer etqu’il reçoit le Lambro, le Tessin, l’Adda et les autres rivièresqui lui paient tribut, croît en force et en impétuosité, ainsiRoger, ainsi les deux guerrières sentent croître leur indignationet leur colère contre Marganor, en apprenant tous ses forfaits.

Les deux guerrières surtout étaient tellementenflammées de haine et de colère contre le cruel, par tout cequ’elles avaient appris, qu’elles voulurent le punir, malgré legrand nombre de gens qu’il avait à sa solde. Mais elles estimèrentque lui donner une mort prompte serait une peine trop douce et peuen rapport avec ses crimes. Elles trouvèrent plus juste deprolonger son supplice en le faisant mourir dans de longstourments.

Mais auparavant elles jugèrent bon de délivrerla femme que ces sbires conduisaient à la mort. Rendant les rênes àleurs destriers, et les pressant de l’éperon, elles leur firent enun instant franchir la courte distance qui les séparait de latroupe armée. Jamais gens ne furent assaillis avec plusd’impétuosité et de vigueur. Aussi s’empressèrent-ils de jeterleurs écus, d’abandonner leurs armes et la vieille, et de s’enfuirsans rien.

De même que le loup qui rentre dans sa tanièrechargé de sa proie, et au moment où il se croit le plus en sûreté,voit le chasseur et ses chiens lui barrer le passage, jette sonfardeau et se lance au plus épais du fourré, ainsi ces gens, dèsqu’ils se virent assaillis, s’empressèrent de prendre la fuite.

Ils n’abandonnèrent pas seulement la vieilleet leurs armes, mais ils laissèrent aussi la plupart de leurschevaux, et coururent se cacher dans les cavernes où ils purent secroire le mieux en sûreté. Roger et les dames en furent enchantés.Ils choisirent trois de ces chevaux, et ils y firent monter lestrois dames qui depuis la veille étaient en croupe derrière eux, etfaisaient suer leurs destriers.

Puis, débarrassés, ils prirent le chemin quiconduisait vers la demeure de l’infâme et impitoyable châtelain.Ils voulurent que la vieille vînt avec eux pour être témoin de lavengeance de Drusille. Mais la vieille, craignant qu’il ne lui enarrivât mal, ne voulait point y consentir ; elle pleurait,criait, se débattait. Enfin Roger, l’enlevant de force, la mit encroupe sur le brave Frontin, et partit avec elle au galop.

Parvenus sur le sommet d’une colline, ilsvirent dans la vallée un riche et gros bourg composé de nombreusesmaisons, et qui n’était clos d’aucun côté, n’ayant ni fossés niremparts. Au milieu, se dressait un rocher qui supportait unchâteau aux murs élevés. Ils s’y dirigèrent en toute hâte, sachantque c’était la demeure de Marganor.

À peine furent-ils entrés dans le bourg, queles soldats qui étaient de garde à la porte, fermèrent la barrièrederrière eux, tandis qu’on en faisait autant du côté opposé.Soudain voici venir Marganor accompagné de nombreux serviteurs àpied et à cheval, et armés de toutes pièces. En quelques mots, d’unair hautain, il leur exposa l’odieuse coutume établie sur sondomaine.

Marphise, ainsi qu’elle en était convenued’avance avec Bradamante et Roger, éperonna son cheval et, pourtoute réponse, courut à la rencontre de Marganor. Se fiant à saseule force, sans daigner abaisser sa lance ni se servir de sonépée si fameuse, elle lui asséna sur le casque un tel coup depoing, qu’elle le renversa évanoui sur la selle.

En même temps que Marphise, la jeune guerrièrede France avait lancé son destrier. Roger n’était point resté enarrière. Sa lance frappait de tels coups que, sans la relever, iloccit six chevaliers ; à l’un il ouvrit le ventre, à deuxautres la poitrine ; au quatrième il fendit le cou, aucinquième il brisa la tête. Quant au sixième qui fuyait, la lancelui entra par l’échine et, ressortant par l’estomac, se rompitnet.

Autant la fille d’Aymon en touchait de salance d’or, autant elle en couchait à terre. Tout ce qu’ellefrappait était brisé et renversé comme si le ciel ardent eût secouésa foudre. La population se mit à fuir, qui vers le château, quivers la plaine. Les uns coururent se réfugier dans les églises, lesautres dans leurs maisons. Hormis les morts, pas un homme ne restasur la place.

Pendant ce temps, Marphise s’était emparée deMarganor, et lui avait lié les mains derrière le dos. Elle l’avaitconfié à la vieille suivante de Drusille qui en parut fortcontente. Puis on décida de brûler le bourg, si les habitants nerevenaient pas de leur erreur, et s’ils ne consentaient pas àabolir la loi infâme que Marganor avait établie.

On n’eut pas beaucoup de peine à obtenir cela,car ces pauvres gens, outre la crainte qu’ils avaient de voirMarphise en faire plus encore qu’elle ne disait – elle parlait deles occire et de les brûler tous – étaient les ennemis de Marganor,et détestaient sa loi cruelle et impie. Mais ils avaient fait commefont en général les peuples, qui obéissent le plus facilement àceux qu’ils haïssent le plus.

Comme chacun se défie de son voisin, et craintde faire voir ce qu’il pense, on laisse bannir l’un, tuer l’autre,enlever à celui-là sa fortune, à celui-là son honneur. Mais, sil’on se tait, on crie du fond du cœur vers le ciel, et l’on confieà Dieu et aux saints le soin d’une vengeance qui, si elle tarde àvenir, n’en est que plus terrible.

Maintenant cette tourbe, saturée de colère etde haine, cherchait à se venger de Marganor par ses actes et sesmalédictions. Comme dit le proverbe : Chacun court faire dubois avec l’arbre que le vent a jeté par terre. Que Marganor served’exemple à ceux qui règnent : tout prince qui fait le maldoit s’attendre à une fin misérable. Petits et grands seréjouissaient de le voir punir de ses crimes inouïs.

Un grand nombre de gens, dont il avait faitmourir la femme, la sœur, la fille ou la mère, ne cachant plus leurhaine, accouraient pour lui donner la mort de leur main. Lesmagnanimes guerrières et Roger eurent fort à faire pour ledéfendre, car ils avaient décidé de le faire mourir sous lesprivations, les outrages et les tortures.

Ils le remirent tout nu et lié de façon à cequ’il ne pût se dégager, aux mains de la vieille qui le haïssaitautant qu’une femme peut haïr son ennemi. Celle-ci, pour se vengerdes larmes qu’il lui avait fait verser, lui mit le corps tout ensang, en le frappant avec un aiguillon qu’un paysan qui se trouvaitlà lui avait donné.

La messagère et ses jeunes suivantes, sesouvenant de la honte qui leur avait été infligée, ne purent seretenir d’imiter la vieille et de se venger aussi. Mais leur désirde le torturer était si grand, qu’elles ne savaient à quels moyensrecourir. Elles auraient voulu pouvoir le mettre en pièces. L’unele frappait avec une grosse pierre, l’autre le déchirait avec lesongles, celle-ci le mordait, celle-là le piquait avec uneaiguille.

Parfois un torrent, grossi par une longuepluie ou la fonte des neiges, se précipite du haut des montagnes,portant la ruine sur son passage, entraînant les arbres, lesrochers, les champs et les récoltes. Mais le moment arrive où toutecette fougue tombe, et où ce même torrent devient si faible, qu’unenfant, qu’une femme peuvent les franchir facilement, et souvent àpied sec.

Il en fut de même de Marganor. Autrefois, touttremblait autour de lui, rien qu’en entendant prononcer son nom.Maintenant son orgueil avait été tellement abattu, sa force avaitété tellement domptée, que, jusqu’aux enfants, chacun pouvait luifaire injure, lui arracher la barbe et les cheveux. Leur tâcheaccomplie, Roger et les damoiselles se dirigèrent vers le châteauqui s’élevait sur le rocher.

Tout ce qui s’y trouvait tomba sans résistanceen leur pouvoir, les richesses furent en partie pillées, en partiedonnées à Ullania et à ses compagnes pour les dédommager. Onretrouva l’écu d’or, ainsi que les trois rois qui avaient été faitsprisonniers par le tyran, étant arrivés en ce lieu, comme je croisvous l’avoir dit, à pied et sans armes.

Du jour en effet où ils avaient étédésarçonnés par Bradamante, ils avaient accompagné, à pied et sansarmes, la damoiselle avec laquelle ils étaient venus de rivages silointains. Je ne sais s’il ne valut pas mieux pour leurs compagnes,qu’ils se trouvassent sans armes. Ils auraient pu, il est vrai, lesdéfendre mieux, mais, s’ils avaient succombé dans la bataille,elles auraient eu un sort pire.

Car elles auraient subi le sort de toutescelles qui arrivaient en ce lieu escortées par des gensarmés ; elles auraient été conduites sur le tombeau des deuxfrères, où on les eût immolées en sacrifice. Il est en somme bienmoins dur et bien moins désagréable de montrer ses partieshonteuses que de mourir, d’autant plus qu’on a pour excuse d’avoirété contraint à cela et aux autres outrages qui s’ensuivent, par laforce et la violence.

Avant de s’éloigner, les guerrières font jureraux habitants de donner à leurs femmes le gouvernement de leurterritoire. Elles menacent de châtier sévèrement ceux qui seraientassez audacieux pour enfreindre ce serment. En somme, ellesétablissent que dans ce pays les femmes jouiront de tous les droitsque les hommes possèdent partout ailleurs.

Puis elles font promettre qu’on refuseral’hospitalité à tous ceux qui passeront par là, cavaliers oupiétons, et qu’on ne leur permettra de se reposer sous aucun toit,à moins qu’ils ne jurent par Dieu et les saints, ou par tout autreserment plus fort s’il en existe toutefois, d’être à tout jamaisles amis des dames et les ennemis de leurs ennemis.

Quant aux habitants présentement mariés, ouqui tôt ou tard prendront femme, il leur est ordonné de se montrertoujours soumis et obéissants à la volonté de leurs épouses.Marphise les prévient qu’elle reviendra avant que l’année soitexpirée et que les arbres aient perdu leurs feuilles. Si elle netrouve pas cette loi appliquée dans toute sa rigueur, le bourg peuts’attendre à être incendié et détruit.

Avant de partir, Roger et ses compagnes firentretirer le corps de Drusille du lieu immonde où on l’avait jeté.Ils la firent ensevelir avec son mari dans le plus riche tombeauqu’ils purent leur élever. Pendant ce temps, la vieille continuaità faire ruisseler de sang le dos de Marganor. Son seul regret étaitde n’avoir pas assez de force, et d’être obligée de s’arrêter parmoments pour se reposer.

Les vaillantes guerrières ayant aperçu prèsd’un temple une colonne sur laquelle l’impitoyable tyran avait faitgraver sa loi cruelle et folle, en firent un trophée en y attachantl’écu, la cuirasse et le casque de Marganor. Puis elles y firent àleur tour graver la loi qu’elles venaient de donner à ce pays.

Marphise ne voulut point partir sans avoirfait graver sur la colonne la loi qu’elle avait imposée, à la placede celle qui y avait été d’abord inscrite comme témoignage de mortet d’ignominie pour toutes les femmes. Puis les deux troupes seséparèrent. Celle d’Islande resta pour refaire sa garde-robe, carelle aurait cru indigne d’elle de paraître à la cour, si elle n’eûtpas été aussi richement vêtue qu’auparavant.

Ullania resta donc au château, gardantMarganor en son pouvoir. Comme elle ne voulait pas lui rendre laliberté, de peur qu’il ne recommençât à nuire aux femmes, elle lefit un jour précipiter du haut d’une tour. Il ne fit jamais un plusgrand saut dans toute sa vie. Mais ne parlons plus d’Ullania ni dessiens, et suivons la troupe qui s’avance vers Arles.

Pendant tout ce jour et le lendemain jusqu’àla troisième heure, Roger et les guerrières poursuivirent leurroute. Arrivés à un endroit où le chemin se partageait en deux –l’un allait vers le camp, l’autre vers les murs d’Arles – lesamants s’embrassèrent à plusieurs reprises, car il est toujourscruel et dur de se séparer. Enfin les dames arrivèrent au camp, etRoger pénétra dans Arles. Quant à moi, je termine là mon chant.

Chant XXXVIII

ARGUMENT. – Roger, fidèle à l’honneur quil’appelle auprès d’Agramant, s’en va à Arles. Bradamante etMarphise se présentent à la cour de Charles. Marphise reçoit lebaptême. – Astolphe, à la tête d’une armée de Nubiens, saccagel’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces événements,obtient de Charles de décider de la guerre entre eux par le combatsingulier de deux champions élus dans chaque camp.

 

Dames courtoises, qui écoutez mes vers avecbienveillance, je vois à votre physionomie que cette nouvelle etbrusque séparation de Roger et de sa fidèle amante vous cause ungrand ennui, et que votre déplaisir n’est pas moindre que celuiqu’éprouva Bradamante. Vous en concluez que la flamme amoureuse deRoger n’était pas très ardente.

Si, pour tout autre motif, il s’était éloignéde sa maîtresse malgré elle, et quand bien même il eût espéréacquérir plus de trésors que n’en possédèrent ensemble Crésus etCrassus, je croirais comme vous que le trait qui l’avait blessén’avait point pénétré jusqu’au cœur ; car l’or ni l’argent nepeuvent remplacer une joie si pure, un si grand contentement.

Pourtant, le souci de son honneur peut nonseulement l’excuser, mais le rend digne d’éloges. S’il eût agiautrement, je dis qu’il aurait mérité le blâme et l’ignominie. Etsi sa dame se fût obstinée à le faire rester auprès d’elle, elleaurait montré clairement par là, ou qu’elle l’aimait peu, ouqu’elle avait peu d’intelligence.

Car si l’amante doit estimer la vie de sonamant plus ou autant que sa propre vie – je parle d’une amanteprofondément atteinte par le coup qu’Amour lui a porté – elle doitmettre l’honneur de son amant autant au-dessus du plaisir qu’ellepeut recevoir de lui, que l’honneur l’emporte sur la vie et surtous les autres plaisirs.

Roger fit son devoir en suivant sonseigneur ; il n’aurait pu sans ignominie s’en affranchir, caril n’avait aucun motif pour l’abandonner. Si Almonte avait faitpérir son père, une telle faute ne devait pas rejaillir surAgramant qui avait, par ses bienfaits innombrables envers Roger,racheté le crime de ses pères.

Roger fit son devoir en retournant vers sonprince. Bradamante fit aussi le sien en ne cherchant pas à leretenir, ainsi qu’elle l’aurait pu, par ses prières instantes.Roger satisfera plus tard au désir de sa dame, s’il ne peut lefaire en ce moment. Mais quiconque manque un seul instant àl’honneur, ne pourrait en cent et cent années racheter safaute.

Roger retourna à Arles où Agramant avaitrallié les troupes qui lui restaient. Bradamante et Marphise, quis’étaient liées d’une grande amitié, allèrent ensemble trouver leroi Charles. Celui-ci avait rassemblé toutes ses forces, dansl’espoir de débarrasser la France d’une si longue guerre, soit parune bataille, soit en assiégeant les Sarrasins dans Arles.

Lorsqu’on connut au camp l’arrivée deBradamante, ce fut une joie et une fête. Chacun la saluaitrespectueusement, et elle rendait aux uns et aux autres leur salutd’un signe de tête. Renaud, dès qu’il eut appris sa venue, accourutà sa rencontre. Richard, Richardet et tous ses autres parentsvinrent aussi et la reçurent avec allégresse.

Puis, quand on apprit que sa compagne étaitMarphise, si fameuse par les lauriers qu’elle avait cueillis desfrontières du Cathay aux confins de l’Espagne, chacun, pauvre ouriche, sortit de sa tente. La foule, désireuse de la voir, venaitde tous côtés, se heurtait, se poussait, s’écrasait, pour admirerun si beau couple.

Elles se présentèrent modestement devantCharles. Ce fut le premier jour, écrit Turpin, qu’on vit Marphiseployer les genoux. Le fils de Pépin lui parut seul digne d’un telhommage, parmi tous les empereurs et tous les rois illustres parleur courage ou leurs richesses que comptait l’armée sarrasine oul’armée chrétienne.

Charles l’accueillit avec bienveillance, etvint à sa rencontre en dehors de sa tente. Il voulut qu’elles’assît à ses côtés, au-dessus de tous, rois, princes et barons.Ayant congédié la plus grande partie des assistants, il ne gardaprès de lui qu’un petit nombre de courtisans, c’est-à-dire lespaladins et les princes. La vile plèbe se répandit au-dehors.

Marphise alors commença d’une voixdouce : « Illustre, invincible et glorieux empereur, quide la mer des Indes au détroit de Gibraltar, de la blanche Scythieà l’Éthiopie aride, fais révérer ta croix sans tache, toi dont lerègne est le plus sage et le plus juste, ta renommée, qui n’a pointde limites, m’a attirée ici du fin fond des contrées les pluséloignées.

» Et, pour te dire vrai, c’est la haineseule qui m’avait tout d’abord poussée, et j’étais venue pour tefaire la guerre. Je ne voulais pas qu’un roi qui n’avait pas lamême croyance que moi devînt si puissant. C’est pour cela que j’airougi les champs du sang chrétien. Je t’aurais encore donnéd’autres preuves sanglantes de mon inimitié, s’il ne m’était pasarrivé une aventure qui m’a faite ton amie.

» Alors que je songeais à nuire le pluspossible à tes armées, j’ai appris – je te dirai plus à loisircomment – que mon père était le brave Roger de Risa, si odieusementtrahi par son frère. Ma mère infortunée me portait dans son seinquand elle traversa la mer, et elle me mit au monde au milieu desplus cruels événements. Un magicien m’éleva jusqu’à l’âge de septans, où je lui fus enlevée par les Arabes.

» Ils me vendirent en Perse, commeesclave, à un roi auquel, devenue grande, j’ai par la suite donnéla mort, pour défendre ma virginité qu’il voulait me ravir. Je letuai ainsi que tous ses courtisans. Je chassai sa race dépravée, etje m’emparai du trône. La fortune me favorisa au point qu’àdix-huit ans, moins un ou deux mois, j’avais conquis septroyaumes.

» Jalouse de ta renommée, j’avais, commeje te l’ai déjà dit, formé le projet d’abaisser la gloire de tongrand nom. Peut-être l’aurais-je fait, peut-être me serais-je vuetrompée dans mon espoir. Mais aujourd’hui cette pensée est domptée,et ma fureur est tombée en apprenant que je te suis alliée par lesang. C’est pourquoi je suis venue ici.

» Et de même que mon père fut ton parentet ton serviteur, je suis, moi aussi, ta parente et ta servantedévouée. J’oublie à tout jamais la haine altière que je t’ai untemps portée. Je la réserve désormais à Agramant et à tous ceux quiappartiennent à la famille de son père et de son oncle, auteurs dela mort de mes parents. »

Elle poursuivit en disant qu’elle voulait sefaire chrétienne, et qu’après avoir donné la mort à Agramant, elleretournerait en Orient si cela plaisait à Charles, pour fairebaptiser ses sujets, et prendre les armes contre les peuples quiadorent Macon et Trivigant, promettant de faire hommage de toutesses conquêtes à l’empire chrétien et à la religion du Christ.

L’empereur, qui n’était pas moins éloquent quevaleureux et sage, répondit en louant vivement la vaillante dame,ainsi que son père et sa famille. Il ne laissa sans réponse aucunepartie du discours de Marphise, et levant un front où se lisaientle courage et la franchise, il conclut en l’acceptant comme saparente et comme sa fille.

Puis s’étant levé, il la serra de nouveau dansses bras, et la baisa au front comme sa fille. Tous les chevaliersde la maison de Mongraine et de la maison de Clermont vinrent lasaluer d’un air joyeux. Il serait trop long de dire tous leshommages dont l’entoura Renaud qui avait plus d’une fois éprouvé savaleur pendant le siège d’Albracca.

Il serait également trop long de dire avecquelle joie la revirent le jeune Guidon, Aquilant, Griffon etSansonnet, qui s’étaient trouvés avec elle dans la citécruelle ; Maugis, Vivian et Richardet qu’elle avait sivaillamment aidés lors du carnage qu’ils avaient fait des traîtresmayençais et de ces iniques marchands espagnols.

On fixa au jour suivant le baptême deMarphise, et Charles voulut présider lui-même à l’ornement du lieuoù devait se faire la cérémonie. Il fit rassembler les évêques etles clercs les plus versés dans les lois du christianisme, et leschargea d’instruire Marphise dans la sainte Foi.

L’archevêque Turpin, vêtu de ses habitspontificaux, vint lui-même la baptiser. Charles la tint, selon lerite consacré, sur les fonts baptismaux. Mais il est tempsdésormais de secourir le cerveau vide de sens de Roland avecl’ampoule que le duc Astolphe rapporte du ciel, sur le chard’Élie.

Astolphe était descendu du cercle lumineux dela Lune sur la terre, avec la précieuse ampoule qui devait assainirl’esprit du grand maître de la guerre. Jean montra au ducd’Angleterre une herbe dont la vertu était excellente ; il luiordonna, à son retour en Nubie, d’en frotter les yeux du roi, quiserait ainsi guéri.

Il lui dit qu’en récompense de ce service etde tous ceux qu’il lui avait déjà rendus, le roi lui donnerait unearmée avec laquelle il assiégerait Biserte. Puis le saint vieillardlui apprit de point en point comment il devait armer et conduire aucombat ces peuples inexpérimentés, et comment il lui fallait s’yprendre pour traverser sans y périr les déserts où le sable aveugleles hommes.

Il le fit ensuite remonter sur le cheval ailéqui avait d’abord appartenu à Roger et à Atlante. Le paladin, aprèsavoir pris congé de Saint-Jean, quitta ces contrées bénies. Ildescendit le long du Nil jusqu’à ce qu’il revît le pays desNubiens, et mit pied à terre dans la capitale de ce royaume, où ilretrouva Sénapes.

Grande fut la joie que son retour causa à ceprince qui n’avait pas oublié le service qu’il lui avait rendu enle délivrant de l’obsession des Harpies. Mais, lorsqu’Astolphe eutchassé l’humeur qui lui interceptait la lumière du jour, et lui eutrendu la vue, il l’adora comme un Dieu sauveur.

Non seulement il accorda à Astolphe l’arméeque celui-ci lui demanda pour attaquer le royaume de Biserte, maisil lui donna cent mille hommes de plus, et lui offrit encore l’aidede sa personne. L’armée, composée entièrement de fantassins,pouvait à peine tenir en rase campagne. Ce pays manque complètementde chevaux ; en revanche, il abonde en éléphants et enchameaux.

La nuit qui précéda le jour où l’armée deNubie devait se mettre en marche, le paladin monta surl’hippogriffe, et se dirigea rapidement vers le sud, jusqu’à cequ’il fût arrivé à la montagne d’où sort le vent du midi poursouffler contre l’Ourse. Là, il trouva la caverne d’où ce vent,lorsqu’il s’élève, s’échappe furieux par une bouche étroite.

Ainsi que son maître le lui avait recommandé,il avait apporté avec lui une outre vide. Pendant que le féroceAutan, harassé de fatigue, dormait dans son antre obscur, Astolpheplaça adroitement et sans bruit l’outre devant le soupirail. Puis,guettant le moment où le Vent, ignorant le piège, crut le lendemainsortir selon son habitude, il le prit et le lia dans l’outre, où ille retint prisonnier.

Le paladin, enchanté d’une si belle prise,retourna en Nubie, et le même jour, il se mit en route avec l’arméenègre, emmenant avec lui de nombreux approvisionnements. Leglorieux duc conduisit ses troupes saines et sauves jusqu’àl’Atlas, à travers les sables fins du désert, sans craindre que levent vînt nuire à leur marche.

Arrivé sur le point culminant de la chaîne, àun endroit d’où l’on découvrait la plaine et la mer, Astolphechoisit ses meilleurs soldats, ceux qui lui semblèrent le plusrompus à la discipline. Il les disposa par petites troupes de côtéset d’autres, au pied d’une colline qui confinait à la plaine. Leslaissant là, il gravit la cime, de l’air d’un homme qui médite ungrand dessein.

Puis, ayant ployé les genoux, et adressant àson saint patron une ardente prière, sûr qu’elle serait exaucée, ilse mit à faire rouler du haut de la colline une grande quantité depierres. Oh ! que n’est-il pas permis de faire à qui croitfermement au Christ ! les pierres, grossissant hors de touteproportion, à mesure qu’elles descendaient, prenaient un ventre,des jambes, un cou, un museau.

Elles se mettaient à hennir bruyamment, et àbondir dans ces chemins usités. Arrivées au camp, elles secouaientleur croupe, et se trouvaient changées en chevaux, les uns bais,les autres blancs ou rouans. Les troupes qui se tenaient aux aguetsdans les vallées les saisissaient aussitôt, de sorte qu’en quelquesheures elles furent toutes montées, attendu que les chevaux étaientnés avec la selle et la bride.

En un jour, Astolphe transforma ainsiquatre-vingt mille cent et deux piétons en autant de cavaliers,avec lesquels il parcourut toute l’Afrique, pillant, brûlant etfaisant prisonniers tous ceux qui tombaient sous sa main. Agramantavait confié, jusqu’à son retour, la garde du pays au roi de Ferze,au roi des Algazers et au roi Branzardo. Tous les trois seportèrent à la rencontre du duc anglais.

Auparavant, ils dépêchèrent un vaisseau rapidequi, faisant force de rames et de voiles, et déployant ses ailes,alla porter à Agramant la nouvelle que son royaume était en proieaux incursions et aux pillages de la part du roi des Nubiens. Cenavire marcha jour et nuit, et sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il eûtatteint les rivages de la Provence. Il trouva son roi assiégé dansArles que le camp de Charles entourait d’une ceinture d’un mille delarge.

Le roi Agramant, comprenant à quel péril ilavait exposé son royaume pour vouloir conquérir celui de Pépin,assembla en conseil les princes et les rois sarrasins. Après avoirune ou deux fois tourné la tête du côté de Marsile et du côté duroi Sobrin, les deux plus âgés et les deux plus sages de tous ceuxqui étaient accourus à son appel, Agramant parla ainsi :

« Bien que je sache qu’il est péniblepour un capitaine de dire : Je n’y avais point pensé, je ledirai cependant, car lorsqu’un dommage arrive contre touteprévision humaine, il semble que ce doive être une excusesuffisante pour celui qui s’est trompé. C’est là mon cas. Je mesuis trompé en laissant l’Afrique dépourvue d’armée, puisqu’elledevait être attaquée par les Nubiens.

» Mais qui aurait pu penser, hors Dieuseul à qui aucune chose future n’est cachée, qu’une si grandequantité de gens dussent venir de contrées si éloignées pour nousattaquer ? Entre eux et nous, s’étend le sol mouvant de cedésert de sable sans cesse bouleversé par les vents. Cependant ilssont venus assiéger Biserte, et ont rendu l’Afrique en grandepartie déserte.

» Or c’est à ce sujet que je requiersvotre avis. Dois-je partir d’ici avant d’avoir obtenu le résultatque je poursuis, ou dois-je poursuivre l’entreprise jusqu’à ce queje puisse emmener avec moi Charles prisonnier ? Commentpourrai-je en même temps sauver mon royaume et détruire l’empire deCharles ? Si quelqu’un de vous a quelque avis à me donner, jele prie de ne point le taire, afin que nous adoptions celui quinous paraîtra le meilleur à suivre. »

Ainsi dit Agramant, et il tourna ses regardsvers le roi d’Espagne qui siégeait à ses côtés, comme pour luifaire comprendre qu’il attendait une réponse de lui à ce qu’ilvenait de dire. Celui-ci, après s’être levé de son siège, et avoir,par déférence, ployé les genoux et incliné la tête, se rassit surson siège d’honneur, et dénoua sa langue par les parolessuivantes :

« Tout ce que la renommée nous rapporte,seigneur, soit en bien, soit en mal, est d’habitude singulièrementaccru. C’est pourquoi je ne me laisserai jamais ni décourager niréjouir plus qu’il ne faut par les événements, bons ou mauvais, quime seront annoncés. Mais je serai toujours retenu par la crainte oul’espoir qu’ils doivent être moindres, et non comme ils nous sontparvenus après avoir passé par tant de bouches.

» Et je dois d’autant moins y ajouterfoi, qu’ils sont plus invraisemblables. Or il est tout à faitinvraisemblable que le roi d’une contrée si éloignée ait pu porterses pas jusqu’en Afrique, à la tête d’un si grand nombre de gens,après avoir traversé le désert où l’armée de Cambyse futdétruite[24].

» Je croirai bien que les Arabes soientdescendus des montagnes, et aient ravagé, saccagé, tué et pillépartout où ils n’auront pas trouvé de résistance. Je croirai queBranzardo, qui est resté dans le pays en qualité de lieutenant etde vice-roi, pour dix ennemis qu’il y a, nous en annonce mille,afin de mieux s’excuser.

» Je veux bien encore concéder que lesNubiens soient tombés du ciel comme par miracle, ou soient venus,cachés dans les nuées, puisqu’on ne les a jamais vus par leschemins. Crains-tu que de telles gens puissent t’enlever l’Afriquesi tu ne lui portes pas un prompt secours ? La garnison que tuy as laissée aurait bien peu de courage, si elle redoutait unpeuple si faible.

» Mais tu n’as qu’à envoyer quelquesnavires, seulement pour montrer tes étendards. Ils n’auront pasplus tôt levé l’ancre, que les ennemis, qu’ils soient Nubiens ouArabes, s’enfuiront vers leurs frontières. C’est en effet taprésence ici, au milieu de nous, qui les a enhardis à porter laguerre dans ton royaume dont ils te savent séparé par la mer.

» Prends donc tout le temps, pendant queCharles est privé de l’aide de son neveu, pour satisfaire tavengeance. Roland n’étant point avec eux, tes ennemis ne sauraientte résister. Si, par imprévoyance ou par négligence, tu laisseséchapper de tes mains la glorieuse victoire qui t’attend, lafortune, que maintenant nous pouvons saisir aux cheveux, ne nousmontrera plus que le côté chauve de sa tête, et cela à notre granddam et à notre éternelle honte. »

Par ces paroles prudentes et d’autres encoredu même genre, le rusé Espagnol essaye de persuader au conseil dene point quitter la France jusqu’à ce que Charles soit chassé deses États. Mais le roi Sobrin voit clairement le but auquel tend leroi Marsile ; il comprend qu’il vient de parler plutôt dansson propre intérêt que dans l’intérêt commun. Il répondainsi :

« Quand je t’engageais, seigneur, àrester en paix, plût au ciel que j’eusse été un faux devin !Mais, puisque je devais prévoir juste, plût au ciel que tu eussescru à ton fidèle Sobrin, plutôt qu’à l’audacieux Rodomont, àMabaluste, à Alzirde et à Martasin que je voudrais avoir maintenantdevant moi, surtout Rodomont,

» Pour lui jeter à la face qu’ilprétendait faire de la France comme d’un fragile morceau de verre,et qu’il avait promis de te suivre au ciel et dans l’enfer.Aujourd’hui, le voilà qui t’abandonne dans le moment où tu asbesoin de lui, et qui se gratte le ventre dans l’oisiveté la plushonteuse et la plus obscure. Et moi qui, pour t’avoir prédit vrai,fus alors traité de couard, je suis encore à tes côtés.

» Et j’y resterai toujours, jusqu’à lafin de ma vie, bien que je sois chargé d’années, prêt à combattrepour toi les chevaliers de France les plus renommés. Personne, quelqu’il soit, ne sera assez hardi pour prétendre que mes actes sontceux d’un lâche, et beaucoup qui se vantent de leurs services t’enont moins rendu que moi.

» Je parle ainsi pour démontrer que ceque j’ai dit alors et ce que je veux dire aujourd’hui, ne m’estdicté ni par lâcheté ni par félonie, mais provient de monattachement vrai et de ma fidélité pour toi. Je t’engage encore unefois à regagner le plus tôt que tu pourras le royaume de tes pères,car on doit estimer peu sage celui qui perd son bien dans l’espoirde s’emparer de celui d’autrui.

» Tu sais si tu as pu t’emparer de celuide Charles. Nous étions trente deux rois, tes vassaux, quand nousquittâmes avec toi le port. Et si maintenant je compte combien noussommes, je vois qu’il en reste à peine le tiers ; le reste estmort. Plaise au souverain Dieu qu’il n’en tombe pasdavantage ! Mais si tu veux poursuivre ton entreprise, jecrains qu’avant peu il n’en reste même plus le quart, ni lecinquième, et que ta malheureuse armée ne soit exterminée.

» L’absence de Roland ne saurait nousprofiter ; s’il était là, au lieu de n’être plus nous-mêmesque quelques-uns, il ne resterait probablement personne. Mais lepéril n’en est pas moins grand pour être plus éloigné ; il nefait que prolonger notre sort misérable. Nous avons devant nousRenaud qui, par de nombreuses preuves, a montré qu’il n’est pasinférieur à Roland. Nous avons toute sa famille, et tous lespaladins, éternel effroi de nos Sarrasins.

» Il y a aussi – et c’est bien malgré moique je fais l’éloge de nos ennemis – le guerrier qui est comme unsecond Mars ; je veux parler du valeureux Brandimart, nonmoins solide que Roland à surmonter toutes les épreuves. J’aiéprouvé moi-même sa valeur, et j’en ai vu les effets sur lesautres. Enfin il y a déjà longtemps que Roland n’est plus là, etcependant nous avons plutôt perdu que gagné du terrain.

» Si jusqu’ici nous avons beaucoup perdu,je crains qu’avant peu nous ne perdions encore davantage.Mandricard n’est plus ; Gradasse nous a retiré son concours.Marphise nous a abandonnés en cette extrémité, ainsi que le roid’Alger, duquel je dois dire que, s’il eût été aussi fidèle qu’ilest vaillant, nous n’aurions pas à regretter la perte de Gradasseni de Mandricard.

» Pour remplacer ceux qui nous ont retiréleur concours, et tant de milliers de braves qui sont morts, tousceux qui pouvaient venir sont déjà venus. On n’attend plus devaisseau qui en porte d’autres. Quatre nouveaux chevaliers sont enrevanche venus vers Charles. Tous quatre sont réputés aussi fortsque Roland ou que Renaud ; et c’est avec raison, car d’ici àBatro vous en trouveriez difficilement quatre d’égale valeur.

» Je ne sais si tu ignores l’arrivée deGuidon le Sauvage, de Sansonnet et des fils d’Olivier. Je faisgrand cas d’eux, et je les redoute bien plus que tous les ducs etchevaliers d’Allemagne ou de toute autre nation, qui combattentcontre nous en faveur de l’empire, bien qu’il ne faille pasdédaigner les nouveaux renforts que, malheureusement pour nous, lecamp ennemi a reçus.

» À chaque fois que tu tenteras unesortie, tu auras le dessous ou tu seras mis en déroute. Si l’arméed’Afrique et d’Espagne a été défaite alors que nous étions seizecontre huit, que sera-ce maintenant que l’Italie et l’Allemagnesont alliées à la France, ainsi que le peuple d’Angleterre etd’Écosse, et que nous ne serons plus que six contre douze ?Que pouvons-nous attendre, sinon le blâme et la défaite ?

» Si tu t’obstines plus longtemps à cetteentreprise, tu perdras ici ton armée, et là-bas ton royaume. Si, aucontraire, tu te décides à retourner en Afrique, tu sauveras enmême temps et tes États et ce qui reste de nous. Abandonner Marsileserait indigne de toi, et chacun t’accuserait d’ingratitude. Maisil y a un moyen, c’est de faire la paix avec Charles. Il y trouverason profit tout aussi bien que toi.

» Cependant, si tu crois que ton honneurne te permette pas de demander la paix, toi qui as été le premieroffensé, et si la bataille te tient tellement au cœur que tuveuilles que ce soit elle qui décide du succès, examine au moinspar quel moyen tu peux rester vainqueur. Tu le seras probablement,si tu veux m’en croire, et si tu confies le soin de ta cause à unchevalier, et si ce chevalier est Roger.

» Je sais, et tu sais aussi, que notreRoger vaut, les armes à la main, non moins que Roland et queRenaud, et qu’aucun autre chevalier chrétien ne peut l’égaler. Maissi tu veux continuer une guerre générale, bien que sa vaillancesoit surhumaine, il ne pourra, à lui seul, valoir autant que touteune armée.

» Je crois, sauf ton avis, qu’il fautenvoyer dire au roi chrétien que, pour finir votre querelle, etpour faire cesser le carnage que vous faites, toi de ses sujets,lui des tiens, tu lui proposes de choisir un de ses plus hardisguerriers qui devra combattre en champ clos contre celui que tuauras choisi toi-même. Le sort de la guerre sera remis à ces deuxcombattants, jusqu’à ce que l’un soit victorieux, et que l’autrereste à terre.

» Qu’il soit convenu que celui des deuxqui perdra, rendra par cela même son roi tributaire de l’autre roi.Je ne crois pas que cette condition déplaise à Charles, encorequ’il ait actuellement l’avantage pour lui. J’ai une telleconfiance dans la vigueur des bras de Roger, que je suis sûr qu’ilsera vainqueur. Le droit est tellement pour nous, qu’il vaincra,même s’il a pour adversaire le dieu Mars. »

Par ces raisonnements et d’autres plusefficaces encore, Sobrin fait si bien, que sa proposition estadoptée. On choisit sur-le-champ ceux qui doivent la transmettre,et le jour même une ambassade va trouver Charles. Celui-ci, quiavait auprès de lui tant de guerriers accomplis, tient la victoirepour assurée, et confie sa défense au brave Renaud, dans lequel,après Roland, il avait le plus de confiance.

L’une et l’autre armée se montra égalementjoyeuse d’un semblable accord, car tous en avaient assez desfatigues du corps et de l’esprit. Chacun n’aspirait qu’à se reposerpendant le reste de sa vie ; chacun maudissait les colères etles fureurs qui les poussaient à des combats et à des dangers sanscesse renouvelés.

Renaud, très fier de voir que Charles a euplus de confiance en lui qu’en tout autre, se prépare joyeusement àla glorieuse entreprise dont on l’a chargé. Il fait peu de cas deRoger. Il ne croit vraiment pas qu’il puisse lui résister ;car il ne le considère pas comme son égal, bien qu’il ait occisMandricard en champ clos.

De son côté, bien que ce lui soit un grandhonneur d’avoir été choisi par son roi comme le meilleur parmi lesmeilleurs, dans une circonstance si grave, Roger se montre pleind’ennui et de tristesse. Ce n’est pas que la crainte lui fassebattre le cœur ; il ne tremblerait pas devant Renaud et Rolandréunis.

Mais Renaud a pour sœur sa chère et fidèleépouse, qui ne cesse de le presser et de le tourmenter par seslettres, comme si elle était fortement fâchée contre lui. Or, siaux anciens griefs qu’elle a contre lui, il ajoute celui d’avoiraccepté le combat avec son frère et de l’avoir mis à mort, il luideviendra tellement odieux, qu’il ne pourra plus jamaisl’apaiser.

Si Roger s’afflige en silence et songe avecangoisse à la bataille que malgré lui il sera forcé d’accepter, sachère femme pleure et se lamente, dès qu’elle a appris la nouvelle.Elle se frappe le sein, elle déchire sa chevelure dorée, ellemeurtrit ses joues inondées de larmes. Elle multiplie ses plainteset ses reproches ; elle appelle Roger ingrat, et traite sondestin de cruel.

Quelle que soit l’issue du combat, il ne peutque lui être un sujet de douleur. Elle ne veut pas admettre queRoger puisse périr dans cette entreprise ; à cette pensée, illui semble qu’on lui arrache le cœur. Mais si, en punition denombreuses fautes, le Christ a résolu la perte de la France, outreque son frère aura reçu la mort, son malheur, à elle, n’en sera queplus acerbe et que plus grand.

Elle ne pourra, sans encourir le blâme, lahonte et l’inimitié de tous les siens, revoir jamais son époux, nimême déclarer son mariage publiquement, ainsi qu’elle en a depuissi longtemps caressé nuit et jour l’idée dans son esprit. Telleétait leur situation à tous deux, qu’ils ne pouvaient retirer nitenir leur promesse sans avoir à s’en repentir.

Mais celle qui, dans l’adversité, n’avaitjamais manqué de prêter à Bradamante son fidèle appui, je veux direla magicienne Mélisse, ne put, sans en être touchée, entendre sesplaintes et ses cris de douleur. Elle vint la consoler et luipromit que, lorsqu’il en serait temps, elle trouverait moyend’arrêter ce combat qui faisait couler ses pleurs et lui causait untel souci.

Cependant Renaud et l’illustre Rogerapprêtaient les armes pour la bataille. Le choix en appartenait auchevalier champion de l’empire romain. Comme celui-ci, depuis laperte du brave destrier Bayard avait toujours voulu aller à pied,il fut convenu que l’on combattrait revêtu de la cuirasse et de lacotte de mailles, et armé de la hache et du poignard.

Soit hasard, soit prévoyance du sage et aviséMaugis, qui savait qu’aucune arme ne pouvait résister à Balisarde,on convint que les deux guerriers combattraient sans épée, ainsique je viens de le dire. Quant au lieu du combat, on tomba d’accordsur une grande plaine près des murs de l’antique cité d’Arles.

À peine la vigilante Aurore eut-elle mis latête hors de la demeure de Titon, pour annoncer le jour et l’heurefixés pour le combat, que des deux côtés s’avancèrent les hérautsd’armes chargés de dresser les tentes à égale distance despalissades, ainsi que deux autels.

Peu après, on vit sortir l’armée païenne,rangée en bataillons nombreux. Au milieu, somptueusement armé selonla mode barbaresque, s’avançait le roi d’Afrique. Il montait uncoursier bai, à la noire crinière, au front blanc, et aux deuxpieds de devant balsanés. Côte à côte avec lui, venait Roger,auquel l’altier Marsile n’avait pas dédaigné de servird’écuyer.

Marchant à ses côtés, le roi Marsile portaitle casque que Roger avait eu naguère tant de peine à arracher auroi de Tartarie, le casque célébré en de meilleurs chants que lesmiens, et que possédait, mille ans auparavant, le Troyen Hector.D’autres princes et d’autres barons s’étaient partagé le reste desarmes dont devait se servir Roger, et qui étaient richement ornéesde pierreries et d’or.

De son côté, Charles sortit de sesretranchements à la tête de ses gens d’armes, dans le même ordre etde la même façon que s’il était entouré de ses Pairs fameux, etRenaud marchait auprès de lui armé de toutes pièces, hormis lecasque du roi Mambrin, que portait le paladin Ogier le Danois.

Les deux haches d’armes étaient portées, l’unepar le duc Naymes, l’autre par Salomon, roi de Bretagne. D’un côtéCharles groupe tous les siens, de l’autre se tiennent ceuxd’Afrique et d’Espagne ; entre les deux armées un grand espaceest laissé libre pour les deux combattants, avec défense à toutautre d’y pénétrer sous peine de mort.

Après que le second choix des armes eut étéremis au champion de l’armée païenne, deux ministres de l’une etl’autre religion sortirent des rangs, portant les livres saints.Dans celui porté par notre ministre, était écrite la vie sublime duChrist ; l’autre était l’Alcoran. L’Empereur s’avança,l’Évangile en mains, le roi Agramant avec l’autre livre.

Arrivé à l’autel que ses gens lui avaientdressé, Charles leva les mains au ciel et dit : « Ô Dieu,qui as consenti à mourir pour racheter nos âmes de la mort ; ôDame, dont la vertu fut si précieuse, que Dieu voulut prendre detoi la forme humaine, et qui le portas neuf mois dans ton seinbéni, sans avoir perdu la fleur virginale ;

» Soyez-moi témoins de la promesse que jefais pour moi et pour mes successeurs au roi Agramant et à ceux quilui succéderont dans le gouvernement de ses États, de lui donnerchaque année vingt charges d’or pur si mon champion est aujourd’huivaincu. Je promets en outre de conclure, à partir de ce moment, unetrêve qui sera bientôt suivie d’une paix perpétuelle.

» Et si je manque à cela, que votreformidable colère à tous deux s’allume sur-le-champ, et se tournecontre moi seul et contre mes enfants, sans qu’aucun autre de ceuxqui sont ici présents en soit atteint ; de sorte qu’on puissevoir ce qu’il en coûte de vous manquer de parole. » En parlantainsi, Charles tenait la main sur l’Évangile, et les yeux fixés auciel.

Puis Agramant se lève à son tour, et s’avancevers l’autel que les païens avaient richement orné. Là, il jure quenon seulement il repassera la mer avec son armée, mais qu’il payeraencore un tribut à Charles, si Roger est vaincu en ce jour. Ilajoute que la paix sera éternelle entre eux, ainsi que Charlesvient de le dire.

De même que Charles, il invoque à haute voixle témoignage du grand Mahomet, sur le livre duquel il tient lamain étendue, et promet d’observer tout ce qu’il vient de dire.Puis, chacun s’étant retiré dans son camp respectif, c’est au tourdes deux champions à prêter serment, et voici dans quels termes ilsle font.

Roger promet que si son roi vient à troublerle combat, il ne consentira plus jamais à être son chevalier ni sonbaron, et se donnera tout entier à Charles. De son côté, Renaudjure que si son seigneur cherche à l’arrêter avant que lui ou Rogerne soit vaincu, il se fera chevalier d’Agramant.

Toutes ces cérémonies terminées, chacun seretire dans son camp et les trompettes ne tardent pas à donner, deleur voix claire, le signal du terrible combat. Voici que les deuxadversaires, pleins d’ardeur, s’abordent, calculant leurs pas avecla plus grande attention et le plus grand art. Voici que l’assautcommence ; le fer résonne contre le fer, et les coups portenttantôt en haut, tantôt en bas.

Ils se frappent tantôt à la tête, tantôt auxpieds, du manche ou du fer de leur hache, et cela avec une telleadresse, une telle rapidité, qu’on ne serait pas cru si on voulaitle raconter. Roger, qui combattait contre le frère de celle quipossédait son âme, mettait une telle hésitation à le frapper, qu’ilen parut manquer de vaillance.

Il était plus attentif à parer qu’à frapper,et ne savait lui-même ce qu’il voulait faire. Il eût été si désoléde tuer Renaud, qu’il eût préféré mourir lui-même. Mais je sens queje suis arrivé au point où il convient de suspendre mon récit. Vousapprendrez le reste dans l’autre chant, si dans l’autre chant vousvenez m’entendre.

Chant XXXIX

ARGUMENT. – Mélisse, au moyen d’unenchantement, fait qu’Agramant viole le pacte juré. Les deux arméesen viennent aux mains, et les Maures ont le dessous. – Astolpheaccomplit des prouesses en Afrique, et y crée une flotte. Sescompagnons et lui s’emparent de Roland, et Astolphe lui rend laraison. – Agramant s’étant embarqué avec ses troupes, rencontre laflotte chrétienne qui l’attaque.

 

La peine de Roger est véritablement plus dure,plus acerbe, plus forte que toute autre. Elle le fait souffrir decorps et plus encore d’esprit. Placé entre deux morts, il ne peutéviter l’une ou l’autre. S’il est vaincu par Renaud, il périra desa main ; s’il le terrasse, la mort lui viendra de son épouse.Il sait bien en effet que, s’il tue le frère de Bradamante, ilencourra la haine de celle-ci, et c’est ce qu’il redoute plus quele trépas.

Renaud, qui n’a point de semblablearrière-pensée, fait tous ses efforts pour obtenir la victoire. Ilbrandit sa hache d’un air impétueux et terrible, et dirige sescoups tantôt sur les bras, tantôt sur la tête de son adversaire. Lebrave Roger pare en faisant tournoyer sa hache. Il bondit de çà, delà, et quand il frappe, il a soin de choisir l’endroit où il ferale moins de mal possible à Renaud.

Le combat paraît par trop inégal à la plupartdes seigneurs païens. Roger met trop de mollesse dans l’attaque,tandis que le jeune Renaud le presse trop vivement. Le roi desAfricains contemple l’assaut d’un air fâché. Il soupire, murmure,et accuse Sobrin de l’avoir induit en erreur, et de lui avoir donnéun mauvais conseil.

Cependant Mélisse, vrai puits de science enfait d’enchantements ou de magie, avait quitté sa figure de femmepour prendre celle du grand roi d’Alger. Elle ressemblait àRodomont de geste et de visage ; elle était couverte de lapeau du dragon ; elle portait l’écu et l’épée semblables auxarmes dont il se servait d’habitude ; rien ne manquait à laressemblance.

Elle dirigea le démon auquel elle avait donnéla forme d’un cheval, vers le fils du roi Trojan qui se tenait toutsoucieux. D’une voix forte et d’un air courroucé, elle luidit : « Seigneur, c’est en vérité une faute trop grandeque d’avoir envoyé un jouvenceau inexpérimenté combattre contre unchevalier français si fort et si fameux, alors qu’il s’agit du sortet de l’honneur de l’Afrique.

» Ne laisse pas continuer plus longtempsce combat qui tournerait trop à notre détriment. Rodomont est avectoi ; ne crains donc pas qu’il te mésarrive d’avoir rompu tonpacte et ton serment. Que chacun fasse voir comment taille sonépée. Puisque je suis des vôtres, chacun de vous en vautcent. » Ces paroles font une telle impression sur Agramant,que, sans plus réfléchir, il se précipite en avant.

Croyant avoir avec lui le roi d’Alger, il sesoucie peu d’observer le pacte. Il n’aurait pas fait autant de casde l’arrivée à son camp de mille chevaliers. En un instant, on voitde tous côtés s’abaisser les lances et éperonner les destriers.Quant à Mélisse, après avoir engagé la bataille par sa feinteapparition, elle disparaît subitement.

Les deux champions qui voient la foule envahirl’arène, contre tout accord, contre toute promesse, cessent de secombattre, et suspendent leur querelle ; ils se jurentmutuellement de ne prendre parti ni d’un côté, ni de l’autre,jusqu’à ce que l’on sache formellement par qui le pacte a étérompu, si c’est par le vieux Charles ou par le jeune Agramant.

Tous deux renouvellent le serment d’avoir pourennemi celui qui aura manqué à sa foi. Cependant les guerriers desdeux camps s’agitent en tumulte ; l’un se porte en avant,l’autre lâche pied ; les uns se conduisent en lâches, lesautres se signalent parmi les plus vaillants. Tous montrent le mêmeempressement à courir, mais les uns courent en avant, tandis queles autres vont en arrière.

De même que le lévrier qui voit le gibier fuirdevant lui, sans qu’il puisse se joindre à la troupe des chiens,étant retenu par le chasseur, et qui se consume de rage, setourmente, se plaint, se désespère, aboie vainement, se débat ettire sur sa laisse, ainsi Marphise et sa belle-sœur restent uninstant indécises et comme retenues par l’indignation.

Jusque-là, elles avaient vu, dans la plainespacieuse, une proie si riche sans qu’elles pussent y porter lamain, retenues qu’elles étaient par le traité. Elles s’enplaignaient tout bas, et poussaient de vains soupirs. Maintenantqu’elles voient la trêve rompue, elles tombent joyeuses sur lesmasses africaines.

Marphise transperce, d’un coup de lance enpleine poitrine, le premier qu’elle rencontre. Le fer sort de deuxbrasses par le dos. Puis elle tire son épée, et, en moins de tempsque je ne le raconte, elle brise quatre casques comme s’ils étaientde verre. Bradamante ne produit pas un effet moindre. Sa lance d’orcouche à terre tous ceux qu’elle touche, sans cependant en occireun seul.

Les deux guerrières sont si près l’une del’autre, qu’elles peuvent être témoins de leurs exploitsréciproques. À la fin, elles se séparent, et se mettent à frappersur les Sarrasins partout où les emporte leur colère. Qui pourracompter tous les guerriers que la lance d’or envoie mesurer laterre ? Qui pourra dire combien de têtes l’épée terrible deMarphise sépare de leurs corps ?

Comme on voit, lorsqu’au souffle de vents plusdoux l’Apennin découvre ses épaules verdoyantes, deux torrentsfangeux s’ébranler en même temps, et suivre, en descendant, desroutes diverses ; déraciner le long de leurs rives escarpéesles rochers et les arbres géants ; entraîner jusqu’au fond desvallées les terres et les récoltes, et lutter à qui fera le plus dedégâts sur leur passage ;

Ainsi les deux magnanimes guerrières, courantà travers le camp par des routes différentes, produisent de grandsravages parmi les bataillons africains, l’une avec la lance,l’autre avec l’épée. Agramant a beaucoup de peine à retenir autourde leurs bannières ses gens qui prennent de tous côtés la fuite. Envain il s’informe, en vain il regarde autour de lui ; il nepeut savoir ce qu’est devenu Rodomont.

C’est à son instigation qu’il a rompu – il lecroit du moins – le traité pour lequel les dieux ont été pris àtémoin. Il se repent d’avoir été si prompt à l’écouter. Il ne voitpas non plus Sobrin. Ce dernier s’est retiré dans Arles, repoussanttoute complicité dans un tel parjure, dont à son avis la punitionva, le jour même, retomber sur Agramant.

Marsile, lui aussi, s’est réfugié dans laville, le cœur rempli d’indignation pour la foi violée. AussiAgramant se trouve-t-il en un grand péril, au milieu des Italiens,des Allemands et des Anglais que conduit l’empereur Charles, et quisont tous gens de haute valeur. Parmi eux, les paladins brillentcomme des pierreries dans une broderie d’or.

À côté des paladins, se font remarquer, commeles meilleurs chevaliers qu’on puisse voir au monde, Guidon lesauvage, au cœur intrépide, et les deux illustres fils d’Olivierdont je ne veux pas rappeler ici les mérites, vous les ayant déjàsignalés ailleurs. Ils égalent les deux guerrières en audace et enimpétuosité, et font un massacre infini des Sarrasins.

Mais, laissant pour un moment cette mêlée, jeveux passer la mer sans avoir besoin de navire. Je n’ai pas àm’occuper tellement des chevaliers de France, que j’en doiveoublier Astolphe. Je vous ai déjà raconté la faveur que lui avaitaccordée le saint Apôtre, et il me semble vous avoir dit aussi quele roi Branzardo et le roi des Algazers avaient levé une armée pourmarcher à sa rencontre.

Par leurs ordres, on avait levé, dans toutesles parties de l’Afrique, tous les gens qu’on avait pu, lesinfirmes aussi bien que les hommes valides. On faillit prendrejusqu’aux femmes. Agramant, dans son obstination à poursuivre savengeance, avait déjà, à deux reprises différentes, dépeuplél’Afrique. Peu de gens y étaient restés, et ceux qu’on avait purassembler formaient une armée sans courage et débile.

Ils le montrèrent bien ; à peineeurent-ils aperçu de loin les ennemis, qu’ils s’enfuirent à ladébandade. Astolphe les chassait, comme des troupeaux, devant sestroupes plus aguerries. Il joncha les champs de leurs cadavres, etpeu d’entre eux purent rentrer à Biserte. Le vaillant Bucifar restaprisonnier. Quant au roi Branzardo, il se réfugia dans laville,

Plus affligé de la prise de Bucifar que de laperte de tout le reste. Biserte était une grande ville ; sesremparts avaient besoin de grandes réparations, et Bucifar seulpouvait mener à bien cette entreprise. Il aurait payé cher pour leracheter. Pendant qu’il y songeait, tout soucieux et tout chagrin,il se souvint que, depuis plusieurs mois déjà, il retenaitprisonnier le paladin Dudon.

Le roi de Sarze l’avait fait prisonnier prèsdu rivage de Monaco, lors de sa première expédition. Depuis cetemps, Dudon, qui avait pour père Ogier le Danois, était resté encaptivité. Branzardo résolut de l’échanger contre le roi d’Algazer,et envoya un messager au capitaine des Nubiens, que ses espions luiavaient dit être Astolphe d’Angleterre.

Astolphe, en sa qualité de paladin,comprendrait qu’il était de son devoir de délivrer un paladin. Eneffet, aussitôt que le gentil duc apprit la nouvelle, il s’empressad’acquiescer à la proposition du roi Branzardo ; Dudon, unefois délivré, combla le duc de remerciements, et se mit à sadisposition pour toutes les choses concernant la guerre, soit surmer, soit sur terre.

Astolphe avait une armée immense, capable deconquérir sept royaumes comme celui d’Afrique. Se rappelant que lesaint vieillard lui avait ordonné d’arracher la Provence et lerivage d’Aigues-Mortes des mains des Sarrasins qui s’en étaientemparés, il choisit, parmi ceux de ses soldats qui lui parurent lemoins inaptes à la navigation, une nouvelle troupe aussi nombreuseque possible.

Puis, tenant ses deux mains pleines defeuilles de toute sorte, arrachées aux lauriers, aux cèdres, auxoliviers, aux palmiers, il vint au bord de la mer et les jeta dansles flots. Ô bienheureux ceux que le ciel chérit, grâce que Dieuaccorde rarement aux mortels ! ô l’étonnant miracle qui seproduisit avec ces feuilles, dès qu’elles eurent touchél’eau !

Elles grandirent hors de touteprévision ; elles se recourbèrent, s’allongèrent,s’alourdirent ; les veines qui les sillonnaient d’abord sechangèrent en madriers et en grosses traverses. La pointe garda saforme aiguë. En un mot, elles devinrent toutes des navires deformes diverses, de diverses qualités, selon qu’elles avaient étécueillies sur des arbres différents.

Ce fut vraiment un miracle de voir toutes cesfeuilles éparses se changer en fustes, en galères, en navires dehaut bord. Ce fut un miracle aussi que de les voir toutes pourvuesde voiles, de cordages et de rames, selon la nature de chaquevaisseau. Quant aux marins, le duc n’en manqua pas ; lesSardes et les Corses, dont le pays était voisin, lui fournirent desnochers, des patrons et des pilotes.

Les gens de toute sorte qui montèrent laflotte furent au nombre de vingt-six mille. Dudon leur fut donnépour capitaine. C’était un chevalier sage, aussi expérimenté surterre que sur mer. La flotte était encore mouillée le long durivage mauresque, lorsqu’arriva un navire chargé de prisonniers deguerre.

Il portait ceux que l’audacieux Rodomont avaitpris sur le pont dangereux où l’espace était si étroit pour jouter,ainsi que je vous l’ai déjà dit plusieurs fois. Parmi cesprisonniers se trouvait le cousin du comte, le fidèle Brandimart,Sansonnet et d’autres chevaliers d’Allemagne, d’Italie et deGascogne, dont je n’ai point à parler.

Le pilote, qui n’avait point aperçu la flotteennemie, entra dans la rade avec sa galère, laissant à plusieursmilles derrière lui le port d’Alger où il voulait primitivementaborder, et dont un vent violent avait détourné son navire. Ilcroyait arriver au milieu des siens et dans un lieu sûr, de mêmeque Progné rentrant à son nid babillard.

Mais, en apercevant l’aigle impériale, les lysd’or et les léopards, il pâlit comme celui qui a mis par mégarde lepied sur un serpent venimeux endormi sous l’herbe, et qui, saisid’épouvanté, se retire et fuit l’horrible bête gonflée de poison etde rage.

Il était trop tard pour fuir avec sesprisonniers. C’est ainsi que Brandimart, Olivier, Sansonnet, etbeaucoup d’autres, furent délivrés par le duc et par le filsd’Ogier qui les abordèrent d’un visage joyeux et ami. En revanche,celui qui les conduisait fut condamné à ramer sur la galère.

Comme je viens de vous le dire, les chevalierschrétiens furent bien accueillis par le fils d’Othon, qui leur fitdresser une riche table sous une tente, et leur fit donner toutesles armes qui leur étaient nécessaires. Par amitié pour eux, Dudondifféra son départ. Il pensait qu’un entretien avec de telschevaliers valait mieux pour lui que d’arriver un jour ou deux plustôt.

Il apprit par eux en quel état se trouvaientla France et Charles, et à quel endroit il devait plus sûrement etplus avantageusement aborder. Pendant qu’il écoutait les nouvellesqu’ils lui donnaient, on entendit s’élever une rumeur qui allait engrandissant, suivie du cri : Aux armes ! poussé avec unetelle force, qu’ils ne surent tout d’abord que penser.

Le duc Astolphe et la brillante compagnie aveclaquelle il tenait conversation, furent en un moment armés et enselle. Ils se dirigèrent en toute hâte là où s’élevaient les crisles plus perçants, s’informant sur leur chemin de la cause d’unetelle rumeur. Ils arrivèrent enfin à un endroit où ils virent unhomme tout nu et à l’air si féroce, qu’il tenait à lui seul tout lecamp en échec.

Il avait en main un bâton, dont il s’escrimaitavec tant de force et d’adresse, que chaque fois qu’il frappait, unhomme tombait en pire état que s’il eût été malade. Il en avaitdéjà assommé plus de cent, et l’on tirait de loin sur lui à coupsde flèche, car personne n’osait plus l’attaquer de près.

Dudon, Astolphe, Brandimart et Olivier,accourus en toute hâte, s’arrêtèrent, émerveillés de la forceprodigieuse et de la vaillance déployées par ce furieux. Soudain,ils virent venir au galop, sur un palefroi, une damoiselle vêtue denoir, qui courut à Brandimart, et, l’ayant salué, lui jeta en mêmetemps les bras autour du cou.

C’était Fleur-de-Lys, dont le cœur brûlaitd’un si grand amour pour Brandimart, qu’elle avait failli devenirfolle de douleur, quand il avait été fait prisonnier à l’attaque dupont. Ayant appris par le païen qui l’avait capturé, qu’il avaitété envoyé dans la ville d’Alger avec beaucoup d’autres chevaliers,elle avait traversé la mer.

Comme elle cherchait les moyens de passer enAfrique, elle avait trouvé à Marseille un navire venant du Levant,et qui portait un vieux chevalier au service du roi Monodant. Cevieux serviteur avait parcouru un grand nombre de provinces, errantsur mer et sur terre, à la recherche de Brandimart. Il avait apprisen chemin qu’il le trouverait en France.

Ayant reconnu Bardin, le même qui jadis avaitenlevé à son père le jeune Brandimart et l’avait élevé à la Rochedes Bois, Fleur-de-Lys apprit de lui les motifs de son voyage, etlui racontant à son tour comment Brandimart était passé en Afrique,elle l’avait décidé à s’embarquer avec elle.

Dès qu’ils furent à terre, ils apprirentqu’Astolphe assiégeait Biserte. On leur dit, mais non d’une manièrecertaine, que Brandimart était auprès de lui. À cette nouvelle,Fleur-de-Lys s’était empressée d’accourir, comme on vient de levoir, et son allégresse indiquait combien avait été grande sonangoisse passée.

Le gentil chevalier, non moins joyeux derevoir sa fidèle et chère épouse qu’il aimait plus que toute autrechose au monde, la serra dans ses bras, et lui fit le plus douxaccueil. Il ne pouvait se rassasier de la couvrir de baisers.Enfin, levant les yeux, il aperçut Bardin qui était venu avec ladame.

Tendant les mains vers lui, il courutl’embrasser, et lui demanda en même temps pourquoi il étaitvenu ; mais le désordre qui régnait dans le camp ne lui permitpas d’entendre la réponse. Chacun fuyait devant le bâton que lefou, tout nu, faisait tournoyer pour s’ouvrir un passage.Fleur-de-Lys, l’ayant regardé au visage, cria à Brandimart :« C’est le comte ! »

En même temps, Astolphe qui était aussiaccouru, comprit, à certains signes que lui avaient révélés lesdivins vieillards dans le paradis terrestre, que c’était en effetRoland. Sans ces deux circonstances, il eût été impossible dereconnaître le noble prince qu’une longue folie avait rendu plussemblable à une bête brute qu’à un homme.

Astolphe, le cœur ému de pitié, se retourne enpleurant, et dit à Dudon qui était près de lui, ainsi qu’àOlivier : « C’est Roland ! » Ceux-ci fixantattentivement les regards sur le fou, finissent par le reconnaître,et se sentent remplis d’étonnement et de pitié en le retrouvantdans un tel état.

La plupart de ces seigneurs pleuraient,tellement leur douleur était forte : « Ce n’est pas lemoment de pleurer sur lui, – leur dit Astolphe, – mais bien detrouver le moyen de le rappeler à la raison. » Et aussitôt ildescend de cheval. Brandimart, Sansonnet, Olivier et Dudon en fontautant, et tous s’avancent en même temps vers le neveu de Charles,dans l’intention de le saisir.

Roland, se voyant entouré, brandit son bâtonen fou, en désespéré. Il en assène un coup terrible à Dudon qui, latête protégée par son écu, cherche à s’approcher de lui. Si Oliviern’avait pas amorti le coup avec son épée, le bâton aurait brisél’écu, le casque, la tête et le buste.

L’écu seul est brisé, et le coup s’abat sur lecasque comme une tempête ; Dudon tombe à terre. Au mêmemoment, Sansonnet, du tranchant de son épée, porte un tel coup, quele bâton est coupé net à plus de deux brasses. Brandimart saisit lecomte par derrière et le serre aussi fortement qu’il peut dans sesdeux bras, tandis qu’Astolphe le saisit par les jambes.

Roland se débat, et envoie rouler l’Anglais àdix pas ; mais il ne peut faire lâcher prise à Brandimart quil’étreint avec une force nouvelle. Olivier s’étant un peu tropapproché, il lui applique un coup de poing si rude et si violent,qu’il le renverse pâle et sans vie, et rendant le sang par le nezet par les yeux.

Et si ce n’eût été le casque excellentqu’avait Olivier, ce coup de poing l’aurait tué. Quoi qu’il ensoit, il tombe comme s’il allait rendre son âme à Dieu. Dudon etAstolphe se sont relevés ; le premier a la figure tout enflée.Tous deux se joignent à Sansonnet dont le beau coup d’épée vient debriser en deux le bâton, et tous se jettent ensemble surRoland.

Dudon l’étreint vigoureusement par derrière,tout en cherchant à le renverser avec le pied. Astolphe et lesautres l’ont pris par les bras. À eux tous, ils ne peuvent encorele contenir. Celui qui a vu le taureau auquel on donne la chassecourir en mugissant, emportant avec lui, sans pouvoir s’endébarrasser, les chiens féroces pendus à ses oreilles,

Pourra se faire une idée de Roland entraînantavec lui tous ces guerriers. Cependant, Olivier se relève del’endroit où le formidable coup de poing l’avait étendu. Il voitcombien il sera difficile de mettre le projet d’Astolphe àexécution. Soudain, il imagine un moyen pour faire tomber Roland,et ce moyen lui réussit en effet.

Il se fait apporter plusieurs cordesauxquelles il fait faire des nœuds coulants que l’on passe auxjambes et aux bras du comte, puis il donne le bout des cordes àtenir à plusieurs des assistants. Grâce à ce moyen, employé par lemaréchal-ferrant pour renverser les chevaux et les bœufs, Rolandest enfin couché à terre.

Dès qu’il est renversé, tous se jettent surlui, et lui lient fortement les pieds et les mains. Roland se débatavec fureur, mais tous ses efforts sont vains. Astolphe ordonnequ’on l’emporte, afin de procéder à sa guérison. Dudon, le plusvigoureux de tous, le charge sur ses épaules, et le porte surl’extrême bord de la mer.

Astolphe le fait laver sept fois et le faitplonger sept fois dans l’eau, jusqu’à ce que sa figure et tout soncorps soient débarrassés de la saleté qui les recouvre. Puis, aumoyen de certaines herbes cueillies à cet effet, il lui fait fermerhermétiquement la bouche, ne voulant le laisser respirer que par lenez.

Astolphe avait fait apporter la fiole danslaquelle était renfermé le bon sens de Roland. Il la lui met sousle nez, de façon qu’en respirant, il la vide entièrement. Ômerveille ! la raison revient à Roland comme avant safolie ; son intelligence renaît dans ses paroles, plus lucideet plus nette que jamais.

Comme celui qui, après avoir été plongé dansun sommeil lourd et pénible, où il a vu en songe des monstres auxformes horribles qui n’existent pas et qui ne sauraient exister,une fois maître de ses sens et réveillé, s’étonne encore de sonrêve étrange et confus, ainsi Roland, guéri de sa folie, resteétonné et stupéfait.

Pensif, il regarde Brandimart, le frère de labelle Aude, et celui qui lui a remis son bon sens dans la tête, etne s’explique pas comment et depuis quand il est là. Il tourne lesyeux de côté et d’autre, et ne peut comprendre où il est. Ils’étonne de se voir nu et garrotté des pieds à la tête.

Puis, comme autrefois Silène à ceux quil’avaient surpris dans une grotte obscure, il dit :Déliez-moi, d’un air si calme, avec un regard si tranquille, qu’ons’empresse de le délier et de lui passer des vêtements qu’on a eusoin de préparer. Tous s’efforcent d’apaiser la douleur quis’empare de lui au souvenir de son erreur passée.

À peine Roland est-il revenu dans son premierétat, plus sage et plus sain d’esprit que jamais, qu’il se sentguéri de son amour. Celle qui lui semblait naguère si belle et sicharmante, celle qu’il avait tant aimée, ne lui paraît plus qu’uneméprisable et vile créature. Tous ses vœux, tous ses désirs netendent plus qu’à regagner ce que l’amour lui a fait perdre.

Cependant Bardin apprit à Brandimart que sonpère Monodant était mort, et qu’il venait lui offrir le trône, dela part de son frère Gigliant et des populations qui habitentl’archipel et les rivages du Levant. Il n’était pas au monde deroyaume plus riche, plus peuplé, plus agréable.

Il lui dit, entre autres raisons, que lapatrie était une douce chose, et qu’une fois qu’il en aurait goûté,il prendrait à tout jamais en haine la vie errante. Brandimart luirépondit qu’il voulait servir Charles et Roland pendant toute cetteguerre, et que s’il pouvait en voir la fin, il songerait ensuitebien mieux à ses propres affaires.

Le jour suivant, le fils d’Ogier le Danois mità la voile pour la Provence. Après son départ, Roland se renfermaavec le duc, et apprit de lui où en étaient les hostilités. Puis ilfit bloquer complètement Biserte, tout en laissant l’honneur de lavictoire au duc anglais. Mais celui-ci ne faisait rien qu’aprèsavoir pris les instructions du comte.

De quelle façon s’entendirent-ils pour donnerl’assaut à Biserte, de quel côté et à quel moment la ville fut-elleassaillie ; comment fut-elle prise à la première attaque, etquelle fut la part de Roland dans ce glorieux fait d’armes ;si je ne vous le dis pas tout de suite, ne vous en tourmentez pas,car je ne tarderai pas à y revenir. Qu’il vous plaise pour lemoment de savoir comment les Français donnèrent la chasse auxMaures.

Le roi Agramant se vit abandonné quasi de tousses soldats en ce péril extrême. Marsile, ainsi que le roi Sobrin,était rentré dans la ville, avec un grand nombre de troupespaïennes, mais ne se croyant pas en sûreté derrière les murailles,ils s’étaient réfugiés sur la flotte, et leur exemple avait étésuivi par une foule de chefs et de chevaliers maures.

Cependant Agramant soutint le combat jusqu’àce que, la résistance n’étant plus possible, il fût obligé debattre en retraite, et de rentrer dans la ville par la porte lamoins éloignée. Rabican le poursuivait de près, excité parBradamante, qui brûlait de se venger, par sa mort, de ce qu’il luiavait tant de fois enlevé son Roger.

Marphise avait le même désir dans le but detirer une vengeance tardive du meurtre de son père. Elle enfonçaitses éperons dans le ventre de son destrier. Mais ni l’une nil’autre n’arriva à temps. Le roi put entrer dans la ville, et de làse réfugier sur la flotte.

Comme deux belles et ardentes léopardes, quiont rompu leur laisse, et qui, après avoir en vain poursuivi lescerfs ou les daims légers, s’en reviennent la tête basse, etpleines de dépit, ainsi s’en revinrent en soupirant les deuxdonzelles, lorsqu’elles eurent vu le païen disparaître sain etsauf.

Elles ne s’arrêtent point pour cela ;mais elles se jettent dans la foule des autres fuyards, renversantde çà de là, à chaque botte, nombre de gens qui ne se relevèrentplus jamais. Les malheureux ne pouvaient même pas trouver leursalut dans la fuite, Agramant ayant, pour sa propre sécurité, faitfermer la porte qui donnait sur le camp,

Et rompre tous les ponts sur le Rhône.Ah ! plèbe infortunée, lorsque tu n’es plus utile au tyran,l’on te traite comme un troupeau de moutons et de chèvres !Les uns se noient dans le fleuve et dans la mer, les autresrougissent les sillons de leur sang. Un grand nombrepérirent ; fort peu furent faits prisonniers, car la plupartn’auraient pu payer de rançon.

Dans cette bataille suprême, le nombre desmorts fut si grand de part et d’autre – quoique cependant lespertes des Sarrasins eussent été beaucoup plus considérables, grâceà Bradamante et à Marphise – qu’on en voit encore les traces en cetendroit. Tout autour d’Arles, la campagne, où le Rhône forme commeun lac, est couverte de tombes.

Cependant le roi Agramant avait fait prendrele large à ses plus gros navires, laissant quelques-uns des pluslégers à la disposition de ceux qui pourraient se sauver. Il yresta pendant deux jours, soit pour recueillir ceux qui pourraientse sauver, soit parce que les vents étaient contraires etmauvais ; le troisième jour, il mit à la voile, croyantpouvoir retourner en Afrique.

Le roi Marsile, ayant grand’peur que l’Espagnene payât les frais de la guerre, et que l’horrible tempête nes’abattît en dernier lieu sur ses États, se transporta en toutehâte à Valence, où il fit sur-le-champ réparer châteaux etforteresses, et presser les préparatifs de la guerre qui devait parla suite amener sa ruine et celle de ses amis.

Agramant faisait voile vers l’Afrique avec desnavires mal armés et presque vides d’équipages. Les rares soldatsqu’elle ramenait, se lamentaient de ce que les trois quarts d’entreeux étaient restés en France. Les uns traitaient le roid’orgueilleux, les autres l’appelaient cruel, d’autres lequalifiaient de fou, et, comme il advient en pareil cas, tous lemaudissaient en secret. Mais la crainte qu’ils en ont les faitrester cois.

C’est à peine si parfois deux ou trois amis,sûrs de leur discrétion, épanchaient entre eux leur colère et leurrage. Toutefois le malheureux Agramant s’imaginait encore quechacun l’aimait et le plaignait, car il ne voyait autour de lui quedes visages composés, et n’entendait jamais que des parolesd’adulation mensongère.

On avait conseillé au roi africain de ne pasaborder à Biserte, car on avait la nouvelle certaine que le port ettout le littoral étaient au pouvoir de l’armée nubienne. Il feraitbien, en conséquence, de s’en éloigner assez pour que ledébarquement ne fût pas inquiété. Une fois à terre, il se porteraità droite, au secours de son malheureux peuple.

Mais son destin implacable ne lui permit pasd’exécuter un projet si sage. Il lui fit rencontrer la flotte,miraculeusement formée avec des feuilles d’arbre, et qui s’envenait, fendant les ondes, du côté de la France. Pour comble demalechance, la rencontre eut lieu pendant la nuit, par un tempsnébuleux, obscur et triste, alors que la flotte d’Agramant était leplus en désordre.

Aucun espion n’avait prévenu Agramantqu’Astolphe envoyait à sa rencontre une flotte si considérable.Quand bien même on le lui aurait dit, il n’aurait jamais cru que,d’un seul rameau, il eût pu tirer cent navires. Il s’avançait doncsans crainte, et ne pouvait s’imaginer que quelqu’un fût assezaudacieux pour lui barrer le passage. Il n’y avait ni garde, nivigie dans les huniers, pour signaler les navires en vue.

De sorte que les bâtiments confiés parAstolphe à Dudon, et qui étaient montés par des soldats intrépides,ayant un soir aperçu la flotte d’Agramant, se dirigèrent droit surelle, et purent l’assaillir à l’improviste. Dès qu’à leur accentils eurent reconnu que c’étaient bien des Maures, c’est-à-direleurs ennemis, les gens de Nubie jetèrent les grappins, ettendirent les chaînes.

Poussés par un vent favorable, les lourdsnavires de Dudon abordèrent ceux des Sarrasins avec une telleimpétuosité, qu’ils en coulèrent un grand nombre au premier choc.Puis on commença à lancer le fer, le feu et d’énormes pierres en sigrande quantité, que la mer n’avait jamais vu tempête pareille.

Les gens de Dudon, redoublant d’ardeur et deforce à la pensée que l’heure était enfin venue de venger sur lesSarrasins plus d’un méfait, faisaient pleuvoir sur leursadversaires, de près et de loin, une telle masse de projectiles,que la flotte d’Agramant ne savait comment s’en préserver. Un nuagede flèches fondait sur elle, tandis que sur les flancs elle étaitassaillie à coups d’épées, de grappins, de piques et de haches.

De gros rochers, lancés par de puissantesmachines, retombaient d’une grande hauteur sur les navires ennemis,fracassant les poupes et les proues, entr’ouvrant les coques où lamer se précipitait par de larges ouvertures. Mais les plus grandsdommages étaient causés par les incendies, prompts à s’allumer, etdifficiles à éteindre. La chiourme infortunée, voulant fuir cegrand péril, retombait dans un péril plus grand.

Les uns, chassés par le fer de l’ennemi, sejetaient dans la mer où ils se noyaient : les autres, jouant àtemps des pieds et des bras, essayaient de se sauver tantôt dansune barque, tantôt dans une autre. Mais celles-ci, déjà tropchargées, les repoussaient impitoyablement, et la main desmalheureux qui avaient déjà saisi le bord était tranchée d’un coupde hache et restait accrochée au bateau, tandis que le reste ducorps retombait dans les flots qu’il rougissait de son sang.

D’autres, après avoir espéré se sauver à lanage, voyant que personne ne venait à leur secours, et sentant laforce et l’haleine leur manquer, bravaient les flammes qu’ilsavaient fui tout d’abord. La crainte de se noyer leur faisaitsaisir quelque morceau de bois enflammé, et pour fuir un genre demort, ils s’exposaient à deux.

D’autres enfin, pour échapper à l’épée et à lahache de l’ennemi levées sur leur tête, se précipitaient en vaindans la mer ; les pierres et les flèches ne leur laissaientpas le temps de gagner le large. Mais peut-être serait-il utile etsage de finir là mon chant, pendant qu’il vous intéresse encore,plutôt que de le poursuivre jusqu’à ce qu’il vous ennuie.

Chant XL

ARGUMENT. – La flotte d’Agramant ayant étébattue et brûlée, les chrétiens assiègent Biserte qui est prised’assaut, mise au pillage et livrée aux flammes. Agramant seréfugie à Lampéduse avec Sobrin. Ayant trouvé Gradasse dans cetteîle, ils arrêtent tous les trois le projet de défier Roland et deuxautres chevaliers chrétiens au combat. Roland accueille volontierscette offre, et choisit pour compagnons Brandimart et Olivier. –Entre temps, Roger, retournant à Arles, délivre sept rois africainsque Dudon conduisait prisonniers, et en vient aux mains avec cedernier.

 

Il serait trop long de m’appesantir sur lesdiverses péripéties de ce combat naval. Il me semble du reste quevous les décrire, à vous, magnanime fils de l’invincible Hercule,ce serait, comme on dit, porter des vases à Samos, des chouettes àAthènes et des crocodiles en Égypte. Alors que je ne puis vous enparler que d’après ouï-dire, vous, seigneur, vous en voyez et vousen faites voir aux autres d’admirables.

Vous donnâtes, comme sur un théâtre, un grandspectacle à votre peuple fidèle, la nuit et le jour où vous luimontrâtes la flotte ennemie écrasée, à l’embouchure du Pô[25], entre le fer et le feu. Vos sujetspurent entendre les cris et les plaintes, et contempler les ondesteintes de sang humain. Vous vîtes, et vous fîtes voir de combiende manières on peut trouver la mort dans ce genre de combat.

Quant à moi, je ne pus le voir, car depuis sixjours j’étais parti, et j’allais, changeant de voiture, d’heure enheure, me jeter en toute hâte aux pieds sacrés du grand Pasteur,pour lui demander secours. Vous n’eûtes besoin, il est vrai, ni decavaliers ni de fantassins, car pendant ce temps vous brisâtes sibien les griffes et les dents du Lion d’or, que depuis ce jour jene l’ai plus entendu rugir.

Mais Alphonse Trotto qui assistait à labataille, ainsi qu’Annibal et Pierre Moro, Affranio, Albert, lestrois Ariostes, le Bagno, et le Zerbinetto, me la racontèrent avecde si grands détails, que j’en eus une parfaite connaissance. Legrand nombre de drapeaux que je vis plus tard suspendus aux voûtesdu temple, et les milliers de galères et de vaisseaux captifs surces rives, me confirmèrent leur récit.

Tous ceux qui furent témoins des incendies,des naufrages, des massacres multiples que vous fîtes éprouver à laflotte ennemie, jusqu’à ce que le dernier vaisseau fût pris, dignevengeance de nos palais brûlés, pourront s’imaginer les pertes etle désastre essuyés par la malheureuse armée d’Agramant, assaillieen pleine mer par Dudon, pendant une nuit obscure.

Il était nuit, et quand l’âpre bataillecommença, c’est à peine si l’on pouvait distinguer les objets. Maisquand le soufre, la poix et le bitume, répandus à profusion, eurentallumé une flamme dévorante aux flancs des navires et des galèresmal défendus, chacun voyait si clairement autour de lui, que lanuit parut changée en jour.

Agramant, trompé par l’obscurité, avait faitassez peu de cas de la flotte ennemie ; ne croyant pas avoir àfaire à un si grand nombre de navires, il pensait pouvoir leurrésister. Mais quand les ténèbres furent dissipées et qu’il vit –ce qu’il ne croyait pas tout d’abord – que les vaisseaux ennemisétaient deux fois plus nombreux que les siens, il changea bien vited’avis.

Montant, avec des serviteurs dévoués, sur labarque la plus légère qu’on pût trouver, et dans laquelle il avaitfait placer Bride-d’Or et ce qu’il avait de plus précieux, il seglissa silencieusement entre les navires, jusqu’à ce qu’il setrouvât en sûreté, loin des siens que Dudon continuaitd’exterminer. Pendant que les malheureux étaient brûlés par le feu,engloutis dans les flots et détruits par le fer, lui, qui étaitcause de leur perte, s’enfuyait sain et sauf.

Agramant fuyait, ayant avec lui Sobrin. Il seplaignait de n’avoir pas voulu le croire quand il avait prévu, avecle coup d’œil d’un devin, les malheurs qui étaient arrivés. Maisrevenons au paladin Roland qui conseillait à Astolphe de détruireBiserte avant qu’elle fût secourue, de sorte qu’elle ne pût jamaisplus guerroyer contre la France.

Le camp fut publiquement prévenu de se tenirprêt pour le troisième jour. En prévision d’une attaque, Astolpheavait conservé avec lui un grand nombre de navires, car il ne lesavait pas tous donnés à Dudon. Il en donna le commandement àSansonnet, aussi bon guerrier sur mer qu’en terre ferme. Celui-civint se poster en face de Biserte, à un mille environ du port, oùil fit jeter l’ancre.

En vrais chrétiens, Astolphe et Roland, qui nese lançaient jamais dans aucun péril sans avoir imploré Dieu,firent ordonner dans toute l’armée des prières publiques et desjeûnes. Ils firent prévenir qu’au troisième jour, au signal donné,chacun se tînt prêt à donner l’assaut à Biserte, qui, une foisprise, serait livrée au sac et à l’incendie.

En conséquence, après que les abstinences etles prières eurent été scrupuleusement observées, les parents, lesamis, et ceux qui se connaissaient entre eux, commencèrent às’inviter réciproquement. Quand ils eurent restauré leurs corpsfatigués et épuisés par le jeûne, ils s’embrassèrent en pleurant,ainsi qu’on fait quand on se sépare de ses plus chers amis pouraller en voyage.

Dans Biserte, les prêtres sacrés, mêlant leurssupplications à celles de la population plaintive, se frappaient lapoitrine, et versaient des torrents de larmes, et invoquaient leurMahomet, qui ne les entendait pas. Que de veilles, que d’offrandes,que de promesses furent faites dans chaque famille, ainsi quepubliquement dans les temples, au pied des autels et des statues,afin d’éterniser le souvenir de leurs périls extrêmes !

Après que le peuple eut été béni par le Cadi,chacun prit les armes, et courut aux remparts. La belle Auroreétait encore étendue dans son lit, auprès de son époux Tython, etle ciel était plongé dans l’obscurité, lorsque Astolphe d’un côté,Sansonnet de l’autre, donnèrent l’ordre de prendre les armes ;puis, au signal donné par le comte, on assaillit Biserte avecimpétuosité,

Biserte était baignée de deux côtés par lamer ; le reste de la ville s’étendait dans l’intérieur desterres. Ses murs avaient été jadis très solidement construits. Maisils étaient anciens, et l’on n’avait pu y faire que fort peu deréparations, car Branzardo, contraint de s’y réfugier, manquait nonseulement d’ingénieurs et d’ouvriers, mais du temps nécessaire.

Astolphe enjoint au roi des Nègres de faireassaillir les merlons et les créneaux par ses frondeurs et sesarchers, de telle façon que les assiégés ne puissent s’y montrer.Cela permet à ses fantassins et à ses cavaliers, chargés depierres, de poutres, de fascines et d’autres matériaux, d’arriversains et saufs jusqu’au pied des remparts.

Les fascines et les pierres passent de main enmain ; chacun jette sa charge dans les fossés dont on avaitdétourné l’eau dès la veille, de sorte qu’on en pouvait voir lefond fangeux. Les fossés ne tardent pas à se combler jusqu’auniveau de la campagne. Astolphe, Roland et Olivier se préparent àescalader les murailles avec leur infanterie.

Les Nubiens, impatients de tout retard, etpoussés par l’espoir du pillage, s’avancent, sans se soucier dudanger. Abrités sous leurs boucliers formant tortue, ils portentles béliers et les autres instruments propres à faire brèche dansles tours, et à rompre les portes élevées. En un clin d’œil ilssont aux remparts, mais les Sarrasins ne se laissent pointsurprendre.

Faisant pleuvoir, comme une tempête, le fer,le feu, les merlons et les créneaux, ils brisent, entr’ouvrent letoit formé par les boucliers, ainsi que les pièces des machines aumoyen desquelles les assiégeants cherchent à leur nuire. Tant quedure l’obscurité, les troupes chrétiennes ont fort àsouffrir ; mais dès que le soleil est sorti de sa richedemeure, la Fortune tourne le dos aux Sarrasins.

De tous les côtés à la fois, du côté de la mercomme sur la terre ferme, le comte Roland fait renforcer lestroupes qui montent à l’assaut. Sansonnet, dont la flotte estrestée au large, entre dans le port et s’adosse au rivage. De là,il attaque vigoureusement les murs de la ville à coups de fronde etde flèches. En même temps, il fait préparer les échelles et tout cequi est nécessaire pour monter à l’assaut.

Du côté où la ville s’enfonce dans les terres,Olivier, Roland, Brandimart, et celui qui a naguère montré tantd’audace en s’élevant dans les airs, livrent une âpre et rudebataille. Chacun d’eux s’avance à la tête d’une partie de l’arméequ’ils ont divisée en quatre. L’un s’attaque aux remparts, l’autreaux portes, les autres ailleurs ; tous donnent des preuveséclatantes de courage.

On peut ainsi bien mieux juger de la valeur dechacun, que s’ils étaient confondus dans les rangs, car milleregards sont fixés sur eux, et peuvent voir quel est celui quiremporte le premier prix ou qui se signale entre tous. Les tours enbois sont amenées sur des chariots ; les éléphants portentd’autres tours semblables qui dominent ainsi les créneaux desremparts.

Brandimart accourt ; il applique uneéchelle au mur, y monte et excite les autres à l’imiter. Une fouleintrépide le suit, rassurée par celui qu’elle voit à sa tête.Personne ne regarde et n’a souci de savoir si l’échelle pourrasupporter un poids si considérable. Brandimart ne voit quel’ennemi. Tout en combattant, il monte et finit par saisir uncréneau.

Il s’y cramponne des pieds et des mains, sautesur les remparts et fait tournoyer son épée. Il heurte, ilrenverse, il fend, il perfore, il écrase tout ce qu’il rencontre,et fait mille prouesses. Soudain, l’échelle se brise sous le poidstrop lourd qu’elle porte, et tous les assaillants, sauf Brandimart,retombent pêle-mêle dans les fossés.

L’audace du chevalier n’en est pasdiminuée ; il ne songe nullement à reculer, bien qu’il ne sevoie plus suivi par aucun des siens, et qu’il soit en butte à tousles efforts des assiégés. Plusieurs de ses soldats lui crient –mais il ne veut pas les écouter – de revenir sur ses pas. Ils’élance d’un bond dans la ville, du haut des remparts, de plus detrente brasses d’élévation.

Comme s’il fût tombé sur de la plume ou de lapaille, il touche terra sans se faire aucun mal. Il frappe, iltaille, il transperce tout ce qui est devant lui. Il se rue àdroite et à gauche, et met ses adversaires en fuite. Ceux dudehors, qui l’ont vu sauter à l’intérieur des remparts, tremblentqu’il ne soit pas secouru à temps.

Une longue rumeur éclate dans tout lecamp ; elle court de bouche en bouche ; elle s’élèvecomme un immense murmure. La nouvelle se répand de toutesparts ; chacun la raconte à sa façon en exagérant le danger.Sans arrêter un instant ses ailes rapides, elle arrive aux oreillesde Roland, du fils d’Othon et d’Olivier, occupés à livrer l’assautsur plusieurs points différents.

Ces guerriers, et surtout Roland, qui aimentBrandimart, le tiennent en grande estime. Comprenant que, s’ilstardent à le secourir, ils auront à regretter la perte d’un siillustre compagnon d’armes, ils saisissent les échelles etescaladent de tous côtés les remparts, avec un visage si fier, sialtier, avec un air si résolu, si vaillant, que leurs regards fonttrembler les ennemis.

Lorsque, sur la mer qui frémit sous latempête, les ondes assaillent le téméraire navire, et, dans leurrage dédaigneuse, cherchent à l’envahir tantôt par la proue, tantôtpar ses parties basses, le pâle nocher soupire, gémit, et, perdantla tête, ne sait plus ce qu’il doit faire pour éviter le danger.Une vague plus forte arrive enfin, pénètre dans le navire, ettoutes les autres se précipitent derrière elle.

De même, une fois que les trois chevaliers sesont établis sur les remparts, le passage ouvert par eux est assezlarge pour que les assaillants, qui montent par mille échelles,puissent les suivre à couvert. Pendant ce temps, des brèches ontété pratiquées en plusieurs endroits, et l’on peut, de diverscôtés, porter secours à l’audacieux Brandimart.

On sait avec quelle fureur l’orgueilleux roides fleuves s’ouvre un âpre sentier dans les champsd’Ocnus[26], alors qu’il a rompu ses digues. Ilentraîne les sillons fertiles et les récoltes ; il emporte destroupeaux entiers avec le berger et ses chiens, et les poissons sejouent entre les branches des ormes, là où les oiseaux seulsvoltigent d’habitude.

C’est avec une fureur pareille, que la fouleimpétueuse des assiégeants se précipite le fer au poing, l’œilardent, par toutes les brèches des remparts, pour livrer à ladestruction la population si mal défendue. Les meurtres, lesrapines, les violences envers les personnes et les propriétésportent en un instant la ruine dans la riche et triomphante cité,naguère la reine de toute l’Afrique.

Les rues sont encombrées de morts ; lesang des innombrables blessés forme un marais plus profond et plussinistre que celui qui entoure la cité de Dite. L’incendie, sepropageant d’édifice en édifice, dévore les palais, les portiqueset les mosquées. Les maisons vides et pillées retentissent depleurs, de hurlements et de plaintes.

On voit les vainqueurs en sortir, chargés debutin ; les uns emportent de beaux vases et de richesvêtements, les autres ont dérobé l’argenterie consacrée aux Dieux.Ceux-ci entraînent les enfants, ceux-là les mères éplorées. Milleturpitudes, mille injustices sont commises, sans que Roland et leduc d’Angleterre qui en apprennent la plus grande partie, puissentles empêcher.

Bucifar d’Algazera succombe sous les coups duvaillant Olivier. Le roi Branzardo, ayant perdu tout espoir, se tuede sa propre main. Folvo, après avoir reçu trois blessures dont ildevait mourir peu après, est fait prisonnier par le duc du Léopard.C’était à eux trois qu’Agramant, à son départ, avait confié lagarde de ses États.

Cependant Agramant, qui a réussi à échapper audésastre de sa flotte et s’est enfui avec Sobrin, aperçoit de loinune immense flamme s’élever sur le rivage ; il pleure ets’apitoie sur le sort de Biserte. Mais quand il reçoit la nouvellecertaine de la destruction de sa ville, sa première pensée est dese donner la mort. Il l’aurait fait si le roi Sobrin ne l’avaitretenu.

Sobrin lui disait : « Seigneur,quelle victoire serait plus agréable à tes ennemis que la nouvellede ta mort, grâce à laquelle ils espéreraient jouir désormaistranquillement de leurs conquêtes en Afrique ? En vivant, tuleur enlèves cette joie, et tu les laisses dans une craintecontinuelle. Ils savent bien qu’ils ne peuvent rester longtempsmaîtres de l’Afrique, si ce n’est par ta mort.

» En mourant, tu prives tes sujets duseul bien qui leur reste, l’espérance ! Si tu vis, j’ai laconviction que tu les délivreras, et qu’après tant de désastres,les jours de fête reviendront. Si tu meurs, ils resteront captifs,et l’Afrique sera pour toujours malheureuse et tributaire. Donc,seigneur, si ce n’est pour toi, vis au moins pour ne pas augmenterle malheur des tiens.

» Tu peux être certain d’avoir dessoldats et des subsides de ton voisin le Soudan d’Égypte, qui nesaurait voir avec plaisir le fils de Pépin devenir si puissant enAfrique. Ton parent Norandin accourra, à la tête de forcesimposantes, pour te remettre en possession de ton royaume. LesArméniens, les Turcs, les Perses, les Arabes et les Mèdes viendronttous à ton secours, si tu le leur demandes. »

C’est par de semblables paroles que le prudentvieillard s’efforce de faire renaître chez son prince l’espoir dereconquérir bientôt l’Afrique, bien qu’au fond de son propre cœuril craigne peut-être le contraire. Il sait combien est malaccueilli, combien de larmes vaines est la plupart du temps forcéde répandre quiconque se laisse enlever son royaume, et va implorerensuite le secours des Barbares.

Annibal, Jugurtha, et d’autres encore, en ontfourni d’irréfutables preuves dans l’antiquité, et de notre temps,Ludovic le More, remis aux mains d’un autre Ludovic[27]. C’est sur cet exemple que votre frèreAlphonse s’est appuyé, mon seigneur, en affirmant sans cesse quec’est être fou que d’avoir plus de confiance dans les autres qu’ensoi-même.

Aussi, dans la guerre où il fut entraîné parle dépit du souverain pontife irrité, bien qu’il ne pût compterbeaucoup sur la résistance de ses faibles sujets, bien que celuiqui était venu à son secours eût été vaincu par l’armée italienne,et que son royaume fût au pouvoir de l’ennemi, on ne put, ni parmenaces ni par promesses, lui faire signer l’abandon de sesÉtats.

Le roi Agramant, tournant sa proue versl’Orient, avait repris le large, lorsqu’il fut assailli par unetempête impétueuse qui s’éleva de terre. Le nocher, assis augouvernail, dit en levant les yeux au ciel : « Je voiss’approcher un ouragan si terrible, que le navire ne pourra yrésister.

» Si vous voulez bien, seigneurs, suivremon conseil, il y a près d’ici, à main gauche, une île sur laquelleje crois prudent d’aborder, jusqu’à ce que la fureur de la mer soitcalmée. » Agramant y consentit, et l’on put éviter tout périlen descendant sur cette île placée, pour le salut des marins, entrel’Afrique et la haute fournaise de Vulcain.

L’île est inhabitée. Elle est couverted’humbles myrtes et de genévriers qui servent de retraite sûre etagréable aux cerfs, aux daims, aux chevreuils et aux lièvres. Elleest peu connue, hormis des pêcheurs qui viennent souvent suspendreleurs filets humides aux buissons rabougris, pour les faire sécher,pendant que les poissons dorment tranquilles au fond de la mer.

Là se trouvait déjà un autre navire, chasséaussi par la tempête. Il venait d’Arles, et portait le grandguerrier qui régnait sur la Séricane. Les deux rois se firent unaccueil digne d’eux ; après avoir échangé leurs révérences,ils s’embrassèrent tendrement, car ils étaient amis, et ils avaientété naguère compagnons d’armes sous les murs de Paris.

Gradasse apprit avec un vif déplaisir lesmalheurs du roi Agramant. Puis, en roi courtois, il lui offritl’aide de sa propre personne. Mais il le dissuada d’aller enÉgypte, demander aide à cette nation perfide :« L’exemple de Pompée – lui dit-il – devrait avertir tous lesprinces fugitifs du danger qu’ils y courent.

» Tu m’as dit que c’est avec l’aide desÉthiopiens, sujets de Sénapes, qu’Astolphe a envahi l’Afrique, etqu’il a brûlé sa capitale ; tu m’as dit qu’il a avec luiRoland, qui a depuis peu recouvré sa raison. Le meilleur moyen deremédier à tout cela et de te tirer d’ennui me paraît être lesuivant :

» Par amitié pour toi, j’entreprendrai delutter en combat singulier avec le comte. Fût-il de fer et debronze, je sais qu’il ne pourra me résister. Lui mort, l’Églisechrétienne sera comme l’agneau devant le loup affamé. Nous verronsensuite, et ce me sera chose facile, à chasser promptement lesNubiens d’Afrique.

» Je m’arrangerai de façon que les autresNubiens, séparés de ceux-ci par le Nil et qui obéissent à d’autreslois, les Arabes, les Macrobes, nation populeuse et riche, lesPerses et les Chaldéens, qui possèdent d’immenses troupeaux, ainsique beaucoup d’autres peuples qui reconnaissent ma suzeraineté,fassent une telle guerre aux Nubiens sur leurs propres terres, queces derniers ne resteront pas sur ton territoire. »

Le roi Agramant se montra fort sensible à laseconde proposition du roi Gradasse, et rendit grâce à la Fortunequi l’avait poussé dans cette île déserte. Mais il ne voulut enaucune façon consentir à ce que Gradasse combattît pour lui, quandbien même il serait sûr de reconquérir Biserte par ce moyen. Il luisemblait que ce serait trop se déshonorer.

« S’il faut défier Roland – répondit-il –c’est à moi qu’il appartient de combattre ; et je le feraisans retard. Puis, que Dieu dispose de moi, comme il luiplaira. » « Faisons mieux – dit Gradasse – il me vientune autre idée : battons-nous tous deux contre Roland, auquelse joindra un autre chevalier. »

« Que je sois le premier ou le second,pourvu que je ne reste pas en dehors du combat – dit Agramant – jene récriminerai pas. Je sais bien que je ne saurais trouver, dansle monde entier, un compagnon d’armes meilleur que toi. »« Et moi – dit Sobrin – où resterai-je ? Si vous me ditesque je suis trop vieux, je vous réponds que je n’en suis que plusexpérimenté, et qu’à l’heure du péril il est bon que le conseilsoit à côté de la force. »

Sobrin était d’une vieillesse valide etrobuste, et capable de faire encore de fameuses prouesses. Ilajouta qu’il se sentait aussi vigoureux qu’il l’avait été jadisdans sa verte jeunesse. Sa demande parut juste, et sur-le-champ ilsexpédièrent un envoyé sur les rivages africains, chargé de défierde leur part le comte Roland,

Et de lui dire d’avoir à se trouver, avec unnombre égal de chevaliers en armes, dans l’île de Lampéduse. C’estune petite île, presque ensevelie sous la mer qui l’entoure. Lemessager, auquel la plus grande promptitude avait été recommandée,fit force de voiles et de rames, jusqu’à ce qu’il fût arrivé àBiserte. Là, il trouva Roland qui partageait entre les siens lebutin et les prisonniers.

L’invitation de Gradasse, d’Agramant et deSobrin, faite en public, fut si agréable au prince d’Anglante,qu’il combla de présents le messager. Il avait appris de sescompagnons que le roi Gradasse portait Durandal à son côté, et ilavait formé le projet d’aller jusque dans l’Inde pour lareprendre.

Il ne pensait pas pouvoir rencontrer Gradasseailleurs, car on lui avait dit qu’il avait quitté la France. Or,voici qu’on lui offre de le rencontrer dans un lieu bien plusrapproché, où il espère lui faire rendre ce qui lui appartient. Ilaccepte d’autant plus volontiers l’invitation, qu’il sait que lebeau cor d’Almonte et Bride-d’Or sont entre les mains du fils deTrojan.

Il choisit pour seconds le fidèle Brandimartet son beau-frère. Il a éprouvé ce que l’un et l’autre valent, etil sait combien il est aimé de tous les deux. Il cherche, pour luiet ses compagnons, de bons destriers, de bonnes cuirasses, debonnes cottes de mailles, des épées et des lances. Vous vousrappelez qu’aucun d’eux ne possédait ses armes habituelles.

Roland, comme je vous l’ai dit plusieurs fois,avait, dans sa fureur, jeté çà et là ses armes à travers champs.Les autres s’étaient vus enlever les leurs par Rodomont, devant latour élevée qu’un fleuve enveloppe. Il ne devait pas en resterbeaucoup en Afrique, car le roi Agramant avait enlevé toutes cellesqui étaient en bon état, pour faire la guerre en France.

Roland fait rassembler tout ce qu’on peuttrouver d’armes rouillées et dépolies. Pendant ce temps, il sepromène sur le rivage, s’entretenant avec ses compagnons du futurcombat. Un jour qu’ils étaient sortis du camp, et qu’ils en étaientéloignés de plus de trois milles, ils virent, en jetant les yeuxsur la mer, un navire qui s’en venait, toutes voiles déployées,droit au rivage africain.

Sans pilote et sans matelots, uniquementpoussé par le vent et le hasard, le navire avança, les voileshautes, jusqu’à ce qu’il vînt s’échouer sur le sable. Mais avant devous en dire plus long à ce sujet, l’intérêt que je porte à Rogerme ramène à son histoire, et exige que je vous parle de lui et duchevalier de Clermont.

Je vous ai dit que ces deux guerrierss’étaient retirés hors de la bagarre, aussitôt qu’ils s’aperçurentque le traité avait été rompu, et que les escadrons et les légionss’agitaient dans le plus grand désordre. Ils s’efforçaient desavoir, par tous ceux qui passaient devant eux, quel était, del’empereur Charles ou du roi Agramant, celui qui avait le premierméconnu son serment et causé tout le mal.

Cependant un serviteur de Roger, aussi fidèlequ’adroit et prudent, et qui, dans le conflit élevé entre les deuxcamps, n’avait pas un seul instant perdu son maître de vue, vint lerejoindre, et lui remit son épée et son destrier, afin qu’il pûtvenir au secours des siens. Roger monte à cheval et prend son épée,mais il ne veut pas prendre part à la lutte.

Il s’éloigne, et, avant de partir, ilrenouvelle à Renaud la promesse que, si c’est Agramant qui s’estparjuré, il l’abandonnera lui et sa religion trompeuse. Ce jour-là,Roger ne veut pas se servir davantage de ses armes ; il nepense qu’à arrêter les uns et les autres, et à leur demander quelest l’auteur de la rupture, Agramant ou Charles.

Il apprend de tout le monde que c’est Agramantqui a rompu le premier son serment. Roger aime Agramant, et seséparer de lui pour cette seule raison lui semble dur. Comme jel’ai dit plus haut, l’armée africaine fuyait en déroute etdispersée ; la roue de la Fortune avait tourné pour elle,selon le bon plaisir de celui qui gouverne le monde.

Roger délibère en lui-même pour savoir s’ildoit rester, ou s’il doit suivre son seigneur. L’amour qu’il porteà sa dame est un frein qui le retient et le fait hésiter àretourner en Afrique. Diverses pensées l’agitent et le tourmententen sens contraires. Il craint que le ciel ne le punisse, s’il netient pas le serment qu’il a fait au paladin Renaud.

D’un autre côté, il n’est pas moins troublé àl’idée d’abandonner Agramant en un pareil désastre. Il a peur qu’onne l’accuse de lâcheté. Il n’ignore pas que si beaucoup le louerontd’être resté, beaucoup en revanche le blâmeront, et diront qu’iln’était pas tenu d’observer une promesse injuste et coupable.

Pendant tout le jour et toute la nuit, pendantl’autre jour encore, son esprit est indécis ; il ne sait s’ildoit partir ou rester. Enfin il se décide à retourner en Afriqueavec son maître. Son amour pour sa femme était tout-puissant surlui, mais le devoir et l’honneur pouvaient encore plus.

Il revient vers Arles, car il espère y trouverencore la flotte pour passer en Afrique. Mais il ne voit aucunetrace de navire, ni sur mer, ni sur le fleuve. Il ne voit aucunSarrasin, si ce n’est les cadavres de ceux qui sont morts. Agramantavait emmené avec lui tous les navires qui se trouvaient à saportée ; le reste avait été brûlé dans les ports. Roger, aprèsavoir un instant réfléchi, se dirige vers Marseille, en longeant lerivage.

Il pense qu’il y trouvera quelque navire qui,de gré ou de force, le transportera sur l’autre bord. Le filsd’Ogier le Danois y était déjà arrivé avec la flotte des Barbaresfaite prisonnière. On n’aurait pu jeter un grain de mil dans l’eau,tellement elle était couverte de navires appartenant soit auxvainqueurs, soit aux vaincus.

Les navires des païens, que le feu ou latempête avait épargnés dans cette nuit terrible, avaient été, àl’exception de quelques-uns qui avaient pu s’enfuir, conduits parDudon dans le port de Marseille. Parmi les prisonniers setrouvaient sept rois africains qui, après avoir vu tous leurssoldats massacrés, s’étaient rendus avec leurs sept navires. Ils semontraient fort abattus, et versaient des larmes silencieuses.

Dudon était descendu sur la plage, avecl’intention d’aller trouver Charles le jour même, et il avaitordonné une marche triomphale où devaient figurer les captifs etleurs dépouilles. Il avait fait ranger tous les prisonniers sur lerivage, et les Nubiens victorieux les entouraient joyeusement, etfaisaient retentir les airs du nom de Dudon.

Roger, les apercevant de loin, accourt dansl’espérance que cette flotte était celle d’Agramant, et il presseson destrier pour en avoir plus vite la certitude. Mais quand ilest plus près, il reconnaît le roi des Nasamones, Bambiragues,Agricalte, Farurant, Manilard, Balastro et Rimedont, dansl’attitude de prisonniers, la tête basse et pleurant.

Roger, qui les aime, ne peut souffrir qu’ilsrestent plus longtemps dans l’état misérable où il les voit. Ilsait qu’arrivant les mains vides, ses prières seront vaines, etqu’il n’obtiendra rien que par la force. Il abaisse sa lance ettombe sur les gardiens, donnant de sa valeur les preuvesaccoutumées. Il tire son épée, et en un moment il a jeté par terreautour de lui plus de cent ennemis.

Dudon entend la rumeur ; il voitl’horrible carnage que fait Roger ; mais il ne le reconnaîtpas. Il voit les siens fuir en poussant des cris de terreur etd’angoisse. Il demande son destrier, son écu et son casque, car ilavait déjà sur lui le reste de ses armes ; il saute à cheval,se fait donner sa lance, et se rappelant qu’il est paladin deFrance,

Il crie à chacun de se ranger de côté. Ilpresse son cheval, et lui fait sentir les éperons. Pendant cetemps, Roger a occis cent autres Nubiens et remis l’espoir dans lecœur des prisonniers. Quand il voit Dudon s’avancer seul à cheval,tandis que tous les autres sont à pied, il comprend qu’il est leurchef et leur maître, et, plein d’ardeur, il vient à sarencontre.

Dudon s’élançait déjà ; mais quand ilvoit Roger venir sans lance, il jette la sienne loin de lui,dédaignant d’attaquer le chevalier avec un tel avantage. Roger, àcet acte de courtoisie, s’arrête, le regarde, et se dit :« Celui-ci est, sans aucun doute, un de ces guerriersaccomplis qu’on appelle paladins de France.

» Si je puis lui parler, je veux qu’il medise son nom avant d’aller plus loin. » Et le lui ayantdemandé, il apprend que son adversaire est Dudon, fils d’Oggier leDanois. Dudon fait une demande semblable à Roger, qui lui répondavec la même courtoisie. Quand ils ont échangé leurs noms, ils sedéfient, et en arrivent aux mains.

Dudon a la masse d’armes en fer avec laquelleil s’est acquis une éternelle gloire dans mille entreprises. À lafaçon dont il s’en sert, il fait bien voir qu’il est de la race duDanois, célèbre par sa haute vaillance. Roger tirant l’épée àlaquelle ne résistent ni casque ni cuirasse, et qui n’a pas sasupérieure au monde, montre au paladin Dudon qu’il l’égale encourage.

Mais il a toujours à l’esprit d’offenser sadame le moins possible, et il sait que s’il répand le sang de cenouvel adversaire, il l’offensera gravement. Instruit de tout cequi touche aux maisons de France, il n’ignore pas que Dudon a eupour mère Armeline, sœur de Béatrice, mère de Bradamante.

C’est pourquoi il ne le frappe jamais de lapointe ni du tranchant de son épée. Il pare les coups de la massed’armes, tantôt en lui opposant Balisarde, tantôt en rompant.Turpin croit que Dudon n’aurait pas tardé à succomber sous lescoups de Roger, si celui-ci n’avait eu soin, toutes les fois qu’ille voyait se découvrir, de ne le frapper que du plat de l’épée.

Roger pouvait frapper sans crainte du plat deson épée aussi bien que du tranchant, car elle avait une fortearête. Il en applique de si rudes coups sur Dudon, que l’armure dece dernier résonne comme une cloche, et que l’œil en est ébloui.Dudon a grand’peine à résister au choc et à se tenir debout. Maisafin d’être plus agréable à qui m’écoute, je remets la suite de monrécit à une autre fois.

Chant XLI

ARGUMENT. – Roger et Dudon cessent leurcombat, après être convenus que les sept rois païens prisonniersseront rendus à la liberté. Roger s’embarque avec eux pourl’Afrique. Pendant la traversée, ils sont engloutis par unetempête, excepté Roger, qui est porté sain et sauf près d’unermite, lequel lui prédit diverses choses. – Le navire, abandonnépar son équipage, est poussé par le vent jusqu’à Biserte. Il yavait à bord l’épée, l’armure et le cheval de Roger. Roland prendl’épée pour lui, donne l’armure à Olivier et le cheval àBrandimart, et ils vont tous les trois à Lampéduse pour combattreles trois païens. Le combat s’engage ; Sobrin et Olivier sontblessés, et Brandimart est tué.

 

Le parfum répandu sur une chevelure ou sur unebarbe bien fournie et brillante, ou sur les vêtements légers desbeaux jeunes hommes et des damoiselles qu’Amour éveille parfoistout en pleurs, se conserve et se fait sentir encore aprèsplusieurs jours, montrant ainsi clairement quelle force et quellepureté il avait dès le principe.

La liqueur nourricière dont, à son grand dam,Icare fit goûter à ses moissonneurs, et qui entraîna, dit-on, jadisau delà des Alpes les Celtes et les Boiens, prouve combien elle estdouce dès le principe en gardant sa douceur jusqu’à la fin del’année. L’arbre qui, à la mauvaise saison, ne perd pas sesfeuilles, indique par là combien il devait être vert auprintemps.

La race renommée qui, pendant tant de siècles,a répandu un si grand éclat, et qui semble en répandre toujoursdavantage, annonce clairement que celui d’où descend l’illustremaison d’Este devait autant surpasser ses contemporains ensplendeur, que le soleil surpasse les étoiles au ciel.

Roger, dont le moindre geste révélait la hautevaillance, la courtoisie et la magnanimité toujours nouvelle, endonna en cette circonstance des preuves évidentes à Dudon, endissimulant sa grande force, comme je vous le disais plus haut,dans la répugnance qu’il éprouvait à lui donner la mort.

Dudon, qui s’était parfois imprudemmentdécouvert, ou dont la fatigue avait arrêté le bras, s’aperçut bienque Roger n’avait pas voulu le tuer. Quand il en fut bien certain,et qu’il eut compris que son adversaire le ménageait, il résolut,s’il lui était inférieur en force et en vigueur, de l’égaler aumoins en courtoisie.

« Par Dieu, seigneur – dit-il – faisonsla paix ; aussi bien je ne puis plus espérer que la victoirem’appartienne. Elle ne peut plus être à moi, et dès à présent je medéclare vaincu et pris par ta courtoisie. » Rogerrépondit : « Et moi, je ne désire pas moins la paix quetoi ; mais convenons d’abord que les sept rois que tu tiensenchaînés seront mis en liberté, et que tu me lescéderas. »

Et il lui montra les sept rois dont je vous aiparlé et qui étaient restés enchaînés et tête basse. Il ajoutaqu’il lui demandait de ne pas s’opposer à ce qu’il prît avec eux lechemin de l’Afrique. C’est ainsi que ces rois furent remis enliberté, car non seulement le paladin consentit à la demande deRoger, mais il lui permit de choisir dans la flotte le navire quilui conviendrait. Roger fit voile vers l’Afrique.

Après avoir levé l’ancre, il fit déployer lavoile et se confia au vent perfide. Tout d’abord une brisefavorable, gonflant les voiles, le pousse droit sur la bonne route,et remplit le nocher de courage. Le rivage fuit rapidement ;bientôt on n’en voit plus de traces, et la mer semble sans limite.Mais pendant la nuit le vent démasque sa perfidie et satrahison.

Il souffle tantôt à la proue, tantôt à lapoupe, tantôt aux flancs du navire, sans jamais suivre unedirection constante. Le bâtiment tournoie sur lui-même et trompetous les efforts du nocher ; son avant, son arrière, sonbâbord et son tribord sont tour à tour assaillis par les lames quisurgissent altières et menaçantes. Leur blanc troupeau court sur lamer en mugissant. Les passagers s’attendent à chaque instant àpérir, tellement sont nombreuses les vagues qui les frappent.

Le vent souffle, tantôt à l’avant, tantôt àl’arrière, chassant le navire devant lui, ou le faisant revenir surses pas ; parfois il le prend en travers, et le naufrageparaît alors imminent à tous. Le matelot assis au gouvernail poussed’énormes soupirs ; son visage est pâle et troublé. Ilmultiplie en vain ses cris ; en vain il fait signe de la main,tantôt de virer, tantôt de descendre les antennes.

Mais les signes et les cris servent à peu dechose ; la nuit, rendue plus obscure par la pluie, empêche deles voir et de les entendre. La voix se perd dans les airs où montel’immense clameur des passagers, mêlée au fracas des ondes qui sebrisent les unes sur les autres ; de la proue à la poupe, debâbord à tribord, il est impossible d’entendre les cris decommandement.

Le vent, qui siffle avec rage dans les agrès,produit d’horribles sons. L’air est sillonné d’éclairs fréquents,le ciel retentit d’épouvantables coups de tonnerre. Les uns courentau gouvernail, les autres saisissent les rames ; chacuns’emploie selon ce qu’il sait faire ; ceux-ci s’efforcent dedélier les câbles, ceux-là de les amarrer ; d’autres videntl’eau, et la rejettent dans la mer.

L’horrible tempête hurle, excitée par lafureur soudaine de Borée. La voile flagelle le long des mâts ;la mer se soulève et atteint presque le ciel. Les rames se brisent,et la fortune cruelle semble redoubler de rage ; la prouen’obéit plus au gouvernail, et laisse le navire sans défense à lamerci des flots.

Tout le côté droit est envahi par l’eau, etest prêt à s’abîmer. Tous crient et se recommandent à Dieu, carleur perte est plus que certaine. La mauvaise fortune les faittomber d’un péril dans un autre. Le premier à peine évité, unsecond se présente. Le navire, fatigué dans toutes ses parties,laisse passer dans ses flancs l’eau ennemie.

La tempête livre de tous côtés aux malheureuxun assaut cruel, épouvantable. Parfois ils voient la mer s’éleversi haut, qu’il semble qu’elle atteigne le ciel. D’autres fois,l’onde se creuse si profondément sous leurs pieds, qu’ils croientvoir s’entr’ouvrir l’enfer. Leur espérance de salut est nulle oubien petite, et la mort inévitable est devant eux.

Toute la nuit, ils errent çà et là sur la mer,au gré du vent qui, loin de cesser au lever du jour, redouble aucontraire de violence. Soudain, un écueil dénudé leurapparaît ; ils veulent l’éviter ; mais cela ne leur estpas possible. Le vent cruel et la tempête sauvage les portentmalgré eux droit dessus.

À trois ou quatre reprises, le pâle nocherdéploie toute sa vigueur pour changer le gouvernail de direction,et prendre une route moins dangereuse. Mais la barre se rompt, etest enlevée par la mer. Le vent furieux enfle tellement la voile,qu’il est impossible de la larguer peu ou prou. En ce péril mortel,ils n’ont le temps ni de réparer leurs avaries, ni de tenirconseil.

Quand ils ont compris que la perte du navireest inévitable, chacun s’occupe uniquement de son salut, chacuncherche à sauver sa vie. C’est à qui descendra le plus vite dans lachaloupe ; mais celle-ci est tellement alourdie par la foulequi s’y entasse, que c’est avec beaucoup de difficultés qu’on l’afait passer par-dessus bord.

Roger voyant le commandant, le patron et lesautres abandonner en toute hâte le navire, et se trouvant sans sesarmes et en simple pourpoint, veut aussi s’embarquer sur lachaloupe. Mais elle lui paraît déjà beaucoup trop chargée ;grâce aux personnes qui s’y pressent déjà et à celles qui necessent de s’y jeter, le bateau ne tarde pas à être submergé, et àcouler avec sa charge.

Il coule et entraîne tous ceux qui, fondantleur espoir sur lui, ont quitté le navire. Alors, au milieu desplaintes douloureuses, on entend les malheureux naufragés demandersecours au ciel ; mais ces voix sont vite étouffées, car lamer, pleine de rage et de colère, a bientôt balayé la place d’oùs’échappent ces cris lamentables et impuissants.

Parmi les naufragés, les uns ne reviennentplus à la surface ; les autres reparaissent et se soulèventsur les lames. Celui-ci nage et tient la tête hors des flots,celui-là montre un bras, cet autre une jambe. Roger, que lesmenaces de la tempête ne font point trembler, remonte sur l’eau, etaperçoit non loin de là l’écueil aride que lui et ses compagnonsont en vain voulu éviter.

Il espère atteindre en nageant ses bords et semettre à l’abri de la vague. Il s’avance et rejette en soufflantloin de son visage l’onde importune. Pendant ce temps, le vent etla tempête chassent devant eux le navire abandonné par ceux qui,dans l’espoir de se sauver, ont trouvé la mort.

Oh ! que les prévisions des hommes sonttrompeuses ! Le navire, qui semblait perdu, échappa aunaufrage dès que le patron et les matelots l’eurent abandonné, sansgouvernail, à la merci des flots. On aurait dit que le vent avaitattendu que le dernier homme de l’équipage l’eût quitté, pourchanger de direction. Il souffla de telle façon, que le navire,prenant une meilleure voie, évita l’écueil et fut emporté sur unemer moins furieuse.

Et tandis qu’il avait été incertain de saroute pendant que le pilote le dirigeait, il alla droit en Afrique,dès qu’il ne fut plus conduit par personne. Il s’en vint échouer àdeux ou trois milles près de Biserte, du côté de l’Égypte. L’eau etle vent venant à lui manquer tout à coup, il resta enfoncé dans lesable de ce rivage stérile et désert. Juste à ce moment, arrivaRoland, qui se promenait, comme je vous l’ai raconté plus haut.

Désireux de savoir si ce navire était vide ouchargé, Roland, suivi de Brandimart et de son beau-frère, sautadans une barque légère et poussa jusqu’au bâtiment échoué. Étantmonté sur le pont, il ne vit personne, et trouva seulement le bondestrier Frontin, ainsi que les armes et l’épée de Roger.

Ce dernier avait dû s’échapper en telle hâte,qu’il n’avait même pas eu le temps de prendre son épée. Le paladinla reconnut. Elle s’appelait Balisarde, et lui avait appartenuautrefois pendant quelque temps. Vous devez avoir lu comment il laprit à Falérine, lorsqu’il détruisit son jardin si beau, et commentelle lui fut volée plus tard par Brunel.

Vous savez comment Brunel la céda librement àRoger, au pied de la montagne de Carène. Roland avait autrefoisbien éprouvé quelle taille et quelle force elle avait. Il fut doncenchanté de la retrouver, et il en rendit grâce à Dieu. Il crutalors, et il le dit souvent depuis, que Dieu la lui avait envoyéeau moment où il en avait si grand besoin,

À la veille de se battre avec le prince deSéricane qui, outre sa force redoutable, possédait – Roland nel’ignorait pas – Bayard et Durandal. Ne connaissant pas le reste del’armure, il ne put l’apprécier comme celui qui l’aurait éprouvée.Cependant elle lui parut bonne, mais plus riche et plus belleencore.

Et comme il n’avait pas à s’inquiéter de laqualité de son armure, puisqu’il était complètement invulnérable,il la céda avec plaisir à Olivier. Quant à l’épée, ce fut autrechose, car il se la mit aussitôt au flanc. À Brandimart il donna ledestrier. Il voulut ainsi partager également avec chacun de sescompagnons les bénéfices de cette trouvaille.

Tout guerrier s’efforce d’avoir de beaux etriches vêtements pour le jour du combat. Roland fit broder sur sonquartier la haute tour Babel, frappée de la foudre. Olivier voulutavoir sur le sien un chien d’argent couché, portant sa laisse surle dos, avec cette légende : « Jusqu’à ce qu’ilvienne ». Il voulut avoir une soubreveste en or et digne delui.

Brandimart, en mémoire de son père, résolutd’aller au combat vêtu simplement d’une soubreveste couleur sombreet triste. Fleur-de-Lys la lui borda, du mieux qu’elle put, d’unefrange belle et choisie, parsemée de riches pierreries. Le resteétait en drap commun et tout noir.

La dame fit de sa propre main la soubrevesteque le chevalier devait revêtir par-dessus son haubert, ainsi quela housse qui devait recouvrir la croupe, le poitrail et lacrinière de son cheval. Mais du jour où elle se mit à ce travail,jusqu’à celui où elle l’acheva, on ne la vit ni sourire ni donnerle moindre signe de joie.

Elle avait sans cesse au cœur la crainte, letourment, que son cher Brandimart lui fût enlevé. Déjà elle l’avaitvu s’engager, à plus de cent reprises différentes, dans de grandesbatailles pleines de périls. Jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elleressentait en ce moment, car l’épouvante lui glaçait le sang et luipâlissait le visage. Et cette nouveauté même d’avoir peur luifaisait battre le cœur d’une double crainte.

Quand ils eurent terminé leurs préparatifs,les chevaliers déployèrent la voile. Astolphe et Sansonnetrestèrent pour commander la grande armée de la Foi. Fleur-de-Lys,le cœur oppressé par la crainte, et remplissant l’air de ses vœuxet de ses plaintes, suivit des yeux les voiles du navire aussi loinque ses regards purent les apercevoir sur la haute mer.

Astolphe et Sansonnet eurent beaucoup de peineà l’arracher à la contemplation des Îlots, et à la ramener aupalais. Ils la laissèrent sur son lit, affolée d’angoisse.Cependant une bonne brise poussait le groupe illustre des troisbraves chevaliers. Le navire s’en vint aborder droit à l’île oùdevait avoir lieu une telle bataille.

Le chevalier d’Anglante, son beau-frèreOlivier et Brandimart, descendus à terre, plantèrent les premiersleur tente du côté de l’est. Peut-être ne le firent-ils pas sansintention. Le même jour, arriva Agramant qui s’établit au côtéopposé. Mais, comme l’heure était déjà avancée, le combat fut remisau lever de l’aurore.

Des deux côtés, jusqu’au jour, les serviteursarmés font la garde. Le soir venu, Brandimart se dirige vers leslogements des Sarrasins et, avec la permission de Roland, il vatrouver le roi africain dont il avait été l’ami. Brandimart étaitvenu autrefois en France sous la bannière du roi Agramant.

Après les salutations et l’échange de poignéesde main, le fidèle chevalier s’adresse d’une manière amicale au roipaïen, et l’engage à ne pas poursuivre le combat. Il lui offre dela part de Roland de remettre entre ses mains toutes les cités quisont entre le Nil et les colonnes d’Hercule, s’il veut croire auFils de Marie.

« Je vous ai toujours aimé, et je vousaime beaucoup – lui dit-il – c’est pourquoi je vous donne ceconseil. Et puisque je l’ai moi-même suivi jadis, vous pouvezcroire que je l’estime bon. J’ai reconnu que le Christ est le vraiDieu, et que Mahomet est un fourbe ; et je désire vous voirsuivre la même voie que celle que j’ai suivie. Je désire, seigneur,que vous marchiez avec moi dans la voie du salut, comme je lesouhaite à tous ceux que j’aime.

» C’est là qu’est votre intérêt ;vous ne sauriez recevoir de meilleur conseil. Je ne saurais vous endonner surtout un plus sensé que celui de ne pas engager le combatavec le fils de Milon, car le gain que vous retireriez de lavictoire ne serait pas en rapport avec le grand péril que vousaffronteriez. Vainqueur, vous en retirerez fort peu d’avantages.Vaincu, vous ne perdrez pas peu.

» Quand bien même vous tueriez Roland etnous qui sommes venus ici pour mourir ou vaincre avec lui, je nevois pas que vous puissiez pour cela en recouvrer les États quevous avez perdus. Vous devez bien penser que, dans le cas où leschoses tourneraient mal pour nous, les hommes ne manquent pas àCharles pour garder jusqu’à la dernière tour de voscitadelles. »

Ainsi parlait Brandimart et il allait ajouterencore beaucoup de choses, quand il fut interrompu par le païen,qui lui répondit d’une voix irritée et d’un air hautain :« Certes, c’est de ta part témérité et folie pure que dedonner des conseils, bons ou mauvais, alors qu’on ne te les a pasdemandés.

» Que le conseil que tu me donnesprovienne du bien que tu m’as voulu jadis et que tu me veux encore,je ne sais, à dire vrai, comment je pourrais le croire, en tevoyant ici avec Roland. Je croirai bien plutôt que, te voyant enproie au dragon qui dévore les âmes, tu cherches à entraîner toutle monde avec toi dans l’enfer, au séjour de l’éternelledouleur.

» Que je sois vainqueur ou que jesuccombe, que je doive revoir le royaume de mes ancêtres, ou resterà jamais dans l’exil, Dieu l’a décidé dans son esprit, au fondduquel ni toi ni Roland ne pouvez lire. Advienne comme il voudra,jamais la crainte ne pourra m’abaisser à une action indigne d’unroi. Quand même je serais certain de mourir, je préférerais la mortplutôt que de déshonorer mon sang.

» Maintenant, tu peux t’en retourner. Sidemain, tu n’es pas sur le champ de bataille meilleur champion quetu n’as été aujourd’hui orateur, Roland se trouvera malaccompagné. » Agramant exhala ces dernières paroles de sapoitrine embrasée de colère. Les deux guerriers se séparèrent etfurent prendre du repos, jusqu’à ce que le jour fût sorti de lamer.

Aux premières blancheurs de l’aube nouvelle,les combattants se trouvèrent tous armés et à cheval. Peu deparoles furent échangées entre eux ; écartant tout retard,évitant tout préliminaire, ils abaissèrent les fers de leurslances. Mais je croirais, seigneur, commettre une trop grande fautesi, pour vouloir vous parler de ces guerriers, je laissais assezlongtemps Roger dans la mer pour qu’il s’y noyât.

Le jouvenceau s’avance, luttant des pieds etdes bras contre les vagues horribles. Le vent et la tempête lemenacent en vain ; sa conscience seule l’inquiète. Il craintque le Christ ne se venge en ce moment du peu d’empressement qu’ila montré, alors qu’il le pouvait, à se faire baptiser dans les eauxsaintes, en le condamnant à recevoir le baptême au milieu de l’ondeamère et salée.

Les promesses qu’il a tant de fois faites à sadame lui reviennent à la mémoire ; il se rappelle le sermentqu’il a fait quand il a dû combattre contre Renaud, et qu’il n’apas tenu. Plein de repentir, il prie trois ou quatre fois Dieu dene pas l’en punir ici, et dans la sincérité de son cœur et de safoi, il fait vœu d’être chrétien, s’il pose le pied à terre.

Il promet de ne plus jamais prendre l’épée nila lance contre les Fidèles, en faveur des Maures. Il retourneraaussitôt en France, et ira rendre à Charles les hommages qui luisont dus. Il ne laissera pas plus longtemps Bradamante en suspens,et donnera une fin honnête à ses amours. Ô miracle ! à peinea-t-il prononcé ce vœu, qu’il sent croître ses forces, et qu’ilnage d’un bras plus vigoureux.

Sa force croît et son courage renaît. Rogerlutte contre les vagues ; il repousse les ondes dont l’unesuit l’autre, et qui l’assaillent tour à tour. Tour à tour soulevéou submergé par elles, il atteint enfin le rivage, au prix degrands efforts ; et il arrive, ruisselant et harassé, au piedd’une colline baignée par la mer.

Tous ses compagnons qui s’étaient confiés à lamer avaient péri dans les flots. Roger, protégé par la bontédivine, put aborder sur cette plage solitaire. Une fois à l’abrides vagues sur la colline inculte et dénudée, une nouvelle craintenaît en sa pensée. Exilé dans un espace si restreint, il trembled’y mourir de misère.

Mais bientôt son cœur indomptable reprend ledessus, et résolu à supporter tout ce qu’il est écrit dans le cielqu’il doit souffrir, il porte un pied intrépide à travers les dursrochers, marchant droit à la cime de la montagne. Il n’a pas faitcent pas, qu’il aperçoit un homme courbé par les années etl’abstinence, et dont l’aspect et les vêtements annoncent unermite. Il lui paraît digne du plus grand respect.

Quand Roger fut prés de lui, l’ermitecria : « Saul, Saul, pourquoi persécutes-tu mareligion ? – C’est ainsi qu’autrefois le seigneur parla àsaint Paul en lui portant le coup salutaire. – Tu as cru passer lamer sans payer ton passage, et tu as voulu priver autrui de songain. Tu vois que Dieu, dont la main est longue, t’a saisi, alorsque tu pensais être le plus loin de lui. »

Le saint ermite avait eu la nuit précédenteune vision envoyée par Dieu, et qui lui avait appris que Rogerdevait arriver sur l’écueil. Dieu lui avait en même temps révélé savie passée et future, sa mort misérable, et les fils et neveux quidevaient descendre de lui.

L’ermite poursuit ; il commence parréprimander Roger ; puis il le réconforte. Il le réprimanded’avoir si longtemps hésité à placer son cou sous le joug suave. Illui fait comprendre que ce qu’il devait faire alors qu’il avait sonlibre arbitre, et que le Christ l’en priait et l’appelait à lui,n’avait plus le même prix, obtenu par la force et sous le coup dudanger menaçant.

Puis il le réconforte en lui disant que leChrist ne refuse pas le ciel à qui lui en demande l’entrée, cettedemande fût-elle tardive ou faite à temps. Il lui parle de cesouvriers de l’Évangile qui reçurent tous une paye égale.L’instruisant avec un zèle plein de charité et de dévotion, il leconduit à pas lents vers sa cellule, creusée dans le durrocher.

Au-dessus de cette cellule s’élève une petitechapelle tournée du côté de l’Orient, fort bien distribuée et trèsbelle. Au-dessous, un bois de lauriers, de genévriers, de myrtes etde palmiers chargés de fruits, descend jusqu’à la mer. Ce bois estarrosé par un ruisseau toujours limpide, qui tombe en murmurant dusommet de la montagne.

Il y avait près de quarante ans que l’ermites’était établi sur l’écueil. Le Sauveur lui avait indiqué ce lieucomme très favorable à une vie solitaire et sainte. Les fruits desdivers arbres et l’eau pure avaient soutenu sa vie, et il étaitparvenu à sa quatre-vingtième année en se conservant valide etrobuste, et sans avoir jamais été malade.

Rentré dans la cellule, le vieillard alluma lefeu, et chargea sa table de fruits variés avec lesquels Rogerrestaura un peu ses forces, après avoir fait sécher ses vêtementset ses cheveux. Là il apprit plus commodément tous les grandsmystères de notre Foi, et, le jour suivant, il fut baptisé avecl’eau pure du ruisseau, par le vieillard lui-même.

Roger se trouvait très satisfait de ce séjour,d’autant plus que le bon serviteur de Dieu lui avait annoncé sonintention de le renvoyer au bout de quelques jours là où il avaitle plus grand désir d’aller. En attendant, il l’entretenait souventde beaucoup de choses, tantôt du royaume de Dieu, tantôt de sespropres aventures, tantôt enfin de ses futurs descendants.

Le Seigneur, qui entend et qui voit tout,avait révélé au saint ermite que Roger, à partir du jour où ilembrasserait la Foi, devait vivre sept années encore, et nondavantage, et qu’à cause de la mort que sa dame avait donnée àPinabel, mort qu’on lui attribuait, et aussi à cause du meurtre deBertolas, il serait assassiné par les Mayençais impitoyables etmalfaisants ;

Et que cet acte de trahison resterait sicaché, que le bruit n’en transpirerait pas au dehors, la victimedevant être enterrée sur le lieu même où elle serait tombée sousles coups de la race félonne. C’est pourquoi la mort de Roger neserait vengée que fort tard par sa sœur et par son épouse fidèle,après que celle-ci, portant un enfant dans son sein, auraitlonguement cherché son époux.

Entre l’Adige et la Brenta, au pied descollines qui plurent tant au Troyen Anténor avec leurs veines desoufre, leurs douces rives, leurs gras sillons et leurs prairiesagréables, qu’il oublia pour elles le sublime Ida, son regrettéAscagne et son cher Xante, Bradamante accoucherait au milieu desforêts voisines du froid Ateste.

L’enfant mis par elle au monde, et nommé aussiRoger, croîtrait en beauté et en vaillance, serait reconnu par cesTroyens comme étant de leur sang, et élu par eux pour leur prince.Plus tard, ayant prêté son concours à Charles contre les Lombards,il recevrait, malgré sa jeunesse, le gouvernement de ce beau pays,et serait honoré du titre de marquis.

Et Charles, au moment où il octroierait cettefaveur, ayant dit en latin : Este seigneurs là, cebeau lieu serait depuis ce temps appelé Este, en supprimant lesdeux premières lettres de son ancien nom d’Ateste. Dieu avaitencore prédit à son serviteur l’âpre vengeance que l’on tirerait dela mort de Roger.

Il lui avait révélé que Roger apparaîtraitdans une vision à sa fidèle épouse, qu’il lui dirait par qui ilavait été mis à mort, et lui montrerait l’endroit où gisait soncorps. Qu’alors Bradamante, accompagnée de sa vaillante belle-sœur,détruirait par le fer et le feu tous ceux de la maison de Poitiers,et que son fils Roger, parvenu à un certain âge, en ferait autantpour les Mayençais.

Il lui avait parlé des Azzons, des Alberti,des Obbizons et de leur belle postérité, jusqu’à Nicolo, Leonello,Borso, Hercule, Alphonse, Hippolyte et Isabelle. Mais le saintvieillard, qui sait retenir sa langue, ne dit pas tout ce qu’ilconnaît ; il ne raconte à Roger que ce qu’il doit luiraconter, et retient ce qu’il doit garder pour lui.

Cependant Roland, Brandimart et le marquisOlivier, la lance basse, se précipitent à la rencontre du Marssarrasin. C’est ainsi qu’on peut nommer Gradasse. Du côté opposé,leurs deux autres adversaires ont mis leurs bons destriers augalop, je veux parler du roi Agramant et du roi Sobrin. Le bruit deleur course fait retentir le rivage et la mer prochaine.

Quand ils en vinrent à s’entrechoquer, leslances volèrent en éclats jusqu’au ciel, et l’on vit la mer sesoulever sous cette effroyable rumeur que l’on entendit jusqu’enFrance. Roland et Gradasse étaient en face l’un de l’autre. Labalance aurait été égale entre eux, si la possession de Bayardn’eût constitué pour Gradasse un avantage qui le faisait paraîtreplus vaillant.

Bayard heurte le destrier de moindre force quemonte Roland, avec une violence telle qu’il le fait ployer sur sesjarrets, et rouler tout de son long sur le sol. Roland s’efforce àtrois ou quatre reprises de le relever avec les éperons et avec labride. Quand il voit qu’il ne peut y parvenir, il met pied à terre,embrasse son écu, et tire Balisarde.

Olivier se rencontre avec le roid’Afrique ; l’avantage reste égal pour tous les deux. Quant àBrandimart, il fait vider les arçons à Sobrin, mais on n’a jamaissu bien clairement si ce fut la faute du cheval ou du cavalier, cardésarçonner Sobrin était chose rare. Que ce fût la faute de sondestrier ou la sienne, Sobrin se trouva à bas de son cheval.

Brandimart, voyant le roi Sobrin par terre, nele pressa pas davantage, et se porta contre le roi Gradasse quiavait aussi abattu Roland. Entre le marquis et Agramant, le combatcontinue dans les mêmes conditions où il avait été commencé. Aprèsavoir rompu leurs lances sur les écus, ils sont revenus à la chargel’épée nue à la main.

Roland, qui voit Gradasse dans l’impossibilitéde revenir sur lui, tellement Brandimart le serre et le harcèle,regarde autour de lui, et aperçoit Sobrin qui n’a personne àcombattre. Il s’avance à sa rencontre, et sa démarche, son aspectterrible, font trembler le ciel.

Sobrin, qui voit venir l’attaque d’un telguerrier, assure ses armes et s’apprête à le recevoir. De même quele nocher, menacé par les flots énormes qui se précipitent sur luien mugissant, leur oppose la proue de son navire, et, voyant la mers’élever si haut, regrette de n’être point à l’abri sur le rivage,Sobrin oppose son bouclier aux coups de l’épée de Falérine.

Balisarde est d’une trempe tellement fine,qu’aucune arme ne peut l’arrêter. Puis elle est entre les mainsd’un guerrier si vaillant, entre les mains de Roland, unique aumonde ! Elle fend l’écu de Sobrin sans être arrêtée par lescercles d’acier dont cet écu est protégé ; elle fend l’écu etretombe sur l’épaule du vieux chevalier.

Elle retombe sur l’épaule, et bien qu’ellerencontre le double obstacle de la cuirasse et de la cotte demailles, elle continue sa route et ouvre dans l’épaule une largeplaie. Sobrin riposte, mais c’est en vain qu’il essaye de blesserRoland auquel, par grâce spéciale, le Moteur du ciel et des étoilesa accordé le don de ne pouvoir jamais avoir la peau trouée.

Le valeureux comte porte un second coup àSobrin dans l’intention de lui enlever la tête des épaules. Sobrinqui connaît la vigueur du prince de Clermont, et qui sait combienpeu lui servirait de lui opposer son écu, se recule vivement, maispas assez pour éviter de recevoir sur le front le coup deBalisarde. Le coup tombe à plat, mais d’une telle force, qu’ilaplatit le casque de Sobrin, et étourdit le malheureuxchevalier.

Sous le coup formidable, Sobrin tombe à terre,d’où il ne peut se relever qu’après un long moment. Le paladincroit en avoir fini avec lui et l’avoir étendu mort. Il se dirigevers le roi Gradasse, craignant que celui-ci ne mène à malBrandimart, car le païen a l’avantage des armes, de l’épée, dudestrier et d’une plus grande vigueur.

L’intrépide Brandimart, monté sur Frontin, cetexcellent destrier qui appartenait auparavant à Roger, se comportesi bravement, que le Sarrasin ne paraît pas avoir encore tropd’avantage sur lui. S’il avait un haubert d’aussi fine trempe quecelui du païen, l’avantage serait même en sa faveur. Mais, sesachant mal armé, il est obligé de voltiger de droite et de gauchepour se défendre.

Frontin n’a pas son égal pour comprendre etexécuter les volontés de son cavalier ; il semble qu’ildevine, selon que Durandal retombe, de quel côté il doit tournerafin de l’éviter. Agramant et Olivier se livrent d’autre part uneterrible bataille, et montrent des qualités égales comme adresse etcomme force.

Comme je viens de le dire, Roland laisseSobrin à terre, et, pour venir en aide à Brandimart, il s’avance àgrands pas, étant à pied, contre le roi Gradasse. Au moment où ilva l’attaquer, il voit passer sur le champ de bataille le boncheval que montait Sobrin quand il a été désarçonné. Rolands’empresse de courir après lui.

Il rattrape le destrier qui ne fait aucunerésistance, et, d’un saut, il se trouve en selle. D’une main iltient son épée levée, de l’autre il prend la belle et riche bride.Gradasse aperçoit Roland ; il n’est nullement effrayé de levoir venir sur lui, et il l’appelle par son nom. Il espère leplonger dans la nuit éternelle, lui, Brandimart et leur autrecompagnon, avant que le soir soit encore venu.

Il laisse Brandimart, et, se tournant vers lecomte, il lui porte un coup de pointe au gorgerin. L’épéetransperce tout, hormis la chair du comte qu’aucun effort ne peutparvenir à entamer. Au même instant, Roland laisse retomberBalisarde. Là où elle frappe, nul enchantement ne prévaut ;casque, écu, haubert, harnais, elle fend tout ce qu’elletouche.

Elle blesse au visage, à la poitrine, à lacuisse, le roi de Séricane, dont le sang n’avait encore jamaiscoulé depuis qu’il avait endossé pour la première fois les armes dechevalier. Gradasse trouve étrange que cette épée, qui n’estpourtant pas Durandal, l’ait ainsi blessé. Il en éprouve del’angoisse et du dépit. Il comprend que si le coup avait été plusavant, il aurait été fendu depuis la tête jusqu’au ventre.

Après l’expérience qu’il vient de faire, iln’a plus la même confiance qu’il avait eue jusque-là dans sesarmes. Aussi procède-t-il avec un redoublement d’attention et deprudence. Brandimart, voyant que Roland est venu lui enlever lecombat des mains, se place au milieu du champ de bataille, afin dese porter là où il sera besoin.

Le combat en est là, lorsque Sobrin, aprèsêtre resté longtemps étendu sur le sol, revient à lui, souffrantbeaucoup de la tête et de l’épaule. Il lève les yeux et regarde detous côtés. Apercevant son maître, il se hâte de lui venir en aide,se dissimulant de façon à ne pas être vu.

Il s’approche d’Olivier qui, les yeux fixéssur Agramant, ne faisait pas attention à autre chose, et, leprenant par derrière, il frappe son destrier aux jarrets d’un coupqui force la malheureuse bête à trébucher. Olivier tombe, mais ilne peut se relever, car, dans cette chute inattendue, son piedgauche s’est trouvé pris sous son cheval.

Sobrin lui porte un second coup du revers deson épée. Il croit lui faire sauter la tête, mais il est arrêté parl’armure faite d’un acier trempé jadis par Vulcain, et qui a étéportée autrefois par Hector. Brandimart voit le péril, et court àtoute bride sur le roi Sobrin. Il le frappe à la tête et lerenverse ; mais le fier vieillard se relève sur-le-champ,

Et retourne à Olivier, afin de l’expédier pourl’autre monde, ou du moins pour l’empêcher de se dégager de dessousson cheval. Olivier a son meilleur bras libre, de sorte qu’il peutse défendre avec son épée. Il la fait tournoyer avec une tellevigueur, qu’il tient Sobrin à distance.

Il espère, s’il réussit à le maintenir enrespect, avoir ainsi le temps de se dégager. Il voit du reste sonadversaire couvert de sang dont il arrose le sable, et si faiblequ’il se soutient à peine et ne peut tarder à être vaincu. Olivierfait de nombreux efforts pour se dégager de dessous son destrier,sans pouvoir y parvenir.

Brandimart est allé vers le roi Agramant, et acommencé à faire pleuvoir autour de lui une tempête de coups. Montésur Frontin, il est tantôt sur les flancs, tantôt en face de sonadversaire. Frontin tourne comme la roue d’un tour. Mais si le filsde Monodant a un bon cheval, le roi du Midi n’en a pas un moinsbon, car il est monté sur Bride-d’Or, que lui a donné Roger aprèsl’avoir enlevé au fier Mandricard.

Agramant a déjà un grand avantage grâce à sonarmure à toute épreuve et d’une perfection sans égale. Brandimart,au contraire, a pris la sienne au hasard, et comme il a pu latrouver dans un besoin si pressant. Mais son ardeur le rendtellement sûr de lui-même, qu’il ne doute pas d’avoir avant peu àla changer pour une meilleure. Bien que le roi africain lui ait mistoute l’épaule droite en sang,

Et qu’il garde au flanc une blessure gravefaite par Gradasse, le guerrier de France trouve moyen d’atteindreson adversaire d’un coup d’épée. Il brise son écu, lui blesse lebras gauche, et l’atteint, mais légèrement, à la main droite. Maistout cela n’est qu’un jeu, qu’une plaisanterie auprès de ce qui sepasse entre Roland et le roi Gradasse.

Gradasse a à moitié désarmé Roland. Il lui abrisé son casque en deux morceaux ; il lui a fait rouler sonécu sur le sol, et a entr’ouvert son haubert et sa cotte demailles. Mais il n’a pu le blesser encore, car Roland est fée. Lepaladin, au contraire, a mis Gradasse dans un état pitoyable ;outre la blessure dont j’ai déjà parlé, il lui en a fait d’autresau visage, à la gorge, en pleine poitrine.

Gradasse est désespéré de se voir tout couvertde son propre sang, tandis que Roland, après avoir reçu tant decoups, est intact, de la tête aux pieds. Il lève son épée à deuxmains, et il croit bien, cette fois, lui fendre la tête, lapoitrine, le ventre et tout le reste. Il frappe le comte au front,juste à l’endroit où il a voulu l’atteindre.

Tout autre que Roland aurait été fendu, endeux jusqu’à la selle. Mais comme si Gradasse n’avait frappé que duplat de son épée, celle-ci rebondit, aussi luisante, aussi nettequ’avant. Roland, étourdi sous le coup, en vit, quoique forcé deregarder la terre, mille étoiles. Il lâcha la bride, et auraitlaissé tomber son épée, si elle n’avait été attachée à son bras parune chaîne.

Le cheval qui portait Roland sur son dos futtellement épouvanté du bruit que produisit l’horrible coup, qu’ilse mit à fuir sur l’arène poudreuse, montrant combien il était bonà la course. Le comte, ayant perdu connaissance par suite de lacommotion qu’il a éprouvée, n’a pas la force de le retenir.Gradasse le poursuit, et il l’aurait bientôt rejoint pour peu qu’ileût pressé Bayard.

Mais, en regardant autour de lui, il voit leroi Agramant dans le plus extrême péril. Le fils de Monodant l’asaisi par le casque avec son bras gauche, le lui a délacé pardevant, et cherche à le frapper à la gorge avec son poignard. Leroi ne peut se défendre, car Brandimart lui a également enlevé sonépée.

Gradasse fait volte-face, et ne pense plus àpoursuivre Roland. Il accourt vers l’endroit où il voit le roiAgramant, L’imprudent Brandimart, ne pensant pas que Roland aitlaissé échapper Gradasse, n’a d’autre préoccupation, d’autre penséeque de plonger son poignard dans la gorge du païen. SoudainGradasse arrive sur lui et, prenant son épée à deux mains, lui enporte de toute sa force un coup sur le casque.

Père du ciel, fais parmi tes élus une place aumartyr de ta foi. Arrivé à la fin de son tempétueux voyage, qu’ilpuisse désormais replier sa voile dans le port. Ah ! Durandal,peux-tu être assez infidèle à ton maître Roland, pour tuer ainsisous ses yeux le compagnon le plus cher, le plus dévoué qu’il aitau monde ?

Un cercle de fer, épais de deux doigts,entourait le casque de Brandimart ; il fut partagé et rompupar le coup terrible, ainsi que la coiffe d’acier qui étaitpar-dessous. Brandimart, la face toute pâle, tombe de cheval ;un énorme jet de sang s’échappe de sa tête, et se répand comme unfleuve sur le sable.

Le comte, ayant repris ses sens, jette lesyeux autour de lui et aperçoit son cher Brandimart étendu parterre ; il voit, au maintien du Sérican, quel est celui quilui a donné la mort. Je ne saurais dire quel sentiment l’emporta enlui, de la douleur ou de la colère. Mais il avait si peu de tempspour pleurer, qu’il fit taire sa douleur pour laisser sortir sacolère. Mais il est temps que je mette fin à ce chant.

Chant XLII

ARGUMENT. – Le combat de Lampéduse setermine par la mort de Gradasse et d’Agramant, occis par la main deRoland, qui accorde la vie à Sobrin. – Bradamante se désole duretard de Roger. – Renaud, en allant sur les traces d’Angélique,trouve un remède qui le guérit de son amoureuse passion. S’étantremis en chemin pour rejoindre Roland, il fait la rencontre d’unchevalier qui le reçoit dans un magnifique palais orné de statuesreprésentant diverses dames de la maison d’Este. Son hôte luipropose un moyen de s’assurer de la fidélité de sa femme.

 

Quel frein assez dur, quel nœud de fer, quellechaîne de diamant, s’il peut en exister, feraient que la colère sepourrait contenir dans de justes bornes et ne dépassât point lamesure, quand on voit celui pour lequel Amour vous a mis au cœurune solide affection, frappé par ruse ou par violence de déshonneurou d’un coup mortel ?

Et si l’âme devient alors cruelle etinhumaine, il faut l’excuser, car la raison n’a plus de prise surelle. Achille, après avoir vu Patrocle, sous les armes qu’il luiavait prêtées, rougir la terre de son sang, ne put assouvir sacolère en tuant son meurtrier ; il fallut encore qu’il letraînât derrière son char et lui fît mille outrages.

Invincible Alphonse, c’est une colère pareillequi enflamma vos soldats, le jour où vous fûtes si gravement blesséau front d’un coup de pierre, que chacun crut votre âme partie pourl’autre monde ; leur fureur fut telle, que retranchements,murailles ou fossés, rien ne put protéger les ennemis contre leurélan, et qu’ils ne s’arrêtèrent qu’après les avoir tous massacrés,sans en laisser un seul vivant pour porter la nouvelle.

C’est en vous voyant tomber, que les vôtresentrèrent dans une telle fureur, et se livrèrent à de tellescruautés. Si vous aviez été debout, vous auriez certainement modéréleur soif de carnage. Cela vous suffisait en effet d’avoir reprisla Bastia en quelques heures, alors que les gens de Grenade et deCordoue avaient dû employer plusieurs jours pour vousl’enlever.

Peut-être fut-ce une vengeance permise parDieu, que vous vous soyiez trouvé en pareil état, afin que lesennemis fussent ainsi punis des épouvantables excès auxquels ilss’étaient livrés quelque temps auparavant. Le malheureux Vestidel,las et blessé, s’étant rendu leur prisonnier, fut frappé, alorsqu’il était sans armes, et tué de plus de cent coups d’épée par cesforcenés, dont la plupart étaient mahométans.

Mais, pour conclure, je dis qu’il n’y a pas decolère comparable à celle qu’on éprouve quand on voit outrager sousses yeux un parent ou un vieil ami. Il était donc tout naturelqu’une colère soudaine envahît le cœur de Roland, lorsqu’il vit unami si cher étendu mourant, par suite de l’horrible coup que luiavait porté le roi Gradasse.

De même que le pasteur nomade, qui a vus’enfuir en sifflant l’horrible serpent dont la dent venimeuse acausé la mort de son enfant qui jouait sur le sable, saisit sonbâton avec colère et avec rage, ainsi le chevalier d’Anglante,plein de fureur, saisit l’épée au tranchant sans pareil. Le premierqu’il rencontra fut le roi Agramant,

Qui, tout ensanglanté, sans épée, avec unemoitié d’écu, le casque délacé, et blessé en plus d’endroits que jene puis dire, s’était tiré des mains de Brandimart, comme unépervier imprudent qui se serait attaqué à un vautour par voracitéou par étourderie. Roland arrive sur lui, et lui porte un coupjuste à l’endroit où la tête s’attache au buste.

Agramant avait son casque brisé, et le coudésarmé, de sorte que Roland le lui coupe net comme si c’eût été unjonc. La tête du roi de Libye tombe, et son corps roule lourdementsur le sable. Son âme prend sa course vers les ondes infernales, oùCaron l’attire avec son croc dans sa barque. Roland ne s’attardepas à le frapper une seconde fois ; il court au Sérican avecBalisarde.

Gradasse en voyant tomber Agramant, la têteséparée du buste, éprouve ce qu’il n’a jamais ressenti ; soncœur tremble ; son visage pâlit. Lorsque le chevalierd’Anglante arrive sur lui, il semble présager son sort, et, vaincud’avance, il n’a pas encore songé à se mettre en défense quand lecoup mortel descend sur lui.

Roland le frappe au flanc droit, sous ladernière côte ; le fer, entré par le ventre, ressort d’unepalme du côté gauche, ruisselant de sang jusqu’à la garde. C’est dela main du plus franc et du meilleur guerrier de l’univers que futporté le coup qui mit à mort le chevalier le plus redoutable detous les païens.

Le paladin, peu joyeux d’une telle victoire,se jette promptement à bas de selle, et, le visage troublé et pleinde larmes, il court en toute hâte à son cher Brandimart. Il voittout autour de lui la terre couverte de sang. Son casque, quisemble ouvert d’un coup de hache, ne l’avait pas plus protégé ques’il eût été d’écorce.

Roland relève sa visière, et voit qu’il a latête fendue jusqu’au nez, juste entre les deux sourcils. CependantBrandimart a conservé assez de souffle pour demander pardon de sesfautes au roi du Paradis, pour consoler le comte dont les jouessont sillonnées de larmes, et l’exhorter à la patience.

Il lui dit : « Roland, souviens-toide moi dans tes prières qui sont agréables à Dieu. Je te recommandema Fleur-de… » Mais il ne peut en dire davantage ; ilmeurt sans achever le mot. Des voix d’anges, s’unissant en chœurscélestes, s’entendirent soudain dans les airs, dès qu’il eut exhaléson âme ; et celle-ci, dégagée de ses liens corporels, s’élevavers le ciel au milieu d’une douce mélodie.

Roland, bien qu’il dût se réjouir d’une fin sichrétienne, et bien qu’il sût que Brandimart était monté auxdemeures bienheureuses, car il avait vu le ciel s’ouvrir pour lui,ne pouvait cependant maîtriser sa nature humaine et ses sensfragiles. En songeant qu’il venait de se voir enlever celui quiétait pour lui plus qu’un frère, il ne pouvait empêcher les larmesd’humecter son visage.

Sobrin gisait depuis longtemps à terre,perdant beaucoup de sang qui découlait de sa tête sur ses joues etsur sa poitrine. Il ne devait plus guère en rester dans ses veines.Quant à Olivier, il était encore renversé sous son cheval, etn’avait pu dégager son pied que le poids du destrier avait à moitiébrisé.

Et si son beau-frère, gémissant et tout enlarmes, n’était pas venu l’aider, il n’aurait pu se dégager delui-même. Son pied lui faisait tellement mal, qu’une fois qu’ill’eut retiré de dessous son cheval, il ne put ni s’en servir, nimême s’appuyer dessus. Sa jambe elle-même était si engourdie, qu’illui fallut se faire aider pour pouvoir changer de place.

Roland se réjouit peu de la victoire ; illui était trop dur, trop cruel de voir Brandimart mort et sonbeau-frère dans un état si peu rassurant. Sobrin était encorevivant, mais c’est à peine s’il lui restait quelque souffle, car savie était prête à s’exhaler avec la dernière goutte de sonsang.

Le comte le fit enlever tout sanglant du champde bataille, et le fit soigner avec beaucoup de soin ; il leconsolait par de douces paroles, comme s’il eût été de safamille ; car, après le combat, il ne gardait aucune trace decolère, et son cœur était tout à la clémence. Il fit ramasser lesarmes et les chevaux des morts, et laissa le reste auxserviteurs.

Ici, je dois avouer que Frédéric Fulgose doutequelque peu de la véracité de mon histoire, car, ayant visité avecsa flotte les moindres recoins du rivage barbaresque, il descenditsur l’île où eut lieu le combat des six chevaliers, et en trouva lesol si montueux, si inégal, qu’il n’y a pas, dit-il, un seulendroit où l’on puisse mettre le pied à plat.

Il ne peut tenir pour vraisemblable que, surcet écueil accidenté, six chevaliers, la fleur du monde entier,aient pu se livrer cette bataille à cheval. Je réponds à cetteobjection qu’au temps de Roland il y avait, sur la droite, uneplaine assez vaste, qui depuis fut recouverte par suite del’éboulement d’un immense rocher, détaché de sa base lors d’untremblement de terre.

C’est pourquoi, ô splendeur éclatante de larace des Fulgoses, ô lumière sereine et toujours plus vivace, sivous me prenez encore à partie sur ce point, et surtout devant cetinvincible duc, grâce auquel votre patrie jouit maintenant d’undoux repos et voit l’amour succéder pour elle à la haine, je vousprie de lui dire sans retard qu’il se peut fort bien qu’en cettecirconstance je n’aie point dit un mensonge.

Cependant Roland, ayant tourné ses regardsvers la mer, aperçut un navire léger qui venait à toutes voiles etparaissait vouloir aborder à l’île. Quel était ce navire ? Jene veux pas vous le dire maintenant, parce que je suis attendu enplus d’un autre endroit. Pour le moment, voyons en France si leshabitants, délivrés enfin des Sarrasins, sont chagrins oujoyeux.

Voyons ce que fait cette amante fidèle, quivoit de nouveau s’éloigner l’accomplissement de ses vœux ; jeveux parler de la malheureuse Bradamante. Quand elle voit que Rogera encore manqué au serment qu’il a fait quelques jours avant leconflit survenu entre les deux armées, elle ne sait plus sur quoiplacer son espérance.

Elle renouvelle ses pleurs et ses reproches,et, selon son habitude, elle recommence à appeler Roger cruel, et àtraiter le destin d’impitoyable. Puis, déployant les voiles à sagrande douleur, elle accuse d’injustice, de complicité ou defaiblesse le ciel qui a permis un tel parjure, et qui n’a pas mêmefait un signe pour l’empêcher.

Elle en arrive à accuser Mélisse et à maudirel’oracle de la grotte qui, par ses conseils mensongers, l’aprécipitée dans la mer d’amour où elle est sur le point de mourir.Puis elle va trouver Marphise, et se plaindre à elle de son frèrequi a manqué à sa foi jurée. Elle soulage sa douleur en criant, enpleurant auprès d’elle, et lui demande aide et appui.

Marphise la serre dans ses bras, et fait cequ’elle peut pour la consoler. Elle ne croit pas que Roger aitfailli à ce point ; elle pense qu’il ne tardera pas à revenirauprès d’elle. Elle lui jure, s’il ne revient pas, qu’elle nesouffrira pas une si grave offense, et qu’elle se battra avec lui,ou lui fera observer sa promesse.

Par ces paroles, elle réussit à adoucir un peula douleur de Bradamante qui, ayant quelqu’un pour s’épancherdésormais, éprouve une angoisse moindre. Maintenant que nous avonsvu Bradamante accuser dans son chagrin Roger de parjure, de cruautéet d’orgueil, voyons si son frère est plus heureux ; je veuxparler de Renaud qui est brûlé jusqu’à la moelle des feux del’amour.

Je veux parler de Renaud qui, comme vous lesavez, aimait si passionnément la belle Angélique. C’était unenchantement, encore plus que la beauté de cette dernière, quil’avait fait tomber ainsi dans les rets de l’amour. Les autrespaladins vivaient en repos, depuis qu’ils étaient complètementdébarrassés des Maures ; lui seul, parmi les vainqueurs, étaitresté captif de son amoureuse peine.

Il avait envoyé de côtés et d’autres plus decent messagers pour s’enquérir de ce qu’elle était devenue ;lui-même l’avait cherchée longtemps. Enfin il était allé trouverMaugis qui l’aidait toujours dans les cas embarrassants. Le visagerouge de honte et les yeux baissés, il se décida à lui avouer sonamour. Puis il le pria de lui enseigner où se trouvait Angélique sidésirée par lui.

Maugis éprouve un grand étonnement d’un cas siétrange. Il sait que, seul entre ses rivaux, Renaud a eu jadisl’occasion de tenir plus de cent fois Angélique dans son lit, etlui-même, persuadé de cette vérité, avait fait tout ce qu’il avaitpu, par ses prières et par ses menaces, pour le pousser à cerésultat, sans avoir pu jamais l’y amener.

Il l’avait d’autant plus vivement poussé danscette voie, qu’en écoutant ses conseils, Renaud aurait alors retiréMaugis de prison. Et voilà que maintenant que l’occasion estmanquée, et que rien ne peut plus lui venir en aide, Renaud demandede lui-même ce qu’il a jadis refusé plus que de raison ; voilàqu’il vient le prier, lui Maugis, alors qu’il doit se rappelerqu’il a failli causer sa mort en une obscure prison par ses refusd’autrefois !

Mais plus les sollicitations de Renaudparaissent importunes à Maugis, plus ce dernier reconnaîtmanifestement combien son amour est grand. Les prières de Renaud letouchent enfin ; il noie dans l’océan de sa mémoire leressentiment de l’offense ancienne, et s’apprête à lui venir enaide.

Il met fin à ses obsessions, et lui rendl’espoir en lui disant qu’il lui sera favorable, et qu’il saura luidire quelle route suit Angélique, qu’elle soit en France ouailleurs. Aussitôt Maugis se rend à l’endroit où il a l’habitude deconjurer les démons. C’est une grotte située au sein de montsinaccessibles. Il ouvre son livre, et appelle la foule des espritsinfernaux.

Puis il en choisit un fort instruit sur tousles cas amoureux, et il veut savoir de lui comment il se fait queRenaud, qui jadis avait le cœur si dur, l’a maintenant si sensible.Alors il apprend l’histoire de ces deux sources, dont l’une attisele feu, tandis que l’autre l’éteint ; il apprend que le malcausé par l’une des deux ne peut être guéri par rien, si ce n’estpar l’eau de l’autre.

Il apprend aussi comment Renaud, ayant bud’abord à celle des deux sources qui chasse l’amour, se montra siobstinément rebelle aux longues prières d’Angélique la belle ;mais ayant été plus tard amené par sa mauvaise étoile à boire àl’autre source qui donne l’amoureuse ardeur, Renaud se mit à aimercelle qui jusque-là lui avait déplu au delà de toute raison.

Il fut vraiment poussé par sa mauvaise étoileet le destin cruel à boire la flamme dans cette sourceglacée ; car, presque au même moment, Angélique s’en vintboire à l’autre source qui rendit son cœur si inaccessible àl’amour, que, depuis, elle se mit à fuir Renaud comme un serpent.Quant à Renaud, il l’aimait, et l’amour était aussi fort chez luique la haine et le dédain chez elle.

Quand le démon eut pleinement instruit Maugissur le cas étrange de Renaud, il raconta avec non moins de détailsqu’Angélique s’était donnée tout entière à un jeune Africain, etcomment elle avait quitté l’Europe et s’était embarquée en Espagne,sur les galères des hardis marins catalans, pour retourner dansl’Inde.

Lorsque Renaud vint chercher la réponse de soncousin, Maugis chercha fortement à le dissuader d’aimer pluslongtemps Angélique. Il lui dit qu’elle s’était livrée à un vilBarbare ; elle était à cette heure si loin de France, qu’ilaurait beaucoup de peine à retrouver ses traces, car elle avaitdéjà fait plus de la moitié du chemin pour arriver dans son pays,où elle retournait avec Médor.

Le départ d’Angélique n’aurait point sembléchose trop pénible à l’intrépide amant, et n’aurait point troubléson sommeil, ni empêché qu’il ne conçût l’idée de partir pour leLevant. Mais, en apprenant qu’un Sarrasin avait cueilli lesprémices de son amour, il éprouve une telle souffrance, une telleangoisse, qu’en aucun autre moment de sa vie il ne souffritdavantage.

Il lui est impossible de faire la moindreréponse. Son cœur, au dedans, son cœur tremble ; au dehors,ses lèvres s’agitent vainement ; sa langue ne peut articulerune parole. Sa bouche est amère comme s’il avait avalé du poison.Il quitte soudain Maugis, et après avoir poussé de grands soupirs,exhalé de grandes plaintes, il se décide à partir pour le Levant oùl’entraîne sa rage jalouse.

Il demande congé au fils de Pépin, et prendpour prétexte son destrier Bayard qu’emmène le Sarrasin Gradasse,au mépris des devoirs de tout vaillant chevalier. C’est le souci deson honneur qui le pousse à courir après lui, afin qu’il empêche leSérican menteur de se vanter jamais d’avoir enlevé Bayard, par lalance ou l’épée, à un paladin de France.

Charles lui donne licence de partir, bienqu’il en soit triste, ainsi que toute la France. Mais il ne peutlui refuser cette faveur, tant son désir lui paraît honorable.Dudon et Guidon veulent accompagner Renaud, mais celui-ci repoussel’offre de l’un et de l’autre. Il quitte Paris et s’en va seul,plein de soupirs et d’amoureux soucis.

Il a sans cesse à la mémoire, et cette penséene peut s’ôter de son esprit, qu’il a pu mille fois posséderAngélique, et qu’il a toujours obstinément, follement repoussé unesi rare beauté. Mais le temps où il pouvait avoir un tel plaisir,et où il n’a pas voulu, ce bon temps est perdu, et maintenant ilconsentirait à la posséder un seul jour, sauf à mourir après.

Il se demande sans cesse – et il ne peutsonger à autre chose – comment il a pu se faire qu’un pauvre soldatait soumis son cœur, rebelle aux mérites et à l’amour de tantd’illustres amants. C’est avec une telle pensée, qui lui ronge lecœur, que Renaud s’en va vers le Levant. Il suit la route qui mènedroit au Rhin et à Bâle, jusqu’à ce qu’il ait atteint la grandeforêt des Ardennes.

Le paladin avait fait plusieurs milles dansl’intérieur de la forêt aventureuse, loin de tout village et detout castel, et il était arrivé dans un endroit sauvage et plein dedangers, lorsqu’il vit soudain le ciel se troubler, et le soleildisparaître derrière une masse de nuages. Au même moment s’élançaitd’une caverne obscure un monstre étrange ayant la figure d’unefemme.

Sa tête avait mille yeux sans paupières ;il ne pouvait les clore et par conséquent je crois qu’il lui étaitimpossible de dormir. Il avait autant d’oreilles que d’yeux. Aulieu de cheveux, il avait sur la tête une multitude de serpents. Cespectre épouvantable était sorti des ténèbres infernales pour serépandre sur le monde. Il avait pour queue un féroce et immenseserpent, qui roulait ses nœuds autour de sa poitrine.

Ce qui n’était jamais arrivé à Renaud en milleet mille aventures lui arriva là. Quand il vit le monstres’apprêter à l’attaquer, et s’élancer sur lui, une peur inconnuejusque-là pénétra dans ses veines. Cependant il dissimula, résolu àmontrer son audace accoutumée. D’une main tremblante, il saisit sonépée.

Le monstre s’apprête à lui donner un rudeassaut, avec autant de science que s’il était maître de guerre. Leserpent venimeux se déroule en l’air, puis il s’élance contreRenaud, autour duquel il multiplie, de çà de là, ses bonds énormes.Renaud cherche à s’en défendre, mais c’est en vain qu’il prodigueses coups à droite et à gauche. Aucun d’eux n’atteint sonadversaire.

Tantôt le monstre dirige sur la poitrine deRenaud son serpent qui se glisse sous les armes du chevalier et leglace jusqu’au cœur ; tantôt il le fait pénétrer par lavisière et le promène sur le cou et sur la figure de Renaud.Celui-ci finit par se débarrasser de cette étreinte, et donne tantqu’il peut de l’éperon à son cheval. Mais l’infernale Furie n’estpas boiteuse ; d’un bond elle le rattrape, et lui saute encroupe.

Qu’il aille à gauche, à droite, où bon luisemble, Renaud a toujours cette bête maudite acharnée après lui. Ilne sait comment s’en débarrasser, bien que son destrier ne cesse delancer des ruades. Le cœur de Renaud tremble comme unefeuille ; non pas que le serpent le tourmente davantage, maisil éprouve une telle horreur, un tel dégoût, qu’il crie, gémit, etse plaint de vivre encore.

Il se jette dans les sentiers les moinsfrayés, dans les chemins les plus affreux, au plus épais dubois ; il gravit les pentes les plus raides ; ils’enfonce dans les défilés les plus inextricables de la vallée, làoù l’air est le plus obscur. Il espère ainsi arracher de dessus sesépaules l’abominable, l’horrible bête qui y est attachée. Il n’yserait sans doute point parvenu, si quelqu’un n’était soudainarrivé à son secours.

Mais il est secouru à temps par un chevaliercouvert d’une armure d’acier éclatante et splendide, et portantpour cimier un joug rompu. Son écu jaune est semé de flammesardentes, ainsi que le reste de ses vêtements d’un caractèresévère, et la housse de son cheval. Il a la lance au poing, l’épéeau côté ; sa masse pendue à l’arçon projette du feu.

Cette masse est remplie d’un feu éternel quibrûle toujours sans la consumer jamais. La bonté d’un écu, latrempe d’une cuirasse, l’épaisseur d’un casque, rien ne luirésiste. Le chevalier se fait infailliblement faire place, partoutoù il en dirige l’inextinguible lumière. Il ne lui fallait pasmoins que cet avantage pour sauver Renaud des mains du monstrecruel.

En chevalier avisé et prudent, il court augalop vers l’endroit où il a entendu la rumeur, jusqu’à ce qu’ilaperçoive le monstre horrible qui a enlacé Renaud de mille nœuds,et qui couvre d’une sueur glacée le malheureux paladin, sans quecelui-ci puisse s’en débarrasser. Le chevalier se précipite, frappele monstre au flanc, et le fait tomber du côté gauche.

Mais à peine l’horrible bête a-t-elle touchéterre, qu’elle se redresse, faisant tourner et siffler son longserpent. Le chevalier ne cherche plus à la frapper avec lalance ; il se décide à la poursuivre par le feu. Il saisit samasse, et fait pleuvoir une tempête de coups partout où le serpentdresse la tête. Il ne laisse pas le temps au monstre de le saisirune seule fois.

Pendant qu’il le tient en échec, le frappe etlui fait mille blessures, il conseille au paladin de s’échapper parle chemin qui conduit au sommet de la montagne. Le paladin suit ceconseil, et prend le chemin qui lui est indiqué, et bien que lacolline soit âpre et rude à escalader, il s’éloigne, sans retournerla tête, jusqu’à ce qu’on l’ait perdu de vue.

Le chevalier, après avoir contraint le monstreinfernal de retourner à son antre obscur, où il se ronge de rage etde dépit, et où il verse des pleurs inépuisables par ses milleyeux, monte derrière Renaud, afin de lui servir de guide. Il netarde pas à le rejoindre sur le sommet de la colline et, marchant àses côtés, il le conduit hors de ces lieux sombres etdangereux.

Dès que Renaud le voit revenu près de lui, illui dit qu’il lui doit des remerciements infinis, et que partout oùil sera, il peut disposer de sa vie. Puis il lui demande comment ilse nomme, afin qu’il puisse proclamer le nom de celui qui est venuà son secours, et exalter sa vaillance parmi ses compagnons, devantCharles lui-même.

Le chevalier lui répond : « Ne temets pas en peine de ce que je ne veux pas te dire mon nommaintenant. Je te le dirai avant que l’ombre n’ait cru d’un pas, cequi ne tardera guère. » En continuant à marcher côte à côte,ils finirent par trouver une source fraîche, aux eaux claires, àlaquelle les bergers et les voyageurs, attirés par son douxmurmure, venaient boire l’amoureux oubli.

C’étaient là, seigneur, ces eaux glacées quiéteignent le feu de l’amoureuse ardeur. C’était après y avoir buqu’Angélique avait conçu pour Renaud la haine qu’elle ne cessadepuis de lui porter ; et si lui-même avait autrefois montrétant de mépris pour elle, l’unique cause, seigneur, en était qu’ilavait bu aussi de ces mêmes eaux.

Dès que le chevalier avec lequel Renaudchemine se voit devant la claire fontaine, il retient son destriertout fumant et dit : « Nous reposer ici ne sauraitnuire. » Renaud dit : « Cela ne peut que nous fairedu bien ; car, outre que la chaleur de midi m’oppresse, lemonstre m’a tellement travaillé, qu’il me sera doux et agréable deme reposer. »

L’un et l’autre descendent de cheval, etlaissent leurs bêtes paître en liberté par la forêt. Tous deuxmettent pied à terre dans l’herbe parsemée de fleurs rouges etjaunes, et retirent leur casque. Renaud, poussé par la chaleur etla soif, court aussitôt vers la source de cristal, et buvant àlongs traits son eau fraîche, chasse en même temps de sa poitrineembrasée la soif et l’amour.

Quand le chevalier le voit relever la bouchede dessus la fontaine, et revenir entièrement guéri de son folamour, il se lève tout debout, et d’un air altier, il lui dit cequ’il n’a pas voulu lui dire auparavant : « Sache,Renaud, que mon nom est : le Dédain ! Je suis venuuniquement pour te délivrer d’un joug indigne. »

À ces mots, il disparaît et son destrierdisparaît avec lui. Cette aventure semble un grand miracle àRenaud. Il cherche tout autour de lui et dit : « Oùest-il passé ? » Il ne sait si tout ce qu’il vient devoir n’est pas du domaine de la magie, et si Maugis ne lui a pasenvoyé un de ses serviteurs infernaux pour rompre la chaîne qui l’asi longtemps retenu captif.

Peut-être aussi, du haut de son trône, Dieului a-t-il, dans son ineffable bonté, envoyé, comme il fit jadispour Tobie, un ange chargé de le guérir de son aveuglement. Maisque ce soit un ange, un démon, ou toute autre chose, il le remerciede lui avoir rendu la liberté. Il sent en effet que désormais soncœur est délivré de son angoisse amoureuse.

Angélique est redevenue l’objet de sa hainepremière ; non seulement elle ne lui paraît pas digne de toutle long chemin qu’il a déjà fait pour la suivre, mais il ne feraitpas maintenant une demi-lieue pour elle. Cependant il persiste danssa résolution d’aller dans l’Inde, pour chercher Bayard jusqu’enSéricane, tant parce que l’honneur le lui commande, que parce quec’est le prétexte qu’il a invoqué près de Charles.

Il arrive le jour suivant à Bâle, où venait deparvenir la nouvelle que le comte Roland devait se battre contreGradasse et le roi Agramant. Ce n’était point par un avis duchevalier d’Anglante que cette nouvelle avait été sue, mais unvoyageur, venu rapidement de Sicile, l’avait donnée comme sûre.

Renaud désire ardemment se trouver à côté deRoland dans ce combat ; mais il est bien éloigné du champ debataille. Tous les dix milles, il change de chevaux et de guides,et court à bride abattue. Il passe le Rhin à Constance, et, commeen volant, il traverse les Alpes et arrive en Italie. Laissantderrière lui Vérone et Mantoue, il atteint le Pô, et le passe entoute hâte.

Déjà le soleil touchait au terme de sa course,déjà la première étoile apparaissait au ciel, et Renaud, deboutprès de la rive, se demandait s’il devait changer de cheval, ou sereposer en ce lieu, jusqu’à ce que les ténèbres se fussentdissipées devant la belle aurore, lorsqu’il vit venir à lui unchevalier à l’aspect et aux manières pleins de courtoisie.

 

Celui-ci, après l’avoir salué, lui demandapoliment s’il était marié. Renaud lui dit : « Je suis eneffet soumis au joug conjugal. » Mais en lui-même ils’étonnait de cette demande, lorsque son interlocuteurajouta : « Je me réjouis qu’il en soit ainsi. »Puis, pour lui expliquer ses paroles, il dit : « Je teprie d’avoir pour agréable d’accepter ce soir l’hospitalité chezmoi.

» Je te ferai voir une chose que doitvolontiers connaître quiconque a femme à son côté. » Renaud,autant parce qu’il voulait se reposer, fatigué qu’il était d’avoircouru, autant par le désir inné qu’il avait toujours eu de voir etd’entendre de nouvelles aventures, accepta l’offre du chevalier, etle suivit.

Ils sortirent de la route à une portée d’arc,et se trouvèrent devant un grand palais, d’où accoururent un grandnombre d’écuyers avec des torches allumées, qui projetèrent autourd’eux une grande clarté. Renaud, étant entré, jeta les regardsautour de lui, et vit un palais comme on en voit rarement,admirablement construit et distribué, et trop vaste pour servir dedemeure à un homme de condition privée.

La riche voûte de la porte d’entrée étaittoute en serpentine et en dur porphyre. La porte elle-même était enbronze, et ornée de figures qui semblaient respirer et remuer leslèvres. On passait ensuite sous un arc de triomphe, où un mélangede mosaïques flattait agréablement les yeux. De là partait une courcarrée, dont chaque côté avait cent brasses de long.

Chaque côté de cette cour était bordé depavillons ayant chacun une porte spéciale. Les portes étaientséparées par des arcades d’égale grandeur, mais de formes variées.Chaque arcade pouvait facilement donner accès à un sommier avec sacharge, et conduisait à un escalier d’où l’on pénétrait dans unesalle par une arcade supérieure.

Les arcades supérieures dépassaientl’alignement général de façon à recouvrir les portes. Chacuned’elles était soutenue par deux colonnes, l’une de bronze, l’autrede roche. Il serait trop long de vous faire une entière descriptiondes pavillons de la cour, et de vous parler, en outre, de ce quel’on apercevait au-dessus du sol, des souterrains que le maître dece palais avait fait construire sous tous les bâtiments.

Les hautes colonnes avec leurs chapiteaux enor incrustés de pierreries ; les marbres étrangers sculptés demille manières par une main habile ; les peintures et lesstucs, et une foule d’autres ornements, dont la plupart étaientdérobés aux regards par l’obscurité, indiquaient que les richessesréunies de deux rois n’avaient pas dû suffire à bâtir un telédifice.

Parmi les ornements magnifiques qui ornaienten profusion cette riante demeure, il y avait une fontaine quirépandait ses eaux fraîches et abondantes par une foule de petitesrigoles. C’est là que les serviteurs avaient dressé les tables,droit au milieu de la cour. On l’apercevait des quatre portes duprincipal corps de bâtiment.

Élevée par un architecte instruit et habile,la fontaine avait la forme d’une galerie ou d’un pavillon octogone,recouvert de tous côtés par un plafond d’or tout parsemé d’émaux.Huit statues de marbre blanc soutenaient ce plafond avec leursbras.

L’ingénieux architecte leur avait mis dans lamain droite la corne d’Amalthée, d’où l’eau retombait, avec unagréable murmure, dans un vase d’albâtre. Tous ces pilastres,sculptés avec le plus grand art, représentaient de grandes femmes,différant d’habits et de visage, mais ayant toutes la même grâce etla même beauté.

Chacune d’elles reposait les pieds sur deuxbelles figures situées plus bas, et qui se tenaient la boucheouverte, comme pour indiquer qu’elles prenaient plaisir à chanteret à jouer. Leur attitude semblait aussi indiquer que toute leurscience, toute leur application était destinée à célébrer leslouanges des belles dames qu’elles portaient sur leurs épaules.

Les statues inférieures tenaient à la main delongs et vastes rouleaux couverts d’écriture, où était inscrit,avec de grands éloges, le nom des plus illustres parmi les damesque représentaient les statues supérieures, et où pouvaient se lireaussi leurs propres noms en lettres brillantes. Renaud, à la lueurdes torches, admirait une à une les dames et les chevaliers.

La première inscription qui frappa ses yeuxportait le nom longuement honoré de Lucrèce Borgia, dont la beautéet l’honnêteté étaient mises par Rome, sa patrie, bien au-dessus decelles de l’antique Lucrèce. Les deux statues qu’on avait destinéesà supporter une si excellente et si honorable charge portaientécrits les noms de Antonio Tebaldo et Hercule Strozza, un Linus etun Orphée.

La statue qui venait après était non moinsbelle et non moins agréable à voir ; son inscriptiondisait : Voici la fille d’Hercule, Isabelle. Ferrare semontrera plus heureuse de l’avoir vue naître que de tous les autresbiens que la fortune favorable lui a accordés et lui accorderapendant la suite des siècles.

Les deux statues qui se montraient désireusesde célébrer constamment sa gloire avaient toutes deux le prénom deJean-Jacques ; l’un s’appelait Calandra, l’autre Bardelone.Dans le troisième et le quatrième côté, où l’eau s’échappait horsdu pavillon par d’étroites rigoles, étaient deux dames ayant mêmepatrie, même famille, même réputation, même beauté et mêmevaleur.

L’une s’appelait Elisabeth, l’autre Léonora.Ainsi que le racontait l’écrit sculpté sur le marbre, la terre deMantoue se glorifiera encore plus de leur avoir donné naissance qued’avoir produit Virgile qui l’honore tant. La première avait à sespieds Jacopo Sadoleto et Pietro Bembo.

L’autre était supportée par l’élégantCastiglione et le savant Muzio Arelio. Ces noms, alors inconnus,aujourd’hui si fameux et si dignes de louange, étaient sculptés surle marbre. Après ces statues, venait celle à qui le ciel doitaccorder tant de vertus, qu’elle n’aura pas sa pareille parmi lestêtes couronnées, soit dans la bonne, soit dans la mauvaisefortune.

L’inscription d’or la signalait comme étantLucrèce Bentivoglia ; parmi les éloges qui lui étaient donnés,on disait que le duc de Ferrare se réjouissait ets’enorgueillissait d’être son père. Ses louanges étaient célébréesd’une voix claire et douce par ce Camille, dont le Reno et Felsinaécoutent les chants[28] avecautant d’admiration et de stupeur que jadis l’Amphrise en mettait àentendre chanter son berger,

Et par un autre poète, grâce auquel la terreoù l’Isaure verse ses eaux douces dans la vaste mer sera plusrenommée, depuis le royaume de l’Inde jusqu’à celui des Maures, quela ville de Pesaro, qui reçut son nom de ce que les Romains ypesèrent leur or. Je veux parler de Guido Postumo, à qui Pallas etPhébus ont décerné une double couronne.

La statue de femme qui suivait était Diane.« Ne vous arrêtez pas – disait l’inscription – à son airaltier ; car son cœur est aussi sensible que sa figure estbelle. » Le savant Celio Calcaguin, de sa claire trompettefera longtemps retentir sa gloire et son beau nom dans le royaumedes Parthes, dans celui de Mauritanie, dans l’Inde et dans toutel’Espagne.

Elle aura aussi, pour chanter sa gloire, unMarco Cavallo, qui fera jaillir d’Ancône une source de poésie aussiabondante que celle que le cheval ailé fit jaillir autrefois d’unemontagne sacrée, le Parnasse ou l’Hélicon, je ne sais pluslaquelle. Auprès de Diane, Béatrice levait son front ;l’inscription qui lui était consacrée s’exprimait ainsi :Vivante, Béatrice rendra son époux heureux ; elle le laisseramalheureux après sa mort ;

Ainsi que toute l’Italie qui avec elle seratriomphante, et après elle retombera captive. Un seigneur deCorregio paraissait écrire et chanter ses louanges, ainsi queTimothée, l’honneur des Bendedeï. Tous deux feront s’arrêter surses rives, aux sons de leurs luths harmonieux, le fleuve où il futpleuré jadis des larmes d’ambre.

Entre celle-ci et la colonne représentantLucrèce Borgia, dont je viens de parler, était une grande damereprésentée en albâtre, et d’un aspect si grandiose et si sublime,que sous son simple voile, et sous ses vêtements noirs et modestes,sans ornements d’or et sans pierreries, elle ne paraissait pasmoins belle, parmi toutes les autres statues, que Vénus au milieudes autres étoiles.

On ne pouvait, en la contemplantattentivement, reconnaître qui l’emportait le plus en elle, de lagrâce, ou de la beauté, ou de la majesté du visage, indice de songrand esprit et de son honnêteté. « Celui qui voudra – disaitl’inscription gravée sur le marbre – parler d’elle comme ilconvient qu’on en parle, entreprendra la plus honorable des tâches,mais sans pouvoir jamais arriver jusqu’au bout. »

La statue, douce et pleine de grâce, semblaits’indigner d’être célébrée dans un chant humble et bas par l’espritgrossier qu’on lui avait donné – je ne sais pourquoi – sanspersonne à côté de lui, pour le soutenir. Tandis que sur toutes lesautres statues on avait sculpté leur nom, l’artiste avait omis dele faire sur ces deux dernières.

Toutes ces statues entouraient un espace rond,pavé de corail, maintenu constamment dans une fraîcheur délicieusepar l’eau pure et limpide comme du cristal qui s’échappait audehors par un canal. Ce canal allait féconder, en l’arrosant, unpré aux riantes couleurs vertes, azurées, blanches et jaunes.L’eau, courant par de nombreuses rigoles, portait la vie auxplantes et aux arbrisseaux.

Le paladin se tenait à table, raisonnant avecson hôte si courtois ; de temps en temps, il lui rappelait detenir sans plus différer ce qu’il lui avait promis. En attendant,il le regardait, et il avait remarqué qu’il avait le cœur oppresséd’un grand chagrin, car il ne se passait guère de moment sans qu’uncuisant soupir s’échappât de ses lèvres.

Souvent la parole, poussée par le désir, vintjusque sur les lèvres de Renaud, prêt à renouveler sademande ; mais la courtoisie l’arrêtait aussitôt et ne luipermettait pas de la laisser sortir au dehors. Soudain, le repasterminé, un jeune page, averti par le majordome, plaça sur la tableune belle coupe d’or fin, ornée à l’extérieur de pierresprécieuses, et remplie de vin.

Le châtelain se mit alors à sourire, et levales yeux sur Renaud ; mais à qui l’aurait bien examiné, il eûtfait l’effet de quelqu’un plus disposé à pleurer qu’à rire. Ildit : « Le moment me semble venu de satisfaire tacuriosité, et de te montrer un chef-d’œuvre qui doit être précieuxpour quiconque a femme à son côté.

» À mon avis, chaque mari doit sans cesseépier sa femme pour savoir si elle l’aime, si elle lui fait honneurpar sa conduite, ou si elle le déshonore ; si, en un mot elleen fait une bête, ou si elle le traite comme un homme. Le poids descornes est le plus léger qui soit au monde, bien que le plusoutrageant. Presque tous les autres le voient, celui-là seul quil’a sur la tête ne le sent jamais.

» Si tu sais que ta femme est fidèle, tuas un motif pour l’aimer et l’honorer davantage ; il n’en estpas de même de celui qui sait que sa femme est coupable, ou decelui qui doute d’elle et qui souffre de ce doute. Beaucoup defemmes, chastes et vertueuses, sont soupçonnées à tort par leursmaris. Beaucoup de maris, au contraire, sont dans la plus grandeconfiance à l’endroit de leurs épouses, qui vont le chef orné decornes.

» Si tu désires savoir si ta femme estchaste – comme je crois que tu le penses et que tu dois le penser,car croire le contraire serait un tourment inutile si tu ne pouvaist’assurer de la vérité par des preuves – tu peux l’apprendretoi-même sans que personne ait à te le dire, en buvant dans cevase. Je ne l’ai pas fait apporter sur cette table pour un autremotif que pour te montrer ce que je t’ai promis.

» Si tu y bois, tu verras se produire uneffet surprenant. Si tu portes le cimier de Cornouailles, le vin serépandra entièrement sur ta poitrine, sans que tu puisses en faireentrer une gouttelette dans ta bouche. Si tu as une épouse fidèle,tu boiras tout. Or il t’appartient de connaître ton sort. » Àces mots, l’hôte s’apprête à regarder si le vin va se répandre surla poitrine de Renaud.

Renaud, presque décidé à savoir ce qu’ensuiteil sera peut-être très fâché d’avoir appris, avance la main etprend le vase. Il va pour tenter l’épreuve ; mais, sur lepoint d’y porter les lèvres, une pensée vient l’arrêter. Maispermettez, seigneur, que je me repose ; puis je vous dirai ceque le paladin répondit.

Chant XLIII

ARGUMENT. – Renaud entend raconter deuxnouvelles, l’une contre les femmes, l’autre contre les hommes quise laissent vaincre par l’ignoble passion de l’avarice. Après unlong chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive à Lampéduse, aumoment où venait de se terminer le combat entre les paladins et lespaïens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage d’Agrigente,ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles mortelles deBrandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est Roger, devenu déjàchrétien. Le bon ermite rend la santé à Olivier et à Sobrin qui sefait aussi baptiser.

 

Ô exécrable avarice, ô insatiable soif del’or, je ne m’étonne pas que tu puisses si facilement t’emparerd’une âme vile et déjà souillée d’autres vices ; mais ce queje ne puis comprendre, c’est que tu tiennes dans tes liens, que tudéchires de ton même ongle crochu ceux qui, par leur grandeurd’âme, auraient mérité une éternelle gloire, s’ils avaient puéchapper à ton atteinte.

Celui-ci mesure la terre, la mer et leciel ; il connaît à fond les causes et les effets de toutesles forces de la nature ; il va jusqu’à scruter les volontésde Dieu. Mais s’il vient à être mordu de ton venin mortel, il n’aplus d’autre souci que d’entasser des trésors. Cette seule penséele domine ; il y place tout son salut, toute sonespérance.

Celui-là met les armées en déroute, et forceles portes des villes de guerre. On le voit, cœur intrépide, sejeter le premier dans les aventures périlleuses, et s’en retirer ledernier. Mais il ne peut éviter d’être pris pour le reste de sesjours dans tes filets ténébreux. Combien d’autres, qui se seraientillustrés dans les arts et dans les sciences, n’as-tu pas plongésdans l’obscurité !

Et que dirai-je de certaines belles et grandesdames ? Pendant longtemps, je les vois garder à leurs amantsune fidélité plus ferme, plus inébranlable qu’une colonne. Maisvoici venir l’Avarice qui semble les transformer comme parenchantement. En un jour, qui le croirait ? elle les jette,sans amour, en proie à un vieillard, à un scélérat, à unmonstre.

Ce n’est pas sans raison que je m’enindigne ; m’entende qui pourra ; pour moi, je m’entendsbien. Dans tous les cas, je ne m’écarte pas de mon sujet, et jen’oublie pas le thème de mon chant. Mais je ne veux rien ajouter àce que je viens de vous dire, pas plus qu’à ce que je vais vousraconter. Revenons au paladin qui avait été sur le point d’essayerla vertu de la coupe.

Je vous disais qu’au moment d’y porter leslèvres, une pensée lui était venue. Après avoir un instantréfléchi, il dit : « Bien fol serait celui quichercherait à savoir ce qu’il serait très fâché d’apprendre. Mafemme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance surelle telle qu’elle est. Jusqu’ici, je m’en suis bien trouvé ;que gagnerais-je à vouloir en faire l’épreuve ?

» Cela me servirait à peu de chose, etpourrait m’être très désagréable. Il en coûte parfois de tenterDieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je neveux pas en savoir davantage. Qu’on ôte donc ce vin de devantmoi ; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie mevienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expériences aussiexpressément que la science de l’arbre de la vie à notre premierpère.

» De même qu’Adam, après qu’il eut goûtéau fruit que Dieu lui-même lui avait défendu, vit son bonheur sechanger en larmes, et fut obligé de gémir à jamais sur sa propremisère, ainsi l’homme qui veut savoir tout ce que sa femme fait oudit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plusretrouver sa tranquillité première. »

Ainsi dit le brave Renaud et, comme ilrepoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant derépugnance, il vit un ruisseau de larmes s’échapper abondamment desyeux du châtelain. Quand il se fut un peu calmé, ce dernier dit àson tour : « Maudit soit celui qui m’engagea à tenterl’épreuve ! Hélas ! il est cause que j’ai perdu ma doucecompagne !

» Que ne t’ai-je connu dix ans plustôt ! Que n’ai-je pu te demander conseil avant que mesmalheurs aient commencé ! Je n’aurais pas versé tant de pleursque j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu voisma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause etl’origine de mon infortune sans pareille.

» Tu as passé près d’une cité voisine dece château ; tout autour d’elle s’étend comme un lac un fleuvequi prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans lePô. Cette cité s’éleva sur les ruines de celle qui avait été fondéepar le fils d’Agénor avec les dents du dragon. C’est là que jenaquis d’une famille très honorable, mais sous un humble toit, etau sein de la pauvreté.

» Si la Fortune n’eut pas assez souci demoi pour me donner la richesse due à ma naissance, la nature ysuppléa en me douant d’une beauté fort au-dessus de celle des gensde ma condition. Bien qu’il soit ridicule à un homme de se vanterlui-même, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai vu dames etdamoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles manières.

» Il y avait dans notre cité un hommesage, et savant au delà de toute croyance. Il comptait cent vingtans accomplis, quand ses yeux se fermèrent à la lumière. Il avaitpassé toute sa vie seul et sauvage ; mais, dans son extrêmevieillesse, féru d’amour pour une belle matrone, il l’avait obtenueà prix d’argent, et en avait eu secrètement une fille.

» Pour éviter que la fille ne fît commesa mère, qui pour de l’argent avait vendu sa chasteté, bienprécieux que tout l’or du monde ne saurait payer à sa valeur, ilrésolut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieuqui lui parut le plus solitaire, il y fit bâtir ce palais si ampleet si riche, de la main de démons évoqués par sesenchantements.

» Il fit élever sa fille par de vieillesfemmes réputées pour leur chasteté. Celle-ci devint par la suited’une grande beauté. Non seulement son père ne permit pas qu’on luilaissât apercevoir un homme, mais il défendit qu’on en prononçât lenom devant elle. Afin de lui mettre un continuel exemple sous lesyeux, il fit sculpter ou peindre l’image de toutes les dames quiont su résister à un amour coupable.

» Il ne se borna pas à faire représentercelles qui par leur vertu ont été l’honneur des premiers âges, etdont l’histoire ancienne a consacré à jamais la renommée ; ilvoulut aussi y faire figurer les dames dont les mœurs pudiquesdevaient dans l’avenir illustrer l’Italie. En raison de leur belleconduite, il fit élever leur statue, comme les huit que tu voisautour de cette fontaine.

» Quand le vieillard jugea que sa filleétait un fruit assez mûr pour que l’homme pût le cueillir, je fus,soit malechance, soit hasard, choisi entre tous par lui comme leplus digne. Outre ce beau château, tous les champs, tous les étangsà vingt milles à la ronde me furent donnés comme dot de safille.

» Celle-ci était aussi belle et aussibien élevée qu’on pût le désirer. Elle surpassait Pallas pour lestravaux à l’aiguille et la broderie ; à la voir marcher, àl’entendre parler ou chanter, on aurait dit une déesse, et non unemortelle. Elle était presque aussi versée que son père dans tousles arts libéraux.

» À cette haute intelligence, à cettebeauté non moindre qui aurait séduit les rochers eux-mêmes, ellejoignait une sensibilité, une douceur de caractère dont je ne puisme souvenir sans sentir le cœur me manquer. Elle n’avait pas deplus grand plaisir, de plus vive satisfaction que d’être auprès demoi partout et toujours. Nous vécûmes longtemps ensemble sans avoirla moindre querelle, mais, à la fin, cette paix intérieure futtroublée, et par ma faute.

» Il y avait cinq ans que j’avais mis moncou sous le nœud conjugal, lorsque mon beau-père mourut. Cette mortfut comme le signal des malheurs dont je ressens encore lecontre-coup. Je te dirai comment. Pendant que je me renfermaisainsi dans l’amour de celle dont je viens de te faire un tel éloge,une noble dame du pays s’éprit de moi autant qu’on peuts’éprendre.

» Elle en savait, en fait d’enchantementset de maléfices, autant que pas une magicienne. Elle aurait purendre la nuit lumineuse et le jour obscur, arrêter le soleil etfaire marcher la terre. Cependant elle ne put parvenir à ce que jeconsentisse à poser sur sa blessure d’amour le remède que jen’aurais pu lui donner sans offenser souverainement ma femme.

» Non pas qu’elle ne fût très gente ettrès belle dame, non pas que j’ignorasse qu’elle m’aimait à cepoint ; mais ni ses offres, ni ses promesses, ni sesobsessions continuelles ne purent jamais détourner à son profit uneétincelle de l’amour que je portais à ma femme. La certitude quej’avais dans la fidélité de cette dernière m’empêchait de songer àune autre qu’elle.

» L’espoir, la croyance, la certitude quej’avais dans la fidélité de ma femme m’auraient fait dédaignertoutes les beautés de la fille de Léda, toutes les richessesoffertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais mes refus nepouvaient me débarrasser de la poursuite de la magicienne.

» Un jour qu’elle me rencontra hors dupalais, la magicienne, qui se nommait Mélisse, put me parler tout àson aise, et trouva le moyen de troubler la paix dont je jouissais.Elle chassa, avec l’éperon de la jalousie, la foi que j’avais en mafemme. Elle commença par m’insinuer que j’étais fidèle à qui nel’était pas envers moi.

« “Tu ne peux pas – fit-elle – direqu’elle t’est fidèle, avant d’en avoir vu la preuve. De ce qu’ellen’a point encore failli, tu crois qu’elle ne peut faillir, etqu’elle est fidèle et chaste. Mais si tu ne la laisses jamaissortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autrehomme, d’où te vient cette hardiesse d’affirmer qu’elle estchaste ?

» ”Absente-toi, absente-toi un peu dechez toi ; fais en sorte que les citadins et les villageoissachent que tu es parti et que ta femme est restée seule. Laisse lechamp libre aux amants et aux messagers d’amour : si lesprières, si les cadeaux ne peuvent la pousser à souiller le litnuptial, alors, tu pourras dire qu’elle est fidèle.”

» Par de telles paroles et d’autressemblables, la magicienne poursuivit jusqu’à ce qu’elle eût éveilléeu moi le désir de mettre à l’épreuve la fidélité de ma femme.“Supposons – lui dis-je alors – qu’elle ne soit pas ce que jepense ; comment pourrai-je savoir d’une manière certaine sielle mérite le blâme ou l’éloge ?”

» Mélisse répondit : “Je te donneraiune coupe qui possède une rare et étrange vertu. Morgane la fitautrefois, afin de prouver à son frère la faute de Ginevra. Celuidont la femme est sage peut y boire ; mais celui dont la femmeest une putain ne le peut, car le vin, au moment où il croit leporter à sa bouche, s’échappe de la coupe, et se répand sur sapoitrine.

» ”Avant de partir tu en feras l’épreuve,et je crois que cette fois tu pourras boire d’un trait. Je pense eneffet que ta femme est encore innocente, et tu le verras bien. Maissi, à ton retour, tu tentes une nouvelle épreuve, je ne réponds pasque ta poitrine ne soit inondée. En tout cas, si tu ne la mouillespas, si tu bois sans a obstacle, tu seras le plus fortuné desmaris.”

» J’acceptai la proposition. Mélisse medonna la coupe ; je fis l’expérience en question et tout allabien : je vis que ma chère femme était jusque-là chaste etbonne. Mélisse me dit : “Maintenant, laisse-la pendant quelquetemps. Reste loin d’elle pendant un mois ou deux, puis reviens, etfais une nouvelle expérience avec la coupe. Tu verras alors si tupourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine.”

» Il me sembla dur de quitter ma femme,non pas que je doutasse de sa fidélité, mais il ne me semblait paspossible de m’en séparer, même une heure. Mélisse me dit : “Jete ferai connaître la vérité par d’autres moyens encore. Tuchangeras de vêtements, tu déguiseras ta voix et tu te présenterasà ta femme sous un visage d’emprunt.”

» Seigneur, il y a près d’ici une citéque le Pô entoure et défend, et qui étend sa juridiction jusqu’auxrivages battus par le flux et le reflux de la mer. Si elle le cèdeen antiquité à ses voisines, elle lutte avantageusement avec ellesen richesses et en beautés. Elle fut fondée par les descendants desTroyens échappés à Attila, ce fléau de Dieu.

» Cette ville est soumise à un jeunechevalier riche et beau. Un jour, entraîné à la chasse à la suitede son faucon, il entra dans ma demeure. Il vit ma femme, et dès lapremière entrevue elle lui plut tellement, qu’il emporta son imagegravée au cœur. Depuis, il ne négligea aucun moyen pour l’amener àsatisfaire ses désirs.

» Elle le repoussa si obstinément, qu’àla fin il se lassa de tenter de la séduire. Mais la beauté qu’Amourlui avait gravée au cœur ne sortit pas de sa mémoire. Mélisse mepressa tellement, qu’elle me fit consentir à prendre la figure dece jeune chevalier. Aussitôt, et sans que je sache te dire comment,elle changea complètement mon visage, ma voix et mes cheveux.

» J’avais auparavant fait semblant,devant ma femme, de partir pour le Levant. Ayant ainsi pris ladémarche, la voix, les vêtements et la physionomie du jeuneamoureux, je m’en revins chez moi, accompagné de Mélisse, quis’était elle-même transformée en jeune domestique. Elle avait portéavec elle les plus riches pierreries qu’eussent jamais envoyées enEurope les Indiens ou les Eytriens[29].

» Moi qui connaissais les êtres de monpalais, j’entrai sans obstacle, suivi de Mélisse, et je pénétraid’autant plus facilement près de ma femme, qu’elle n’avait autourd’elle ni écuyer ni dame de compagnie. Je lui expose mes désirs, etje m’efforce de la pousser à mal faire, en lui mettant sous lesyeux les rubis, les diamants et les émeraudes qui auraient ébranléles cœurs les plus fermes.

» Et je lui dis que tous ces présentsétaient peu de chose comparés à ceux qu’elle devait attendre demoi. Puis je lui parle de la facilité qu’elle a, grâce à l’absencede son mari. Je lui rappelle que depuis longtemps je l’aime, etqu’elle le savait bien. J’ajoute qu’un amour si fidèle est digne derecevoir enfin quelque récompense.

» Ma femme montra tout d’abord un grandcourroux ; elle rougit et ne voulut pas en écouter davantage.Mais, à l’aspect des belles pierreries qui lançaient des étincellescomme si c’eût été du feu, son cœur s’amollit peu à peu. D’un tonbref et saccadé, que je ne puis me rappeler sans sentir la viem’abandonner, elle me dit qu’elle satisferait à mes désirs, si ellecroyait que personne ne le saurait jamais.

» Cette réponse fut comme un traitempoisonné dont je me sentis l’âme transpercée ; je sentis unfroid glacial se répandre dans mes veines, et pénétrer jusqu’aufond de mes os. Ma voix hésita dans ma gorge. Levant alors le voilede l’enchantement, Mélisse me rendit ma forme première. Pense dequelle couleur dut devenir ma femme, en se trouvant surprise parmoi en une faute si grande !

» Nous devînmes tous deux couleur de lamort ; tous deux nous restions les yeux baissés. Ma langueétait tellement paralysée, que c’est à peine si je pus crier :“Femme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelqu’un pour achetermon honneur ?” Elle ne put me faire d’autre réponse qued’inonder ses joues de larmes.

» Elle avait beaucoup de honte, maisencore plus de dépit de voir que je lui avais fait un tel affront.Le dépit, montant bientôt jusqu’à la rage, ne tarda pas à sechanger en haine profonde. Aussitôt elle prend la résolution defuir loin de moi, et, à l’heure où le soleil descend de son char,elle court au fleuve et, se jetant dans une barque, elle en descendle cours pendant toute la nuit.

» Le matin, elle se présente devant lechevalier qui l’avait autrefois aimée, et dont j’avais emprunté levisage et la ressemblance pour la tenter. Le chevalier l’aimaittoujours, et tu peux croire si son arrivée lui fut agréable. De là,elle me fit dire que je ne devais plus espérer qu’elle m’appartînt,ni qu’elle m’aimât jamais plus.

» Hélas ! depuis ce jour elledemeure avec lui, vivant dans les plaisirs, et se raillant demoi ; et moi je languis encore du mal que je me suis fait àmoi-même, et je ne puis rester en place. Mon mal croît sans cesse,et il est juste que j’en meure. Il y a, du reste, peu à faire pourcela. Je crois bien que je serais mort avant la fin de la premièreannée, si une chose ne m’apportait quelque consolation.

» Cette consolation, la voici :parmi tous ceux qui se sont assis sous mon toit depuis dix ans – etje leur ai présenté la coupe à tous – il n’en est pas un dont lapoitrine n’ait été inondée. C’est pour moi une sorte de soulagementque d’avoir tant de compagnons dans mon infortune. Toi seul, parmitant d’autres, tu t’es montré sage, en refusant de faire lapérilleuse expérience.

» Quant à moi, pour avoir voulu en savoirplus qu’on n’en doit chercher à savoir au sujet de sa femme, j’aiperdu le repos pour toute ma vie, longue ou courte. Tout d’abordMélisse se réjouit de l’aventure, mais sa joie fut de peu de durée.Comme elle était la cause de mon malheur, je la pris en une tellehaine, que je ne pouvais plus la voir.

» Elle avait cru prendre auprès de moi laplace de ma femme, une fois que celle-ci serait partie, mais ellefinit par s’impatienter d’être haïe de moi, qu’elle disait aimerplus que sa vie, et, pour fuir un tourment inutile, elle ne tardapas à quitter ces lieux et à abandonner le pays. Depuis, on n’en aplus entendu parler. »

Ainsi narrait le triste chevalier. Quand ileut fini son histoire, Renaud resta quelque temps pensif, vaincu depitié, puis il lui fit cette réponse : « En vérité,Mélisse te donna un aussi mauvais conseil que si elle t’avaitproposé d’aller visiter un essaim de guêpes, et toi tu fus peuavisé d’aller chercher ce que tu aurais été très fâché detrouver.

» Si la cupidité a poussé ta femme à temanquer de fidélité, ne t’en étonne pas : ce n’est pas lapremière, ni la cinquième qui ait succombé en un si grand combat.Il en est de plus vertueuses qui, pour un moindre prix, selaisseraient entraîner à des actes plus coupables encore. Combiend’hommes n’as-tu pas entendu accuser d’avoir pour de l’or trahileurs maîtres ou leurs amis ?

» Tu ne devais pas l’attaquer avec de sipuissantes armes, si tu voulais la voir résister. Ne sais-tu pasque, contre l’or, le marbre et l’acier le plus dur ne peuventtenir ? Tu as été, à mon avis, plus coupable en essayant de latenter, qu’elle en succombant si vite. Si c’eût été elle qui t’eûttenté, je ne sais si tu aurais été plus vertueux. »

Ici Renaud mit fin à son discours et, selevant de table, il demanda la permission d’aller dormir. Sonintention était de se reposer un peu, puis de partir une heure oudeux avant le jour. Il avait peu de temps à lui, et le peu qu’ilavait, il l’employait avec beaucoup de mesure et ne perdait pas uneminute. Le châtelain lui dit qu’il pouvait aller se reposer à safantaisie,

Car sa chambre et son lit étaient toutpréparés ; mais que, s’il voulait suivre son conseil, ilpourrait dormir tranquillement toute la nuit, tout en avançant dequelques milles pendant son sommeil. « Je te ferai – luidit-il – préparer un bateau sur lequel tu pourras dormir à l’abride tout danger, et qui, descendant le fleuve pendant toute la nuit,te fera gagner une journée de chemin. »

La proposition plut à Renaud, qui s’empressade l’accepter, et remercia vivement son généreux hôte. Puis, sansplus de retard, il descendit sur la rive où les marinsl’attendaient. Il put ainsi reposer tout à son aise, pendant que lebateau, poussé par six rameurs, descendait le cours du fleuve,léger et rapide comme l’oiseau dans les airs.

Dès qu’il eut la tête sur l’oreiller, lechevalier de France s’endormit. Quand il se réveilla, le bateauétait déjà près de Ferrare. On laissa Melara sur la rive gauche, etSermido sur la rive droite ; on dépassa Figarolo et Stellata,là où le Pô fougueux se divise en deux bras.

Le patron s’engagea dans le bras de droite,laissant celui de gauche qui se dirigeait du côté de Venise. Ildépassa Bondeno, et déjà l’on voyait à l’Orient pâlir l’azur duciel, et l’aurore, blanche et vermeille, épuiser toutes les fleursde sa corbeille, quand Renaud, découvrant de loin les deuxforteresses de Téaldo, leva la tête.

« Ô ville heureuse – dit-il – mon cousinMaugis, après avoir consulté les étoiles errantes et fixes, etappelé à son aide toute sa science de devin, m’a prédit – car j’aidéjà fait ce chemin avec lui – que dans les siècles futurs tagloire rejaillirait si haut, que tu l’emporterais sur tout le restede l’Italie. »

Pendant qu’il parlait ainsi, le bateau, quisemblait avoir des ailes, descendait rapidement le roi des fleuves,et passait tout près de la petite île qui est la plus proche de laville. Bien qu’elle fût alors inculte et déserte, Renaud se fit unevéritable fête de la revoir, car il savait combien, plus tard, elleserait belle et cultivée.

Dans son précédent voyage, qu’il avait fait encompagnie de Maugis, il avait appris de ce dernier qu’au bout desept cents ans révolus cette île deviendrait la plus agréable detoutes celles qu’environnent mer, étang ou rivière ; à telpoint, qu’après l’avoir vue, personne ne voudrait plus entendreparler de la patrie de Nausica[30].

Il avait appris qu’elle surpasserait par sesbeaux monuments l’île si chère à Tibère, et que les arbres dujardin des Hespérides n’étaient rien en comparaison des plantesrares de toutes sortes qui devaient croître en ce beau lieu. Elledevait renfermer également plus d’espèces d’animaux que Circé n’enpossédait dans ses écuries ou dans ses haras ; les Grâces etCupidon viendraient y faire leur séjour, abandonnant à tout jamaisChypre et Cnide.

Elle devait être ainsi transformée par lessoins d’un homme qui joindrait la science au pouvoir suprême, etdont l’énergique volonté élèverait autour de sa bonne ville uneceinture de digues et de murailles, de façon à lui permettre debraver les attaques du monde entier, sans qu’il fût besoind’appeler personne à son secours. Celui qui accomplirait de tellesmerveilles s’appellerait Hercule, et serait fils et père de deuxautres Hercule.

C’est ainsi que Renaud, tout en contemplantl’humble cité, se rappelait ce que lui avait dit son cousin, aveclequel il s’entretenait souvent des choses à venir révélées àMaugis par sa science de devin. « Comment – se disait-il –peut-il se faire qu’un jour florissent sur ces marécages les artset les belles-lettres ;

» Et qu’une cité si grande et si bellesorte d’une si petite bourgade ? Comment peut-il se faire queces marais, qui l’entourent aujourd’hui de tous côtés, deviennentjamais des campagnes riantes et couvertes de richesses ? Ôville, dès à présent je me lève pour saluer le dévouement, lagénérosité, la noblesse de tes princes, et les mérites si prisés detes chevaliers et de tes citoyens illustres !

» Puisse l’ineffable bonté du Rédempteurte faire vivre toujours en paix, dans l’abondance et dans la joie,protégée par la sollicitude, le génie, la justice de tesprinces ; qu’elle te garde de la fureur de tes ennemis, etdévoile leurs projets perfides ; que tes voisins envient tonbonheur, et que tu n’aies toi-même à porter envie à aucune autrecité ! »

Pendant que Renaud parlait ainsi, le bateauléger fendait si rapidement les ondes, que le faucon, rappelé parson maître, ne descend pas plus vite à l’aspect du leurre. Lepatron s’étant engagé dans un des canaux de droite, les murs et lestoits de la bourgade disparurent soudain, et on laissa bien loin enarrière Saint-George, ainsi que la tour de la Fosse et deGaïcana.

Comme d’habitude une pensée en amène une autreet ainsi de suite, Renaud vint alors à se rappeler le chevalierdans le palais duquel il avait soupé la veille, et qui, à direvrai, avait de justes raisons pour se plaindre de cette ville. Ilse rappela la coupe où chacun, en buvant, pouvait s’assurer de laconduite de sa femme.

Il se souvint aussi de ce que lui avait dit lechevalier, à savoir que parmi tous ceux qui avaient faitl’expérience de la coupe, il ne s’en était pas trouvé un seul dontla poitrine n’eût été inondée. Tantôt il se repentait de n’avoirpoint tenté l’épreuve, tantôt il se disait : « Je meréjouis de n’avoir point voulu courir une telle chance ; sil’épreuve avait réussi, je n’aurais fait que confirmer macertitude ; si elle n’avait pas réussi, à quoi me serais-jeexposé ?

» Je crois à la vertu de ma femme commesi j’en avais eu des preuves certaines, et je ne pourraisqu’augmenter fort peu cette certitude. De sorte que, si la preuvem’en était donnée, j’en tirerais un minime bénéfice ; tandisque le mal que j’éprouverais ne serait pas petit, si je voyais,concernant ma Clarisse, ce que je ne voudrais point voir. Ce seraitrisquer mille contre un, à ce jeu où l’on peut perdre beaucoup etgagner peu. »

Pendant que le chevalier de Clermont songeaità cela tout pensif, et le visage baissé, un des marins qui setrouvaient en face de lui le regardait fixement et avec uneattention profonde. Cet homme, beau parleur et hardi compagnon,ayant deviné la pensée qui le préoccupait, l’amena à lierconversation avec lui.

La conclusion de leur entretien fut qu’ilavait été bien mal avisé celui qui avait tenté sur son épouse laplus délicate expérience qu’on pût tenter sur une femme, car cellequi, s’armant de pudeur, aura su défendre son cœur contre l’or etl’argent, le défendra bien plus facilement au milieu de mille épéeslevées ou de la flamme ardente.

Le marin ajoutait : « Tu lui as trèsjustement dit qu’il n’aurait pas dû offrir de si riches présents àsa femme. Tous les cœurs ne sont point trempés pour résister à detels assauts et à de tels coups. Je ne sais si tu as entendu parlerd’une jeune femme – peut-être cette histoire est-elle connue chezvous ? – que son mari avait surprise en semblable faute, etqu’il avait, pour cela, condamnée à mourir ?

» Mon maître aurait dû se rappeler quel’or et les présents adoucissent la plus dure ; mais il l’aoublié au moment où il avait besoin de s’en souvenir, et il estallé au-devant de son propre malheur. Il connaissait pourtant aussibien que moi l’exemple qu’il avait eu sous les yeux dans la villevoisine, sa patrie et la mienne, que les eaux endormies du Mincioentourent d’un lac marécageux.

» Je veux parler du riche présent d’unchien que fit Adonio à la femme d’un juge. » « Le récitde cette aventure – dit le paladin – n’a pas traversé les Alpes, etest seulement connu chez vous, car en France, ni dans les paysétrangers où je suis allé, je ne l’ai jamais entendu raconter. Desorte que si cela ne t’ennuie pas de me la dire, je suis volontiersdisposé à t’écouter. »

Le marin commença : « Jadis étaitdans cette ville un certain Anselme, de famille honorable. Aprèsavoir passé sa jeunesse à apprendre la science qu’enseigne Ulpian,il chercha une femme de noble race, belle, honnête, et en rapportavec sa position ; il en trouva une, dans une ville voisine,qui était d’une beauté surhumaine.

» Ses manières étaient si aimables et sigracieuses, qu’elle paraissait n’être qu’amour et beauté. Peut-êtreétait-elle plus belle qu’il ne convenait à la position d’Anselme. Àpeine l’eut-il en sa possession, qu’il dépassa en jalousie tous lesjaloux qui furent jamais en ce monde ; et cependant elle nelui avait encore donné d’autre motif de jalousie que d’être tropaccorte et trop belle.

» Dans la même cité vivait un chevalierde famille ancienne et honorable. Il descendait de cette racealtière qui sortit de la mâchoire d’un serpent, de même que jadisma patrie Mantoue et ses premiers habitants. Le chevalier, quis’appelait Adonio, s’énamoura de cette belle dame ;

» Et, pour mener son amour à bonne fin,il se lança sans retenue dans de folles prodigalités, se ruinant enriches habits, en banquets, menant le train luxueux d’un chevalierbeaucoup plus riche qu’il n’était. Le trésor de l’empereur Tibèren’aurait pas suffi à de telles dépenses, et je crois bien qu’il nese passa pas deux hivers avant qu’il eût complètement dévorél’héritage paternel.

» Sa maison, qui était auparavantfréquentée matin et soir par une foule d’amis, devint vide dèsqu’il n’y eut plus de perdrix, de faisans, de cailles sur sa table.Quant à lui, qui avait été comme le chef de toute la bande, ilresta seul, et quasi au nombre des mendiants. Se voyant tombé dansla misère, il songea à aller dans un endroit où il seraitinconnu.

» Dans cette intention, sans rien dire àpersonne, il laisse un beau matin sa patrie, et s’en va, pleurantet soupirant, le long du marais qui entoure les remparts de laville. Son angoisse est doublée par la pensée de la dame, reine deson cœur. Soudain, voici qu’il lui arrive une aventure qui doitchanger sa peine extrême en souverain bien.

» Il aperçoit un villageois qui, arméd’un grand bâton, frappe à coups redoublés sur des buissons. Adonios’arrête, et lui demande la raison d’un travail si pénible. Levillageois lui dit qu’au milieu de ces broussailles il a vu unserpent très vieux, plus long et plus gros que tous ceux qu’il arencontrés de sa vie, tel enfin qu’il ne croit pas en rencontrerjamais un aussi gros ;

» Et qu’il ne veut pas s’en aller avantde l’avoir retrouvé et de l’avoir tué. Adonio ne peut écouter cesparoles sans impatience. Il avait toujours protégé les serpents, safamille en portant un gravé sur ses armes, pour rappeler qu’elleétait sortie des dents d’un serpent répandues sur la terre.

» Il dit et fait tant, qu’il force lepaysan à abandonner son entreprise, et à s’en aller sans avoir tuéle serpent et sans plus chercher à lui faire de mal. Puis Adoniopoursuit son chemin vers le pays où il pense que sa condition serale moins connue. Pendant sept ans, au milieu des privations et dessoucis, il vit hors de la patrie.

» Et jamais l’éloignement, ni ladifficulté de vivre qui, d’habitude, ne laissent point la penséelibre, ne purent faire qu’Amour ne continuât de lui brûler le cœuret d’entretenir sa blessure. À la fin, il ne put résister au désirde revenir vers la beauté que ses yeux avaient soif de revoir.Barbu, triste, et en fort pauvre équipage, il reprit le chemin d’oùil était venu.

» À ce moment, il arriva que ma villeenvoya au Saint-Père un ambassadeur qui devait séjourner près de SaSainteté pendant un temps indéterminé. On tira au sort, et le choixtomba sur le juge. Ô jour d’éternelle douleur pour lui ! Ils’excusa, il pria, il multiplia les offres et les promesses pour nepoint partir ; enfin il fut forcé d’obéir.

» Ce fut pour lui une douleur aussicruelle à supporter que s’il s’était vu ouvrir les flancs etarracher le cœur. Pâle et blême de crainte jalouse au sujet de safemme, il la supplie, par les prières qu’il croit le plusconvaincantes, de ne pas manquer à sa foi pendant qu’il sera auloin ;

» Lui disant que ni beauté, ni noblesse,ni grande fortune ne suffisent à une femme pour la faire tenir enhonneur, si, de réputation et de fait, elle n’est pointchaste ; que la chasteté est une vertu d’autant plus priséequ’elle a résisté à plus d’attaques, et que son absence va luifournir une belle occasion d’éprouver sa pudeur.

» Par ces raisonnements et beaucoupd’autres du même genre, il cherche à lui persuader de lui êtrefidèle. Sa femme se lamente de ce dur départ, Dieu sait avecquelles larmes, quelles doléances ! Elle jure que le soleilverra s’obscurcir sa lumière avant qu’elle soit assez criminellepour rompre sa foi, et qu’elle mourra plutôt que d’en avoir même lapensée.

» Bien qu’il croie à ces promesses et àces serments, et qu’il en soit quelque peu rassuré, le juge nelaisse point pour cela d’essayer d’un autre moyen pour conjurer sesalarmes. Il avait un ami qui se vantait et faisait métier deprédire l’avenir, et fort versé dans l’art de la magie et dessortilèges.

» Il lui demande, comme une grâce, dechercher à voir si sa femme, nommée Argia, pendant le temps qu’ilserait séparé d’elle, resterait fidèle et chaste, ou si lecontraire devait arriver. L’ami, cédant à ses prières, tire seslignes et les applique sur le ciel, comme il paraît qu’ellesdoivent être. Anselme le laisse à sa besogne, et revient le voir lejour suivant pour connaître la réponse.

» L’astrologue tenait les lèvres closes,pour ne pas dire au docteur quelque chose qui lui aurait fait de lapeine ; il cherche une foule d’excuses pour se taire. Quandenfin il voit qu’Anselme est résolu à voir son propre mal, il luiapprend qu’à peine aura-t-il franchi le seuil de sa maison, safemme rompra sa foi, séduite non par la beauté ou par les prières,mais gagnée par des présents et de l’argent.

» Combien ces prédictions menaçantes despuissances supérieures, jointes à la crainte, au doute qu’il avaitdéjà, lui bouleversèrent le cœur, tu peux le penser toi-même, siles accidents d’amour te sont connus. Ce qui lui causait le plus dechagrin, ce qui lui tourmentait par-dessus tout l’esprit, c’étaitde savoir que sa femme, poussée par l’avarice, oublierait pour del’argent toute pudeur.

» Afin de faire tout son possible pour nepas la laisser tomber dans une telle faute – car souvent le besoinpousse les hommes à dépouiller les autels – il remit entre lesmains de sa femme tous ses joyaux, tout son argent, et il en avaitbeaucoup. Il lui donna tout ce qu’il possédait au monde.

» “Non seulement – lui dit-il – je tedonne la liberté de t’en servir pour tes besoins, mais tu peux enfaire ce que tu voudras : tu peux les dépenser, les jeter, lesdonner ou les vendre. Je ne veux te demander aucun compte, pourvuque tu te conserves à moi telle que je t’ai laissée. Pourvu que jete retrouve comme tu es maintenant, je me soucie peu de neretrouver ni fortune ni maison.”

» Il la prie, pendant qu’il sera absent,de ne pas demeurer dans la ville, mais d’aller habiter dans savilla, où elle pourra vivre plus facilement loin de toute relation.Il parlait ainsi, parce qu’il pensait bien que l’humble populationqui travaille aux champs, ou qui garde les troupeaux, n’était pasde nature à troubler les chastes pensées de sa femme.

» Cependant Argia, ses beaux bras jetésautour du cou de son craintif mari, lui arrose le visage de larmesqui s’échappent comme un fleuve de ses yeux ; elle s’attristede ce qu’il la traite en coupable, comme si elle lui avait déjàmanqué de foi ; un pareil soupçon provient de ce qu’il n’aaucune confiance dans sa fidélité.

» J’aurais trop à dire, si je voulaisrapporter tout ce qui se dit entre les deux époux à l’heure dudépart. “Je te recommande mon honneur” dit en dernier lieu Anselme.Puis il prend congé d’elle et part enfin. À peine son cheval est-iltourné, qu’il se sent arracher le cœur de la poitrine. Sa femme,tant qu’elle peut, le suit des yeux, d’où les larmes se répandentsur ses joues.

» Cependant Adonio, misérable, malade,comme j’ai déjà dit, pâle et le menton couvert de barbe,s’acheminait vers sa patrie, espérant qu’on ne l’y reconnaîtraitplus. Il arriva sur les bords du lac voisin de la ville, àl’endroit où il avait secouru le serpent poursuivi dans lesbuissons par le villageois qui voulait lui donner la mort.

» Parvenu à cet endroit vers la pointe dujour, alors que quelques étoiles brillaient encore au ciel, il voitle long de la rive venir à sa rencontre une damoiselle vêtue debeaux habits de voyage, et d’aspect noble, bien qu’elle n’eûtautour d’elle ni écuyer, ni suivante. Celle-ci l’aborde d’un airgracieux, et lui adresse les paroles suivantes :

» “Bien que tu ne me connaisses pas,chevalier, je suis ta parente, et je t’ai grande obligation. Jesuis ta parente, car notre haut lignage à tous deux descend du fierCadmus. Je suis la fée Manto ; c’est moi qui ai posé lapremière pierre de cette ville, et c’est de mon nom – comme tu l’assans doute entendu dire – que je l’ai nommée Mantoue.

» ”Je suis une des Fées ; afin det’apprendre ce qu’il importe que tu saches, je te dirai que le sortnous fit naître de telle sorte que nous pouvons être affligées detous les maux, hors la mort. Mais l’immortalité nous est accordée àune condition plus dure que la mort, car, tous les sept jours,chacune de nous se voit infailliblement changée en couleuvre.

» ”Se voir toute couverte d’écaillesignobles, et s’en aller en rampant, est chose si douloureuse, qu’iln’y a pas au monde de peine plus grande. Chacune de nous mauditl’existence. Tu sauras – et je veux t’apprendre en même tempsquelle obligation je t’ai – que ce jour-là, à cause de la forme quenous avons, nous sommes exposées à une infinité d’accidents.

» ”Il n’y a pas d’animal sur la terreplus odieux que le serpent ; et nous, qui en avons la forme,nous subissons les outrages et la poursuite de tout le monde, carquiconque nous aperçoit nous frappe et nous chasse. Si nous nepouvons trouver un abri sous terre, nous éprouvons ce que pèse lebras des hommes. Mieux vaudrait pouvoir mourir, que de resterbroyées et mutilées sous les coups.

» ”L’obligation que je t’ai estgrande ; un jour que tu passais sous ces frais ombrages, tum’as arrachée aux mains d’un paysan qui m’avait vivementpoursuivie. Si tu n’avais pas été là, je ne m’en serais pas alléesans avoir la tête et les reins brisés. J’en serais restée fourbueet difforme, car je ne pouvais pas mourir.

» ”Les jours où, sous la rude écailled’un serpent, nous sommes forcées de ramper à terre, le ciel, lereste du temps soumis à nos volontés, refuse de nous obéir, et noussommes sans force. Le reste du temps, sur un signe seul de nous, lesoleil s’arrête et adoucit ses rayons ; la terre immobiletourne et change de place ; la glace s’enflamme, et le feu secongèle.

» ”Maintenant je suis ici pour terécompenser de ce que tu fis autrefois pour moi. En ce moment nulne me demande en vain une faveur, car je suis hors de la peau duserpent. Je te ferai dans un instant trois fois plus riche que tune le fus par héritage paternel. Et je veux que tu ne redeviennesplus jamais pauvre ; au contraire, plus tu dépenseras, plus tafortune augmentera.

» ”Et parce que je te retrouve encoreenchaîné dans les liens dont Amour t’avait lié jadis, je veux temontrer de quelle façon tu dois t’y prendre pour satisfaire tesdésirs. Je veux que, pendant que le mari est loin d’ici, tu mettessans retard mon conseil à exécution. Tu vas aller trouver la damequi habite hors la ville, à la campagne, et je serai encore près detoi.”

» Elle poursuivit en lui disant de quellefaçon elle entendait qu’il se présentât devant sa dame ;comment il devait s’habiller ; comment il devait la prier etla tenter. Elle lui dit quelle forme elle prendrait elle-même, car,hormis le jour où elle rampait avec les serpents, elle pouvait, àsa volonté, prendre toutes les formes du monde.

» Elle lui fit prendre l’habit d’unpèlerin qui va quêtant de porte en porte au nom de Dieu ;quant à elle, elle se changea en chien, le plus petit que jamaisnature eût fait, à poils longs, plus blancs qu’hermine, agréabled’aspect et merveilleux de formes. Ainsi transformés, ilss’acheminèrent vers la demeure de la belle Argia.

» Le jeune homme s’arrêta aux premièrescabanes de paysans qu’il rencontra, et commença à sonner d’unchalumeau, aux sons duquel le chien, se dressant sur ses pattes, semit à danser. Le chant et la rumeur parvinrent jusqu’à la maîtressedu logis, et firent tant, qu’elle se dérangea pour voir ce quec’était. Elle fit alors venir le pèlerin dans la cour de sonlogis ; ainsi s’accomplissait la destinée du docteur.

» Là, Adonio se mit à commander au chien,et le chien à lui obéir : à danser les danses de notre pays etcelles de pays étrangers, en exécutant des pas et en prenant desattitudes selon les ordres de son maître ; faisant, en un mot,avec des façons humaines, tout ce que ce dernier lui commandait, augrand ébahissement de ceux qui le regardaient les yeux grandsouverts et retenant leur respiration.

» Grandement émerveillée, la dame se sentbientôt prise d’un vif désir de posséder ce chien si gentil. Elleen fait, par sa nourrice, offrir au pèlerin un prixconvenable : “Si ta maîtresse, – répond celui-ci, – possédaitplus de trésors qu’il n’en faut pour assouvir la convoitise d’unefemme, elle ne pourrait donner un prix capable de payer seulementune patte de mon chien.”

» Et pour lui montrer qu’il dit vrai, ilamène la nourrice dans un coin, et dit au chien de donner un marcd’or à cette dame pour la remercier de sa courtoisie. Le chien sesecoue, et le marc d’or apparaît aussitôt. Adonio dit à la nourricede le prendre, ajoutant : “Crois-tu que rien puisse payer unchien si beau et si utile ?

» ”Quoi que je lui demande, je ne reviensjamais les mains vides ; en se secouant, il fait tomber tantôtdes perles, tantôt des bagues, tantôt des vêtements superbes etd’un grand prix. Cependant, dis à ta maîtresse qu’il sera à elle,non point pour de l’or, car l’or ne pourrait le payer ; mais,si elle veut me laisser coucher une nuit avec elle, elle aura lechien, et pourra en faire ce qu’elle voudra.”

» Tout en parlant ainsi, il lui donne unepierrerie que le chien vient de faire tomber pour qu’elle laprésente à sa maîtresse. Le marché semble à la nourrice beaucoupplus avantageux que s’il fallait payer le chien dix ou vingtducats. Elle retourne vers la dame, et lui fait lacommission ; puis elle l’engage à se contenter et à acheter lechien, car elle peut, dit-elle, l’avoir à un prix où l’on ne perdrien à donner.

» La belle Argia se fâche tout d’abord,soit qu’elle ne veuille pas manquer à sa foi, soit qu’elle ne croiepas possible tout ce qu’on vient de lui raconter. La nourricerecommence son récit ; elle la presse, elle l’ébranle ;elle lui insinue qu’une pareille occasion se présente bienrarement ; elle fait si bien que, le jour suivant, Argiaconsent à voir le chien, loin de tous les yeux.

» Cette nouvelle exhibition qu’Adonio fitde son chien fut la perte et la mort du docteur. Il fit pleuvoirles doubles sequins par dizaines, des chapelets de perles et despierreries de toute sorte, jusqu’à ce que le cœur altier d’Argias’amollît au point de ne plus pouvoir lutter, surtout quand elleapprit que le pèlerin était le chevalier qui l’avait aimée jadis etqui était parti.

» Les excitations de sa putain denourrice, les prières et la présence de son amant, la vue du prixqu’on lui offrait, la longue absence du malheureux docteur,l’espoir que personne n’en saurait jamais rien ; tout cela fittellement violence à ses projets de chasteté, qu’elle accepta lebeau chien, et, pour prix, se livra à son amant.

» Adonio jouit longuement de sa belledame, à laquelle la fée voua une si grande amitié, qu’elle nevoulut plus la quitter. Mais, avant que le soleil eût parcouru tousles signes du Zodiaque, congé fut donné au docteur qui s’en revintenfin, plein d’un grave soupçon, à cause de ce que l’astrologue luiavait dit.

» Aussitôt de retour dans sa patrie, sonpremier soin est de voler chez l’astrologue et de lui demander sisa femme l’a trompé, ou si elle lui a gardé son amour et sa foi.L’astrologue, après avoir consulté le pôle et toutes les planètes,lui répond que ce qu’il avait craint était arrivé, ainsi qu’il luiavait prédit ;

» Que sa femme, séduite par de richesprésents, s’était livrée à un autre. Cette réponse porta un sigrand coup au cœur du docteur, que lance ni épée ne lui aurait rienfait éprouver de si douloureux. Afin de s’assurer de son malheur, –bien qu’il crût trop, hélas ! à son ami le devin, – il allatrouver la nourrice et, la prenant à part, il usa de toute sonhabileté pour savoir le vrai.

» Tournant et retournant autour d’elle,il chercha de çà de là à trouver une piste ; mais toutd’abord, quelque ardeur qu’il y mît, il ne découvrit rien, car lanourrice, qui n’était pas neuve en cette matière, niait toujourseffrontément. Pendant plus d’un mois, elle tint son maître suspenduentre le doute et la certitude.

» Combien le doute devait lui semblerbon, lorsqu’il songeait à la douleur que lui causerait unecertitude ! Quand il eut essayé, en vain, près de la nourrice,des prières et des cadeaux ; quand il eut vu qu’elle nevoulait lui dire que des choses fausses, il attendit, en hommeexpert, que la discorde éclatât entre elle et sa maîtresse, car làoù sont deux femmes, il y a toujours conflit et querelle.

» Il advint comme il s’y attendait. Aupremier dissentiment qui naquit entre elles, la nourrice s’en vint,sans qu’il allât la chercher, lui raconter tout. Elle ne lui cachaplus rien. Il serait trop long de dire le coup que ressentit aucœur le malheureux docteur, et combien il eut l’esprit bouleversé.Son chagrin fut si fort, qu’il faillit perdre la raison.

» Enfin, cédant à la colère, il serésolut à mourir ; mais, auparavant, il voulut tuer sa femme.Il lui semblait que le même fer, teint de leur sang à tous lesdeux, excuserait en même temps son crime, et le délivrerait de sadouleur. Il s’en revient à la ville, nourrissant toute sorte depensées furieuses et aveugles. Puis il envoie au château un de sesaffidés après lui avoir expliqué ce qu’il doit faire.

» Il ordonne à ce serviteur d’aller auchâteau de sa femme Argia, et de lui dire de sa part qu’il a étépris d’une si méchante fièvre, qu’elle aura grand’peine à leretrouver vivant ; pour quoi, il la prie, sans attendred’avoir quelqu’un autre pour l’accompagner, de venir sur-le-champavec son serviteur, si elle a de l’amitié pour lui. “Elle viendra –ajoute Anselme, qui sait bien qu’elle ne fera pas même uneobservation, – et, en chemin, tu lui couperas la gorge.”

» Le familier s’en va chercher samaîtresse, pour faire d’elle ce que son maître lui avait commandé.Argia, après avoir pris avec elle son chien, monte aussitôt àcheval et se met en route. Le chien l’avait prévenue du danger,mais en l’engageant à partir quand même, car il avait tout prévu,tout disposé pour lui venir en aide en un si grand besoin.

» Le serviteur s’était détourné de laroute, et, prenant par des sentiers solitaires et nombreux, ilarrive sur les bords d’une rivière qui tombe du haut de l’Apennindans notre fleuve, au beau milieu d’une forêt obscure et profonde,loin du château et de la ville. Le lieu lui paraît favorable àl’accomplissement de l’ordre cruel qui lui a été donné.

» Il tire son épée et dit à sa maîtressequel ordre lui avait donné son maître afin qu’avant de mourir elledemande pardon à Dieu de son crime. Je ne saurais te dire commentelle disparut ; mais, au moment même où le serviteur crut lafrapper, il ne la vit plus. Il la chercha en vain tout autour delui, et en resta tout ébahi.

» Il revient vers son maître tout honteuxet le visage tout effaré. Il lui raconte l’étrange aventure,ajoutant qu’il ne sait pas ce qui s’en est suivi. Le mari ne savaitpas que sa femme avait à ses ordres la fée Manto, car la nourrice,qui connaissait tout le reste, ignorait ce point que sa maîtresselui avait caché.

» Il ne sait que faire ; il n’a nivengé son injure, ni diminué sa peine. Ce qui était auparavant unfétu de paille est devenu une poutre, tant cela lui pèse sur lecœur. Il craint que la faute de sa femme, qui était sue de quelquespersonnes seulement, ne devienne tellement connue qu’elle soit lafable de tous. Il aurait pu tout d’abord la cacher, mais maintenantla rumeur publique va la répandre par le monde entier.

» Il comprend bien que sa femme, voyantqu’il a découvert sa félonie, se sera mise, afin de ne plusretomber en son pouvoir, sous la protection d’un homme puissant.Celui-ci la gardera, et en jouira, à l’ignominie du mari qu’iltournera en risée. Peut-être tombera-t-elle entre les mains dequelqu’un qui exploitera en rufian son adultère.

» Pour y remédier, il envoie en hâte danstous les environs des messagers et des lettres pour lachercher ; il ne laisse pas une ville de Lombardie sans yenvoyer quelqu’un pour avoir de ses nouvelles. Il y va même enpersonne, et il n’est recoin qu’il ne visite ou qu’il ne fassevisiter par ses espions. Mais il ne peut retrouver sa trace, ni enavoir la moindre nouvelle.

» Enfin il fait venir le serviteur auquelil avait donné l’ordre cruel qui ne put s’accomplir. Il se faitconduire par lui à l’endroit où Argia avait, comme il le lui avaitraconté, disparu à ses yeux. Il s’imagine que le jour elle se cacheparmi les broussailles, et qu’elle se réfugie la nuit dans quelquedemeure voisine. Le serviteur le conduit à l’endroit où il croittrouver la forêt sauvage, mais il y voit un grand palais.

» Entre temps, la belle Argia s’étaitfait élever par sa fée un palais d’albâtre, bâti par enchantementen une minute. Au dedans et au dehors, il était tout recouvertd’ornements d’or. Aucune langue ne pourrait dire, aucuneimagination ne pourrait se représenter la beauté de son extérieur,ni les trésors qu’il contenait. Le palais de mon maître, qui t’asemblé si beau hier soir, serait une masure à côté de celuid’Argia.

» Les salles et les appartements étaienttendus de tapis d’Arras et de riches tissus de toute sorte, et nonseulement les appartements de maître, mais encore les chambres etles logements des serviteurs. On y voyait à profusion des vasesd’or et d’argent ; des pierreries ciselées, couleur d’azur,d’émeraude ou de rubis, façonnées en forme de grands plats, decoupes ou de bassins ; et, en quantité infinie, des draps d’oret de soie.

» Le juge, comme je vous disais, vintdonner droit sur ce palais, alors qu’il croyait arriver dans unecampagne déserte, dans un bois solitaire. Il en fut tellementémerveillé, qu’il crut un instant avoir perdu l’esprit. Il nesavait s’il était ivre, s’il rêvait, ou si son cerveaus’envolait.

» Il aperçoit devant la porte unÉthiopien au nez et aux lèvres épatés ; jamais, à son avis, iln’a vu visage si laid et si disgracieux. Cette ignoble figure,ressemblant au portrait qu’on fait d’Ésope, serait capabled’attrister tout le paradis si elle s’y trouvait. Quand j’auraiajouté que ce personnage était crasseux comme un porc, qu’il étaitvêtu comme un mendiant, je n’aurai pas dépeint la moitié de salaideur.

» Anselme, qui ne voit pas d’autre quelui pour savoir à qui est ce château, s’approche et l’interroge.L’Éthiopien lui répond : “Cette demeure est à moi.” Le jugeest persuadé que cet homme se moque de lui et lui fait une mauvaiseplaisanterie. Mais le nègre lui affirme par serment que cettedemeure est bien à lui, et que personne autre n’a rien à yfaire.

» Il lui offre même, s’il veut la voir,d’y entrer, et de la parcourir à sa fantaisie, et, s’il y trouvequelque chose qui lui plaise, soit pour lui, soit pour ses amis, dele prendre sans crainte. Anselme donne son cheval à garder à sonserviteur, et franchit le seuil. On le conduit à travers les salleset les chambres où, de bas en haut, il admire toutes cesmerveilles.

» Il va, regardant la forme, le style, labeauté, la richesse du travail, et tous ces ornements vraimentroyaux. Parfois il dit : “Tout l’or qui est sous le soleil nepourrait payer ce splendide monument.” À cela, l’ignoble Maurerépond et dit : “Il peut encore trouver son prix ; onpeut le payer, sinon avec de l’or et de l’argent, du moins d’unemanière moins coûteuse.”

» Alors, il lui fait la même propositionqu’Adonio avait faite à sa femme. On peut, par cette propositionbrutale et honteuse, juger combien il était bestial et sauvage.Repoussé trois ou quatre fois, il ne se laisse point décourager, etil insiste tellement, en offrant toujours le palais pour prix,qu’il finit par faire consentir Anselme à satisfaire son appétitdépravé.

» Argia, sa femme, qui se tenait cachéeprès de là, le voyant tombé dans une telle faute, se montresoudain, en criant : “Ah ! la belle chose que je vois, etbien digne d’un docteur tenu pour sage !” Tu peux penser si ledocteur, surpris en si honteuse posture, devint rouge de honte, etresta bouche close. Ô terre, pourquoi ne t’entr’ouvris-tu pas en cemoment pour le cacher dans ton sein ?

» La dame, heureuse de se disculper et defaire honte à Anselme, l’assourdit de ses cris, disant :“Comment faudra-t-il te punir de ce que je viens de te voir faireavec un homme si vil, alors que tu as voulu me tuer parce que j’aiobéi à la loi de nature, vaincue par les prières de mon amant,noble et beau, et qui m’avait fait un présent en comparaison duquelce château n’est rien ?

» ”Si je t’ai paru mériter la mort, avoueque tu es digne de mourir cent fois. Bien que je soistoute-puissante en ce lieu, et que je puisse disposer de toi à mongré, cependant je ne veux pas tirer une plus forte vengeance de toncrime. Mari, pèse le doit et l’avoir, et fais comme je fais à tonégard, pardonne-moi.

» ”Et que la paix et l’accord soientconclus entre nous, de telle sorte que tout le passé s’en aille enoubli, et que jamais une parole, un geste, ne nous rappellent notrefaute à l’un ou à l’autre.” Le mari, content de s’en tirer à si boncompte, ne se montra pas en reste pour pardonner. Ils firent doncla paix et, depuis, ils ne cessèrent de se chérir. »

Ainsi dit le marin, et la fin de son histoirefit quelque peu rire Renaud, bien qu’une rougeur de feu lui vînt auvisage en entendant raconter l’action honteuse du docteur. Renaudloua beaucoup Argia d’avoir été assez avisée pour tendre à cetoiseau un piège qui le fît tomber dans le même filet où elle étaittombée elle-même, mais avec moins de raison d’excuse.

Quand le soleil fut plus élevé sur l’horizon,le paladin fit apprêter la table que le courtois chevalier mantouanavait fait abondamment approvisionner dès la veille. Pendant cetemps, on voyait fuir à gauche le splendide palais et, à droite, lemarais immense. On vit surgir et disparaître à son tour Argenta etson territoire, ainsi que l’endroit où le Santerno se jette dans lePô.

Je crois qu’à cette époque n’existait pasencore la Bastia, où plus tard les Espagnols n’eurent pas trop à seglorifier d’avoir planté leur bannière, mais dont les Romagnolseurent encore plus sujet de se plaindre. De là, le bateau,descendant la rivière en droite ligne, atteignit Filo. Puis lesmatelots l’engagèrent dans une branche morte du fleuve se dirigeantvers le Midi, et qui le porta à Ravenne.

Bien que Renaud fût souvent à court d’argent,il en avait assez en ce moment, pour se montrer généreux envers lesmariniers quand vint l’heure de les quitter. Changeant le plussouvent possible de chevaux et de bêtes de somme, il passa le soirmême à Rimini, et sans s’y arrêter, pas plus qu’à Montefiore, ilarriva à Urbino au lever du jour.

Là ne vivaient pas encore Frédéric, niElisabeth, ni le bon Guido, ni Francesco Maria, ni Léonora. S’ils yeussent été alors, ils eussent fait tous leurs efforts pour retenirplus d’un jour auprès d’eux un guerrier si fameux, comme ilsdevaient le faire plus tard pour les dames et les chevaliers quipassent par leur cité.

Renaud n’ayant été retenu par personne montadroit à Cagli. Il franchit l’Apennin en suivant les vallées duMétaure et du Gauno, de sorte qu’il n’eut plus cette chaîne demontagnes à sa droite. Il traversa les provinces d’Ombrie etd’Étrurie, et descendit à Rome. De Rome, il gagna Ostie ; delà, il se transporta par mer dans la ville à qui le pieux filsd’Anchise confia les os de son père.

Là, changeant de navire, il cingla en toutehâte vers l’île de Lampéduse, qui avait été choisie comme champ decombat et où la rencontre avait déjà eu lieu. Renaud presse lepilote et lui fait faire force de voiles et de rames. Mais lesvents adverses, s’opposant à la marche du navire, le firent arriverun peu trop tard.

Il arriva comme le prince d’Anglante venaitd’achever son entreprise utile et glorieuse, en donnant la mort àGradasse et à Agramant. Mais sa victoire avait été rude etsanglante. Le fils de Monodant était mort, et Olivier gisait sur lesable, atteint d’une grave et dangereuse blessure au pied, dont ilsouffrait beaucoup.

Le comte ne put s’empêcher de pleurer, enembrassant Renaud, et en lui racontant la mort de Brandimart quilui était si fidèle et si attaché ; les larmes vinrentégalement aux yeux de Renaud, quand il vit son ami, la tête fendue.Puis il alla embrasser Olivier, qui gisait le pied brisé.

Il les consola tous du mieux qu’il sut, bienque lui-même fût inconsolable d’être arrivé au banquet au moment oùla table venait d’être levée. Les écuyers partirent pour la citédétruite de Biserte, dans les ruines de laquelle ils déposèrent lesos de Gradasse et d’Agramant, et où ils apportèrent la nouvelle del’issue du combat.

Astolphe et Sansonnet se réjouirent beaucoupde la victoire de Roland, mais ils se seraient réjouis biendavantage, si Brandimart n’avait pas perdu la vie. Leur joie futfort amoindrie par la nouvelle de sa mort, et il leur futimpossible de ne pas laisser voir leur trouble sur leur visage. Quid’entre eux irait maintenant annoncer une telle catastrophe àFleur-de-Lys ?

La nuit précédente, Fleur-de-Lys avait rêvéqu’elle voyait la soubreveste qu’elle avait brodée de sa main, pourque Brandimart partît richement vêtu, toute déchirée et couverted’une pluie de gouttes de sang. Il lui semblait que c’était ellequi avait ainsi brodé cette soubreveste, et elle se lereprochait.

Elle se disait dans son rêve : « Ilme semblait cependant que mon seigneur m’avait priée de lui fairecette soubreveste entièrement noire. Pourquoi donc l’ai-je brodée,contre son désir, d’une si étrange façon ? » Elle avaittiré de ce songe un fâcheux présage. La nouvelle arriva le mêmesoir, mais Astolphe la tint cachée jusqu’à ce qu’il pût allertrouver Fleur-de-Lys, accompagné de Sansonnet.

Dès qu’ils entrèrent, et qu’elle vit leurvisage si triste, elle n’eut pas besoin d’autre indice, d’autreavis pour comprendre que son cher Brandimart était mort. Son cœuréprouve un tel saisissement, que ses yeux se ferment soudain, etque, perdant tout sentiment, elle se laisse tomber sur le sol commemorte.

Quand elle revient à elle, elle porte lesmains à ses cheveux et à ses belles joues ; elle les arrachaet les déchira, répétant en vain le nom cher à son cœur. Ellearrache ses cheveux, et les jette autour d’elle ; elle poussedes cris, et se roule à terre comme une femme possédée du démon, etcomme jadis on en entendait pousser aux Ménades furieuses.

Elle prie tantôt Astolphe, tantôt Sansonnet delui donner un couteau, pour se le plonger dans le cœur. Tantôt elleveut courir au port, à l’endroit où est mouillé le navire qui aapporté les corps de Gradasse et d’Agramant ; elle veutdéchirer leurs cadavres de ses mains, et tirer ainsi une vengeancesauvage et féroce. Tantôt elle veut passer la mer, et allerau-devant de Brandimart pour mourir à côté de lui.

« Oh ! Brandimart – disait-elle –pourquoi t’ai-je laissé partir sans moi pour une pareilleentreprise ? Jamais plus tu n’étais parti sans que taFleur-de-Lys te suivît. Si j’étais allée avec toi, je t’aurais étégrandement utile. J’aurais eu sans cesse les yeux fixés sur toi, etquand j’aurais vu Gradasse prêt à te frapper par derrière, jet’aurais prévenu par un seul cri.

» Peut-être même aurais-je été assezprompte pour me jeter entre vous deux et recevoir le coup quit’était destiné. Je t’aurais fait un bouclier de ma poitrine, carma mort à moi n’aurait pas été un bien grand malheur. De toutefaçon ne mourrai-je pas ? mais ma mort ne t’aura servi àrien ; tandis que si j’étais morte en préservant tes jours, jen’aurais pu perdre plus utilement la vie.

» Et si le ciel contraire et le destincruel ne m’avaient pas permis de te sauver, au moins je t’auraisdonné mes derniers baisers, j’aurais arrosé ton visage de meslarmes. Avant que les anges bienheureux eussent emporté ton âmevers le Créateur, je t’aurais dit : Va en paix, etattends-moi ; où tu seras, je ne tarderai pas à terejoindre.

» Est-ce là, Brandimart, est-ce là ceroyaume où tu devais prendre le sceptre en main ? Est-ce ainsique je devais aller avec toi à Damogère ; est-ce ainsi que tudevais me recevoir dans ton royal palais ? Ah ! Fortunecruelle, quels projets d’avenir es-tu venue briser ! quellesespérances viens-tu me ravir aujourd’hui ! Hélas !puisque j’ai perdu tout mon bien, qu’attends-je pour quitter lavie ? »

À ces mots, suivis de beaucoup d’autressemblables, la fureur et la rage lui reviennent avec une telleforce, qu’elle se met de nouveau à déchirer ses beaux cheveux,comme si ses beaux cheveux étaient coupables. Elle se frappe, et semord les deux mains, et plonge ses ongles dans son sein et sur seslèvres. Mais pendant qu’elle se détruit de ses propres mains, etqu’elle se consume de douleur, revenons à Roland et à sescompagnons.

Roland, dont le beau-frère avait grand besoindes soins d’un médecin, et qui voulait donner à Brandimart unesépulture digne de lui, se dirigea vers la colline qui éclairait lanuit avec ses flammes, et répandait pendant le jour une fuméeobscure. Les paladins ont le vent favorable, et ils ne tardent pasà aborder le rivage à main droite.

Grâce à la fraîche brise qui leur venaitvent-arrière, ils levèrent l’ancre au déclin du jour, guidés par lataciturne déesse dont la corne lumineuse leur montrait le droitchemin. Ils abordèrent le jour suivant au rivage où s’étale ladouce Agrigente. Là Roland fit préparer pour le soir du lendemaintout ce qu’il fallait pour la pompe des funérailles.

Après qu’il se fut assuré qu’on exécutait sesordres, et voyant que la lumière du soleil avait disparu derrièrel’horizon, Roland rejoignit la foule des nobles chevaliers accourusde toutes parts à Agrigente, sur son invitation. Le rivageresplendissait de torches enflammées, et retentissait de cris et delamentations. C’est là que Roland avait fait déposer le corps decelui auquel, vivant ou mort, il avait voué une si fidèleamitié.

Bardin, chargé d’années, se tenait, pleurant,auprès du cercueil. Il avait tellement versé de larmes à bord dunavire, qu’il aurait dû en avoir les yeux et les paupières brûlés.Traitant le ciel de cruel, les étoiles d’infâmes, il rugissaitcomme un lion qui a la fièvre. De ses mains impitoyables, ils’arrachait les cheveux, et déchirait sa poitrine rugueuse.

Au retour du paladin, les cris et les plaintesredoublent. Roland, s’étant approché du corps de Brandimart, resteun moment à le contempler sans prononcer une parole. Pâle comme letroène ou comme la molle acanthe cueillie au matin, il pousse unprofond soupir. Puis, les yeux toujours fixés sur son ami, il luiparle ainsi :

« Ô brave, ô cher et fidèle compagnon,dont le corps est là, mort, tandis que ton âme, je le sais, vit auciel d’une vie que tu as si bien gagnée et où tu n’auras plusjamais à souffrir du chaud ou du froid, pardonne-moi de pleurer icisur toi. Si je me plains, c’est d’être resté, et de ne pas goûteravec toi une telle félicité, et non pas de ce que tu n’es plusici-bas avec moi.

» Sans toi, je suis seul ; sans toi,il n’y a plus rien sur terre qui puisse me plaire désormais. Ayantété avec toi à la tempête et à la lutte, pourquoi ne suis-je pasaussi avec toi dans le repos et dans le calme ? Bien grandessont mes fautes, puisqu’elles m’empêchent de sortir de cette fangeen même temps que toi. Si j’ai partagé avec toi les angoisses,pourquoi maintenant n’ai-je point aussi ma part de larécompense ?

» C’est toi qui as gagné, et c’est moiqui ai perdu ; mais si le bénéfice est tout entier pour toi,la perte n’est pas pour moi seul : l’Italie, les royaumes deFrance et d’Allemagne partagent ma douleur. Oh ! combien,combien mon seigneur et oncle, oh ! combien les paladins ontsujet de s’affliger ! Combien doivent pleurer l’Empire etl’Église chrétienne, qui ont perdu leur meilleuredéfense !

» Oh ! comme ta mort va enlever deterreur et d’épouvante aux ennemis ! Combien la race païenneva être plus forte ! Quel courage, quelle ardeur elle en vareprendre ! que va devenir ton épouse dont je vois ici lespleurs, et dont j’entends les cris ? Je sais qu’elle m’accuseet qu’elle me hait peut-être, car je suis cause que toute espéranceest morte pour elle avec toi.

» Mais, Fleur-de-Lys, il nous reste dumoins une consolation, à nous qui sommes séparés de Brandimart,c’est que tous les guerriers, aujourd’hui vivants, doivent l’envierd’être mort avec tant de gloire. Les deux Décius, et celui qui seprécipita dans le forum romain, ce Codrus si loué par les Grecs,n’acquirent pas plus de gloire, en se vouant à la mort, que n’en aacquis ton seigneur. »

C’était ces paroles, et d’autres encore, quedisait Roland. Entre temps les moines gris, blancs, noirs, et tousles autres clercs, marchaient à la suite, deux par deux, sur unelongue file, priant pour l’âme du défunt, afin que Dieu luiaccordât le repos parmi les bienheureux. Les torches qui étaientrépandues à profusion devant le cortège, au milieu et tout autour,semblaient avoir changé la nuit en jour.

On enleva le cercueil, et tour à tour lescomtes et les chevaliers le portèrent sur leurs épaules. Il étaitrecouvert d’un drap de pourpre et de soie, tout brodé d’or et deperles précieuses. Sur des coussins non moins beaux et non moinsrichement ouvragés, gisait le chevalier, revêtu d’un habit de mêmecouleur et d’un travail exquis.

Le cortège était précédé de trois centsindividus, pris parmi les plus pauvres de la ville, et touscouverts de vêtements noirs et retombant jusqu’à terre. Derrière lecorps suivaient cent pages, montés sur autant de chevaux choisis,et bons pour le combat. Chevaux et pages marchaient balayant le solde leurs habits de deuil.

Devant et derrière le catafalque sedéployaient de nombreuses bannières aux couleurs éclatantes. Ellesavaient été enlevées au milieu de mille escadrons vaincus, etconquises sur César et sur Pierre par le vaillant dont les forcesgisaient maintenant éteintes. On voyait aussi une multituded’écuyers, portant les insignes des illustres guerriers auxquelsces bannières avaient été enlevées.

Puis venaient cent et cent autres personnages,préposés aux diverses cérémonies des funérailles. Ils portaient,comme les autres, des torches allumées. Ils disparaissaient, plutôtqu’ils n’en étaient vêtus, sous leurs vêtements noirs. Roland lessuivait ; par moments, ses yeux rouges et abattus se noyaientde larmes. Renaud venait, non moins triste. Olivier avait étéretenu sur son lit de douleur par son pied brisé.

Il serait trop long de vous décrire, dans cesvers, toutes les cérémonies qui eurent lieu, et de vous dire laquantité de vêtements noirs ou de couleur sombre qui y furentemployés, ainsi que le nombre de torches allumées qui s’yconsumèrent. En se rendant à l’église cathédrale, le cortège,partout où il passait, arrachait des larmes de tous les yeux. Tantde beauté, tant de bonté, tant de jeunesse, émouvaient de pitiétous les sexes, tous les rangs, tous les âges.

On plaça le corps dans l’église. Puis, quandles femmes eurent versé sur lui des larmes impuissantes ;quand les prêtres eurent chanté l’eleison ; quandtoutes les autres saintes prières eurent été dites, on le déposasur un cercueil porté sur deux colonnes, et que Roland fitrecouvrir d’un riche drap d’or, en attendant qu’on pût le mettredans un sépulcre d’un plus grand prix.

Roland ne quitta point la Sicile avant d’avoirenvoyé chercher les porphyres et les albâtres, et fait faire sousses yeux le dessin du monument par les meilleurs maîtres de l’artqu’il paya grandement. Puis, après le départ de Roland,Fleur-de-Lys fit dresser les plaques commémoratives, et les grandspilastres qu’elle fit transporter des rivages africains.

Voyant que ses larmes ne s’arrêtaient point,et que ses soupirs continuaient plus que jamais à s’exhaler de sonsein ; sentant que les offices et les messes qu’elle faisaitconstamment ne parvenaient point à calmer ses regrets, elle résolutde ne plus quitter ces lieux, jusqu’à ce que son âme se séparât deson corps. Elle fit construire une cellule dans le sépulcre même,s’y renferma, et y passa sa vie.

Outre les messagers et les lettres qu’il luienvoya, Roland vint en personne pour l’emmener, lui proposant, sielle voulait revenir en France, de lui donner pour compagneGalerane, et de lui servir une riche pension ; si elle voulaitretourner auprès de son père, il l’accompagnerait jusqu’àLizza ; enfin, si elle avait l’intention de se consacrer àDieu, il lui ferait bâtir un monastère.

Mais elle resta auprès du sépulcre, et là,consumée de regrets, priant jour et nuit, elle vit avant peu le filde sa vie coupé par les Parques. Cependant les trois guerriers deFrance avaient quitté l’île où les Cyclopes avaient creusé leursantiques cavernes, affligés et chagrins d’y avoir laissé leurquatrième compagnon.

Ils ne voulurent point partir sans emmener unmédecin chargé de prendre soin d’Olivier dont la blessure, malsoignée dans le principe, était devenue très dangereuse. Le blessépoussait de tels gémissements, qu’ils avaient tous de grandescraintes à son sujet. Comme ils en parlaient entre eux, une idéevint au pilote qui la leur communiqua, et cette idée leur plut àtous.

Il leur dit que, non loin de là, sur un écueilsolitaire, vivait un ermite auquel on n’avait jamais eu recours envain, qu’il s’agît d’un conseil à demander ou d’un secours àrecevoir ; que cet ermite accomplissait des actessurhumains ; qu’il rendait la lumière aux aveugles, la vie auxmorts, arrêtait le vent d’un signe de croix, et apaisait la mer auplus fort de la tempête ;

Et qu’ils ne devaient point douter que, s’ilsallaient trouver cet homme si cher à Dieu, il ne leur rendîtOlivier sain et sauf, car il avait donné des signes plusmerveilleux de son pouvoir. Ce conseil plut tellement à Roland, quelui et ses compagnons se dirigèrent immédiatement vers le saintlieu, et naviguant sans détourner un instant la proue du droitchemin, ils aperçurent l’écueil au lever de l’aurore.

À peine le navire eut-il été aperçu, que desmarins expérimentés l’abordèrent résolument, et aidèrent lesserviteurs et les matelots à descendre le marquis dans leur barque.Les chevaliers, portés sur les ondes écumeuses, furent débarquéssur le rude écueil et conduits à l’hôtellerie sainte, à la saintehôtellerie où demeurait ce même vieillard, par les mains duquelRoger avait reçu le baptême.

Le serviteur du maître du paradis reçut Rolandet ses compagnons d’un air joyeux, les bénit, et s’informa de leursdésirs, bien qu’il eût eu avis de leur arrivée par les célesteshéraults. Roland lui répondit qu’il était venu pour réclamer dessecours pour son cher Olivier,

Qui, en combattant pour la Foi du Christ,avait été mis en grand danger de mort. Le Saint lui enleva touteinquiétude, et lui promit de guérir entièrement Olivier. Setrouvant dépourvu d’onguent, ignorant du reste l’art de la médecinetel que le pratiquent les hommes, il alla à l’église ; puis,après avoir prié le Sauveur, il en ressortit plein deconfiance ;

Et, au nom des trois Personnes éternelles, lePère, le Fils et le Saint-Esprit, il donna la bénédiction àOlivier. Ô pouvoir que donne le Christ à qui croit en lui ! levieillard fit cesser complètement les souffrances du chevalier, etlui remit le pied en bon état et plus vigoureux, plus alerte quejamais. Sobrin fut témoin de ce miracle.

Sobrin souffrait tellement de ses blessures,que chaque jour il se sentait plus mal. À peine a-t-il vu le grandet manifeste miracle du saint moine, qu’il se décide à laisser decôté Mahomet et à confesser le Christ comme le Dieu vivant ettout-puissant. D’un cœur consumé par la foi, il demande à êtreinitié à notre rite sacré.

L’homme juste le baptise et, par ses prières,lui rend toute sa vigueur première. Roland et les autres chevaliersne montrent pas moins de joie d’une telle conversion, que de voirOlivier hors de péril. Roger en eut plus de joie que les autres, etsa foi et sa dévotion ne firent que s’en accroître.

Roger était resté sur cet écueil depuis lejour où il y avait abordé à la nage. Au milieu de ces guerriers, lepieux vieillard allait et venait plein de douceur, et lesréconfortait entre temps dans le désir de traverser, purs de toutefange et de toute souillure, ce défilé mortel du monde qu’onappelle la vie, et qui plaît tant aux sots. Il leur disait d’avoirsans cesse les yeux fixés sur le chemin du ciel.

Roland envoya un de ses gens sur le navire, eten fit rapporter du pain, du bon vin, du fromage et du jambon, et àl’homme de Dieu qui en avait oublié le goût, habitué qu’il était àne se nourrir que de fruits, on fit manger par charité de laviande, boire du vin, faire en un mot comme tous les autres. Quandils se furent restaurés, ils causèrent entre eux de beaucoup dechoses.

Et comme il arrive souvent qu’en parlant, unechose en amène une autre, Roger finit par être reconnu par Renaud,par Olivier, par Roland, pour être ce Roger si excellent sous lesarmes, et dont la vaillance était l’objet des éloges de tous.Renaud ne l’avait pas reconnu, bien qu’il se fût déjà mesuré aveclui dans la lice.

Le roi Sobrin l’avait bien reconnu dès qu’ill’avait vu venir avec le vieillard, mais, de peur de lecompromettre, il avait cru devoir rester muet. Mais quand chacuneut appris que c’était lui ce Roger dont l’audace, la générosité etla grande vaillance étaient renommées dans le monde entier,

Quand ils surent qu’il était déjà chrétien,ils vinrent tous à lui, le visage joyeux et ouvert ; qui luiserre la main, qui le baise, qui le serre dans ses bras. Leseigneur de Montauban lui fait plus de caresses, et lui témoigneplus de considération que tous les autres. Je me réserve de vousdire pourquoi dans l’autre chant, si vous voulez bien venirm’écouter.

Chant XLIV

ARGUMENT. – Les cinq guerriers se lientd’une fraternelle amitié. Renaud, tenant Roger en grande estime, etsur les conseils de l’ermite, lui promet la main de sa sœurBradamante. De là, ils s’en vont à Marseille, où arrive en mêmetemps Astolphe, qui a licencié son armée de Nubiens, et rendu saflotte à son premier état de feuilles. Les paladins et Sobrin sontmagnifiquement accueillis par Charles dans Paris, mais la joiegénérale est troublée par le refus du duc Aymon et de sa femmeBéatrice de consentir à l’union de Roger et de Bradamante, celle-ciayant été déjà fiancée par eux à Léon, fils de l’empereur desGrecs. Roger prend ses armes et, plein de haine contre Léon, il setransporte au camp des Bulgares qui sont en guerre avec les Grecs.Il défait ces derniers, puis va loger dans une hôtellerie qu’ilignore être située sur les terres de l’empire grec. Il y estdénoncé comme l’auteur du désastre éprouvé par les Grecs.

 

Souvent dans les pauvres demeures et sous letoit des petits, au milieu des calamités et des disgrâces, les âmesse lient plus étroitement d’amitié qu’au sein des cours et despalais splendides, d’où les richesses envieuses et les intriguespleines d’embûches et de soupçons ont complètement banni lacharité, et où l’on ne voit jamais qu’amitié feinte.

De là vient que les conventions et les traitésentre les princes et seigneurs sont si fragiles. Aujourd’hui, rois,papes et empereurs font alliance ; demain, ils seront ennemismortels. Ils n’ont en effet que l’apparence extérieure del’amitié ; leurs cœurs, leurs âmes ne battent pas à l’unisson.Peu leur importe d’avoir tort ou raison ; ils ne considèrentuniquement que leur intérêt.

Cependant, bien qu’ils soient peu capablesd’amitié, habitués qu’ils sont à tout traiter avec dissimulation,les choses graves aussi bien que les choses légères, si la fortuneacerbe et félonne les a par hasard rassemblés dans un lieu modeste,ils éprouvent en peu de temps les bienfaits de l’amitié, ce qui neleur était jamais arrivé pendant de longues années.

Le saint vieillard eut bien moins de peine àenserrer d’un nœud d’amitié solide les hôtes de sa pauvre demeure,que s’ils eussent été à la cour d’un roi. Le lien dont il les unitfut tellement fort, qu’il ne se brisa qu’à leur mort. Le vieillardles trouva tous bons, et put comparer la blancheur de leur âme à lablancheur extérieure des cygnes.

Il les trouva tous affables et courtois, etfort éloignés de ce vice, dont je viens de vous parler, habituel àceux qui ne disent jamais leur pensée véritable, mais vont toujoursdissimulant. Le souvenir de toutes les offenses qu’ils avaient puse faire jusque-là les uns les autres fut effacé entre eux, et ilsauraient eu la même mère, qu’ils n’auraient pu s’aimer tousdavantage.

Par-dessus tous les autres, le seigneur deMontauban était celui qui comblait le plus Roger de louanges et decaresses. Non seulement il avait déjà éprouvé les armes à la mainsa force et sa vaillance, mais il le trouvait affable et bon plusque chevalier qui fût au monde. Il n’ignorait pas surtout qu’il luiavait de grandes obligations.

Il savait qu’il avait délivré d’un grave périlRichardet surpris la nuit par le roi d’Espagne dans le lit de safille ; il savait aussi, comme je vous l’ai déjà raconté,qu’il avait tiré les deux fils du duc de Beuves des mains desSarrasins et des malandrins aux ordres du Mayençais Bertolas.

Cette dette lui faisait un devoir de l’aimeret de l’honorer, et il avait un vrai chagrin de ne pas avoir pu lefaire déjà quand ils étaient l’un à la cour du roi d’Afrique,l’autre au service du roi Charles. Maintenant qu’il l’a retrouvé,et qu’il est devenu chrétien, Renaud est heureux de faire ce qu’iln’a pu faire encore.

Le paladin courtois combla Roger d’offres etde caresses. L’ermite avisé saisit avec empressement l’occasion decette affection naissante ; il leur dit : « Il resteencore quelque chose à faire entre vous, et j’espère l’obtenir sansdifficulté, maintenant que vous êtes amis. Les liens doivent encorese resserrer entre vous,

» Afin que de deux races illustres, etqui n’ont pas leur égale dans le monde, naisse une lignée qui jetteencore plus d’éclat que le soleil quand il poursuit son cours, etqui, brillant toujours d’un lustre de plus en plus vif, durera –selon ce que Dieu, qui ne veut rien vous celer, me le dévoile –tant que les cieux rouleront dans leur orbite habituel. »

Le saint vieillard poursuit son discours, etfait si bien qu’il persuade à Renaud de donner Bradamante à Roger,bien que ni l’un ni l’autre ne l’en ait prié. Olivier et le princed’Anglante louent beaucoup ce projet ; ils espèrent qu’Aymonet Charles l’approuveront ; ils ajoutent que l’intérêt de laFrance entière l’exige.

Ils parlaient ainsi, ignorant qu’Aymon, avecl’assentiment du fils de Pépin, avait écouté ces jours derniers lespropositions de l’empereur grec Constantin, qui lui avait faitdemander la main de sa fille pour son fils Léon, héritier de sesvastes États. Le jeune homme, ayant entendu parler de la vaillancede Bradamante, s’en était épris sans l’avoir vue.

Aymon avait répondu qu’il ne pouvait pasconclure seul cette affaire, et qu’il voulait auparavant en parlerà son fils Renaud, alors absent de la cour. Il ne mettait pas endoute que Renaud ne se montrât flatté d’une telle alliance ;cependant, à cause de la déférence profonde qu’il lui portait, ilne voulait rien résoudre sans lui.

Pendant ce temps, Renaud loin de son père, etignorant la démarche de l’empereur d’Orient, promit sa sœur àRoger, sur les instances de l’ermite, et après avoir pris l’avis deRoland et de ses autres compagnons. Il croit que cette alliance nepeut qu’être très agréable à Aymon.

Pendant tout ce jour-là, et une grande partiedu jour suivant, ils restèrent auprès du sage anachorète, oubliantpresque de regagner leur navire, bien que le vent fût propice àleur voyage. Mais le nocher, qu’un tel retard commençait àinquiéter, leur ayant envoyé messager sur messager pour presserleur départ, force leur fut enfin de se séparer de l’ermite.

Roger, qui avait passé tout le temps de sonexil sans mettre les pieds hors de l’écueil, prit congé du maîtrevénérable qui lui avait enseigné la vraie Foi. Roland lui ceignitlui-même son épée, et lui rendit les armes d’Hector, ainsi que lebon Frontin, autant pour lui donner un témoignage de son amitié,que parce qu’on lui avait appris que ces objets avaient appartenuauparavant à Roger.

Et bien qu’il eût des droits plus légitimessur l’épée enchantée, attendu qu’il l’avait jadis enlevée au risquede grands périls, dans le redoutable jardin de Falérine, tandisqu’elle avait été simplement cédée à Roger en même temps queFrontin par celui qui la lui avait dérobée, il la lui donnavolontiers avec les autres armes, quand celui-ci la luidemanda.

Ayant reçu la bénédiction du saint vieillard,ils retournèrent enfin au navire, et mirent les rames à l’eau etles voiles au vent. Le temps leur fut si favorable, qu’ils n’eurentbesoin ni de vœux ni de prières pour aborder au port de Marseille.Ils doivent y rester assez longtemps pour que j’aie moi-même letemps d’y conduire le glorieux duc Astolphe.

Quand Astolphe eut appris la victoiresanglante et douloureuse de Roland, il comprit que la Francepourrait désormais être à l’abri des attaques de l’Afrique, et ilsongea à renvoyer le roi des Nubiens, avec son armée, par le mêmechemin qu’il avait suivi pour venir avec elle assiéger Biserte.

Le fils d’Ogier avait déjà renvoyé en Afriquela flotte avec laquelle il avait mis en pièces l’armée païenne.Astolphe avait alors produit un nouveau miracle. Aussitôt quel’armée mauresque eut quitté les navires, le duc remit chaquecarène, chaque proue et chaque poupe dans son premier état,c’est-à-dire qu’il les changea en feuilles. Puis vint le vent quiles emporta dans les airs comme une chose légère, et les fitpromptement disparaître.

Qui à pied et qui à cheval, tous les escadronsnubiens quittèrent l’Afrique. Mais auparavant, Astolphe remerciavivement Sénapes de lui être venu en aide de sa personne et avectoutes ses forces. Astolphe lui donna à emporter le terrible ventd’Austral, renfermé dans l’outre.

Je veux parler du vent du midi qui d’habitudesoulève avec une telle rage les sables du désert, qu’il les fait sedresser comme des vagues jusqu’au ciel où il fait monter une finepoussière. Il le leur donna prisonnier dans l’outre, afin qu’ilsl’emportassent avec eux, et qu’il ne pût leur nuire. Une foisarrivés dans leurs pays, ils pourraient rendre la liberté à leurprisonnier.

Turpin raconte comment, arrivés aux défilés del’Atlas, tous les chevaux des Nubiens redevinrent en un instant desrochers, de sorte que l’armée dut s’en retourner comme elle étaitvenue. Mais il est temps désormais qu’Astolphe passe en France. Dèsqu’il eut pourvu à la sûreté des principales villes du pays maure,il fit déployer les ailes de l’hippogriffe.

D’un battement d’ailes il vola enSardaigne ; de Sardaigne, il passa en Corse ; puis ilplana sur la mer, appuyant légèrement à main gauche. Il arrêtaenfin la course de sa légère monture sur les bords marécageux de lariche Provence, où il fit ce que le saint évangéliste lui avaitrecommandé au sujet de l’hippogriffe.

Le saint évangéliste lui avait ordonné, unefois arrivé en Provence, de ne plus lui faire sentir l’éperon, etde ne pas le soumettre plus longtemps à la selle et au frein, maisde lui donner la liberté. Déjà, depuis son retour du divin lieu quis’enrichit de tout ce que nous perdons, Astolphe avait vu son corperdre tous ses sons rauques, du moment où il avait quitté leparadis terrestre pour rentrer dans un air plus lourd, et devenirmuet.

Astolphe vint à Marseille, juste le jour del’arrivée de Roland, d’Olivier, du sire de Montauban, du braveSobrin et du non moins brave Roger. Le souvenir de leur compagnondéfunt empêchait les paladins de se réjouir de leur victoire commeils auraient dû le faire.

Charles avait reçu, de Sicile, avis de la mortdes deux rois, et de la prise de Sobrin. Il avait appris aussi laperte de Brandimart, ainsi que le retour de Roger. Il avait le cœurjoyeux, et éprouvait un grand soulagement de sentir ses épaulesallégées du grand poids qui les avait fait si longtemps ployer.

Pour faire honneur aux cinq guerriers, lemeilleur appui du saint empire, Charles convoqua sur les bords dela Saône toute la noblesse du royaume, à la tête de laquelle ilvoulut les recevoir. Il sortit hors des murs, avec sa plus bellebannière, entouré de rois et de ducs, et accompagné de son épousequi était escortée d’une suite nombreuse de belles et noblesdamoiselles.

L’empereur aborda d’un air joyeux et ouvertles paladins, leurs amis et leurs parents. La noblesse et le peupleles comblèrent de marques de respect et de sympathie ; et l’onacclamait les noms de Montgraine et de Clermont. Après les premiersembrassements, Renaud, Roland et Olivier présentèrent Roger à leurmaître.

Ils lui racontèrent qu’il était fils de Rogerde Risa, et l’égal de son père par la vaillance. Nos escadronsconnaissaient du reste sa force et son courage. En ce momentparurent Bradamante et Marphise, les deux nobles et bellescompagnes. Marphise courut embrasser son frère Roger ; l’autredamoiselle l’aborda avec plus de retenue.

L’empereur fit remonter à cheval Roger qui enétait descendu par respect, et le fit marcher à ses côtés, nelaissant échapper aucune occasion de l’honorer. Il savait bienqu’il s’était rangé à la vraie Foi ; il en avait eul’assurance par les chevaliers dès leur arrivée.

Ils rentrèrent tous ensemble dans la ville oùles attendait un véritable triomphe ; les rues étaientjonchées de verdure, et tendues de riches tapis ; une pluie defleurs retombait de toutes parts sur les vainqueurs, jetées àpleines mains par les dames et les damoiselles, du haut des balconset des fenêtres.

À chaque carrefour, des chœurs célébraientleur gloire ; ils passèrent sous des arcs de triomphe et destrophées improvisés, où était représentée la prise de Biserte,ainsi que d’autres faits d’armes. En d’autres endroits, on avaitdressé des théâtres en plein vent où l’on se livrait à divers jeuxde mimique et de spectacles variés ; partout se voyait cetteinscription : Aux libérateurs de l’empire !

Ce fut au son des trompettes retentissantes,des clairons, et de toutes sortes d’instruments, au milieu desrires et des applaudissements, de la joie et de la faveur du peupledont le cortège avait peine à percer la foule, que le magnanimeempereur descendit au palais. Là, pendant plusieurs jours, lestournois, les spectacles, les danses et les banquets partagèrentles loisirs de l’illustre compagnie.

Un jour Renaud fit savoir à son père sonintention de donner sa sœur à Roger. Il lui dit qu’il lui en avaitfait la promesse en présence de Roland et d’Olivier, qui étaientcomme lui d’avis qu’on ne pouvait trouver, en fait de noblesse derace et de vaillance, une alliance non seulement égale, maismeilleure.

Aymon écouta son fils avec quelquedédain ; il s’étonna de ce qu’il eût osé marier sa fille sansen conférer avec lui. Il lui dit qu’il avait décidé qu’elle seraitla femme du fils de Constantin, et non de Roger, lequel nonseulement ne possédait pas de royaume, mais n’avait chose au mondedont il pût dire : Ceci est à moi. Il ajouta qu’il prisait peula noblesse et le courage sans la richesse.

Béatrix, la femme d’Aymon, blâma biendavantage son fils, et le traita d’insolent. Elle s’opposaouvertement et secrètement à ce que Bradamante devînt la femme deRoger, car elle poussait de tout son pouvoir à en faire uneimpératrice du Levant. Renaud, de son côté, s’obstinait, ne voulantpas manquer d’un iota à sa parole.

La mère, qui croyait que sa magnanime fillen’aurait d’autre volonté que la sienne, l’engage à dire hautementqu’elle aimerait mieux mourir que de devenir la femme d’un pauvrechevalier ; elle ne la reconnaîtrait plus jamais pour safille, si elle supportait l’injure que lui fait son frère. Qu’ellene craigne donc pas de dire non, et qu’elle se rassure ;Renaud ne pourra la forcer.

Bradamante se tait ; elle n’ose pascontredire sa mère, car elle a pour elle un tel respect, qu’elle nepourrait songer un instant à lui désobéir. D’un autre côté, il luisemblerait commettre un crime si elle avait l’air de consentir à cequ’elle ne veut pas faire. Elle ne veut pas parce qu’elle ne peutpas. Aymon lui a enlevé le pouvoir de disposer peu ou prou d’ellemême.

Elle n’ose ni dire non, ni se montrersatisfaite. Elle se contente de soupirer sans répondre. Mais quandelle est seule, et que personne ne peut la voir, ses yeux répandentdes torrents de larmes. Elle se frappe la poitrine, et déchire sabelle chevelure blonde, et se parle ainsi tout enpleurant :

« Hélas ! puis-je vouloir lecontraire de celle qui doit posséder tout pouvoir sur mavolonté ? J’aurais la volonté de ma mère en si petite estime,que je la ferais passer après ma propre volonté ? Ah !quelle faute plus grave une damoiselle peut-elle commettre ?quel blâme plus grand peut-elle encourir, que de prendre un maricontre la volonté de ceux auxquels elle doit obéissance ?

» Ah ! malheureuse ! la piétéfiliale pourra-t-elle m’amener à t’abandonner, ô mon Roger, etfaire que je me livre à de nouvelles espérances, à de nouveauxdésirs, à un nouvel amour ? Ou bien, oubliant le respect et lasoumission que les bons fils doivent aux bons parents, ne dois-jeconsidérer que mon bien, que ma joie, que mon affection ?

» Je connais, hélas ! ce que j’ai àfaire ; je sais quel est le devoir d’une honnête fille ;je le sais, mais à quoi cela me sert-il, si la raison a moins depouvoir que mes sens ; si Amour la repousse et lui imposesilence ; s’il ne me laisse pas disposer de moi autrement queselon son bon plaisir, et s’il ne me laisse dire ou faire que selonce qu’il fait ou dit lui-même ?

» Je suis la fille d’Aymon et deBéatrice, et je suis malheureuse, esclave d’Amour. Si je viens àfaillir, je puis espérer trouver pardon et pitié auprès de mesparents. Mais si j’offense l’Amour, qui pourra détourner de moi sajuste fureur ? Voudra-t-il seulement écouter une seule de mesexcuses, et ne me fera-t-il pas promptement mourir ?

» Hélas ! j’ai longtemps cherché àamener Roger à la vraie Foi, et je l’y ai enfin amené. Mais à quoicela me sert-il, si ma bonne action ne profite qu’aux autres ?Ainsi l’abeille renouvelle chaque année son miel, mais non pourelle, car elle n’en jouit jamais. Mais je mourrai plutôt que deprendre pour mari un autre que Roger.

» Si je n’obéis pas à mon père, ni à mamère, j’obéirai à mon frère qui est beaucoup plus sage qu’eux, carl’âge n’a pas affaibli sa raison. Il y a encore Roland qui approuveRenaud. Je les ai l’un et l’autre pour moi. Le monde les honore etles craint plus que tous nos autres chevaliers ensemble.

» Si chacun les regarde comme la fleur,comme la gloire et la splendeur de la maison de Clermont ; sichacun les met autant au-dessus de tous que le front est supérieurau pied, pourquoi souffrirais-je qu’Aymon disposât de moi, plutôtque Renaud et le comte ? Je ne dois pas y consentir ;d’autant plus que tout n’est encore qu’un projet avec le prince deGrèce, tandis que j’ai été promise à Roger. »

Si la dame s’afflige et se tourmente, l’espritde Roger n’est pas plus tranquille. Bien que la nouvelle ne soitpas encore connue dans la ville, elle n’est pas un secret pour lui.Il s’en prend à la fortune qui s’oppose à son bonheur. Elle ne luia cependant donné ni richesse, ni royaume, alors qu’elle s’estmontrée si large envers des milliers de gens indignes de sesfaveurs.

De tous les autres biens que la nature donneou que l’on acquiert par le travail, il se voit aussi bien partagéque qui que ce soit au monde. Sa beauté l’emporte sur toutes lesautres ; il est rare qu’il trouve quelqu’un capable derésister à sa force ; à nul autre que lui n’est dû le prix dela magnanimité et de la grandeur d’âme.

Mais le vulgaire, qui est en somme l’arbitredes honneurs, les refuse ou les donne comme il lui plait. Et sousce nom de vulgaire je ne veux excepter personne, si ce n’est leshommes de bon sens, car ce n’est pas d’eux que les papes, les roiset les empereurs obtiennent leur sceptre. Mais la prudence et lebon sens sont des grâces que le ciel n’accorde qu’à peu degens.

Le vulgaire, pour dire toute ma pensée, quin’honore absolument que la richesse, ne voit rien de plus admirableau monde ; il n’estime, il n’apprécie aucune autre chose, nila beauté, ni la vaillance, ni la force corporelle, ni l’adresse,ni la vertu, ni l’esprit, ni la bonté, et plus encore dans le casdont il s’agit ici que le reste du temps.

Roger disait : « Bien qu’Aymon soitdisposé à faire de sa fille une impératrice, la chose ne sera pasterminée de sitôt avec Léon. J’ai bien encore un an devant moi.J’espère d’ici là avoir détrôné Léon et son père, et quand je leuraurai pris leur couronne, je ne serai plus un gendre indigned’Aymon.

» Mais si, comme il l’a dit, il donnesans retard sa fille au fils de Constantin ; s’il n’a aucunégard pour la promesse qui m’a été faite par Renaud et par soncousin Roland, promesse faite en présence du saint vieillard, dumarquis Olivier et du roi Sobrin, que ferai-je ? Souffrirai-jeune si grave offense, ou mourrai-je plutôt que de lasouffrir ?

» Hélas ! que ferai-je ? Est-cecontre le père de Bradamante que je me vengerai de cetoutrage ? Je ne vois pas que je sois prêt à le faire, et jesuis à me demander si je serai sage ou fou en le tentant. Maissupposons que je mette à mort l’inique vieillard et toute safamille, non seulement cela ne m’avancera pas beaucoup, mais celasera au contraire un nouvel obstacle à mon désir.

» Mon intention a toujours été et esttoujours de me faire aimer par ma belle dame, et non de me rendreodieux à ses yeux. Mais si je tue Aymon, ou si je trame quelquechose contre son frère ou les siens, ne lui donnerai-je pas ledroit de me traiter d’ennemi, et de ne plus vouloir être mafemme ? Que dois-je donc faire ? Dois-je souffrir cemariage ? Ah ! non, par Dieu ! plutôtmourir !

» Mais je ne veux pas mourir ; ilest bien plus juste que ce soit ce Léon qui meure, lui qui est venutroubler toute ma joie. Je veux qu’il meure, lui et son injustepère. La belle Hélène n’aura pas coûté autant à son amant troyen,ni Proserpine à Pirithoüs, que mon ressentiment ne coûtera au pèreet au fils.

» Est-il possible, ô ma vie, qu’il net’en coûte rien d’abandonner ton Roger pour ce Grec ? Ton pèrepourra-t-il te décider à l’accepter, même quand il aurait tous tesfrères pour lui ? Mais je tremble que tu préfères contenterAymon plutôt que moi, et qu’il te paraisse plus agréable d’avoir unCésar pour mari, qu’un simple chevalier.

» Quoi ! il serait possible qu’unnom royal, qu’un titre d’impératrice, que la grandeur et la pompedes cours en vinssent à corrompre assez l’âme élevée, la grandevaillance, la haute vertu de ma Bradamante, pour que j’aie àcraindre qu’elle manque à sa promesse, à sa foi donnée ?Hésiterait-elle à rompre avec Aymon, plutôt que de démentir cequ’elle m’a juré ? »

Roger se parlait ainsi souvent à lui-même, etparfois il parlait assez haut pour que ses paroles fussententendues par ceux qui passaient près de lui. De sorte que plusd’une fois elles furent rapportées à celle pour qui il souffrait sicruellement, et Bradamante ne souffrait pas moins de l’entendreainsi se plaindre, que de ses propres tourments.

Mais ce qui l’afflige encore plus que ladouleur de Roger, c’est d’apprendre les craintes qu’il a d’êtreabandonné par elle pour ce prince grec. Afin de le réconforter, etpour lui enlever cette erreur de l’esprit, elle lui faittransmettre ces paroles par une de ses fidèles suivantes :

« Roger, telle j’ai toujours été, telleje veux être jusqu’à la mort et au delà, s’il est possible.Qu’Amour me soit favorable ou ennemi, que la Fortune m’élève oum’abaisse sur sa roue, ma fidélité sera comme l’écueil battu detous côtés par les vents et la mer ; jamais la bonace ou latempête ne pourront l’ébranler ; elle restera éternellementdebout.

» Le ciseau de plomb ou la lime pourronttailler le diamant en formes variées, avant que les coups de laFortune, ou que la colère de l’Amour, aient dompté mon cœurconstant, et l’on verra les fleuves troublés et bruyants remontervers leur source au sommet des Alpes, avant que mes pensées, quoiqu’il arrive de bon ou de mauvais, aient changé de direction.

» C’est à vous, Roger, que j’ai donné lesouverain empire sur mon âme, et cet empire est plus fort qu’on necroit. Quant à moi, je sais bien que jamais foi plus sincère ne futjurée à l’avènement d’un prince ; je sais bien que roi niempereur au monde ne peut compter sur une plus grandefidélité ; vous n’avez pas besoin de faire creuser un fossé,ni de faire élever des tours, pour être sûr que personne ne viendravous l’enlever.

» Sans que vous ayez à payer des gardienspour la défendre, elle résistera à tous les assauts. Il n’y a pasde richesse capable de la faire capituler, et un cœur noble nes’achète pas à vil prix. Je ne connais pas de couronne royale surlaquelle je voulusse seulement abaisser mes yeux, ni de beautéassez puissante sur mon âme, pour me plaire plus que la vôtre.

» Vous n’avez pas à craindre que mon cœurpuisse recevoir une nouvelle image. La vôtre y est si profondémentgravée, qu’elle ne peut en être effacée. Je n’ai pas un cœur decire, et j’en ai donné la preuve. Amour peut le frapper cent foispour une, avant d’en enlever une parcelle, alors que votre image yest peinte.

» L’ivoire, les pierreries et les pierresqui résistent le mieux à la taille peuvent être brisés, mais nepeuvent recevoir une autre forme que celle qu’ils ont primitivementreçue. Mon cœur est aussi résistant que le marbre, et le fer nepeut l’entamer. Amour le briserait plutôt que d’y graver d’autreimage que la vôtre. »

Elle ajoutait à ces douces protestationsd’autres paroles pleines d’amour, d’assurances de fidélité, et denature à le réconforter et à le rendre mille fois à la vie s’ill’eût perdue mille fois. Mais au moment où ses espérancessemblaient devoir toucher au port, elles furent ressaisies par unenouvelle tempête plus impétueuse et plus sombre, et rejetées aularge, loin du rivage.

Bradamante, désireuse de faire encore plusqu’elle n’a dit, et rappelant dans son cœur sa fermeté habituelle,laisse de côté tout respect des convenances. Elle se présente unjour à Charles, et dit : « Si jamais j’ai accompliquelque action qui ait paru bonne et utile à Votre Majesté, je laprie de ne pas me refuser une grâce.

» Et avant que je lui exprime plusexpressément ce que je désire d’elle, je veux qu’elle m’engage saparole royale de m’accorder cette grâce ; elle verra ensuitecombien ma demande est juste et loyale. » Charles luirépondit : « Ô jeune fille que j’aime, ta vertu doit tefaire obtenir ce que tu demandes. Je jure de te satisfaire, quandbien même tu me demanderais la moitié de mon royaume. »

« La grâce que je réclame de VotreAltesse – dit la damoiselle – c’est de ne pas permettre qu’on memarie à quiconque n’aura pas montré qu’il est plus vaillant que moisous les armes. Celui qui me voudra pour femme, devra d’abord semesurer avec moi, l’épée ou la lance à la main. Le premier qui mevaincra, m’obtiendra ; quant à ceux qui seront vaincus, ilsiront chercher compagne ailleurs. »

L’empereur, le visage joyeux, répond que lademande est bien digne d’elle. Il lui dit de se rassurer, qu’ilsera fait comme elle le désire. Cette entrevue ayant eu lieu enpublic, le bruit ne tarde pas à s’en répandre, et parvient le jourmême aux oreilles de Béatrix et du vieux Aymon.

Tous deux sont saisis d’une grandeindignation, d’une grande colère contre leur fille ; ilsvoient bien, par cette demande, qu’elle songe plus à Roger qu’àLéon. Aussi, pour l’empêcher de mettre son projet à exécution, ilsusèrent de ruse pour l’entraîner loin de la cour, et laconduisirent avec eux à Rochefort.

C’était une forteresse que Charles avaitdonnée quelques jours auparavant au duc Aymon, et située entrePerpignan et Carcassonne, sur un point important du littoral. Là,ils la retinrent prisonnière, dans l’intention de l’envoyer au boutde quelque temps dans le Levant. De cette façon, qu’elle le voulûtou non, elle serait forcée de renoncer à Roger et de prendreLéon.

La vaillante dame, qui n’était pas moinsmodeste que forte et courageuse, bien qu’il n’y eût pas de gardesautour d’elle pour l’empêcher de franchir les portes du castel, setenait soumise aux ordres de son père. Mais elle était fermementrésolue à souffrir la prison et la mort, à supporter toutes lestortures, plutôt que de renoncer à Roger.

Renaud, qui voit que sa sœur lui a été enlevéedes mains par ruse, et qui comprend qu’il ne pourra plus disposerd’elle, et que c’est en vain qu’il aura engagé sa promesse à Roger,se plaint à son père, et lui adresse de vifs reproches, oubliantjusqu’au respect filial. Mais Aymon se soucie peu de ses paroles,et veut disposer de sa fille selon sa volonté.

Roger, informé de tout cela, craint de perdresa dame, et de la voir tomber, par force ou autrement, au pouvoirde Léon, si ce dernier reste plus longtemps vivant. Sans en parlerà personne, il prend la résolution de le faire périr, et d’Augustequ’il est déjà, de le rendre Divin. Si rien ne vient tromper sonespoir, il compte enlever, à son père et à lui, la vie et le trônetout ensemble.

Il se revêt des armes qui ont appartenu jadisau Troyen Hector, et tout récemment à Mandricard. Il fait mettre laselle au brave Frontin, et change lui-même de cimier, d’écu et desoubreveste. Il répugne à prendre, pour tenter cette entreprise,l’aigle blanche sur fond d’azur. Il fait mettre sur son écu unelicorne, blanche comme lys, sur champ de gueule.

Parmi ses écuyers, il choisit le plus fidèle,et ne veut pas permettre que d’autres l’accompagnent. Il lui faitjurer de ne jamais révéler à qui que ce soit qu’il est Roger. Ilpasse la Meuse et le Rhin, franchit l’Autriche et la Hongrie, etchevauche le long de la rive droite du Danube, jusqu’à ce qu’ilsoit arrivé à Belgrade.

Il descend le fleuve jusqu’à l’endroit où laSarre vient s’y jeter pour se précipiter avec lui dans la mer. Là,il aperçoit de nombreuses troupes campées sous des tentes où flottel’étendard impérial. C’est l’armée de Constantin qui veut reprendreBelgrade que les Bulgares lui ont enlevée. Constantin commande enpersonne ; il a près de lui son fils, et la plus grande partiedes forces de l’empire grec.

L’armée des Bulgares occupe Belgrade ;une partie est campée hors la ville, sur la colline dont le piedest baigné par le fleuve, et fait front aux troupes grecques. Lesdeux armées vont boire dans la Sarre. Au moment où Roger arriva,les Grecs s’apprêtaient à jeter un pont sur le fleuve, et lesBulgares se tenaient prêts à les en empêcher. Une escarmouche trèsvive était engagée entre les deux armées.

Les Grecs étaient quatre contre un, et avaientdes bateaux et des ponts pour jeter sur la rivière. Ils avaientfait semblant de vouloir passer de force sur la rive gauche.Pendant ce temps, Léon, se dissimulant, avait remonté le fleuve,après avoir fait un grand détour, avait jeté des ponts à la hâte,et était passé sur l’autre rive.

À la tête d’une nombreuse troupe de gens àpied et à cheval – il n’en avait guère moins de vingt mille – ilavait redescendu la rivière, et était tombé impétueusement sur leflanc des ennemis. Aussitôt que l’empereur voit paraître son filssur la rive gauche du fleuve, il fait à son tour jeter des ponts etdes bateaux, et passe de l’autre côté avec toute son armée.

Vatran, roi des Bulgares, guerrier prudent etcourageux, s’efforce en vain de repousser une attaque si imprévue.Soudain, Léon, le saisissant dans sa robuste main, le fait tomberde cheval, et comme il ne veut pas se rendre prisonnier, il est tuéde mille coups d’épée.

Jusque-là, les Bulgares avaient tenu tête àl’ennemi ; mais quand ils se virent privés de leur chef ;quand ils se sentirent pressés de toutes parts, ils se hâtèrent detourner les épaules au lieu du visage. Roger qui s’avançait mêléaux Grecs, et qui voit cette défaite, sans plus réfléchir, sedispose à secourir les Bulgares, par la seule raison qu’il haitConstantin et plus encore Léon.

Il éperonne Frontin, qui semble courir commele vent, et dépasse tous les autres cavaliers. Il arrive parmi lesfuyards qui, délaissant la plaine, se réfugiaient sur la colline.Il en arrête un grand nombre, les fait revenir contre l’ennemi, et,baissant sa lance, il fond sur les Grecs avec un air si terrible,que Mars et Jupiter en tremblent jusque dans les profondeurs duciel.

Il aperçoit en avant de tous un chevalier,dont les riches vêtements tout brodés d’or et de soie annoncent unprince illustre. C’était le neveu de Constantin, par sa sœur, et ilne lui était pas moins cher que son fils. Roger brise son écu etson haubert comme du verre et sa lance ressort d’une palme derrièreson dos.

Il le laisse mort, et tire Balisarde. Il seprécipite sur la troupe la plus rapprochée ; il frappeindifféremment tout ce qui se trouve devant lui ; à l’un iltranche, à l’autre il fend la tête ; il plonge son épée dansla poitrine de celui-ci, dans le flanc de celui-là, dans la gorgede cet autre. Il taille les bustes, les bras, les mains, lesépaules, et le sang, comme un ruisseau, court dans la vallée.

À la vue des coups qu’il porte, personne nelui oppose plus la moindre résistance, tellement chacun en estépouvanté. Aussi la face du combat change soudain. Les Bulgares,retrouvant leur ardeur, cessent de fuir et donnent la chasse auxGrecs. En un moment le désordre est au comble parmi ces derniers,et l’on voit fuir leurs étendards.

Léon, César-Auguste, voyant les siens fuir,s’était réfugié sur une éminence du haut de laquelle il pouvaittout voir. Triste et surpris, il arrête ses regards sur lechevalier qui avait occis tant de ses gens, qu’à lui seul, ilaurait détruit tout le camp. Bien qu’il soit la cause de sondésastre, il ne peut s’empêcher de l’admirer, et de lui accorder leprix de vaillance.

À son enseigne, à sa soubreveste, à ses armesbrillantes et enrichies d’or, il comprend bien que si ce guerrierest venu en aide à ses ennemis, ce n’est point par intérêt poureux. Cloué par l’admiration, il regarde ses gestes surhumains, etparfois il pense que Dieu, si souvent offensé par les Grecs, adétaché de ses chœurs célestes un ange chargé de les châtier.

En homme de cœur généreux et élevé, loin de leprendre en haine comme beaucoup d’autres l’auraient fait à saplace, il s’enthousiasme de sa vaillance ; il regretterait dele voir blesser ; il aimerait mieux voir mourir six des siens,ou perdre une partie de son royaume, que de voir tomber un si dignechevalier.

De même que l’enfant, lorsque sa mère irritéele bat et le repousse loin d’elle, ne va pas demander appui à sasœur ni à son père, mais revient à sa mère et l’embrasse doucement,ainsi Léon, bien que Roger lui ait anéanti ses premiers escadrons,et menace d’anéantir les autres, ne peut le haïr, car la hautevaillance du chevalier l’invite bien plus à l’aimer que sesfunestes exploits ne le portent à le haïr.

Mais si Léon admire Roger et se sent porté àl’aimer, il ne me paraît pas qu’il soit payé de retour, car Rogerle hait et ne désire qu’une chose, lui donner la mort de sa main.Il le cherche longtemps des yeux, et demande à chacun de le luimontrer ; mais le Grec, en homme avisé et prudent, ne sehasarde pas à l’affronter.

Léon, pour ne pas laisser périr complètementses gens, fait sonner la retraite ; il envoie un message àl’empereur pour le prier de faire repasser le fleuve, alors que laretraite n’est pas encore coupée. Lui-même, avec tous ceux qu’ilpeut rassembler, se hâte de regagner le pont sur lequel il étaitpassé.

De nombreux prisonniers restèrent au pouvoirdes Bulgares, sans compter les morts qui couvraient la collinejusqu’au fleuve. L’armée des Grecs y serait restée tout entière, sile fleuve n’avait servi à protéger leur retraite. Un grand nombretombèrent de dessus les ponts, et se noyèrent ; beaucoup, sansretourner la tête, s’en allèrent jusqu’à ce qu’ils eurent trouvé legué. Beaucoup furent conduits prisonniers à Belgrade.

Ainsi finit la bataille de ce jour, dès lecommencement de laquelle les Bulgares, après la perte de leur chef,auraient éprouvé une honteuse défaite, si le guerrier à la licorneblanche peinte sur son écu n’avait vaincu pour eux. Tous seprécipitent sur ses pas ; tous reconnaissent qu’ils luidoivent la victoire, et ils lui font joyeuse fête.

L’un le salue, l’autre se prosterne devantlui ; celui-ci lui baise la main, celui-là lui baise le pied.Chacun cherche à se rapprocher le plus possible de lui, et s’estimeheureux de le voir de près et de le toucher, car il leur semblevoir et toucher un être divin et surnaturel. Tous le prient, avecdes cris qui montent jusqu’au ciel, d’être leur roi, leurcapitaine, leur chef.

Roger leur répond de choisir pour leurcapitaine et pour leur roi celui d’entre eux qui leur conviendra lemieux ; quant à lui il ne veut ni bâton de commandement nisceptre ; il ne veut pas non plus entrer dans Belgrade. Cequ’il veut, c’est poursuivre Léon Auguste, avant qu’il se soitéloigné davantage, et qu’il ait repassé le gué. Il ne veut pointperdre sa trace, qu’il ne l’ait rejoint et mis à mort.

Il est venu de plus de mille milles pour celaseul, et non pour autre chose. Après leur avoir dit cela, il quittel’armée, et prend sans retard le chemin par lequel Léon cherche àregagner le pont, dans la crainte que le passage ne lui soitintercepté. Roger marche sur ses traces avec une telle rapidité,qu’il part sans prévenir et sans attendre son écuyer.

Léon a une telle avance dans sa fuite – carc’est bien plutôt une fuite qu’une retraite – qu’il trouve lepassage ouvert et libre. Une fois passé, il rompt le pont et brûleles bateaux. Roger n’arrive qu’après le coucher du soleil, et nesait où se loger. Il continue sa route, à la clarté de la lune,mais il ne trouve ni castel, ni villa.

Ne sachant où s’arrêter, il chemine toute lanuit sans quitter un seul instant les arçons. Au lever du jour, ilaperçoit à main gauche une cité où il se propose de s’arrêter toutela journée, afin de laisser reposer son bon Frontin, à qui il afait faire, sans le laisser se reposer, ou sans lui retirer labride, un si grand nombre de milles dans la nuit.

Le gouverneur de cette cité était Ungiard,sujet de Constantin qui l’aimait beaucoup. En prévision de cetteguerre, il avait rassemblé un grand nombre de cavaliers et defantassins. L’entrée de la ville n’étant point interdite auxétrangers, Roger y pénètre, et la trouve si à son gré, qu’il estimen’avoir pas besoin de pousser plus avant pour trouver un endroitmeilleur et plus commode.

Vers le soir, arrive à la même auberge que luiun chevalier de Romanie qui avait assisté à la terrible bataille oùRoger était venu en aide aux Bulgares, et qui avait eu grand’peineà s’échapper de ses mains. Il avait éprouvé une telle épouvante,qu’il en tremblait encore, et qu’il croyait voir partout lechevalier de la licorne.

À peine a-t-il vu l’écu, qu’il reconnaît lechevalier qui porte cette devise pour celui qui a causé la défaitedes Grecs, et qui leur a tué tant de monde. Il court au palais, etréclame une audience du gouverneur pour une communicationimportante. Il est introduit sur-le-champ, et il dit ce que je meréserve de vous dire dans l’autre chant.

Chant XLV

ARGUMENT. – Roger, saisi pendant sonsommeil, devient le prisonnier de Théodora, sœur de l’empereurConstantin. – Entre temps, Charles, à la requête de Bradamante, afait publier que quiconque voudra l’avoir pour femme devra sebattre avec elle et la vaincre. – Léon, qui a conçu de l’amitié etde l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison etl’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger, portantles insignes de Léon, se bat contre la guerrière. Survient lanuit ; Charles fait cesser le combat et donne Bradamante àcelui qu’il croit être Léon. Roger, désespéré, veut se tuer ;mais Marphise va trouver Charles et empêche ce mariage.

 

Plus l’on voit l’homme misérable au faîte dela roue mobile de la Fortune, et plus on est près de le voir lespieds où il avait la tête, et d’assister à sa chute profonde. Nousen avons pour exemples Polycrates, le roi de Lydie, Denys etd’autres que je ne nomme pas, et qui sont passés en un jour dusommet de la Fortune à l’extrême misère.

Par contre, plus l’homme est au bas de cettemême roue, et plus il se trouve près de remonter et de se trouverau faîte. On en a vu qui, après avoir la tête presque sur lebillot, ont donné, quelques jours après, des lois au monde.Servius, Marius et Ventidius l’ont montré dans l’antiquité, et, denotre temps, le roi Louis[31] ;

Le roi Louis, beau-père de mon duc, qui, misen déroute à Saint-Albin, tomba entre les griffes de son ennemi, etfut près d’être décapité. Quelque temps auparavant, le grandMathias Corvin échappa à un péril semblable. Cependant, une fois ledanger passé, le premier devint roi des Français, et le second roides Hongrois.

On voit par ces exemples, dont fourmillel’histoire ancienne et moderne, que le bien suit le mal et que lemal suit le bien ; que le blâme ou la gloire sont laconséquence l’un de l’autre ; et que l’homme ne doit pas sereposer sur ses richesses, sur son royaume, sur ses victoires, pasplus qu’il ne doit désespérer dans la fortune contraire, car laroue tourne toujours.

La victoire que Roger avait remportée sur Léonet sur l’empereur son père l’avait rendu tellement confiant dans safortune et dans sa grande vaillance, que, sans compagnons pour luivenir au besoin en aide, il pensait pouvoir traverser seul plus decent escadrons de cavaliers et de fantassins, et occire de sa mainle fils et le père.

Mais celle qui ne permet pas que l’on escompteses faveurs, ne tarda pas à lui montrer qu’elle abat aussi vitequ’elle élève, et qu’elle devient contraire ou amie avec la mêmepromptitude. Elle le fit reconnaître précisément par le chevalierqu’il avait forcé à fuir en toute hâte et qui, pendant la bataille,avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains.

Ce dernier fit savoir à Ungiard que leguerrier qui avait mis en déroute les gens de Constantin, et quiles avait détruits pour de longues années, était dans la villedepuis le matin, et qu’il devait y passer la nuit. Il lui dit qu’ilfallait saisir par les cheveux la Fortune qui lui permettait, sanspeine et sans lutte, de rendre un grand service à son roi ; etqu’en faisant le chevalier prisonnier, il permettrait à Constantinde subjuguer les Bulgares.

Ungiard, par les fuyards qui s’étaientréfugiés dans la ville – et il en était arrivé une grande quantité,tous n’ayant pas pu passer sur les ponts – savait quel carnage ilavait été fait de l’armée des Grecs qui avait été à moitiédétruite, et comment un seul chevalier avait causé la déroute d’unedes deux armées et le salut de l’autre.

Il s’étonne que ce chevalier soit venu donnerlui-même de la tête dans ses filets, et sans qu’il ait eu la peinede lui donner la chasse. Il témoigne de sa satisfaction par sonair, par ses gestes et par ses paroles joyeuses. Il attend queRoger soit endormi ; puis il envoie sans bruit des genschargés de saisir dans son lit le brave chevalier qui n’avait aucunsoupçon.

Roger, accusé par son propre écu, restaprisonnier dans la cité de Novengrade, aux mains d’Ungiard, hommedes plus cruels, et qui se réjouit fort de cette aventure. Quepouvait faire Roger qui était tout nu, et qui fut chargé de liensavant même d’être réveillé ? Ungiard dépêche en toute hâte uncourrier en estafette, pour annoncer la nouvelle à Constantin.

Pendant la nuit, Constantin avait faitentièrement évacuer les bords de la Saxe par ses troupes, et lesavait ramenées avec lui à Beltech, ville appartenant à sonbeau-frère Androphile, père du chevalier que Roger, maintenantprisonnier du féroce Ungiard, avait transpercé de part en part,comme s’il eût été de cire.

L’empereur avait fait fortifier les rempartset réparer les portes, car il redoutait une nouvelle attaque desBulgares, et il craignait qu’ayant à leur tête un guerrier siredoutable, ils ne fissent plus que de lui faire peur, et nedétruisissent le reste de son armée. Mais, dès qu’il apprend que ceguerrier est prisonnier, il ne redoute plus les Bulgares, quandbien même le monde entier serait avec eux.

L’empereur nage dans une mer de lait ;dans sa joie, il ne sait plus ce qu’il fait. Il affirme d’un airsatisfait que les Bulgares sont défaits d’avance. L’empereur, dèsqu’il a appris la capture du guerrier étranger, est aussi sûr de lavictoire que celui qui irait au combat après avoir fait rompre lesbras à son ennemi.

Le fils n’a pas moins sujet que son père de seréjouir ; outre qu’il espère reconquérir Belgrade, etsubjuguer tout le pays des Bulgares, il forme aussi le projet degagner l’amitié du guerrier étranger et de l’attacher à sonservice. Une fois qu’il l’aura pour compagnon d’armes, il n’envierani Renaud ni Roland à Charlemagne.

Mais Théodora est bien loin d’approuver lesmêmes sentiments. Roger a tué son fils en lui plongeant, sous lamamelle, sa lance qui est ressortie d’une palme derrière l’épaule.Elle se jette aux pieds de Constantin, dont elle est la sœur, etpar les larmes abondantes qui coulent sur son sein, elle cherche àl’attendrir et à gagner son cœur à la pitié.

« Seigneur – lui dit-elle – je ne melèverai point que tu ne m’aies accordé de me venger du félon qui atué mon fils, maintenant que nous le tenons prisonnier. Outre quemon fils était ton neveu, tu sais combien il t’aimait, et quellesactions d’éclat il avait accomplies pour toi. Ne serais-tu pascoupable de ne point tirer vengeance de son meurtrier ?

» Prenant notre deuil en pitié, Dieu apermis que ce cruel quittât les champs et vînt, comme un oiseau, seprendre au vol dans nos filets, afin que, sur la rive du Styx, monfils ne reste pas plus longtemps sans vengeance. Donne-moi ceprisonnier, seigneur, et permets que j’apaise ma douleur par sonsupplice. »

Ainsi elle pleure, ainsi elle se lamente,ainsi elle supplie. Et, bien que Constantin ait voulu à plusieursreprises la relever, elle ne veut point le faire avant qu’il ne luiait accordé ce qu’elle demande. Ce que voyant, l’empereur ordonnequ’on aille chercher le prisonnier, et qu’on le remette aux mainsde Théodora.

Pour ne pas la faire attendre, on va, le jourmême, chercher le guerrier de la licorne, et on le remet sans plusde retard aux mains de la cruelle Théodora. Celle-ci estime que lefaire écorcher vif, et le faire mourir publiquement au milieu desopprobres et des outrages, est une peine trop douce ; ellecherche un supplice plus nouveau et plus atroce.

En attendant, la cruelle femme le fait jeter,les mains, les pieds et le cou pris dans une lourde chaîne, au fondd’une tour obscure, où n’entrait jamais le moindre rayon de soleil.Elle lui fit donner pour toute nourriture un peu de painmoisi ; elle le laissa même pendant deux jours privé de toutaliment. Elle le donna à garder à des gens qui étaient encore plusdisposés qu’elle à le maltraiter.

Ah ! si la belle et vaillante filled’Aymon, si la magnanime Marphise avaient su que Roger était enprison, torturé de cette façon, l’une et l’autre auraient risquéleur vie pour le sauver. Pour voler à son secours, Bradamanteaurait fait taire tout respect pour Béatrix et Aymon.

Cependant Charles, se rappelant la promessequ’il a faite à Bradamante de ne pas lui laisser imposer un marisans que celui-ci ait prouvé qu’il est supérieur en vaillance et envigueur, fait annoncer sa volonté à son de trompe, non seulement àsa cour, mais sur toutes les terres soumises à son empire. De là,la renommée répand la nouvelle par le monde entier.

Le ban impérial contient l’avis suivant :quiconque prétendra devenir l’époux de la fille d’Aymon devralutter contre elle, l’épée à la main, depuis le lever jusqu’aucoucher du soleil. Ce délai passé, si l’adversaire de Bradamanten’a pas été vaincu, la dame se déclarera, sans plus decontestation, vaincue par lui, et ne pourra refuser de le prendrepour mari.

La dame accorde le choix des armes sanss’inquiéter de savoir quels seront ceux qui le réclameront. Ellepouvait en effet le faire sans danger, car elle maniaitadmirablement toutes les armes, soit à cheval, soit à pied. Aymon,qui ne peut ni ne veut s’opposer à la volonté royale, est enfinforcé de céder ; après avoir longtemps hésité, il retourne àla cour avec sa fille.

Bien que Béatrix éprouve encore un vifressentiment contre sa fille, elle lui fait cependant, par orgueil,revêtir de riches et beaux vêtements, aux broderies et aux couleursvariées. Bradamante revient donc à la cour avec son père, mais, n’yretrouvant pas celui qu’elle aime, la cour est loin de lui paraîtreaussi belle qu’avant.

De même que celui qui, après avoir vu, enavril et en mai, un beau jardin tout resplendissant de feuillage etde fleurs, le revoit à l’époque où le soleil incline ses rayonsvers le pôle austral et raccourcit les jours, et le trouve désert,horrible et sauvage, ainsi, au retour de Bradamante, la cour, oùRoger n’est plus, lui paraît tout autre que lorsqu’elle l’aquittée.

Elle n’ose demander des nouvelles de Roger, depeur d’augmenter les soupçons. Mais, sans interroger personne, elleprête l’oreille à tout ce qu’elle entend dire à ce sujet. Elleapprend qu’il est parti, mais elle ne peut parvenir à savoir quellevoie il a prise, car en partant il n’a pas dit un mot à d’autresqu’à l’écuyer qu’il a emmené avec lui.

Oh ! comme elle soupire ; oh !comme elle tremble en apprenant qu’il s’est enfui ; comme ellea peur qu’il ne s’en soit allé afin de l’oublier ! Voyantqu’il avait Aymon contre lui, et ayant perdu tout espoir de l’avoirpour femme, ne s’est-il pas éloigné dans l’espérance de se guérirde son amour ?

Peut-être aussi a-t-il formé le projet dechercher une autre dame, dont l’empire chasse plus vite de son cœurson premier amour. Ne dit-on pas que c’est ainsi qu’un clou chassel’autre ? Mais en y songeant davantage Bradamante revoit Rogertel qu’il est, c’est-à-dire plein de la foi qu’il lui a jurée.

Elle se reproche d’avoir un seul instant prêtél’oreille à cette supposition injuste et absurde. Ainsi Roger esttour à tour accusé et défendu par ses propres pensées. Elle écoutel’une et l’autre, et se livre tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là,sans pouvoir se résoudre à en adopter une. Cependant elle penchevers celle qui est la plus douce à son cœur, et elle s’efforce derepousser l’autre.

Parfois aussi, se rappelant ce que Roger lui adit tant de fois, elle s’accuse et se repent, comme si elle avaitcommis une faute grave, de sa jalousie et de ses soupçons. Comme siRoger était présent, elle se reconnaît coupable et frappe sapoitrine. « J’ai commis une faute – disait-elle – et je lereconnais. Mais celui qui en est la cause a causé bien plus de malencore.

» C’est Amour qui en est cause ;c’est lui qui m’a imprimé au cœur ta belle et ravissante image.C’est lui qui t’a donné la vaillance, l’esprit et la vertu dontchacun parle. Aussi me paraît-il impossible qu’en te voyant toutedame ou damoiselle ne se sente pas éprise de toi, et ne mette touten œuvre pour t’enlever à mon amour et te soumettre au leur.

» Hélas ! qu’Amour n’a-t-il imprimétes pensées dans les miennes, comme il y a imprimé tonvisage ! Je suis bien sûre que je les trouverais telles que jeles crois sans les voir, et que je serais si éloignée d’en êtrejalouse, que je ne me ferais pas, comme en ce moment, une pareilleinjure, une peine qui non seulement me brise et m’abat, mais quifinira par me tuer.

» Je ressemble à l’avare dont les penséessont tellement tournées vers le trésor qu’il a enfoui, qu’il nepeut vivre en paix, et tremble toujours qu’on le lui ait dérobé.Maintenant que je ne te vois plus, que je ne te sens plus auprès demoi, ô Roger, la crainte a sur moi plus de pouvoir que l’espérance.J’ai beau traiter cette crainte de menteuse et la croire vaine, jene puis m’empêcher de m’y abandonner.

» Mais ton visage joyeux, maintenantcaché à mes regards en je ne sais quel lieu du monde, ô mon Roger,n’aura pas plus tôt frappé mes yeux de sa vive lumière, que mesfausses terreurs disparaîtront, ne laissant plus de place qu’àl’espérance. Ah ! reviens à moi, Roger, reviens et rends-moil’espérance que la crainte a quasi tuée en mon cœur !

» De même qu’après le coucher du soleill’ombre s’épaissit et inspire la terreur, et que, lorsqu’ilresplendit de nouveau, les ténèbres diminuent et toute craintes’envole ; ainsi sans Roger j’éprouve de la peur, et si jevois Roger la peur s’efface aussitôt. Ah ! reviens à moi,Roger ; reviens avant que la crainte n’ait complètement chassél’espérance !

» De même que, la nuit, la moindreétincelle brille d’une vive lueur, et s’éteint subitement dès quele jour paraît, ainsi, quand je suis privée de mon soleil, la peurme montre son spectre hideux. Mais dès qu’il reparaît à l’horizon,la crainte fuit et l’espérance revient. Reviens, reviens à moi, ôchère lumière, et chasse la peur malsaine qui me consume !

» Lorsque le soleil s’éloigne de nous etque les jours se raccourcissent, la terre perd toutes ses beautés.Les vents frémissent, et portent à leur suite les glaces et lesneiges. Ainsi quand tu détournes de moi tes doux rayons, ô mon beausoleil, mille terreurs funestes s’abattent sur moi, et font dansmon cœur un âpre hiver plus d’une fois dans l’année.

» Ah ! reviens vers moi, ô monsoleil ; reviens, et ramène le doux printemps si désiré !Viens fondre les glaces et les neiges et rasséréner mon esprittroublé par de sombres vapeurs ! » Semblable à Progné quise lamente, ou à Philomèle qui était allée chercher de la pâturepour ses petits et qui retrouve le nid vide, ou bien encore à latourterelle qui pleure sa compagne perdue,

Bradamante se plaint et se désespère. Ellecraint que son Roger ne lui ait été ravi. Son visage est la plupartdu temps baigné de larmes, mais elle se cache le plus qu’elle peutpour pleurer. Oh ! combien elle se plaindrait davantage sielle savait ce qu’elle ignore ; si elle savait que son épouxest en prison, où il endure de cruels tourments, et où il attendune mort affreuse !

La cruauté dont la méchante vieille use enversle brave chevalier qu’elle tient prisonnier et qu’elle se prépare àfaire mourir au milieu de tourments nouveaux et de supplicesinouïs, parvient enfin, grâce à la Bonté suprême, aux oreilles dugénéreux fils de César. Celui-ci ne peut consentir à laisser périrun guerrier si vaillant, et il forme le projet de lui venir unaide.

Le généreux Léon qui aime Roger, sans savoirencore que c’est Roger, et simplement parce qu’il a été touché decette vaillance qu’il proclame unique au monde et qui lui semblesurhumaine, cherche le moyen de le sauver. Il ourdit enfin unetrame fort habile, et qui lui permettra de sauver Roger, sans quesa cruelle tante puisse s’en offenser et lui faire dereproches.

Il va trouver en secret le geôlier de laprison, et lui dit qu’il voulait voir le chevalier avant que lasentence capitale prononcée contre lui n’ait reçu son exécution. Lanuit venue, il prend avec lui un de ses plus fidèles serviteurs,plein de force et d’audace, et tout à fait apte à un coup demain ; il s’arrange ensuite de façon que le geôlier, sans direà personne qu’il est Léon, vienne lui ouvrir.

Le geôlier, sans prendre aucun de ses acolytesavec lui, conduit secrètement Léon et son compagnon à la tour oùest gardé le malheureux condamné au dernier supplice. Arrivés dansla tour, et comme le geôlier leur tourne le dos pour ouvrir latrappe, Léon et son compagnon lui jettent un nœud coulant autour ducou, et l’étranglent sur l’heure.

Ils ouvrent la trappe, et Léon y descend,suspendu à une corde qu’ils avaient apportée à cette intention, ettenant à la main une torche allumée. Il trouve Roger plongé dansune obscurité profonde, enchaîné et couché sur un grabat baignant àmoitié dans l’eau. Ce lieu infect l’aurait à lui seul fait mourirau bout d’un mois, et même en moins de temps.

Léon, saisi de grande pitié, embrassa Roger etlui dit : « Chevalier, ta haute vaillance m’a liéindissolublement à toi d’une volontaire et éternelle amitié. Tesintérêts me sont plus chers que les miens, et pour te sauverj’expose ma propre vie. L’amitié que je porte à mon père et à toutema famille passe après ton affection.

» Tu me comprendras mieux quand tu saurasque je suis Léon, fils de Constantin, et que je viens te sauver,comme tu vois, en personne, bravant le danger d’être chassé àjamais par mon père, s’il vient à savoir ce que je fais pour toi.Tu as mis ses gens en déroute et tu lui en as tué la plus grandepartie devant Belgrade ; c’est pourquoi il te hait. »

Il poursuit en lui disant tout ce qu’il pensede nature à le rappeler à l’amour de la vie. Pendant ce temps, ille débarrasse de ses chaînes. Roger lui dit : « Je vousai une reconnaissance infinie ; cette vie que vous me donnez,j’entends qu’elle vous soit rendue à quelque heure que vous lademandiez, et toutes les fois que vous aurez besoin que je l’exposepour vous. »

Roger une fois hors de ce cachot obscur, ondescendit à sa place le cadavre du geôlier, sans que Roger ni sescompagnons fussent reconnus par personne. Léon conduisit Roger dansses appartements, où il lui conseilla de rester caché quatre oucinq jours. Pendant ce temps, il essaierait de ravoir les armes etle vaillant destrier qu’Ungiard lui avait enlevés.

Le jour venu, on trouva la prison ouverte, legeôlier étranglé, et l’on constata la fuite de Roger. Chacunparlait de cet événement ; tous donnaient leur avis, mais pasun ne devina juste. On aurait pensé à tout le monde, hormis à Léon,qui avait, aux yeux du plus grand nombre, des motifs pour détruireRoger, et non pour lui venir en aide.

De tant de courtoisie Roger reste si confus,si rempli d’étonnement, et tellement revenu de la pensée quil’avait poussé là à une si grande distance, que, comparant sanouvelle pensée à la première, il trouve qu’elles ne se ressemblentaucunement l’une à l’autre. La première n’était rien que haine,colère, venin ; la seconde est pleine de pitié etd’affection.

Il y pense souvent la nuit, il y pense souventle jour ; il n’a d’autre souci, d’autre désir que de selibérer de l’immense obligation qu’il a contractée, par unecourtoisie égale sinon plus grande. Il lui semble que, quand mêmeil consacrerait à servir Léon sa vie tout entière, longue oucourte, quand même il s’exposerait à mille morts certaines, il nepourrait encore assez faire pour s’acquitter.

Cependant la nouvelle du ban qu’avait faitpublier le roi de France, et par lequel il ordonnait que quiconqueprétendrait à Bradamante, aurait à lutter contre elle l’épée et lalance à la main, était parvenue en Grèce. Cette nouvelle fut sidésagréable à Léon, qu’on le vit pâlir en l’apprenant. Ilconnaissait en effet sa force, et il savait bien qu’il ne pourraitpas lutter les armes à la main contre Bradamante.

Après avoir réfléchi, il pensa qu’il pourraitsuppléer par une ruse à la vigueur qui lui faisait défaut. L’idéelui vint de faire combattre, couvert de ses armes, le guerrier dontil ne savait pas encore le nom, mais qui lui paraissait pouvoirlutter avantageusement contre n’importe quel chevalier de France.Il est persuadé que s’il lui confie cette entreprise, Bradamantesera vaincue par lui et faite prisonnière.

Mais, pour cela, il lui faut deuxchoses : d’abord faire consentir le chevalier à cetteentreprise, puis le faire entrer dans la lice à sa place, sans quepersonne puisse soupçonner la ruse. Il fait appeler Roger, luiexpose le cas, et le prie avec instances de consentir à combattresous le nom d’autrui et sous une devise menteuse.

L’éloquence du Grec avait grand pouvoir surRoger, mais l’obligation que ce dernier avait à Léon avait plus depuissance encore, car il ne devait jamais s’en délivrer. Aussi,quoique l’entreprise lui parût dure et presque impossible, il luirépondit, le visage joyeux mais le cœur brisé, qu’il était prêt àtout faire pour lui.

À peine a-t-il fait cette promesse, qu’il sesent le cœur frappé d’une atroce douleur. Elle le ronge jour etnuit ; elle le tourmente et l’afflige, et la mort est sanscesse devant ses yeux. Cependant, il ne se repent pas de l’avoirfaite, car, avant de désobéir à Léon, il mourrait mille fois pourune.

Il est bien assuré de mourir, car, s’il luifaut renoncer à sa dame, il doit renoncer aussi à la vie. D’unautre côté, la douleur et l’angoisse lui viendront en aide pourmourir, et si la douleur et l’angoisse ne sont pas suffisantes, ils’ouvrira la poitrine de ses propres mains et s’en arrachera lecœur. Tout lui semble facile, excepté de voir sa dame n’être pas àlui.

Il est résolu à mourir, mais il ne sait pasencore quel genre de mort il choisira. Il songe parfois àdissimuler sa force, et à présenter sa poitrine nue aux coups de ladamoiselle ; pourrait-il trouver mort plus heureuse, que cellequ’il recevrait de cette main ? Mais il comprend que s’il nefait pas tout ce qu’il pourra pour qu’elle devienne la femme deLéon, il n’aura point payé sa dette de reconnaissance.

Car il a promis d’entrer en champ clos, et des’y battre contre Bradamante, mais non pas d’une manière feinte etseulement pour la forme, ce qui ferait paraître Léon inférieur àson adversaire. Il tiendra donc ce qu’il a promis ; et bienque toutes sortes de pensées viennent l’assaillir, il les repoussetoutes, et ne veut s’arrêter qu’à une seule, celle qui l’invite àne point manquer à la foi jurée.

Léon, avec l’autorisation de son père, avaitdéjà fait préparer ses armes, ses chevaux, et était parti, emmenantavec lui une suite selon son rang. Il avait à côté de lui Rogerauquel il avait fait rendre ses armes et Frontin. De journée enjournée, ils marchèrent si bien, qu’ils arrivèrent en France, sousles murs de Paris.

Léon ne voulut pas entrer dans la ville. Ilfit dresser ses tentes dans la campagne, et, le jour même, il fitprévenir par ambassade le roi de France de son arrivée. Le roi entémoigna sa satisfaction en lui faisant force présents, et enallant à plusieurs reprises lui rendre visite. Léon lui exposa lemotif de sa venue, et le pria de hâter le combat.

Il le pria de faire descendre au plus tôt dansla lice la damoiselle qui ne voulait pas avoir un mari moinsvigoureux qu’elle, car il était venu dans l’intention de laconquérir pour femme, ou de recevoir la mort de sa main. Charles yconsentit, et décida que le combat aurait lieu le jour suivant,hors des portes de la ville, dans une enceinte que l’on prépara entoute hâte pendant la nuit, sous les remparts.

La nuit qui précéda le jour du combat fut pourRoger semblable à celle que passe un homme condamné à mourir lelendemain matin. Il avait choisi de combattre armé de toutespièces, afin de ne pas être reconnu. Il ne voulut prendre ni lance,ni destrier, et se contenta de son épée pour toute armeoffensive.

Il ne choisit pas la lance, non qu’il craignîtla lance d’or qui avait appartenu d’abord à l’Argail, puis àAstolphe et que possédait actuellement Bradamante. C’était cettelance qui faisait vider les arçons à tous ceux qui en étaienttouchés. Personne ne connaissait du reste ce pouvoirsurnaturel ; on ignorait même qu’elle fût l’œuvre de lanécromancie ; seul le roi qui l’avait fait faire et quil’avait donnée à son fils, l’avait su autrefois.

Astolphe et la dame qui l’avaient portée aprèsl’Argail, ne savaient pas qu’elle était enchantée ; ilsattribuaient ses coups merveilleux à leur propre vigueur, et ilscroyaient qu’ils en auraient fait autant avec toute autre lance. Laseule raison qu’eût Roger pour ne pas jouter avec la lance, fut lacrainte de voir son bon Frontin reconnu.

La dame aurait pu facilement le reconnaître enle voyant, car elle l’avait longtemps monté, et elle l’avait gardéavec elle à Montauban. Roger qui n’avait d’autre souci, d’autrepréoccupation que de n’être pas reconnu par elle, ne voulut pasprendre Frontin, ni conserver aucune marque extérieure qui eût pudonner le moindre soupçon.

Il voulut même prendre une autre épée que sonépée ordinaire. Il savait trop bien que, pour résister à Balisarde,toute armure serait comme une pâte molle, et qu’aucune trempe nepouvait l’arrêter. Il eut soin encore d’enlever avec un marteau letranchant de sa nouvelle épée, afin de la rendre moins dangereuse.C’est armé de la sorte que Roger, aux premières lueurs quipointèrent à l’horizon, entra en champ clos.

Afin qu’on le prît pour Léon, il avait endosséla soubreveste que ce dernier portait la veille. Sur son écu, peinten rouge, s’étalait l’aigle d’or à deux têtes. On pouvait d’autantplus facilement s’y méprendre, que tous deux étaient de même tailleet de même grosseur. Tandis que l’un se montrait avec ostentation,l’autre se dissimulait avec mille précautions.

Les dispositions de Bradamante étaient biendifférentes de celles de Roger ; si ce dernier avait pris lapeine de frapper sur le tranchant de son épée afin de la rendremoins dangereuse, la dame au contraire avait aiguisé la sienne etn’avait qu’un désir, celui de la plonger dans le sein de sonadversaire, et de lui arracher la vie. Elle aurait voulu que chaquecoup de taille ou de pointe pût pénétrer jusqu’au cœur.

De même qu’en deçà de la barrière, le chevalsauvage et plein de feu, qui attend le signal du départ, ne peut setenir tranquille sur ses pieds, gonfle les narines et dresse lesoreilles, ainsi l’impatiente dame qui ignore qu’elle va combattrecontre Roger, attend le signal de la trompette ; elle sembleavoir du feu dans les veines, et ne peut rester en place.

Souvent, après un coup de tonnerre, un ventviolent s’élève soudain, soulevant les vagues de la mer et faisantvoler jusqu’au ciel des tourbillons de poussière ; on voitalors fuir les bêtes féroces, les pasteurs et leurs troupeaux,tandis que les nuées se résolvent en grêle et en pluie. Ainsi ladamoiselle, à peine a-t-elle entendu le signal, saisit son épée etse précipite sur son Roger.

Mais le chêne antique ou les épaissesmurailles d’une tour, ne cèdent pas davantage sous les efforts deBorée ; l’écueil impassible n’est pas plus ébranlé par la meren courroux dont les vagues l’assaillent jour et nuit, que le braveRoger, en sûreté sous les armes que Vulcain donna jadis à Hector,ne ploie sous la tempête de haine et de colère qui fond sur sesflancs, sur sa poitrine, sur sa tête.

La damoiselle frappe de taille etd’estoc ; elle n’a d’autre préoccupation que de plonger sonfer dans le sein de son adversaire, afin d’assouvir sa rage. Ellele tâte d’un côté et d’autre, tournant de çà, de là. Elle seplaint, elle s’irrite de voir qu’elle ne peut aboutir à rien.

De même que celui qui assiège une cité forteet bien pourvue de fossés et de murailles épaisses, redouble sesassauts, essaye tantôt d’enfoncer les portes, tantôt d’escaladerles tours élevées, tantôt de combler les fossés, et voit ses genstomber morts autour de lui sans qu’il puisse pénétrer dans laplace ; ainsi, malgré tous ses efforts, la dame ne peut ouvrirune seuls pièce, une seule maille de son adversaire.

Mille étincelles jaillissent de l’écu, ducasque, du haubert, sous les coups terribles qu’elle porte auxbras, à la tête, à la poitrine, plus rapides et plus pressés que lagrêle qui rebondit sur les toits sonores des grandes cités. Rogerse tient sur la défensive et détourne les coups avec beaucoupd’adresse, sans riposter jamais.

Tantôt il s’arrête, tantôt il bondit decôté ; tantôt il recule, se couvrant de son écu ou de son épéequ’il oppose sans cesse à l’épée de son ennemie. Il ne la frappepoint, ou s’il la frappe, il a bien soin de ne l’atteindre que làoù il pense lui nuire le moins. La dame, avant que le jour nes’achève, n’a d’autre désir que de mettre fin au combat.

Elle se rappelle le ban publié, et s’aperçoitdu danger qu’elle court, si, à la fin du jour, elle n’a pas tué oufait prisonnier celui qui l’a provoquée. Déjà Phébus est prêt àplonger sa tête dans les flots par derrière les colonnes d’Hercule,lorsqu’elle commence à se défier de ses forces, et à perdrel’espérance.

Mais plus son espérance décroît, plus sacolère augmente, et plus elle redouble ses bottes furieuses. Ellevoudrait mettre en pièces d’un seul coup ces armes dont elle n’apu, pendant tout un jour, détacher une seule maille. C’est ainsique l’ouvrier en retard pour un travail qu’il doit livrer, et quivoit venir la nuit, se dépêche en vain, s’inquiète et se fatigue,jusqu’à ce que les forces viennent à lui manquer en même temps quele jour.

Ô malheureuse damoiselle ! si tuconnaissais celui à qui tu veux donner la mort ; si tu savaisque c’est Roger, auquel la trame de ta vie est attachée ; tuvoudrais j’en suis sûr te tuer plutôt que d’essayer de le fairepérir, car je sais que tu l’aimes plus que toi-même. Et quand tusauras que c’est Roger, tu regretteras, je le sais, les coups quetu lui portes maintenant.

Charles et la plupart de ceux qui l’entourent,croyant que c’est Léon et non Roger qui combat, et voyant combienil a déployé de force et d’adresse contre Bradamante, sans jamaislui porter un coup qui pût la blesser, changent de sentiment à sonégard, et disent : « Ils se conviennent bien tous deux,car il est digne d’elle, et elle est digne de lui. »

Dès que Phébus s’est tout entier caché dans lamer, Charles fait arrêter le combat ; il décide que la damedoit prendre Léon pour son époux, et qu’elle ne peut plus refuser.Roger, sans prendre le moindre repos, sans ôter son casque ous’alléger d’une seule pièce de son armure, monte sur une petitehaquenée, et se hâte de regagner la tente où Léon l’attend.

Léon se jette à plusieurs reprises au cou duchevalier qu’il accueille comme un frère. Il lui retire lui-mêmeson casque, et l’embrasse avec de grands témoignagesd’affection : « Je veux – dit-il – que tu fasses comptede moi comme de toi ; sans jamais me lasser, tu peux disposerde ma personne et de mes États selon ton désir.

» Je ne vois pas de récompense qui puissejamais m’acquitter de l’obligation que je viens de contracterenvers toi, quand même je m’ôterais la couronne de la tête pour laposer sur la tienne. » Roger, sous le coup d’une angoisseamère, et maudissant la vie, lui répond à peine. Il rend à Léon sesinsignes, et reprend la devise de la Licorne.

Feignant d’être fatigué et las, il prend congéde lui le plus tôt qu’il peut, et rentre tout armé dans sa tente,un peu après minuit. Aussitôt il selle son destrier, et sans sefaire accompagner, sans prévenir personne, il monte à cheval, etprend le chemin qu’il plaît à Frontin de suivre.

Frontin s’en va tantôt droit devant lui,tantôt faisant de longs détours. Il franchit les forêts et leschamps, emportant son maître qui passe toute la nuit à se plaindre.Roger appelle la mort, et n’a plus d’espérance qu’en elle, pours’affranchir de la douleur qui l’obsède. Il ne voit que la mort quipuisse mettre fin à son insupportable martyre.

« Hélas – disait-il – à qui dois-je m’enprendre de la perte de mon unique bien ? contre qui faut-ilvenger mon injure ? mais je ne vois personne qui m’aitoffensé ; c’est moi seul qui suis coupable et qui me suisrendu malheureux. C’est donc contre moi-même que je dois me venger,car c’est moi qui ai fait tout le mal.

» Cependant si je n’avais nui qu’à moiseul, j’aurais pu peut-être me pardonner, bien que difficilement. Àvrai dire, je ne le voudrais pas. Mais lorsque Bradamante ressentl’offense autant que moi, je le voudrais encore moins. Quand jeserais assez faible pour me pardonner à moi-même, je ne puislaisser Bradamante sans être vengée.

» Pour la venger, je dois et je veux detoute façon mourir. Ce n’est pas cela qui me pèse, car je ne voispas d’autre soulagement à ma douleur, si ce n’est la mort. Jeregrette seulement de n’être pas mort avant de l’avoir offensée.Heureux, si j’étais mort alors que j’étais prisonnier de la cruelleThéodora !

» Si j’avais péri dans les supplices quesa cruauté me destinait, j’aurais du moins espéré que monmalheureux sort inspirerait quelque pitié à Bradamante. Mais quandelle saura que j’ai aimé Léon plus qu’elle, et que j’ai, de mapropre volonté, renoncé à elle pour la lui donner, elle aura raisonde me haïr, mort ou vivant. »

Tout en exhalant ces plaintes et biend’autres, entrecoupées de soupirs et de sanglots, il se trouve, aulever du soleil, au milieu d’un bois sombre, dans un endroit désertet inculte. Désespéré, voulant mourir et cacher sa mort le pluspossible, ce lieu reculé lui paraît propice à son dessein.

Il pénètre au plus épais du bois, là oùl’obscurité est plus profonde et le taillis plus enchevêtré. Maisauparavant il délivre Frontin de la bride et lui rend la liberté.« Ô mon Frontin – lui dit-il – si je pouvais te récompenserselon tes mérites, tu n’aurais rien à envier à ce destrier que l’onvoit courir dans le ciel parmi les étoiles.

» Cillare et Arion, je le sais, ne furentpas meilleurs que toi, ni plus dignes de louange. Aucun destrierdont il est fait mention chez les Grecs et les Latins ne t’asurpassé. Si, en quelques circonstances, ils t’ont égalé, pas und’eux ne peut se vanter d’avoir jamais joui de l’honneur que tu aseu.

» Tu as été cher à la plus gente, à laplus belle, à la plus vaillante dame qui fût jamais ; elle t’anourri de sa main et t’a mis elle-même le frein et la selle. Tuétais cher à ma dame. Hélas ! pourquoi l’appeler ainsi,puisqu’elle n’est plus à moi ; puisque je l’ai donnée à unautre ? Ah ! qu’attends-je plus longtemps pour tournercette épée contre moi-même ? »

Si, dans ce lieu, Roger s’afflige et setourmente, et émeut de pitié les bêtes et les oiseaux de proie,seuls témoins de ses cris et des larmes qui baignent son sein, vousdevez bien penser que Bradamante n’est pas moins malheureuse àParis, où rien ne peut plus empêcher ou retarder son mariage avecLéon.

Mais plutôt que d’avoir un autre époux queRoger, elle est résolue à tenter l’impossible, à manquer à saparole, à braver Charles, la cour, ses parents et ses amis. Etquand elle aura tout essayé, elle se donnera la mort par le poisonou par le fer, car elle aime mieux mourir que de vivre séparée deRoger.

« Ô mon Roger – disait-elle – oùes-tu ? Es-tu donc allé si loin, que tu n’as pas eu nouvelledu ban publié par Charles ? Tout le monde le connaît-il donc,excepté toi ? Si tu l’avais connu, je sais bien qu’aucun autrene serait accouru avant toi. Ah ! malheureuse, que dois-jecroire, sinon ce qui serait pour moi le pire desmalheurs ?

» Est-il possible, Roger, que toi seuln’aies pas appris ce que tout le monde a su ? Si tu l’asappris et si tu n’as pas volé vers moi, se peut-il que tu ne soispas mort ou prisonnier ? Mais qui connaît la vérité ? Cefils de Constantin t’aura sans doute retenu dans les fers ; letraître t’aura enlevé tout moyen de partir, dans la crainte que tune sois ici avant lui.

» J’ai imploré de Charles la faveur den’appartenir qu’à celui qui serait plus fort que moi, dans lacroyance que toi seul pourrais me résister les armes à la main.Hors toi, je ne craignais personne. Mais Dieu m’a punie de monaudace, puisque Léon, qui jamais de sa vie n’a accompli d’actiond’éclat, m’a faite ainsi prisonnière.

» À vrai dire, je ne suis sa prisonnièreque parce que je n’ai pu ni le tuer, ni le faire prisonnierlui-même. Mais cela ne me paraît pas juste, et je ne veux pas mesoumettre au jugement de Charles. Je sais que je me ferai accuserd’inconstance si je reviens sur ce que j’ai promis ; mais jene serai pas la première ni la dernière qui aura paruinconstante.

» Il me suffit de garder la foi que j’aijurée à mon amant, et de me garer de tout écueil. En cela,j’entends laisser bien loin derrière moi tout ce qui s’est faitdans les temps anciens et de nos jours. Que pour tout le reste onme traite d’inconstante, je n’en ai nul souci, pourvu que je retireles profits de l’inconstance. Pourvu que je ne sois pas contrainteà épouser Léon, je consens à passer pour plus mobile que lafeuille. »

C’est en se plaignant de la sorte, et enpoussant des soupirs mêlés de larmes, que Bradamante passa la nuitqui suivit ce jour fatal. Mais quand le dieu de la nuit se futretiré dans les grottes cimmériennes où il renferme ses ténèbres,le ciel, qui avait résolu dans ses décrets éternels de faire deBradamante l’épouse de Roger, lui apporta un secours inattendu.

Il poussa Marphise, l’altière donzelle, à seprésenter le matin suivant devant Charles. Elle lui dit qu’onfaisait la plus grande injure à son frère Roger ; qu’elle nesouffrirait pas qu’on lui ravît sa femme, ni qu’on prononçât uneparole de plus à ce sujet. Elle s’offrit à prouver, contrequiconque le nierait, que Bradamante était la femme de Roger.

En présence de tous, elle s’offrit à combattrecontre quiconque serait assez hardi pour le nier. Elle affirma queBradamante avait, en sa présence, dit à Roger les parolessacramentelles qui engagent dans les liens du mariage. Ces parolesavaient été plus tard consacrées par les cérémonies d’usage, desorte que ni l’un ni l’autre ne pouvait plus se délier de sonserment, et contracter une nouvelle union.

Que Marphise dît vrai ou faux, je l’ignore,mais je crois qu’elle parlait ainsi pour arrêter les projets deLéon, bien plus que pour dire la vérité. Elle ne voyait pas demoyen plus prompt et plus loyal pour dégager la parole deBradamante, écarter Léon et la rendre à Roger.

Le roi fort troublé par cette déclaration,fait sur-le-champ appeler Bradamante. En présence d’Aymon, il luifait savoir ce que Marphise offre de prouver. Bradamante tient lesyeux baissés vers la terre, et dans sa confusion, ne nie ni n’avouerien, et les assistants en concluent que Marphise pouvait bienavoir dit vrai.

Renaud et le chevalier d’Anglante sont heureuxde cet incident, qui leur paraît devoir arrêter les projetsd’alliance déjà presque conclus avec Léon. Roger obtiendra la belleBradamante malgré l’obstination d’Aymon, et quant à eux, ilsn’auront pas besoin de l’arracher de force des mains de son père,pour la donner à Roger.

Car si les paroles susdites ont été prononcéesentre Roger et Bradamante, l’hymen est chose arrêtée et ne tomberapas à terre. De la sorte, ils rempliront leur promesse enversRoger, sans être obligés de soutenir une nouvelle lutte.« Tout cela – disait de son côté Aymon – tout cela est uneruse ourdie contre moi. Mais vous vous trompez. Quand même ce quevous avez imaginé entre vous tous serait vrai, je ne m’avoueraispas encore vaincu.

» Je suppose – et je ne veux pas encorele croire – que Bradamante se soit liée secrètement à Roger, commevous le dites, et que Roger se soit lié à elle. Quand et où celas’est-il passé ? Je voudrais le savoir d’une manière plusexpresse et plus claire. Le fait est faux, je le sais ; entout cas, il ne pourrait s’être produit qu’avant le baptême deRoger.

» Mais si la chose a eu lieu avant queRoger fût chrétien, je n’ai pas à m’en préoccuper, car Bradamanteétant alors chrétienne et lui païen, j’estime que ce mariage estnul. Léon ne doit pas, pour un motif si vain, risquer le combat, etje ne pense pas non plus que notre empereur le trouve suffisantpour revenir sur sa parole.

» Ce que vous me dites maintenant, ilfallait me le dire quand rien n’était encore décidé, et avant queCharles, sur les prières de Bradamante, n’eût fait publier le banqui a fait venir ici Léon, et qui l’a fait affronter labataille. » C’est ainsi qu’Aymon raisonnait contre Renaud etcontre Roland, pour prouver la fausseté de la promesse contractéepar les deux amants. Quant à Charles, il se bornait à écouter, etne voulait se prononcer ni d’un côté ni de l’autre.

De même que, lorsque l’austral et l’aquilonsoufflent, on entend les feuilles frémir dans les forêts profondes,ou de même que l’on entend mugir les ondes sur le rivage, quandÉole se dispute avec Neptune, ainsi, par toute la France, court etse répand une rumeur immense. À force de se propager de côtés etd’autres, la nouvelle finit par se dénaturer tout à fait.

Les uns prennent parti pour Roger, les autrespour Léon. Cependant le plus grand nombre est pour Roger. Aymon a àpeine une voix sur dix en sa faveur. L’empereur ne se prononce pouraucune des deux parties, mais il renvoie la cause à son parlement.Marphise, voyant que le mariage est différé, s’avance et propose unnouveau moyen.

Elle dit : « Comme je sais queBradamante ne peut appartenir à un autre, tant que mon frère seravivant, si Léon le veut, qu’il se montre assez hardi et assez fortpour arracher la vie à Roger. Celui des deux prétendants quiplongera l’autre dans la tombe restera sans rival, et posséderal’objet de ses désirs. » Aussitôt Charles transmet cetteproposition à Léon, comme il lui avait transmis les autres.

Léon est tellement assuré de vaincre Roger,tant qu’il aura avec lui le chevalier de la Licorne, qu’aucuneentreprise ne lui paraît à craindre. Ignorant que le chagrin apoussé le chevalier jusqu’au fond d’un bois solitaire et sombre, etcroyant qu’il est allé se promener à un mille ou deux, et qu’ilreviendra bientôt, il accepte la proposition.

Il ne tarde pas à s’en repentir, car celui surlequel il compte ne reparaît pas, ni ce jour, ni les deux jourssuivants, et l’on n’a de lui aucune nouvelle. Entreprendre sans luide lutter contre Roger, paraît dangereux à Léon. Désireuxd’échapper au péril et à la honte, il envoie messager sur messagerà la recherche du chevalier de la licorne.

Il envoie par les cités, les villas et leschâteaux, aux environs et au loin, afin de le retrouver. Noncontent de cela, il monte lui-même en selle et part à sa recherche.Mais il n’en aurait pas eu de sitôt des nouvelles, non plus que lesmessagers envoyés par Charles, si Mélisse ne s’était pas trouvée làpour accomplir ce que je me réserve de vous faire entendre dansl’autre chant.

Chant XLVI

ARGUMENT. – Le poète, se sentant arriverau port, nomme les nombreux amis qui l’attendent pour fêter sonretour. – Mélisse va à la recherche de Roger, et lui sauve la vieavec le concours de Léon qui, ayant appris le motif du désespoir deRoger, lui cède Bradamante. Tous vont à Paris, où Roger, élu déjàroi des Hongrois, est reconnu pour le chevalier qui a combattucontre Bradamante. On célèbre les noces avec une splendeurroyale ; le lit nuptial est préparé sous la tente impérialeque Mélisse, grâce à son art magique, a fait venir deConstantinople. Pendant le dernier jour des fêtes, survientRodomont qui défie Roger ; le combat a lieu, et Rodomontreçoit la mort de la main de Roger.

 

Maintenant, si ma carte dit vrai, je ne seraipas longtemps à découvrir le port. C’est pourquoi j’espère, enabordant au rivage, accomplir les vœux de ceux qui m’ont suivi surla mer dans ce long voyage, pendant lequel la crainte de voir monvaisseau brisé, ou de m’égarer à tout jamais, m’a fait pâlir biensouvent. Mais il me semble apercevoir, mais j’aperçois certainementla terre, et je vois le rivage à découvert.

J’entends comme un cri d’allégresse qui faitfrémir les airs et frappe les ondes. J’entends un bruit de clocheset de trompettes qui se confond avec les acclamations du peuple.Voici que je commence à distinguer ceux qui remplissent les deuxjetées du port. Tous semblent se réjouir de me voir revenu d’un silong voyage.

Oh ! comme je vois le rivage orné dedames belles et sages, et de chevaliers illustres ! Qued’amis, et combien je suis touché de la joie qu’ils montrent de monretour ! je vois sur l’extrémité du môle, Mamma et Ginevra, etles autres dames de Corregio. Véronique de Gambera, si chère àPhébus et au cœur sacré d’Aonie, est avec elles.

Je vois une autre Ginevra, issue du même sang.Près d’elle se tient Julie. Je vois Hippolyte Sforce, et Trivulzia,la damoiselle élevée dans l’antre sacré. Je te vois, ô Émilia Pia,et toi, Marguerite, qui as auprès de toi Angela Borgia et Graziosa.Avec Ricciarda d’Este, voici les belles Bianca et Diana, ainsi queleurs autres sœurs.

Voici la belle, mais plus sage encore et plusmodeste Barbara Turca, qui a Laure pour compagne. Des Indes auxplus lointains rivages maures, le soleil n’éclaire pas un coupleplus parfait. Voici Ginevra dont la maison de Malatesta tire unéclat tel, que jamais palais impériaux ou royaux ne possédèrentpierre plus précieuse.

Si elle se fût trouvée à Rimini, à l’époque oùCésar, tout glorieux de la Gaule domptée, hésitait à passer leRubicon pour marcher sur Rome, je crois qu’il aurait ployé à toutjamais sa bannière, et, se dépouillant de ses riches trophées, illes aurait mis à la disposition de Ginevra, et n’aurait plus songéà étouffer la liberté.

Voici la femme, la mère, les sœurs et lescousines de mon seigneur de Bozzolo, avec les Torella, lesBentivoglio, les Visconti et les Palavicini. Parmi toutes les damesde nos jours, parmi celles que la renommée a rendues illustres chezles Grecs, les Barbares ou les Latins, aucune n’a eu et n’a lagrâce et la beauté

De Giulia Gonzaga. Partout où elle porte sespas, partout où elle tourne ses regards sereins, non seulementtoutes les autres beautés s’effacent, mais on l’admire comme unedéesse descendue du ciel. Près d’elle est sa cousine, dont lafortune en courroux n’a jamais pu ébranler la fidélité. Voici Annad’Aragon, flambeau de la maison du Guast,

Anna, belle, gente, courtoise et sage,sanctuaire de chasteté, de fidélité et d’amour. Sa sœur est avecelle ; partout où rayonne son altière beauté, toutes lesautres sont éclipsées. Voici celle qui, donnant un exemple uniqueau monde, et bravant les Parques et la mort, a arraché aux sombresplages du Styx, et a fait resplendir au ciel son invincibleépoux.

Là sont les dames de Ferrare et celles de lacour d’Urbino. Je reconnais celles de Mantoue, et toutes les bellesque possèdent la Lombardie et le pays toscan. Si mes yeux ne sontpoint éblouis par l’éclat de visages si beaux, le chevalier quis’avance au milieu d’elles, et qu’elles entourent de tant derespect, est la grande lumière d’Arezzo, l’unique Accolti.

Je vois aussi dans ce groupe Benedetto, sonneveu, qui porte le chapeau et le manteau de pourpre ; il est,avec le cardinal de Mantoue et celui de Campeggio, la gloire et lasplendeur du saint consistoire. Si je ne me trompe, chacun d’euxparaît si content de mon retour, qu’il ne me semble pas facile dejamais m’acquitter de tant d’obligation.

Avec eux je vois Lactance, Claude Toloméi,Paulo Pansa, et le Dresino qui me fait l’effet du Juvénal latin, etmes chers Capilupi, et le Sasso, et le Molza, et Florian Montino,et celui qui, pour nous guider vers les rives poétiques, nousmontre un chemin plus facile et plus court que tous les autres, jeveux dire Giulio Camillo. Je crois distinguer encore Marc-AntoineFlaminio, le Sanga, le Berna.

Voici mon seigneur Alexandre Farnèse.Oh ! quelle docte compagnie l’entoure ! Fedro, Capella,Porzio, le Bolonais Philippe, le Volterrano, le Madalena, Blosio,Pierio, Vida de Crémone, à la veine intarissable, et Lascari, etMusuro, et Navagero, et Andrea Marone, et le moine Severo.

Voici deux autres Alexandre dans le mêmegroupe ; l’un est de la maison des Orologi, l’autre est leGuarino. Voici Mario d’Olvito ; voici le flagellateur desprinces, le divin Pierre Arétin. Je vois deux Jérôme, l’un estcelui de Verita, l’autre est le Cittadino. Je vois le Mainardo, jevois le Leoniceno, le Pannizzato, et Celio et le Teocreno.

Là je vois Bernardo Capello, là Pierre Bembo,qui a délivré notre pur et doux idiome des langes du parlervulgaire, et qui nous a montré, par son exemple, ce qu’il devaitêtre. Celui qui le suit est Gaspard Obizi, qui admire et observe sibien ses excellentes leçons. Je vois le Fracastorio, le Bevazzano,Trifon Gabriele, et plus loin le Tasso.

Je vois Niccolo Tiepoli, et, avec lui, NiccoloAmanio, qui ont les yeux fixés sur moi ; Anton Fulgoso, qui semontre étonné et joyeux de me voir si près du rivage. Celui quis’est mis à l’écart des dames est mon cher Valerio ; sansdoute il cause avec Barignano, qui est près de lui, du mal quen’ont cessé de lui faire les femmes, bien qu’il ait toujours étéfort épris d’elles.

Je vois, esprits sublimes et surhumains, lePico et le Pio, unis par les liens du sang et de l’affection. Jen’ai jamais vu celui qui vient avec eux, et devant qui les plusillustres s’inclinent ; mais, si mes pressentiments ne metrompent pas, c’est l’homme que j’ai tant désiré connaître, c’estJacob Sannazar, qui, faisant déserter l’Hélicon aux Muses, les aattirées sur le rivage de la mer.

Voici le docte, le fidèle, le diligentsecrétaire Pistofilo qui se réjouit avec les Acciaiuoli, et moncher Angiar, de ne plus craindre pour moi les dangers de la mer. Jevois avec l’Adoardo, mon parent Annibal Malaguzzo, qui me faitespérer que le nom de ma ville natale retentira des colonnesd’Hercule aux rivages de l’Inde.

Victor Fausto, Tancrède, se font une fête deme revoir, et cent autres se réjouissent avec eux. Je vois toutesces dames, tous ces hommes illustres se montrer joyeux de monretour. Aussi je ne veux plus mettre de retard à parcourir le peude chemin que j’ai encore à faire, maintenant que le vent m’estpropice. Revenons à Mélisse, et disons comment elle s’y prit poursauver la vie au brave Roger.

Mélisse, comme je crois vous l’avoir ditsouvent, avait le plus grand désir de voir Bradamante s’unir àRoger dans les liens étroits du mariage. Elle prenait tellement àcœur ce qui pouvait arriver de bon ou de mauvais à l’un et àl’autre, qu’elle ne les perdait pas une heure de vue. C’est dans cebut qu’elle entretenait sans cesse de nombreux esprits sur tous leschemins, en en faisant partir un dès qu’un autre était revenu.

C’est ainsi qu’elle vit Roger dans un boisobscur, en proie à une douleur forte et tenace, et fermement résoluà se laisser mourir de faim. Mais voici qu’aussitôt Mélisse luivient en aide. Quittant sa demeure, elle prit le chemin par où Léons’avançait.

Celui-ci, après avoir envoyé l’un aprèsl’autre tous ses gens, afin de fouiller les environs, était partien personne à la recherche du guerrier de la Licorne. La sageenchanteresse, montée sur un esprit auquel elle avait donné laforme d’une haquenée, vint à la rencontre du fils deConstantin.

« Seigneur – lui dit-elle – si lanoblesse de votre âme répond à celle de votre visage, si votrecourtoisie et votre bonté sont telles que l’indique votrephysionomie, venez en aide au meilleur chevalier de notre temps. Sivous ne vous hâtez de le secourir et de lui rendre le courage, ilne tardera pas à mourir.

» Le meilleur chevalier qui ait jamaisporté épée au côté ou écu à son bras ; le plus beau, le plusaccompli qui ait jamais existé au monde, est sur le point de mourirdes suites d’un acte de générosité, si personne ne vient à sonaide. De par Dieu, seigneur, venez vite et essayez, si vous pouvez,quelque chose pour le sauver. »

Il vint sur-le-champ à la pensée de Léon quele chevalier dont parlait son interlocutrice était celui qu’ilavait fait chercher partout et qu’il cherchait lui-même. Aussis’empressa-t-il de la suivre. Mélisse lui montrant le chemin, ilsne tardèrent pas à arriver à l’endroit où Roger était près demourir.

Lorsqu’ils le trouvèrent, il n’avait prisaucune nourriture depuis trois jours, et il était si abattu, que,s’il s’était à grand’peine levé, il serait vite retombé, s’iln’avait pas expiré. Il était étendu, tout armé, sur le sol, lecasque en tête et l’épée au côté. Il s’était fait un oreiller avecl’écu sur lequel était peinte la licorne blanche.

Là, pensant à l’offense qu’il a faite à sadame, et combien il a été ingrat envers elle, il s’abîme dans sadouleur. Son affliction est telle, qu’il se mord les mains et leslèvres, et ne cesse de répandre des torrents de larmes. Il esttellement absorbé dans sa pensée, qu’il ne voit venir ni Léon, niMélisse.

Il n’interrompt point ses lamentations ;il ne cesse de soupirer et de verser des pleurs. Léon s’arrête uninstant pour l’écouter, puis il descend de cheval et s’approche delui. Il voit bien qu’Amour est cause d’un tel martyre, mais il nesait pas le nom de la personne qui en est l’objet, car Roger n’apoint encore fait entendre son nom.

Léon s’approche doucement, doucement, jusqu’àce qu’il soit face à face avec Roger ; il l’aborde avecl’affection d’un frère, s’incline vers lui et lui jette les brasautour du cou. Je ne saurais dire si l’arrivée imprévue de Léon estagréable à Roger ; il craint qu’il ne vienne le troubler dansses projets, et qu’il ne veuille pas le laisser mourir.

Léon, du ton le plus doux, le plus affablequ’il peut trouver, de l’air le plus affectueux qu’il peut prendre,lui dit : « Ne crains pas de m’apprendre le motif de tadouleur. Il y a bien peu de maux sur la terre dont l’homme nepuisse se guérir, alors qu’on en connaît la cause. On ne doit pointdésespérer, tant qu’il reste un souffle de vie.

» Je vois avec beaucoup de peine que tuas voulu te cacher de moi ; tu sais cependant que je suis pourtoi un ami véritable. Non seulement depuis que je te connais, jen’ai jamais manqué aux devoirs de l’amitié, mais je t’en ai donnédes preuves, alors même que j’aurais dû voir en toi un ennemi àjamais mortel. Sois persuadé que je suis tout disposé à employerpour toi ma fortune et mes amis, à donner ma vie s’il le faut.

» Ne crains donc pas de me confier tonchagrin ; laisse-moi voir si la force, la ruse, les richesses,l’astuce, pourront te tirer de peine. Si tout cela ne réussit pas,tu pourras toujours avoir recours à la mort. Mais tu ne dois pas envenir à cette extrémité, avant d’avoir fait tout ce qu’il faut pourl’éviter. »

Il poursuit en lui adressant de si touchantesprières, en lui faisant entendre un langage si doux, si affectueux,que Roger ne peut se défendre d’en être ému, car son cœur n’est nide fer, ni de marbre. Il comprend que, s’il refuse une réponse, ilcommettra un acte de discourtoisie et de grossièreté. Il va pourrépondre, mais à deux ou trois reprises, les mots lui rentrent dansla gorge avant de pouvoir sortir de sa bouche.

« Mon seigneur – dit-il enfin – quand tusauras qui je suis – et je vais te le dire sans plus tarder – jesuis certain que tu ne seras pas moins désireux que moi de me voirmourir. Sache que je suis celui que tu hais tant ; je suisRoger, qui t’ai également haï autrefois. C’est dans l’intention dete donner la mort que j’avais, il y a quelque temps, quitté cettecour.

» Je voulais t’empêcher de m’enleverBradamante, car je voyais bien qu’Aymon s’était prononcé en tafaveur. Mais l’homme propose et Dieu dispose ; ta générositéenvers moi me fit changer de sentiments, et non seulement jedépouillai la haine que je t’avais d’abord portée, mais je me fispour toujours ton fidèle.

» Ne sachant pas que j’étais Roger, tum’as prié de te faire avoir Bradamante ; c’était m’arracher lecœur de la poitrine et me voler mon âme. Je t’ai fait voir si j’aihésité à satisfaire ton désir plutôt que le mien. Bradamante est àtoi ; possède-la en paix. Ton bonheur m’est plus cher que monpropre bonheur.

» Mais puisque je suis séparé d’elle,laisse-moi quitter la vie, car j’aime mieux mourir que vivre sansBradamante Du reste, tu ne saurais la posséder légitimement tantque je vivrai ; nous sommes, elle et moi, unis déjà par lesliens du mariage, et elle ne peut avoir deux maris en mêmetemps. »

Léon est resté si pétrifié d’étonnement, quandRoger s’est fait connaître à lui, que, la bouche ouverte, les yeuxfixes, il est immobile sur ses pieds, comme une statue. Ilressemble en effet beaucoup moins à un homme qu’à ces statues quel’on place en ex-voto dans les églises. L’acte de Roger lui semblesi grand, si généreux, qu’il ne croit pas qu’on en ait jamais vu,ni qu’on en voie jamais de semblable.

Non seulement cette découverte ne change passon amitié pour Roger, mais elle l’accroît au point qu’il nesouffre pas moins des maux de Roger, que Roger lui-même. Pour lelui témoigner, pour lui montrer qu’il est digne fils d’empereur, ilne veut pas être vaincu en générosité par lui, s’il doit lui céderpour le reste.

Il dit : « Roger, bien que j’eussedû te haïr le jour où mon armée fut défaite par ton étonnantevaillance, si ce jour-là j’avais appris, comme je l’apprendsmaintenant, que tu étais Roger, ta vertu ne m’aurait pas moinsséduit qu’elle ne le fit alors que j’ignorais ton nom. Elle ne m’enaurait pas moins chassé la haine du cœur, et inspiré l’amitié queje te porte depuis ce jour.

» Que j’aie haï le nom de Roger, avant desavoir que tu étais Roger, je ne le nierai pas ; maismaintenant, ne te préoccupe pas de la haine que j’ai eue pour toi.Sois persuadé que le jour où je te tirai de prison, si j’avais sula vérité, j’aurais agi de même en ta faveur.

» Et si j’eusse volontiers agi ainsi,alors que je n’étais pas, comme maintenant, ton obligé, quelleingratitude ne montrerais-je pas en me conduisant autrementaujourd’hui ? N’as-tu pas renoncé à ton propre bien pour me ledonner ? Mais je te le rends, et j’éprouve plus de plaisir àte le rendre, que je n’en ai eu à le recevoir de toi.

» Bradamante te convient bien plus qu’àmoi ; je l’aime, il est vrai, pour ses grandes qualités, maisla pensée qu’un autre doit la posséder ne saurait me pousser àmourir. Je ne veux pas, au prix de ta mort qui la délivrerait desliens du mariage contracté avec toi, avoir le droit de la prendrelégitimement pour femme.

» Non seulement je renonce à elle, maisj’aimerais mieux me dépouiller de tout ce que je possède au monde,et même perdre la vie, que de m’entendre accuser d’avoir causé lamort d’un chevalier tel que toi. Je me plains seulement de tadéfiance ; alors que tu pouvais disposer de moi comme de toi,tu as mieux aimé mourir que me demander aide. »

Ces paroles et beaucoup d’autres qu’il seraittrop long de rapporter, et qui allaient au-devant de toutes lesobjections de Roger, firent tant, qu’à la fin celui-ci dut serendre et dit : « Je consens à vivre. Mais commentm’acquitterai-je jamais envers toi, à qui je dois deux fois lavie ? »

Mélisse fit apporter sur-le-champ des metsexquis et des vins généreux, grâce auxquels Roger, prêt à tomber defaiblesse, put se réconforter. Pendant ce temps, Frontin qui avaitentendu hennir les chevaux, était accouru. Léon le fit prendre parses écuyers, lui fit mettre la selle, et l’amena à Roger.

C’est avec beaucoup de peine que ce dernier,bien qu’aidé par Léon, put se mettre en selle. Il avait perdu cettevigueur dont, quelques jours auparavant, il avait donné des preuvessi éclatantes sous des armes d’emprunt, et qui lui aurait permis devaincre toute une armée. Ils quittèrent enfin ces lieux, etarrivèrent en moins d’une demi-heure à une abbaye

Où ils passèrent le reste de la journée et lesdeux jours suivants, jusqu’à ce que le chevalier de la Licorne eûtretrouvé sa vigueur première. Puis, accompagné de Mélisse et deLéon, Roger revint dans la cité royale où était arrivée la veilleau soir une ambassade des Bulgares.

Cette nation, après avoir élu Roger pour sonroi, avait envoyé des ambassadeurs à Paris, croyant qu’il était enFrance auprès de Charlemagne. Ils étaient chargés de lui jurerfidélité, de le mettre en possession de leurs États, et de lecouronner. L’écuyer de Roger, les ayant rencontrés, leur avaitdonné des nouvelles de son maître.

Il raconta la bataille que Roger avait livréeà Belgrade en faveur des Bulgares, et dans laquelle Léon etl’empereur avaient été vaincus, après avoir vu leur armée défaiteet en partie massacrée. En reconnaissance de ce fait d’armes, lesBulgares, à l’exclusion de tous ceux de leur race, l’avaient prispour leur roi. Puis il dit comment il avait été fait prisonnier àNovigrade par Ungiard, et livré à Théodora,

Et qu’il était venu la nouvelle certaine qu’onavait trouvé le geôlier étranglé, la porte de la prison ouverte etle prisonnier enfui. Depuis, on n’en avait pas eu d’autre nouvelle.Roger entra dans la ville par un chemin ouvert, et sans être vu depersonne. Le lendemain matin, accompagné de Léon, il se présentadevant Charlemagne.

Ainsi qu’il était convenu entre Léon et lui,Roger se présenta avec l’oiseau d’or à deux têtes sur champ degueule, la même soubreveste et les mêmes insignes qu’il avait lorsde son combat avec Bradamante, et qui étaient encore toutestailladées, toutes percées de coups, de sorte qu’on le reconnuttout de suite pour le chevalier qui avait combattu contreBradamante.

Léon se tenait à ses côtés sans armes, revêtude ses riches habits royaux, et entouré d’une suite nombreuse etchoisie. Il s’inclina devant Charles, qui s’était déjà levé pourvenir à sa rencontre, et, tenant par la main Roger, sur lequel tousles regards étaient fixés, il s’exprima ainsi :

« Celui-ci est le brave chevalier quis’est défendu depuis le lever de l’aurore jusqu’à la chute du jour.Puisque Bradamante n’a pu le mettre à mort, le faire prisonnier, oului faire abandonner la place, je crois, magnanime seigneur, sij’ai bien compris votre ban, qu’il l’a gagnée pour femme. Aussivient-il pour qu’on la lui donne.

» Outre que les termes du ban sontprécis, aucun autre guerrier ne saurait lui disputer Bradamante. Sielle doit être le prix de la vaillance, quel chevalier est plusdigne d’elle que lui ? Si elle doit appartenir à celui qui ale plus d’amour pour elle, il n’est personne qui l’aime plusardemment. Il est, du reste, prêt à soutenir ses raisons par lesarmes, contre quiconque les contredira. »

Charles, ainsi que toute la cour, restastupéfait en entendant ces paroles. Tout le monde avait cru quec’était Léon, et non pas ce chevalier inconnu, qui avait combattucontre Bradamante. Marphise, qui était au nombre des assistants, etqui avait eu grand’peine à se taire jusqu’à ce que Léon eût fini deparler, s’avança soudain, et dit :

« Quoique Roger ne soit pas ici pourdisputer sa femme à ce nouveau venu, celle-ci n’en sera pas moinsdéfendue, et on ne l’aura point sans tapage. Moi, qui suis sa sœur,je me charge de répondre à quiconque prétendra avoir des droits surBradamante, ou qui niera que Roger ait des droits antérieurs surelle. »

Elle prononça ces paroles avec tant de colère,d’un air si hautain, que la plupart des assistants crurent qu’elleallait commencer l’attaque sans attendre l’autorisation de Charles.Ce voyant, Léon ne crut pas devoir cacher plus longtemps Roger. Illui ôta son casque, et, se tournant vers Marphise : « Levoici – dit-il – tout prêt à vous tenir tête. »

Le vieil Égée, en reconnaissant à l’épée queportait Thésée, que c’était à son fils que son épouse criminelleavait versé le poison – et s’il eût tardé plus longtemps à lereconnaître il aurait été trop tard, – le vieil Égée, dis-je, nefut pas plus stupéfait que Marphise, quand elle reconnut que lechevalier qu’elle haïssait était Roger.

Elle courut se jeter dans ses bras et nepouvait se détacher de son cou. Renaud, Roland, et Charles tout lepremier, l’embrassèrent avec effusion. Dudon, Olivier, le roiSobrin ne pouvaient se rassasier de lui prodiguer leurs caresses.C’était à qui, des paladins et des barons, ferait le plus fête àRoger.

Quand les embrassements eurent cessé, Léon,très savant à bien dire, recommença, en présence de Charles, àrappeler à tous ceux qui l’écoutaient, comment la vaillance,l’audace, déployées par Roger à Belgrade, avaient effacé en lui leressentiment qu’il eût dû éprouver du dommage souffert par sonarmée.

Il avait été pris d’une telle amitié pourRoger, qu’aussitôt qu’il eut appris que ce dernier avait été faitprisonnier et livré à sa plus cruelle ennemie, il l’avait tiré deprison malgré toute sa famille. Il dit comment le brave Roger, pourle récompenser de ce dévouement, avait déployé à son égard unegénérosité qui dépassait tout ce qu’on avait jamais vu, et tout cequ’on verrait jamais.

Poursuivant, il narra de point en point ce queRoger avait fait pour lui, et comment, désespéré d’être obligé derenoncer à sa femme, il avait résolu de mourir. Il dit commentl’infortuné était près de rendre l’âme quand il put venir à sonsecours, et le détourner par ses affectueuses paroles de sa fatalerésolution ; et il exprima tout cela en termes si doux, siaffectueux, qu’il n’y avait pas un œil qui restât sec.

Puis il s’adresse d’une manière si efficace àl’obstiné duc Aymon, que, non seulement il l’émeut, l’entraîne etle fait changer de sentiment, mais qu’il le fait consentir à allerlui-même supplier Roger de lui pardonner et de l’accepter pourbeau-père, lui promettant enfin la main de Bradamante.

Pendant ce temps, celle-ci, doutant de sapropre existence, pleurait sur ses malheurs au fond de sa chambrela plus retirée. Soudain des cris joyeux se font entendre ; onaccourt en toute hâte lui annoncer l’heureuse nouvelle. Tout sonsang, qui s’était porté au cœur sous le coup de sa douleur intense,reflue subitement aux extrémités, et la donzelle reste quasi mortede joie.

La force l’abandonne tellement, qu’elle nepeut se tenir debout, elle, si renommée pour sa vigueur corporelleet pour son énergie. Elle n’éprouve pas plus de joie que lecriminel condamné au gibet ou à la roue, et qui, ayant déjà lesyeux recouverts du bandeau fatal, entend proclamer sa grâce.

Les maisons de Montgraine et de Clermont seréjouissent de voir deux de leurs rameaux s’unir dans de nouveauxliens. Par contre, Ganelon, le comte Anselme, Falcon, Gini etGinarni en sont fort marris. Mais ils cachent sous un front joyeuxleurs pensées d’envie et de haine. Ils attendent l’occasion de sevenger, comme le renard attend le lièvre au passage.

Renaud et Roland avaient déjà, à plusieursreprises, occis un grand nombre de ces traîtres. Bien que leursquerelles eussent été sagement assoupies par le roi, elless’étaient de nouveau réveillées depuis la mort de Pinabel et deBertolas. Mais les traîtres dissimulaient leurs projets félons, etfaisaient semblant d’ignorer la vérité.

Les ambassadeurs bulgares, venus, comme jel’ai dit, à la cour de Charles, dans l’espoir d’y trouver le bravechevalier de la Licorne, auquel ils avaient donné la couronne,apprenant qu’il y était en effet, s’applaudirent de l’heureuxdestin qui avait réalisé leur espoir, et, courant se jeterrespectueusement à ses pieds, ils le supplièrent de revenir enBulgarie,

Où étaient conservés dans Andrinople lesceptre et la couronne royale. Ils le pressèrent de venir défendreses États, menacés d’une nouvelle invasion plus nombreuse que lapremière, et conduite par Constantin en personne ; ajoutantque, s’ils avaient leur roi avec eux, ils étaient certainsd’enlever l’empire grec à ce dernier.

Roger accepta le trône et consentit à leursprières ; il promit de se rendre en Bulgarie dans trois moisau plus tard, si la Fortune n’avait pas autrement disposé de lui.Léon Auguste, ayant appris cette résolution, dit à Roger qu’ilpouvait se fier à sa parole, et que, puisqu’il était roi desBulgares, la paix était faite entre eux et Constantin.

Il n’aurait donc pas besoin de se hâter dequitter la France pour aller se mettre à la tête de ses troupes,car Léon s’engageait à faire renoncer son père à toutes les terresdes Bulgares déjà conquises. Aucune des qualités qu’on admiraitchez Roger n’avait pu émouvoir l’ambitieuse mère de Bradamante, etlui faire aimer le généreux chevalier ; il n’en fut pas demême quand elle l’entendit appeler du titre de roi.

Les noces furent splendides et royales, etcomme il convenait à celui qui s’en était chargé. C’était Charlesqui avait voulu en faire les apprêts, et il n’aurait pas mieux faitles choses, s’il eût marié sa propre fille. Les services deBradamante étaient tels, sans compter ceux de toute sa famille, quel’empereur n’aurait pas cru faire trop s’il avait dépensé la moitiédes trésors de son royaume.

Il fit publier dans tous les environs quechacun pouvait venir librement à sa cour, accordant toute sûretépendant neuf jours francs à quiconque voudrait s’y rendre. Par sesordres, on dressa dans la campagne des tentes ornées de feuillageet de fleurs, tapissées d’or et de soie, et plus agréables à voirque n’importe quel lieu du monde.

Jamais Paris n’aurait pu contenirl’innombrable quantité d’étrangers, pauvres ou riches, de tousrangs, Grecs, Barbares, Latins, qui y étaient accourus. Les grandsseigneurs et les ambassades venues de toutes les parties du globe,ne cessaient d’affluer. Tous ces hôtes furent très commodémentlogés sous les pavillons et sous les tentes de verdure.

La nuit qui précéda les noces, la magicienneMélisse avait fait superbement et très originalement ornerl’appartement nuptial. Elle avait du reste tout préparé de longuemain, car, dans sa science de l’avenir, elle avait depuis longtempsprévu que ce beau couple serait enfin uni ; elle savait queleurs douloureuses épreuves se termineraient heureusement.

Elle avait fait placer le lit nuptial, – celit qui devait être si fécond – au milieu d’un vaste pavillon, leplus riche, le plus orné, le plus agréable qu’on eût jamais élevépour faire la guerre ou pour célébrer la paix. On n’en vit plus depareil depuis, dans tout l’univers. Mélisse l’avait faittransporter des rivages de Thrace, après l’avoir enlevé àConstantin qui en avait fait sa tente sur le bord de la mer.

Mélisse, du consentement de Léon, ou plutôtpour jouir de son étonnement et lui montrer à quel point elle avaitdompté les esprits infernaux et comment elle pouvait commander àson gré à la grande famille ennemie de Dieu, avait fait transporterle pavillon, de Constantinople à Paris, par des messagers duStyx.

Elle l’avait enlevé à l’empereur grecConstantin, en plein jour, avec les cordes et les filets et tousses ornements extérieurs et intérieurs. Elle l’avait faittransporter par les airs, et en avait fait la chambre de Roger. Unefois les noces terminées, elle le renvoya de la même façon là oùelle l’avait pris.

Il y avait près de deux mille ans que ce richepavillon avait été construit. Une damoiselle du royaume d’Ilion,qui joignait à la fureur prophétique une science acquise dans delongues veillées, l’avait fait tout entier de sa main. Elles’appelait Cassandre, et elle avait donné ce pavillon à son frère,l’illustre Hector.

Elle y avait retracé en riches broderies desoie et d’or, l’histoire du plus généreux chevalier qui dût jamaissortir de la race de son frère, bien qu’elle sût que ce chevaliernaîtrait sur des rameaux fort éloignés de leur tige. Pendant toutle temps qu’il vécut, Hector conserva précieusement ce pavillon,auquel il tenait beaucoup à cause de son beau travail et de cellequi l’avait fait.

Mais, après sa mort, arrivée partrahison ; après que les Grecs se furent emparés de Troie,dont le traître Sinon leur ouvrit la porte, et eurent fait uncarnage de la nation troyenne, le pavillon échut à Ménélas quil’emporta en Égypte, où il le céda au roi Prothée, en échange de safemme que ce tyran retenait captive.

La dame, en échange de laquelle le pavillonfut cédé à Prothée, s’appelait Hélène. Le pavillon passa plus tardentre les mains de Ptolémée, pour arriver à Cléopâtre. Il futenlevé à cette dernière avec d’autres richesses, par les gensd’Agrippa, dans la mer de Leucade. Puis il tomba entre les mainsd’Auguste et de Tibère, et resta à Rome jusqu’à Constantin.

Je veux parler de ce Constantin dont la belleItalie aura à se plaindre tant que les cieux tourneront sureux-mêmes. Constantin, lassé d’habiter les bords du Tibre, emportale précieux pavillon à Byzance. Mélisse l’enleva à un autreConstantin. Les cordes étaient en or, et le mât en ivoire. Lesparois étaient ornées de belles peintures, belles, comme jamais lepinceau d’Apelles n’en produisit.

Ici les Grâces aux vêtements légers, venaienten aide à une reine sur le point d’accoucher. Un enfant recevait lejour, si beau, qu’on n’en vit point un pareil du premier auquatrième siècle. On voyait Jupiter, l’éloquent Mercure, Vénus etMars répandre à pleines mains sur son berceau les fleurs éthérées,l’ambroisie céleste et les célestes parfums.

Le nom d’Hippolyte était inscrit au-dessous enlettres minuscules. Plus loin, ce même enfant, parvenu à un âgeplus avancé, était conduit par la Fortune, précédée de la Vertu. Lapeinture montrait une nouvelle troupe de gens aux longs habits etaux longs cheveux, et qui étaient venus de la part de Corvindemander le tendre bambin à son père.

On voyait l’enfant prendre respectueusementcongé d’Hercule et de sa mère Léonora, et arriver sur les bords duDanube, où les habitants accouraient pour le voir et l’adoraientcomme un dieu. On voyait le sage roi des Hongrois admirer un savoirprécoce dans un âge si tendre, et l’élever au-dessus de tous sesbarons.

On le voyait remettre entre ses mains d’enfantle sceptre de Strigonie. Le jeune Hippolyte le suivait partout,dans le palais, comme sous la tente. Dans toutes les expéditionsentreprises par ce roi puissant contre les Turcs ou les Allemands,Hippolyte était toujours à ses côtés, attentif aux moindres gestesde ce héros magnanime, et s’inspirant de ses vertus.

Là, on le voyait passer dans la discipline etl’étude la fleur de ses premières années. Il avait près de luiFusco, chargé de lui expliquer le sens des chefs-d’œuvre del’antiquité, et qui semblait lui dire : « Voici ce qu’ilfaut éviter, voici ce qu’il faut faire pour acquérir la gloire etl’immortalité, » tant on avait bien rendu les gestes despersonnages qui y étaient peints.

Puis il allait s’asseoir, quoique bien jeuneencore, au Vatican, en qualité de cardinal. Il y révélait sonéloquence et son intelligence hors ligne. Autour de lui ce n’étaitqu’un cri : que sera-t-il dans l’âge mûr ? semblaient sedire entre eux ses collègues remplis d’étonnement. Oh ! sijamais il met sur ses épaules le manteau de Pierre, quelle èrefortunée, quel siècle de merveilles !

D’un autre côté, étaient retracés lesrécréations libérales et les jeux de l’illustre jeune homme. Tantôtil affrontait les ours terribles des cimes alpestres, tantôt ilchassait les sangliers au sein des marais, des vallées profondes.Ici, monté sur un genêt, il semblait dépasser les vents, à lapoursuite du chevreuil ou du cerf antique, qu’il atteignait sanspeine et partageait en deux d’un seul coup d’épée.

Ailleurs, on le voyait au milieu d’uneillustre compagnie de philosophes et de poètes. Les uns luidémontraient le cours des planètes ; les autres luidépeignaient la surface de la terre ; d’autres lui dévoilaientles mystères des cieux. Ceux-ci lui faisaient entendre deplaintives élégies, ceux-là des strophes joyeuses, des chantshéroïques ou quelque ode sublime. Ici, il prêtait l’oreille auxaccords variés de la musique ; là, il exécutait, non sansgrâce, un pas de danse.

Dans cette première partie, Cassandre avaitpeint la jeunesse de cet enfant sublime. Dans l’autre, elle avaitrappelé ses actes marqués au coin de la prudence, de la justice, ducourage, de la modestie et de cette vertu étroitement unie à toutesles autres, je veux parler de la générosité qui éclaire et illuminetout.

Ici, on voyait le jeune homme, à côté del’infortuné duc des Insubrien, tantôt lui prodiguer ses conseilsdans la paix, tantôt déployer avec lui l’étendard portant lescouleuvres. Il lui restait fidèle dans la bonne comme dans lamauvaise fortune. Il le suivait dans sa fuite, le réconfortant parses paroles et l’aidant de son bras, à l’heure du péril.

Ailleurs, on le voyait consacrer ses hautesfacultés au salut d’Alphonse et de Ferrare. À force de chercher, ildécouvrait et faisait voir à son frère, ce prince très juste, latrahison de ses plus proches parents. En cela, il héritait du titreque Rome, rendue libre, donna à Cicéron.

Plus loin, recouvert d’armures brillantes, ilcourait prêter son aide à l’Église ; à la tête d’un petitnombre de gens, il ne craignait pas d’affronter une armée aguerrie.Sa seule présence était d’un tel secours pour les troupes du pape,que le feu de la guerre était éteint, pour ainsi dire, avantd’avoir brûlé ; de sorte qu’il pouvait dire : Je suisvenu, j’ai vu, j’ai vaincu.

Plus loin enfin, sur le rivage natal, ilrésistait à la plus grande flotte que les Vénitiens eussent jamaiséquipée, même contre les Turcs et les Génois. Il la mettait endéroute, et rapportait à son frère un butin immense, ne gardantrien pour lui, si ce n’est l’honneur qu’on ne peut céder àd’autres.

Les dames et les chevaliers regardaient cespeintures sans en comprendre le sens, car ils n’avaient auprèsd’eux personne pour les prévenir que toutes ces choses devaientarriver dans l’avenir. Ils prenaient plaisir à contempler tous cesbeaux personnages aux formes élégantes, et à lire les inscriptions.Seule, Bradamante, instruite par Mélisse, se réjouissait enelle-même, car elle connaissait toute cette histoire.

Roger, bien qu’il fût moins avancé sous cerapport que Bradamante, se rappelait cependant que, parmi sesdescendants, Atlante lui avait souvent parlé de cet Hippolyte. Quelpoème serait assez vaste pour qu’on pût y relater toutes lesmunificences dont Charles entoura ses hôtes ? Ce n’étaient quefêtes continuelles, jeux de toutes sortes, tables constammentchargées de mets délicats.

On put voir, à cette occasion, ceux quiétaient bons chevaliers, car, chaque jour, il se rompait plus demille lances. On combattait à pied, à cheval, deux par deux ou entroupes plus ou moins nombreuses. Roger surpassait tout le monde envaillance ; il joutait jour et nuit, et était toujoursvainqueur. À la danse, comme aux luttes et à tous les autres jeux,il remportait sans cesse le prix à son grand honneur.

Le dernier jour, au moment où un banquetsolennel venait de commencer, Charles ayant à sa gauche Roger etBradamante à sa droite, on vit accourir du côté de la campagne unchevalier armé. Son armure et celle de son destrier étaiententièrement noires. Il était de haute stature, et s’avançait d’unair hautain.

C’était le roi d’Alger. Après la chutehonteuse que lui avait fait faire Bradamante du haut du pont, ilavait juré de ne pas revêtir d’armure, de ne pas toucher une épéeet de ne pas remonter en selle, avant un an, un mois et un jouraccomplis. Puis il s’était retiré dans une cellule comme un ermite.C’est ainsi qu’à cette époque les chevaliers se punissaienteux-mêmes de s’être laissé battre.

Bien qu’il eût appris les succès remportés parCharles et la mort de son prince, il n’avait pas voulu manquer à saparole, ni prendre les armes pour des faits qui ne le touchaientpas personnellement. Mais, au bout du terme fixé, c’est-à-direaprès un an, un mois et un jour accomplis, il endossa des armesneuves, remonta à cheval et, reprenant l’épée et la lance, il s’enrevint droit à la cour de France.

Sans mettre pied à terre, sans incliner latête, sans donner aucun signe de respect, il s’arrêta devant latente de l’empereur, montrant, par ses gestes hautains, combien ilméprisait Charles et tous les illustres seigneurs quil’entouraient. Chacun resta étonné de tant d’audace, et s’arrêta demanger ou de parler pour écouter ce que le guerrier allaitdire.

Quand il fut bien en face de Charles et deRoger, le nouveau venu d’une voix forte et dédaigneuse :« Roger – dit-il – je suis le roi de Sarze, Rodomont, quiviens te défier au combat. Avant que le soleil ne se couche, jeveux te prouver ici que tu as été infidèle à ton prince, et qu’enta qualité de traître, tu ne mérites pas d’être à la placed’honneur parmi ces chevaliers.

» Quoique ta félonie soit chose connue –et tu ne peux la nier puisque tu t’es fait chrétien, – je suis venuici pour la prouver. Si tu as quelqu’un qui veuille combattre pourtoi, je l’accepterai. Si un seul champion ne te paraît passuffisant, j’accepte de combattre contre cinq ou six. Jemaintiendrai, envers et contre eux tous, ce que je t’aidit. »

À ces mots, Roger se leva, et, avec lapermission de Charles, il lui répondit qu’il mentait et quepersonne n’avait le droit de l’appeler traître ; qu’il s’étaittoujours conduit loyalement envers son roi sans qu’on pût le blâmeren rien. Il ajouta qu’il était prêt à soutenir qu’il avait toujoursfait son devoir.

Il n’avait besoin de solliciter l’aide depersonne pour défendre sa propre cause, et il espérait lui montrerqu’il aurait assez, et peut-être trop, d’un adversaire. Renaud,Roland, le marquis, ses deux fils, aux armes blanches et noires,Dudon, Marphise s’étaient levés pour prendre, contre le fier païen,la défense de Roger ;

Prétendant qu’en sa qualité de nouveau marié,il ne devait pas troubler ses propres noces. Roger leurrépondit : « Tenez-vous tranquilles ; une pareilleexcuse serait honteuse pour moi. » Puis il se fait apporterles armes qu’il a enlevées au comte Tartare, et les endosse piècepar pièce. Le fameux Roland lui chausse les éperons, et Charles luiattache l’épée au flanc.

Bradamante et Marphise lui avaient lacé sacuirasse et ses autres armes. Astolphe lui tient son destrier et lefils d’Ogier le Danois lui présente l’étrier. Renaud, Naymes, et lemarquis Olivier lui font faire place, et font évacuer en toute hâtela lice toujours prête pour pareille besogne.

Les dames et damoiselles, toutes pâlesd’effroi, tremblent comme des colombes surprises dans un champ deblé par l’orage, et que la rage des vents chasse vers leur nid, aumilieu du fracas du tonnerre ; des éclairs qui sillonnent lanue obscure, à travers la grêle et la pluie qui portent le ravagedans les campagnes. Elles tremblent pour Roger, qui ne leur semblepas de force à lutter avec le fier païen.

La foule et la plupart des chevaliers et desbarons partageaient la même crainte ; on n’avait pas oublié ceque le païen avait fait dans Paris assiégé ; on se souvenaitqu’à lui seul il avait détruit une grande partie de la ville par lefer et par le feu. Les traces de son passage existaient encore etdevaient exister longtemps ; jamais le royaume n’avait subiplus cruel désastre.

Plus que tous les autres, Bradamante sesentait le cœur troublé ; elle ne croyait pas, il est vrai,que le Sarrasin eût plus de force que Roger, et surtout plus devaillance, car c’est du cœur seul que vient le courage. Elle necroyait pas au bon droit de Rodomont. Cependant, en digne amantequ’elle était, elle ne pouvait bannir ses craintes.

Oh ! combien volontiers elle aurait voulucourir les chances de ce combat incertain, eût-elle été assurée d’ylaisser la vie ! Elle aurait accepté de mourir mille fois,plutôt que de savoir son amant exposé à périr.

Mais sachant qu’aucune prière ne saurait fairerenoncer Roger à son entreprise, elle regarde le combat, le visagetriste, et le cœur tremblant. Roger et le païen se précipitentau-devant l’un de l’autre, le fer baissé ; au choc terrible,les lances semblent être de verre ; leurs éclats font l’effetd’oiseaux volant vers le ciel.

La lance du païen, frappant l’écu de Roger aubeau milieu, ne produit qu’un faible effet, tellement parfaite estla trempe de l’acier forgé par Vulcain pour le célèbre Hector.Roger frappe également son adversaire sur l’écu et le traverse net,bien qu’il ait près d’une palme d’épaisseur, et qu’il soit faitd’os doublé d’acier au dedans et au dehors.

Si la lance de Roger avait pu supporter cerude choc, et si, au premier coup, elle ne s’était pas rompue enmille morceaux qui volèrent jusqu’au ciel comme s’ils eussent eudes ailes, elle aurait percé le haubert, ce dernier eût-il été plusdur que le diamant, et le combat aurait été fini. Mais elle serompit. Les deux destriers allèrent toucher la terre avec leurcroupe.

Cependant les cavaliers relèvent promptementleurs destriers de la bride et de l’éperon ; jetant leurslances, ils tirent leur épée, et reviennent l’un sur l’autre pleinsde fureur et de rage. Faisant caracoler de côté et d’autre, avecbeaucoup d’adresse, leurs chevaux dociles et légers, ils cherchentde la pointe de l’épée le défaut de leurs cuirasses.

La poitrine de Rodomont n’était plus protégéepar la rude écaille du serpent ; il n’avait plus à la mainl’épée tranchante de Nemrod, et son front n’était plus armé de soncasque ordinaire. Il avait laissé les armes qu’il portaitd’habitude, suspendues au monument d’Isabelle, après avoir étévaincu sur le pont par la dame de Dordogne, comme il me semble vousl’avoir dit plus haut.

Il avait une nouvelle armure fort bonne, maisqui était loin d’être aussi parfaite que la première. Mais pas plusl’ancienne que la nouvelle n’aurait arrêté Balisarde, à laquelle nerésistait ni enchantement, ni finesse d’acier, ni dureté de trempe.Roger s’escrime si bien de çà et de là, qu’il a déjà percé lesarmes du païen en plus d’un endroit.

Quand le païen voit son sang rougir ses armesde tous côtés, et qu’il ne peut éviter que la plus grande partiedes coups qu’on lui porte arrivent jusqu’à sa chair, il est saisid’une rage plus grande, d’une fureur plus intense que la mer unjour de tempête au cœur de l’hiver. Il jette son écu, et prenantson épée à deux mains, il frappe de toutes ses forces sur le casquede Roger.

La machine qui est supportée sur le Pô pardeux bateaux, et dont le marteau relevé au moyen d’hommes et deroues, retombe sur les poutres aiguisées en pointes, ne frappe pasdes coups plus formidables que celui que le fier païen asséna detoutes ses forces sur la tête de Roger. Ce dernier fut protégé parson casque enchanté ; sans cela, lui et son cheval auraientété fendus d’un seul coup.

Roger s’incline à deux reprises ; ilouvre les bras et les jambes comme s’il allait tomber. Avant qu’ilait eu le temps de se remettre, le Sarrasin lui porte un secondcoup plus terrible, suivi d’un troisième. Mais son glaive tropfaible ne peut supporter une si rude besogne ; il vole enéclats, et laisse la main du cruel païen désarmée.

Rodomont ne s’arrête point pour cela. Ils’approche de Roger qui est encore privé de sentiment, tellementles coups qu’il a reçus sur la tête lui ont troublé la cervelle.Mais le Sarrasin ne tarde pas à le réveiller de ce lourdsommeil ; de son bras puissant, il lui enlace le cou et leserre avec une telle force, qu’il l’enlève des arçons, et le jetteà terre.

Roger n’a pas plus tôt touché la terre, qu’ilse redresse plein de colère et de vergogne. Il jette les yeux surBradamante. Il la voit si troublée de sa chute, que son beau visagepâlit et que la vie est prête à l’abandonner. Roger, désireuxd’effacer promptement cette honte que Rodomont lui a fait subir,saisit son épée et fond sur le païen.

Celui-ci le heurte de son destrier, mais Rogerl’esquive adroitement en se rejetant en arrière. Au moment où ledestrier passe devant lui, il le saisit à la bride de la maingauche, et le force à tourner sur lui-même, tandis que, de la maindroite, il cherche à frapper le cavalier soit au flanc, soit auventre, soit à la poitrine. Il finit par lui porter deux coups depointe, l’une au flanc, l’autre à la cuisse.

Rodomont, qui tenait encore à la main lepommeau de son épée brisée, en assène un tel coup sur le casque deRoger, qu’il aurait dû l’étourdir de nouveau. Mais Roger qui devaitvaincre, ayant le bon droit pour lui, le saisit par le bras, etjoignant sa main droite à la première, tire son adversaire tant etsi bien, qu’il finit par l’arracher de selle.

Soit force, soit adresse, le païen tombe defaçon qu’il n’a plus d’avantage sur Roger ; je veux dire qu’ilretombe à pied. Mais Roger qui a encore son épée, est mieuxpartagé. Il s’efforce de tenir le païen à distance, afin d’éviterune lutte corps à corps avec un adversaire d’une taille sigigantesque.

Il voit le sang couler de son flanc, de sacuisse et de ses autres blessures. Il espère que, peu à peu, lesforces lui manqueront, et qu’il pourra achever de le vaincre. Lepaïen avait encore à la main le pommeau de son épée ;réunissant toutes ses forces, il en porte un coup qui étourditRoger plus qu’il ne le fut jamais.

Roger, frappé à la visière de son casque et àl’épaule, vacille et chancelle sous le coup, et a toutes les peinesdu monde à se tenir debout. Le païen veut s’élancer sur lui, maisle pied lui manque, affaibli qu’il est par sa blessure à la cuisse.Dans sa précipitation à s’élancer sur Roger, il tombe sur ungenou.

Roger ne perd pas de temps ; il lui portede grands coups à la poitrine et à la figure ; il le martelle,et le tient en respect en le maintenant à terre avec la main. Maisle païen fait si bien, qu’il réussit à se relever ; il saisitRoger, et l’enlace dans ses bras. L’un et l’autre, joignantl’adresse à la force, cherche à ébranler, à étouffer sonadversaire.

Rodomont, blessé à la cuisse, et le flancouvert, avait perdu une grande partie de ses forces. Roger, depuislongtemps rompu à tous les exercices du corps, possédait une grandeadresse. Il comprend son avantage et ne s’en dessaisit pas. Là oùil voit le sang sortir avec le plus d’abondance des blessures dupaïen, il pèse de tout le poids de ses bras, de sa poitrine, de sesdeux pieds.

Rodomont, plein de rage et de dépit, a saisiRoger par le cou et par les épaules. Il le tire, il le secoue, ille soulève de terre et le tient suspendu sur sa poitrine. Il leserre étroitement, l’ébranle de çà de là, et cherche à le fairetomber. Roger, ramassé sur lui-même, fait appel à toute sonadresse, à toute sa vigueur, pour garder l’avantage.

Le franc et brave Roger finit par saisirRodomont. Il pèse avec sa poitrine sur le flanc droit de sonadversaire, et le serre de toutes ses forces ; en même temps,il lui passe la jambe droite sous le genou gauche, tandis que sonautre jambe enlace la jambe de Rodomont. Il le soulève ainsi deterre, et le renverse la tête la première.

Rodomont va frapper le sol de la tête et desépaules. La secousse est si violente, que le sang jaillit de sesblessures comme de deux fontaines, et rougit au loin la terre.Roger qui sent que la Fortune est pour lui, redouble d’efforts.Afin d’empêcher le Sarrasin de se relever, il lui porte d’une mainle poignard à la visière, de l’autre il le tient à la gorge ;avec ses genoux, il lui presse le ventre.

Parfois, dans les mines d’or de la Pannonie oude l’Ibérie, un éboulement subit vient ensevelir ceux que leuravarice y a fait descendre ; les malheureux sont tellementétouffés, que leur souffle peut à peine s’exhaler. Il en est demême du Sarrasin, oppressé sous le poids de son vainqueur etrenversé par terre.

Roger a tiré son poignard ; il en portela pointe à la visière de Rodomont et lui crie de se rendre, en luipromettant de lui laisser la vie. Mais celui-ci, qui redoute moinsde mourir que de montrer un seul instant de faiblesse, s’agite, sesecoue et, sans répondre, cherche à mettre Roger sous lui.

De même qu’un mâtin, renversé par un dogueféroce qui lui a enfoncé ses crocs dans la gorge, s’agite et sedébat en vain, les yeux ardents et la gueule baveuse, et ne peut sedébarrasser de son redoutable adversaire qui le surpasse en forcemais non en rage, ainsi le païen finit par perdre tout espoir de sedélivrer de l’étreinte de Roger victorieux.

Cependant, il se tord et se débat de tellesorte qu’il réussit à dégager son bras droit et à tirer sonpoignard. Il cherche à frapper Roger sous les reins ; mais lejeune homme s’aperçoit du danger qu’il court s’il tarde pluslongtemps à donner la mort à cet indomptable Sarrasin.

Levant le bras le plus qu’il peut, il plongedeux ou trois fois tout entier le fer de son poignard dans le fronthorrible de Rodomont, et se dégage ainsi de tout péril. Vers lesaffreuses rives d’Achéron, délivrée du corps plus froid que glace,s’enfuit, en blasphémant, l’âme dédaigneuse qui fut si altière etsi orgueilleuse au monde.

FIN

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