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Sébastien Roch

Sébastien Roch

d’ Octave Mirbeau

 

maître vénérable et fastueux du livre moderne

à

EDMOND DE GONCOURT

ces pages sont respectueusement dédiées

O. M.

Partie 1
LIVRE PREMIER

 

Chapitre 1

 

L’école Saint-Francois-Xavier, que dirigeaient, que dirigent encore les Pères Jésuites, en la pittoresque ville de Vannes, se trouvait, vers 1862, dans tout l’éclat de sa renommée. Aujourd’hui, par un de ces caprices de la mode qui atteignent et changent la forme des gouvernements, des royautés féminines, des chapeaux et des collèges, bien plus que parles récentes persécutions politiques, lesquelles n’amenèrent qu’un changement de personnel vite rétabli, elle est tombée au niveau d’un séminaire diocésain quelconque. Mais, à cette époque, il en existait peu, soit parmi les congréganistes, soit parmi les laïques, d’aussi florissantes. Outre les fils des familles nobles de la Bretagne, de l’Anjou, de la Vendée, qui formaient le fond de son ordinaire clientèle, la célèbre institution recevait des élèves de toutes les parties de la France bien-pensante. Elle en recevait même de l’étranger catholique, d’Espagne, d’Italie, de Belgique,d’Autriche, où l’impatience des révolutions et la prudence des partis forcèrent jadis les Jésuites de se réfugier, et où ils ont laissé d’inarrachables racines. Cette vogue, ils la tenaient de leur programme d’enseignement, réputé paternel et routinier ;ils la tenaient surtout de leurs principes d’éducation, qui offraient d’exceptionnels avantages et de rares agréments :une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes, nés pour faire figure dans le monde, et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières.

Ce n’était point par hasard que les Jésuites,à leur retour de Brugelette, s’étaient installés, en plein cœur dupays armoricain. Aucun décor de paysage et d’humanité ne leurconvenait mieux pour pétrir les cerveaux et manier les âmes. Là,les mœurs du moyen âge sont encore très vivantes, les souvenirs dela chouannerie respectés comme des dogmes. De tous les paysbretons, le taciturne Morbihan est demeuré le plus obstinémentbreton, par son fatalisme religieux, sa résistance sauvage auprogrès moderne, et la poésie, âpre, indiciblement triste de sonsol qui livre l’homme, abruti de misères, de superstitions et defièvres, à l’omnipotente et vorace consolation du prêtre. De ceslandes, de ces rocs, de cette terre barbare et souffrante, plantéede pâles calvaires et semée de pierres sacrées, émanent unmysticisme violent, une obsession de légende et d’épopée, bienfaits pour impressionner les jeunes âmes délicates, les pénétrer decette discipline spirituelle, de ce goût du merveilleux et del’héroïque, qui sont le grand moyen d’action des Jésuites, et parquoi ils rêvent d’établir, sur le monde, leur toute-puissance… Lesprospectus de l’établissement – chefs-d’œuvre typographiques –ornés de dessins pieux, de vues affriolantes, de noms sonores, deprières rimées et de certificats hygiéniques, ne tarissaient pasd’éloges sur la supériorité morale du milieu breton, en même tempsqu’une description lyrique des paysages et des monuments excitaitla passion des archéologues et la curiosité des touristes. Entre deglorieuses évocations de l’histoire locale, de ses luttes, de sesmartyres, ces prospectus avertissaient aussi les familles que, parune grâce spéciale, due à la proximité de Sainte-Anne-d’Auray, lesmiracles n’étaient pas rares, au collège, principalement versl’époque du baccalauréat, que les élèves prenaient des bains de mersur une plage bénite, et qu’ils mangeaient de la langouste, unefois par semaine.

Devant un tel programme, et malgré la modestiede sa condition, M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, quincaillier àPervenchères, petite ville du département de l’Orne, osa concevoirl’orgueilleuse pensée d’envoyer, chez les Jésuites de Vannes, sonfils Sébastien qui venait d’avoir ses onze ans. Il s’en fut trouverle curé qui approuva chaudement.

– Cristi ! Monsieur Roch, c’est unecrâne idée… Quand on sort de ces maisons-là, voyez-vous ?…Mazette !… Quand on sort de là !… Puu… ut !…

Et, prolongeant en sifflement le son de cetteexclamation qui lui était familière, il traça dans l’air, avec sonbras, un geste dont l’amplitude embrassait le monde.

– Hé ! parbleu !… je le saisbien, acquiesça M. Roch qui répéta, en l’élargissant encore, legeste du curé. Hé ! parbleu !… à qui ledites-vous ?… Oui, mais c’est très cher ; c’est tropcher…

– C’est trop cher ?… riposta lecuré… Ah ! dame… Écoutez donc… Toute la noblesse, toutel’élite… Ça n’est pas non plus de la petite bière, ça, MonsieurRoch !… Les Jésuites… Bigre ! ne confondons pas, je vousprie, autour avec alentour… Ainsi, moi, j’ai connu un général etdeux évêques… Eh bien, ils en venaient… voilà !… Et lesmarquis, mon cher monsieur, y en a ! y en a !… Vouscomprenez, ça se paie, ces choses-là !…

– Hé ! parbleu ! Je ne dis pasnon… protesta M. Roch, ébloui… Évidemment, ça doit sepayer !

Il ajoute, en se rengorgeant :

– D’ailleurs où serait le mérite ?…Car enfin, soyons justes… C’est comme moi, Monsieur le curé… Unebelle lampe, n’est-ce pas ? je la vends plus cher qu’unevilaine…

– Voilà la question ! résuma le curéqui tapota l’épaule de M. Roch à menus coups, affectueux etencourageants… Vous avez, mon cher paroissien, mis le doigt sur laquestion… Les Jésuites !… Bigre ! ça n’est pasrien !

Longtemps, ils se promenèrent, judicieux etprolixes, sous les tilleuls du presbytère, préparant à Sébastien unavenir splendide. Le soleil gouttelait d’entre les feuilles, surleurs vêtements et sur les herbes de l’allée. L’air était lourd.Lentement, les mains croisées derrière le dos, ils marchaient,s’arrêtant, tous les cinq pas, très rouges, en sueur, l’âme rempliede rêves grandioses. Un petit chien les suivait qui, derrière eux,trottinait en boitant et tirait la langue. M. Rochrépéta :

– Quand on a les Jésuites dans sa manche,on est sûr de faire son chemin !

Sur quoi, le curé appuya de sonenthousiasme :

– Et quel chemin !… Car ce qu’ilsont le bras long, ces messieurs !… On ne peut pas… non, on nepeut pas s’en faire une idée.

Et sur un ton de confidence, il murmura d’unevoix qui tremblait de respect et d’admiration :

– Et puis, vous savez… On dit qu’ilsmènent le pape… Tout simplement !

 

Sébastien, en faveur de qui s’agitaient cesprojets merveilleux, était un bel enfant, frais et blond, avec unecarnation saine, embue de soleil, de grand air, et des yeux trèsfrancs, très doux, dont les prunelles n’avaient jusqu’ici reflétéque du bonheur. Il avait la viridité fringante, la grâce élastiquedes jeunes arbustes qui ont poussé, pleins de sève, dans les terresfertiles ; il avait aussi la candeur introublée de leurvégétale vie. À l’école où il allait, depuis cinq ans, il n’avaitrien appris, sinon à courir, à jouer, à se faire des muscles et dusang. Ses devoirs bâclés, ses leçons vite retenues, plus viteoubliées, n’étaient qu’un travail mécanique, presque corporel, sansplus d’importance mentale que le saut du mouton ; ilsn’avaient développé, en lui, aucune impulsion cérébrale, déterminéaucun phénomène de spiritualité. Il aimait à se rouler dansl’herbe, grimper aux arbres, guetter le poisson au bord de larivière, et il ne demandait à la nature que d’être un perpétuelchamp de récréation. Son père, absorbé tout le jour par lesmultiples détails d’un commerce bien achalandé, n’avait pas eu letemps de semer, en cet esprit vierge, les premières semences de lavie intellectuelle. Il n’y songeait pas, aimant mieux, aux heuresde loisir, prononcer des discours aux voisins assemblés devant saboutique. Majestueux et hanté de transcendantales sottises, jamais,du reste, il n’eût consenti à descendre jusqu’aux naïves curiositésd’un enfant. Il faut dire, tout de suite, qu’il eût été l’homme leplus embarrassé du monde, car son ignorance égalait sesprétentions, lesquelles étaient infinies. Un soir d’orage,Sébastien désira savoir ce que c’était que le tonnerre :« C’est le bon Dieu qui n’est pas content », expliqua M.Roch, interloqué par cette brusque question qu’il n’avait pasprévue. À plusieurs autres interrogations qui mettaient, chaquefois, sa science en défaut, il se tirait d’affaire, avec cetinvariable aphorisme : « Il y a des connaissancesauxquelles un gamin de ton âge ne doit pas être initié. »Sébastien s’en tenait là, ne se sentant pas le goût de fouiller lesecret des choses, ni de continuer cette vaine incursion à traversle domaine moral. Et il était retourné à ses jeux, sans en demanderplus. À l’âge où le cerveau des enfants est déjà bourré demensonges sentimentaux, de superstitions, de poésies déprimantes,il eut la chance de ne subir aucune de ces déformationshabituelles, qui font partie de ce qu’on appelle l’éducation de lafamille. En grandissant, loin de s’étioler, sa peau se colora d’unsang plus vif ; loin de se raidir, ses membres sans cesse enmouvement s’assouplirent, et ses yeux gardèrent cette expressionprofonde, qui est comme le reflet des grands espaces, et qui met del’infini au mystérieux regard des bêtes. Mais on disait, dans lepays, que pour le fils d’un homme aussi spirituel, aussi savant,aussi à son aise que M. Roch, il était bien en retard, etque c’était bien malheureux. Le père ne s’en inquiétait pas. Il nepouvait entrer dans sa pensée qu’un enfant, sorti de sa proprechair, pût mentir à sa naissance et manquer aux destinéesbrillantes qui l’attendaient.

– Comment m’appellé-je ?interrogeait-il parfois, en plongeant dans les yeux de Sébastien unregard dominateur.

– Joseph, Hippolyte, Elphège, Roch,répondait l’enfant sur le ton d’une leçon récitée.

– Souviens-toi toujours de cela… Aie sanscesse présent à l’esprit mon nom… le nom des Roch… et tout irabien. Répète un peu.

Et d’une voix précipitée, mangeant la moitiédes syllabes, le petit Sébastien recommençait :

– J’seph… p’lyte… phège Roch !

– Allons… c’est très bien !complimentait le quincaillier, satisfait d’entendre un nom qu’iltrouvait beau et magique comme un talisman.

M. Roch habitait, dans la rue de Paris, unemaison reconnaissable à ses deux étages, et à son magasin, peint envert foncé, réchampi de larges filets rouges. Derrière les glacesde la devanture, reluisaient des cuivreries, des lampes enporcelaine, des irrigateurs richement bronzés, dont les tuyaux decaoutchouc, déroulés en guirlandes, formaient avec les bouillottes,les couronnes tombales, les abat-jour dentelés, les soufflets encuir rouge, cloutés d’or, des motifs de décoration ingénieux etséducteurs. Il tirait grande vanité de cette maison, la seule de larue qui eût deux étages et fût couverte en ardoise, ainsi que de cemagasin, le seul du pays qui montrât, inscrite sur un fond demarbre noir, une enseigne éblouissante, aux lettres dorées et enrelief. Les voisins enviaient l’air de supériorité et deconfortable rare que donnaient, à cette habitation luxueuse, lafaçade, crépie de deux tons de jaune, et les fenêtres, encadrées demoulures historiées, d’une blancheur crue de plâtre neuf. Mais ilsen étaient fiers pour la ville. M. Roch n’était point, d’ailleurs,un individuquelconque, et faisait honneur au pays, autantpar son caractère que par sa maison. Il jouissait à Pervenchèresd’une situation privilégiée. Sa réputation d’homme riche, sesqualités de beau parleur et l’orthodoxie de ses opinions lemettaient au-dessus de l’état d’un commerçant ordinaire. Labourgeoisie fusionnait avec lui, sans crainte de déchoir, lesfonctionnaires les plus importants s’arrêtaient volontiers, auseuil de sa boutique, et causaient avec lui, sur « le piedd’égalité » ; chacun, selon son rang, lui marquaitl’amitié la plus cordiale, ou la considération la plusrespectueuse.

M. Roch était gros et rond, soufflé de graisserose, avec un crâne tout petit que le front coupait carrément enfaçade plate et luisante. Le nez, d’une verticalité géométrique,continuait, sans inflexions ni ressauts, entre des joues, sansombres ni plans, la ligne rigide du front. Un collier de barbereliait, de sa frange cotonneuse, les deux oreilles, vastes,profondes, inverties et molles comme des fleurs d’arum. Les yeux,enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes despaupières, accusaient des pensées régulières, l’obéissance auxlois, le respect des autorités établies, et je ne sais quellestupidité animale, tranquille, souveraine, qui s’élevait parfoisjusqu’à la noblesse. Ce calme bovin, cette majesté lourde deruminant en imposaient beaucoup aux gens qui croyaient yreconnaître tous les caractères de la race, de la dignité et de laforce. Mais ce qui lui conciliait, mieux encore que ces avantagesphysiques, l’universelle estime, c’est que, opiniâtre liseur dejournaux et de livres juridiques, il expliquait des choses,répétait, en les dénaturant, des phrases pompeuses, que ni lui, nipersonne ne comprenait, et qui laissaient néanmoins, dans l’espritdes auditeurs, une impression de gêne admirative.

Sa conversation avec le curé l’avait fortexcité. Toute la journée, il demeura plus grave que de coutume,plus préoccupé, distrait de sa besogne par une foule de penséestumultueuses qui se livraient dans son crâne à de trop rudescombats. Le soir, après le dîner, il retint, longtemps, auprès delui, le petit Sébastien qu’il observait à la dérobée, d’un airprofond, sans lui parler de rien. Il dit seulement le lendemain, àquelques clients notables, sur un ton de confidence :« Peut-être se passera-t-il, ici, bientôt, un événementimportant. Attendez-vous à une grosse nouvelle. » Si bien que,rentrés chez eux, les gens intrigués se livraient aux plusimprobables conjectures. De maison en maison, le bruit courut queM. Roch allait se remarier. Il fut obligé de dissiper cette erreurflatteuse, et de mettre Pervenchères au courant de ses projets.D’ailleurs, quoiqu’il aimât à accaparer la curiosité publique parde petits mystères ingénieux, qui amenaient des commentaires et desdiscussions sur sa personne, il n’était point homme à garder, delongs jours, un secret dont il pouvait tirer un hommage direct etprompt. Mais il ajouta :

– C’est un simple projet… il n’y a riende fait encore… Je réfléchis, je pèse, je compare.

Deux raisons puissantes l’encourageaient dansle choix dispendieux qu’il avait fait du collège de Vannes :l’intérêt de Sébastien qui recevrait là une instruction« cossue », et ne pouvait manquer d’être façonné à degrandes choses ; sa propre vanité, surtout, qui seraitdélicieusement caressée, quand on dirait, en parlant de lui :« C’est le père du petit jeune homme qui est auxJésuites. » Il accomplissait un devoir, plus qu’un devoir, unsacrifice dont il entendait bien écraser son fils, et se parer auxyeux de tous. En même temps, il augmentait notablement saconsidération locale. C’était tentant. Cela méritait aussi degraves, de longues réflexions, car M. Roch ne pouvait jamais serésigner à prendre un parti avec simplicité. Il fallait qu’iltournât et retournât les choses sous toutes leurs faces, qu’il lesétudiât sous tous leurs angles, et que, finalement, il se perdîtdans une série de complications absurdes, lointaines,inextricables, tout à fait étrangères au sujet. Quoiqu’il connût, àun centime près, sa fortune, il voulut établir sa caisse à nouveau,repasser ses inventaires, vérifier minutieusement l’état de sesrevenus. Il fit des comptes, équilibra des budgets, se posa desobjections irréfutables, les réfuta par d’irréfutablesraisonnements. Et ce furent les paroles du curé, qui toujoursrésonnaient à ses oreilles : « Et les marquis !… Yen a ! Y en a ! », bien plus que la bonne situationde ses affaires, qui achevèrent de le décider. En écrivant au Pèrerecteur du collège de Vannes, il lui sembla qu’il entrait deplainpied dans l’armorial de France.

Mais ce n’était point aussi facile qu’ill’avait tout d’abord supposé, et son amour-propre fut soumis à dedures épreuves. Les Révérends Pères, en pleine vogue, obligés,chaque vacance, d’agrandir leur établissement, se montraientsévères dans le choix des élèves, et quelque peu dégoûtés. Enprincipe, ils n’admettaient à l’internat que les fils de nobles etde ceux-là dont la position sociale pût faire honneur à leurpalmarès. Pour le reste, pour le menu fretin des bourgeoisiesobscures et mal rentées, ils demandaient à réfléchir ; aprèsquoi, ayant réfléchi, ils ne demandaient, le plus souvent, qu’às’abstenir, sauf, bien entendu, lorsqu’on leur présentait un petitprodige, qu’ils s’attribuaient généreusement, en vue des prospectusà venir. M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch – bien qu’il passât pourriche, à Pervenchères – n’était point dans le cas des privilégiésde la fortune, des hors concours de la naissance ; quoiquemarguillier, il était notoirement classé « parmi lereste » ; et Sébastien n’annonçait, en rien, un prodige.Une première année, les Jésuites opposèrent aux démarches réitéréesde M. Roch des objections spécieuses et polies… l’encombrement…l’extrême jeunesse de l’élève… et toute la série dilatoiredes : « Ne craignait-il pas ? »… Ce fut unecruelle déception pour le vaniteux quincaillier. Si les Jésuitesrefusaient de prendre son fils, qu’allait-on penser de lui, àPervenchères ? Sa situation s’en trouverait sûrement diminuée.Déjà il croyait reconnaître des regards ironiques dans les yeux deses amis, qui lui demandaient : « Hé bien !… Vousgardez donc Sébastien ? » Il faisait bonne contenance, etrépondait : « Vous savez, ce n’est qu’un projet… Il n’y arien de fait encore. Je réfléchis, je pèse, je compare… Et puis lesJésuites !… Hé !… Hé !… Je me tâte… J’ai peur qu’onexagère… Là, vraiment, n’exagère-t-on pas ? » Mais ilavait la mort dans l’âme. Il est probable que le pauvre Sébastienen eût été réduit à pomper la vie intellectuelle aux vulgaires etcoriaces tétines des séminaires diocésains, ou des lycéesdépartementaux, si, son père, en des lettres mémorables, ne s’étaitvigoureusement réclamé de la glorieuse histoire de sa famille, sousla Révolution.

Il expliqua, qu’en 1786, le comte duPlessis-Boutoir, dont le vaste domaine occupait tout le pays dePervenchères et les communes circonvoisines, voulant être agréableà Dieu, ainsi que l’atteste une plaque commémorative de marbrenoir, restaura de ses deniers l’église paroissiale, constructionromane du douzième siècle, connue pour le beau tympan sculpté de saporte et l’admirable ordonnance de ses arcatures. Le comte amena deParis des tailleurs de pierre, parmi lesquels se trouvait un jeunehomme, du nom de Jean Roch, originaire de Montpellier, et, d’aprèsdes probabilités flatteuses, mais malheureusement non établies,descendant de saint Roch qui vécut et mourut en cette ville. CeJean Roch fut, à n’en pas douter, un ouvrier d’un rare mérite. Onlui doit la réfection de deux chapiteaux représentant le massacredes Innocents, et celle des animaux symboliques qui ornent leportail. Il s’installa dans le pays, s’y maria, car c’était unhomme rangé, fonda la dynastie actuelle des Roch, exécuta diverstravaux importants, entre autres le chœur de la chapelle de laVierge, qu’on peut voir au couvent des Dames de l’Éducationchrétienne, et qui est considéré, par les connaisseurs, comme unemerveille d’art. En 1793, les révolutionnaires, armé de pioches etde torches enflammées, tentèrent de démolir l’église que Jean Roch,soutenu par quelques compagnons seulement, défendit. Capturé, toutsanglant, après une lutte héroïque, les bandits l’attachèrent àcalifourchon sur un âne, le visage tourné vers la croupe et, dansla main, la queue de l’animal, en guise de cierge. Ensuite, ils lelâchèrent, lui et son âne, à travers les rues, où tous les deuxfurent massacrés à coups de bâton. Et M. Roch, rappelant chaquedétail de la tragique mort de cet ancêtre martyr, qu’il comparait àLouis XVI, à la princesse de Lamballe, à Marie-Antoinette,suppliait les Jésuites d’avoir égard à de « tels antécédentset références » qui lui constituaient une véritable noblesse.Il expliqua encore que, si Jean Roch n’avait point été supplicié enpleine vigueur de talent – ce dont il était loin de se plaindre,d’ailleurs –, Robert-Hippolyte-Elphège Roch, son fils, fondateur dela maison de quincaillerie, et Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, lesoussigné, son petit-fils, qui continua le commerce, n’eussentpoint végété en d’obscurs métiers, où ils s’étaient efforcés,toutefois, par leur probité, leur amour de Dieu, leur fidélité auxanciennes croyances, de glorifier les traditions de l’aïeul vénéré.Et ce fut l’histoire de sa propre existence, contée avec desamertumes grandioses et des navrements comiques : lesaspirations de sa jeunesse, étouffées par un père très pieux, ilest vrai, mais avare et borné ; ses résignations dans untravail indigne de lui ; les courtes joies de sonmariage ; les douleurs de son veuvage ; l’effroi de sesresponsabilités paternelles ; enfin l’espérance – qu’un refusdétruirait – de voir revivre, en son fils, les nobles ambitionsdéfuntes, les beaux rêves envolés, car M. Roch avait rêvé d’êtrefonctionnaire. Ces récits, ces supplications, coupés deparenthèses, et noyés en une incroyable phraséologie, vainquirentles primitives répugnances des bons Pères, qui consentirent enfinl’année suivante, à se charger de l’éducation de Sébastien.

 

Le matin qu’il en eut la nouvelle, M. Rochéprouva une des plus fortes joies de sa vie. Mais il avait la joieaustère. Chez cet homme grave, si grave que personne ne pouvait sevanter de l’avoir vu rire ou sourire, la joie ne se manifestait quepar un redoublement de gravité, et une particulière contraction dela bouche qui lui donnait l’air de pleurer. Il commença par sortirdans la rue, la tête haute, s’arrêta de porte en porte, éblouissantles voisins de ses racontars sentencieux, de ses savantes exégèsessur la Société de Jésus. Les bouches étaient béantes d’étonnementrespectueux. On l’entoura, fier de l’entendre discourir sur saintIgnace de Loyola, dont il parlait comme s’il l’eût connufamilièrement. Et c’est escorté d’amis nombreux qu’il se renditd’abord au presbytère, où s’échangèrent d’interminablescongratulations, puis chez sa sœur, Mlle Rosalie Roch,vieille fille, paralysée des deux jambes, acariâtre, méchante, aveclaquelle il se disputa plus que de coutume, en raison de l’heureuxévénement qu’il lui annonçait.

– Oui ! je te reconnais bien là,cria-t-elle… Toujours péter plus haut que le derrière !… Ehbien, je te le dis, tu feras le malheur de ton fils, avec tes bêtesd’idées !…

– Taisez-vous, vieille sotte !… Vousne savez pas ce que vous dites !… D’abord, pour parler commevous faites, savez-vous ce que c’est que les Jésuites ?… oùdonc auriez-vous appris cela ?… Eh bien, demandez-le aucuré ; il le sait peut-être mieux que vous, lui !… Lecuré vous dira que les Jésuites sont une puissance, il vous diraqu’ils mènent le pape…

– Mais tu ne vois donc pas, pauvreimbécile, que c’est pour se moquer de toi qu’on te met cesstupidités dans la tête… D’abord tu es donc bien riche ? Oùdonc as-tu volé tout cet argent ?

– Cet argent ?…

Et M. Roch se redressa, la taille plus haute,le verbe plus grave.

– Cet argent !… prononça-t-il aveclenteur… Je l’ai gagné par mon travail, par monin-tel-li-gen-ce !… par mon in-tel-li-gen-ce !…entendez-vous ?

De retour en sa boutique, ayant retiré sonhabit et passé le tablier de travail en cotonnade grise, il appelaSébastien à qui, tout en triant des pitons de cuivre, il adressa undiscours pompeux. M. Roch, naturellement éloquent et dédaigneux desfamiliarités de la conversation, ne s’exprimait jamais que parsolennelles harangues.

– Écoute-moi, ordonna-t-il… et retiensbien ce que je vais te dire, car nous touchons à une heure grave deta vie… une heure décisive… ce que j’appelle… Écoute-moi bien…

Il était plus majestueux qu’à l’ordinaire, surce fond sombre de magasin, rempli de ferrailles, où des marmitesbombaient leurs ventres noirs, où des casseroles de cuivreluisaient, l’auréolant parfois de leur ronde clarté ménagère… Etl’ampleur de ses gestes interrompant le triage des pitons, faisaitbouffer sa chemise, dans l’intervalle du gilet au pantalon.

– Je ne t’ai pas mis au courant desnégociations entamées entre les Révérends Pères Jésuites de Vanneset moi, débutat-il… Il y a des choses auxquelles un enfant de tonâge ne doit pas être initié… Ces négociations…

Il appuyait sur ce mot qui l’ennoblissait àses propres yeux, qui lui attribuait l’importance d’un diplomatetraitant une question de paix ou de guerre… Et sa voix faisait unbruit de gargarisme qu’il prenait plaisir à prolonger en lemodulant.

– Ces négociations… difficiles… parfoisdouloureuses… sont heureusement terminées. Dès à présent tu peux teconsidérer comme appartenant au collège Saint-François-Xavier… Cecollège que j’ai choisi entre tous est situé au chef-lieu duMorbihan… Peut-être ne sais-tu pas où se trouve le Morbihan ?Il se trouve en Bretagne, le pays par excellence !… Grâce àmoi, tu vas être élevé avec la fleur de la jeunesse française… Ilest même probable, si mes renseignements sont exacts, que tu auraspour compagnons des fils de princes… Tu ne verras autour de toi queles grands exemples de la richesse héréditaire et de l’illustrationnationale, si j’ose m’exprimer ainsi… Cela, mon enfant, n’est pasdonné à tout le monde, et crée des devoirs importants, ce quej’appelle… En outre, sais-tu qu’un Jésuite – le moindre desJésuites – c’est presque un évêque ?… Il n’en a pas le titre,j’en conviens, mais il en a la puissance, et, m’est-il permis de ledire… la distinction… Quant aux Jésuites, considérés commeensemble, un mot suffira… Ils mènent le pape… J’ignore si je mefais bien comprendre ?… si tu te rends compte exactement de ceque sont les Jésuites ?… Oui, n’est-ce pas ?… Eh bien,tâche par ton application au travail, par ta soumission, ta piété,ta conduite en général, tâche de mériter le grand honneur auquel tues appelé… N’oublie pas surtout les sacrifices énormes que je faispour ton éducation… et remercie le ciel d’avoir un père tel que jesuis… Car je me saigne aux quatre membres…

Et, délaissant les pitons, il montra de quatrechiquenaudes rapides, ses deux bras, ses deux jambes.

– Aux quatre membres, ce quej’appelle !…

Après une pause de quelques minutes où iltriompha de l’air ahuri de son fils, il poursuivit lentement, avecde nouvelles modulations.

– Aujourd’hui même, je vais m’occuper deton trousseau, avec la mère Cébron… Il te faut un trousseauconvenable, car, en principe, je ne veux pas t’exposer à rougirdevant tes nouveaux camarades… et je comprends que, portant mon nom– le nom des Roch – et vivant dans une société d’élite, dans unmonde essentiellement aristocratique, je comprends que tu doivesreprésenter… Nous chercherons, la mère Cébron et moi, dans mesanciennes hardes, celles qui, remises à ta taille, pourront tefaire le plus d’honneur et le plus d’usage. Applique-toi à êtreaisé dans tes manières et soigneux… L’élégance va bien avec le bonordre… Ainsi, moi, j’ai encore mon habit de mariage… Ta pauvremère !

S’étant attendri juste le temps qu’il fallaitpour couper d’une note émue l’insolite longueur de son discours, ilrecommença de trier les pitons, de ressasser les conseils,insistant de préférence sur ses hautes qualités et ses paternellesvertus. Sébastien n’écoutait plus. Il ne savait ce qu’ilressentait : quelque chose comme un accablement et aussi commeun déchirement, dont l’intense douleur le laissait bouche béante,et mains cramponnées au rebord du comptoir. Certes, il connaissaitde longue date l’éloquence de son père. Elle lui avait toujourssemblé un bruit naturel. Jamais il n’y avait prêté plus d’attentionqu’au ronflement du vent dans les arbres, ou bien au gouglou del’eau, coulant sans cesse, par le robinet de la fontainemunicipale. Aujourd’hui, cela tombait sur son corps avec descraquements d’avalanche, des heurts de rochers roulés, deslourdeurs de trombes, des fracas de tonnerre qui l’aveuglaient,l’étourdissaient, lui donnaient l’intolérable impression d’unechute dans un gouffre, d’une dégringolade dans des escaliers sansfin.

Son regard, affolé de vertige, allait duventre de M. Roch, énorme et menaçant sous le tablier de cotonnade,aux ventres menus des marmites de fonte, rangées sur le rayon duhaut, près du plafond, qui paraissaient rouler sur leurs trépieds,et lâcher, elles aussi, de furieux borborygmes. Et les disquesrouges des casseroles de cuivre, où dansaient des refletscapricants, prenaient d’impossibles aspects d’astres exaspérés.Quand il fut à bout de phrases et à bout de pitons, M. Roch conclutainsi :

– C’est pourquoi, mon enfant, jusqu’aujour de ton départ, il est nécessaire de briser là toute espèce derelations avec tes camarades d’ici… Je ne prétends point qu’ondoive être fier avec les petits, mais il existe en toutes chosesdes limites… Et la société impose à ses membres des hiérarchiesqu’il est dangereux de transgresser… Ces méchants gamins, pour laplupart fils de pauvres et de simples ouvriers – je ne les blâmepas, remarque bien, je constate seulement – ne sont plus de tonrang. Entre eux et toi, désormais, il y a un abîme… Saisis-tu bienla portée de mes paroles ?… Un abîme, ce quej’appelle !

Pour figurer l’abîme, il mesurait la largeurdu comptoir qui le séparait de Sébastien, et il répétait en élevantla voix :

– Un abîme ! Comprends-moi,Sébastien… un infranchissable abîme !… Que diable ! Où enserait un pays sans aristocratie ?

M. Roch grimpa sur un escabeau, tirasuccessivement plusieurs cases numérotées, remplies de cadenas, et,tandis qu’il les comparait l’un à l’autre, qu’il faisait jouerleurs serrures rouillées, il soupira mélancoliquement :

– Ah ! je t’envie !… Tu es bienpetit pourtant, et tu ne sais rien… Eh bien, je t’envie tout demême… Où ne serais-je pas arrivé, moi ?… moi ?… sij’avais eu un père comme le tien !… Tu en es, toi, maintenant,de cette aristocratie… Tu peux arriver, à tout, à tout !… Etmoi !… moi !… quel avenir gâché ! quel…

À ce moment, la porte de la boutiques’ouvrit : un client entra.

– Voilà ! voilà ! fit M. Rochqui, prestement, redescendit de son escabeau, en même temps que deshauteurs idéales où sa noble imagination promenait de très vagues,de très immenses rêves de gloire à jamais perdue !

 

Malgré ces hautes leçons et ces brillantespromesses, Sébastien ne se sentit ni fier, ni heureux. Il étaitabasourdi. Des successifs discours de son père, de cet amas dephrases incohérentes et discordes, il ne retenait qu’une chosepositive : il lui fallait quitter le pays, partir pour uninconnu que ni les Jésuites, ni les fils de princes, ni lesimmémoriales redingotes dont la mère Cébron allait l’affubler, neparvenaient à rendre attrayant, ni même explicable. Au contraire,sa naturelle méfiance de petite bête sauvage le peuplait de milledangers, de mille devoirs confus, trop lourds pour lui. Jusqu’ici,il avait poussé librement dans le soleil, la pluie, le vent, laneige, en pleine activité physique, sans penser à rien, sansconcevoir un autre pays que le sien, une autre maison que lasienne, un autre air que celui qu’il respirait. Jamais il nes’était bien familiarisé avec l’idée du collège, ou, plutôt, jamaisil n’y avait songé sérieusement. Entre l’école et le collège, iln’établissait pas d’autres rapports que celui-ci. L’école étaitpour les petits, le collège pour les grands, les bien plus grandsque lui, et il ne se disait pas qu’il grandirait un jour. Lorsqueson père en parlait, cela lui semblait tellement lointain, sivague, que son esprit, sensible seulement aux formes immédiates etprésentes, ne s’y arrêtait pas, mais devant la menace prochaine,devant la date implacable, il frissonnait. Il redoutait maintenant,à l’égal d’une catastrophe, cette séparation de lui-même, avec toutce dont il avait l’accoutumance. Il ne comprenait pas, non plus,pourquoi on exigeait de lui qu’il sacrifiât ses camaraderies de lapetite enfance à il ne savait quelle mystérieuse et soudainenécessité ; en ce moment surtout, déjà bien assez pénible, oùil éprouvait le besoin d’une protection, d’un resserrement plusintime avec les choses plus amies et les êtres plus chéris. Cela lerendit très triste et très tendre. Le cœur bien gros, il se retiradans l’arrière-boutique, qui servait de salle à manger, et où ilavait coutume, entre les heures de l’école, d’apprendre ses leçonset de préparer ses devoirs.

C’était une pièce sombre que le soleil n’avaitjamais visitée. Sa vue le glaça comme s’il y entrait pour lapremière fois ; et, sur le seuil, il hésita, étonné de cesobjets, de ces meubles, au milieu desquels il avait vécu et qu’ilne reconnaissait plus, tant ils paraissaient avoir revêtu desaspects de brusque laideur, un air d’hostilité renfrognée, par quoiil se trouvait tout déconcerté. La table, recouverte d’un tapis detoile cirée, sur lequel étaient imprimées, par ordre chronologiqueet en rond « les ressemblances » de tous les rois deFrance, avec leur généalogie, la date de leur avènement et de leurmort, occupait le centre de la pièce. « On s’instruit enmangeant », disait M. Roch qui, la bouche pleine, souventjetait, dans le froid silence des repas, les retentissants noms deClotaire, de Clovis, de Pharamond, aussitôt suivis d’un geste quiles ponctuait de points d’exclamation. Çà et là, des chaises depaille ; un dressoir de noyer, garni de vaisselle ébréchée,faisait face à une vieille armoire normande. Chaque chose,maintenant, renvoyait à Sébastien l’image de son père, avilie parun ridicule ; il ne se mêlait plus à tout cela que desrévélations de scènes grotesques et diminuantes. Le long des murstapissés de papier vert, en maint endroit pourri par l’humidité,s’étalaient des portraits au daguerréotype de M.Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, en des attitudes diverses, toutesplus oratoires et augustes les unes que les autres. Sébastien lerevoyait s’arrêter complaisamment devant chacun d’eux, lescomparer, reprendre les poses et soupirer, en haussant lesépaules : « On dit que je ressemble àLouis-Philippe !… Il a eu plus de chance que moi, voilàtout ! » Il le revoyait allumer, chaque soir, avec lesmêmes précautions méthodiques et les mêmes soins de maniaque, lasuspension de zinc dédoré qu’un client lui avait laissée pourcompte, jadis : aventure dont il gardait une inoubliablerancune, que, depuis dix ans, il narrait toujours, de la même façonindignée, répétant : « Oser prétendre que c’était de lacamelote ! Comme si cela était croyable qu’un Roch pût vendrede la camelote !… De la camelote !… moi !… » Etil prenait à témoin le solide mécanisme de la lampe, la douceur deschaînettes, la résistance du fumivore, l’opinion de sescompatriotes. C’était aussi, sur la cheminée, entre deux vasesbleus, gagnés à des loteries foraines, la photographie de sa mèreque Sébastien n’avait pas connue ; une jeune femme frêle, unpeu raide, le visage presque effacé, les tempes ornées de longsrepentirs, et tenant à la main, du bout des doigts, en un mouvementmaniéré, son mouchoir de dentelles. Et il entendait son père redirequotidiennement : « Il faudra que je remonte ta pauvremère dans ma chambre, et que je mette, à sa place, unependule ! » Tout cela qu’il revivait en cette minuteprécise, l’âme affadie d’ennuis, de désenchantements, de dégoûts,tout cela était enveloppé par la morne clarté du dehors, taché parles reflets sales des carreaux de brique qui dallaient ce sombreréduit. Sébastien dirigea ses yeux vers la fenêtre, comme pour ychercher une échappée de ciel. La fenêtre, unique et sans rideaux,s’ouvrait sur une étroite cour, et le regard se cognait aux mursdes maisons voisines, crasseux, purulents, écaillés de lèpresverdâtres, fendillés de suintantes lézardes, percés d’ignoblesjours de souffrance, par où se devinaient vaguement des pauvretésentassées et de vermiculaires ordures. Sans cesse, des tuyauxdégorgeaient des eaux pourries ; des bouches noiresvomissaient des puanteurs, s’écoulant vers un caniveau commun,entre des amas de vieille ferraille et des débris de toutes sortes.Ce repoussant spectacle, cette lumière louche, aux sordidespâleurs, et jusques à cette vulgarité, cette inintimité des chosesfamiliales, qui lui arrivaient, dépouillées du voile de l’habitude,en formes désolantes et nues, changèrent rapidement l’état de sonâme. Sans qu’il en eût conscience, l’incohérent discours de sonpère, les Jésuites, les fils du prince éveillèrent en lui le rêved’un au-delà, remuèrent des imaginations latentes qui, peu à peu,se dégageaient devant l’horreur de la réalité révélée. À la penséequ’il avait pu demeurer là, toute sa vie, parmi ces gluantesombres, à regarder les murs hideux qui lui dérobaient la joie duciel, une mélancolie rétrospective l’envahit. Oubliant le passéd’insouciance tranquille, il se persuada qu’il avait été infinimentmalheureux, et que ce qu’il souffrait, à cette heure, il l’avaittoujours souffert. Tandis qu’il végétait, misérable, à d’autresétaient réservées des joies, des beautés, des magnificences. Ilsavait maintenant – son père le lui avait dit, avec quel accent decertitude, d’admiration ! – qu’il n’avait qu’à allonger lebras, pour les étreindre lui aussi. Le collège ne l’effraya plus.Il se surprit même à désirer cet inconnu, qui le troublait encore,mais voluptueusement, comme l’incertaine approche d’une vaguedélivrance.

Sébastien s’assit auprès de la table, le dostourné à la fenêtre, ouvrit un livre de classe qu’il ne lut point,et, la tête dans les mains, les yeux très graves, lointains etsongeurs, il rêva longtemps à d’autres ciels, à d’autrescompagnons, à d’autres maîtres. Graduellement, tous les objets del’arrière-boutique, la cour, les murs, se reculèrent, s’effacèrentainsi que s’effacent et se reculent les choses ambiantes, dansl’engourdissement du demi-sommeil, et l’enfant se vit transporté enune contrée de lumière, dans une sorte de féerique palais, àtravers des nefs spacieuses et des colonnades où des êtrescharmants et bons venaient vers lui, vêtus de longues robesbrillantes qui faisaient, en glissant, un doux bruissement de soie,cependant que, sur les vitres brouillées de la porte qui séparaitla salle à manger du magasin, se mouvait ironiquement l’ombredémesurée de son père.

 

Les jours passèrent, pleins d’anxiétésdifférentes. Sébastien restait à la maison et ne sortaitqu’accompagné de M. Roch, qui veillait scrupuleusement à cequ’aucun des camarades de son fils ne pénétrât près de lui :« Les Jésuites ne veulent pas… Allez-vous-en ! »leur criait-il, lorsque, surpris de ne plus rencontrer nulle partSébastien, ils venaient le relancer jusque dans la boutique.L’apprenti, un gamin de quinze ans, eut l’ordre de ne plus tutoyerle fils du patron et de lui prodiguer les plus grandsrespects : « Tu l’appelleras, dorénavant, monsieurSébastien. La situation n’est plus la même », expliqua lequincaillier. Lui-même avait jugé nécessaire et digne de mettreplus de hauteur dans ses relations avec les voisins, de les tenir àdistance, sans toutefois les priver du régal quotidien de saconversation. Au contraire, de jour en jour, son éloquencegrandissait, s’exubérait. En même temps, il redoublait de conseilsmille fois rabâchés, d’aphorismes saugrenus, de raisonnementsmagistraux, qui jetaient l’enfant dans des ahurissements profonds.Excédé de l’entendre répéter à tout propos : « Je ne saissi je me fais bien comprendre ? Saisis-tu bien toute la portéede mes paroles ? », les promenades, les visites, lestête-à-tête plus fréquents devenaient pour Sébastien un intolérablesupplice ; et, afin d’y échapper, il souhaitait ardemment quevînt l’heure du départ. Mais seul, en sa chambrette, le soir, parmices riens familiers qui l’entouraient, auxquels il rattachait dessouvenirs naïfs et précieux, la terreur du collège le reprenait, etil eût voulu qu’elle n’arrivât jamais, cette heure brutale où illui faudrait dire adieu à tout cela qui était partie intégrante delui-même, moitié de sa chair, moitié de son âme. Ce qui lui faisaitmal, plus encore que ces douloureuses alternatives, c’était depenser. L’inquiétude, maintenant, tenaillait son être tout entier,depuis que la réflexion s’installait en son cerveau. En luiinfusant la semence d’une vie nouvelle, ce brusque viol de savirginité intellectuelle lui infusait aussi le germe de lasouffrance humaine. La paix de sa conscience était détruite, sessens perdaient de la simplicité de leurs perceptions. Le moindremot, le moindre objet, le moindre fait, autrefois sanssignification morale, sans prolongements intérieurs, ouvraient àson esprit, par déchirements aigus, successifs, des horizonsindéfinis et redoutables. Des questions de toute nature, grosses demystères, se dressaient devant lui, trop faible pour lesétreindre ; et il voyait confusément, au-dessus des limbes deson enfance physique, remuer des rudiments d’idées, s’agiter desformes embryonnaires de la vie sociale, fonctionner tout unappareil inexpliqué, discordant, de lois, de devoirs, dehiérarchies, de relativités, s’embranchant l’un sur l’autre, mis enmouvement par une multitude d’engrenages, dans lesquels sa frêlepersonnalité serait infailliblement prise et broyée. En attendant,cela lui causait des maux de tête violents, exacerbait jusqu’àl’ébranlement nerveux le fragile organisme de sa sensibilité.

 

La maison contiguë au magasin de quincaillerieappartenait aussi à M. Roch. Le bureau de la poste l’occupait, etla titulaire, Mme Lecautel, veuve d’un général, mortalcoolique et fou, disait-on, passait pour une femme instruite,supérieure. Sa personne, maigre et longue, d’aspect triste,souffrant sous le deuil perpétuel des robes noires, révélait, eneffet, une distinction inhabituelle aux dames du pays et suscitaitdes sympathies respectueuses et cancanières, comme on en accordeaux être tombés d’une situation brillante dans le malheur. Elleavait une fille, Marguerite, du même âge que Sébastien ; etles deux enfants s’étaient liés d’amitié assez vive. M. Roch, fierde cette relation pour son fils, l’encourageait dans ses visites.Lui-même s’ingéniait à entourer d’égards fatigants et d’obsédantespolitesses, Mme Lecautel, qu’il appelaitgalamment : « ma belle locataire » ; ce qui nel’empêchait pas, du reste, de refuser toutes les réparationsqu’elle lui demandait. De son côté, Mme Lecautel,sentant l’abandon moral de ce gentil enfant, réservé et silencieux,s’était pris d’intérêt pour lui, et le recevait maternellement. Ilfut convenu que, tous les jeudis et tous les dimanches, ilviendrait passer, chez elle, quelques heures. Souvent, par lesbeaux temps, son bureau fermé, elle l’emmenait à la promenade, avecsa fille.

Dans ces moments de crise, Sébastien éprouvaun soulagement véritable, à la société de sa petite amie,Marguerite. Un instant de protection plus tendre, la chaleur d’uneatmosphère plus douce, le poussèrent, plus fort, vers elle. Cen’était point qu’il parlât, qu’il se confiât davantage. Il étaittrop timide pour cela. D’ailleurs, il n’aurait su que dire, iln’aurait su quoi exprimer, en ce tumulte de sensations brouillées,de chagrins vagues, qui grondait en lui. Mais la seule vue deMarguerite le rassérénait. Près d’elle, son cœur s’apaisait ;sa tête endolorie redevenait plus calme. Peu à peu, il se remettaità la joie de ne plus penser à rien. Elle était charmante decâlineries inventives. Deux grands yeux noirs, trop brillants, trophumides, toujours cernés de bleu, éclairaient sa jolie figure d’unelumière d’amour précoce et profonde. Ses manières non plusn’étaient pas d’une petite fille, bien que son langage fût demeuréenfantin, et qu’il contrastât avec la grâce, savante, presqueperverse qui émanait d’elle, une grâce de sexe épanoui, trop tôt,en ardente et maladive fleur. Depuis qu’elle avait appris qu’ildevait partir, elle se faisait plus empressée auprès de lui, plusaudacieuse de gestes et de caresses. Elle parlait, parlait,s’étourdissait à dire des riens qui emplissaient d’aise son jeuneami. Ensuite, elle le regardait de ses grands yeux possesseurs, quiallaient éveiller, au fond de l’âme de Sébastien, un sentimentobscur encore, mais puissant, si puissant que cela montait en lui,avec des sursauts et des heurts, s’agitait comme de la vieprisonnière qui veut sortir de l’ombre ; et il en avaitparfois la poitrine haletante et la gorge sèche. Le torse cambré oubien ondulant sous le sarrau noir froncé de mille plis, elles’approchait de lui, avec des mouvements de joli animal, lissaitses cheveux mal peignés, de sa main très longue, maigre et déjàveinée de bleu, arrangeait le nœud de sa cravate défaite. Lespetits doigts couraient sur sa peau, légers, souples, brûlantscomme des ailes de flamme, semblaient multiplier leurs frôlements,qui le laissaient presque défaillant de terreur et de joie. Il sesentait vivre en elle réellement. Si intime, si magnétique était lapénétration de sa vie à lui, dans sa vie à elle, que bien souvent,lorsqu’elle se cognait à l’angle d’un meuble, et se piquait lesdoigts à la pointe d’une aiguille, il éprouvait immédiatement ladouleur physique de ce choc et de cette piqûre.

– Est-ce qu’il y aura des petites fillesdans le collège où tu vas, dis ? demandait-elle.

– Oh ! non.

– Je voudrais bien aller avec toi, êtretoujours avec toi !…

Et les prunelles agrandies, plusbrillantes :

– Alors, il y a beaucoup de petitsgarçons… rien que de petits garçons… comme toi – gentils commetoi ?…

– Oh ! oui.

– Que ça doit être amusant !… Commej’aimerais ça, moi, le collège !

Tout d’un coup, elle courait, auprès de samère, la figure striée de grimaces nerveuses, pleurant :

– Maman !… maman !… Je voudraisaller avec lui… je voudrais…

De ces heures trop brèves, passées au contactde cette étrange enfant, Sébastien rapportait une chaleur prompte às’évaporer, dès qu’il se retrouvait avec son père, ou seul, dans lefroid de l’arrière-boutique.

 

C’étaient aussi des appréhensions angoissantesde cette farouche Bretagne, de ce pays mystérieux des légendes,dont M. Roch, en guise d’études préparatoires, l’obligeait à liredes récits très sombres et terribles. Les âpres paysages, les merstragiques, les vieux châteaux hantés, les mauvaises fées planantau-dessus des étangs nocturnes, les naufrageurs tordant leurschevelures calibanesques sur les grèves hurlantes, tout cefantastique de mélodrame se combinait, en sa pensée, avec lesdivagations paternelles, qui lui donnaient des Jésuites et de leurcollège une surhumaine et fulgurante image. Jamais il ne pourraits’habituer à vivre en un tel milieu, en contact journalier avec desêtres si loin de lui, dont le plus humble rayonnait de« l’insoutenable éclat des évêques ». Et, renchérissantsur les hyperboliques comparaisons de M. Roch, il se représentaitalors les Jésuites, dans des embrasements ecclésiaux, vêtusd’orfroi, auréolés d’encens, révérés comme des papes, inabordablescomme des dieux. Tiraillé sans cesse, entre des craintes vagues etdes espérances chimériques, privé de ses camarades, la seule joiequi l’eût aidé à travers les difficiles heures de l’attente, énervépar les quotidiens essayages de la mère Cébron, abruti par lesprêches de son père, il se trouvait infiniment malheureux. Hormisle jeudi et le dimanche, il ne savait que faire de ses longuesjournées. Plus de jeux à la marelle, sur la grand-place ; plusde vagabondages à travers champs, le long des haies chantantes etfleuries, ou bien au bord de la rivière, lorsqu’il suivait lesjeteurs d’épervier, et que, les bras nus, ses culottes retrousséesau-dessus des genoux, il soulevait, dans les endroits peu profonds,les pierres sous lesquelles dorment les écrevisses. Quelcrève-cœur, pour lui, que d’entendre de sa chambre, ou du fond del’arrière-boutique, les cris connus de ses camarades, partant enmaraude, qui semblaient l’appeler !

Parfois, il se réfugiait au jardin, situé endehors du bourg, près du cimetière. Là non plus, il ne pouvaitgoûter un seul instant le repos cherché. L’absence des bellesfleurs, des arbres ombreux, l’ennuyeux dessin des plates-bandes,l’absurdité des ornementations artificielles que la fantaisiehorticole du quincaillier avait prodiguées partout, lui rappelaientinvolontairement les lourdes apostrophes, les écrasantesprosopopées, l’incontinence, l’incohérence de cette rhétorique, àlaquelle il avait cru se soustraire et qu’il retrouvait décupléedans le silence des choses. Et puis le voisinage des cyprès, dontles cônes noirâtres dépassaient les murs, les croix funèbres,montrant çà et là leurs bras chargés de couronnes, ajoutaient, àcette obsession domestique, un malaise aigu. Après avoir fait deuxfois le tour des allées, entre les bordures de buis que décoraientdes coques d’escargot, peintes de couleurs vives et figurantalternativement des losanges et les initiales J. R. emmêlées, ilrentrait plus mécontent, plus perplexe, en proie à de péniblesdégoûts.

Chaque jour, après le déjeuner, il allaitaussi chez sa tante Rosalie : un autre supplice auquel lecondamnait son père. Étendue dans un fauteuil à roulettes, près dela fenêtre, un ouvrage de tricot en ses mains, la vieille filleoccupait toutes les heures de son existence sédentaire à dire dumal des gens, à faire souffrir sa bonne qu’elle s’était attachéepar des promesses d’héritage. Sa face grosse, molle et blanchâtrede vieille procureuse, ombrée sur le menton et sur les lèvres dequelques poils grisonnants, son œil égrillard et malicieux, lecynisme de ses propos gênaient Sébastien, demeuré très chaste, trèsignorant, mais qui ne pouvait s’empêcher de rougir à des motsinintelligibles pour lui, et où cependant il devinait un senscoupable et des intentions honteuses. Souvent, il la trouvaitentourée de ses amies, vieilles filles comme elle, paillardes etchattemites, comme elle obsédées de préoccupations obscènes, et,sous le couvert de la morale, de la vertu blessée, combinant desadultères locaux, imaginant des histoires polissonnes, parlant desamours de leurs chattes, répandant, autour d’elles, de fades odeursde linge sale et de lit.

– Des Jésuites !… Il lui faut desJésuites… criait la tante Rosalie à la vue de son neveu… Je vousdemande un peu, à ce gamin !… Ah ! c’est moi qui t’auraismis en apprentissage, mon garçon ! Des Jésuites !…Non ! Mais c’est incroyable !… Tout ça, pour faire desembarras, pour jouer au grand seigneur, pour montrer qu’on estriche !… C’est du propre… Et je lui conseille de se vanter deson argent, à ton père !… Quand on vend vingt sous une chosequi ne vous en coûte pas seulement deux !… C’est facile d’êtreriche !… Viens ici, toi, plus près !

Sébastien s’approchait timidement, les coudescollés au corps, effrayé par les deux coques blanches qui nouaientle bonnet tuyauté de la vieille, et pointaient sur le sommet de soncrâne comme des cornes de diable.

– Na !… Est-ce pas un belhomme ?…

Elle lui empoignait le bras, le faisait virerainsi qu’une toupie ; et, dardant sur lui ses petits yeuxméchants :

– Est-ce pas un bel homme ?…répétait-elle. Regardez-moi ça !… Et qu’est-ce qu’ils ferontde toi, les Jésuites ? Tu crois peut-être qu’ils te garderontchez eux, avec ton air godiche, et tourné comme tu l’es !Ah ! bien oui !… Mais sitôt qu’ils t’auront vu, ils semettront à rire et te ramèneront ici. Veux-tu que je te dise unevérité, moi ?… Allons, nigaud, parle, réponds !… Veux-tuque je te dise une vérité ?

– Oui, ma tante.

– Oui, ma tante ! reprenait sur unton moqueur et traînard la vieille Rosalie… Oui, ma tante !…Est-il bête cet enfant ?… Eh bien, ton père, le cher cœur, tonpère est un imbécile, un gros imbécile, tu entends !… et tu lelui diras de ma part !… Tu lui diras : « TanteRosalie a dit que tu étais un imbécile ! » MonDieu ! Mon Dieu !… Ça envoie son fils chez les Jésuites,et ça ne sait seulement pas nettoyer les lampes !… Et ça fait,toutes les nuits, des saletés avec sa bonne !

Elle haussait les épaules, méprisante, riaitd’un rire mauvais, tandis que les yeux des vieilles filless’allumaient de lueurs obliques.

De retour à la maison, l’enfant, de plus enplus découragé, se demandait si vraiment, il n’était point troppetit, trop laid, trop mal bâti, pour être accepté de ces terriblesJésuites, que les moqueries de la vieille fille revêtaient d’uncaractère plus troublant, et d’une plus inexorable sévérité ;il se demandait si, vraiment, il ne serait pas plus heureux enapprentissage. Durant une minute, il le voulait ; et, laminute d’après, il ne le voulait plus. Il ne savait pas, toutes ceschoses lui semblant, désormais, pareillement douloureuses. Ce qu’ilsavait, c’est que, dans la persistante lutte de deux volontéscontraires, dans cet antagonisme incessant des résolutions priseset déprises, il avait perdu le repos et le bonheur. Poursuivi parles paroles de sa tante, sourdement travaillé par lesdémoralisantes constatations que la vie lui apportait, plusnombreuses chaque jour, il sentait aussi, malgré ses révoltescontre les calomnies de la vieille femme, et ses remords de lesécouter, il sentait diminuer son affection, son respect pour sonpère. Dans l’espoir de solidifier des sentiments de tendresse quicraquaient, maintenant, de toutes parts, il prenait l’habitude del’observer, s’ingéniait à le comprendre ; mais il perdait pieddans le vide de cet esprit, se heurtait au mur de ce cœur égoïste,qui se dressait, ainsi qu’une séparation entre les deux natures.Plus par intuition que par raisonnement, il découvrait qu’aucunéchange d’émotions pareilles, que pas un rapprochement de communamour n’était possible entre eux, si étrangers l’un à l’autre.Tout, dans les actions, dans les discours de son père, ledésenchantait, le blessait. Durant les repas, souvent interrompuspar les coups de timbre du magasin, les allées et venues desclients, sa façon de manger, gloutonne et malpropre, le bruit qu’ilfaisait en buvant, une multitude de menus détails, non encoresentis, où se révélaient des habitudes relâchées, des inconvenancesde tenue, si peu d’accord avec la rigide pompe de ses principes,tout cela causait à Sébastien une irritation qu’il avait peine àdissimuler. Il souffrait d’une réelle souffrance physique à voir lamanière dégradante dont son père traitait l’apprenti : le painspécial, un pain bis et grossier qui lui était dévolu, les maigresparts, les déchets graisseux des fricots que M. Roch lui jetaitcomme à un chien, et que l’autre dévorait silencieusement, enguignant les belles tranches de viande et les bons morceaux de painblanc des patrons. Il ignorait ce que sa tante Rosalie entendaitpar « les saletés de son père ». Mais, sous l’obsessionde ces paroles, il en était arrivé à le suspecter d’actes blâmableset déshonorants. Souvent, la nuit, il se levait, collait sonoreille contre la mince cloison qui séparait sa chambre de celle deM. Roch, et il restait là, des heures à écouter…, soulagé de nepercevoir, dans le silence, qu’un ronflement sourd, tranquille,régulier, la respiration nasillante et gargaristique d’un hommeplongé dans un sommeil profond de terrassier. Néanmoins, leprestige de l’autorité paternelle, qui s’accompagne chez celui quila subit d’un besoin de protection et d’un instinct de confiance,s’en allait chaque fois, détruit par cette surveillance et aussipar mille petits faits intimes, rabaissants, dont le ridicule et lagrossièreté ne lui échappaient plus, l’affligeaient comme s’ilseussent été siens. En lui, d’heure en heure, des choses mouraientqu’il avait le mieux chéries ; d’autres naissaient quimettaient en son âme des angoisses nouvelles, des amertumes et despitiés inconnues.

Quant à M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, iln’éprouvait aucun de ces troubles intérieurs, et il attendait lesévénements avec un calme béat. Il était heureux, lui ; il secarrait dans son éloquence, s’exaltait dans l’apothéose de songénie, convaincu que, par sa volonté, un fait inouï, un faithistorique s’accomplissait. Le dimanche, après les vêpres,strictement vêtu de noir, il entretenait, assis devant sa boutique,les voisins émerveillés de ses incommensurables histoires. Et, trèsdigne, avec une autorité tranquille, imprimant à son buste desbalancements isochrones, il lançait des phrases énormes, decolossales bourdes qui lui valaient un accroissement derespect.

Enfin arriva la date fatale.

La veille, M. Roch, depuis plusieurs joursofficiellement prévenu du passage du Père Jésuite chargé de ramenerles élèves, était resté, très tard, dans la soirée, à compulserl’indicateur des chemins de fer. Il vérifia et revérifia l’heured’arrivée du train aux principales stations, compta le nombre dekilomètres, entre les différentes villes, étudia le prix desplaces, suivant les classes, se perdit dans le dédale desembranchements et des correspondances, d’ailleurs absolumentétrangers à l’itinéraire de son fils. Une chose l’étonnait, c’estque la ligne s’arrêtât à Rennes. Cet inconnu de Rennes à Vannes, cebiffage de tout un pays, célèbre, en une énumération de villesindifférentes et ignorées, le troublaient fort. Il ne pouvaitadmettre que les Compagnies n’eussent pas prolongé leur ligne,jusqu’à Vannes, à cause des Jésuites.

– Car enfin, expliqua-t-il à Sébastien,tu dois comprendre qu’un collège comme celui-là donne un traficcertain… Outre la question de convenances, il y a là… saisis-tubien ?… il y a là un intérêt méconnu… Je pétitionnerai… Enattendant, tu pars demain, de Pervenchères, par le train de 10heures 35… Oui, mon enfant, c’est demain soir, à 10 heures 35, quetu entres vraiment dans la vie. N’oublie pas mes recommandations…Dis-toi bien que tu as un père qui se saigne pour toi aux quatremembres… Ainsi, demain soir, à la gare, je dois te prendre unbillet de première classe… Il paraît, je le comprends jusqu’à unecertaine mesure, que les Jésuites ne voyagent jamais autrement… cequi n’empêche pas que ce sont des frais très lourds, très lourds…Je n’ai jamais voyagé en première classe, moi… Et cependant, jesuis ton père !

Le lendemain, après une nuit agitée, de trèsgrand matin, M. Roch se leva. Il passa sa redingote de cérémonie,et, chose mémorable, se coiffa de son chapeau de haute forme, unantique chapeau, précieusement gardé au fond d’une armoire, et dontla soie, rebroussée par de maladroits et successifs frottements,était ternie de reflets jaunasses. Ainsi accoutré, il mena son filsà l’église, pour qu’il y entendît la messe ; une messe dite àson intention, et solennellement annoncée, le dimanche d’avant, auprône, par le curé. M. Roch communia. L’office terminé et sesprières dites, il conduisit Sébastien à travers les nefs, leschapelles latérales, le chœur. Sur les dalles, ses pas faisaient unbruit auguste, et ses gestes avaient l’hiératique ampleur desgestes de saints, qui bénissent les foules du fond de leurs nichesde pierre.

– Regarde, lui dit-il… Regarde toutcela !… C’est Jean Roch, ton illustre ancêtre, qui restauracette église… Je te l’ai maintes fois raconté. Ces chapiteaux,cette voûte, tout ce que tu vois, c’est de lui… Remplis tes yeux deces nobles spectacles. Aux heures de défaillance, tu n’auras qu’àte souvenir pour être consolé, fortifié, ce que j’appelle… C’est làque moi, ton père, j’ai puisé ma force… Regarde !… Jean Rochfut un grand martyr, mon enfant… Tâche de marcher sur ses traces.Regarde ! On ne bâtit plus comme ça, maintenant.

Sébastien n’était point ému. Il n’éprouvaaucun orgueil. Bien au contraire. Si habitué qu’il fût aux discoursétranges, il écoutait celui-ci avec stupéfaction, souffrait de lejuger si ridicule. Malgré lui, il se répétait les paroles de satante qui résonnaient à ses oreilles, comme un écho de sa proprepensée : « Ton père est un imbécile, tu entends, unimbécile. » Il en eut pitié. Il eût voulu lui fermer labouche, doucement, comme à un petit enfant. Sur le parvisqu’ombrageait de leur mouvant feuillage une double rangéed’acacias, M. Roch s’arrêta, plus grave encore :

– C’est là qu’il est tombé !prononça-t-il, en montrant le sol d’un dramatique geste… Il a verséson sang là… le sang des Roch !… Fixe bien ces lieux dans tamémoire, afin que tu puisses raconter à tes camarades cettehistoire glorieuse de notre famille… Eux aussi, sans doute, ont eudes parents tués par la Révolution. Vous évoquerez mutuellement vosmorts, ce que j’appelle… Ah ! je t’envie !

La journée se passa en visites ennuyeuses,coupées d’interminables recommandations… La tante Rosalie donna àson neveu une pièce de cinq francs, en lui disant d’un tonbourru :

– Tiens ! prends ça !… Tuachèteras de l’esprit avec…

Chez le curé, les adieux furentattendrissants. Sébastien reçut un scapulaire tout neuf et desmédailles nouvellement bénites par le pape. Mme Lecautelse montra très affectueuse ; Marguerite, très pâle, eut unecrise de nerfs, et pleura. Et, le soir enfin arriva. C’était unsoir d’octobre, charmant et doux.

– Allons ! fit M. Roch qui, unedernière fois, éprouva la solidité des cordes qui ficelaient lamalle… Allons, il est temps !

Revêtu de ses plus beaux habits, ganté defiloselle, Sébastien s’achemina vers la gare, accompagné par sonpère. Derrière eux, venait l’apprenti poussant la malle sur unebrouette. Malgré l’heure tardive, bien des gens se mirent auxportes pour envoyer à l’enfant un dernier adieu.

– Bon voyage, monsieur Sébastien…Portez-vous bien…

Contrairement à ses habitudes, M. Rochmarchait silencieux, ne répondait aux démonstrations populaires quepar de courts gestes. Il avait perdu de son assurance, de sadignité, était ému. L’attitude qu’il prendrait devant le RévérendPère Jésuite, à qui, dans un instant, il allait remettre son fils,le préoccupait aussi. Et il ruminait des idées grandioses,préparait de ronflantes périodes, interrompues par de brusquesattendrissements où sa verve oratoire s’embrouillait, défaillait.En traversant le pont, Sébastien vit la rivière toute blanche delune : là-bas, derrière un massif d’aulnes, le déversoir dumoulin chantait. Son cœur se noya de tristesse.

Ils entrèrent, dans la gare, en avance d’unedemi-heure. Le billet pris, les bagages enregistrés, ils gagnèrentla salle d’attente, s’assirent l’un près de l’autre, sur unebanquette, et, sans se parler, ils regardèrent, hébétés et gauches,les affiches jaunes, les réclames enluminées qui bariolaient lesmurs. M. Roch tenait, dans sa main, la main de Sébastien, laserrait souvent d’une étreinte tremblante. Et Sébastien, qui avaitredouté un flux de paroles, un débordement de suprêmes conseils,sut gré à son père de ce silence, de ce tremblement qui lui étaientpénibles et très doux, tout ensemble. Son regret de partir s’enaugmenta.

– J’ai mis dans ta malle quatre tablettesde chocolat, dit M. Roch, avec un effort visible… Ménage-les…N’avons-nous rien oublié ? Ta boîte de compas ?… Oui,c’est moi-même qui l’ai emballée… Et tes billes ?… Tes billesaussi, je me rappelle… C’est la mère Cébron, tout au fond, dans unsac de lustrine… ménage-les… elles sont en agate. Enfin, j’ai faitce que j’ai pu…

Après un silence il soupira :

– C’est incroyable… Je n’aurais pas penséque ça arriverait, comme cela, si vite !…

Sébastien, frissonnant d’un gros chagrin, seserra davantage contre son père. Il se repentait violemment d’avoirété injuste envers lui. Son âme s’abîmait, se fondait dans leremords et dans la reconnaissance. Il eût voulu lui demanderpardon, il eût voulu dire à sa tante Rosalie qu’elle était uneméchante femme et qu’il la détestait. Et, tout d’un coup, il pensaà Marguerite qui devait dormir, à cette heure ; il revitMme Lecautel, qui, très longue, très maigre, timbraitdes lettres, dans son bureau, et cachetait des sacs de cuir… Audehors, l’omnibus de l’Hôtel Chaumier arriva, pesant, cahotant. Ily eut des colloques, des jurons, des bruits de paquets qu’ondécharge. Les chevaux s’ébrouèrent, agitèrent leurs grelots.

– Tu seras à Rennes, demain matin, à cinqheures cinquante-neuf, poursuivit M. Roch… Là, vous aurez desvoitures qui vous emmèneront à Vannes… Trente lieues !… Commec’est loin, tout de même !… Sois bien sage !… Surtout nete penche pas aux portières. Fais ce que te dira le RévérendPère.

Il consulta sa montre.

– Plus que dix minutes ! Mon Dieucomme le temps passe rapidement ! J’ai mis aussi du paind’épices dans ta malle, entre tes chaussettes de laine. Ménage-le…ne le donne pas à tout le monde ; tu seras bien heureux,peut-être, à un moment donné, de l’avoir sous la main. Enfin… Et cePère Jésuite ?… qui sait ?

Il soupira longuement et ne prononça plus unmot, sinon pour demander de temps à autre :

– Et ton billet ?… As-tu tonbillet ?… C’est un billet de première classe. Ne le perdspas.

Ou bien :

– Surtout, ne te penche pas auxportières… Un accident est tôt arrivé… Dans mon journal, il y en atous les jours !…

Sébastien pleurait. Il sentait ce qu’il yavait de tendresse maladroite et vive cachée sous ces phrasesbanales, décousues, dont le ridicule lui était cher. Jamais iln’avait vu son père ainsi. S’il eût osé, il se fût jeté dans sesbras, il l’eût supplié de laisser là le train, le Jésuite, laBretagne, les fils de princes, et de s’en retourner, tous les deux,dans la boutique, où ils seraient très heureux à s’aimer. Luiaussi, il se mettrait en manches de chemise, il aurait un tablierde cotonnade, et il irait chez les clients, compterait les cadenas,pèserait les clous. Quelle joie de revoir la rivière, les imagesrenversées des peupliers, les mouvantes chevelures desroseaux !… Et ses camarades retrouvés !… Et sespromenades avec Marguerite, le jeudi ! Et les champs et lesfleurs, et les parties de marelle, sur la grand-place !… Lesminutes s’envolèrent douloureuses.

Tandis qu’il rêvait ainsi, deux paysans avecde longues blouses bleues, leurs limousines sur le bras, leurstrognes vineuses à moitié dissimulées par des casquettes àmentonnière, entrèrent dans la salle et reconnurent M. Roch. Ilss’approchèrent de lui. Après les compliments d’usage, désignantSébastien :

– Et c’est l’héritier, sans doute,demanda l’un d’eux.

– Mais oui, c’est mon fils… MonsieurSébastien Roch.

– Allons, c’est bien… c’est bien !…Et comme ça, l’on va faire une petite promenade ?

Le quincaillier se redressa, plus digne, etd’un ton péremptoire, scandant ses mots :

– J’accompagne mon fils, qui part pour lecollège… pour le collège des Jésuites, à Vannes, le collègeSaint-François-Xavier.

– Allons, c’est bien, c’est bien.

Et, le dos rond, les membres gourds, ils seretirèrent lentement, à l’autre bout de la salle.

M. Roch s’indigna de ce que sa déclarationn’eût pas été accueillie de ces rustres par plus d’étonnement etd’admiration. C’était donc une chose naturelle, indifférente, queson fils s’en allât, en première classe, chez les Jésuites ?…Une chose qui arrivait tous les jours, à tout le monde ?… Ileut la pensée de les rejoindre, de leur expliquer ce que c’étaitque les Jésuites ; il se reprocha même de n’avoir pas donné audépart de son fils une plus grande solennité, de n’avoir pas invitéà les accompagner, le curé, le notaire, le médecin, toutes lespersonnes de distinction de la ville… Mais l’impression fâcheusedisparut vite ; il se contenta de murmurer, très bas, dans unhaussement d’épaules dédaigneux :

– Ces paysans !

Et, comme Sébastien continuait de pleurer, ille consola, répétant :

– Voyons, ne pleure pas… Tu vois bien quece sont des rustres… ils ne savent rien, ces gens-là… Il ne fautpas faire attention à ce qu’ils disent.

Soudain, un employé vint ouvrir la porte.

– V’là le train, monsieur Roch !…fit-il. Dépêchez-vous… Passez de l’autre côté.

On entendait le bruit clair d’une sonnerieélectrique qui se dévidait sans interruption, et un grondementsourd, pareil à l’approche d’un orage. Tous les deux, ilstraversèrent la voie, se tenant toujours par la main, effarés, unpeu chancelants. Et la sombre machine, terrible avec ses yeuxrouges qui s’avançaient dans la nuit, siffla, roula, s’arrêta, lesflancs secoués d’un halètement sauvage. Étourdis, ils ne bougeaientpoint, et ils regardaient la masse des wagons, d’un regardstupide.

En face d’eux, d’une portière vivementouverte, un prêtre sauta sur le quai, preste et leste. Sans unehésitation, et d’un geste gracieux, il salua M. Roch.

– C’est sans doute ce cher enfant,dit-il… notre cher Sébastien !… Bonsoir, mon petit ami.

Et, après avoir caressé l’enfant, il tendit lamain au père, en souriant :

– Quel charmant enfant, monsieurRoch !… Et comme nous l’aimerons !

Sous sa barrette, que l’élan du saut avaitdéplacée et mise de travers sur l’oreille, il avait une physionomiejeune, très douce, des yeux rieurs, un air d’attirantebienveillance, de bonté drôle.

M. Roch eût voulu parler. L’émotion d’être enprésence d’un Jésuite, l’étonnement d’avoir été reconnu par ceJésuite qui ne le connaissait pas, l’en empêchèrent. Il ne trouvaaucun mot, aucune phrase. Toute son éloquence s’en alla enrévérences embarrassées, en salutations éperdues, en gesticulationscomiques, devant cette simplicité, cette jeunesse, cette grâcequ’il n’avait pas prévues, qui le déconcertaient plus que lasolennelle, la sacerdotale, l’imposante vision en laquelle ils’était complu. Que ce Jésuite eût sauté du train, comme un gamin,il ne pouvait admettre que cela fût croyable, alors qu’il avaitimaginé il ne savait quelles vagues processions, quellesmystérieuses pompes. Il ne pouvait admettre, non plus, qu’unJésuite fût vêtu de noir, ainsi qu’un curé, sans le moindre insignedécoratif, où se révélât la puissance de l’Ordre. Tout cela leparalysait. Cependant, il tenta un effort, balbutia :

– Mon Révérend Père… C’est un père… jesuis un père… un père qui… Certainement, je ne m’attendais pas,comme ça !… le grand honneur !… Et puis le soir, dans unegare, on ne voit pas bien…

Il s’empêtrait. Les mots s’étranglaient danssa gorge. Le train allait repartir. Il embrassa gauchement son filsqui pleurait toujours, chercha une phrase décisive et, n’entrouvant pas, il bredouilla, la raison égarée, la bouche tordue degrimaces :

– Je suis content… bien content de vousavoir vu… Et sa pauvre mère eût été bien… contente… de… de… fairevotre connaissance.

À peine s’il s’aperçut que Sébastien étaitmonté dans le wagon avec le Jésuite, que le train s’était remis enmarche, avait disparu, laissant la voie vide. La tête découverte,le chapeau à la main, M. Roch demeura longtemps, à la même place,sur le quai, redevenu désert. Il saluait toujours, et toujoursrépétait :

– Bien contente… bien contente…

Il fallut l’intervention du chef de gare pourqu’il se décidât à partir. De son trouble, de son chagrin, de cetteémotion sincère qui en avait fait, tout à l’heure, une créaturehumaine et sensible, il ne lui restait plus que l’irritant dépitd’avoir manqué son discours, dans une occasion unique. Mécontent decette aventure, un peu honteux de lui-même, il rentra. Il nepensait déjà plus à son fils dont l’image disparaissait sous celledu Jésuite ; et il se disait :

– Ces Jésuites !… Quellepuissance !… Il m’a reconnu, celui-là… C’estincroyable !… Ils reconnaissent les gens qu’ils n’ont jamaisvus… Quelle organisation !

À la maison, M. Roch ne sentit point qu’unvide s’était fait, que quelque chose de cher – une habitude, uneaffection, une petite vie candide et remuante chaque jour mêlée àla sienne – allait lui manquer désormais. Et lorsqu’il passa devantla porte, restée entrouverte, de la chambre où son fils avait vécu,près de lui, il n’y arrêta pas un regard triste, et n’éprouva aucœur aucun sursaut. Il se coucha, s’endormit, comme de coutume,d’un sommeil profond rythmé par de sourds ronflements.

Chapitre 2

 

 

L’encourageant accueil, les affectueusesparoles du jeune prêtre ne rendirent point le calme à Sébastien.Vacillant, parmi les jambes hostiles et les bouillottes heurtées,il avait eu beaucoup de peine à s’installer, huitième, dans uncoin. Et il restait le corps très raide, les paumes collées auxgenoux, n’osant s’allonger sur les coussins, ni faire un mouvement,ni lever autour de lui ses yeux encore humides de larmes. Dépaysédans le luxe d’un compartiment de première classe, comprenant qu’onl’observait, qu’on le dévisageait, il était horriblement gêné, etcette gêne lui était une souffrance lancinante qui absorbaitl’autre, la souffrance de la séparation. Pourtant, au bout dequelques minutes, il s’aventura jusqu’à chercher, d’un glissementd’œil oblique et lent, à mieux entrevoir le Père, qui, sur labanquette d’en face, à droite, était assis, le menton levé, la têterenversée contre le dossier. Il lui parut très maigre, avec un longcou d’oiseau, des pommettes saillantes, une bouche mince, sanssourires, et des yeux redevenus sévères, sans caresses. Mais lamanche d’une douillette, pendant, balancée, hors du filet,promenait sur son visage une ombre noire, courte, agile et mobile,qui en déformait les traits, tantôt noyés d’encre, tantôtéclaboussés d’une trop brutale et presque fantastique lumière.Sébastien s’amusa à suivre le jeu de cette ombre qui passait etrepassait avec des battements de chauve-souris. Il dut abandonnercette distraction, qui lui servait en même temps de contenance,effrayé d’entendre le Père lui adresser une question banale, dansle but de le mettre à l’aise. Le rouge lui monta au front, commes’il eût été pris en faute. Pour répondre, par un violent effort decourage, il rappela à lui sa volonté éperdue.

Bientôt de bruyantes conversations succédèrentau silence qui avait accueilli son arrivée. Le Jésuite y prit part,sur un ton enjoué, avec une familiarité de camarade, respectueuxsous ses allures libres et dégagées, du rang social et de l’argentque représentaient ces jeunes collégiens. Étant tous des anciens,il les connaissait de longue date, et s’intéressait aux récitsenthousiastes de leurs vacances. C’étaient des promenades à cheval,des chasses, des voyages, des comédies au château, des cochers, desgardes, des chiens, des poneys, des fusils, des évêques ; uneévocation de vie élégante, heureuse, choyée, dont le contraste avecla sienne, monotone et vulgaire, redoublait l’embarras deSébastien, y joignait l’amertume d’une inconsciente jalousie.C’étaient aussi des nouvelles du collège, données par lePère : les embellissements du parc, la chapelle de lacongrégation, restaurée en l’honneur du magnifique retable offertpar la sainte marquise de Kergarec… la pièce d’eau élargie pour lepatinage… le théâtre reconstruit dans l’ancien jeu de paume desmoyens… une très importante réforme du Père Préfet :l’exposition permanente, au parloir, d’un tableau contenant, gravésen lettres d’or, les noms de tous les élèves reçus à Saint-Cyr.Enfin, l’acquisition d’un yacht, leSaint-François-Xavier,pour les excursions en mer, lesjours de grande sortie, un yacht tout blanc, portant à la prouel’image du saint, soutenue par deux anges aux ailes dorées.

– Très chic !… Bravo !…applaudit l’un des élèves.

À quoi le Père ajouta :

– C’est encore un secret… mais il estquestion d’une fête monstre, pour la bénédiction duSaint-François…, messe en musique, procession, banquet, loterie… LePère Gargan récitera une pièce de vers admirable…

Ô Saint-François-Xavier, tuvogueras, superbe,

Sous la direction du Père deMalherbe ;

Et ta proue écumante et ton beauprévainqueur

Fendront les flots d’azur, avec beaucoupd’ardeur…

Et tous, se trémoussant de joie, entonnèrenten chœur, avec le Jésuite qui battait la mesure :

Il était un petit navire

Qui n’avait ja… ja… ja…

Cette gaieté, qui correspondait si mal àl’état de son âme, navra Sébastien. Cela lui répugnait de penserque des chansons puissent sortir de lèvres, chaudes encore dudernier baiser des parents. Il s’efforça de ne pas les entendre. Letrain roulait à toute vitesse. De son coin, où il demeuraitimmobile, l’enfant regarda, par la glace mi-levée de la portière,le paysage nocturne : une fuite d’ombres, puis, au-dessus, unefuite de ciel, de ciel étoilé d’or qui semblait retourner au pays,emporté par de rapides nostalgies. Longtemps, il s’attacha, rêveur,à la contemplation de ce ciel, que lui dérobaient parfois lesépaisses fumées de la machine se dorant au rayonnement de la lampe,et se fondant, tour à tour, dans la nuit. La nuit étaitcharmante ; des blancheurs y flottaient, au ras de la terre,doucement remuées ; sur les masses d’ombre, des reflets depeluches argentées se posaient ; et les champs prenaient desaspects de lacs endormis, de forêts noyées, de jardins dont lesfleurs se vaporisent ; les coteaux s’érigeaient en villesconfuses, infinies, hérissées de tours, de clochetons, de flèches,en villes barbares, en villes magiques, reculées jusqu’aux confinsde l’espace et du rêve, par la métamorphose incessante desbrumes.

Peu à peu, le calme se rétablit dans le wagon,les figures fatiguées s’ensommeillèrent ; et le Père, ayantdéclaré qu’il était temps de dormir, récita une courte oraison, etbaissa le store sur la lampe. Tous se tassèrent sous leurscouvertures, cherchant une position commode, au détriment duvoisin. Le silence qui l’entourait, la demi-obscurité surtout, quile baignait d’un mystère, où les visages n’apparaissaient plus quecomme des frissons de lumière, tremblotant sur des taches deviolentes ténèbres, enhardirent Sébastien. Heureux de n’avoir plus,braquée sur lui, l’ironique curiosité de tant de regards étrangers,il osa s’enfoncer davantage sur les coussins, étira ses membresengourdis, et, calant sa tête dans l’angle capitonné del’accoudoir, il croisa les pans de sa redingote sur ses genoux, etferma les yeux. Alors, au roulis orchestral du wagon, qui leberçait délicieusement, qui lui mettait dans l’oreille desmusiques, des airs de chansons inconnues, des rythmes de dansesoubliées, il sentit descendre en son être une grande douceur,presque une joie de vivre et d’être emporté ! La gêne, lacrainte, la souffrance, tout cela s’évanouit, comme s’étaientévanouis les tourbillons de vapeur, s’interposant entre le ciel etlui. Il écouta, aussi, avec confiance, le bruit clair, le joli etléger tintement métallique d’un chapelet, dont les grains, durantune heure, se déroulèrent sous les doigts du prêtre. À mesure quechaque tour de roue l’éloignait davantage des choses regrettées,sans un déchirement intérieur, avec une mélancolie résignée etbienfaisante, il revoyait, en un rêve attendri, la petite rue dePervenchères, les bonnes gens sur leurs portes, saluant son départ,la gare et ses jaunes affiches ; son père qui le tenaittendrement par la main, et le Jésuite, disant dans unsourire : « Quel charmant enfant, Monsieur !… Etcomme nous l’aimerons. » Sur cette vision consolante d’unemultitude de maîtres, ingénieux à l’aimer, il s’endormitprofondément.

Il ne se réveilla qu’à Rennes, où l’onquittait le train. À peine si l’aube froide teintait d’une pâleurrosée la voûte vitrée de la gare. L’arc immense qui la termines’ouvrait sur un ciel morne, brouillé de brumes jaunes,crasseuses ; dans les brumes s’enfonçait un paysage de toitsnoirs, de murs couleur de suie, de machines fumantes, de profilsperdus. Et, parmi les rumeurs, les sifflets, les roulements deslocomotives sur les plaques tournantes, dans la clarté ternie dugaz, une cohue d’ombres, une bousculade de dos vagues, de visagesblafards, s’agitaient. Sébastien, effaré, emboîta le pas duPère.

À Rennes, d’autres bandes d’élèves, venus dedirections différentes, attendaient. Ce fut un indescriptiblebrouhaha, une tumultueuse mêlée de poignées de mains,d’embrassades, de confidences impatientes, auxquels l’autorité dessurveillants eut peine à mettre un terme. Après un déjeunersommaire, promptement servi au buffet de la gare, ils s’empilèrenttous dans cinq grandes diligences, serrés l’un contre l’autre,chacun jouant des coudes et des genoux, afin de s’assurer une placemeilleure ; Sébastien avait encore les idées obscures, lesyeux bouffis de sommeil. Quoiqu’il eût très faim, il n’avait pointosé prendre sa part du déjeuner. Comme personne ne l’y avaitinvité, il craignait de ne pas en avoir le droit. Dans la voiture,il se laissa marcher sur les pieds, renvoyer d’une banquette àl’autre, étourdi, inconscient, mais tâchant, dans son désarroi, àne pas perdre de vue la soutane du Jésuite, comme un voyageur égarés’obstine, du regard, vers la lumière aperçue dans la nuit, et quile guide. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il parvint à s’insérerentre deux camarades. Et la voiture roula.

– Tu es un nouveau ? lui demanda sonvoisin de droite, un bel adolescent qu’enveloppait un amplepardessus à collet de fourrure.

– Oui, répondit-il, tremblant, etcependant heureux que quelqu’un voulût bien s’occuper de lui…J’suis d’Pervenchères.

– Ah ! t’es d’Pervenchères ?…Ta parole ?… Et comment t’appelles-tu ?… Tu t’appellesmonsieur de Pervenchères ?…

– Je m’appelle Sébastien Roch…

– C’est épatant, tu sais, de s’appelercomme ça !… Et ton chien ?… Tu as oublié tonchien !… Où est-il, ton chien ?… Je me disais bien que jet’avais vu quelque part, mon vieux Saint-Roch !… C’étaitau-dessus de la porte de notre jardinier, dans une niche… Seulementtu étais en pierre, et tu avais ton chien… Dis donc ?

Il lui bourra les côtes, à coups de coude.

– Dis donc ?… Ce n’est pas uneraison pour t’asseoir sur mon pardessus.

Et comme les élèves riaient, que Sébastien,confus et très rouge, baissait la tête :

– Allons ! Châteauvieux !… fitle Père, d’une voix indulgente, presque complice ; laissez cetenfant tranquille.

Châteauvieux détourna la tête avec une moue dejovial dédain. Il lissa sa fourrure, se ganta soigneusement, etraconta des histoires de chasse.

La route fut longue et lassante. Sous un cielgris, gris comme un plafond tendu de toile grise, sous un cielimmobile, sans une seule nuée voyageuse, de courts horizonsondulaient, durs et secs ; des champs se succédaient,lourdement vallonnés, enclos de pierres, avec de chétifs pommierspenchant, de distance en distance, leurs tignasses moussues. Çà etlà, des maisons basses, noirâtres, baignant, dans la boue et lefumier, leurs assises, imbibées du purin des étables ; çà etlà, des masures montrant, derrière les coteaux, des toits gondoléset des cheminées croulantes. Puis des villages sordides oùgrouillait une humanité bestiale, servile ; faces terreuses,haillons de misère, lentes et dolentes échines. Et des bois dechênes trapus, et des bois de pins rabougris, faisaient plus tristele triste jour, pleurant entre leurs sombres ramures. Plus loin,Sébastien vit des landes ; des landes pelées, dévorées par lacuscute, des pays de fièvre, maudits, à perte de vue, où rien devivant ne semblait croître et fleurir, où les gramens eux-mêmessortaient de la terre, déjà desséchés et morts. Des vachessquelettaires, des spectres de chevaux roux, au mufle barbu commele menton des chèvres, erraient, sinistres, sur la pâleur vitreusedes flaques d’eau, paissaient l’illusoire pousse des ajoncs. Desmoutons noirs tiraient sur leurs entraves, et, boitant, faméliques,tournaient en rond, sans cesse. De place en place, pareils à desanimaux pétrifiés, des blocs de granit se dressaient, inquiétantescarcasses, évoquant des vies antérieures, des races disparues, lesinachevées et fabuleuses formes des âges préhistoriques. L’œil,parfois, se rafraîchissait à de petites vallées vertes ; dansles fonds d’herbe grasse, sous des branches feuillues, passait lajoie rapide des ruisseaux ; oasis vite franchies, viteoubliées, vite perdues en l’immense stérilité. Et l’haleine de lamort recommençait à charrier, dans l’atmosphère plus dense, leslourdes émanations paludéennes, et les tourbillons de poussièrecosmique, larves invisibles de l’éternelle pourriture. Auxcarrefours des routes, aux embranchements des traverses, tout d’uncoup, surgissaient des calvaires difformes, se penchaient desstèles barbares, s’accroupissaient de géantes pierres, gardant lesouvenir des dieux homicides qui ont régné là.

Tout le monde descendait aux côtes. Les unss’empressaient autour des Pères qui exagéraient leurs airsfraternels et leurs allures gaies ; les autres escaladaientles fossés et lançaient des cailloux, pris d’un besoin demouvement. Quelques-uns, bras dessus, bras dessous, chantaient descantiques. Aucun n’adressa la parole à Sébastien qui remarqua, nonsans amertume, que le jeune Père « qui devait tantl’aimer » ne lui prêtait plus la moindre attention. Sur laberge du chemin, écrasé par la désolation de l’âpre nature, dont ilne pouvait comprendre encore la farouche et mystérieuse beauté,ressaisi par ses terreurs du collège qui, bientôt, allaitapparaître, là-bas dans les brumes, il marchait seul, l’âme endétresse, plus abandonné au milieu de ses camarades, que la bêtevaguant à travers le silencieux infini de la lande. « Et commenous l’aimerons », se répétait-il, dans l’espoir d’étoufferl’involontaire et persistante défiance, dont son cœur était plein,et qui lui rendait plus cruels l’inhospitalité des choses,l’indifférence de ses maîtres et le mépris ricaneur, hautain, deses compagnons. Cette phrase qui lui revenait souvent, il croyait ydémêler un sens d’hypocrite moquerie, une ironie perfide, et il sedisait : « Non, ils ne m’aimeront jamais… Et commentpourraient-ils m’aimer, puisqu’ils en aiment tant déjà, qu’ilsconnaissent mieux que moi, tant qui ont des chevaux, des fourrures,des beaux fusils, tandis que moi, je n’ai rien ? » Ilavait alors des envies violentes de s’enfuir ; à un détour dela route il ralentit le pas. Il attendrait que les voitures et labande des élèves eussent disparu, et puis il se mettrait à courir.Mais une pensée le glaça. Où donc aller ? Devant lui, derrièrelui, partout, la solitude morne, le désert. Pas une maison, pas unabri en cet espace de cauchemar, en cette spectrale nuditéterrestre. À l’horizon qu’envahissaient des brumes violacées, pasun clocher ; un ciel implacable au-dessus de sa tête, un cielmaintenant enduit de plomb opaque, que des corbeaux, par troupesaffamées, traversaient sans interruption. Et, tout petit, avec salongue redingote qui lui faisait dans le dos des plis ridicules, etdont les basques caricaturales flottaient comiquement autour de sesjambes, il regagna les diligences, continua de les suivre,souhaitant de n’arriver jamais.

À Malestroit, près d’un vieux pont, ons’arrêta pour relayer et pour dîner : dîner morne, dans unesale auberge, sous des poutres enfumées, parmi d’intolérablesodeurs de cidre aigre et de graisse rance. Personne ne parlait,étourdi par le voyage, et Sébastien, relégué à l’un des bouts de lagrande table, que des femmes servaient, en corsages brodés, encoiffes ailées de religieuses, ne mangea point. Un affaissementphysique, une sorte d’anéantissement moral, remplaçaient lasurexcitation aiguë de ses nerfs, maintenant détendus et meurtris.Sa tête était vide, sa volonté paralysée. Il ne pensait plus àrien, ni au passé, ni au présent ; il ne sentait rien, ni sesjambes endolories, ni ses reins rompus, ni la pesante boule deplomb qui lui emplissait l’estomac. Hébété, ses mains cachées sousla table, il regardait devant lui, sans voir, sans entendre, sanscomprendre pourquoi il était là, et ce qu’il faisait.

Quatre heures après, il se trouva couché dansun petit lit de fer, entre des cloisons de bois, fermées par unrideau blanc. Les cloisons montaient à mi-hauteur du plafond,laissant, au-dessus d’elles, un vide où des clartés tremblantes delampe s’épandaient. Près du lit, une étroite table, garnie d’unecuvette et d’un pot à eau ; contre la cloison, à portée de lamain, un bénitier, surmonté d’un crucifix ; en face, contrel’autre cloison, ses habits qui pendaient, accrochés, pareils à despeaux de bêtes écorchées.

Il ne se rappelait pas exactement ce quis’était passé, depuis Malestroit. Il avait seulement la sensationde choses tronquées, fugitives, un peu effarantes, passant del’éclat vif des lumières au néant des plus intenses ténèbres… Il sesouvenait d’avoir longtemps roulé, dans un bruit de grelots, devitres ébranlées, roulé en une voiture où des visages cahotés,endormis, s’éclairaient très pâles, à la lueur terne d’un lampion…Et ce roulis, ces cahots, ces chocs des épaules, il croyait lesressentir encore. Toujours tintaient à ses oreilles, mais pluslointains, les grelots ; toujours vibraient, mais plusassourdies, les vitres. Et de fumantes croupes de chevaux, avec desossatures pointues, fantastiquement maigres, se levaient,bondissaient, dans un halo de lumineuse vapeur… Puis une villeconfuse, à peine entrevue dans la nuit… puis une porte, devantlaquelle l’on s’était arrêté, une façade haute, sommée d’une croixdont les bras luisaient… puis de longs couloirs blancs, desescaliers interminables… La marche d’une foule sur des dallessonores… Et des soutanes, rapides, fuyantes… des saints de plâtreblafards, des vierges livides, projetant sur les murs l’ombre degestes raidis !… Des lits, des lits… puis rien !… Sa peaubrûlait, ses tempes battaient… Quelque chose comme un cercle de ferlui opprimait le front… Où donc était-il ? Il se souleva àdemi, hors des draps, et il écouta… Un grand silence !… Ungrand silence où, peu à peu, se percevait plus distincte,l’indécise et continue rumeur des respirations endormies, où, toutà coup, éclataient la voix effrayée d’un rêve, le bruit rauqued’une toux, le choc sourd d’un coude entre les cloisons de bois… Ilpensa à sa petite chambre, de là-bas, à ses gais réveils, à la mèreCébron, que tous les matins, dans la cuisine, il trouvait en trainde griller des tartines de pain, pour le café au lait, et ilsoupira. C’était fini !… Jamais plus il ne reverrait sachambre, ni la mère Cébron, ni rien de ce qu’il avait aiméjusque-là !… De temps en temps, sur la blancheur des rideaux,gonflés par un souffle furtif, rôdait, vigilante et déformée,l’ombre d’une soutane… Et les heures sonnaient, espaçant dessiècles.

 

Le réveil ne sonna qu’à huit heures. Un tapagegrandissant emplit le dortoir ; piétinement de foule,bourdonnement de ruche en travail, sur quoi se détachaient le bruitplus clair des rideaux glissant, un à un, sur leurs tringles defer, et la ruisselée de l’eau tombant dans les cuvettes.Machinalement, Sébastien se leva, la tête alourdie, les idéesdisjointes, mal à l’aise. Un jour avare, un jour de prison,remplaçant la lueur des lampes éteintes, rampait au plafond,laissait les cloisons dans une pénombre étiolante. Il s’habilla, àla hâte, gauchement, négligeant de se laver, de peur d’être enretard, et, sans trop savoir comment cela s’était produit, il seretrouva, au milieu d’une longue file, heurté, bousculé, et flanquéde deux compagnons, ainsi qu’un malfaiteur, entre deux gendarmes.La file s’ébranla. Il revit les escaliers, les saints de plâtre,les couloirs percés de larges fenêtres, par où des coursrectangulaires, des petits jardins souffrants, des espaces carrésen forme de cloître et de préau, s’apercevaient uniformément enclosde hauts bâtiments qui leur donnaient un jour crayeux, d’unedureté, d’une tristesse infinie. Distraits, bâillant, les élèvesentendirent la messe dans une chapelle sombre, basse, étouffante,sorte de tribune s’ouvrant latéralement sur la nef publique, hauteet voûtée, dont on ne voyait, en raccourci, qu’une partie du chœuret l’autel fastueux. Ensuite, ils se rendirent au réfectoire, vastesalle très claire, blanchie à la chaux, où, malgré la propreté destables et la remise à neuf des murs, persistaient des odeurs fades,les douceâtres relents des anciennes nourritures. À peine siSébastien toucha du bout des lèvres au déjeuner : du laitchaud, servi en d’énormes jattes de fer blanc. Ce ne fut que dansla cour de récréation qu’il put reprendre possession de soi-même,recouvrer la notion du lieu où il était, reconstituer à peu près lesouvenir de ce qui venait de se passer de violent, d’insolite danssa vie. Quoiqu’il éprouvât, à ce moment même, une impressionpénible d’abandon, d’exil, la sensation douloureuse d’être arrachéà des habitudes, à des joies, à des libertés vagabondes, l’angoissed’être emmuré désormais dans de l’inconnu, il aspira,délicieusement, à pleins poumons, l’air frais du matin. Et il restalà, sans bouger, regardant les élèves qui se dispersaient, parcouples, par groupes, regardant les autres cours, qui s’animaient,le collège, et s’étonnant de ne pas voir le théâtre, le bateau,dont ils avaient tant parlé, dans le wagon, ni la mer, la mer qu’ildésirait tant voir. Il bruinait ; un vent aigre soufflait del’ouest, poussant dans le ciel de gros nuages floconneux ; etcette fraîcheur humide qu’il apportait lui faisait du bien,détendait ses muscles, calmait ses nerfs.

Tout à coup, un jeune garçon se planta, droit,devant lui.

– Je me nomme Guy de Kerdaniel, dit-il…Et toi, comment t’appelles-tu ?

– Sébastien Roch ?

– Tu dis ?

– Sébastien Roch !

– Ah !

Guy de Kerdaniel cligna de l’œil, réfléchit uninstant, et, les poings sur les hanches, le torse cambré, ilinterrogea, très impérieux :

– Es-tu noble ?

À cette question inattendue, Sébastien rougitd’instinct, comme s’il eût été coupable d’un gros péché. Il nesavait pas exactement ce que c’était d’être noble ; mais,devant l’attitude dominatrice de son petit interlocuteur, ilsoupçonna que de ne l’être pas cela constituait une faute grave,une malpropreté, un déshonneur.

– Non, répondit-il, d’un air humble,presque suppliant.

Il se tâta la poitrine, les flancs, lesgenoux, pour bien s’assurer qu’une bosse ou quelque dégoûtanteinfirmité, ne lui avait pas, soudainement, poussé sur le corps.Ensuite il considéra, de son œil doux effaré, le hardi camaradedont l’évidente majesté l’éblouit. Cette casquette, crânementposée, en arrière de la tête, sur la nuque, ces gestes délibérés,ce visage insolent, pâle et fin, aux grâces souples et douteuses decourtisane et, par-dessus tout cela, ces habits seyants etfrivoles, lui apparurent comme la révélation de quelque chose detrès grand, de sacré, d’inaccessible, à quoi il n’avait pas encoresongé jusqu’ici. Sébastien fut véritablement écrasé de tant deprestige, et, par contre, il acquit, sur l’heure, la certitude deson indignité. À n’en pouvoir douter, il était devant l’un de cesêtres supérieurs, augustes, dont son père parlait avec tant derespect et d’émerveillement. Ce petit personnage, de touteévidence, n’était point comme lui-même, bâti de chair vulgaire etd’os grossiers, mais de matières précieuses, plus précieuses quel’or et l’argent. Il se dit : « C’est peut-être un filsde prince. » Ce fut un moment de douloureux émoi. Sous sesvêtements, antiques hardes, godantes défroques de famille,sommairement retaillées, retapées par la mère Cébron, et qui luipesaient aux épaules, plus lourdes que des chapes de plomb, il sejugea si gauche, si infime, tellement déchu, qu’il eût vouludisparaître au fond de quelque trou, ou s’évaporer dans l’air,comme une fumée. Pourtant, avec l’intention vague de seréhabiliter, il bégaya, en un mouvement comique deslèvres :

– J’suis d’Pervenchères… dans l’Orne…J’suis d’Pervenchères…

Il se souvint des recommandations de son père.Pour convaincre le troublant Guy de Kerdaniel de son droit à vivre,près de lui, à respirer le même air, manger le même pain, apprendreles mêmes choses que lui, il tenta de raconter l’église, leschapiteaux, l’illustre ancêtre Jean Roch, l’âne, leur mort à tousles deux, dans les rues, à coups de bâton. La phrase qu’il fallaitne lui vint pas. Il ne savait par où commencer, par l’âne, ou parl’église. Et, bégayant, plus fort, et croyant résumer cettemagnifique histoire dans un seul cri, il répéta :

– Puisque j’suis d’Pervenchères !…Na !…

Ce correctif plaisant parut ne pasimpressionner beaucoup Guy de Kerdaniel qui, lui aussi, examinaitSébastien, des pieds à la tête, dédaigneusement. Étonné, scandalisémême de se trouver en présence de quelqu’un qui, n’étant pas tout àfait un paysan, n’était pas, non plus, un noble, de si mincenoblesse que ce fût, l’aristocrate gamin ne pensait pas à rire. Ilétait devenu sérieux comme un juge ; des plis durs rayaientson front. Ce fait anormal le choquait, autant qu’il dérangeait sesnotions héréditaires sur l’organisation des hiérarchies humaines,et le bon ordre des contacts sociaux. Devait-il hausser les épauleset s’en aller, ou bien administrer une paire de gifles à ceminuscule insecte, qui avouait n’être pas noble et s’appeler de cenom barbare : Sébastien Roch ?… De ce nom cynique :Sébastien Roch !… Sébastien Roch !… Certes, rien que celavalait une gifle. Il hésita, quelques secondes, la main levée.Finalement, pris d’un suprême dégoût où s’affirmait mieux que dansla violence l’inflexible antagonisme des castes, il se contenta dedemander :

– Alors !… qu’est-ce que tu faisici ?

– Je ne sais pas, gémit-il.

Guy s’impatienta, frappa la terre du pied.

– Enfin, ton père, qu’est-ce qu’il fait,ton père ?

– Papa ?… articula Sébastien.

Mais il s’arrêta, de nouveau décontenancé.

Au choc de cette interrogation, il venaitd’entendre distinctement la porte d’un monde se refermer sur lui.Une poussée brutale le rejetait hors d’une vie qui n’était point lasienne, et où il n’avait pas, anonyme et chétif avorton, le droitde pénétrer. Maintenant, il ne doutait plus que, si manquer denoblesse était une impardonnable faute, faire quelque choseéquivalait à une infamie, dont rien ne pouvait vous laver. Iladmira Guy de Kerdaniel autant qu’il l’envia et le détesta.« Qu’est-ce qu’il fait, ton père ? » Et voilà que lanécessité de répondre à cette question lui causait subitement unegêne insurmontable, une angoisse plus vive que toutes cellesjusqu’alors souffertes. Sébastien éprouva contre son père et contrelui-même un sentiment affreusement pénible, qu’il ne se souvenaitpas d’avoir jamais connu. Ce n’était pas de la colère ;c’était plus que de la pitié, presque de la honte, cette espèce dehonte, basse et lâche, qui s’attache à l’idée de la difformitéphysique. Avec une précision où s’accentuaient toutes lesinfériorités sociales, il revit son père, en manches de chemise,les reins serrés par le tablier de cotonnade grise, fureter dansune boutique, encombrée d’objets vulgaires, et très laid de sesmains maculées de rouille, gercées de travail, ranger des poêlonsde fonte, ficeler des paquets de clous. Cela lui sembla répugnant,inadmissible, et plus irréparable que s’il eût été bossu oucul-de-jatte. De même qu’il avait mesuré la distance qui leséparait de Guy de Kerdaniel, de même il mesura celle qui séparaitson père du père de celui-ci : un beau monsieur, sans doute,avec une belle barbe étalée, et des mains très blanches, fièrementcampé dans une voiture, que menait, sur des allées de sable jaune,à travers des paysages riches, un cocher tout galonné d’or. Dans lavertigineuse seconde que dura son hésitation à répondre, millepensées, mille souvenirs, mille sentiments, mille spectacles, millepresciences, défilèrent ensemble et pêle-mêle. Les êtres, leschoses, les idées prenaient des contours autres, des directions etdes formes nouvelles, d’une implacable rigueur, d’unedésenchantante brutalité. Et les murs de la cour, et la boutiqueprojetaient leur sale ombre sur ses plus chers, ses plus purssouvenirs. Son père, les voisins, Mme Lecautel,Marguerite, le pays tout entier, le ciel natal, et lui-même, cetteombre les enveloppait d’un épais, d’un étouffant voile de dégoût.En ce moment, ses billes d’agate et de verre colorié, sa belleboîte de compas, ses toupies de cuivre ronflant, dont il était sifier, vis-à-vis de ses camarades de là-bas, qui réalisaient saconception la plus élevée du bonheur, du luxe et du rang, il leseût sacrifiés, sans un regret, avec joie, tout de suite, pour êtrené de parents nobles et oisifs, pour pouvoir le crier bien haut àla face de tous les Kerdaniel de la terre. En son troubled’orgueil, il chercha d’abord à mentir, à se renier, à se hissersur des héraldismes vertigineux. Il ne trouva rien d’assezplausible, rien d’assez émerveillant, ne sachant pas ce qu’ilfallait dire. D’ailleurs, son pantalon trop court, sa veste troplarge, en forme de flottante guérite, qui protestaient de lamodestie de leur origine, le découragèrent, le rappelèrent à laréalité de sa condition. Puis il comprit que ce serait vil dementir ainsi, se souvint des paroles que ne cessait de lui répéterson père : « Il faut toujours être soumis et respectueuxenvers les personnes plus élevées que soi, par la fortune et par lanaissance. » Et, d’une voix tremblée, où pleurait toutel’humilité d’un aveu, il murmura :

– Papa ?… Il est quincaillier.

Ce fut aussitôt un éclat de rire, uneexplosion de moqueries qui lui éclaboussèrent la figure, ainsiqu’un jet de boue.

– Quincaillier !… Ha !ha ! ha ! quincaillier !… Tu es venu ici pourrétamer des casseroles, dis ?… Tu repasseras mon couteau,hein ?… Qu’est-ce qu’on te paie par jour, pour nettoyer leslampes ?… Quincaillier !… Hé là-bas !… Il estquincaillier !… Hou !… hou !… hou !…

Le rire alla se perdant, ironiquement scandépar la fuite de deux pas. Sébastien leva les yeux. Guy de Kerdanieln’était plus là… Il avait rejoint un groupe d’élèves auxquels,gesticulant, il racontait déjà l’extraordinaire et scandaleuseaventure d’un quincaillier égaré parmi de jeunes nobles. Des crisde surprise, de protestation, des exclamations indignées,éclatèrent… Un quincaillier ! Qu’est-ce que çamangeait !… un quincaillier !… c’était peut-êtrevenimeux !… Quelques-uns proposèrent de donner la chasse àcette bête inconnue et malpropre. Et le rire recommença, renforcécette fois d’autres rires plus aigus et de plus insultantesmoqueries. Ils imitaient l’aboiement des chiens, le claquement desfouets, le son de la trompe, le galop d’une chasse à travers leshalliers.

– Hardi, les toutous !… Hou !hou ! hou !

Toutes les voix, tous les regards, le petitSébastien les sentit peser sur lui, infliger à son corps la torturephysique d’une multitude d’aiguilles, enfoncées dans la peau. Ileût voulu se ruer contre cette bande de gamins féroces, lessouffleter, les piétiner, ou bien les apaiser par sa douceur, etleur dire :

– Êtes-vous fous de rire ainsi de moi quine vous ai rien fait ?… Qui voudrais tant vousaimer ?

S’il avait eu son pain d’épices, ses tablettesde chocolat, il les leur eût distribués.

– Tenez, vous voyez que je ne suis pasméchant !… Et je vous en donnerai d’autres.

Un Père surveillant, qui, non loin de là,lisait son bréviaire, vint se mêler au groupe. L’enfant se crutsauvé : « Il va les faire taire, les punir, »pensa-t-il. S’étant informé pourquoi l’on riait de la sorte, leJésuite se mit, lui aussi, à rire, d’un rire amusé, discret etpaterne, tandis que son ventre rond, secoué de légers soubresauts,gonflait gaiement la soutane noire. Alors, pour ne plus entendreces rires et ces voix qui lui faisaient mal, pour échapper à cesregards qui le martyrisaient, Sébastien courba la tête ets’éloigna, désespéré.

Dans la vaste cour, entourée d’une hautebarrière blanche et fermée sur le parc par une quadruple rangéed’ormes grêles, des enfants de son âge couraient, jouaient,d’autres se promenaient, bras dessus, bras dessous, sérieux etbavards ; d’autres encore, assis sur les marches du jeu depaume, narraient les prouesses de leurs vacances. Il n’enconnaissait aucun. Pas un visage ami, pas une allure familière, pasune main prête à se tendre vers sa détresse de nouveau venu. Avecune serrée au cœur, il observait que des élèves, arrivés comme lui,de la veille, comme lui dépaysés, perdus, tout bêtes, secherchaient, se rapprochaient, commençaient des ébauches d’amitié,sous l’œil favorable des maîtres. Seul, il restait à l’écart,n’osant faire aucune avance, de peur des rebuffades ; ilsentait s’élargir le vide autour de lui, irrémédiablement ; ille sentait s’élargir de tout l’infranchissable espace, de toutl’inviolable univers qui le séparait de Guy de Kerdaniel et desautres, de tous les autres. Cela se reconnaissait donc que son pèreétait quincaillier ? Il gardait sur lui la visible empreintede cet état condamné ? Il était plus repoussant qu’un chien,dont la peau est rongée par le mal rouge ? Pourtant, bien desfois on lui avait dit qu’il était joli ; on avait admiré sesboucles blondes, ses joues roses et saines, ses yeux quiressemblaient à ceux de sa mère. On avait donc menti ?… Onl’avait donc trompé ?… Il était laid, d’une laideur tellementavérée qu’elle excitait la risée, le dégoût, la haine ? Ce quilui rendait plus sensible la certitude de cette laideur, c’estqu’il attribuait à tous ses camarades des airs de beauté, de beautédésespérante, qui tenait sûrement à leur condition heureuse denobles et que ne pouvait ambitionner le méprisable fils d’unméprisable quincaillier !… Pourquoi, si petit, si faible, silaid, si mal vêtu, l’avait-on envoyé si loin, sans une protection,sans une défense ? Pourquoi, si brusquement, l’avoir arraché,aux quiétudes, aux intimités douces du pays, son pays, silencieuxet charmant, où tout lui était familier, fraternel, où il étaitplus beau, plus riche, plus envié que n’importe lequel des enfants,ses compagnons d’école et de jeux ; où tout le ramenait, àcette heure de souffrance, et la dureté de l’exil et le remords dene l’avoir pas assez aimé, ce pays maintenant perdu, aimé de cetamour encore inéprouvé, qui lui noyait le cœur d’amers regrets etde violentes tendresses ? Ici, l’air lui semblaitpesant ; le vent chargé d’odeurs insolites,l’étourdissait ; les arbres maigres, dépouillés de leursverdures fragiles, suintaient de la suie ; et le bâtiment ducollège, au fond, là-bas, énorme et gris, barrait le ciel de sesquatre étages moroses, troués de fenêtres noires et sans rideaux,des fenêtres pleines d’yeux en embuscades et d’invisiblesguettements d’ennemis… C’est donc là qu’il allait vivre désormais,dans le froid du cloître, dans la servitude de la caserne, dansl’étouffement de la prison, seul au milieu d’un grouillementd’êtres qui lui seraient toujours étrangers et hostiles. Ceux-ci,près de lui, passaient, indifférents à ses implorationsmuettes ; ceux-là lui jetaient, dans un crachat :« Quincaillier ! hou ! hou ! » Et ce« hou ! hou ! » finissait par lui causer unesorte d’hallucination. Il croyait entendre ce « hou !hou ! » bourdonner à ses oreilles, comme un épais vold’insectes, gronder comme un lointain appel de bêtes fauves. Celase propageait des bouches rageuses aux yeux moqueurs,inexorablement ; cela sortait des murs, du sol, tombait duciel ; cela franchissait les barrières, circulait dans lesautres cours, ranimait, d’une gaieté mauvaise, la somnolenterécréation d’un jour de rentrée.

– Quincaillier !… hou !hou !

La tête molle, les membres lâches, Sébastiens’accota contre un arbre et il pleura. Durant une minute, sa petiteâme d’enfant, qui, pour la première fois, venait de regarder etd’entendre la vie, mesura tout l’infini de la douleur, toutl’infini de la solitude de l’homme.

Longtemps, il demeura, appuyé contre sonarbre, les bras ballants, inerte. Dans sa détresse, une idéebizarre, un désir obstiné d’enfant, surnageaient ; il eûtsouhaité voir la mer. Pourquoi ne la voyait-il pas, nullepart ?… Pourquoi ne l’entendait-il pas ? Puisque lesJésuites avaient acheté un grand bateau ?… Où était-il, cegrand bateau ?… Un vol de pigeons passa, tournoya au-dessus dela cour. Il le suivit, jusqu’à ce qu’il eût disparu, derrière lecollège. Bien sûr que les bateaux devaient voler sur la mer, ainsique les pigeons dans le ciel ; il se rappelait en un livred’images, un bateau, avec des voiles déployées et toutes blanches,comme des ailes. Sa pensée vagabondait d’un objet à l’autre,s’attachait surtout aux choses flottantes, aux nuages, aux fuméesqui se dissipent, aux feuilles que le vent emporte, aux floconsd’écume, s’en allant à la dérive des courants. Mais elle leramenait, d’un coup de fouet brutal, très vite, à l’implacableréalité de sa misère. Il se remémora, successivement, tous lesdétails de son voyage, depuis le moment où il avait quitté lamaison. Chaque incident, grossi par son imagination, déformé parl’état d’exaltation nerveuse où l’avait mis sa scène avec Guy deKerdaniel, lui était un accablement nouveau. Exilé de Pervenchères,il avait tout perdu ; repoussé de ses condisciples, dédaignéde ses maîtres, condamné à l’abandon, il n’avait plus rien oùraccrocher une espérance. Oh ! comme les discours de son père,qui l’ennuyaient tant, lui eussent semblé délicieux àentendre ! Comme il aimait l’arrière-boutique, la cour puante,les murs aux suintements ignobles qui lui apparaissaient,aujourd’hui, plus étincelants d’or et de pierreries que lesféeriques portes des songes ! Des choses oubliées, poignantes,des physionomies lointaines, misérables, lui revenaient en foule,de là-bas. Il se souvenait de François Pinchard, un voisin triste,un petit cordonnier bossu, avec des cheveux frisés, et la peau plusnoire que ses cuirs. Chaque jour, en allant à l’école, ou bien aujardin, il l’entrevoyait, penché sur son ouvrage, ramassé surlui-même, dans un raccourci douloureux qui accentuait encore ladifformité de son torse. Les gamins riaient de lui, lepoursuivaient à travers les rues : « Hé !Mayeux ! » Et le petit bossu fuyait, roulant sa bosse,sur ses courtes jambes, la tête crépue à moitié cachée par lesurhaussement des épaules. Sébastien se complaisait à évoquer lepitoyable souvenir de François Pinchard, tout attendri de découvrirdes analogies de situation, des similitudes de souffrance, avec sasituation et sa souffrance de réprouvé. Pauvre bossu ! Iln’était point méchant, pourtant ! Bien au contraire ! Iln’était point méchant, comme sont les bossus. Alors pourquoi cetacharnement contre sa misérable carcasse ? Obligeant enverstout le monde, adroit, courageux, il aimait à rendre service, àfaire plaisir aux autres. On le trouvait prêt à donner un coup demain, pour n’importe quelle besogne. Il suffisait qu’onl’appelât : « Allons, viens ici, bossu, » pour qu’ilaccourût, heureux de se dévouer, de se montrer utile etbienfaisant. Sébastien s’arrêtait, avec une pitié immense, surcette bonté touchante de François Pinchard, l’exagérait, lamagnifiait, la sanctifiait, et par une irrésistible transpositionde l’égoïsme humain, la faisait sienne, comme il faisait siennesaussi les souffrances du petit bossu, au point de se confondre aveclui, de se vivre en lui. Et les souvenirs émouvants reprenaientleurs cours. C’est ainsi qu’un dimanche, Coudray, le charpentier,sorte de géant bellâtre, l’avait battu sans raison, pour rire, pouramuser les jolies filles, car elles aimaient qu’on inventât desfarces cruelles, qui le faisaient pleurer. Il était si drôle, sabosse avait des sursauts si comiques, lorsqu’il pleurait :« Hé là, donc, Mayeux ! » Et le gros poing ducharpentier, habitué à équarrir d’énormes troncs de chêne, s’étaitabattu à plusieurs reprises sur la bosse du bossu. « SacréMayeux ! Hé, là ! » Pinchard s’était secoué, ainsiqu’un chien que son maître a corrigé, et, plus étonné de la foliede cette agression, qu’indigné des coups reçus, il avait dit, enfrottant la place endolorie :

– Pourquoi que tu m’bats ?… Tun’serais seulement pas capable d’m’dire pourquoi qu’tu m’bats…Na !… Na !… C’est malin !

Et puis, on l’avait trouvé pendu, un matin,dans son échoppe. Sébastien avait demandé pourquoi on ne lerevoyait plus, pourquoi sa maison restait silencieuse et fermée. Onlui avait répondu qu’il était mort. En son esprit inviolé d’enfant,la mort ne correspondait à rien de précis ni de terrible. Sa mèreaussi était morte, et il ne la concevait pas autrement que morte,c’est-à-dire absente et heureuse. Quelquefois, il avait contemplésa photographie dans la salle à manger. En regardant son visagetranquille, un peu effacé par le temps, sa taille frêle, sa robe àfleurs, ses cheveux roulés en repentirs ; et derrière cettejolie personne, des balustres, des fuites pâlies d’étang, de bois,de montagnes, il s’était dit : « Elle est morte »,sans une secousse au cœur, sans un regret de ne pas l’avoir connue,tant il pensait que cela devait être ainsi. Il était même contentde la voir en un paysage si calme, si doux, qui était, sans doute,le paradis où vont les morts charmants. Vivre ! Mourir !Mots vagues, sans représentations matérielles, énigmes auxquellesne s’était pas arrêtée son enfance, vierge de douleurs. Maintenant,il comprenait. Une heure soufferte au contact de la vie avait suffipour lui révéler la mort. La mort, c’était quand on ne se plaisaitpas quelque part, quand on était trop malheureux, quand personne nevous aimait plus ! La mort, c’étaient ces espaces tranquilles,avec ces balustres drapés d’étoffes et fleuris de roses !« Hé ! Mayeux ! » À ce cri, un autre cri semêlait : « Quincaillier, hou ! hou ! » Etles deux cris se confondaient poussés par l’aboyante meute desméchants. C’était la mort ! Il enviait François Pinchard, ilenviait sa mère, il enviait tous les morts inconnus. Puisque tousces morts étaient morts, il pouvait bien mourir, lui aussi. Et,doucement, sans luttes intérieures, ni révoltes physiques, sans undéchirement de son petit être, l’idée de la mort descendait en lui,endormante et berceuse.

Sébastien quitta son arbre, longea labarrière, ne s’occupant plus des élèves, lesquels, repris pard’autres distractions, semblaient l’avoir complètement oublié. Ilétait apaisé. Une légèreté gagnait ses muscles plus souples :son cerveau s’allégeait, baigné d’ondes fluides et de vapeursgrisantes. Ainsi qu’à l’approche d’un bon sommeil, après unejournée de fatigues, il ressentait quelque chose d’inexprimablementdoux, quelque chose comme l’éparpillement moléculaire, comme lavolatilisation de tout son être, de tout son être sensible etpensant… Mais comment se tuerait-il ?… L’idée de la mortbrutale, de la mort horrible, avec du sang, des membres rompus, deschairs béantes, de la cervelle étalée, ne lui vint pas. Ilconcevait la mort comme une aérienne envolée vers les espacessupérieurs ou comme une lente descente, un glissement giratoire etcandide dans des gouffres de lumière… Le jeune Père, il se lerappelait, avait parlé d’une pièce d’eau… Où était-elle, cettepièce d’eau ?… Il regarda et ne vit que des cours en rumeur.En face, le collège dardait sur lui l’éclair oblique, farouche,multiplié de ses yeux haineux… À droite du collège, se devinait unvaste espace, ceinturé de cimes de sapins très sombres, quimoutonnaient durement dans le ciel.

– C’est peut-être par là, se dit-il,imaginant déjà une immense surface rose, où des joncs flexibles,des roseaux chanteurs traçaient des routes de clarté, deresplendissantes avenues d’eau firmamentale ; une surfaceimmobile, rêveuse, attirante, comme était celle de l’étang de laForge, dont, tant de fois, il avait exploré les rives herbues, etrespiré, délicieusement, l’âpre senteur des fermentationspaludéennes.

Sous les arcades du jeu de paume, lesurveillant passait et repassait, d’un pas ralenti, le nez sur sonbréviaire. Sébastien accéléra sa marche, pensa à François Pinchard,à sa mère, et sortit de la cour, sans obstacle. Très calme,maintenant, il allait, les yeux fixés sur l’espace vide, dont on nesavait pas si le fond était de la terre solide, ou de l’eauremuante, et que le cirque noir des sapins emplissait d’un mystèred’abîme.

– Et si c’était la mer ! se dit-ilencore, en son obstination d’enfant.

L’image du petit cordonnier le précédait, leconduisait :

– Hé ! Mayeux…

L’image souriait et il souriait à l’image.

– Quincaillier, hou !…hou !…

À mesure qu’il avançait, il ne percevait plusla résistance de la terre, sous ses pieds. Il marchait, comme enrêve, si léger qu’il se croyait soutenu, emporté par deux grandesailes, au-dessus du sol. Un frère, à face de détenu, louche etcrasseux, qui charriait du pain dans une petite charrette, lecroisa. Il ne le vit point. Deux autres frères, à la bouche lippue,au regard souilleur d’enfants, le frôlèrent. Il ne les vit pasdavantage. Il ne voyait plus rien, plus rien que l’espace, qui,lui-même, se brouillait, s’ennuageait, se transformait enblancheurs flottantes. Toute sa vie sensorielle, déséquilibrée,affluait à son odorat. Des senteurs lui arrivaient aux narines,multiples, différentes et si fortes, qu’il faillit s’évanouir.L’atmosphère, comme dans une chambre fermée et remplie de végétaux,lui semblait lourde d’odeurs acescentes et de vénéneux parfums. Ilrespira, décuplés par la perception morbide exacerbée de ses nerfs,le souffle ammoniacal des terreaux, l’exhalaison carbonique desfeuilles mortes, les arômes effervescents des herbes mouillées, lafleur alcoolisée des fruits. Sébastien dut s’arrêter, la gorgeserrée, pâle, presque défaillant. Il avait dépassé le collège. Àgauche, de petites constructions basses s’espaçaient ; et desjardins montaient en terrasse, jusqu’au parc ; à droite, unecourte allée de châtaigniers, aboutissait aux communs, défendus parune palissade ; et derrière les communs, une prairies’étendait, plane, unie, d’un vert argenté. Au milieu de laprairie, une nappe d’eau luisait, toute blanche, sans un reflet.Alors, Sébastien escalada la palissade, s’engagea dans l’allée, etvoulut courir. Mais, soudain, deux Pères, qui se promenaient, luibarrèrent la route. Il s’arrêta, effrayé, poussa un cri.

– Eh bien ! eh bien !…qu’est-ce que c’est ?… On maraude, hein ?… dit l’und’eux, d’un ton sévère.

Déjà il s’apprêtait à tirer les oreilles del’enfant, quand, frappé de sa physionomie étrange, de l’ivresseinaccoutumée qui brillait dans le mystère de ses deux prunelles, ilreprit, plus doucement, en donnant à ses gestes une inflexiond’affectuosité rassurante :

– Voyons, mon petit ami, où alliez-vousainsi ?

Sébastien fut remué par la douceur de cettevoix qui s’était, tout d’un coup, assouplie jusqu’à la prière.Cependant, il n’osa pas répondre. Le Jésuite insista.

– Pourquoi aviez-vous quitté lacour ? N’ayez pas peur… Je vous aime bien… dites, monenfant !

Tandis qu’il parlait, il lui flattait la joue,et le considérait d’un air d’encourageante bonté. Il répéta avec unaccent de pitié tendre :

– Pourquoi ?… Voyons… vous avez duchagrin, n’est-ce pas !… Vous vouliez vous enaller !…

Et, sous ces paroles simples qui leconquéraient, Sébastien sentit comme une digue se rompre dans sapoitrine, puis un flot de larmes l’inonder. Suffoquant, la gorgebrisée par les hoquets, il se jeta dans les bras du Père,sanglota.

– On m’a… on m’a… on m’a…

Il n’en put dire davantage. Comme un noyé quise cramponne éperdument à l’épave miraculeuse que la vague luiapporte, il s’accrochait, de ses doigts crispés, à la robe du Père.Et tout son corps tremblant, secoué de spasmes, se haussait, secollait contre le corps du prêtre, dans un paroxyste amour de vieretrouvée.

– On m’a… on m’a… on m’a…

Lorsqu’il fut un peu calmé :

– Allons, ne pleurez plus, consola lePère… Cela n’est rien, mon petit ami… Venez vous promener avec moi…Ensuite, je vous ramènerai à l’étude…

Mais Sébastien, la tête toujours cachée dansla soutane, gémissait :

– Non !… non !… Je ne veux pas…Je veux retourner à Pervenchères… Je… je suis d’Pervenchères…

Chapitre 3

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&|160;

Peu à peu, Sébastien finit par se résigner àsa nouvelle existence qui se trouva prise dans l’engrenage de latâche quotidienne et, désormais sans trop de dures secousses, sedéroula sur la régularité monotone des heures, ramenant toujourspareils les mêmes occupations et les mêmes événements. Il oublia levoyage pénible, l’entrée douloureuse dans cette grande prison depierre grise, et le froid glacial qui lui avait étreint le cœur,rétracté la chair, à la vue des longs couloirs blafards, despetites cours intérieures, baignées d’un sépulcral jour&|160;; iloublia les clameurs féroces, l’étang si morne, là-bas, sous lemorne ciel et l’étrange, inconcevable folie qui, en une minuteéperdue, l’avait poussé vers la mort, comme vers un refuge. Puis,les souvenirs du pays s’estompèrent dans une brume plusdouce&|160;; les regrets se firent moins poignants et pluslointains. Loin de son père, délivré de l’ennui de sa parole, duvide de ses conseils, il le trouva beau, grand, héroïque, sublime,et il l’aima d’un amour d’autant plus fort, qu’il en avait presquerougi, qu’il l’avait renié. Sa tendresse s’accrut de toutes lesinsultes endurées à cause de lui, s’aviva du remords de ne l’avoirpas courageusement défendu. Pour ne pas l’inquiéter, et par unesorte de pudeur fière à ne point étaler de plaintes et derécriminations devant les maîtres – car il savait que les Jésuiteslisaient les lettres des élèves comme celles des parents – il nevoulut rien lui confier de ses tourments. Il se bornait à laisserdéborder son cœur, en affections naïves et chaudes, en promessesrépétées de bonne conduite et de travail. Il s’essayait aussi à depetites descriptions du collège, à des récits de promenades, oùdéjà se révélait, dans la primitivité de la forme et l’éveilincomplet de la sensation, une âme curieuse et vibrante. Et puis,c’étaient des besoins de parler du pays, des souvenirs à l’adressede toutes choses de là-bas, exprimés, tantôt avec une gaietéforcée, tantôt avec l’angoisseux, l’exaspéré désir des joiesnatales, des caresses familières qui dénotaient une véritabledétresse morale. Un autre que M. Roch se fût peut-être alarmé decette insolite agitation d’esprit. Celui-ci ne vit là qu’unbadinage dont l’inutilité et le manque de sérieux lechoquèrent&|160;: «&|160;Je ne suis pas trop content de toi,écrivait-il, je m’aperçois que tu passes ton temps à desgamineries, à des futilités, que je ne saurais encourager. Jecomprends, que les premiers jours, tu te sois laissé griser par unchangement d’existence aussi radical et flatteur. Mais il esturgent que tu songes à devenir sérieux. Tout Pervenchères s’occupede toi. On me jalouse. Je dis&|160;: «&|160;Mon fils arrivera trèsloin, ira très haut.&|160;» Tâche de ne pas faire mentir ton père.Envoie-moi la liste de tes principaux condisciples, de ceux surtoutqui portent un nom historique. Comment s’appellent tes voisins declasse&|160;? Avec qui t’es-tu lié de préférence&|160;? Le RévérendPère qui t’a conduit te parle-t-il de moi&|160;?&|160;»

Les brimades revinrent encore, mais ellesperdaient chaque fois de leur caractère de violence pour ne plusconserver qu’une sorte d’intermittente, de joviale raillerie quilui rendait moins insupportable sa blessure. Cependant, il sentittrès vivement l’amertume de l’inégalité sociale, avérée,persistante, en laquelle il vivait. D’être toléré comme un pauvre,et non accepté comme un pair, cela lui fut un sourd chagrin, uneplaie d’inguérissable orgueil, contre lequel il tenta, vainement,de réagir. Cette solitude où on le laissait le fit plus grave etréfléchi, presque vieux. Les roses couleurs de ses jouess’effacèrent et pâlirent&|160;; l’ovale de son visage s’amincit,ses yeux se cernèrent inquiets, meurtris, se voilant sans cessesous une double expression de tristesse tranquille et de méditationétonnée. Devant les inextricables complications de la vie, sessurprises augmentèrent chaque jour. Chaque jour lui révéla deshabitudes, des noms, tout un ordre de choses importantes, toute unesérie de personnages, augustes et révérés, qui semblaient familiersà tout le monde, et qu’il se désolait d’être le seul à ne pasconnaître et qu’il s’irritait de ne pas comprendre. Cette ignorancelui valait de fréquentes avanies. Une après-midi, Guy de Kerdaniel,à brûle-pourpoint, lui demanda «&|160;pour qui il était, du comtede Chambord ou de l’Usurpateur&|160;?&|160;» Ne sachant pas cequ’étaient ces personnages, s’ils existaient vraiment, et de quellefaçon on pouvait «&|160;être pour l’un ou pour l’autre&|160;», iln’avait rien répondu. Et l’on avait ricané de son embarras.Sébastien se rendit compte qu’il venait encore de donner une preuvenouvelle de son infériorité. Mais comment faire&|160;? On riait deson silence&|160;; et, lorsqu’il parlait, on le huait. «&|160;C’estpeut-être des surnoms de Jésuites&|160;!&|160;» se dit-il.Longtemps, il garda au comte de Chambord et à l’Usurpateur unerancune de les ignorer&|160;; et, convaincu que cela devait êtreainsi, que cela serait toujours ainsi, il n’osa pas se renseigner,dans la crainte d’une mystification. D’ailleurs, à qui se fût-iladressé&|160;?

Les collèges sont des univers en petit. Ilsrenferment, réduits à leur expression d’enfance, les mêmesdominations, les mêmes écrasements que les sociétés les plusdespotiquement organisées. Une injustice pareille, une semblablelâcheté président au choix des idoles qu’ils élèvent et des martyrsqu’ils torturent. Tout ignorant qu’il fût des conflits d’intérêts,des rivalités d’appétits, immanentes, qui font s’entre-déchirer lesmêlées humaines, Sébastien, à force de voir et de comparer, netarda pas à déterminer l’exacte situation qu’il occupait en cemilieu, agité par des passions, troublé par des chocs, jusque-làinsoupçonnés et décourageants. Sa situation était celle d’un vaincuqui n’a même pas, pour se réconforter de sa défaite, le souvenird’une lutte, ou l’espoir d’une vengeance. La lutte lui étaitodieuse&|160;; la vengeance, il n’y songea pas un seul instant. Ilcomprit qu’il ne devait compter que sur lui-même, ne vivre qu’enlui-même d’une vie solitaire, indépendante et fermée auxsollicitations ambiantes. Mais il comprit aussi que ce renoncementétait au-dessus de ses forces. Sa nature généreuse, expansive, touten élans, ne pouvait s’accommoder des étroites limites intérieuresoù il la circonscrivait. Elle avait besoin d’air, de chaleur, delumière, d’un large espace de ciel. En attendant que cette lumièrebrillât, que s’ouvrît ce ciel, Sébastien continuait de regarder laVie passer sur un fond d’images brouillées et d’inexorablenuit.

À Vannes, chaque cour se divisait en groupesdistincts, exclusifs l’un de l’autre, représentant non descommunions de sympathies, ou des convenances de caractères, maisdes catégories sociales, qui avaient, ainsi que dans l’ordrepolitique, celle-ci seulement des privilèges, celle-là seulementdes obligations. Malgré les incessants contacts, les coude à coudeforcés de l’étude, de la classe, de la chapelle, du réfectoire, oùles angles s’épointent, où les heurts s’amollissent, oùl’instinctif sentiment d’une défense commune, contre le devoir etcontre le maître, réunit, un instant, les intérêts les plusdisparates, il n’existait réellement, entre ces groupes, aucunmélange moral. Durant les récréations, chacun reprenait sa placeofficielle, rentrait dans les étroits compartiments d’uneconstitution aristocratique dont les Pères, sans brusqueries, avecdes apparences d’impartialité bénévole et souriante, savaientmaintenir le sévère fonctionnement, encourager les préjugés,pensant faire ainsi pénétrer plus avant dans les âmes la nécessitéd’une discipline graduée, le culte d’un respect hiérarchique. Guyde Kerdaniel était le chef indiscuté de la cour, dont Sébastienétait le souffre-douleur. Ses fantaisies d’enfant gâté, ses amitiéschangeantes, ses capricieuses haines étaient la loi souveraine. Ilconnaissait son pouvoir et en abusait volontiers, surtout contreles faibles. Choyé par les maîtres, en raison de sa naissancepresque illustre, adulé par les élèves, en raison des spécialesattentions, de l’évidente préférence que lui manifestaient lesmaîtres, il résumait en lui ce que la vie a de plus souhaitable etde vénéré. On savait la considérable fortune de ses parents, leurprestigieux château sur les bords de la Rance, leur train de viemagnifique et bruyant. Les imaginations s’exaltaient au récit deschasses, des réceptions, des églises rebâties, des couventssubventionnés, des entrevues fréquentes du marquis de Kerdanielavec le comte de Chambord qui l’avait institué, officiellement, sonconfident le plus intime, son ami le plus écouté. De cesmerveilles, de ces élégances, de cette amitié royale, le fastueuxGuy gardait une indestructible auréole. Chétif de corps, malsain depeau, marqué sur son front pâli, rétréci, déjà fané, du stigmatedes races épuisées, il avait l’assurance d’un homme fait, le gestebref, la bouche impérieuse, l’œil insolent sous des paupières troplourdes et clignotantes. Il n’en était pas moins, malgré cet aspectde groom anémié, le centre élu, le pivot choisi de cette sociétéinfantile, acquise par l’exemple et l’éducation, à tous lesservilismes, comme à toutes les tyrannies. Les vanités, lesambitions, les aspirations secrètes ou avouées de ce petit peuple,parqué en de jalouses coteries, rayonnaient vers sa personnefragile et redoutable, ou plutôt vers ce qu’elle évoquait derichesse éblouissante, de luxe sacré et d’agenouillements humains.Sébastien n’essaya pas de l’attendrir par une lâche soumission, nide s’imposer à lui par l’éclat d’une révolte. Il le dédaigna, et cedédain, surélevant sa pitié, il chérit davantage ses petits amis delà-bas, les mal peignés, les mal torchés, ceux-là surtout, effaréset miséreux, dont les blouses en loques, et les tristes pantalonsrapiécés, l’émurent aux larmes, douloureusement. Il se tint aussi àl’écart des maîtres, ne quêta pas leurs bonnes grâces, ne cherchapoint à provoquer leur tendresse. Il lui semblait que la douceurfuyante de leurs manières reculait encore, au lieu de larapprocher, l’humiliante distance, de jour en jour plus grande,mise par les élèves entre eux et lui. Leurs «&|160;monenfant&|160;», prononcés d’une voix pateline, sonnaient faux à soncœur. Auprès d’eux, il n’éprouva aucune impression d’être protégé.On le délaissait dans la classe, où ses professeurs lui faisaientréciter mécaniquement ses leçons, l’interrompant, chaque fois, d’un«&|160;c’est bien&|160;», bref et sec, sans jamais une paroled’encouragement ou de blâme, sans un redressement de mémoire, alorsqu’ils s’appliquaient à éveiller l’intelligence des autres, à laguider dans ses voies préférées, à l’exciter par des explicationspatientes&|160;; on le délaissait dans la cour, où personne ne leconviait à prendre sa part des plaisirs, des activités bruyantes,dont les Pères, la soutane retroussée, ardents, souples, enfantins,menaient le branle joyeux, et où il errait, le plus souvent toutseul, désemparé, blessé par ces joies, révolté par ces rires quiéclataient autour de lui, comme pour mieux le railler de sonabandon. Et puis, il eût fallu posséder des accessoires comme ilsen avaient tous, un roulement de jouets très chers, que lesJésuites vendaient dans un petit pavillon, appelé la questure.Oh&|160;! ce petit pavillon, tout rempli de belles choses, étrennesperpétuelles, qui exhalaient de délicieuses odeurs de sapin et debois verni, qui lui rappelaient la féerique, la flamboyanteboutique de l’épicier, à Pervenchères, les jours charmants de Noëlet du Nouvel An. Comme il le dévorait du regard&|160;! Comme ilenviait les riches qui en revenaient, les bras chargés, les pochespleines, avec des figures en fête&|160;! Après de longueshésitations, surmontant sa timidité, il se rendit à cette questuretentatrice, acheta un ballon qui fut crevé le lendemain, deuxballes qui lui furent aussitôt volées, une paire d’échasses qui secassèrent, dès qu’il les eut essayées. Les cinq francs donnés parsa tante étaient épuisés&|160;; les dix sous réglementaires quechaque semaine, le samedi, le Père Préfet distribuait aux élèves,dans les cours, passèrent en emprunts qu’il n’osa refuser. Alors,avec une volonté supérieure à son âge, il résolut de s’abstraire,dans le travail et dans lui-même, de ses successifs mécomptes. Ilacquit bientôt, dans le travail, une sorte de paix&|160;; danslui-même, où déjà remuait tout un monde de pensées et desensations, une sorte d’amère jouissance qui alla se décuplant, auxheures du silence et du repos.

&|160;

Un mercredi, avant la promenade, Sébastien vitvenir à lui un élève qui lui demanda&|160;:

–&|160;Veux-tu que nous fassions la promenadeensemble&|160;?… Je suis Jean de Kerral… Tu me connaisbien&|160;?…

Et avant que Sébastien eût le temps derépondre, il ajouta&|160;:

–&|160;On t’embête, parce que tu esquincaillier… Moi, ça m’est égal que tu sois quincaillier… Tu meplais tout de même… Tu es gentil, et je t’aime bien.

Jean de Kerral était de petite taille, maistrapu et très laid à cause de son profil en forme de tête depoisson, et de son visage piqueté de taches de rousseur. Ses yeux,vifs et bons, plurent à Sébastien. Il avait des gestes menus, unpeu fébriles et cassés, une voix douce, gazouillante, comme unoiseau, et, comme un oiseau, en marchant, il sautillait. Onl’appelait, dérisoirement, le bon Samaritain. Jean avait, en effet,dans la cour, une spécialité évangélique&|160;: il protégeait lesfaibles, et consolait les tristes. Dès qu’un élève était mis enquarantaine, pour une raison quelconque, ou battu, ou hué, ilallait à lui, l’accablait d’amitiés bruyantes, l’étourdissaitd’incohérentes effusions. Il était miséricordieux et loquace, et sigénéreux qu’il se fût dépouillé de tout&|160;; mais ses parents,qui connaissaient cette manie, ne lui laissaient rien. Cetenthousiasme durait quelquefois huit jours. Après quoi Jean lâchaitson ami, aussi spontanément qu’il était allé à lui, pour courir àun autre.

Il dit encore&|160;:

–&|160;Ça me faisait de la peine de te voirseul, toujours… Pourquoi que tu t’en vas, chaque fois qu’ons’approche de toi&|160;?… Pourquoi que tu ne jouesjamais&|160;?…

Un autre élève accourait, débraillé etsoufflant.

–&|160;Ah&|160;! c’est Bolorec&|160;! expliquaJean de Kerral… Je l’ai retenu aussi pour la promenade… Il est trèsgentil, Bolorec… Il me plaît tout plein.

Bolorec vint prendre place à côté deSébastien. Boulot, les joues rondes, le front mangé de cheveuxcrépus, le buste trop long et roulant sur des jambes trop courteset mafflues, il servait, comme Sébastien, de point de mire auxplaisanteries des camarades. Il était fils de médecin, professionnon acceptée et fertile en brimades. Mais les brimades glissaientsur sa chair flasque et sur son amour-propre cuirassé sans ylaisser trace de blessures. Il paraissait ne rien sentir, ne riencomprendre et souriait toujours. Rien n’altérait ce sourireéternel, ni les bousculades, ni les coups de pied, ni les surnomsles plus pénibles.

Bolorec reboutonna son gilet, ramassa la cordede sa toupie, qui pendait jusqu’à terre, hors de la poche de sonpantalon, bourrée de choses dures, et il regarda Sébastien d’unregard bienveillant d’idiot.

Les rangs se formèrent&|160;; au signal de lacloche, la petite troupe s’ébranla, silencieuse, sous la conduitede deux Jésuites, placés en serre-file, l’un à la tête, l’autre àla queue de la colonne. Sautillant et réjoui, Jean se pencha àl’oreille de Sébastien, et, très bas&|160;:

–&|160;Tu es content d’être avec moi,dis&|160;?… Bolorec aussi est très content… Moi, je suis content,parce que je n’aime pas qu’on embête les autres.

Une fois dehors, ils longèrent le port, durantune centaine de mètres. C’était l’heure de la marée basse. Une eaunoirâtre dormait dans l’étroit chenal. Sur la vase, parmi desbarques échouées, une goélette était couchée, de flanc, sa quille àl’air, sa mâture oblique, penchée, comme prête à tomber dans levide. Des chaloupes de pêche montraient, çà et là, leurs bordagesimbriqués d’ignobles saumures et leurs coques de même couleur quele sol fangeux où elles s’embourbaient. Plus loin, Jean indiqua àses compagnons le Saint-François-Xavier,un bateau toutblanc, un joli cotre élancé, à la fine carène, qui se tenait droitet fier, entre ses étais, son pavillon flottant au haut de laflèche. Les quais étaient presque déserts&|160;; le paysage sefermait brusquement, sur un ciel très bas, en lignes de terresrigides, nues, d’une brutale horizontalité. Sébastien chercha envain la mer. Il était consterné par cette immobilité, par ceschoses couchées, tristes comme des épaves, par ces eaux mortes, etcette navrante vase dont l’odeur l’affadissait.

Lorsque, ayant quitté le port et traversé lestortueuses rues de la ville, ils débouchèrent dans la campagne,Jean de Kerral dit à Sébastien&|160;:

–&|160;C’est loin d’ici où tuhabites&|160;?

–&|160;Oh oui&|160;!… c’est loin&|160;! gémitl’enfant qui, défiant et redoutant une scène douloureuse, n’osaitrépondre que par monosyllabes timides et soupirés.

–&|160;Moi, j’habite tout près, au château deKerral, sur la route d’Elven, tu sais… Elven… où il y a une grossetour… On y va quelquefois en promenade… Tu n’as pas de château,toi&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Oh&|160;! ça ne fait rien&|160;!Bolorec non plus n’en a pas.

Les rangs s’étaient un peu débandés.Maintenant, une rumeur de voix piaillantes accompagnait lepiétinement de la petite troupe en marche. Il reprit&|160;:

–&|160;Moi, je serai soldat… J’entrerai àSaint-Cyr… Et toi, qu’est-ce que tu feras&|160;?… Tu entreras aussià Saint-Cyr&|160;?…

–&|160;Je ne sais pas&|160;! bégayaSébastien.

Le comte de Chambord&|160;!l’Usurpateur&|160;! Saint-Cyr&|160;! Toujours des choses dont iln’avait pas la moindre idée. Comment pourrait-il jamais s’élever àla hauteur des autres, puisqu’il ignorait tout cela, qui étaitcapital, indispensable&|160;! Il aurait bien voulu demander desexplications à Jean&|160;; il n’osa pas. Jean continuait degazouiller&|160;:

–&|160;Papa dit qu’il n’y a pas de milieu,aujourd’hui, pour des nobles, ou bien ne rien faire… ou bien entrerà Saint-Cyr… Papa ne fait rien, lui… Il chasse… As-tu untambour&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Moi, j’en ai un… un vrai tambour, encuivre… C’est papa qui me l’a donné… et c’est le fermier quim’apprend à battre… Il a été tambour au régiment. Il bat très bien…Moi aussi, maintenant, je bats très bien… Et puis papa m’a donnéencore un uniforme de hussard rouge… Quand je sors, toute lajournée, je mets l’uniforme de hussard et je bats du tambour… C’esttrès joli, très amusant… Et ça m’apprend à être officier. Tu n’enas pas, toi, d’uniforme de hussard&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Alors, qu’est-ce que tu as&|160;?Comment t’amuses-tu quand tu es chez toi&|160;? Il faudra endemander un à ton père…

Sébastien se sentait le cœur plein de quelquechose, il ne savait de quoi&|160;; ou de chagrin de ne pas posséderun uniforme de hussard rouge, comme Jean de Kerral, ou de joied’entendre pour la première fois, depuis qu’il était parti dePervenchères, une voix qui lui fût douce, des paroles qui n’étaientni des injures, ni des railleries. Et, tout d’un coup, il éprouvaenvers celui qui lui parlait ainsi un sentiment de tendresse, dereconnaissance profonde, l’irrésistible élan d’une âme qui se donneà une autre âme. Ému, il prit la main de Jean, la serra très fortdans la sienne, et, les yeux voilés de larmes&|160;:

–&|160;Je t’aime bien, dit-il.

–&|160;Moi aussi, je t’aime bien, réponditJean de Kerral.

Bolorec, lui, ne parlait point, et suivait lesrangs, au pas menu de ses jambes trop courtes. Très rouge, lesveines du cou tendues, il gonflait ses joues en ballon et lesdégonflait ensuite, d’un coup de poing, intéressé par le bruitd’explosion discrète, d’équivoque pétarade, qui sortait de seslèvres. Entre chaque opération, il souriait, de ce sourire neutre,inquiétant&|160;; de ce sourire qui n’exprime rien et ne s’adresseà personne, de ce sourire fixe, comme la mort en met parfois sur labouche glacée de ses élus.

La route où ils marchaient était très large etplantée de hauts marronniers dont les branches nues serejoignaient, s’entrecroisaient, formant, avec les filigranes desramilles, au-dessus de leurs têtes, une voûte ajourée que le cieldécorait de ses soies gris perle et de ses dentelles roses. Desmurs en pierre sèche, rehaussés de l’or travaillé des mousses,incrustés de la délicate joaillerie des lichens et des capillaires,bordaient de chaque côté les prairies, les champs de culture, despetits champs vallonnés, séparés l’un de l’autre, tantôt par delarges talus boisés, tantôt par des éclats de granit fichés, droitset pointus, dans la terre, tendant sur le sol infertile le velourschancreux de ses sombres tapis, larmés de l’argent pâle des flaquesd’eau. Une vie multipliée germait dans les emblaves que les seiglesnaissants et les jeunes blés couvraient de gais frissonssmaragdins. Dans le ciel, d’une douceur charmante, s’épandait unelueur fine, contenue, qui s’imprégnait au translucide tissu desnuages, tramés d’or laiteux et lavés de nacres légères. Et souscette lumière tiède, infiniment diffuse, infiniment pénétrante, quimettait des abîmes célestes jusque sur le tronc des arbres et lacassure des pierres, sous ces effleurantes caresses qui laissaientdes mondes de joie reflétés jusque sur la fragile ellipsoïde desherbes, toutes les formes et toutes les couleurs chantaient. Cequ’elles chantaient, Sébastien eût été incapable de le définir etde l’exprimer, mais il en savourait l’harmonieuse et presque divinemusique, il en admirait l’harmonieuse et presque divinebeauté&|160;! C’était comme un mystère de résurrection quis’accomplissait en lui, une extase auguste d’amour qui gonflait sonêtre tout entier, de graves enivrements et de nuptiales délices,par quoi se célébraient les fiançailles de son cœur.

–&|160;Nous irons toujours ensemble à lapromenade, dis&|160;?… implora Sébastien.

Jean de Kerral répondit&|160;:

–&|160;Et nous jouerons toujours dans la courensemble, avec Bolorec.

–&|160;Je t’aime bien&|160;! repritSébastien.

–&|160;Moi aussi, je t’aime bien&|160;!

Ce fut un enchantement pour Sébastien. Sesmauvais jours étaient finis, il ne redoutait plus aucunesouffrance, aucun tourment. La confiance revivait en lui, agrandie,fortifiée par le don volontaire, spontané, éternel, qu’il venait defaire de son âme. Et il marchait, plus fier, les membres plussouples, trouvant à toutes choses des aspects de fête et de bonté,se promettant d’aimer Jean, de lui être dévoué jusqu’au sacrifice.Pour la première fois, il se sentait des hardiesses, des désirs deluttes généreuses. Toute une force inconnue distendait ses veines,accélérait les galops de son pouls, les battements de sa poitrine.Aucun obstacle ne paraissait insurmontable à son courage. Il eûtvoulu défier Guy de Kerdaniel.

On s’arrêta dans un bois de pins. Entre lacolonnade des troncs, le sol, parsemé d’aiguilles sèches, étaittout rose, et les pieds enfonçaient doucement dans de la mousse.Une odeur de térébenthine circulait, amère et puissante, mêlée à devagues arômes de plantes marines que le vent apportait de l’ouest.En effet, vers l’ouest, très loin, et rayée par les barres sombresdes pins, une ligne d’eau apparaissait, du même ton irisé que leciel et presque confondue avec lui. Les élèves poursuivirent unécureuil. Les plus hardis grimpaient dans les branches, les autresaboyaient comme des chiens et jetaient des pierres à la bestioleeffrayée. Sébastien et Jean s’assirent au pied d’un arbre&|160;;Bolorec, debout contre le tronc, tailla une ébauche de bateau dansun morceau d’écorce. Tous les trois, de temps en temps, ilsregardaient la chasse et se montraient l’écureuil, étourdi par lesclameurs, qui fuyait d’arbre en arbre, bondissait de branche enbranche, la queue en l’air.

–&|160;Tu ne sais pas à quoi je pense&|160;!dit Jean… Je pense qu’il faudra demander à ton père l’autorisationde sortir chez nous… Ça me ferait plaisir d’être ton correspondant…Maman voudra bien, papa aussi, et les Pères aussi… Tu joueras dutambour, et tu mettras mon uniforme… L’année dernière, papa n’a pasvoulu pour Bolorec… mais toi, ça n’est pas la même chose… parce quetoi… enfin oui… parce que Bolorec est trop sale…

Et il raconta, en phrases saccadées, en récitsdécousus, le château de Kerral, son père qui avait de grossesmoustaches blondes, sa mère qui était très jolie, la grandecalèche, et les six chiens courants qui chassaient les renards etforçaient les lièvres.

Sébastien buvait avidement les paroles deJean. Il se voyait déjà l’hôte choyé, caressé d’une belle dame,dans un château qu’il imaginait resplendissant, avec des fosséslarges, des tours massives, des murs crénelés, comme étaient ceuxdes remparts de Vannes. Son cœur se fondait dans des espoirsinfinis.

Jean poursuivit&|160;:

–&|160;Tu connais bien l’histoire des sixchiens courants, de papa et du clerc d’huissier&|160;?…

–&|160;Non, répondit Sébastien, fâché de nepas savoir tout ce qui intéressait son ami.

–&|160;Comment, tu ne la connais pas&|160;!mais tout le monde la connaît au collège… Eh bien, un jour, monpère revenait de la chasse… Il n’avait rien vu, et n’était pascontent… En approchant d’Elven, voilà qu’il aperçoit, sur la route,le clerc d’huissier. C’est un méchant clerc d’huissier, trèsméchant… Il dit du mal des prêtres, ne va jamais à la messe, et sesparents possèdent une ferme, des biens nationaux, tout près duchâteau… Enfin c’est un homme très méchant… Papa se dit&|160;:«&|160;Puisque mes chiens n’ont rien chassé, je vais leur fairechasser le clerc d’huissier.&|160;» L’idée est drôle, hein&|160;?…Il les découple, les met sur la piste, et les chiens partent…

Bolorec abandonna son écorce, écouta, trèsintéressé, le récit de cette chasse humaine, et, tout d’un coup,l’œil allumé d’un rire, il trépigna de joie la terre, et, de toutesses forces, il aboya&|160;:

–&|160;Ouaou&|160;!… Ouaou&|160;!…

–&|160;Tu comprends, reprit Jean, si le clercd’huissier détale, sentant les chiens à ses trousses… Tu le voisd’ici, pas&|160;? Il saute dans la lande, son chapeaus’envole&|160;; il s’empêtre parmi les ajoncs et les ronces, sonpantalon se déchire&|160;; il roule, revient sur la route, dans ladirection d’Elven… Les chiens le menaient comme un lièvre.

–&|160;Ouaou&|160;!… Ouaou&|160;! recommençaBolorec, dont la joie s’exprimait par d’horribles grimaces.

–&|160;Il paraît que c’était jolimentamusant&|160;!… Tête nue, les cheveux au vent, et les chiens toutprès, lui mordant déjà les culottes… Heureusement, pour le méchantclerc d’huissier, il n’était pas loin d’Elven… Il entre dansl’église, n’a que le temps de refermer la porte sur lui&|160;; etil tombe, évanoui de peur, sur les dalles&|160;! Une seconde deplus, il était pris et dévoré par les chiens… Ils ne badinent pas,tu sais, ces chiens-là…

Et Bolorec, pour la troisième fois, aboyalonguement, découvrant, entre chaque coup de gueule, ses dents quisemblaient, jovialement, fouiller la proie happée.

–&|160;Ouaou&|160;!… ouaou&|160;!

Jean de Kerral conclut&|160;:

–&|160;Eh bien, le père de ce méchant homme afait un procès à papa&|160;; et papa a été condamné à payer, à ceméchant homme, vingt-cinq mille francs, parce que, à la suite decette chasse amusante, son fils est tombé malade, et qu’il estresté fou&|160;!… Mais papa se vengera, parce qu’il va se porteraux élections de député, et ramener le roi… Quand tu viendras cheznous, tu verras les chiens… ce sont de très bons chiens&|160;!…

Sébastien écoute la voix de son ami, cettevoix qui gazouille, comme un oiseau chantant une chansond’amour&|160;; il aime M. de Kerral, malgré ses grosses moustachesblondes qui ne l’effrayent pas&|160;; il aime le château&|160;; ilaime tout, sauf le méchant clerc d’huissier, à qui il ne peutpardonner de ne pas s’être laissé dévorer par les bons chiens de M.de Kerral, et d’avoir coûté à celui-ci tant d’argent.

Les clameurs, dans les bois, s’apaisent.L’écureuil est pris. Des élèves, triomphalement, le portent, pendupar la queue à une baguette comme un trophée. On rentre. Le retourest charmant. Pourtant, il y a dans l’esprit de Sébastien uneinquiétude vague. Le récit de Jean le trouble, un peu, de remordsincertains. Des images s’en lèvent, point rassurantes, d’unsymbolisme brutal, où s’affirme l’inflexible et barbare loi de laforce. François Pinchard et le charpentier Coudray, Guy deKerdaniel et lui-même, Bolorec, un martyr plus féroce que sesbourreaux, l’écureuil, le clerc d’huissier, les chiens de M. deKerral, tout cela, dans les ténèbres de sa conscience, se heurte,singulièrement relié par d’étranges analogies, soudainement éclairépar de farouches lueurs. Des poings tendus, des gueules hurlantes,des mains déchireuses, des foules sauvages, une sensation obscureet pénible de l’éternelle haine, une confuse et rapide vision dumeurtre universel, tout cela lui cause un malaise que la marche etla voix gazouillante de Jean ne tardent pas à dissiper. Bolorecs’est remis à tailler son bateau&|160;; les rangs se sontreformés&|160;; et le soir vient, teintant l’horizon céleste desourdes lumières orangées qui donnent au firmament un jour mystiquede vitrail. Une ombre religieuse, pacifiante, sous la voûte desmarronniers, enveloppe les colonnes des troncs, les listeaux desbranches&|160;; et les grappes pourprées des lilas terrestres,issant des talus empierrés, flambent sur le fond plus vert desprairies. Dans son cœur, un instant troublé, la joie reparaîtclaire, sereine&|160;; le remords s’évanouit, l’espoir revient,immaculé. Engainés de longues chemises de toile blanche,quelques-uns ivres, tous vermineux et couverts de fange, despaysans passent sur la route. Sébastien les regarde passer, et illes salue comme de surnaturels êtres, des saints descendus desvitraux d’église, des anges envolés des cintres de chapelle, et quil’accompagnent pour veiller sur lui. Toutes les choses, agrandies,embellies, ennoblies par son imagination, prennent des formesheureuses, des formes exultantes de tendresse et de prière.

En relongeant le port, il reçoit aussi uneimpression consolante. Tout s’est animé, tout brille. La maréemonte, battant d’un léger clapotement les murs des quais et lescales immergées. Redressée par le flot, la goélette arborefièrement sa mâture haute, dorée par les derniers reflets dujour&|160;; quelques chaloupes de pêche rentrent, voiles carguées,à l’aviron, avec un bruit de soie froissée&|160;; et les mouettesrasent l’eau luisante, de leur vol joueur et hardi. Une odeursalée, mêlée aux souffles puissants du coaltar, imprègnel’atmosphère. L’enfant la respire délicieusement, l’âme conquise àdes féeries de voyage, à des immensités bleues, à des vaguesdispersions dans de la lumière. Et, mentalement, franchissant leslignes de terre, dures, plus assombries à cette heure, qui barrentl’horizon, il s’élève jusqu’à la conception de l’infini.

Sur la petite place, aux maisons gothiques,près du collège, deux jeunes filles de même taille, de mêmecostume, de même svelte et délicate tournure, se sont arrêtées,avec leur mère, pour voir défiler les élèves.

–&|160;Ce sont les sœurs de Le Toulic… qui estde ta classe… tu sais bien… Le Toulic, qui est toujours le premier…explique Jean… Maman les appelle les «&|160;deux sanshommes&|160;», parce qu’elles voudraient bien se marier et qu’ellesne trouvent personne… Elles n’ont pas d’argent… Le père de LeToulic était louvetier… Il est mort… Elles sont trèsjolies&|160;!…

Elles sont charmantes, en effet, vêtues depénombre, et leur silhouette délicate s’enlève, géminée, sur lefond d’une boutique qui s’allume. Sous la voilette, où leur visagese devine, baigné de tous les reflets errants du soir, Sébastien,avec attendrissement, aperçoit une double lueur de soleil, qui secouche, très loin, dans l’eau profonde de leurs yeux.

&|160;

À l’étude il ne travailla pas, pris de paressedevant ses livres, envahi de dégoût, à la pensée d’avoir àconjuguer des verbes barbares. Le coude sur son dictionnaire, sonporte-plume lâche entre les doigts, longtemps il rêvassa. Sa têteétait remplie de trop de choses&|160;; trop d’événements s’étaientsuivis et enchevêtrés, en cette journée, pour qu’il n’essayât pasde les coordonner, d’en jouir, un par un, d’en tirer une règle deconduite nouvelle et des pronostics alliciants. Il ne put arriver àfixer aucune de ces images, mobiles, turbulentes. Cela grouillaitpêle-mêle, dans son cerveau, avec des paysages, des bateaux, descoins de parc rêvés, des châteaux en fête, entrevus au bout delongues avenues éclairées, des sons de tambours, des abois dechiens, des bonds d’écureuils. Il s’arrêta un instant, à contemplerle profil de Le Toulic qui, non loin de lui, à droite, penché surson papier, embastillé de livres, piochait ses devoirs, des plis aufront, du rouge aux joues, de l’encre au doigt. Il eut le granddésir de le connaître davantage, de lui parler souvent, del’aimer&|160;; et, tout d’un coup, se rappelant ses deux sœurs, sigentilles, dans la frissonnante indécision du soir, il l’aima d’uneamitié violente. Peut-être aussi, Le Toulic voudrait bien le fairesortir, chez lui, comme Jean de Kerral. Et ce seraientd’inoubliables heures, entre cette mère et ces deux jeunes filles…Sans doute, des promenades, ensemble, sur le port, au bord desgrèves&|160;; un voile soulevé sur ces intérieursprivilégiés&|160;; l’entrée de plain-pied dans ces existencesinconnues, qu’il avait crues fermées à jamais sur lui, et dont unmot, entendu, ça et là, élargissait encore le mystère captivant.Son rêve déviait, s’enhardissait dans l’impossible, atteignait déjàles sphères défendues où trônait Guy de Kerdaniel. Il le ramena àson point de départ réel&|160;: Jean de Kerral, à cette voix doucequi l’avait charmé, à ces inespérées promesses, par quoi il setrouvait désenchaîné, et libre de vivre. Sébastien finit par fixerses regards sur le dos de Jean, assis à trois rangées de pupitres,devant soi. Toute sa vie était là, ressuscitée, en ce dos agile,remuant, tantôt rond, tantôt pointu, tantôt droit, tantôt courbé,et qui paraissait redire les belles histoires de l’après-midi. Cedos rayonnait comme un soleil. Des joies chantaient autour&|160;;des joies chantaient partout.

Il éprouva le besoin impérieux de confier sonbonheur à quelqu’un, c’est-à-dire de se l’exprimer à soi-même, dese le rendre en quelque sorte visible et tangible par unereprésentation matérielle. Il écrivit à son père une longue lettreenthousiaste, fiévreuse, incohérente, pleine de projets merveilleuxet de puériles folies. Pour la première fois, il ne pensa pas à ymettre un mot de tendresse, un souvenir pour ses amis de là-bas,oubliés, pour Mme Lecautel, pour Marguerite, pourpersonne.

Les jours qui suivirent, Sébastien futheureux, pleinement. D’abord, il n’était plus seul, se savaitprotégé, défendu contre un retour possible du malheur, et il seremettait à jouer, comme autrefois, entraîné par Jean de Kerral, àdes parties de paume, de raquette, dans des groupes où, grâce à cedernier, on le supportait, presque affectueusement. Ensuite, iltrouvait, en soi-même, de quoi embellir les heures de repos et derêve. Au contact plus intime et non seulement physique de sescamarades, mêlé davantage à leurs caractères différents, frotté àleurs passions dissemblables, son esprit s’enrichissait dedécouvertes incessantes, de mille petits faits de vie morale, quiétaient un perpétuel aliment pour ses appétits de connaître,parfois une explication de ses façons de sentir. Ses pensées, plusactives, plus identifiées à son moi, devenaient des compagnesfidèles, victorieuses de l’ennui, et chères infiniment. Souventelles l’emportaient, par-delà les brutalités des apparencesextérieures, dans des mondes éblouissants, sur la frontière du réelet de l’invisible où, surnaturalisant les formes, les sons, lesparfums, le mouvement, elles se haussaient jusqu’à la divinationvague et précoce, pas encore consciente, de la beauté artiste et del’amour essentiel. Initié par son ami aux menus secrets de pratiquecourante, dont l’ignorance, jadis, le chagrinait si fort, arrêtaitsi brusquement l’essor de ses élans, il prenait aussi, vis-à-visdes autres, une hardiesse plus grande, vis-à-vis de lui-même unesécurité moins troublée. Il n’osa pas, cependant, aborder LeToulic, à cause de son air trop grave, de ses trop pédantesallures. Le Toulic, piocheur endurci, intelligence lente, mémoirerebelle, volonté obstinée de Breton, affectait de ne s’intéresserqu’à ses devoirs, et passait une partie de ses récréations, le nezsur ses livres. Et puis, quand il n’étudiait pas, on le voyaittoujours pendu à la soutane des surveillants et des professeursqu’il accaparait, lorsque ceux-ci venaient faire une apparitiondans la cour. Il ne l’en aima pas moins, de loin, le suivant avecplaisir, retrouvant, en lui, sérieux et renfrogné, un peu du charmeattirant des deux sœurs si jolies, dont s’était ému son instinct dejeune mâle, un soir.

Mais, à mesure que son intelligences’élargissait, que de pâles lueurs jalonnaient le champ plus vastede ses observations journalières, à mesure que se développait, enlui, le désir d’apprendre, il se dégoûtait davantage du travail, etce dégoût s’affirmait, au point que la vue seule de ses livres luicausa une impression pénible, irritée, presque une souffrance. Ilfut obligé de faire un effort violent sur lui-même, pour lesouvrir, pour s’astreindre à les étudier. Les punitions corporelles,le pain sec, la mise aux arrêts, la privation de promenades&|160;;les punitions corporelles, morales, la honte publique des mauvaisesplaces, augmentèrent cette disposition, au lieu de la réformer. Saréputation de paresseux, de cancre, s’établit bien vite, et il s’enaffligea&|160;: «&|160;C’était plus fort que lui, il ne pouvaitpas.&|160;»

Chez les natures d’enfant, ardentes,passionnées, curieuses, ce qu’on appelle la paresse n’est le plussouvent qu’un froissement de la sensibilité&|160;; uneimpossibilité mentale à s’assouplir à certains devoirsabsurdes&|160;; le résultat naturel de l’éducationdisproportionnée, inharmonique qu’on leur donne. Cette paresse, quise résout en dégoûts invincibles, est, au contraire, quelquefois lapreuve d’une supériorité intellectuelle et la condamnation dumaître. Telle elle était chez Sébastien, à son insu. Ce qu’on leforçait à apprendre ne correspondait à aucune des aspirationslatentes, des compréhensions qui étaient en lui et n’attendaientqu’un rayon de soleil pour sortir, en papillons ailés, de leurscoques larveuses. Une fois ses devoirs bâclés, ses leçons récitées,il ne lui en restait rien, dans la mémoire, qui le fît réfléchir,rien qui l’intéressât, le préoccupât&|160;; rien, par conséquent,ni formes, ni idées, ni règles, qui se cristallisât au fond de sonappareil cérébral&|160;; et il ne demandait pas mieux que de lesoublier. C’était, dans son cerveau, une suite de heurtsparalysants, une cacophonie de mots barbares, un stupide démontagede verbes latins, rebutants, dont l’inutilité l’accablait. Jamaisrien d’harmonieux, ni de plaisant, qui s’adaptât à ses rêves, riende clair qui expliquât ce par quoi il était généreusementtourmenté. Ce qui le charmait, l’étonnait, ce qu’il sentait decommunication secrète de sa petite âme avec les chosesambiantes&|160;; ce qu’il devinait de mystères épars, délicieux àdévoiler, de vie foisonnante, délicieuse à écouler, on s’acharnaità répandre sur tout cela les plus épaisses, les plus fuligineusesombres. On l’arrachait de la nature, toute flambante de lumière,pour le transporter dans une abominable nuit où son rêve spontané,les acquêts de sa réflexion enfantine, ses enthousiasmes, étaientretournés, avilis, soumis à de laides déformations, rivés à derépugnants mensonges. On le gorgeait de dates enfuies, de nomsmorts, de légendes grossières, dont la monotone horreur l’écrasait.On le promenait dans les cimetières mornes du passé&|160;; onl’obligeait à frapper de la tête contre les tombes vides. Etc’étaient toujours des batailles, des hordes sauvages en marchevers de la destruction, du sang, des ruines&|160;; et c’étaientd’affreuses figures de héros ivres, de brutes indomptées, deconquérants terribles, odieux et sanglants fantoches, vêtus depeaux de bêtes, ou bardés de fer, qui symbolisaient le Devoir,l’Honneur, la Gloire, la Patrie, la Religion. Et sur tout cepêle-mêle, abject et fou, de meurtrières brutes et d’homicidesdieux, au-dessus de ces lointains enténébrés, emplis du rougecarnaval des massacres, planait, sans cesse, l’image du vrai Dieu,un Dieu inexorable et falot, à la barbe hérissée, toujours furieuxet tonitruant, sorte de maniaque et tout-puissant bandit, qui ne seplaisait qu’à tuer, lui aussi, et qui, habillé de tempêtes etcouronné d’éclairs, se promenait, en hurlant, à travers lesespaces, ou bien s’embusquait derrière un astre pour brandir safoudre d’une main et son glaive de l’autre. Sébastien se refusait àadmettre pour Dieu ce démon sanguinaire et il continuait d’aimerson Dieu à lui, un Dieu charmant, un Jésus pâle et blond, à la mainpleine de fleurs, à la bouche pleine de sourires, qui laissaittomber sur les enfants, sans cesse, un regard de bonté infinie etd’intarissable pitié.

Cependant, il n’était point complètementrassuré par cette consolante vision. Des doutes le harcelaient etl’image du Dieu extravagant et sombre des Jésuites le hantait. Ilrepassait alors ses fautes, fouillait ses menus péchés, avec laterreur soudaine de voir cet impitoyable Dieu lui sauter à la gorgeet le précipiter dans l’enfer, comme il avait fait, disait-on, detant d’enfants qui n’étaient point sages et n’avaient pas voulutravailler. Durant la classe et les heures d’étude, sous lasuggestion directe des leçons parlées, son cerveau s’alourdissait,ses facultés s’annihilaient, sa voix même se glaçait, lorsque sontour venait de réciter. Il avait beau étreindre son petit crâne, iln’en pouvait rien faire sortir&|160;; il ne pouvait non plus yfaire pénétrer les conceptions bizarres de cet enseignement, quiperpétuaient, dans une forme plus grave, avec la garantieofficielle des maîtres, les histoires de Croquemitaine et leschimériques contes de fées. Quelquefois, à la classe du samedi,pour distraire les élèves, le professeur leur lisait des épisodesde la Révolution française, des récits dramatisés des guerres deBretagne et de Vendée. Sébastien y retrouvait les mêmesphysionomies ogresques que dans les livres de classe, la mêmeirruption de fous sinistres, les mêmes clameurs de guerre et dehaine furieuse. Mais, cette fois, les noms de Marat, deRobespierre, remplaçant ceux des rois, des conquérants,retentissaient avec épouvante&|160;; la guillotine y fonctionnait,aussi rouge de sang que la framée des grands hommes et le glaive deDieu. Il ne comprenait pas pourquoi on l’obligeait à détesterceux-là, alors qu’on lui recommandait de vénérer les autres. Et ilécoutait, espérant entendre tout à coup les noms de Jean Roch,Pervenchères… l’église… l’âne… Mais c’était sans doute un troppetit massacre, pour qu’il eût chance d’intéresser des imaginationsd’enfants, habitués au récit de bien d’autres hécatombes humaines.Sitôt que, délivré de cette classe maudite, où tout lui pesait, oùtout l’ahurissait, il se remettait à vagabonder dans la cour, lesidées lugubres s’envolaient vite&|160;; il goûtait une joie plusvive à ses jeux, un plaisir plus précieux à ses causeries. Même ils’habituait aux arrêts et n’en ressentait plus aucun ennui. Appuyécontre un arbre, il s’amusait à voir, autour de lui, la vie bruireet s’agiter, et, de temps en temps, il lançait du pain que lesmoineaux se disputaient avec de jolis mouvements qui leréjouissaient. C’est ainsi qu’il se désaffectionna tout à fait dutravail, et bientôt, sans remords, abandonnant ses devoirs, ilpassa les heures longues de l’étude à rêver des choses plus douces,plus belles&|160;; à concevoir des formes, des sons, des lumières,tantôt tristes, tantôt joyeux, suivant que son âme était joyeuse outriste&|160;; à créer en lui une multitude de poèmes, par où,naïvement, inconsciemment, il atteignit la mystérieuse vie del’Abstrait. Il essaya aussi, d’instinct, de reproduire des objetsqui l’avaient frappé&|160;; il couvrit ses cahiers, ses livres, dedessins, feuilles, branches, oiseaux, bateaux, et encore la figurepâle du maître d’étude, qui, du haut de la chaire où il trônait,derrière la lampe, enveloppait les écoliers silencieux d’un regardvigilant et froid.

En ce moment, la confession était, de tous lesexercices religieux, celui qui l’ennuyait le plus. Il ne s’yrendait jamais qu’avec un trouble extrême, le cœur battant, commevers un crime. Le solennel et ténébreux appareil de cet acteobligatoire, ce silence, cette ombre, où une voix chuchotait,l’effrayaient. Dans cette nuit, il se croyait le témoin, lecomplice d’il ne savait quoi d’énorme, d’un meurtre, peut-être. Lasensation en était si vive qu’il lui fallait tout son courage,toute sa raison, pour ne pas crier, appeler au secours. Le PèreMonsal, son confesseur, un grand prêtre à face rougeaude,dodelinante, aux lèvres grasses, aux manières doucereuses, legênait par ses questions. Il l’interrogeait sur sa famille, sur leshabitudes de son père, sur tout l’entour physique et moral de sonenfance, écartant d’une main brutale le voile des intimitésménagères, forçant ce petit être candide à le renseigner sur desvices possibles, sur des hontes probables, remuant avec une lenteurhideuse la vase qui se dépose au fond des maisons les plus propres,comme des cœurs les plus honnêtes. Sébastien avait pour cet hommequi était là, près de lui, la répulsion nerveuse, crispée, qu’onéprouve à la vue de certaines bêtes rampantes et molles. Il luisemblait que les paroles lentes, humides, qui sortaient de cetteinvisible bouche, se condensaient, s’agglutinaient sur tout soncorps en baves gluantes.

–&|160;Et vous tutoyez votre père, monenfant&|160;?

–&|160;Oui, mon Père.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;!… C’esttrès mal… Il ne faut jamais tutoyer ses parents… C’est leur manquerde respect… À l’avenir, vous ne tutoierez plus votre père… Et vousn’avez pas de sœur, mon enfant&|160;?

–&|160;Non, mon Père.

–&|160;Non… Ah&|160;! ah&|160;!… Pas decousine&|160;?

–&|160;Non, mon Père.

–&|160;Non plus… Bon&|160;!… bon&|160;!… C’esttrès bien, cela, mon enfant… Mais, vous avez bien une amie, chezvous… une petite amie&|160;?…

–&|160;Oui, mon Père.

–&|160;Ah&|160;! Bon&|160;!… bon&|160;!… C’esttrès dangereux… Comment s’appelle-t-elle&|160;?

–&|160;Marguerite Lecautel.

Il s’étonnait d’avoir pu prononcer ce nom, encette ombre tragique. Cela lui faisait l’effet d’une trahison,d’une infamie, de quelque chose d’affreusement vil et lâche. Et lavoix du Père Monsal reprenait, plus assourdie, s’échappant enpetits sifflements, en petits râles, qui se confondaient presqueavec le bruit du surplis froissé et les craquements dubois&|160;:

–&|160;Marguerite&|160;? Ah&|160;!… Ah&|160;!…Voyons, dites-moi, mon enfant&|160;?… vous n’avez jamais eu avecelle des attouchements impurs&|160;?… Dites-moi, quand vous étiezseuls, vous l’embrassiez quelquefois&|160;?… Elle aussi,quelquefois, souvent, vous embrassait&|160;?

–&|160;Je ne sais pas.

Et, tout tremblant, il se cramponnait àl’accoudoir du prie-Dieu.

–&|160;Bon&|160;!… Bon&|160;!… Et comment vousembrassait-elle&|160;?… Sur la joue&|160;?… sur labouche&|160;?…

–&|160;Je ne sais pas.

–&|160;Sur la bouche&|160;?… Ah&|160;!…ah&|160;!… C’est très grave… C’est un péché très grave&|160;!… Etdites-moi encore… Vous n’alliez pas plus loin, avec elle… Parexemple… oui… vous n’aviez pas le désir de… Enfin, je suppose, vousn’alliez pas ensemble pour satisfaire certain besoin… Ah&|160;!…Ah&|160;!…

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Allons&|160;!… allons&|160;!… C’esttrès bien…

Il marmottait des mots latins&|160;; sa main,sur le grillage, passait et repassait, distribuant de vaguesbénédictions. Et, très rouge, prêt à pleurer, avec de la honte surla peau, Sébastien sortait du confessionnal, sentant que quelquechose de sa pudeur, que quelque chose de la virginité de Margueriteétait restée là entre les mains violatrices de cet homme.

&|160;

Sur ces entrefaites, il eut une grandedouleur. Le jour même qu’elle lui arriva, il avait reçu de son pèreune lettre à la fois désolée et ravie. M. Roch saignait beaucoup devoir les mauvaises notes et les mauvaises places de son fils&|160;;il avait espéré mieux&|160;: «&|160;Je comprends à la rigueur,écrivait-il, que tu ne puisses en obtenir d’autres, et ce n’est pascela que je te reproche. Il ne serait pas naturel, étant au milieude tant de jeunes gens, nobles et plus riches que toi, que tupassasses avant eux. Il faut de la hiérarchie, et plus onl’inculque de bonne heure aux enfants, et mieux cela vaut. Si tousles hommes de France avaient été élevés chez les Jésuites, nousn’aurions plus jamais à redouter des révolutions. Le curé aussi estde mon avis, et prétend que la hiérarchie est nécessaire.Cependant, je suis très attristé, très mortifié, car j’apprends parune lettre du Père Préfet, admirable, d’ailleurs, d’élévationd’idées, que tu es un paresseux, que tu ne fais rien, que tesmaîtres ne peuvent obtenir de toi un résultat sérieux. Je ne tedemande pas d’être le premier de ta classe, cela ne se peutpas&|160;; mais j’exige que tu travailles, car je m’impose dessacrifices énormes, et je me saigne aux quatre membres, et je meprive de tout, pour t’assurer une éducation supérieure… Voispourtant ce qui t’arrive…&|160;»

Ici, M. Roch exultait.

«&|160;Me suis-je trompé quand je t’annonçaisun avenir brillant&|160;?… Tu le vois, tu vas entrer dans unefamille illustre. La famille de Kerral est très célèbre. Nousavons, le curé et moi, cherché ses traces dans les annales de notreglorieuse histoire. C’est une famille historique. On la trouvepartout dans la Révolution. Il y a un comte de Kerral qui émigra,fut pris à Quiberon, et fusillé à Vannes… à Vannes même, mon cherenfant&|160;!… Je suis très fier de cette relation pour toi. Quandtu seras reçu dans cette grande famille, surtout, tiens-toi bien,sois très poli et respectueux&|160;; surveille tes manières, tonlangage&|160;; que tes habits soient bien brossés, de façon à ceque je n’aie pas à rougir de toi. Tu présenteras à cette noblefamille toute ma gratitude, et tous mes hommages… Donc, que ceci tesoit un encouragement…&|160;»

Il ajoutait&|160;:

«&|160;Le Révérend Père Monsal a raison. Ilvaut mieux, au point de vue de l’autorité paternelle, et dudéveloppement de l’idée de famille dans les générations présenteset futures, il vaut mieux, dis-je, que les enfants ne tutoient pasleurs parents. Cela se passe ainsi dans les maisonsaristocratiques. D’ailleurs, mon enfant, rappelle-toi bienceci&|160;: tout ce que les Jésuites te diront est fondé sur laraison, le cœur, et sur un sentiment très juste de défense sociale.S’ils sont des maîtres admirables en politique, c’est parce qu’ilssont des maîtres admirables en éducation.&|160;»

M. Roch continuait ainsi, durant deux longuespages d’écriture serrée, ornée de volutes et de paraphes. Sébastienlisait cette lettre quand Jean de Kerral, qui venait du parloir,l’aborda.

–&|160;Dis donc… tu sais… il ne faut pas tefâcher… parce que je t’aime bien, toujours… Mais papa m’a dit queje ne pouvais pas t’amener à Kerral…

Sébastien reçut au cœur un coup affreux et,très pâle, il laissa tomber sa lettre à terre.

–&|160;Justement, bégaya-t-il, mon pèrem’écrivait… tiens… parce que…

–&|160;Oui… tu comprends, interrompit Jean…Papa a dit en me tirant les oreilles&|160;: «&|160;Si onl’écoutait, ce gamin-là, il nous amènerait tout le collège.&|160;»Enfin, il n’a pas voulu, quoi&|160;! ni maman non plus. Ils m’ontdemandé ce que tu étais. Je leur ai expliqué que tu étaisquincaillier… qu’on t’embêtait à cause de ça… mais que tu étaistout de même bien gentil… et que je t’avais promis de te montrermon uniforme de hussard… Alors, ils m’ont défendu de te voir… ilsm’ont dit que tu n’étais pas une société pour moi… que je prendraisavec toi de mauvaises habitudes… tu comprends… Et ils m’ont fait unsermon parce que j’avais la manie de ne me lier qu’avec despouilleux… J’ai répondu que tu n’étais pas un pouilleux, que tun’étais pas sale comme Bolorec… Enfin, voilà&|160;!

Inquiet, piétinant sur place, Jean regardaitautour de lui. Il reprit avec volubilité&|160;:

–&|160;Il ne faut plus que je te voie… il nefaut plus que nous allions ensemble… Le Père Dumont est venu, et ila promis à papa qu’il me surveillerait… Mais je t’aime bien tout demême… Je te parlerai quelquefois, quand on ne nous verra pas, tucomprends… Et puis, Bolorec, on ne lui a pas défendu à lui, d’alleravec toi… Tu iras avec Bolorec… Il est très gentil, Bolorec… Jem’en vais, parce que le Père nous regarde… Il m’attraperait si jecausais trop longtemps avec toi… Ah&|160;! dis donc&|160;!… Ilfaudra aussi que tu me rendes le ballon en cuir que je t’aidonné…

L’enfant ne pleura pas. Mais la douleur ducoup fut si forte, qu’il pensa s’évanouir. Il voulut crier&|160;:«&|160;Jean&|160;! Jean&|160;!&|160;» et ne le put. Il avait lagorge serrée, la tête bourdonnante et vide, les membres toutfroids. Il essaya de faire un pas, et ne le put… Le sol sous sespieds se dérobait, se creusait en abîmes… Des lumières rougesdansèrent devant ses yeux. Et Jean s’éloigna en sautillant.

Or, le lendemain, les élèves allèrent enpromenade, sur la route d’Elven. On fit halte dans le bois deKerral.

–&|160;On t’avait promis aussi de venirlà&|160;? dit à Bolorec Sébastien qui, depuis le début de lapromenade, n’avait pas encore prononcé un mot.

–&|160;Oui.

–&|160;Et puis, après, on n’a plusvoulu&|160;?

Bolorec haussa les épaules, et, sans avoirl’air d’écouter, ramassa un éclat de bois qu’il se mit à examinerattentivement.

–&|160;Et ça ne t’a pas fait de lapeine&|160;! insista Sébastien.

Bolorec secoua la tête.

–&|160;Pourquoi que ça ne t’a pas fait de lapeine&|160;?

–&|160;Parce que… expliqua Bolorec.

–&|160;Tu n’aimais pas Jean, alors&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Et moi&|160;?… Est-ce que tum’aimes&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Tu n’aimes donc personne&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que, je les em…, répondit Bolorecqui, tirant de sa poche son couteau, s’apprêta à tailler le morceaude bois.

Et il ajouta, d’une voix tranquille&|160;:

–&|160;Tous&|160;!

Sébastien vit le château, une grande maisonsurflanquée de tourelles, d’appentis, de constructions angulaireset disparates, tout cela de guingois et triste comme une ruine. Lamousse dégradait les toits&|160;; des lézardes craquelaient lesmurailles, rayées de coulures pluviales&|160;; sur la façadeécorchée, galeuse, de larges plaques de crépi manquaient et l’herbeenvahissait les avenues dessablées, une herbe sale, gâchée avec lesfeuilles mortes, piétinée par les troupeaux, hachée par lescharrois pesants. La grille monumentale et rouillée se couronnaitd’un écusson descellé, qui grinçait, au vent, comme une girouette.Près du château, dissimulée derrière un massif de houx panachés, etséparée de lui par un fossé, plein d’eau bleuâtre et dormante, laferme se tassait, basse, juteuse, immonde, formant une cour carrée,sorte de cloaque, où des landes coupées pourrissaient sur unecouche épaisse de bouses anciennes. Une odeur de purin, unefermentation végétale, une exhalaison d’humanité croupissante,venait de là, intolérable et pestilentielle. Et, tout d’un coup,Sébastien aperçut M. de Kerral, un petit homme trapu, la facerouge, les moustaches blondes tombant de chaque côté des lèvres,les mollets guêtrés de cuir fauve. Il tenait à la main une cravacheet frappait de petits coups secs sur le tronc des arbres, ensifflant un air de chasse. C’était, dans sa personne, un mélange depaysan et de gentilhomme, de soldat et de vagabond. M. de Kerrals’avança au-devant des Pères, du même pas sautillant qu’avait sonfils. Il lui ressemblait du reste, avec plus de dureté dans leregard. Sa mise était prétentieuse et négligée&|160;; il avait sursa veste de velours noir, d’immenses boutons de métal, où sevoyaient, en relief, des fleurs de lys. Jean accourut bavard, trèsfier de se montrer à ses camarades, au milieu de son domaine. Lesélèves se taisaient, un peu gênés, se dispersaient, entre lesarbres, par groupes. On leur avait défendu de poursuivre lesécureuils et de couper les branches. M. de Kerral, les Pères etJean se dirigèrent vers la maison. En haut du perron, aux marchesdisjointes, une femme encapuchonnée d’un châle à carreaux rouges etverts, attendait, ses coudes sur la rampe de fer gauchie. Onentendit une voix aigrelette, qui disait&|160;:

–&|160;Bonjour, mes Pères… Comme c’est aimabled’avoir choisi Kerral pour but de promenade…

Saisi par plus d’étonnement encore que detristesse, Sébastien rôda à travers le bois, longea des murscroulants, des jardins abandonnés, ne se heurta qu’à des vestigesde choses tombées, qu’à des débris de choses mortes, enfouies sousles ronces. Par les trouées aériennes, s’ouvrant dans les chênes etdans les pins, il entrevit des perspectives de landes, un terrainaride, désolé, noir, çà et là, des petits champs avares durementconquis sur les racines vierges des ajoncs et les pierres, puis,des coteaux pelés où tournaient des moulins à vent. Il se rappelal’histoire du clerc d’huissier, et des six chiens, que Jean luiavait contée. Chaque détail qui l’avait fait rire lui revint,précis, douloureux cette fois. Et son cœur se serra… Ah&|160;!comme son rêve était loin, maintenant&|160;! Comme il se repentaitde l’avoir si obstinément caressé, ce rêve, non point parce que lesmagnificences désirées aboutissaient à ces ruines, à cette misère,à cet homme, chasseur de pauvres diables, mais parce qu’unsentiment nouveau pénétrait en lui, qui révolutionnait tout sonidéal&|160;: quelque chose de fort et de chaud, ainsi qu’un coup devin. Il venait de voir M. de Kerral, et il le détestait. Il ledétestait, lui et ses pareils. À ces hommes, vivant parmi lesautres hommes, comme la bête de proie parmi le gibier, et dont sonpère lui disait, maintes fois, qu’il fallait les admirer, lesrespecter, il compara ceux de sa race, qui peinent sur les besognesjournalières, petites existences serrées l’une contre l’autre,s’entraidant, mettant en commun, pour les mieux supporter, lestranses d’aujourd’hui et les espoirs de demain&|160;; et il sesentir fier d’être né d’eux, de représenter leur passé de douleurs,de recueillir l’héritage de leurs luttes. Il trouva au tablier detravail de son père, aux blouses des voisins, aux outils, dont lebruit laborieux avait bercé son enfance, un air plus noble, millefois plus noble que les insolentes guêtres, la sifflante cravacheet les fleurs de lys de ce Monsieur qui l’avait méprisé, lui, etavec lui tous les petits, tous les humbles, tous ceux qui n’ont pasde nom, et qui n’ont pas tué et qui n’ont pas volé. Cela leréconforta. Devant la détresse intérieure qu’exprimaient cechâteau, tombant pierre par pierre, et ce sol fatigué d’avoirnourri des hommes sans amour et sans pitié, il éprouva unsoulagement véritable. Il se plut à imaginer, sous ces mursébranlés, sous ces orgueilleuses tourelles découronnées, quin’avaient jamais abrité que des opulences mauvaises et barbares,une vie affreusement triste, plus désespérée que celle desmendiants, à qui sourit, parfois, le réchauffant soleil de lacharité, une vie hors la vie, perdue dans le morne, sombrée dansl’irréparable, dont chaque minute accroissait les angoisses,accélérait les définitives chutes. Et ce fut pour lui une joieprofonde, presque farouche et terrible, que cette pensée dejustice, où il goûta l’ivresse de la revanche, la revanche de sapropre misère, et de toutes les misères de sa race quitressaillaient en elle. Ce qu’il y avait de sang peuple dans sesveines, ce qui y couvait de ferments prolétariens, ce que la longuesuccession des ancêtres, aux mains calleuses, aux dos asservis, yavait déposé de séculaires souffrances et de révoltes éternelles,tout cela, sortant du sommeil atavique, éclata en sa petite âmed’enfant, ignorante et candide, assez grande cependant, en cetteseconde même, pour contenir l’immense amour, et l’immense haine detoute l’humanité.

S’apercevant qu’il s’était écarté de sescompagnons, Sébastien les rejoignit, grave, hanté de cette idéeque, désormais, il avait une mission à remplir. Sans la définirnettement, sans en démêler les moyens et le but, il l’entrevoyaitbelle, courageuse, dévouée. Et d’abord, il n’acceptait plus que cesenfants le rejetassent de leur vie&|160;; c’était lui qui,maintenant, allait les rejeter de la sienne. Il était décidé àfaire respecter son père, ses souvenirs, ses tendresses, et malheurà qui oserait y toucher. Cette soumission qui le rendait petit,humble, suppliant, peureux, il n’en voulait plus. Il ne voulaitplus supporter les fantaisies cruelles, les propos malsonnants, lesmépris dont on l’avait abreuvé jusqu’ici, être le jouet descaprices d’une foule ennemie, se voir poursuivi par elle, comme leclerc d’huissier par les chiens de M. de Kerral.

–&|160;Non&|160;! je ne veux plus&|160;!disait-il, tout haut, tandis que ses pieds faisaient voler lesfeuilles mortes, et que, dans sa tête, la colère montait… Je neveux plus.

Bolorec était resté à la même place, taillantson morceau de bois. Deux élèves, près de lui, l’agaçaient de leursplaisanteries, qui d’ailleurs, n’étaient ni bien injurieuses, nibien méchantes. Mais Sébastien ne pouvait plus maîtriser lesmouvements précipités de son cœur. Il leur cria&|160;:

–&|160;Allez-vous-en… Je vous défendsd’embêter Bolorec… il ne vous dit rien, lui.

L’un d’eux s’avança, les poings sur leshanches, provocant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que tu chantes, toi&|160;?…Quincaillier&|160;! Espèce de sale quincaillier&|160;!

D’un bond, Sébastien se rua sur lui, lerenversa, et le souffletant à plusieurs reprises&|160;:

–&|160;Chaque fois que tu voudras m’insulter,tu en auras autant… toi… et les autres…

Et, comme le battu se relevait,piteux&|160;:

–&|160;Oui, mon père est quincaillier,confessa Sébastien… Et j’en suis fier, entendez-vous… Il ne faitpas dévorer les malheureux par ses chiens, lui&|160;!…

Au bruit de la lutte, quelques écoliersétaient accourus. Personne n’osa répliquer, et Sébastien entraînaBolorec, qui semblait ne s’être aperçu de rien.

Pendant le temps que dura le retour, Bolorecse montra plus expansif qu’à l’ordinaire. Il parla&|160;:

–&|160;La prochaine fois, je couperai unebelle racine, et je te ferai une canne, avec une tête de chien… oubien autre chose… Quelquefois, pendant les vacances, papa m’emmèneavec lui dans sa voiture, quand il va voir des malades… J’ai tailléle manche de son fouet… Deux tibias, tu sais bien, des os, oui…deux tibias, avec une tête de mort au bout… J’avais vu ça dans soncabinet, sur son bureau, et dans ses livres aussi… C’est beau seslivres… Il y a des cœurs d’hommes, des machins… c’est comme desfleurs… Ici, dans les livres, il n’y a rien… C’est embêtant.

Et, se rapprochant plus près de Sébastien, illui dit tout bas, après s’être assuré qu’on ne pouvaitl’entendre&|160;:

–&|160;Écoute… promets-moi de ne pas répéterce que je vais te dire… Tu me promets&|160;?… Eh bien, tu sais quec’est l’empereur qui règne… Il règne parce qu’il a rétabli lareligion… Tu sais ça&|160;?… Eh bien, les Jésuites veulent lerenverser, et ramener Henri V… C’est sûr, parce que Jean a entendules Jésuites causer de ça avec son père… Eh bien, j’ai écrit ça aupréfet, moi… Alors, on va fermer le collège… Et puis on tuera tousles Jésuites… Et puis, tous&|160;!… Voilà&|160;!

–&|160;Tu es sûr&|160;? interrogea Sébastien,effrayé.

–&|160;Puisque je te le dis&|160;!

–&|160;Et alors, on irait à la maison, nousautres&|160;?

–&|160;Oui&|160;!

–&|160;Et on ne retournerait plus au collège,jamais.

–&|160;Plus jamais&|160;!

Le reste de la route s’acheva dans le silence.Ils ne virent point la lande que des bras de mer enlaçaient, quetraversaient des fleuves d’or, que parsemaient des lacs bibliques,la lande s’égrenant, au loin, dans l’eau soirale, en forme d’îlesmystérieuses, de monstrueux poissons, de barques échouées. Ils nevirent point davantage la ville, où les boutiques commençaient des’allumer, ni les deux jeunes filles, si jolies, debout, à leurmême place, près du collège… Tous les deux songeaient. Et leursongerie était pareille. Ils songeaient à des choses douces,là-bas, à des figures aimées, dont le portail, qui brusquement,devant eux, s’ouvrit en grinçant, fit s’envoler les souriantesimages.

Quelques minutes après, Jean de Kerral, dansla cour, tandis que les rangs se reformaient, pour rentrer dansl’étude, aborda Sébastien. Il lui demanda&|160;:

–&|160;Tu as vu le château&|160;?… C’est beau,dis&|160;?

Sébastien ne répondit pas, et fixa Jean, d’unœil dur. Du même coup, il pensa à cet homme qui frappait les arbresavec sa cravache, aux chiens, au clerc d’huissier. L’impressionqu’il avait eue dans le bois, à la vue de ces murs, de cestourelles, il la ressentit plus violente. Une haine le poussait,contre Jean. Il eut envie de lui crier&|160;: «&|160;Filsd’assassin.&|160;»

–&|160;Pourquoi me regardes-tu ainsi&|160;?supplia Jean… Tu es méchant&|160;!… Ce n’est pas de ma faute, tusais bien… C’est papa qui ne veut pas… Parce que moi, je t’aimebien…

–&|160;Ton père, ton château, toi… commençaSébastien.

Mais il s’arrêta, troublé, et vaincu… Jeanétait devant lui, si triste, le considérait de ses yeux si étonnéset si doux, que sa colère, soudain, mollit et tomba. Il se rappelacomment il était venu à lui, gentil, affectueux, alors que tout lemonde se détournait de lui et l’accablait de mépris&|160;; il serappela leurs serments échangés. Il dit, redevenu presquetendre&|160;:

–&|160;Non… Je ne suis pas méchant… moi aussi,je t’aime bien.

&|160;

Sébastien s’intéressa vivement à Bolorec. Soncaractère impassible le déroutait&|160;; le sourire qui grimaçaiten cette face molle et ronde, n’était pas sans lui causer quelqueterreur. Il ne savait s’il devait l’admirer ou bien le craindre.L’aimait-il&|160;? Il n’eût pu le dire… Que Bolorec ne lui eût pasadressé encore une parole affectueuse, cela l’inquiétait. Il nejouait jamais, restait des journées entières, bouche close, sansqu’il fût possible de lui arracher un mot. On le voyait sans cesseen train de tailler un morceau de bois, ou de menus quartiers depierre tendre qu’il collectionnait soigneusement, durant lespromenades. Il était très ingénieux à fabriquer de menus ouvrages,difficiles et compliqués, des boîtes entrant l’une dans l’autre,des étuis, des gréements de bateau&|160;; son adresse étaitémerveillante à sculpter des têtes de chien, des nids d’oiseau, oudes figures de zouaves, à longues barbes ondulantes, comme il y ena sur les pipes. Mais c’était un mauvais élève, et qui nedissimulait pas sa répugnance à apprendre, bien qu’il eût lamémoire vive, l’intelligence alerte, dans un corps lent, flasque,presque difforme, et sous des apparences d’idiot. Puis,brusquement, sans raisons plausibles, comme s’il eût éprouvé lebesoin de rompre ces silences accumulés, trop pesants, il parlait,parlait. Et c’était en phrases courtes, désordonnées, sans suite,des choses énormes, souvent grossières et gênantes, d’extravagantsprojets d’incendie du collège, des résolutions de fuites nocturnes,d’évasions palpitantes, le long des toits par-dessus les mursenjambés&|160;; et quelquefois aussi, des histoires du pays, naïveset charmantes, des légendes de saints bretons, que lui avaitcontées sa mère. Ensuite, il retombait dans son mutisme accoutumé.Ce qui paraissait inexplicable à Sébastien, c’est que Bolorec avaitl’absolu mépris des injures et des bourrades. Lorsqu’on le huait,lorsqu’on le battait, il ne se retournait même pas&|160;; il allaitun peu plus loin, d’un pas tranquille, sans se plaindre jamais,sans jamais se révolter. À la longue, cette attitude inerte avaitfatigué les grands brimeurs, comme Guy de Kerdaniel. Il n’y avaitplus guère que les petits roquets qui lui aboyassent aux jambes,sachant que c’était sans danger. Bolorec et Sébastien, toujoursensemble, en étaient arrivés à ne plus rien se dire. Ils passaientles heures de récréation, assis sous les arcades, près des sallesde musique, et ils écoutaient, sans s’en lasser jamais, les gammesnasilleuses des violons, la sautillante gaieté des pianos, et leséclats de cuivre, sévères, déchirants, des pistons et desbugles.

–&|160;Je voudrais apprendre la musique,soupirait Sébastien.

Et Bolorec chantait, sur des parolesbretonnes, un air de danse très ancien, en scandant les rythmesd’un mouvement de tête balancé.

La musique causait à Sébastien des joiesgraves, de profondes délices. Autant il s’ennuyait, le matin, aprèsle réveil, à suivre, encore endormi, les messes basses,silencieuses, marmottées dans cette chapelle froide, nue, pleined’ombre, autant la multiplicité des exercices religieux, auxquelsétaient astreints les élèves, le rendait paresseux, le prédisposaitaux veuleries, aux dégoûts, à l’opprimante obsession de ce Dieusournois et cruel qu’il détestait&|160;; autant le dimanche, ilattendait l’heure de la grand-messe avec impatience. Ce jour-là, lachapelle en fête, l’autel orné de fleurs, éblouissant de lumièresinfiniment répétées par les ors et les marbres, les officiantsparés de leurs étoles brodées, de leurs aubes de dentelles, lagrande baie s’ouvrant à travers la vapeur cérulée de l’encens surdes paradis mystiques, et les voix supra-humaines des orgues, etles séraphiques chants des maîtrises, redisant les admirablesinvocations de Haendel, de Bach, de Porpora, c’était le triomphe deson Dieu à lui, de son Dieu, magnifique et bon, qu’accompagnaienttoutes les beautés, toutes les tendresses, toutes les harmonies,toutes les extases. Ce jour-là, il se sentait vraiment près delui&|160;; il en avait la révélation corporelle, touchait sa chairradieuse, ses cheveux auréolés, comptait les battements de ce cœurrédempteur, d’où coulent les pardons. Ces mélodies le prenaientdans sa chair, le conquéraient dans son esprit, dans toute son âme,et y réveillaient quelque chose de préexistant à son être, decoéternel à la propre substance de son Dieu, la suite sans fin desimmortelles métempsycoses. Il voyait réellement dans cette musiquenaître des formes adorables, des pensées et des prières secorporiser, penchées sur lui comme des saintes ou comme deslys&|160;; des paysages célestes s’emparadiser d’une lumièreinconnue et pourtant familière, se décorer de constellations defleurs, de corymbes d’étoiles&|160;; il voyait des architecturesaériennes surgir, se continuer avec les nuages, en assomptionsd’astres&|160;; tout un monde immatériel éclore, florir,s’épanouir, se volatiliser ensuite, dans une exhalaison pâmée deparfums. Ce qu’il avait connu de tendre et de charmant, ce quis’accumulait en lui de rêves étouffés, d’aspirations captives, toutcela revivait aussi, en cette musique&|160;; tout cela battait desailes, amplifié, idéalisé, embelli des purifiantes grâces del’amour. Et doucement, délicieusement, des larmes coulaient de sesyeux&|160;; son cœur s’emplissait d’une angoisse sacrée&|160;; unevolupté parcourait ses nerfs en ignition, si aiguë qu’elle allaitparfois jusqu’à la défaillance, jusqu’au spasme. Lorsque les orguess’enflaient, terribles, lorsque s’exaltaient les voix des chœurs,célébrant le miracle eucharistique, c’était encore le même troublepoignant, le même écrasement d’admiration qu’il avait eu, devant lamer, un jour de rafale. Il lui en était resté une impression degrandeur religieuse, extra-terrestre, la surnaturalisation de sonêtre chétif, dans l’énorme et le tout-puissant, qu’il retrouvaitlà, plus violente, plus austère. Il aurait voulu se perdre dans cesondes sonores, déferlantes, se sentir soulevé par ces vaguesd’harmonie formidables, où s’évanouissaient les laideurs humaines,et qui étaient douces aux petits, comme les flots briseurs denavires sont doux aux mouettes, aimées des grandes houlesmusiciennes. Étourdi, rompu, avec un goût persistant d’encens surla bouche, un goût de divin, Sébastien revenait de la messe, commeil était revenu de la mer, anéanti, chancelant, et gardant delongues heures le goût de salure fort et grisant dont s’étaientsaturées ses lèvres.

De ces hauteurs où son âme avait un instantplané, il retombait plus lourdement que jamais dans le dégoût desbesognes journalières. Ses livres lui faisaient horreurdavantage&|160;; il en comprenait mieux le vide affreux, le barbaremensonge et la déprimante hostilité. Les ouvrir seulement, etc’était la nuit, aussitôt&|160;; une nuit noire, opaque, quil’enveloppait, et où rampaient des larves gluantes, à tête deprêtres. Oh&|160;! comme il eût désiré être une de ces voix quichantaient à l’église&|160;! Quelle ivresse de pouvoir arracher àun instrument de bois, à une plaque de métal, ces harmonies quiversent l’extase&|160;! Quel orgueil de pouvoir créer ce langagemagique et béni, qui exprime tout, même ce qui estinexprimable&|160;; qui explique tout, même ce qui demeureinexpliqué. Il supplia son père de lui permettre d’apprendre lamusique. Mais il fallait payer des leçons supplémentaires et M.Roch fut fort scandalisé d’une pareille demande, ce qui n’était pasle «&|160;fait d’un garçon sérieux et bien élevé&|160;». M. Rochrépondit que la musique n’était qu’une amusette indigne d’un hommeet bonne aux femmes qui n’ont rien à faire, aux aveugles quimendient leur pain. Est-ce qu’il l’avait apprise, la musique,lui&|160;? Son fils voulait-il donc devenir vagabond, ou joueurd’ophicléide, comme François Martin, dont tout le monde semoquait&|160;? Justement, une bande de musiciens allemands étaientvenus à Pervenchères. Ils étaient sales, dépenaillés, avec de longscheveux, et des allures de brigands. On les soupçonnait beaucoupd’avoir mis le feu chez Richard, l’épicier. D’ailleurs, tous lesmusiciens qu’il avait connus étaient ainsi&|160;: desva-nu-pieds&|160;!… C’est comme le dessin&|160;!… Est-ce que ledessin devait faire partie d’une éducation mâle&|160;? Napoléondessinait-il&|160;? Il gagnait des batailles et bâtissait le Codecivil, ce monument incomparable, cette colonne Vendôme de lacivilisation moderne&|160;!… Non, non… cent fois non&|160;! Ilentendait que son fils apprît du solide, du solide encore ettoujours du solide. Il ne se saignait pas aux quatre membres pourque son fils – son fils unique, le dernier espoir des Roch – enarrivât, plus tard, à vagabonder sur les grand-routes, uneclarinette sous le bras&|160;! De la musique&|160;!… dudessin&|160;!… Mais il était donc décidé à faire le désespoir de safamille&|160;!

Sébastien se résigna. Son père avait peut-êtreraison. Sans doute il était un paresseux, un méchant enfant, seconduisait mal. Ce dégoût de ses devoirs, ce désir des chosesanormales étaient coupables, évidemment, mais supérieurs à savolonté. Il obéissait à des forces invincibles contre lesquelles ilne pouvait rien. Il se rendait compte que depuis son entrée aucollège il était bien changé. Ne vivant que par sursauts, dans desanxiétés continuelles, passant d’une résolution à une autre, sanss’arrêter à aucune, retombant d’un enthousiasme à un affaissement,aujourd’hui révolté, demain soumis, le cerveau, le cœur pleins dechoses contradictoires, d’aspirations différentes quibouillonnaient et ne parvenaient pas à sortir&|160;; il attendait,quoi&|160;?… Un regard qui se posât sur lui, encourageant etbon&|160;? Une main qui le guidât à travers les voies encombrées deson intelligence&|160;?… Il ne savait pas… Malgré la lettre de sonpère, il continua de rôder auprès des salles de musique, espérantvaguement surprendre le secret de cette science admirable etdéfendue, qui lui semblait la grande porte de lumière ouverte surla nature et sur le mystère, c’est-à-dire sur la beauté et surl’amour.

–&|160;Chante-moi ton air si joli&|160;!demandait Sébastien à Bolorec.

Sans lever les yeux de dessus le morceau debois qu’il fouillait à la pointe de son couteau, Bolorec chantait,s’interrompant parfois pour expliquer&|160;:

–&|160;Tu comprends… C’est sur la lande,là-bas… Elles se tiennent toutes par la main… Et elles s’en vont,et elles reviennent… Leurs coiffes, qui remuent, sont blanches…Elles ont du velours à leurs jupons rouges… Et Laumic, assis sur untonneau, joue du biniou… C’est beau.

Mais le Père Dumont, souvent, leschassait.

–&|160;Que faites-vous là, encore, tous lesdeux&|160;?… réprimandait-il d’une voix sévère… Ce n’est pasconvenable que vous soyez toujours ensemble… Allez dans lacour.

Alors ils s’en allaient, à regret, longeaientles barrières, s’arrêtaient à la fontaine, dont ils s’amusaient àtourner le robinet, pendant quelques minutes&|160;; et ilsrevenaient ensuite aux arcades, sitôt que le Père s’en éloignait,pour dire son bréviaire sous les arbres ou faire une partie depaume avec les élèves privilégiés.

–&|160;Pourquoi dit-il que ça n’est pasconvenable d’être ensemble&|160;? interrogeait Sébastien, poursuivipar cette remontrance du Père, à laquelle il ne comprenaitrien.

–&|160;Parce que, répondait Bolorec, l’annéedernière, chez les moyens, on en a surpris deux, Juste Durand etÉmile Caradec, qui faisaient des saletés dans les salles demusique.

–&|160;Quelles saletés&|160;?

–&|160;Des saletés&|160;! quoi&|160;?…

Et, avec une grimace de dégoût, ilajoutait&|160;:

–&|160;Des saletés… comme quand on fait desenfants…

Sébastien rougissait, n’essayait pasd’approfondir les paroles de Bolorec, où il devinait des analogiescoupables, des correspondances honteuses, avec les questions dontle Père Monsal l’accablait, à confesse.

&|160;

Les semaines passèrent ainsi, jusqu’auxvacances de Pâques, coupées, au carnaval, de fêtes très gaies, deplantureux repas, de représentations théâtrales, de loteries, oùceux qui ne gagnaient rien, gagnaient des plats de bouillie qu’ilfallait manger, sur la scène, devant tout le monde, riant etapplaudissant. Il y eut une joute académique, où les élèves dephilosophie disputèrent avec éloquence sur Descartes et lancèrent àPascal des traits spirituels et méchants&|160;; il y eut desconcerts, des assauts d’escrime, toute une série de divertissementsen costumes historiques, auxquels Sébastien, malgré la nouveauté deces spectacles, prit un plaisir médiocre, le plaisir d’être plusseul avec Bolorec, de voir la discipline se relâcher un peu, et lesclasses s’interrompre. On joua une pièce de Sophocle, traduite envers latins par le Père de Marel, avec des intercalations dechœurs, chantés sur de la musique de Guillaume Tell,également corrigée par le même Père de Marel, dont le rôle, dans lamaison, était de confectionner des vers, en toutes langues, gais outristes, profanes ou sacrés, et s’adaptant aux cérémonies qu’on ycélébrait. C’était un gros bonhomme, rond, plaisant à regarder,toujours en train de rire, et qu’on aimait beaucoup, parce qu’ilreprésentait uniquement la joie. On ne le voyait jamais qu’aumoment des fêtes, où il se prodiguait en inventions de toute sorte,joviales et brillantes. Le reste du temps, disait-on, ilvoyageait.

Pendant les trois jours que durèrent, aucollège, les fêtes du carnaval, le Père de Marel, sans cesse aumilieu des élèves, avait remarqué Sébastien assez triste, quirestait à l’écart des autres, et il l’avait reconnu pour le petitenfant qui, sous les marronniers, près de la prairie, le jour mêmede la rentrée des classes, était venu se jeter, en courant, dans sasoutane. De son côté, Sébastien l’avait aussi reconnu. Il auraitbien voulu lui parler, mais il n’osait pas, ayant gardé de sa foliecomme une honte, que la présence du Jésuite redoublait. Ce fut lePère de Marel qui l’aborda, suivi du Père Dumont.

–&|160;Eh bien&|160;! Eh bien&|160;!… dit-ilamicalement. On ne s’amuse donc pas&|160;? Pourquoi êtes-vous là,tous les deux, à vous morfondre, quand la fête est partout… Il fautrire… C’est le moment.

Et se tournant vers le Père Dumont&|160;:

–&|160;Il est très gentil, ce gamin-là… Il ades yeux très intelligents.

Le Père Dumont secoua la tête.

–&|160;Mais si paresseux&|160;!… siparesseux&|160;! Une nature incorrigible, un caractère insouciant…Et très mal avec ses camarades… Surtout paresseux&|160;!

–&|160;Ta, ta, ta&|160;!… Avec des yeux commeça&|160;!… C’est qu’on ne sait pas le prendre. Je le connais, lepetit Sébastien Roch… Je parie qu’avec moi, il travaillerait…Allons, venez, maître Sébastien, que je vous confesse&|160;!

Ses paroles étaient pleines de douceur et degaieté. Elles émouvaient et faisaient rire. Sébastien les écoutaitcomme de la musique. Une grande paix entrait en lui, d’être avec ceJésuite qui n’était point pareil aux autres, et qui lui disait deschoses, comme il avait rêvé souvent d’en entendre, des choses qu’ilcomprenait, qui le ranimaient, lui redonnaient confiance. Avec unebonté indulgente, captieuse, perspicace, avec une adresse presquematernelle qui force l’expansion cordiale, appelle les confidences,le Père de Marel l’interrogeait, et Sébastien s’abandonnait àl’impérieuse joie de lui répondre, au soulageant besoin d’ouvrir cecœur, trop violenté, trop solitaire. Peu à peu, en phrasesenfantines et charmantes, d’abord lentes et timides, ensuiteaccélérées, précipitées, il dit ses tristesses, ses enthousiasmes,ses déceptions.

–&|160;Voyons… voyons, interrompit le Père,ému par la naïveté grave de cette passion qui s’exprimait avec uneforce insolite… Voyons&|160;!… qu’est-ce que vous aimeriez le mieuxapprendre&|160;?… Dites-le-moi.

–&|160;La musique&|160;!… C’est si beau… C’estce qu’il y a de plus beau… C’est…

Il cherchait des mots pour rendre ce qu’ilavait ressenti, et ne les trouvant pas, il continuait de balbutier,montrant la place de son cœur.

–&|160;C’est là&|160;!… Ça m’étouffequelquefois de ne pas savoir… parce que… Oh&|160;!… jetravaillerais bien… parce que… quand j’entends de la musique,alors… je comprends mieux, j’aime mieux…

–&|160;Eh bien, je vous l’apprendrai, lamusique, moi, promit le Père… Je vous apprendrai le cornet àpiston… c’est un bel instrument… Êtes-vous content, là&|160;?

–&|160;Je voudrais chanter à l’église.

–&|160;Eh bien, vous chanterez à l’église… etailleurs… J’en fais mon affaire… Et, maintenant, mon petit ami, nepensons plus à tout cela… Il faut, aujourd’hui, rire, jouer,gambader, faire le fou… Allons&|160;!… houp&|160;!

Comme Sébastien restait là sans bouger, leregardant de ses prunelles fixes, où brillait une ivressegrave&|160;:

–&|160;Allons&|160;!… houp&|160;!répéta-t-il.

Et l’enfant, de sa voix suppliante,prononça&|160;:

–&|160;Mon père… ne vous fâchez pas… ne megrondez pas… Je voudrais vous embrasser… parce que… enfin parceque, jamais, personne ne m’a parlé comme vous… parce que…

Mais, le Père, moitié souriant, moitié triste,lui donna sur la joue une tape amicale, et il le quitta, se disant,tout remué par une grande pitié&|160;:

–&|160;Pauvre petit diable&|160;!… trop detendresse&|160;!… trop d’intelligence&|160;! trop de tout&|160;!…Il sera bien malheureux, un jour.

&|160;

Les vacances de Pâques furent une déceptionimprévue pour Sébastien. Il avait rêvé d’effusions, de caressessans fin, d’inexprimables attentes de bonheur. De son coin, dans lewagon qui le ramenait, il guettait anxieusement le retour despaysages familiers. À mesure qu’il approchait du terme désiré, uneémotion lui serrait le cœur à le rompre. Déjà il reconnaissait sonciel plus léger, plus profond, la forme des champs, les arbres, lesfermes au haut du coteau, la rivière qui luisait dans les prairies,les routes sinueuses, qu’il avait parcourues, combien defois&|160;?… Rien n’était changé. Un clair soleil illuminait cetterésurrection charmante… Entre les hachures roses des peupliers,tout d’un coup, Pervenchères, tassé, grimpant sur la côte, étageaitses maisons qu’il n’avait jamais connues si brillantes et sijolies, pareilles, en ce moment, à de gais morceaux de soie et develours vibrant dans l’air&|160;; et l’église les dominait,éclaboussée de soleil, avec une grande ombre qui la prenait detravers, ainsi qu’une écharpe bleue. Derrière les palissades de lavoie, il aperçut le père Vincent, dans son jardin&|160;; il eutenvie de lui crier&|160;: «&|160;C’est moi Sébastien&|160;!&|160;»Il était venu chez lui&|160;; il allait tout revoir&|160;! Son pèrel’attendait à la gare. Et ce fut fini.

–&|160;L’omnibus prendra ta malle… Nous, nousallons rentrer à pied, décida M. Roch, d’un ton sévère…

Dès qu’ils furent hors de la gare&|160;:

–&|160;Écoute-moi, commanda le quincaillier…Ce que j’ai à te dire est grave… D’abord, j’ai longtemps hésité àte faire venir ici. Mon intention était de te laisser au collège,en pénitence… Je l’aurais dû, peut-être… Dans les circonstancesactuelles, et pour dix jours seulement, payer la dépense d’un telvoyage, ajouter cette charge à toutes les charges dont tum’accables, c’est dur&|160;!… Je ne suis pas millionnaire,sacredieu&|160;!… Si tu es là en ce moment, c’est que j’ai voulu teparler moi-même, te raisonner… Je me suis dit que j’aurais sansdoute plus d’autorité sur toi que tes maîtres… Car enfin, un pèreest un père… Et même, je puis me vanter de n’être pas un père commetous les autres…

Des gens, sur la route, passaient,reconnaissaient Sébastien.

–&|160;Ah&|160;! c’est monsieurSébastien&|160;!… Bonjour monsieur Sébastien&|160;!… Comme vousavez maigri&|160;! Comme vous êtes pâlot.

–&|160;Mais non&|160;! Mais non&|160;! Il n’apas maigri&|160;! protestait M. Roch… Il est gras, au contraire, ilest trop gras&|160;!

Son fils maigrir chez les Jésuites&|160;! Ilne pouvait admettre une telle supposition&|160;: elle lui semblaitune injure contre cet ordre confortable, un reproche indirect lancéà sa personne.

–&|160;C’est le voyage&|160;!expliquait-il.

Et, non sans brusquerie, arrachant Sébastienaux compliments du retour, il reprenait, de sa voix digne oùtremblait une irritation inhabituelle&|160;:

–&|160;Je suis outré&|160;!… outré&|160;!… Tune me causes que des tourments… Tu vois, c’est parce que tu esparesseux que M. de Kerral n’a pas voulu de toi… Il a redouté pourson fils un pernicieux exemple&|160;!… Parbleu&|160;! c’estclair&|160;!… D’abord, je te défends de raconter à nos amis cettedéconvenue, parce que moi, j’ai tenu à dire partout que tu sortaisrégulièrement dans cette grande famille… Cela te rehaussait dansl’estime des gens d’ici… D’ailleurs, maintenant, je ne puis medéjuger… Si le curé te demande des détails, il faudra lui endonner, lui en donner beaucoup… Tu diras que tu as vu, au château,des oubliettes, tu parleras des portraits d’ancêtres… des voituresarmoriées… Enfin tu t’arrangeras pour ne pas me rendre ridicule… tum’entends… J’ai de l’amour-propre, moi… Et je suis outré&|160;!…mortifié, ce que j’appelle.

Et il lui secoua le bras, brutalement, pourcommuniquer plus de force persuasive, plus d’éloquence réellementsentie, à l’amertume de ses récriminations.

Sébastien était stupéfait de cet accueil… Dèsles premiers mots de ce discours, le charme s’était envolé.Maintenant, un ennui l’accablait. En montant la rue de Paris, iltrouva Pervenchères trop petit, sale et triste, les habitantsvilains et grossiers. À peine s’il répondit aux bonjours qu’on luienvoyait de toutes parts, et il regretta Vannes, l’amusant dédaledes rues, ses maisons aux pignons gothiques, aux étages ensurplomb, le port, la goélette.

–&|160;Oui, j’ai bien peur, poursuivit M.Roch, que tu fasses la honte de mes derniers jours&|160;!… Dansquelle situation tu me mettrais, si les Jésuites, ne pouvant venirà bout de toi, allaient te renvoyer&|160;? Chaque matin je trembled’apprendre cette catastrophe… On me demande&|160;: «&|160;EtSébastien&|160;! Êtes-vous content de lui&|160;? A-t-il de bonnesplaces&|160;?…&|160;» Je ne veux pas avoir l’air d’un imbécile, etje réponds&|160;: «&|160;Oui.&|160;» Mais à quoi penses-tu&|160;?…Et pourquoi ne dis-tu rien&|160;?… Tu entends&|160;?… Tu es làcomme une souche&|160;! C’est que tu ne sembles pas comprendre quetu es une charge pour moi, une charge très lourde… Tu me croisriche&|160;?… Et le reste t’est bien égal&|160;!… Si je ne t’avaispas, j’aurais pu, cette année, acheter le champ du Prieuré, qui aété vendu pour rien… pour rien… voilà ce que tu me coûtes&|160;!…Et je me serais retiré du commerce… Ah&|160;! bien, oui&|160;!… Ilfaut que je trime pour toi, pour un enfant sans cœur… Ah&|160;!j’ai été bête&|160;!… Mon Dieu que j’ai été bête&|160;!… J’auraisdû te laisser ici, t’apprendre le métier de quincaillier… Mais unpère est un père… Il a de l’ambition… J’en suis bien puni… C’estcomme ta tante Rosalie… Elle est très mal… Sa paralysie remonte…Voilà encore un héritage sur lequel il ne faut pas compter. Etpendant ce temps-là, à quoi songes-tu&|160;?… À jouer de lamusique&|160;!… Je me tue de travail, je ne vis que de privations,tout m’échappe à la fois… Et toi&|160;? Monsieur veut apprendre lamusique&|160;!… Je suis outré, outré, outré&|160;!…

Sur ces mots, ils s’arrêtèrent devant lemagasin. Sébastien remarqua, avec étonnement, au-dessus del’enseigne, une banderole neuve, d’un vert criard, en zinc découpé.Sur le déroulement des plis de métal, était écrite en lettresrouges et gothiques la devise des Jésuites&|160;: «&|160;Admajorem Dei gloriam.&|160;»

–&|160;Tiens&|160;!… vois, dit M. Roch… lapeinture s’écaille… Est-ce convenable&|160;?… Eh bien, je n’ai paspu faire réparer ma devanture pour les fêtes de Pâques, à cause detoi… De la musique&|160;! je vous demande un peu&|160;!… Allons,entre, va dans ta chambre… Je vais attendre la malle, moi&|160;!…Et tâche d’avoir une autre figure que celle-là… Ce n’est pas lapeine de mettre les voisins au courant de nos tristes secrets.

Ces dix jours de vacances furent intolérables.Ils parurent à Sébastien un siècle. Depuis l’heure du lever jusqu’àcelle du coucher, il eut à subir l’identique et perpétuel assautdes mêmes plaintes folles et des mêmes grotesques exhortations. Illui fallut supporter les plus déraisonnables reproches, et lesaccusations les plus hyperboliques, dont l’extravagante injusticeconfinait au bouffon. Une fois lancé sur cette pente, M. Roch nes’arrêta plus. Ce qui lui était arrivé de fâcheux ou d’anormal, ilen rendit son fils responsable. Aigrement, il lui jeta à la figurela baisse du fer, la recrudescence de ses rhumatismes, la faillited’un maréchal où il avait perdu cinquante francs, le ralentissementde la vente. Retenu sévèrement à la maison, emmuré dans cettearrière-boutique, si froide et sombre, avec la perspectivecontinuelle des murs suintants, le morose spectacle de la cour,encombrée d’ordures, l’enfant n’eut pas d’autres moments de répitque ceux des visites. Encore y endura-t-il un genre de suppliceparticulier et non moins cruel&|160;; il y entendit son père vanterses succès scolaires, ses fréquentations aristocratiques, ne parlerque de noblesse, décrire les magnificences du château deKerral&|160;; il fut forcé d’appuyer sur ses imaginationsbiscornues, sollicité au mensonge par son père lui-même, dontl’audace vile et la basse effronterie lui emplirent l’âme dedégoûts, le firent rougir de honte.

À peine si, deux fois, il obtint la permissiond’aller, seul, chez Mme Lecautel. Là, son plaisir derevoir Marguerite fut aussi gâté par l’inquiétant souvenir desconfessions. Entre sa petite amie et lui, toujours s’interposait lalaide, la déflorante image du Père Monsal. Marguerite avait étémalade, et la maladie l’avait rendue encore plus jolie, jolieétrangement, avec quelque chose de fauve et de fatal qui troublait,en elle&|160;: la sujétion de tous les organes, l’obéissance detous les mouvements au sexe implacable et dévorateur. L’alcoolismepaternel qui avait coulé dans ses veines de fillette un sang ardentet brûlé, semblait aussi avoir laissé davantage en ses yeux tropdilatés, striés de fibrilles vertes, et sous ses paupièresmeurtries déjà de douloureuses ombres, la précoce et simélancolique flétrissure d’autres ivresses. Sébastien n’osa pas laregarder&|160;; il ne voulut point qu’elle l’embrassât, commejadis. Chaque fois qu’elle s’approchait de lui, il reculait un peueffrayé&|160;: «&|160;Non, non… il ne faut pas&|160;!&|160;» Enmême temps que les paroles du Père Monsal l’incitant à d’obscurestentations, malgré soi, par la pensée, il dévêtait ce corps chétif,souple et frôleur, y cherchait la place des mystères impurs, lesdévoilements de chair défendue et maudite. Aux caresses, auxétonnements de Marguerite, il ne pouvait que répondre&|160;:

–&|160;Non&|160;! non&|160;!… Il ne fautpas&|160;!…

Il repartit sans un regret, les vacancesfinies. Ce fut, au contraire, un soulagement pour lui, que de seretrouver dans le wagon, avec le Père Dumont et quelques camarades,qui lui rapportaient l’odeur du collège. Cette odeur il la respirapresque délicieusement, comme un prisonnier délivré respire l’odeurde la vie à laquelle il est rendu. Dans le baiser rapide que, toutà l’heure, ils avaient échangé, son père et lui, il avait senti quequelque chose s’était brisé, était mort irrémédiablement. Il nes’en affligea pas, et il eut un plaisir véritable à penser qu’ilallait revoir Bolorec et que celui-ci lui chanterait peut-être uneronde nouvelle. Même, il évoqua, avec complaisance, sa physionomie,quand il disait&|160;:

–&|160;C’est sur la lande, là-bas… Et elless’en vont… et elles reviennent.

Et longtemps, il rêva à des paysages remplisde voix qui chantaient.

&|160;

Le printemps fut charmant. Les feuillesreverdirent aux arbres de la cour, et les fonds du parc se parèrentde couleurs tendres. Sébastien eut, lui aussi, des tressaillementsde sève montante, dans son être un afflux de force et de courage,et comme une efflorescence de toutes ses facultés agissantes etpensantes. Il fut moins inquiet, plus souple à se façonner auxpetites déceptions, aux petites douleurs de son existence, et ledégoût de ses devoirs s’atténua. Il avait même des accès de gaietésaine, s’ingéniait, sans y réussir, à fouetter, de son entrain,l’incœrcible indolence de Bolorec.

Les Jésuites possédaient, sur le golfe duMorbihan, à quelques kilomètres de Vannes, une sorte de grandevilla qu’on appelait Pen-Boc’h. Les élèves, durant la belle saison,y allaient deux fois par semaine, régulièrement. On se baignait, ony soupait, et l’on s’en revenait ensuite, joyeux, par les bois depins, le long des estuaires aux eaux dormantes. Sébastien prenait àces promenades un plaisir infini. Il ne se lassait pas d’admirer lespectacle de cette petite mer intérieure, qu’enclosent, à droite,la côte d’Arradon, à gauche, les collines d’Arzon et de Sarzeau, etqui s’ouvre sur l’Océan, par un étroit goulet, entre la pointeeffilée de Loqmariaker et les promontoires carrés de la presqu’îlede Rhuys. Des courants la sillonnent en tous sens, laissant sur lasurface bleue des traînées blanches, des sentes laiteuses etnacrées&|160;; une multitude d’îles la parsèment&|160;; celles-cicultivées, comme l’île aux Moines&|160;; celles-là sauvages, commeGavrinis, où les temples druidiques érigent leurs blocs de granitbarbares. Toutes, elles ont des aspects différents, bizarres&|160;;les unes ressemblent à de fabuleux poissons, dressant au-dessus desflots leurs nageoires dorsales&|160;; d’autres simulent d’immensescroix couchées, et qui s’en vont à la dérive&|160;; il y en a quiparaissent s’avancer, ainsi qu’une troupe de phoques, dans unbouillonnement d’écume&|160;; d’autres encore, rocs luisants,tantôt couverts, tantôt découverts par la marée, émergent de l’eauclapoteuse et développent, sur la clarté irradiante, des bouquetsde pins, en capricieux et noirs éventails. Et ce sont desalternances de sol obscur et d’onde brillante, une infinité de lacscéruléens, de criques mauves, de fleuves empourprés, de maelströmslivides, étrangement découpés par des soubresauts de terresrocheuses ou bordés de grèves orangées&|160;; une confusionmétéorique de reflets, de lumières errantes, de flamboiementschromatiques, où passent des vols de barques aux voiles quisaignent dans le soleil et s’irisent dans la brume. Mais ce queSébastien aimait le plus, plus encore que les formes modifiées etles changeantes couleurs de cette atmosphère maritime, c’était lasonorité, la musique rythmée, divinement mélodieuse, que les vagueset les brises apportaient. Il en percevait toutes les notes, enrecueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd,plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu’aux berceuseschansons des criques roses, jusqu’aux gaietés d’harmonica,enfantines, et rebondissantes, que l’eau égrenait, en s’éparpillantsur les galets du rivage. Ce qui l’étonnait et le charmait, c’étaitcet ensemble prodigieux de voix, de voix proches, de voixlointaines, de voix douces, de voix terribles&|160;; c’était cetincomparable accord d’instruments aux cuivres surhumains, auxcélestes archets&|160;; c’était l’harmonie éparse et fondue de cesorchestres aériens et de ces invisibles chœurs engloutis sous lesremous, auprès desquels il lui semblait, alors, que ceux de lachapelle, le dimanche, n’étaient que des balbutiements d’enfant. Deces promenades, il revenait toujours un peu ivre, butant contre lesarbres, heurtant les pierres, donnant de la tête sur le dos de sescamarades, les oreilles vibrantes des musicales résonances de lamer. Pourtant, dans son étourdissement, avec avidité, comme pour segriser davantage, il ouvrait ses narines, toutes grandes, au ventchargé de l’odeur iodée des goémons et de l’arôme vanillé de lalande en fleur. Ces soirs-là, il se couchait les membres rompus, lecerveau meurtri d’un endolorissement qui lui était plus doux qu’unbaume, plus suave qu’une caresse.

Le Père de Marel lui avait tenu parole. Ilvenait le prendre, chaque jeudi, à l’étude du soir, et luienseignait la musique. Sébastien y montra une ardeur extrême,impatient d’en avoir fini avec les premières difficultés del’épellation.

–&|160;Quand pourrai-je chanter àl’église&|160;? demandait-il souvent.

Son professeur était obligé de le calmer. Ilavait même des scrupules à l’idée de lui révéler un art qui allaitdécupler la rêverie en cette âme déjà trop nerveuse, et surexciterla sensibilité de ces nerfs trop facilement impressionnables.

–&|160;Sapristi&|160;! mon petit ami… luidisait-il en hochant la tête… J’aimerais mieux vous apprendre lagymnastique… le trapèze vous vaudrait mieux.

Alors, il coupait ses leçons de causeriesgaies, d’histoires drôles, de récitations comiques, de promenadesdans le parc, estimant que ce qu’il fallait d’abord à cetempérament, prédisposé aux mélancolies déséquilibrantes, c’étaitla gaieté morale et le mouvement corporel. Un jour vint où, devantcertains phénomènes inquiétants, il jugea sa responsabilité tropengagée. D’ailleurs, si bon qu’il fût, il ne se plaisait qu’avecles natures gaies, dans le rire sonore et bien portant. Aussi, ilespaça ses leçons, les modifia, et, profitant de la retraite oùallaient entrer les élèves qui se préparaient à leur premièrecommunion, il finit par les cesser tout à fait.

&|160;

La première communion de Sébastien fut marquéepar un incident qui fit grand bruit au collège et dont on parleencore, chaque année, comme un miracle de la grâce. La retraiteavait duré neuf jours&|160;; neuf jours de prières, d’examen deconscience, d’instruction religieuse, si terrifiants qu’ils luiavaient gâté la poésie mystique de ce sacrement, et la douceur dela vie passée au milieu des camarades, en pleine détente, et rendusplus sociables, affectueux, par le recueillement et la piété. Cetacte, qu’il allait accomplir, on le lui représentait comme unépouvantail. Et les exemples dramatiques, les bonheurs exaltés, leschâtiments horribles venaient à l’appui des explications ducatéchisme. On lui avait cité l’histoire d’un enfant impie que deschiens avaient dévoré vivant&|160;; un autre s’était fracassé lecrâne en tombant du haut d’une falaise, notoirement précipité dansla mer par la vengeance divine. Et combien qui brûlaient enenfer&|160;! En revanche, un autre s’était senti si enivré debonheur et de sainteté qu’à la sortie de l’église, étant alléretrouver ses parents au parloir, il leur avait présenté soncouteau, les avait suppliés de le tuer, disant&|160;:«&|160;Tuez-moi&|160;! Tuez-moi&|160;!… je vous en conjure… car jesuis sûr d’aller au ciel tout droit&|160;!&|160;» Cela troublaitfort Sébastien. Il vivait en des transes continuelles, obsédé partous les démons de l’enfer, qui font griller des âmes d’enfant, aubout de leurs fourches, dans les flammes qui ne s’éteignent jamais.Chaque jour, à la suite d’examens de conscience éperdus, c’étaientdes confessions générales, où il fallait s’aider de manuelsspéciaux, contenant, par ordre alphabétique, la liste lugubre,effrayante, des péchés, des vices, des crimes, une siextraordinaire accumulation d’infamies, de hontes inexpiables, queles enfants, affolés, se croyaient devenus subitement dessacrilèges, des lépreux, des bêtes immondes, couvertes de fange,qu’aucun pardon n’était capable de purifier et de guérir. On envoyait qui, tout d’un coup, très pâles, frissonnant de terreur, sefrappaient la poitrine et criaient tout haut&|160;: «&|160;J’aipéché&|160;! J’ai péché&|160;! Mon Dieu, sauvez-moi de ladamnation… Mon Dieu, épargnez-moi vos tourments&|160;!&|160;»Quelques-uns étaient pris de crises nerveuses&|160;; il fallait lesemporter, les coucher, les soigner. Joseph Le Guadec mourut d’uneméningite.

C’est dans ces conditions particulièresd’exaltation que Sébastien s’approcha de la sainte table. Iltremblait&|160;; sa gorge était serrée. Le menton appuyé contre lanappe, il attendait, en proie à une émotion presque mortelle, et ilregardait, de coin, le prêtre qui, portant le ciboire d’or etmurmurant des prières à voix basse, faisait, de lèvres en lèvres,voler l’hostie, au bout de ses doigts écartés et très blancs. Dèsqu’il eut reçu l’hostie, d’abord il s’étonna. Au lieu d’éprouverl’indispensable chaleur et la nécessaire extase qu’on lui avaitprédite, il ressentit, sur la langue, une impression de froidglacial qui, gagnant la bouche, la poitrine, se répandit dans toutson corps, secoua ses membres, fit claquer ses dents ainsi qu’unfrisson de fièvre. En même temps, cet étonnement pénible s’augmentad’un atroce embarras. Il ne savait comment avaler cette hostie quiétait la chair, qui était le sang d’un Dieu&|160;! Sa languemaladroite, irrespectueusement, la promenait d’un coin du palais àl’autre. Ici, collée aux muqueuses, là, fragmentée ou bien réduiteen paquet gluant, il ne parvenait pas à lui faire franchir lesdéfilés de sa gorge. Une sueur froide afflua vers son front et luifit hérisser ses cheveux, madéfia ses tempes. Il se crut damné.Dieu ne voulait pas de lui. Dieu ne voulait pas entrer enlui&|160;! «&|160;Mon Dieu&|160;! Mon Dieu&|160;! pria-t-il,grâce&|160;! grâce&|160;!&|160;» Inutile prière. Le Dieu sedérobait. Une contraction du pharynx repoussa l’hostie au bord deslèvres, l’hostie sacrée qui n’était plus qu’une menue boule de pâtedans de la salive amère. Alors, la certitude du sacrilège,l’impossibilité d’éviter les châtiments, lui apparurent siévidentes, qu’il eut un éblouissement, un vertige. Tout, autour delui, tourna&|160;: la chapelle, les officiants, les enfants dechœur, les cierges, le tabernacle, tout rouge, ouvert, devant lui,comme une mâchoire de monstre. Et il vit la nuit, une nuit noire,affreuse, pesante, où des falaises, des précipices, des chiensfurieux, de grands diables féroces, de grandes flammesdévoratrices, s’agitaient et dansaient, épouvantablement.Cependant, il ne perdit point connaissance tout à fait, et entitubant, en s’accrochant de la main, aux bancs, il put rejoindresa stalle, où il s’affaissa, ployé en deux, dans une prostrationd’agonie… Et, tout d’un coup, dominant les voix qui chantaient à latribune, par-delà des allégresses extasiées de violons et lestriomphales sonorités des orgues, un cri, immédiatement suivi d’unsanglot, se fit entendre. Ce cri était si aigu, et si douloureux cesanglot, que l’office, troublé, faillit s’interrompre. À l’autel,le prêtre, surpris dans ses génuflexions, se retourna,effrayé&|160;; tous tendirent le col et portèrent le regard dans ladirection du cri. C’était Sébastien qui l’avait poussé ce cri, etqui, écrasé contre le prie-Dieu, la tête cachée et roulant dans sesmains, les omoplates soulevées comme par une violente tempêteintérieure, sanglotait, à se rompre les veines. Un spasme plus fortque les autres avait rejeté l’hostie hors de la bouche, avec un jetde salive, et le malheureux était resté, quelques secondes, sanspouvoir la reprendre, la figure barbouillée de cette bave, où sediluait le corps de Jésus. Il sanglota de la sorte, tant que dural’office&|160;; pendant le sermon que prononça le Père Recteur, ilsanglota. On le vit, tandis que les chants du Te Deummontaient, exultant, vers la voûte, on le vit qui se frappait lapoitrine, avec démence. Et sur ses lèvres se précipitaient, sebousculaient les prières, les invocations ardentes, lessupplications affolées. En se rendant au réfectoire des Pères, oùun banquet avait été préparé pour les premiers communiants, ilsanglotait toujours. Il semblait que les larmes ne pussent se tarirjamais. Ses paupières le piquaient comme des plaies à vif&|160;; ilmarchait, sans voir, les jambes si molles, que, pour ne pas tomber,il était obligé de s’appuyer aux murs. Et il disait&|160;:«&|160;Mon Dieu&|160;! Épargnez-moi… ne me faites pas mourir… Jesuis un petit enfant, et ça n’est pas de ma faute… Je vous prometsd’expier mes péchés… Je travaillerai bien, j’aimerai mes camaradeset mes maîtres, et je porterai des cilices, et je me flagellerai lapoitrine, comme ces grands saints, dont on nous a apprisl’histoire, qui furent des pécheurs et qui sont au ciel.&|160;»

–&|160;Votre première communion a été trèsédifiante, mon cher enfant… lui dit le Père Recteur, au réfectoire…Nous en sommes très heureux… Elle sera votre sauvegarde, plus tard,dans la vie&|160;; aujourd’hui elle est votre pardon.

Sébastien considéra, sans comprendre, ceprêtre aux traits si purs, aux gestes si nobles, au visage d’une sicalme et marmoréenne beauté, et dont la voix avait l’onction d’unbaume, tandis que ses yeux gardaient sur leurs globes pâles quelquechose de sec, d’impénétrable, de plus narquois et de plusimpénétrable que le destin.

Durant quelques semaines, Sébastien se montrad’une piété exemplaire, farouche, d’une assiduité au travail,acharnée et rare. Il passa auprès de ses camarades, pour un saintet pour un héros. Puis, quand il vit que non seulement il ne luiarrivait rien de fâcheux, mais qu’il en recueillait, au contraire,d’inespérés honneurs, des amitiés flatteuses, d’enthousiastesadmirations, il se prit à réfléchir, à douter de l’hostie, du PèreRecteur, de ses condisciples et de lui-même. Et, il eut, trèsconfuse encore, l’intuition de l’ironie qui est dans la vie, cetteironie énorme et toute-puissante qui domine tout, même l’amourhumain, même la justice de Dieu. Insensiblement, il se relâcha deses devoirs et de ses exercices pieux. Il revint s’asseoir, avecBolorec, sous les arcades près des salles de musique.

–&|160;Quand tu as fait ta première communion,qu’est-ce que tu as éprouvé&|160;? lui demanda-t-il un jour.

–&|160;Rien&|160;! répondit Bolorec.

–&|160;Ah&|160;!… Et l’hostie&|160;?…Qu’est-ce que c’est que l’hostie&|160;?

–&|160;Je ne sais pas… Papa aussi en donne àdes malades, et ça les purge…

Sébastien demeura songeur, un instant, etbrusquement&|160;:

–&|160;Chante-moi ta ronde si jolie… tu sais…celle où tu disais&|160;: «&|160;C’est sur la lande, là-bas… Etelles s’en vont, et elles reviennent…&|160;»

Pourtant, à la fin de l’année, il eut deuxprix et il s’en étonna.

Chapitre 4

 

 

Deux années s’écoulèrent.

De la cour des petits, Sébastien avait passédans celle des moyens, où l’existence avait été la même. Il nes’était pas accompli, au collège, d’autres événements importantsque le renvoi simultané de quatre élèves, attribué à des causesmalpropres, dont on chuchota, entre soi, à mots couverts etindignés ; et puis la disparition soudaine des demoiselles LeToulic. Sébastien eut quelque mélancolie à ne plus les voir, lesoir, sur la place, avec leur mère, en rentrant des promenades.C’était pour lui une douceur que cette présence jumelle, laquelledonnait à ses rêves, encore incertains, un corps tangible etcharmant, une émotion à sa jeune chair s’éveillant à la clartéchaste de l’amour. L’une, hélas ! était morte de lapoitrine ; l’autre avait été enlevée par un officier. Cesdrames successifs firent longtemps jaser, et le malheureux LeToulic, plein de honte et de chagrin, se tint davantage à l’écartde ses camarades, le front couturé de plis plus durs, les doigtsplus salis d’encre, presque bossu, le pauvre petit diable, à forcede se pencher sur ses livres, sans relâche. Quelques-uns, jaloux deses succès, se moquèrent de lui, lâchement, cruellement. Personned’ailleurs, à l’exception de Sébastien, ne le plaignit, car iln’était pas très riche, ni adroit au jeu de paume, ni gai.D’ailleurs, on savait que les Jésuites l’élevaient pour rien. Maisil ne prêta aucune attention à cette indifférence et à cesinsultes ; silencieux, solitaire, il redoubla d’acharnement autravail.

Sébastien transporta donc ses habitudes, sesenthousiasmes, ses dégoûts d’une cour dans l’autre, et ce fut tout.Il continua de faire son unique intimité de Bolorec, dont l’adresseà sculpter progressait, et qui rêvait toujours incendie du collègeet massacre des Jésuites. Mêmes promenades aux mêmes endroits, lelong des grèves, ou sous les roches éboulées de la grotte du roiJean ; mêmes périodiques fêtes, mêmes devoirs accablants etennuyeux, auxquels il ne pouvait s’assouplir.

Pourtant, les trois années qu’il venait devivre parmi ce petit monde, dressé à l’intrigue et à l’hypocrisie,lui apprirent à ne plus montrer, tout nus, ses sentiments et sapensée ; il sut dissimuler ses joies comme ses souffrances,avec une pudeur avare et jalouse, ne plus jeter à la tête de chacunles morceaux saignants de son propre cœur. Sans devenir méfiant, nicompliqué, il surveilla davantage ses paroles et ses actes, surtoutauprès des maîtres, car les quelques élans qu’il avait eus vers euxne lui avaient valu qu’un soulagement momentané, des promesses vitechangées en duperies. Il en voulut au Père de Marel de lui avoir uninstant entrebâillé la porte des paradis rêvés et de l’avoirensuite, sans raison, brutalement, refermée sur ses espoirsémerveillés. Dans l’impossibilité où il était de continuer sesleçons de musique, et poussé par une force intérieure, dominatrice,à étreindre, à exprimer, à matérialiser, pour ainsi dire, sesaspirations bien vagues, certes, et bien irrésistibles aussi, versl’idéale conquête des harmonies et des formes, il retrouva dans ledessin un aliment à ses ambitions, et il s’y passionna. Un externelui apportait, en cachette, des modèles dérobés à la maison :têtes aux traits nets et fins ; muletiers espagnols auxmollets bombés, profils de dieux mythologiques, bustes laurésd’empereurs, vierges drapées de voiles aux plis symétriques ;figures bibliques soutenant des amphores ; arbres auxclassiques embranchements. Défendu contre le regard inquisiteur dumaître d’étude, par une pile de livres, un rempart dedictionnaires, il copiait ces dessins, naïvement, séduit, surtout,par les formes plus accessibles de beauté inexpressive et jolie, debeauté régulière, aimant, dans les physionomies, ce qui serapprochait le plus de l’expression religieuseconventionnelle : les larges yeux arqués, aux extases vides,les bandeaux plats, les contours lisses, les ovales allongés, lesplis maniérés. Souvent, on lui confisquait ses modèles et sesmaladroits essais. Alors, il tentait de les reconstituer, par lesouvenir, car il avait une mémoire véritablement surprenante, lamémoire des formes. Cette privation de modèles et la difficulté des’en procurer de nouveaux ne le décourageaient pas. Il s’ingéniaità reproduire ce qui, dans ses promenades, l’avait le plus frappé,de préférence les choses droites, précises, gracieuses, les chosesde santé et de joie, ne comprenant pas encore la poésie de ce quiest vieux, courbé, chétif, de ce qui s’efface et de ce qui sevoile, ni la tristesse des pierres et des vastes espaces dénudés,ni la maigreur jaune, ossifiante, que la misère creuse sur lesvisages de douleur. Il ne sentait pas encore l’émotion généreuse ethaute, ni la sublime beauté du laid… À la même époque, circulaient,dans la cour, des cahiers de vers défendus, des livres proscritsqui l’enthousiasmèrent. Il apprit, par cœur, des strophes et desphrases qu’il récitait à Bolorec, avec ivresse, durant lesrécréations et les promenades. Pour les Pauvres, de VictorHugo, lui parut un chant céleste, une divine musique, un rayon decharité, jailli du cœur même de Jésus ; quelques hémistichesdes Iambesde Barbier, l’enflammèrent d’une ardeur debataille, violente et contenue. Ce lui fut comme la révélation d’unmonde, du monde éblouissant vers lequel ses instincts l’avaienttoujours emporté, et qu’il croyait chimérique, inaccessible à lalourde étreinte de l’homme. Pourtant, il existait ; ilexistait réellement, ce monde. Là seulement était la vérité ;là, résidait la vie souveraine. Son esprit venait d’en recevoir deséclaboussures de lumière. Quelle différence entre cette languechaude, colorée et vibrante, qui laissait, dans l’air, desrésonances de harpes et des fanfares de clairon, dont chaque motvivait, palpitait, battait des ailes, dont chaque idéecorrespondait à un cri humain, cri d’amour et cri de haine, et lalangue froide, rampante, rechignée de ses livres de classe, où lesmots asservis et les idées maussades semblaient postés devant sesdésirs de connaître, de sentir, de s’élever, comme les gardiensrevêches, défendant l’entrée du parc sonore et fleuri, du parc oùsont les fleurs splendides, où sont les subtils oiseaux, où l’onvoit les radieuses fuites de ciel, entre les branchesbalancées ! Cette découverte, cette illumination soudaine duVerbe, lui rendirent plus pénibles ses devoirs. Pour les oubliermieux et les mieux supporter, il copia des vers, et il dessinadavantage, surpris parfois de retrouver, entre l’ordonnance deslignes, dans le dessin, et la cadence des rythmes, dans les vers,des analogies mystérieuses et d’identiques lois. Les confiscationsréitérées de ses barbouillages et de ses cahiers, les arrêts, lesmises au pain sec fréquentes ne le rebutaient pas, ajoutaient aucontraire, à sa jouissance, l’excitant de la persécution.Cependant, il eut un jour un étonnement. Comme la récréationfinissait, le Père de Kern, son maître d’étude, vint à lui et luiremit ses cahiers. C’était un prêtre joli, aux yeux obliques etlangoureux, à la démarche un peu lente, et dont les gestes avaientdes inflexions molles de nonchaloir, presque de volupté. Il sepencha sur Sébastien, de façon à effleurer de son souffle le jeunevisage de l’élève, et d’une voix suave :

– Je vous les rends, dit-il… Maiscachez-les bien, pour que je n’aie pas à vous les reprendre.

Puis, il considéra Sébastien d’un regardtrouble, où des flammes passaient, vite éteintes sous le voileclignotant des paupières. Ce regard gêna Sébastien, d’instinct, etle fit rougir comme s’il avait commis une faute secrète, mais iln’eût pu dire pourquoi…

Sébastien avait grandi. Ses traits s’étaientaffinés en une maigreur rose, d’un rose pâle de fleur enfermée. Sonvisage, à ce moment de l’adolescence indécise, prenait des grâcesde femme. Et ses yeux très beaux restaient mélancoliques, veloutéset profonds.

 

À Pervenchères, il y avait eu bien deschangements. La tante Rosalie était morte sans laisser detestament. Cette nouvelle qu’il apprit, tout à coup, par une lettrede son père, ne causa qu’un chagrin relatif à Sébastien. Iln’aimait guère sa tante, dont il ne recevait que des bourrades.Pourtant, la dernière fois qu’il l’avait vue, il s’était ému, et ilavait ressenti dans son cœur une grande pitié. La vieille fille,couchée, immobile, le menton levé et garni de poils rudes etblancs, les yeux couverts de paupières molles comme des taies, nel’avait pas reconnu. Elle ne parlait plus, restait insensible àtout ce qui se passait autour d’elle. On l’eût dit morte, si unbruit de glouglou, le dévidement régulier d’un petit râle, n’eûtsoulevé de temps à autre les ailes de ses narines, d’un mouvementde vie mécanique et localisée. Et près de son lit, des vieillesétaient penchées, avides et geignardes, horribles guetteuses de lamort… Ce fut surtout ce souvenir qui l’impressionna.

Quant à M. Roch, qui n’avait pas compté surcet héritage, il montra une affliction digne, proportionnée auxquatre mille francs de rentes qui lui tombaient du ciel,inopinément, et jugea le moment bon pour se retirer du commerce. Ileut la chance de vendre son fonds de quincaillerie d’une manièreavantageuse, fit bâtir une maison dans le jardin, auquel il ajoutades grottes artificielles, un bassin où nagèrent des poissonsrouges, et, çà et là, sur des éminences gazonnées, des boules deverre colorié. Il vécut en parfait bourgeois et s’ennuya.Maintenant, il était maire de Pervenchères, suppléant du juge depaix, ambitionnait sourdement de se faire élire conseillerd’arrondissement. Mais, malgré la multiplicité et la nouveauté deses occupations, il ne se trouvait pas heureux dans cette maisonneuve, si vide, qui n’avait pas d’autres voisins que les morts ducimetière. Un vieux fond d’habitude commerciale le ramenait à sonancien magasin, et, tous les jours, pendant deux heures, ils’asseyait, près du comptoir, les jambes écartées, les deux mainscroisées sur la pomme de sa longue canne, et là, autoritaire etbienveillant, il s’intéressait au mouvement des affaires, donnaitdes conseils, pérorait, sur toutes choses, intarissablement.

Un jour, il éprouva le besoin de se créer unintérieur, de se faire de la vie autour de lui, c’est-à-dired’avoir, sans cesse, des êtres à portée de ses discours, des êtresà qui il pût confier ses désirs secrets, ses ambitions, ses projetsde réformes municipales. Sérieusement il songea à se remarier.Mme Lecautel lui plaisait beaucoup. Elle avait de bellesmanières, une instruction soignée, et il ne pouvait souhaiter riende mieux quand, par exemple, il recevrait à sa table, le préfet entournée de révision. Et puis, ce n’était pas une mince gloire quede succéder dans le cœur d’une femme, à un général de brigade.Après avoir pesé le pour et le contre, il se décida à demander lamain de sa belle locataire.

– Je crois, lui dit-il, que lesconvenances sont absolument sauvegardées… Vous êtes veuve, je suisveuf également… Votre premier mari était général, moi, je suismaire. Ce ne serait donc pas pour vous une déchéance. J’ai unecertaine fortune, honorablement gagnée dans la métallurgie… Etquant à mon âge, ajouta-t-il galamment, ne vous en effrayez pas…J’ai vécu toute ma vie à l’abri des passions… Certes, je ne suisplus un jeune homme, ce que j’appelle… Mais enfin !… maisenfin !… D’ailleurs, vous le verrez vous-même.

Aux refus polis que lui opposa MmeLecautel, et que l’ancien quincaillier prenait pour de l’embarraspudique, il répondit :

– Ça ira très bien, je vous assure… MonDieu, je le sais, à nos âges, on ne pense plus guère aux folies…Mais enfin !… mais enfin !… Un petit regain de temps entemps, cela ne peut qu’embellir la vie. Et puis vous n’êtes pasriche. Je m’arrangerai pour vous faire une gentille donation sanstrop léser les droits de mon fils… Voyons, réfléchissez… Puis-jevous appeler Madame la Mairesse ?

Mme Lecautel fut obligée del’éconduire plus nettement. Il s’en montra dépité, et, quelquessemaines, il lui garda rancune.

– Si elle s’imagine qu’elle en aura à ladouzaine, des maires comme moi ! récriminait-il souvent… Unmaire !… C’est un général aussi… un général civil !

Alors, pour se distraire, il eut une héroïque,extravagante idée, que lui avait sans doute suggérée le voisinagede la mort. Il acheta, au milieu du cimetière, dans l’axe même dela grille d’entrée, un vaste terrain qu’il entoura d’abord d’unerampe en fonte, basse, figurant des enguirlandements d’immortelleset de roses. Puis, il fit creuser un caveau profond, à un seulcompartiment « car, expliquait-il, à quoi bon exhumer mafemme ? Elle est très bien dans sa concession. Et quant àSébastien, qui sait où il mourra ? » Le caveau creusé,maçonné, dallé, il fit élever une sorte de monument funéraire,carré, en granit d’Alençon, semblable de forme à une grande malledont le couvercle serait bombé. Il ne voulut aucun ornement, aucunemoulure, aucun attribut symbolique. « Un tombeau de verre,comme Socrate, disait-il. Du confortable, mais pas de luxe, ce quej’appelle… » Sur une des faces latérales, en bas, étaitménagée une ouverture, pareille à une large chatière, et destinée àl’intromission du cercueil. M. Roch surveillait les travaux, lesdirigeait avec une indiscutable compétence d’architecte et unesérénité de philosophe, imperturbable ; il interrompaitparfois ses conseils techniques par des aphorismes sur la mortcomme celui-ci : « Voyez-vous, la mort c’est une questiond’habitude. »

Un jour que Mme Lecautel étaitvenue déposer des fleurs sur une tombe, il s’obstina à lui faireles honneurs de son monument.

– Si vous aviez voulu !…, luidit-il, en poussant un soupir de regret.

Il lui montra, dans l’enceinte formée par larampe de fonte, les petites plates-bandes, contournées,serpentantes, plantées de jeunes arbres verts. Et c’étaient aussi,sur le sable jaune, d’étonnants cœurs bordés de buis, des croix depyrèthre, des ostensoirs de géranium. Déjà, un saule versait, surla pierre vide, ses longs pleurs grêles.

– C’est gentil, n’est-ce pas ?…C’est simple… Et ça, tenez !… Lisez ça !

Gravement, il désigna l’inscription gravée, enlettres rouges, sur la table funéraire :

 

ICI REPOSE LE CORPS DE

M. JOSEPH-HIPPOLYTE-ELPHÈGE ROCH

MAIRE DE PERVENCHÈRES

SUPPLÉANT DU JUGE DE PAIX, ETC., ETC.,

DÉCÉDÉ DANS SA… ANNÉE, LE… 18…

PRIEZ POUR LUI !

 

– Je l’ai rédigée moi-même…, fit-il.Maintenant on n’a plus qu’à remplir les blancs.

Et revenant à sa première pensée, il répétad’une voix élégiaque :

– Si vous aviez voulu !… Il y auraiteu deux noms et deux places !

Puis il regarda, d’un air attristé etméprisant, les tombes délaissées, les petites croix de bois qui sepenchaient, disjointes et pourries, sur des fleurs fanées, et ilmurmura en haussant les épaules :

– Enfin ! Vous n’avez pas voulu…Quant à moi, je suis sûr que mes héritiers ne me laisseront passans une sépulture convenable… Et c’est quelque chose,allez !…

M. Roch, seul, confectionna son cercueil. Lebois en fut, par lui, méticuleusement choisi parmi de nombreusesplanches en cœur de chêne, très sèches, très solides, et trèsmarquées de veines. De temps en temps, il l’essayait devant lesecrétaire de la mairie et la mère Cébron, appelés à donner leuravis. Quant à lui, il se réjouissait de s’y sentir serré et d’yavoir pourtant les mouvements libres et aisés. Durant cette périoded’activité bizarre, M. Roch demeurait gai, d’une gaieté presque bonenfant. En varlopant son bois, il lui arrivait même de chanter etde siffler des airs de sa jeunesse, s’abstenant toutefois desplaisanteries macabres et de mauvais goût. Sa force d’âme ne sedémentait pas une seconde. Il ne sermonnait plus son fils, dans seslettres, pleines de récits municipaux, de nouvelles de sonmonument, d’aperçus sur la mort, d’un calme stoïque. Puis, quand cefut fini, tout d’un coup, il fut pris d’un vague à l’âme, auquelsuccéda bien vite une véritable détresse morale. La peur de mourirl’envahit. Il ne pouvait plus se promener dans son terrain, autourde sa tombe, sans être assailli de terreurs. Il rentrait chez lui,très pâle, se trouvait malade au moindre froissement de sesmuscles, envoyait chercher le médecin, se réveillait, la nuit,baigné de sueurs froides, en proie à des affres affolantes. Il seréfugia davantage dans sa mairie et, pour écarter la funèbrehantise, il cribla Pervenchères d’arrêtés inédits, et de centimesadditionnels.

Chapitre 5

 

 

Sébastien s’était promis de ne plus s’englueraux apparentes et trompeuses bienveillances des maîtres. Uninstinct de méfiance personnelle, s’ajoutant à cette règlegénérale, l’avait d’abord éloigné du Père de Kern, malgré lesbontés notoires de celui-ci et malgré l’excessive liberté où il lelaissait désormais. Comme autrefois, il n’avait plus besoin de segarantir avec ses livres, de s’emmurer derrière ses dictionnaires,pour se livrer à sa passion grandissante du dessin et de la poésie.Cette passion, qui lui avait valu tant de punitions de toute sorte,le Père de Kern la tolérait aujourd’hui et visiblementl’encourageait. Et cet encouragement, qui était ce qu’il avait leplus désiré, Sébastien se montrait heureux d’en profiter, mais iln’en jouissait pas dans toute la sécurité, dans toute l’expansionnaïve de sa conscience, ainsi qu’il l’eût fait avec le Père deMarel. Il éprouvait, au contraire, vis-à-vis du Père de Kern, uneinquiétude permanente et irraisonnée, très vague ; vis-à-visde soi, quelque chose d’aigu et de persécuteur comme un remords.Remords de quoi ? Il eût été fort embarrassé pourl’expliquer.

Pendant les heures d’étude, il ne pouvaitlever les yeux de son pupitre sans rencontrer le regard du Père,posé sur lui, un regard singulier, mêlé de sourires et delangueurs, qui le mettait mal à l’aise quelquefois. Ce n’étaitpoint ce regard seul qui le gênait, c’était ce regard et tout cequi l’entourait : une peau trop blanche, des gestes trop las,un corps de félin qui, en remuant, semblait se caresser aux anglesde la chaire, au dossier de la chaise, avec de lents mouvements dechat. Qu’était ce regard ? Que voulait ce regard, trouble etbrûlé, qui filtrait de douteuses lueurs entre des paupièreslégèrement bridées et meurtries d’une grande ombre ? Ce regardqui passait indifférent par-dessus les têtes et les dos courbés surles devoirs, pour s’attacher à lui, uniquement, obstinément ?Ce regard si peu pareil aux autres, et si plein d’arrière-pensées,secrètes et louches ? Souvent, il détournait les yeux de ceregard qui finissait par le fasciner, l’amollir, l’engourdir desomnolences lourdes ; qui substituait à sa volonté desvolontés étrangères, insinuait dans son esprit d’énervantessuggestions, dans sa chair d’irritantes fièvres, d’un caractèrenouveau, presque douloureux, où sa raison s’effarait. Entre ceregard et lui, il échafaudait des murs de livres, développait descahiers, croyant en arrêter le magnétisme, en briser lerayonnement. Mais ne le voyant plus, il le sentait davantagepesant, hardi ou frôleur, multipliant sur sa peau d’humidesfrissons, d’exaspérés chatouillements, où il retrouvait un peu desétranges sensations épidermiques que lui versaient les mains deMarguerite, lorsqu’elle le caressait. Oh ! ces mains, auxveines réticulées, aux souples articulations, ces mains délectableset suppliciantes, promeneuses d’extase et de torture, dont lecontact était de feu, de glace et de déchirement ! Et, en mêmetemps que ces mains, ce souffle ardent imprégné d’une âpre odeur dejeune fauve ; et, près de ces mains, cette chevelure sombreaux reflets de gouffre, cette chevelure d’où s’exhalaient desparfums sauvages et des poisons amers ! Oui, ce regard étaitpareil à ces mains ; il évoquait les mêmes choses terribles etdéfendues… Mais pourquoi ? Cela l’épouvantait et l’attiraittout ensemble. En ces moments, incapable de fixer son attention surun travail quelconque, ni sur un dessin, ni sur un vers, ni sur unlivre, gêné par l’idée que ce regard obsesseur l’enveloppait d’unelumière spéciale qui le désignait à la malveillance de sescamarades, il demandait à sortir, croyant regagner un peu de calme,dehors. Et, sûr de l’impunité, il prolongeait, quelquefois, durantun quart d’heure, ses absences de l’étude, à rôder dans une petitecour voisine, où s’étiolait un magnolia aux fleurs pâles.

Le Père de Kern le rechercha, flatta sesgoûts, surexcita ses enthousiasmes et Sébastien fut vite conquispar la douceur de cette voix, au timbre musical d’une suavitéprenante. Ses préventions qui, d’ailleurs, n’étaient que deconfuses presciences, d’indéterminés avertissements, disparurent,et en dépit de ses résolutions à rester le maître de son cœur, ils’abandonna entièrement au Père de Kern, comme il s’était abandonnéà tous ceux qui lui avaient parlé doucement, avec des voixchantantes et claires. Sébastien ne pensait, n’agissait, ne vivait,en un mot, que par la sensibilité : la vie nerveuse etsensuelle était, en lui, suraiguisée jusqu’à la maladie, jusqu’audéséquilibre physique. Tout l’impressionnait plus que les autres,et l’impressionnait à la fois, dans ses facultés perceptives lesplus différentes. Il suffisait qu’un seul de ses sens fût affectépour que tous les autres participassent à la sensation, en laquadruplant, en la prolongeant, chacun dans sa fonction propre.C’est ainsi qu’un son éveillait, en lui, simultanément, avec lesphénomènes directs de sonorité, des idées correspondantes decouleur, d’odeur, de forme et de tact, par lesquelles il entraitvéritablement dans le monde intellectuel et la vie sentimentale. Lavoix humaine avait une particulière puissance – une toute-puissance– sur son appareil cérébral et, de là, réagissait impérieusementsur sa volonté. Suivant qu’il en recevait des impressions agréablesou désagréables, il aimait ou détestait, il se donnait ou serefusait, sans trouver, en sa raison, un contrepoids mental à cetacte passif. Il se donna donc au Père de Kern, dont la voix avaitvaincu le regard. Et ce fut, durant quelques semaines, une joieintense, profonde, sans trouble, une joie comme il ne se rappelaitpas en avoir éprouvé, jamais, de meilleure et de si forte. Le Pères’institua son éducateur dans les choses qu’il aimait. Il étaitplein de science, possédait toutes les qualités qui rendentdélicieuses les leçons et font qu’on s’y attache par un doubleplaisir. Il lui révéla les beautés de la littérature dont sescahiers ne lui avaient laissé que des aperçus imparfaits, desimages tronquées, et surtout le désir ardent de savoir. Délaissantles auteurs du XVIIe siècle, et leur pompe glaçante etleur solennité compassée, il lui fit connaître et aimer Sophocle,Dante, Shakespeare. Avec un charme clair, exquis, passionné, ilracontait leurs immortelles œuvres, et les expliquait. Il récitades vers de Victor Hugo, de Lamartine, d’Alfred de Vigny, deThéophile Gautier, lut des pages de Chateaubriand. Et ces vers etces proses avaient, dans sa bouche, des musiques engourdissantes,des harmonies encore inentendues, de surnaturelles pénétrations.Sébastien, en les écoutant, se sentait comme bercé dans d’étrangeshamacs, le front rafraîchi par des souffles parfumés d’éventails,tandis que, devant lui, à l’infini, se déroulaient des paysages derêve, vaporeux et nacrés, des forêts vermeilles, hantées de figuresde femmes, d’ombres tentatrices, d’âmes plaintives, d’amoureusesfleurs, de voluptés errantes et tristes. Contrairement au Père deMarel dont la nature sanguine ne se plaisait qu’aux gaietésrobustes, aux dilatantes farces qui fendent la bouche jusqu’auxoreilles, le Père de Kern inclinait vers les mélancolies tendres,les pénitentes ivresses, les étreintes aériennes, les mysticismesdésespérés, où l’idée de l’amour s’accompagne de l’idée de la mort,toutes choses à la fois immatérielles et charnelles, quicorrespondaient avec ce qu’il y avait d’imprécis, de généreux etd’éperdu dans l’âme de Sébastien, petite âme trop fragile, tropdélicate pour supporter sans ravages le choc électrique de cesnuées, et la dépravante émanation de ces poisons. Le Père ne sebornait pas là. Chaque jour, il donnait, à son impatient élève, desvers à apprendre, des devoirs à écrire, dans lesquels celui-cidevait résumer ses impressions sur tout ce qu’il avait lu,expliquer pourquoi telle chose lui semblait belle. Sébastien selivrait à ces quotidiennes besognes avec un zèle emporté, que sonprofesseur était obligé, souvent, de modérer ; et, en relisantces pages maladroites, ces incorrectes phrases, où parmi lesnécessaires emphases, parmi les imitations et les obscurités,brillaient, çà et là, les étranges lueurs d’un esprit spontané quis’annonçait irrégulier et poétique, le Père de Kern souriait d’unsourire énigmatique et possesseur.

Sachant combien il aimait le dessin, il luiparla aussi des grands peintres, l’enflamma en lui contant lamiraculeuse vie de Léonard de Vinci, de Raphaël, du Corrège, leurintimité avec les souverains et les papes, leurs triomphesdivinisés. À chaque entrevue, à chaque causerie, c’était un voilede plus soulevé sur quelque passionnant mystère, une hardiessenouvelle à pénétrer plus avant dans le domaine des chosesdéfendues. Sébastien, avidement, buvait ces récits d’une époqueretentissante et merveilleuse, où l’art, l’héroïsme, la piété, lecrime s’embellissaient d’adorables figures de femmes, où l’amourétait partout, aussi bien sous le pourpoint des artistes que sousla tiare des papes, où l’on mourait pour un sourire, où l’on sedamnait pour un baiser.

– Pourquoi ne nous apprend-on pas cela àla classe ? demandait-il, un peu effrayé… Ce sont donc despéchés ?

– On peut tout apprendre, on peut toutfaire aussi, quand on aime le bon Dieu et la Sainte Vierge,répondait évasivement le Père de Kern.

Et, caressant son élève de ses mains blanches,aux doigts souples et longs, il ajoutait :

– Si vous continuez à être bien gentil,je vous apprendrai des choses plus belles encore…

Ces conversations avaient lieu dans la cour,pendant les récréations ; aux promenades, durant les haltessur les grèves ensoleillées, ou sous l’ombre des bois depins ; et, chaque soir, après le coucher des élèves, dansl’embrasure d’une fenêtre ouverte du dortoir, où, tous les deux,ils restaient jusqu’à la nuit tombée, le Père parlant à voix basse,lui, écoutant, ravi. On était au mois de juin. Les soirsévaporaient, à travers le crépuscule, leur rêve charmant ; desodeurs montaient des jardins, des prairies, des bois, vagabondes etlégères, et, derrière les massifs assombris du parc qui, lentement,s’anuitait, le soleil, disparu, ne laissait de ses flammes desoufre et de pourpre que de toutes petites nuées mauves, moiréesd’or, se fondant une à une en l’immense espace qui s’étoilait.

Alors Sébastien rentrait en sa cellule, un peuénervé de ces récits, la tête meurtrie par ce continuel fracasd’images enfiévrées et de verbes révélateurs. Le crâne brûlant, ildemeurait de longues minutes avant de s’endormir, repassant en samémoire ce qu’il avait entendu et appris, s’efforçant dereconstituer la triomphale beauté de ces hommes plus beaux que desdieux, l’inconcevable splendeur de ces choses, plus splendides queles rêves. Son esprit, surexcité par les galops de son pouls,s’envolait vers des pays lointains, vers d’incertainesépoques ; il se voyait acclamé par des foules parées etfleuries ; ou bien, juché au haut d’énormes échafaudages, dansles cathédrales sonores, dans les vestibules des palais en fête, ilcouvrait les murs de madones extasiées, de christs douloureux, sousle regard des belles femmes qui tendaient vers lui leurs bras nuset leurs lèvres pâmées d’amour.

Un jour, son professeur le mena à labibliothèque des Pères. Il lui fit d’abord admirer les vitrinesremplies de livres, antiques in-folio reliés de très vieillesbasanes, mais cela n’intéressa pas Sébastien, tous ces dos alignésde volumes sur lesquels s’étalaient de rébarbatifs titres latins.Et puis l’odeur de colle forte et de vieux papiers, qui flottaitdans cette atmosphère, l’affadit. Il préféra regarder un Christ encroix, mauvaise copie d’Alonso Cano, qui occupait le mur du fondentre deux toiles de l’École espagnole, écaillées, craquelées, etdont le noir avait presque dévoré les couleurs primitives. Ils’étonna d’apprendre que ces tableaux étaient de Ribera, dont lePère lui avait parlé avec tant d’enthousiasme. Un petit frère, auxyeux louches, à la tête rasée, comme un forçat, qui balayait leparquet, à l’autre bout de la bibliothèque, avait disparu,discrètement. Ils étaient seuls, tous les deux, dans la vastepièce. Le Père de Kern ouvrit une armoire, en retira un carton,qu’il déploya sur une table. C’était une suite d’anciennesestampes, reproduisant des tableaux célèbres de la Renaissance… untriomphe de la Vierge, une Marie-Madeleine prostrée aux pieds duChrist, et les baisant… Le Père commentait chaque estampe. Peu àpeu, il s’était rapproché de Sébastien, si près que son souffle semêlait au souffle de l’enfant.

– Tenez, voyez cet ange, dit-il… Il vousressemble… Il est joli comme vous…

Sa voix tremblait. En tournant les gravures,ses doigts avaient des mouvements saccadés, et son visage étaitplus pâle.

Sébastien se sentit mal à l’aise, prétexta quel’odeur l’incommodait et désira sortir. Il venait de recevoir, avecun frisson, entre les paupières bridées, ce regard lourd qui, silongtemps, avait pesé sur lui.

La nuit suivante, il se réveilla en sursaut,au milieu d’un rêve pénible… des diables qui l’emportaient dansleurs bras velus. Et ouvrant les yeux, il vit penché sur son lit,une ombre, une grande ombre toute noire. Et cette ombre, c’était lePère de Kern. La pâle lumière des lampes baissées qui rampait auplafond, l’éclairait à peine ; à peine si elle découpait surla cloison le contour perdu de sa silhouette familière. Pourtant,il le reconnut, à ce regard inoubliable qui, maintenant, fulguraitdans la nuit. La couverture défaite était rejetée vers le pied dulit ; et ses jambes étaient nues. Sébastien s’effraya, poussaun cri, mit devant lui ses mains, en bouclier, comme pour sedéfendre contre il ne savait quel danger imminent.

– N’ayez pas peur, mon enfant, lui dit lePère, d’une voix douce et murmurée… C’est moi… Je vous ai entenduvous plaindre, et j’ai craint que vous ne fussiez malade… Alors, jesuis venu… Vous rêviez, sans doute ?… Allons, remettez-vous…Voyez comme vous êtes agité…

Il ramena la couverture sur les épaules dupetit, reborda le lit avec une vigilance maternelle.

– Allons… remettez-vous… etdormez !… Mon cher enfant !…

Ces deux incidents frappèrent beaucoupSébastien et réveillèrent de nouveau sa méfiance endormie. Pourquoil’approche du Père de Kern lui causait-elle un embarras si violent,une sorte d’instinctive et bizarre répugnance, un rétractement dela peau, une peur de vertige, quelque chose d’anormal et de pareilaux sensations étourdissantes que lui donnait la vue d’un gouffre,du haut d’une falaise ? Pourquoi était-il venu, la nuit, danssa cellule ? Pourquoi était-il penché sur son lit ? Laraison qu’il avait prétextée ne lui semblait pas naturelle ;elle sonnait faux. Il était venu avec une intention qu’il n’avaitpas dite, qu’il ne pouvait peut-être pas avouer. Maislaquelle ?… Sébastien était resté chaste, à peu près ignorantdes impuretés de l’âme humaine. Le vice l’avait à peine effleuré,en passant près de lui. Ce qu’il en savait, ou plutôt, ce qu’il endevinait, c’est à confesse, par les flétrissantes questions du PèreMonsal, que cela avait pris, en son esprit, un corps indécis, uneinquiétante et dangereuse forme, dont s’alarmaient sa candeur et savirginale naïveté ! Et puis, çà et là, quelques motsorduriers, entendus dans les conversations, entre élèves, maisrarement, excitaient sa curiosité qui demeurait insatisfaite, caril n’osait demander à personne, pas même à Bolorec, unrenseignement à ce sujet, dans la crainte de mal faire, et d’êtredénoncé. Toutefois l’explication de Bolorec, au sujet du renvoi dedeux camarades, s’était ancrée dans sa mémoire : « Dessaletés comme quand on fait des enfants. » Il y pensaitsouvent, essayant de comprendre, et ne pouvant adapter cette idéed’enfants aux rapports inconnus, aux saletés secrètes de deuxjeunes garçons.

Ce qu’il savait, par le simple instinct de lavie et la seule divination du sexe, c’est qu’il existait entre leshommes et les femmes des rapprochements mystérieux, nécessaires etqu’on appelait l’amour. L’amour, l’impérissable amour, les poètesle chantaient, avec quels divins embrasements ! L’amourrevenait, sans cesse, triste et béni, dans ces vers qu’il apprenaitet qu’il récitait et qu’il aimait comme la plus adorable desmusiques. C’étaient toujours des baisers, des étreintes, deschevelures éparses, des bras nus se refermant sur des corpspâmés ; mais ces baisers ne baisaient que des souffles, cesétreintes n’étreignaient que d’incorporelles images ; ceschevelures se transformaient en d’intangibles rayons, ces brasn’enlaçaient que des âmes. Bien que ces vers évoquassent en réalitéle triomphe des chairs heureuses, l’amour restait en lui à l’étatd’immatérielle joie, d’ivresse mentale, de céleste délire. C’étaitl’amour qui avait fait l’Assomption de la Vierge. Jésus en étaitmort, et, sur sa croix, saignant, déchiré, il en gardait la clartééternelle et immarcescible.

L’amour, c’était encore ce trouble ravissant,cette indicible émotion qu’il avait ressentie aux caresses deMarguerite, purifiées par l’absence ; à la fugitive vision desdemoiselles Le Toulic, et à ses envolements de tendresse vers lescréatures chimériques et mortes dont lui parlait le Père deKern ; c’était, en quelque sorte, l’expansion généreuse detoutes ses facultés, de toutes ses sensibilités, vers la beauté etvers la souffrance. Il n’en concevait pas la brutalitéphysique ; malgré les bouillonnements de son adolescence, ilen ignorait l’âpre et farouche lutte sexuelle.

Alors pourquoi se mêlait-il, à son intimitéavec le Père de Kern, de vagues effrois d’un autre amour, d’unimpossible et salissant amour, puisque l’amour c’était la femme quile personnifiait. Pourquoi ne pouvait-il, dans le calme de soncœur, se livrer à lui, tout entier, sans redouter une terrible etdécisive catastrophe, que son ignorance ne définissait pas et dontl’avertissait son instinct ? Par quelle déviation cérébrale,au moyen de quel corrupteur pressentiment, cette idée d’un crimeinsoupçonné, et pourtant inévitable, était-elle entrée en sonimagination et s’y cramponnait au point qu’il n’avait plus la forcede l’en chasser ? Il se raisonna, se dit qu’il était victimed’une erreur, d’une folie. Rien, dans la conduite du Père, nejustifiait une appréhension pareille. Celui-ci s’était prisd’affection, d’intérêt pour lui ; il dirigeait son esprit dansune voie qu’il avait, longtemps, rêvé de suivre. Fallait-il donclui en vouloir ? Il le trouvait joli, s’inquiétait de le voirmalade. Quel crime à cela ? Était-ce donc défendu de semontrer bon ?… Et pour mieux se rassurer, il se rappela que lePère de Kern avait la réputation d’un prêtre très pieux, presqued’un saint. Il portait un cilice, disait-on, et se flagellait.C’est pourquoi il était si pâle parfois, et que ses yeux, souvent,brillaient d’une étrange flamme mystique, dans un grand cerne desouffrance.

En dépit de ces raisonnements, le doutedemeurait, indéracinable. Le lendemain de cette nuit, où le Pèrelui était apparu, il l’évita pendant les récréations et revint àBolorec avec une ostentation manifeste et gamine. Bolorec ne parlapas. Il sculptait un lézard et scandait de mouvements de têterythmiques des airs de chansons intérieures. Aux questions que luiadressa Sébastien, il ne répondit que par des monosyllabes bougonset des haussements d’épaules. Le soir, prétextant uneindisposition, Sébastien refusa de venir dans l’embrasure de lafenêtre. Mais, derrière ses rideaux, par un mince écartement, il semit à observer le Père de Kern. Celui-ci avait repris sa placeaccoutumée. Accoudé contre le barreau de la fenêtre, il regardaitla nuit s’avancer et tomber sur le parc, sur les jardins, noyer lescours d’une ombre transparente, cette belle nuit où d’ordinaires’envolaient de si douces paroles et de si attachantes histoires.Il parut à Sébastien qu’il avait l’air plus grave et paraissaitfâché, non pas fâché, peut-être, mais si triste ! Son cœurs’émut. Il s’accusa d’ingratitude, eut la pensée d’aller à lui, delui demander pardon. Quand la nuit fut venue tout à fait, le Pèrereferma la fenêtre, et, d’un pas lent, glissé, il longea la rangéedes lits. Tout dormait. Sébastien vit son ombre passer et repassersur les rideaux ; il entendit le bruit de sa soutane et letintement de son chapelet. Puis il n’entendit plus rien que laconfuse rumeur des souffles ; il ne vit plus rien que laclarté des lampes vigilantes. Et il s’assoupit.

Sébastien ne tarda pas à s’apercevoir que lasociété de Bolorec ne lui suffisait plus. Les autres élèves luisemblaient ennuyeux et grossiers, ils se moquaient de sesexaltations poétiques. Un vide s’était fait tout à coup dans savie. Quelque chose lui manquait véritablement, quelque chosed’essentiel, d’irremplaçable, comme le pain pour qui est affamé. Etla tristesse, une tristesse d’autant plus pénible à porter qu’elleétait plus lourde de regrets, l’envahissait de nouveau. Il avaitbesoin d’une protection, d’une intelligence, d’une voix qui versâtsur son esprit, sur son cœur, le baume des paroles enchanteresseset consolatrices. Cette protection, cette intelligence, cette voixqu’il avait appelées, elles étaient venues à lui, inespérément àlui, si longtemps dédaigné de tout le monde, et voilà qu’il lesrepoussait, maintenant, sollicité par de sottes et coupablescraintes qu’il lui était d’ailleurs difficile de préciser. Depuisqu’il se trouvait moins souvent en contact moins intime avec lePère de Kern, celui-ci ne l’effrayait plus. Au contraire, Sébastiens’étonnait, s’attendrissait de voir qu’il demeurait le même à sonégard. Il aurait pu se venger de cette vilaine ingratitude. Ehbien ! non. Rien n’était changé aux bienveillantes allures dece prêtre admirable et doux. Aucune des libertés spéciales, desgracieuses privautés dont Sébastien jouissait, ce saint homme neles lui avait retirées ; et, dans ses yeux, dont le regardredevenait normal, il n’y avait ni sévérité, ni colère ; iln’y avait que la souffrance, une souffrance lumineuse et volontairecomme celle qui brille sur les visages décharnés des martyrs.Sébastien l’observait, ému, repentant, l’âme affligée de remords.Oui, il devait porter un cilice, se tuer de macérations, déchirerson corps aux pointes de fer des disciplines. Cela se voyait à lalenteur douloureuse de sa marche, à la douloureuse flexion de sataille, à la douloureuse lividité de sa peau. Tout ce qui avaitinquiété Sébastien dans les attitudes du Père, tout ce qui l’avaitéloigné de sa personne, il n’y reconnaissait plus que desexpressions de douleur. Et, dans un accès de gratitude exaltée etpénitente, pour tout ce que le Jésuite lui avait, si généreusement,donné de sa science, de son émotion, pour tout ce qu’il avaitéveillé en lui de beau, de noble, d’ardent, il aurait voulu écarterles plis de sa soutane, et panser les marques rouges de sapoitrine, et baiser ses plaies saignantes. Enfin, une penséeégoïste l’accabla. Si le Père de Kern refusait de lui continuer sesleçons, s’il allait lui dire : « Vous n’avez pas euconfiance en moi, vous êtes indigne de mes bontés », ilretomberait dans ses anciens dégoûts, dans ce même abandon moral oùil avait végété, si misérablement opprimé par les maîtres, vaincupar les choses, la proie de cette éducation étouffante, qui faisaitla nuit en son cerveau. Un jour que le Père, à la promenade, lisaitson bréviaire, à l’écart, sous les arbres, Sébastien osa l’aborder,et, contrit, les joues rouges, les yeux baissés :

– Pardonnez-moi, mon Père, bégaya-t-il…J’ai été méchant… Je ne le ferai plus.

Le Père regarda Sébastien d’un regard aigu quientra en lui, comme une vrille. Et il dit simplement, d’une voixqui avait la suavité triste d’un soupir :

– Que je vous ai plaint, monenfant !… oh ! mon cher enfant !

Après un silence, haletant :

– Mais Dieu m’a entendu, puisque vousvous repentez…

Il ferma son bréviaire et se mit à marcherlentement, éloignant d’un joli geste les branches trop basses quibarraient le passage. Sébastien se tenait à ses côtés, timide,vaincu, la tête penchée vers le sol, où tremblaient des gouttes desoleil.

– Ne parlons plus de cela, jamais,n’est-ce pas, mon cher enfant ?… dit le Père. Nous devonsoublier les offenses… nous devons même les aimer, comme les aimaJésus, puisqu’elles nous rendent plus chers les repentirs, et sidoux les pardons !…

Il ajouta d’un ton ineffable qui secouaSébastien jusqu’au plus profond de ses moelles :

– Ô petite âme inquiète, dans laquelle jelis !…

Sébastien n’osa lever les yeux sur le Père. Illui semblait qu’en marchant, ses pieds ne courbaient pas la pointedes herbes et qu’il avançait dans la lumière, si haut, si grand, sisurhumain, que son front touchait le ciel.

Les causeries quotidiennes, les leçonsreprirent leurs cours interrompu. Tous les deux, le soir, ilsrevinrent dans l’embrasure de la fenêtre, et le petit Sébastiengoûta un plaisir plus vif à ces rencontres coutumières, auxquellesla nuit prêtait un double mystère de fête religieuse et derendez-vous défendu.

Le Père de Kern déploya toute sa grâceinventive à rendre ses leçons indestructiblement attachantes. Parle mot qui persuade et qui caresse, par l’éloquence évocatrice del’idée, il savait expliquer, fixer en inoubliables images leschoses les plus abstraites, et donner aux personnages les pluslointains du passé un caractère de séduisante contemporanéité quiles faisait plus visibles, plus proches, presque familiers.Sébastien s’étonna de s’intéresser passionnément à des détails del’histoire qui l’avaient ennuyé, à la classe, à cause de leurrebutante sécheresse et qui, dans les leçons du Père, revêtaient unattrait de conte, une beauté parée de poésie. Tout revivait, touts’animait, sous sa parole, qui avait une puissance de suggestionincomparable. Son indulgence était extrême, sa pitié amollissanteet universelle. Ses enthousiasmes précis, mesurés, octroyaienttoujours une large place au rêve adventice. Il était dangereux plusencore par ce qu’il taisait et laissait deviner, que par ce qu’ildisait réellement. Cependant les mots « amour »,« péché » revenaient sans cesse sur ses lèvres, avec desinflexions lentes, comme s’il eût aimé à s’y attarder. Le mot« péché » surtout, à la façon dont il le prononçait, etl’entourait, semblait une fleur étrange qui attire par le dangermême de son parfum ; et, bien qu’il en montrât l’horreur, endes dégoûts captieux, l’horreur en restait désirable etcharmante.

– Vous êtes, maintenant, un petit homme,disait-il à Sébastien. Il faut vous habituer à regarder en face lepéché. On l’évite mieux, en le connaissant davantage.

Il descendait à des confidences personnelles,parlait de sa vie qui, longtemps, avait été livrée au péché. Pourquelques plaisirs maudits, que de remords et qued’expiations ! Y aurait-il jamais assez de prières, poureffacer la trace des fanges anciennes ?

– Si je vous confie ces chosesabominables, mon cher enfant, murmurait-il en serrant les mains deSébastien d’une étreinte tremblée, c’est que je voudrais tant vouspréserver du péché ! Ah ! si vous saviez comme il s’offreà nous, les mains pleines de fleurs, les lèvres pleines desourires… Si vous saviez comme il a de belles chairs, d’enivrantsparfums, pour nous tenter, pour nous perdre, et quelles séductionssont les siennes ! Que de fois j’ai frissonné pourvous !… Lorsque je vous voyais avec Kerral ou quelque autre devos camarades, cela m’était une torture. Je me demandais :« Que se disent-ils ? Que se font-ils ? » Sivous vous égariez, à la promenade, je me disais encore :« Où sont-ils ? » Et j’avais l’anxiété de voussurprendre, cachés derrière une haie, ou blottis dans l’ombre d’unrocher… Comme j’ai veillé sur vous la nuit, cher enfant !Ah ! les nuits sont tristes ! Elles me désolent. Lapassion y rôde, le péché y rampe. Et j’en connais tant de cespauvres petits êtres dont le cœur est gangrené, et qui se murmurentdes paroles brûlantes qui font rougir la sainte Vierge et pleurerJésus. Ayez confiance en moi, ouvrez-moi tout votre cœur. Ne mecachez ni une mauvaise pensée, ni une action impure… Si vous avezcommis le péché maudit, ne craignez pas de vous épancher en moi…C’est si bon de crier ses fautes !… Et Jésus a tant demiséricordieuse indulgence, tant de pardons pour les petites âmes,comme la vôtre !

Il le pressait d’avouer d’imaginairestentations, d’imaginaires impuretés, précisant ses questions,demeurées, jusqu’ici, timides et vagues. Lui aussi, il avait étéperverti, au collège, par un camarade qu’il aimait ! Oh !quelle honte !… et plus tard !… Avec des rougeurs, desembarras pudiques, de sanctifiantes humilités, il contaitl’intérieur de sa famille, révélait des détails intimes, poignants…Une mère morte, adultère, à l’étranger… un père débauché,installant des concubines dans sa propre maison… une sœur mariéequi le recevait chez elle, demi-nue, au milieu de chiffons odorantset de dentelles, l’initiait à toutes les perversités de l’amourhumain… La première, elle l’avait poussé dans les bras d’une femmequi avait achevé l’œuvre de dépravation commencée, si jeune, aucollège !… C’est ainsi qu’il avait dégringolé tous les degrésdu vice, qu’il s’était roulé dans l’enfer des plaisirs défendus…Enfin, Dieu avait eu pitié de lui… Un soir, en pleine orgie, ilavait été miraculeusement touché de la grâce.

– Et, depuis, cher enfant, je vis dansl’amour, le véritable amour, l’immense amour de Jésus. Ah !les fous qui vont demander à la créature humaine les courtesivresses, les brèves extases, quand elles sont infinies,inexprimables, celles que donne la possession divine du corps deJésus ! S’oublier en lui, se fondre en lui ! Promener,sur ce corps adorable, ses lèvres repentantes, coller sa bouche auxblessures béantes de ces flancs douloureux, baiser ces membresbrisés, sentir contre sa chair mortelle l’embrasement de cettechair céleste !… Où donc trouver des délices comparables àcelles-là ? Où donc rêver de pareils bonheurs, des bonheursqui ne finissent jamais, et que la mort elle-même est impuissante àrompre ?…

 

Et, peu à peu, Sébastien entrait dans uneatmosphère énervante et voluptueuse où, sous le voile de l’amourdivin qui masque toutes les exaltations charnelles, toutes lessensualités irritées, toutes les dépravations organiques quimontent du sexe vierge au cerveau déjà souillé, il perdait, de jouren jour, d’heure en heure, sans le sentir, sans le voir,l’orientation de son équilibre moral, la santé de son esprit,l’honnêteté de son instinct. Il ne résista pas, il ne put pasrésister à la démoralisation de sa petite âme, habilement saturéede poésies, chloroformée d’idéal, vaincue par la dissolvante, parla dévirilisante morphine des tendresses inétreignables. Et cetravail sourd, continu, envahisseur, le Père de Kern en renditcomplices le soleil, les brumes, la mer, les soirs languides, lesnuits stellaires, toute la nature soumise, comme une vieillematrone, aux concupiscences monstrueuses d’un homme. Tous les deux,elle et lui, ne s’adressèrent pas directement aux organesinférieurs de l’enfant, ils ne tentèrent pas d’exciter les appétitsgrossiers qui dorment au fond des cœur les plus purs. Ce fut parles plus belles, par les plus nobles qualités, par la générosité deson intelligence, par la confiance de son idéal qu’ils insinuèrent,goutte à goutte, le mortel poison. Le moment était bien choisi pource viol d’une âme délicate et passionnée, sensitive à l’excès,environnée d’embûches tentatrices, attaquée dans les racines mêmesde la vie intellectuelle. Sous l’obsession de ces causeries, sousla persécution de ces rêves corrupteurs, Sébastien sentait naîtreen lui et s’agiter des troubles physiques d’un caractère anormalqui l’inquiétait, comme un symptôme de grave maladie. Une pousséede sang plus chaud gonflait et brûlait ses veines ; unedistension de ses muscles stimulait sa chair exaspérée ; ilavait les vertiges, les syncopes, les spasmes nocturnes, lesérotiques digestions par quoi s’annoncent, chez les naturesprécoces, les premières commotions de la puberté.

 

Ce soir-là, les élèves s’étaient tous rendus àconfesse. On devait, le lendemain, communier dès le réveil, et s’enaller ensuite, en pèlerinage, à Sainte-Anne d’Auray ; unpèlerinage annuel impatiemment désiré comme une partie de plaisir.Neuf heures sonnaient à l’horloge, quand Sébastien, avec quelquescompagnons retardataires, revint de la chapelle et entra dans ledortoir. Le Père de Kern était assis près de la fenêtre ouverte, uncoude nonchalamment posé sur l’appui, songeur. La journée avait étéaccablante ; des souffles chauds, étouffants, passaient dansl’atmosphère, chargée d’orage. Au ciel, de gros nuagess’amoncelaient, voilant la lune ; le vent s’était levé,secouait les arbres du parc qui grondaient, sourdement, ainsiqu’une mer déferlant, au loin. Le Père de Kern arrêta Sébastien quivint se mettre à sa place accoutumée.

– Je pensais à vous, mon cher enfant, luidit-il, lorsque les autres élèves eurent rejoint leur cellule… Vouscommuniez demain ?… C’est un grand jour… Oh ! je merappelle votre première communion… Qu’elle fut touchante !… Dece moment je me suis intéressé à vous, je vous ai aimé… vous êtessi peu pareil aux autres qui sont ici !… À chaque instant jedécouvre en vous des qualités exceptionnelles que je m’efforce dedévelopper, de diriger… Je vous parle comme je ne parlerais àaucun, parce que vous comprenez, vous sentez des choses que pas unseul de vos camarades ne sent, ni ne comprend… Si je pouvais êtretout à fait votre professeur, il me semble que je ferais de vousquelque chose… quelque chose de très grand… J’y ai pensé souvent…Ah ! comme je le voudrais…

Il soupira et regarda la nuit tourmentée, leciel houleux où chevauchaient d’énormes vagues sombres, que la luneilluminait, en dessous et aux bords, d’éclatantes lueursmétalliques. Après une songerie de quelques minutes, il repritd’une voix qui s’attrista :

– Seulement, vous n’avez pas confiance enmoi… Vous me considérez comme un maître, alors que je suis votreami, mon cher enfant… l’ami de votre cœur, de votre intelligence,l’ami de tout ce que vous rêvez et de tout ce qui est en vous,ignoré de vous-même et connu de moi. Ah ! comme celam’afflige !

Il se tut. Le dortoir était redevenusilencieux. Un coup de vent, plus violent que les autres, se leva,ébranlant le toit au-dessus d’eux. Des ardoises arrachées volèrentet tombèrent dans la cour. Le Père de Kern ferma la fenêtre.

– Venez avec moi ! fit-il.

Il longea la rangée des cellules, sortit dudortoir, descendit des escaliers, s’engagea dans des couloirsfaiblement éclairés d’une clarté de lampe agonisante, traversa descouloirs sombres où la lune dessinait, en blancheurs tristes, surles dalles, les rectangles des fenêtres et l’ombre des meneaux.Sébastien, sans raisonner, le suivit. Où allaient-ils ainsi, danscette louche, vacillante lumière, dans cette ombre claustrale, sipleine de silence, dans cette solitude, où leurs pas, à peine,s’entendaient ? Il ne se le demanda même point.

– Marchez plus doucement !recommanda le Père, qui, avec précaution, l’œil inquiet, l’oreilleguetteuse, avançait sur la pointe des pieds, rasant les murs.

Sébastien essaya de conformer ses mouvements àceux de son guide. Aucune pensée mauvaise ne lui venait, aucunepeur. Il s’étonnait seulement, d’un étonnement vague, qui n’étaitpas sans plaisir, de parcourir, à cette heure nocturne, ces coinsdu collège, qu’il ne connaissait point, ces tortueux escaliers, cescorridors aux angles brusques, ces paliers lugubres où, dansl’ombre plus dense, des lampions fumeux remuaient des lueurs decrime. Enfin, ils s’arrêtèrent devant une porte que le prêtreouvrir sans bruit.

– Entrez, dit-il.

Comme Sébastien, un peu tremblant maintenant,hésitait, le Père de Kern le prit par la main, l’entraîna dans dunoir et referma la porte, qu’il verrouilla soigneusement. Sébastienavait senti dans la sienne cette main moite et qui tremblait, elleaussi. Il frissonna. Et, à ce moment même, il eut la peur, – unepeur angoissante, horrible, – la peur de toutes ces marchesdescendues, de tous ces couloirs traversés, de toutes ces livideslumières, de toutes ces ombres inconnues, et de ce noir surtoutdans lequel il était, seul, avec cet homme. D’abord il ne vit rienqu’un jour blafard, lamellé, sinistrement projeté sur le plancheret sur le plafond par une fenêtre aux persiennes closes. Ce jourétait funèbre ; il reflétait une pâleur opaque, une blancheurmorte de linge. Autour de ce jour, où l’ombre du Père passait etrepassait, c’était la nuit, une nuit hallucinante, pas si profonde,cependant, que ses yeux, s’habituant à l’obscurité, n’ydistinguassent des objets vagues, des profils perdus de meubles,des formes inachevées et, dans le fond, contre quelque chose quiressemblait à un mur, quelque chose d’horizontal, de rigide et delong, qui ressemblait à un sépulcre. Pourquoi était-il là ?Quelle force diabolique l’avait poussé à venir là, à suivre lePère, sans savoir, sans rien demander, sans rien pressentir ?Pourquoi, si ses intentions étaient avouables, le Père avait-ilmontré cette inquiétude d’une rencontre ? Pourquoi cecheminement prudent, effacé, de maraudeur qui craint d’être surpriset de criminel qui va au crime ?… Qu’allait-il doncs’accomplir d’effrayant ? Des histoires tragiques de meurtre,d’égorgement, assaillirent son esprit. Il s’affola. Il crutentrevoir de terrifiantes faces d’assassins, des mainsétrangleuses, des couteaux levés. Au plafond, dans le carré dujour, l’ombre du Père oscilla comme un pendu. Et le vent s’étaittu. Il ne percevait plus qu’un bruit sourd, lointain, sanglotant,un bruit inexprimable de plaintes étouffées… Le Père ne parlaitpas. Il allait et venait, à peine visible. Mais sa présenceemplissait cette nuit d’une surnaturelle terreur… Sa présence serévélait à des heurts, à des chocs, à des glissements quilaissaient après eux, d’étranges résonances… Sébastien entendit desgrincements de serrures, des vibrations de cristal, une multitudede sons dont la cause, en ce lieu, l’épouvantait… Quepréparait-il ? Quel supplice ? Quelle torture ?…Quelle mort ? Il pensa aux promenades de Pen-Boc’h, à la mer,à Bolorec ; se cramponna désespérément à des idées riantes,des visions calmes ; s’accrocha à tout ce qui pouvait l’aimer,à tout ce qui pouvait le défendre : son père, MmeLecautel, Marguerite. Mais ces évocations fuyaient,disparaissaient, une à une, pareilles aux oiseaux effrayés qui selèvent des haies épaisses et s’en vont en poussant des cris… Ilsuffoquait. Une sueur froide mouillait sa peau ; ses jambesflageolaient.

– Mon Père !… Mon Père !implora-t-il.

– Parlez plus bas, mon enfant… Onpourrait nous entendre.

Cette voix, dans ces ténèbres, avait quelquechose de si inaccoutumé, un son si bref, si étranglé, qu’elleredoubla l’effroi de Sébastien… On pourrait l’entendre ?… Maisil voulait qu’on l’entendît… Ah ! si l’on pouvaitl’entendre !… Il cria plus fort :

– Mon Père ! Je vous en prie… Jevous en supplie… Ramenez-moi, là-bas, au dortoir… Ramenez-moi…

– Mais taisez-vous donc, petitmalheureux… Que craignez-vous ?

Le Père était près de lui, cherchait sa main…Il murmura, à voix basse.

– Calmez-vous, mon cher enfant, et n’ayezpas peur. Pourquoi faut-il que vous ayez toujours peur demoi !… Qu’ai-je donc fait, pour cela ?… Allons !…Allons !…

Il l’attira doucement, dans le fond de lachambre, le fit asseoir sur le bord du lit…

– Comme vous tremblez !… Pauvrepetit !… Tenez, buvez un peu. Cela vous fera du bien.

Et présentant à ses lèvres un verre plein d’unbreuvage fort et parfumé, il répéta :

– Comme vous tremblez !

Lorsque Sébastien eut avalé quelques gorgéesde liqueur, le Père frotta une allumette contre sa soutane, allumaune cigarette. À la lueur courte et brillante, l’enfant entrevitune chambre claire, propre, austère, des meubles de bois blanc, aumilieu du mur blanchi, en face de lui, un crucifix, et çà et là depieuses images. La netteté de la chambre, grave comme une cellulede moine, l’apparition protectrice d’objets religieux diminuèrentses appréhensions. Mais la cigarette, dont l’odorante fuméeemplissait la chambre, l’étonna, substitua à ses épouvantes de toutà l’heure une curiosité presque amusée, très intriguée surtout.

Le Père s’assit près de lui, demeura quelquessecondes sans parler ; et Sébastien, moins inquiet, aspiral’odeur du tabac à pleines narines, et suivit le point brillant dela cigarette, qui voletait, dans l’ombre revenue, capricieuse,ainsi qu’une luisante mouche.

– Êtes-vous plus calme, maintenant ?demanda le Père de Kern, d’une voix si doucement chuchotée, qu’ellerompit à peine le silence de la chambre…

Et soupirant, sur un ton d’affectueuxreproche.

– Pourquoi n’avez-vous pas confiance enmoi ?… Ne vous ai-je pas prouvé mille fois et de millemanières, que je vous aimais ?… Qu’est-ce qui vous fait peur,mon enfant ?… Dites-le moi… Cette obscurité, n’est-cepas ? Cela, sans doute, a frappé votre imagination nerveuse…Pauvre petit cœur que j’aime, jusque dans ses faiblesses… Maisn’est-ce pas, au contraire, une chose charmante que cetteobscurité ?… Et les paroles qu’on dit n’y sont-elles pas plusbelles, murmurées si bas, qu’on croirait qu’elles reviennent detrès loin, de l’au-delà !… Vous vous y habituerez, mon cherenfant, car nous viendrons ici souvent. Et comme vous aimerez cetteretraite si tranquille, loin des autres, loin de tout bruit… Jevous dirai des vers, je vous raconterai les belles légendes del’histoire. Vous verrez comme c’est exquis, la nuit, cette solitudede chapelle, cette paix de forêt que rien ne trouble… où tout seranime, où tout revit, où tout se colore aussi des couleursmagnifiques du mystère et du rêve !… Combien de fois, lorsquej’étais triste, désespéré, lorsqu’il me semblait que le cœur deJésus se retirait de moi, combien de fois me suis-je réfugié danscette chambre !… Si vous saviez, mon cher enfant, comme j’y aiprié !… Quelles larmes heureuses j’y ai versées ! C’estlà où Jésus m’apparaît le mieux, là où je touche sa réelle chair,aimée de la douleur… là, où l’extase de l’adorer est sansfin !… Oh ! mon cher enfant, si vous saviez… !

Il s’était rapproché de Sébastien, sa maindans celle de l’enfant. Sa voix était devenue haletante. Les motsn’arrivaient plus qu’entrecoupés de tremblements nerveux etd’efforts gutturaux. Il répéta :

– Oh !… oui !… que j’y ai…prié !…

Malgré son trouble, Sébastien ne pouvaits’empêcher de remarquer malicieusement que cette piété exaltée, queces ardentes extases divines s’accordaient difficilement avec leplaisir, plus laïque, de fumer des cigarettes et de boire desverres de liqueur. Et l’agitation insolite du Père, le frôlement deses jambes, cette main surtout, l’inquiéta. Cette main courait surson corps, d’abord effleurante et timide, ensuite impatiente ethardie. Elle tâtonnait, enlaçait, étreignait.

……  …  …  …  …  …  …  …

Maintenant Sébastien était au bord du lit, àmoitié dévêtu, les jambes pendantes, anéanti, seul. Seul ?…Oui. Il tâta, de la main, autour de lui, le vide ; il tâta, dela main, autour de lui, les couvertures défaites. Il était seul.Dans ses membres, il ressentait comme un brisement, sur ses joues,comme une brûlure douloureuse. Son cerveau était meurtri, et lourd,lourd affreusement, si lourd qu’il ne pouvait pas le porter. Il yavait dans ses souvenirs une interruption, une cassure brusque,violente, terrible. Rêvait-il ? Mais non, il ne rêvait pas. Ilne rêvait pas, car le Père aussi était là. Il était là, dansl’ombre, furetant. Sa silhouette passait et repassait, noire,agile, infernale, dans le rectangle de jour livide qui s’étaitobliquement allongé, sur le plancher, et coupait la pièce, en toutesa largeur, d’une blancheur morne de suaire. Et c’étaient les mêmesheurts, les mêmes chocs, les mêmes glissements, que lorsqu’il étaitentré là… depuis combien de temps ? Au loin, très loin,assourdi par des interpositions de murs, le vent râlait sesobscures, ses monotones plaintes.

– Buvez un peu, mon enfant, cela vousfera du bien…

Le son de cette voix le fit sursauter.Cependant, il tendit avidement ses lèvres au verre qu’on luioffrait. Il avait une soif ardente, une soif inextinguible. Il butquelques gorgées.

– Merci ! dit-il, machinalement.

Puis il entendit les mêmes grincements deserrures, les mêmes vibrations de cristal. Puis il vit la chambres’éclairer à la lueur d’une allumette, le Père allumer unecigarette, le petit tison rouge brûler et danser dans l’ombre. Ilétait sans haine, parce qu’il était sans pensée. De ce qui venaitde s’accomplir d’abominable, de ce crime – le plus lâche, le plusodieux de tous les crimes –, de ce meurtre d’une âme d’enfant,aucune impression morale ne subsistait dans son esprit. Iléprouvait une lassitude aux vertèbres, une soif qui lui desséchaitla gorge, un accablement général de ses membres et de toute sachair, qui ne laissait d’activité à aucune autre perception de lasensibilité ; mais pas une souffrance intérieure. S’apercevantqu’il se trouvait, en partie, dévêtu, il remit de l’ordre dans seshabits, et ne bougea plus. Il aurait voulu boire. Des bruits desources chantaient à ses oreilles ; des fontaines d’eau clairese montraient, en de frais paysages, sous des branches pendantes etdes lianes fleuries ; il respirait des parfums d’herbemouillée ; se penchait sur des margelles de puits. Il auraitvoulu aussi s’étendre sur le lit comme sur de la mousse, et dormirlongtemps ; il aurait voulu surtout ne pas voir cette clartépâle de lune qui coupait, en deux, la pièce, et rester, dansl’ombre, toujours. L’idée de retraverser ces couloirs, de gravirces escaliers, ces lumières louches, le dortoir, lui furent unennui.

Le Père vint s’asseoir, près de lui. Sébastiensentit la pesanteur de ce corps contre le sien. Il ne se reculapas.

– Laissez-moi, mon Père, dit-il…Laissez-moi.

Il y avait de la tristesse dans sa voix, maisnon point de l’épouvante ni du dégoût. Le Père s’enhardit.

– Laissez-moi ! Oh, je vous en prie,laissez-moi.

Il osait parler, à cause des ténèbres qui lesenveloppaient tous les deux et qui lui cachaient ce visage, ceregard. Mais il comprenait qu’il serait demeuré sans voix, dans lalumière, que la vue de cet homme lui serait désormais insoutenable,qu’il ne pourrait plus lever les yeux sur lui, qu’il mourrait dehonte. La pensée d’être maintenant obsédé par cette présencecontinue, par l’image persécutrice et sans cesse vivante, et àtoute minute évoquée, de sa souillure, la certitude de ne plus sesoustraire, jamais, à cette hantise, ni pendant l’étude, ni pendantles récréations et les promenades, ni au dortoir, où l’ombre duprêtre, sur les rideaux de la cellule, viendrait lui rappelerl’indélébile horreur de cette nuit, chaque soir, tout celal’accabla. Oh ! pourquoi n’avoir pas écouté sespressentiments ? Pourquoi s’être laissé reprendre, malgré soninstinct divinateur, aux paroles berceuses de cet homme, à sesconseils empoisonnés, à ses poésies, à ses tendresses qui masquentle crime ? Et ce qui l’irritait, c’était de n’avoir contre cecriminel aucune haine ! Il ne lui en voulait pas ; ils’en voulait à soi-même de sa confiance absurde et complice.

– Voyons, mon enfant, dit le Père. Ilfaut rentrer.

Et, cyniquement, de sa main tâtonnante,s’assurant que les vêtements de Sébastien étaient en ordre, ildemanda :

– Avez-vous rajusté vos habits ?

– Non, non, laissez-moi… Je ne veux pasrentrer… Ne me touchez pas… Oui, j’ai rajusté mes habits.

– Nous ne pouvons pas rester ici pluslongtemps… Il est tard, déjà !…

– Non, non… laissez-moi !

– Sébastien, mon enfant, mon cher enfant,comprenez donc que c’est impossible…

– Je comprends, je comprends… Je veuxrester… Laissez-moi !

Un silence se fit. Le Père s’était levé,arpentait la chambre, soucieux. Il n’avait pas prévu cetterésistance obstinée d’enfant, cet irréductible entêtement contrelequel il se butait, et qui pouvait être sa perte. Il eut la visionnette, rapide, des ennuis, des dégoûts, des scandales qui enseraient l’inévitable conséquence : les peines disciplinaires,l’exil lointain, ou l’insoumission qui le rejetterait dans lesmarges fangeuses de la vie. Que faire, pourtant, si Sébastienrefusait de s’en aller ? Le raisonnement n’arrivait plus à cetesprit ébranlé par une commotion cérébrale, si intense, qu’elleavait brisé, en lui, le sentiment le plus persistant de l’homme,celui de la défense personnelle. Employer la force ? Il n’yfallait pas songer non plus. Les cris, la lutte, c’eût été pireencore que cette exaspérante inertie. Puis, il se reprochaitamèrement cette aventure où il n’avait pas goûté les joiespromises : « Je l’aurais cru mieux préparé, se dit-il.J’aurais dû attendre. » L’avenir aussi l’inquiétait :« Que je le ramène !… Oui, mais demain ? Ce petitimbécile est bien capable de me livrer en se livrantsoi-même. » Combien, attirés par lui, étaient venus, en cettechambre, les uns déjà pourris, les autres candides encore, et quin’avaient pas fait ces déplorables manières ! Il se plut uninstant à revoir passer, en cette ombre obscène où s’obstinaitSébastien, sur ce lit impur où la honte le retenait cramponné, lafile des petits martyrs pollués, des petites créatures dévirginées,ses proies étonnées, dociles ou douloureuses, tout de suitevaincues par la peur, ou soumises par le plaisir. Et si le matinallait les surprendre, là, tous les deux, leur couper laretraite ! Il pensa combien le meurtre serait doux, s’iln’était impossible en cette circonstance, dans ce lieu, et quelsoulagement il en éprouverait, s’il ne fallait rendre compte decette petite existence obscure et misérable, de cette larve humaineen qui n’éclorait même pas la fleur du vice qu’il aimait.

Le Père de Kern revint auprès de Sébastien. Ildit simplement, d’un ton impérieux de maître qui rappelle son élèveau devoir oublié :

– Vous savez que vous communiez demainmatin.

L’effet de cette phrase fut électrique.Sébastien se dressa debout, frissonnant. C’est vrai, il devaitcommunier le lendemain, dans quelques heures. Il ne le pouvaitplus, maintenant. Tous les autres iraient, graves, pieux, les mainsjointes sur la poitrine, tous les autres iraient à la Sainte-Table.Lui seul, comme un maudit, resterait à sa place, désigné au méprisuniversel, sa face portant l’empreinte ineffaçable de son infamie,tout son corps exhalant une odeur d’enfer. De nouveau, ils’affaissa sur le lit, et, les yeux pleins de larmes, ilmurmura :

– Mais je ne veux plus !…

– Et qui vous en empêche ?…interrogea le Père.

– Après ce que vous… Après ce que je…Après ce péché… ?

– Eh bien, mon cher enfant, ne suis-jepas là ?… Ne puis-je entendre votre confession ?…

– Vous ! s’écria Sébastien dans unsoulèvement d’horreur… Vous !…

La voix du Père redevint caressante et lente,humiliée et triste.

– Oui, moi… Je suis prêtre… J’ai lepouvoir de vous absoudre… même indigne, même coupable, mêmecriminel… Le caractère sacré qui fait que je puis vous rendre, simisérable que je sois, la paix de la conscience et l’orgueilleusepureté de votre corps, la candeur de votre petite âme d’ange, je nel’ai point perdu… Moi, qui suis retombé dans l’enfer, je puis vousredonner le paradis… Écoutez-moi… Tout à l’heure… là, je ne sais cequi a égaré ma raison… j’ai obéi à quelles suggestions defolie ?… Je l’ignore… Dieu m’est témoin que mes intentionsétaient nobles… C’est affreux, ces rechutes soudaines des passionsqu’on croit abolies, et vaincues par des années de prières et derepentir !…

Il s’agenouilla, posa son front sur les genouxde Sébastien, et poursuivit :

– Je ne veux pas diminuer mesresponsabilités, amoindrir mon crime. Non. Je suis un monstre…Pourtant ayez un peu pitié de moi, de moi qui suis à vos pieds,vous demandant pardon… Vous, rien ne vous a touché, rien ne vous asali parce que vous êtes un enfant, mais moi ! Pour rachetermon âme, pour effacer ce crime… – et pourrais-je la racheter, cetteâme, et pourrais-je l’effacer, ce crime ?… – quelles longuesexpiations ! Cette chair que j’ai souillée, cette chair où,malgré les jeûnes, les prières, les supplices, le péché dormaitencore, il faudra que je la déchire, que je l’arrache fibre àfibre, avec mes ongles, avec…

Sébastien vit des instruments de supplice,l’épouvante des chairs tenaillées, des os broyés, desruissellements de sang, et saisi d’horreur et de pitié, ils’écria :

– Mon Père !… Non… Non… Je ne veuxpas que vous fassiez cela à cause de moi… Je ne veux pas… Je neveux pas…

– Il le faut, mon cher enfant, réponditle Père de Kern, d’un ton résigné… Et ce supplice me sera doux, etje bénirai ces tortures, si vous m’avez pardonné, et permis, parune absolution de vos fautes, qui sont miennes, hélas ! derendre à votre âme la pureté et la paix. Ce que je vous demande,c’est demain, à la communion, de prier pour moi.

Sébastien se leva, résolu. Il ne souffraitplus. Une ivresse était dans son cœur, une force était dans sesmembres, et il aurait voulu que des lumières éclatantes, desembrasements d’église, tout d’un coup, incendiassent la chambre deleurs exorables clartés. À son tour, il s’agenouilla, fervent, auxpieds du Père, et, se frappant la poitrine, baigné de larmes, sûrde racheter une âme et d’apaiser la colère de Dieu, il seconfessa.

– Mon Père, je m’accuse d’avoir commis lepéché d’impureté ; je m’accuse d’avoir pris un plaisircoupable. Je m’accuse…

Et, tandis que le Père, étendant ses mainsbénissantes, ces mains qui, tout à l’heure, dans l’ombre, hideuseset profanatrices, avaient, à jamais, sali l’âme d’un enfant,murmurait : « Absolvo te », ilpensa :

– Au moins, de cette façon, il n’ira pasbavarder avec le Père Monsal.

Chapitre 6

 

 

La route de Vannes à Sainte-Anne n’est qu’unelongue tristesse. Elle donne l’impression des pays bibliques, desplaines désolées de l’Asie Mineure. On dirait que d’ancienssoleils, maintenant éteints, ont desséché, stérilisé, calciné cesol de cendre durcie et de fer pulvérisé, où ce qui pousse estsombre et chétif, où l’eau elle-même brûle comme un acide l’herberare, où ne florit que la fleur rouillée de l’âpre ajonc et de labrande, à peine rose. Instinctivement, sur les poussières mortes,on cherche l’empreinte des pas des prophètes, et la trace des longscheminements des pèlerins. C’est dans de semblables paysages quesaint Jean hurla ses imprécations.

Pour accomplir leurs mystères, les religionsont toujours choisi des lieux maudits et décriés ; elles n’ontpas voulu que, près de leur berceau, éclatât la joie de la naturequi déshabitue des Dieux. Il leur faut l’ombre, l’horreur des rocs,la détresse des terres infertiles, et les ciels sans soleil, lesciels couleur de sommeil, où les nuages qui passent perpétuent lerêve des patries futures et des repos éthérisés.

Au sortir des prairies et des culturessuburbaines, la route traverse des landes désertes, traverse desbois de pins solitaires, traverse de silencieuses gorges où, surles pentes arides, les roches s’éboulent. Ah ! qu’elles sonttristes les pierres, et qu’elle est inexprimable la mélancolie deces espaces mornes où l’on dirait que se sont taries les sources devie ! Tout y est plus petit, plus malingre, plus rabougriqu’ailleurs. Il semble que l’homme, les bêtes et les végétaux aientété arrêtés, dans leur croissance. Les arbres, fatigués de grandir,se nouent très bas en rachitiques bosses, et l’on voit des vieillesgens pareilles à des enfants flétris. Cela serre le cœur, inquiètel’imagination, et l’on comprend qu’à la misérable humanité, rivéepar des siècles de misère à cette inféconde glèbe, les légendesconsolatrices, les prières qui ouvrent la porte mystique desEspoirs, soient plus nécessaires que le pain. Parfois, ainsi que degraciles fleurs égarées au milieu des dures plantes de la lande,l’on rencontre, en chemin, de jeunes paysannes d’une beautéancienne, d’une pâleur liturgique de vitrail. Avec leurs coiffesaux ailes carrées, leurs fichus de couleur, qui découvrent lesonduleuses nuques, leurs robes de bure aux plis lourds de statue,elles vont, lentes, gothiques, évoquant un autre temps, le temps oùVan Eyck peignait ses vierges, et leur visage pacifique, et leurslongues mains jointes, et leur taille droite.

Sébastien suivit les rangs, très vague, sanssavoir qui le poussait, ni où il allait. Après quelques heures d’unsommeil de plomb, il s’était levé, avec une lourdeur dans lecerveau, une lourdeur dans les membres, quelque chose d’accablantqui ne lui laissait que le sentiment lointain d’unearrière-souffrance. Encore engourdi, il avait communiémachinalement, sans accorder à cet acte religieux, qui le troublaittant d’ordinaire, plus d’attention qu’à sa toilette… Il avait plu,pendant la nuit ; l’orage s’était fondu en aversesfurieuses ; une vapeur légère s’envolait des feuillages lavéset des verdures plus noires de la lande où, çà et là, des flaquesd’eau blanchissaient. L’air du matin, en dissipant les fuméespesantes qui obscurcissaient son cerveau, la marche, en dérouillantses articulations raidies, le rappelèrent à la conscience de laréalité et de la vie. Un à un, ses souvenirs se précisèrent :les couloirs, les escaliers nocturnes, la chambre et le carré dejour sinistre de la fenêtre. Ce fut un moment d’angoisse affreuse,un moment horrible, où toutes les angoisses de cette irréparablenuit, il les revécut avec un redoublement de douleur et de honte,de honte physique et de douleur morale… À dix pas, devant lui, lePère de Kern marchait, en dehors des rangs, son bréviaire sous lebras, le buste indolent et balancé, le profil très pâle, l’œil gaiet sans remords. Sans remords ! Cela lui parut une choseinconcevable. Il s’attendait à le voir accablé comme lui, lespaupières rougies de larmes, les épaules écrasées sous le poids durepentir. Peut-être l’eût-il aimé ainsi ; certainement, il eneût eu pitié. Eh bien, non… Il y avait dans tout son corps uneaisance, une liberté d’allures, un oubli qui lui firent une peineatroce. S’il était venu vers lui, attristé, contrit, suppliant,peut-être Sébastien l’eût-il repoussé ; peut-être luiaurait-il dit : « Non… laissez-moi. » Mais il eûtété content tout de même. Au contraire, pas une seconde le Père nel’avait regardé ; pas une seconde, il n’avait pensé àlui ; avec une joie visible, impénitente, comme si rien nes’était passé, comme s’il ne s’était accompli aucun crime, ilaspirait à pleines narines la brise matinale et les odeurs fraîchesqui montaient de la terre. Sébastien ne put supporter davantage lavue de ce prêtre, si cruelle et si odieuse. Pour l’éviter, ilsongea, un instant, à prétexter une maladie subite, et à rester là,seul, sur un talus, alors que les autres s’en iraient là-bas. Puisil baissa la tête, et silencieux, ahuri, pendant toute la route, ileut les yeux fixés sur le dos des élèves, marchant devant lui.

À mesure qu’ils avançaient, la route sepeuplait de pèlerins. Ils arrivaient à travers la lande, parbandes, de très loin, sortaient des gorges, débouchaient de toutesles sentes. Aux carrefours, c’étaient des voitures pleines àchavirer, des charretées joyeuses, s’attardant devant les cabarets,et mêlant les verres de cassis aux cantiques, déjà ivresd’eau-de-vie et d’eau bénite. Si Sébastien avait eu plus de libertéd’esprit, il se fût amusé à regarder les costumes de ces hommes, etles coiffes de ces femmes. L’histoire pittoresque de la Bretagnedéfilait toute, en menus chiffons de batiste, de mousseline et detulle. Hennins hautains, fanchons mutines, imposants diadèmes,tiares juives, bonnets sauvages de Tcherkesses, coquets toquets,elles passaient les filles de Saint-Pol, de Paimpol et deFouesnant, elles passaient aussi les Bigoudens de Pont-L’Abbé, dontl’étrange coiffe phallique se paillette de clinquant et debroderies barbares, et les pâles vierges de Quimperlé, si minces,si fragiles, si monastiques, et les hardies commères de Trégunc etde Concarneau, faites pour l’amour ; et les sardinières deDouarnenez, promptes à la riposte ordurière, sous le pauvre châlede veuve qui leur rétrécit les épaules ; et les pêcheuses degoémon de Plogoff, aux reins solides, aux flancs féconds. La landes’égayait de ces grands rubans flottants, de ces vivantes fleursprocessionnelles, de ces vols neigeux d’oiseaux voyageurs, quirompaient la solitude noire des plaines, la solitude grise du ciel,le silence obstiné des pierres solitaires. Et, l’air soufflant surles touffes d’ajonc apportait, avec des bruits traînants demélopée, des arômes de vanille, par quoi s’embellissait,s’attendrissait l’austère paysage. Mais Sébastien ne sentait rien,n’entendait rien, ne voyait rien. Bolorec marchait près de lui, lafigure en fête, les yeux brillants, les lèvres en train de chansonsnatales. Parmi les filles qui passaient, il reconnaissait celles deson pays, à leurs coiffes plates sur le haut de la tête, et dontles bords s’envolent au vent, comme des ailes. Et il disait,pinçant au bras Sébastien :

– Tiens, regarde donc… Elles sont de chezmoi… Ce sont elles qui dansent sur la lande, et qui chantent… tusais bien… qui chantent ?

Quand j’aurai quatorze ans,

Toute la nuit, je me divertirai

La ridé !

Avec mes amants

Avec mes galants.

Tout le jour aussi l’amour je ferai

La ridé !

Quand j’aurai quatorze ans

Avec mes galants

Avec mes amants

Qui sont jolis comme des goélands.

Mais Sébastien n’écoutait pas Bolorec quidisait encore :

– Regarde donc les gars, avec leursvestes blanches et leurs verts épis de mil qui tremblent sur leursgrands chapeaux… Ils sont de chez moi, aussi, les gars…

Et il reprenait, en balançant la tête,musicalement :

Quand j’aurai quatorze ans…

Aux approches de Sainte-Anne, il fallutralentir la marche et resserrer les rangs. La foule grossissait,arrêtée devant des boutiques où l’on vendait des médailles bénites,des scapulaires, des cœurs enflammés de Jésus, de petites imagesmiraculeuses de sainte Anne et de la Vierge. Près des boutiques,sur des feux de lande sèche, de bonnes femmes faisaient griller dessardines et débitaient d’innommées charcuteries aux passants. Uneodeur de cidre, d’alcool frelaté, s’aigrissait dans l’air, chargéde lourdes exhalaisons humaines. Couverts de vermines grouillantes,de fanges invétérées, soigneusement entretenues pour lespèlerinages, d’invraisemblables mendiants pullulaient etdemandaient la charité, sur des refrains de cantiques. Et des deuxcôtés de la route, sur les berges, des estropiés, des monstres,vomis d’on ne sait quelles morgues, déterrés d’on ne sait quellessépultures, étalaient des chairs purulentes, des difformités decauchemar, des mutilations qui n’ont pas de nom. Accroupis dansl’herbe ou dans la boue du fossé, les uns tendaient d’horriblesmoignons, tuméfiés et saignants ; d’autres, avec fierté,montraient leur nez coupé au ras des lèvres, et leurs lèvresdévorées par des chancres noirs. Il y en avait qui, sans bras, sansjambes, se traînaient sur le ventre, cherchaient à tirer des effetscomiques de leurs membres absents, hallucinants et hideux paradoxesde la nature créatrice. Des femmes, les mamelles mangées et taries,allaitaient des enfants hydrocéphales, tandis qu’une sorte de gnomeeffarant, à la tignasse rousse, aux yeux morts, sautillait sur despieds retenus dans d’énormes boulets de chair molle et dartreuse.Un instant, la file des élèves s’arrêta, et Sébastien vit à sadroite, couché sur un mètre de pierres, un tronçon de corps nu, unepoitrine tailladée à vif, cuirassée de pus luisant comme unearmure, un monstrueux ventre d’hydropique où remuaient, soulevéespar le mouvement respiratoire, des squames poissées, des plaies àfacettes, amas de viande corrompue et multicolore, si horriblesqu’il détourna la tête, très pâle, une nausée aux lèvres.

– Et pourtant, pensa Sébastien, je suisaussi repoussant que ces misérables. Moi aussi, je suis maintenantun objet d’horreur. Chaque place de mon corps est marquée d’unefange qui ne s’effacera plus…

Et tout haut, s’adressant à Bolorec d’une voixcraintive, suppliante :

– Est-ce que je te fais horreur, dis…Dis-moi si je te fais horreur ?…

À son tour, Bolorec n’écoutait pas. Aprèsavoir jeté un coup d’œil insensible sur les monstres étalés sur laberge, il cherchait, dans la foule, les gens de son pays, heureuxde les reconnaître, d’aspirer un peu de l’odeur de sa lande à lui,de revoir des coins de paysages préférés, tout pleins de saliberté, de ses haltes paresseuses et des arbres dont il avaitfouillé l’écorce et taillé les nœuds. Cette joie sereine, quiremettait dans les regards de son ami des lumières infiniesd’idiot, cet élan tranquille vers les souvenirs purs, causèrent àSébastien un véritable supplice. Il ne pourrait plus jamais laressentir cette délicieuse joie, il ne pourrait plus rien revoir,rien entendre, ni du passé, ni du présent, ni de l’avenir, il nepourrait plus rêver. Toujours serait présente l’ombre maudite, lasalissante, la dévorante image de sa perdition.

– Dis-moi donc si je te faishorreur ! répéta Sébastien.

Bolorec n’écoutait pas. Il murmurait, l’espritenvolé vers les plaines familières :

Quand j’aurai quatorze ans…

À cette époque, la fastueuse et laidebasilique qui, aujourd’hui, érige sur ce morceau de terre stérile,appauvri encore par cette opulence brutale, sa masse de pierretravaillée et sa géante tour, qu’écrase la statue colossale desainte Anne, n’existait pas. C’était, près du champ sacré deBocenno, une petite chapelle de village, humble et pauvre comme lesmalheureux qui venaient y prier. À peine si, basse et de crépiobscur, elle se distinguait des autres maisons qui l’entouraient.Sous ces voûtes primitives, aux charpentes apparentes et gauchies,il n’y avait point d’ors, point de marbres, point de bronzes, pointde colonnes orgueilleuses, ni d’autels insolents et parés,semblables à des lits de courtisane. Son seul luxe, sa seulerichesse, c’étaient les ex-voto naïfs qui couvraient les murs nus,les bateaux suspendus dans les nefs par des marins sauvés d’unnaufrage, et l’autel candide où, parmi les fleurs toujours fraîcheset les lumières des cierges jamais éteints, la sainte – une saintede plâtre doré – versait sur les fidèles l’illusion chère de sesmiracles et de ses bontés.

Sébastien ne put prier. Sur la même rangée quelui, dans la grande nef, entre les bancs, le Père de Kern étaitagenouillé, les coudes sur un prie-Dieu. Il ne le voyait pas, maisil le sentait là, et cette présence glaçait ses élans, empoisonnaitses ferveurs. La prière commencée ne s’achevait pas ; ellefuyait aussitôt, se dissipait, insaisissable, comme une fumée. Etpuis, il lui sembla que la sainte détournait de lui son regardpeint, mais qui savait tout. Alors, tant que dura l’office, il fixales yeux sur une frégate, une frégate qui se balançait au-dessus delui, dans l’air, au bout d’une chaînette. Cette frégate, avec sesmâts, ses voiles hissées, petite ainsi qu’un jouet d’enfant, luiparla de voyages lointains. Il aurait voulu partir, emporté par cesgentilles voiles, sur des flots inconnus, s’enfoncer loin, plusloin, mettre des mers, des continents, d’infranchissables montagnesentre lui et cet homme qui osait prier, qui pouvait prier, cethomme qu’il ne voyait pas et dont l’image était partout, emplissaittout, ses pensées, ses prières, et la lumière du ciel, et lemystère des bois, et l’âme rude de la lande, et les ténèbres de lanuit, et jusqu’aux prunelles de plâtre de la bonne mère sainteAnne. Longtemps aussi, il s’oublia à parcourir les ex-votosimplistes retraçant d’extraordinaires et consolantesaventures : des lions pacifiés, des morts ressuscités, despécheresses illuminées par la grâce. En sortant de la chapelle,sous le portail, dans une bousculade, Sébastien frôla le Père deKern, et cela lui causa comme une exaspération de la peau.

Après le déjeuner, qui fut servi dans le parcde la Chartreuse d’Auray, Sébastien, irrité des gaietés bruyanteset des joies déchaînées autour de sa tristesse, éprouva un besoinde solitude. La société de Bolorec, même, lui était pesante etpénible. Seul, il espéra se reconquérir. Il se retira assez loin deses camarades, sur une hauteur, et s’assit dans l’herbe, le doscontre un chêne qui le couvrait de son ombre. De là, il suivait lesmouvements des élèves. Les uns, fatigués de la course, s’étendirentà terre et dormirent, les autres se mirent à jouer. Rien de cequ’il avait vu, depuis le matin, n’était dans sa pensée. L’imagedes choses, que d’ordinaire il gardait si fortement empreinte danssa mémoire, s’effaçait sans laisser le moindre reflet. Il avaitdéjà oublié la chapelle, les fontaines miraculeuses, envahies parla foule pittoresque et confiante ; il avait oublié les gorgesdu Loch et la rivière bouillonnant sur des cailloux, en bas ;et la route aux pentes brusques que d’énormes rochers à tête desphinx surplombent, en haut ; il avait oublié le Champ desMartyrs, ses horizons tragiques et ses végétations palustres, quel’eau saumâtre brûle et décolore ; il avait oublié les calmesallées de la Chartreuse, ses cloîtres silencieux enfermant depetits jardins carrés et pleins de roses ; il avait oubliél’ossuaire avec son tombeau de marbre blanc et son trou béant, aufond duquel la lueur tremblante d’une lanterne éclaire lesossements recueillis des fusillés de Vannes et de Quiberon. Et iloubliait, ou plutôt, il ne percevait pas les sensations multiplesde la minute présente, ni la douceur du ciel, ni la détente du sol,ni le repos de cette nature odorante et charmée, ni le rêve decette atmosphère de forêt, si religieuse, si musicale, de cetteatmosphère qui semble être faite d’eau profonde, et dans laquelleerrent, ondoient, zigzaguent, frissonnent et se voilent lagentillesse des fleurs, les sémillants caprices des insectes, et lagrâce des feuilles solitaires qui, de temps en temps, se détachent,tournoient, tombent avec un froissement d’élytres. Aucuneimpression ne lui venait de cette paix embaumée, de ces formesremuantes, de cet évanouissement continu des êtres et des choses,en une sorte de transparence glauque, de transsonorité sous-marine.Rien, dans cette harmonie, n’affectait sa vue, son ouïe, sonodorat, lui qui aimait tant à rapprocher l’un de l’autre, la forme,le son, le parfum, à les douer d’une vie identique, d’une mentalitépareille, à les gonfler de son âme. Sa sensibilité était anéantie,son esprit avait sombré dans quelque chose de noir, de plus noirque l’ossuaire de la Chartreuse, et ses pensées étaient comme lesossements de ces vieux morts et les poussières logées aux cavitésde ces crânes vides.

Comme il restait là, sans bouger, il aperçut,tout d’un coup, entre les feuilles, le Père de Kern, se promenantavec Jean de Kerral. Celui-ci paraissait heureux, et le Pèreparlait, en faisant des gestes, ces gestes onctueux, cadencés,qu’il affectionnait lorsqu’il récitait des vers ou contait deshistoires, et que Sébastien connaissait tellement, qu’il eût puredire les vers au mouvement des gestes qui les scandait. Tous lesdeux, lentement, ils marchaient au bord de l’allée, Jean sautillantet très petit, le menton levé vers le Père, le Père balançant sonbuste mince et ses hanches fortes dessinées par la soutane. Parmoments, l’épaisseur du feuillage les cachait, ils reparaissaientensuite dans une éclaircie, auréolés de verdures. Sébastien, alors,se rappela les avoir vus ensemble, souvent ; il se rappelaaussi que Guy de Kerdaniel, Le Toulic, et bien d’autres, aimaient àle suivre, à l’écouter, à se pendre jalousement aux plis de sasoutane. Et il eut un soupçon de ce que le Père voulait d’eux… Oui,c’était pour cela !… De si loin, il ne pouvait entendre ce quedisait le Père à Jean de Kerral, mais il le savait par cœur celangage fleuri, engourdissant, qu’il avait subi, qui l’avaitconduit dans cette chambre, où Jean irait, où il était allé,peut-être. « Oh ! petite âme inquiète, dans laquelle jelis ! » Sans doute, il lui répétait les mêmes choses, desa voix douce ; il lui parlait de son âme, des tendresses deson âme, des extases de son âme… son âme toujours ! Et,simultanément, il éprouva un sentiment bizarre et violentd’affliction, de pitié envers ces petites victimes, auquel se mêlade l’étonnement, de la jalousie, et aussi de l’admiration détestéepour ce prêtre attirant et damné… Jalousie de quoi ?admiration de quoi ?… Il n’en savait rien. Sébastien chercha,au fond de sa mémoire, à retrouver des circonstances précises,particulières, indubitables, qui pussent changer, en certitudesabsolues, ses soupçons encore hésitants. Une multitude de détailsoubliés, une quantité de petits faits incompris lui revinrent,auxquels, jusque-là, ignorant de ces choses, il n’avait prêtéaucune attention.

Oui, c’était pour cela !… Il s’expliquades dessous de conduite, des bienveillances qui n’avaient pas duré,des préférences et des protections qui changeaient. Il se souvintqu’une nuit, ayant été souffrant et forcé de se lever, il avait vu,en rentrant au dortoir, une ombre sortir de la cellule de Jean,proche de la sienne. Mais cette ombre, inquiète sans douted’apercevoir quelqu’un marchant dans le couloir, s’était aussitôtreglissée dans la cellule. Était-ce bien la cellule de Jean ?…Oui, car en approchant, il avait remarqué que les rideaux qui lafermaient était encore agités d’un léger flottement. Cette ombreétait-elle bien celle du Père de Kern ? Oui. Quoique celadatât de plusieurs mois et malgré la furtivité de cette apparition,il la reconnaissait maintenant à sa découpure sur le fond éclairédu dortoir. Il aurait dû attendre, épier l’ombre derrière sesrideaux, coller son oreille contre la cloison. Ne croyant pas aumal, il n’avait songé à rien de tout cela, et il s’était dit qu’ilavait été trompé par une erreur de ses sens, que cette ombren’était qu’une ombre, non pas même l’ombre d’un homme, mais l’ombred’une chose, mise en mouvement, peut-être, par un coup d’air sur lalampe. Oui, c’était pour cela ! C’était pour cela encore que,au bain, le Père de Kern s’écartait toujours avec Jean, qu’il luiapprenait à nager, qu’il le soutenait sur l’eau, avec un plaisirvisible et coupable. Les souvenirs affluaient, en foule, déchirant,un à un, les voiles hypocrites, arrachant les masques menteurs.Chaque action, chaque parole, chaque geste du Père, il les ramenaità une intention de luxure. Ses bienveillances, ses indulgences, illes entachait d’intérêts ignobles et d’impuretés. Son imagination,en proie à l’idée fixe du mal, englobait tous ses camarades dans unmartyre commun. N’avaient-ils pas, les malheureux comme lui-même,le stigmate affreux de ce baiser de prêtre, la marque de cettemonstrueuse étreinte ? Les figures pâles, les minessouffreteuses, les démarches molles, les grands yeux dolents dansdes paupières meurtries ne disaient-ils pas l’infamie de cedévoreur de petites âmes, le crime de ce tueur d’enfants ? Etpris d’un besoin de se justifier en universalisant sa honte, poussépar une rage de remuer des souillures certaines et des ordurestangibles, il matérialisait ses doutes, dramatisait ses hypothèses,en évocations d’images et de scènes lubriques, dont la salissanteobsession l’affola.

Bientôt autour de lui, le bois s’enferma demurs épais, le jour se transforma en nuit sombre. Il reconnut lachambre terrible, le lit, au fond, blanchâtre et bas, pareil à unsépulcre, et la livide clarté de la fenêtre, où l’ombre mauditepassa et repassa. Il vit Jean, Guy, Le Toulic, tous les élèves,l’un après l’autre, entrer, se débattre, se livrer, déjà domptés,aux vices impubères ; il entendit leurs sanglots, leurs cris,amortis sous les bâillons et les poings furieux ; leursappels, leurs rires, leurs chocs, étouffés dans les oreillersfroissés ; et ce fut une mêlée horrible de petits corps nus,de petites gorges râlantes, un bruit de chairs piétinées, demembres rompus, quelque chose de sourd, de rauque, comme unmeurtre. L’hallucination se continua. D’autres figures envahirentla chambre, en chantant. Échevelées, ivres, barbouillées deliqueurs puantes, elles dansaient des danses obscènes, l’entourantde rires diaboliques, d’impudiques grimaces, le frôlant de contactsqui brûlaient comme du feu : « Nous reconnais-tu !Nous sommes tes petites années, tes années d’ignorance et depureté. Comme tu nous as ennuyées, si tu savais ! Et que nousétions laides !… Regarde comme nous sommes gentilles,maintenant que le Père de Kern nous a révélé le plaisir ! Nousne voulons plus de toi… Il nous attend… Adieu ! »D’autres apparurent. Elles étaient débraillées, la gorge nue et luisoufflaient au visage des bouffées de cigarette : « Noussommes tes prières, tes poésies, tes extases !… Oh ! làlà !… Nous en avons assez d’être des âmes, et nous allons aurendez-vous que nous a donné le Père de Kern !…Adieu ! » Elles faisaient des gestes onaniques,montraient de frénétiques sexes : « Et moi ?…Pourquoi m’as-tu fui ? Pourquoi repoussais-tu malèvre ? » C’était Marguerite. « Allons, viens avecmoi. Je sais un endroit où les fleurs enivrent comme l’haleine dema bouche, où les fruits sont plus savoureux que la pulpe de machair. Là, je t’apprendrai des choses que tu ignores, des belleschoses que m’a apprises le Père de Kern, et qui font claquer lesdents de plaisir. Regarde-moi. Suis-je belle ainsi ? »Elle levait sa jupe, lui tendait à baiser son corps prostitué etcouvert d’immondes souillures : « Et puis, nous irons, lesoir, dans les bois ; nous nous cacherons dans des chambresobscures ; je te ferai un lit de tout ce qui est doux etmoelleux, et je me renverserai sur toi… tiens !… Tu ne veuxpas ?… » Elle l’attirait, pâmée, les mains hardies, labouche sifflante, les yeux renversés sous les paupièresbattantes : « Je te donnerai de volupté tout ce qu’encontient le monde, et tu mourras de mes caresses… Non ? Alors,je retourne au Père de Kern… Adieu ! »

Sébastien haletait. Il fit le geste de retenirMarguerite qui fuyait ; mais ses mains n’étreignirent que levide. Et le vide se repeupla de formes chastes, de clartéstranquilles. Il regarda autour de lui, devant lui. Le jour étaitcharmant ; le bois s’enfonçait dans des profondeurs noyées depaisibles mystères. À ses pieds une digitale issait de l’herbe, safrêle tige chargée de clochettes pourprées. Partout, entre lesfeuilles, les élèves couraient, se poursuivaient, montaient auxarbres. Avait-il donc dormi ? Avait-il donc rêvé, toutéveillé ? Rêvait-il toujours ? Il se frotta les yeux. Deslambeaux de ce rêve salissaient encore la calme résurrection decette nature immaculée. Encore, il lui restait, de ce rêve maldissipé, dont les impudentes images s’effaçaient à peine, dessensations étranges et des voluptés douloureuses : une couléede feu dans ses veines ; une chaleur intolérable dans sapoitrine ; un gonflement de ses muscles, soulevés par il nesavait quelles irruptions intérieures ; l’attente vague,désirée et redoutée, d’une défaillance de tout son être. Ah !comme il eût voulu tremper son corps dans un bain d’eau glacée, serouler sur des choses froides. Il arracha, rageusement, un paquetde mousse fraîche, s’en frotta le visage, en aspira l’âcre odeur demucre et de terre mouillée.

– Pourquoi êtes-vous seul, ainsi, loin detout le monde, mon cher enfant ?

Au son de cette voix connue, Sébastien seretourna vivement, les mains à plat sur le sol, prêt à se lever,prêt à fuir. Le Père de Kern était debout, à sa gauche, appuyécontre le tronc du chêne, le regard plongeant sur lui. Ilmordillait une brindille de bruyère.

– Vous vous étiez endormi ?… Vousétiez las ?… Souffrez-vous ? lui demanda-t-il,tendrement.

D’abord, Sébastien ne répondit pas… Puis,soudain, les joues enflammées, la gorge serrée de colère :

– Allez-vous-en ! cria-t-il… Ne meparlez pas… Ne me parlez plus jamais… Ou bien, je dirai… Oui, jedirai que… je dirai… Allez-vous-en !…

– Voyons, mon cher enfant, calmez-vous…Vous êtes absous, et vous m’avez pardonné… Je suis simalheureux !

Ces paroles entrecoupées de silences,tombaient sur la peau de Sébastien comme des gouttes d’huilebrûlante…

– Non… Non… Ne me parlez pas… plusjamais… parce que…

Et, d’un bond, se redressant, il s’enfuit,leste, dans la bruyère et sous les branches, pareil à un jeunechevreuil.

L’heure était venue de repartir. On regagna lecollège, par les traverses. Derrière Sébastien et Bolorec, quimarchaient silencieux, Jean de Kerral bavardait avec uncompagnon.

– Tu sais qu’il y a eu un miracle, cematin, à Sainte-Anne ? disait Jean… un très grandmiracle ?… C’est le Père de Kern qui m’a raconté cela… Il y atrois jours, un Belge, c’est-à-dire un homme de la Belgique, arriveà Sainte-Anne, dans une auberge… Quoique malade, il avait fait laroute à pied. En entrant dans l’auberge, il meurt… L’aubergisteenvoie chercher un prêtre, puis un médecin. Le Belge était bienmort. Alors, le prêtre adresse une prière à sainte Anne et s’en va.Le matin, où on allait le mettre en bière, le Belge se lève toutdroit, et dit : « J’étais mort, mais je suisressuscité. » Et il demande à manger. Voilà ce qui s’étaitpassé… Pendant que le Belge était mort, un voleur, un impie étaitentré dans sa chambre, et après avoir fouillé ses vêtements, ilavait pris le porte-monnaie du mort, et, à la place de l’argentqu’il contenait, avait déposé une toute petite médaille de sainteAnne… Il croyait faire une bonne farce, cet impie, tu comprends. Ehbien, à la minute même où le Belge ressuscitait, le voleur mourait…Et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les sous volés au Belgeétaient devenus des pièces blanches, et les pièces blanches, deslouis d’or… Ça fait qu’il est très riche, maintenant, le Belge.

– Je connais quelque chose de bien plusbeau, répliquait le compagnon. L’année dernière, arrive àSainte-Anne, du fond de la Perse, un Persan. Naturellement, il neparlait ni le français, ni le breton… Et on ne savait pas ce qu’ilvoulait… Alors quelqu’un eut l’idée de lui mettre sur la langue unemédaille de sainte Anne bénite par l’archevêque de Rennes. Et toutde suite ce Persan s’est mis à parler breton… Je l’ai vu, moi… Ilest maintenant portier du séminaire… Qu’est-ce que tu as demandé,toi, à notre mère sainte Anne ?

– Moi, répliquait Kerral, j’ai demandé ànotre mère sainte Anne de faire revenir Henri V, parce qu’onrendrait à papa ses vingt-cinq mille francs, qu’on fourrerait enprison le clerc d’huissier, et qu’on reprendrait à son père laferme des biens nationaux… Et toi ?

– Moi, j’ai demandé à notre bonne mèresainte Anne, d’avoir le premier prix de gymnastique.

Ils parlèrent ensuite de saint Tugen, quiguérit de la rage, et de saint Yves qui ressuscite les marins.

Du sommet de la côte de Ponsal, à gauche, versVannes, la vue s’étend. C’est un pays sombre dont les terrainsondulent, coupés de ravins profonds, plantés de bois farouches quiont l’air d’être là en embuscade. Les champs sont entourés detalus, hauts comme des forteresses. À droite, la lande descend versles estuaires des rivières de Baden et d’Auray, noire, sillonnée detranchées naturelles dans les parties plates, défendue par desreplis de terrain en épaulement et des rochers qui se dressentmenaçants, ainsi que des citadelles.

Jean dit, changeant brusquement laconversation, et indiquant d’un geste circulaire lepaysage :

– Comme on les canarderait,hein ?

– Qui ça ?

– Les bleus, donc… Oh ! je voudraisêtre officier, et qu’ils reviennent… J’en tuerais… j’entuerais !

Et, passant à une autre idée, il interpellaBolorec qui marchait péniblement devant lui, les semelles lourdes,les hanches désunies.

– Qu’est-ce que tu as demandé à notrebonne mère sainte Anne, toi ?

Bolorec haussa les épaules, dédaignant de seretourner.

– M…, fit-il… Voilà ce que j’aidemandé.

Alors, Jean, très triste, gémit :

– C’est très mal, tu sais… C’est unsacrilège… Je t’aime bien… Mais tu mériterais que j’aille répétercela au Père de Kern…

Ils se turent. Tout le long de la colonne, lescauseries, animées au départ, cessèrent peu à peu. La journée avaitété fatigante. Maintenant les pas traînaient sur le sol, pluspesants, les épaules se penchaient en avant cassées par la marche.Et le retour s’acheva dans le silence.

Sébastien n’avait pu recouvrer le calme moral,ni éteindre les ardeurs qui lui brûlaient le corps. Le poison étaiten lui, parcourait toute sa chair, s’insinuait au profond de sesmoelles, ravageait son âme, ne lui laissant pas une minute de répitphysique, pas une minute de paix mentale, par quoi il pût ressaisirles lambeaux de sa raison qui l’abandonnait. Les hallucinations lepoursuivaient ; il glissait dans d’affolants vertiges. Ilavait beau, par une survie de la conscience, par un rappelintermittent de son courage, résister à l’envahissement intérieurde ces flammes, se défendre contre l’engourdissement progressif dece poison, il se sentait, à chaque seconde, plus ébranlé en sesorganes et vaincu davantage dans sa volonté. Il essaya des’intéresser aux choses qui défilaient devant lui, mais les chosesne lui renvoyèrent que d’impures images. Il ferma les yeux ;mais, dans l’ombre, les images se multiplièrent, se précisèrent.Elles passaient de gauche à droite, cyniques, solitaires ou partroupes obscènes, disparaissaient, se renouvelaient sans cesse,plus nombreuses et plus harcelantes. Il voulut prier, implorerJésus, la Vierge, sainte Anne, dont le sourire enfante lesmiracles, et Jésus, la Vierge, sainte Anne, ne se représentèrentque sous des formes d’irritantes nudités, d’abominables tentationsqui venaient à lui, se posaient sur lui, enfonçaient dans son crâneet sous sa peau des griffes aiguës, déchireuses.

Au moins, s’il avait pu parler, s’il avait pus’épancher dans le cœur d’un ami véritable, se vider du secretaffreux qui l’étouffait, le dévorait ? Vingt fois, il l’eutsur les lèvres, comme une nausée, ce secret ; vingt fois, ilfut sur le point de le confesser, de le crier à Bolorec. La hontele retint, l’insouciance déconcertante, l’ironique grossièreté deson ami le découragèrent. Hanté par cette idée fixe que Bolorecsavait peut-être quelque chose, et, dans l’espoir que celui-cil’interrogerait le premier, il se borna seulement à lui demander,de nouveau :

– Est-ce que je te fais horreur ?…Dis-moi si je te fais horreur ?

– Tu m’embêtes ! répondit Bolorec,qui s’était assombri, depuis qu’il ne voyait plus voleter dansl’air les blanches coiffes des femmes de son pays.

Vainement aussi, il s’efforça de s’abstrairede ce milieu trop proche de sa faute, trop directement mêlé à sonpéché, et de retrouver les calmes sensations, et les calmes figuresd’autrefois. Il pensa à Pervenchères, à l’enfant tranquille, fortet gai, qu’il avait été jadis : aux routes parcourues, à laforêt, si souvent visitée, à la rivière si pleine d’écrevisses. Ilse rappela son père et son éloquence comique, et la solennitébouffonne de ses gestes, et son chapeau, dont la soie s’usait,chaque année, un peu plus, et qui, lorsqu’il en était coiffé, luidonnait l’air d’une caricature ancienne ; il se rappela encoreFrançois Pinchard et sa triste échoppe, la tante Rosalie et sarigidité de cadavre, sur le grand lit blanc autour duquelveillaient les vieilles harpies. Mais heureux ou attristés, joyeuxou funèbres, tous ces souvenirs se dérobèrent. Une image, une seuleimage les dominait, les absorbait, Marguerite. Non pas même laréelle Marguerite de là-bas, déjà si troublante et si mystérieuse,avec son sarrau froncé et sa courte jupe de fillette ; mais laMarguerite de son rêve, dans le bois, la Marguerite du Père deKern, dévêtue, violée, violatrice, le monstre impudique et pâmé auxlèvres qui distillent le vice, aux mains qui damnent. Alors,désespéré de chasser ces obstinées images, insensiblement,inconsciemment, il s’abandonna, tout à fait, à elles. La honte deles voir, le remords de les écouter, la terreur d’en sentir lesfrôlements ardents, d’en respirer les érotiques souffles, tout celas’évanouit ; il se reprocha, ensuite, d’avoir si durementrepoussé le Père de Kern, regretta la chambre, conçut l’espoir d’yretourner, d’y rester, d’y savourer les voluptés violentes quibouillonnaient dans son corps. Il se plut à imaginer d’audacieuxrendez-vous avec Marguerite, les caresses futures, les enlacements,les formes ignorées de son sexe.

– Sais-tu comment c’est fait, toi, lesfemmes ? demanda-t-il à Bolorec.

Et Bolorec, bougon, mais non étonné de cettequestion imprévue, répondit, la bouche pâteuse :

– C’est fait comme tout le monde.Seulement, elles ont du poil sous les bras.

– Dis donc ? Tu n’as jamais…

Il n’acheva pas sa phrase. Et il désira lavenue de la nuit, afin d’être seul, entre les cloisonssilencieuses, seul avec les images.

 

Le lendemain, après le réveil sonné, lesrideaux de Sébastien restèrent fermés. Rien ne bougea dans lacellule. En faisant sa ronde, le Père de Kern s’en aperçut, lesouvrit, et il vit l’enfant, en chemise, agenouillé devant son lit,et qui dormait profondément. Il avait dû être surpris dans uneprière, par le sommeil, car ses mains jointes n’étaient pas tout àfait désenlacées. Sa tête reposait, inclinée sur le drap, mouilléde larmes fraîches.

– Pauvre petit ! se dit le prêtre,le cœur traversé d’un grand remords.

Il ne voulut point l’éveiller, afin qu’enouvrant les yeux, Sébastien ne rencontrât pas sa figure détestée.Doucement, il referma les rideaux. Un frère passait.

– Recouchez cet enfant, ordonna-t-il… Ilest malade… Et dites-lui qu’il dorme bien…

Chapitre 7

 

 

Une petite chambre mansardée sous les toits.Le silence est profond ; le mouvement, la vie du collège,arrêtés par des murs, des cours, de hautes bâtisses, ne pénètrentpas jusque-là. Un lit de fer étroit, garni de rideaux blancs ;entre les deux fenêtres, contre le mur, une sorte de table-bureau,avec du papier, un encrier, deux volumes : les récits duvoyage au Thibet, par le Père Huc ; sur la cheminée, unestatue de plâtre de la Vierge ; telle cette chambre… C’est làqu’est Sébastien, depuis une heure à peine, séparé de sescamarades, amené par un petit frère, osseux et jaune, qui secouaitdes clefs en sa main, comme un geôlier. Et il examine, étonné, cesmeubles, et il écoute, craintif, en silence. Tout à l’heure, unautre petit frère, gras celui-ci, et ventru, est venu lui apporterson dîner. En vain Sébastien a-t-il tenté de l’interroger. Le petitfrère a fait des gestes mystérieux, est reparti sans répondre, etil a refermé la porte aux verrous. Il est midi et demi, l’heure oùles élèves, quittant le réfectoire, vont à la récréation. Le petitprisonnier ouvre l’une des fenêtres, cherche à s’orienter. De tousles côtés, des toits bornent son horizon, hérissés de cheminées etde tuyaux noirs. Au-dessus est le ciel d’un blanc laiteux, trouéd’azur pâle ; au-dessous, sur une façade grise, des alignéesde fenêtres descendent, et la cour est en bas, plus triste, plushumide, plus sombre qu’un puits, une cour froide que traversent desgens de service, avec des calottes noires sur la tête, et destabliers sales battant sur leurs jambes. Tout à coup, vers sagauche, il entend une rumeur confuse, un lointain bourdonnement. Cesont les élèves qui jouent dans les cours. Et, le cœur serré, ilpousse un long soupir. En ce moment, il pense à Bolorec que le mêmefrère, jaune et osseux, est venu chercher aussi et qu’il a emmené,où ?… Où peut-il être ?… S’il pouvait le voir ? Duregard, il fouille les fenêtres, en face de lui. Mais les fenêtressont obscures ; elles ne laissent rien transparaître de ce quise passe derrière leurs prunelles opaques… Très intrigué, il vas’asseoir devant la table et, la tête dans ses mains, il songe. Ilne comprend rien à ce qui lui arrive. Pourquoi est-il là ?Vaguement, il pressent que le Père de Kern n’est pas étranger àcette nouvelle aventure. Mais comment ? Tandis qu’il songe, ilremarque des mots gravés au canif dans le bois de la table, etnoircis à l’encre. Ce sont des prières, des invocations, dontplusieurs sont à demi usées par de successifs frottements.Sébastien lit : « Mon Dieu, ayez pitié de moi, etdonnez-moi la force de supporter votre justice. » Etencore : « Mon Dieu, j’ai péché, il faut que je soispuni. Mais épargnez mes parents. Ô cher petit père, ô chère petitemère, ô chères petites sœurs, pardonnez-moi de vous causer tant depeines ! » Et encore : « Mea culpa, meaculpa, mea maxima culpa ! » Ces prières sont,toutes, signées, en grosses lettres profondes : « JusteDurand. » Sébastien se souvient que Juste Durand a été chassédu collège. Il pâlit ; une douleur aiguë lui traverse l’âme.Lui aussi, va être chassé. Mais pourquoi ? Et le voilàreconstituant, minute par minute, l’histoire de sa vie, depuis lepèlerinage de Sainte-Anne… Quatre jours se sont écoulés, quatrejours de lourdeur, d’hébétement, pendant lesquels son esprit a pusommeiller un peu. Le Père de Kern ne lui a plus reparlé ; ilest évident qu’il l’évite. Même à l’étude, il ne rencontre plus sonregard. Se repent-il vraiment ? En tout cas, il s’est soumis.Sébastien a glissé, en cachette, dans sa cellule, une lettre, parlaquelle il lui défend, il le supplie de ne plus lui adresserjamais la parole. Et le Père obéit. Libéré de ce regard, de cettevoix, de ces incessantes poursuites, il a voulu se livrer, avecapplication, au travail, suivre, attentif, les leçons de sesprofesseurs. Mais son attention est sans cesse distraite par deschoses pénibles. Sa faute est trop proche encore, il ne peutl’oublier. Même dans l’accablement où il reste plongé, desfrissons, des sursauts, de cruelles angoisses le troublent et lefont souffrir. Certes, il est plus calme ; pas assez,cependant, pour que, de temps à autre, les images ne reparaissent,attisant le feu dans ses veines, précipitant dans sa chair lepoison. Il a pu prier, et cela l’a soulagé. Durant les récréations,il n’a pas quitté Bolorec. Malgré tout, Bolorec le sauvegarde,parce qu’il l’intrigue ; parce que, quelquefois aussi, il lefait rire, à cause de la brusquerie sauvage de ses questions, del’imprévu de ses réponses et de son silence, si plein de choses.Tous les deux, ils sont revenus s’asseoir, comme jadis, sous lesarcades, près des salles de musique. Bolorec sculpte et souvent ilchante. Sébastien le regarde sculpter et l’écoute chanter. Cela leberce, cela l’arrache aux obsessions dévorantes. Hier, pendantqu’il sculptait et qu’il chantait, Bolorec s’est interrompu soudainet il a dit :

– Ah ! que je m’embête ici !…Que je m’embête !… Et toi ?

– Oh ! moi aussi, je m’embête !a répondu Sébastien.

– Non ! Je m’embête trop !…trop !… trop !…

Après une pause, Bolorec a repris :

– Eh bien ! j’ai pensé à une chose…Cette fois-ci, il faut nous en aller.

Ces mots, pareils à une brise amicale, ontapporté aux narines de Sébastien des odeurs de champs, desfraîcheurs de sources ; ces mots, pareils à une gaie lumière,lui ont mis dans les yeux une vision d’espace libre… Maisl’enthousiasme s’est vite évanoui.

– Nous en aller ? où ça ?

Alors, Bolorec, très grave, a tracé dansl’air, avec ses bras courts, un grand geste, comme s’il embrassaittout l’univers.

– Où ça ?… Nous en aller,quoi ! Écoute… Mercredi, à la promenade, nous nous cacherons…Et puis, quand ils seront partis…, nous attendrons la nuit… et nousficherons le camp.

Sébastien est demeuré songeur.

– Oui ! Mais les gendarmes nousreprendront… Et puis, il faut de l’argent…

– Eh bien ! nous en volerons… Tu n’ajamais volé, toi ?… Moi, si, j’ai volé… J’ai volé, un jour, unlapin à une vieille femme.

– C’est mal de voler… Il ne faut pasvoler.

– Pas voler ?… a répondu Bolorec, enhaussant les épaules… Ah ! bien… Pourquoi avait-elle unlapin ?… Pourquoi Kerdaniel a-t-il de l’argent plein sespoches, une montre en or, et que nous n’avons pas d’argent, nousautres, ni de montre en or, ni rien, quoique nous soyons dans lemême collège ?… Je lui volerai de l’argent, moi, à Kerdaniel,et nous partirons.

– Mais pour où ? s’est obstinéSébastien.

– Je ne sais pas, moi… Pour cheznous.

– Alors nos parents nous renverront dansun autre collège.

– Eh bien ! Ça ne sera pascelui-là !…

Et Sébastien a poussé ungémissement :

– Oui ! Et nous ne serons plusensemble !… Qu’est-ce que je deviendrai, sans toi ?

– Tu deviendras !… tudeviendras !… Alors, tu ne veux pas partir ?… Tu aimesmieux qu’on t’engueule toujours, et moi, qu’on me fiche des coups,parce que toi, ton père est quincaillier, et que moi, mon père estmédecin ?… Je ne dis rien, parce qu’ils sont plus forts quemoi… Mais attends… J’ai un grand-oncle qui était chef pendant laRévolution… Il tuait les nobles ! Papa ne veut pas qu’on parlede lui, parce que papa est royaliste, et il le traite de brigand…Mais moi, je l’aime, mon grand-oncle…

– Il tuait les nobles ! a répétéSébastien, effrayé du regard de haine qu’avait Bolorec enparlant.

– Oui, oui ! il tuait desnobles ! Il en a tué plus de cinq cents !… Je l’aimebien, mon grand-oncle, je pense à lui, toujours. Si la Révolutionrevient, moi aussi j’en tuerai, va… Et j’en tuerai aussi, desJésuites !

Bolorec a continué de parler de songrand-oncle et il n’a plus été question de s’en aller.

Sébastien se rappelle cette conversation, dontchaque mot lui revient, accompagné des farouches grimaces deBolorec… Peut-être l’a-t-on entendu… Pourtant, il est sûr qu’il n’yavait personne autour d’eux, et ils ont causé tout bas. Chaque foisqu’un élève est passé, sous les arcades, qu’il est entré dans lessalles de musique ou qu’il en est sorti, ils se sont tus, méfiants.Et, tous, jouent dans la cour, très loin ; et les Pères sepromènent, là-bas, le long des barrières, sous les ormes. Il estcertain de ne pas se tromper, aucun ne les a entendus. Avec uneprécision méticuleuse de mémoire, il se revoit assis sur lesmarches, il revoit Bolorec, près de lui, sa figure rouge et sonregard enflammé ; il revoit la cour, il revoit tout, jusqu’àune troupe de moineaux qui picoraient le sable, effrontés etrailleurs. Il se rappelle ensuite qu’à un moment une des salles demusique est restée ouverte. Personne dans la salle. Sur une chaise,devant un pupitre, un violon repose. Bolorec ne dit plusrien ; lui, considère le violon. Ce violon l’attire, lefascine ; il voudrait le tenir dans ses mains, ne fût-ce qu’uninstant ; il voudrait en arracher des sons, le sentir vibrer,palpiter, se plaindre et pleurer. Pourquoi n’entrerait-il pas danscette salle ? Pourquoi ne prendrait-il pas le violon ?Aucun œil indiscret ne le guette ; ce coin de la cour estdésert, absolument désert.

– Viens avec moi ! dit-il à Bolorec…Nous jouerons du violon.

Tous les deux, s’effaçant de leur mieux, seglissent dans la salle, dont ils referment la porte à moitié.Sébastien a saisi le violon, l’a tourné, retourné, s’étonnant de salégèreté ; il en a serré les clefs, en a pincé les quatrecordes qui rendent des sons discordants et grêles. Puis il estresté tout bête devant ce violon qui n’est plus en ses mains qu’uninstrument inerte ou grinçant, et il a éprouvé une tristesseinfinie de savoir qu’une âme est en lui, qu’un rêve magnifiqued’amour et de souffrance dort dans sa boîte creuse, et qu’il nepourra jamais l’animer, cette âme, ni l’éveiller, ce rêve. Et unevoix intérieure lui dit : « N’es-tu point pareil à ceviolon ? Comme lui, n’as-tu pas une âme, et les rêvesn’habitent-ils point le vide de ton petit cerveau ? Qui doncle sait ? Qui donc s’en inquiète ? Ceux-là qui devraientfaire résonner ton âme et s’épanouir tes rêves, ne t’ont-ils paslaissé dans un coin, tout seul, semblable à ce violon abandonné surune chaise, à la merci du premier passant qui, pour s’amuser uneminute, curieux, ignorant ou criminel, s’en empare et en brise àjamais le bois fragile, fait pour toujours chanter ? »Découragé, Sébastien remet le violon à la place où il l’a trouvé,et sort, suivi de Bolorec qui le regarde d’un air ironique. Mais aumoment juste où tous les deux franchissent la porte, le Père deKern, les frôlant presque de sa soutane, passe, sans s’arrêter,sans détourner la tête. Instinctivement, ils se rejettent enarrière, dans la salle. Les yeux sur son bréviaire, le Pèrecontinue sa marche lente, jusqu’au fond des arcades, qu’il quittepour remonter, du même pas tranquille, vers le haut de la cour.Sébastien, interdit, demande :

– Crois-tu qu’il nous ait vus ?

– Eh bien ? Quand il nous auraitvus, qu’est-ce que ça fiche ?

C’est vrai ! Qu’est-ce que çafiche ? Ils n’ont point fait de mal. Et, toute la journée, ila pensé au violon, si triste, sur la chaise. Le soir, préoccupé dela brusque rencontre du Père, il a cherché, sournoisement, à liredans ses yeux, à surprendre dans son attitude s’il n’y a pointquelque chose de changé, quelque chose de plus sévère quidise : « Je vous ai vus ! » Son attitude est lamême ; ses yeux, indifférents et paisibles, errent à traversla vaste pièce qu’emplit un bruit de travail, de papier froissé, delivres feuilletés, de plumes grinçantes. Pas une minute, ils nesont posés sur lui.

Et voilà que, ce matin, un petit frère, lepetit frère jaune et osseux, est venu à l’étude et il a emmenéBolorec. Puis, un quart d’heure après, il est revenu, et il aemmené Sébastien. Sébastien, très rouge, a traversé l’étude, parmiles têtes levées, intriguées. Il a même, sur son passage, entendudes chuchotements, des « Kiss ! Kiss !Kiss ! » insultants et féroces. Par-dessous son pupitre,Guy de Kerdaniel lui a allongé un croc en jambes, qui l’a faittrébucher, et il a murmuré entre ses dents :« Salaud ! Salaud ! » Le Père de Kern estaccoudé sur sa chaise haute, le buste oblique, le front calme, unlivre ouvert devant lui. Comme les murmures grandissent autour deSébastien, il agite sa sonnette, et, d’une voix ferme, commande lesilence. De même que dans la nuit fatale, Sébastien a gravi desescaliers, traversé des couloirs, des paliers sombres, des recoinslouches. Où va-t-il ? Il n’en sait rien. À ses interrogations,le frère est resté muet, gardant, inflexiblement, dans les plisignobles de ses lèvres mal rasées, un sourire insidieux de mauvaisprêtre. Ce frère cause à Sébastien une irritante répulsion. Salongue redingote crasseuse exhale une odeur combinée de latrine etde chapelle : son pantalon tombe en plis crapuleux sur deschaussons de lisière, troués à l’orteil ; son dos estservile ; son double regard, lâche et fourbe, s’embusque àl’angle des paupières ; il y a en cet homme un odieux mélangede geôlier, de domestique, de sacristain et d’assassin. Sébastienéprouve un soulagement véritable à son départ.

Maintenant, il est dans cette chambre, danscette prison, seul, enfermé. Il devine qu’il va s’accomplir, en celieu, quelque chose d’irréparable. Mais quoi ? Cela l’exaspèrede ne pas savoir. Pourquoi ces frères ont-ils refusé de luirépondre ? Pourquoi le laisse-t-on dans cette anxiété cruelle,entre des murs qui le glacent ? Il écoute. Le bourdonnementdes cours a cessé. Au-dessus des toits immobiles et desimpénétrables fenêtres, des nuages passent, seuls mouvants, seulsvivants ; et derrière la porte verrouillée, c’est le silence,à peine troublé, de temps à autre, par des pas glissants sur lesdalles du couloir. Jamais il n’a senti aussi lourdement sur soncrâne, sur ses épaules, sur ses reins, sur tout son corps et surtoute son âme, le poids accablant du collège, l’étouffement de sesmurs, l’écrasement de cette discipline, le froid visqueux de cetteombre. Du millier de petites existences qui sont là, de tout ce quipense, de tout ce qui rêve, de tout ce qui respire là, aucunsouffle n’arrive, aucun bruit, rien, rien, que le pas ennemi d’unsurveillant qui va, rasant les murs, écoutant aux portes, hideusesentinelle… Et ses yeux rencontrent, de nouveau, les inscriptionsde la table, les prières naïves et déchirantes de JusteDurand : « Ô bonne mère sainte Anne, faites un miraclepour moi ; épargnez à mon petit père, à ma petite mère, à mespetites sœurs chéries, la honte que je sois renvoyé du collège. Ôbonne mère sainte Anne, et vous aussi, sainte Vierge Marie, mère deJésus, je vous implore. » Son cœur s’émeut d’une tendresseindicible, d’une ineffable pitié pour ce Juste Durand qu’il n’a pasconnu, et qu’il aime, à cause de cette douleur, sœur de la sienne.Où est-il aujourd’hui ? Ses parents l’ont peut-êtreembarqué ; peut-être l’ont-ils enfermé dans une maison decorrection. Il est peut-être mort ?… Tandis qu’il s’apitoiesur le sort de Juste Durand, et de tous ceux qui ont passé danscette chambre, et n’ont pas laissé leur nom, gravé dans le bois dela table, la porte s’ouvre. C’est le petit frère gras et ventru,qui entre, un épais sourire sur les lèvres.

– Je suis chargé de vous conduire devantle Très Révérend Père Recteur… Mais vos cheveux sont très endésordre… Il faut vous peigner un peu… Du reste, voilà toutes vospetites affaires, monsieur Sébastien Roch…

Le frère dépose un paquet sur la table, etSébastien reconnaît ses objets de toilette, son peigne, sesbrosses, son éponge…

– Na… Et tantôt vous aurez une cuvette,et un broc plein d’eau… Arrangez-vous, monsieur Sébastien Roch.

– Savez-vous, demande Sébastien, si jedois rester longtemps ici ?

– Je ne sais rien, moi ! monsieurSébastien Roch, proteste le frère, en un geste humilié… Je ne doisrien savoir… Il m’est interdit de savoir quelque chose…

– Et Juste Durand ?… Est-il restélongtemps ?… vous l’avez connu ?

– Ah ! le cher enfant. C’est moi quilui apportais ses repas, et qui le promenais… Il a été bienédifiant. Il pleurait, c’était à fendre l’âme !

– Et Bolorec, où est-il ?

– Je ne sais pas… Allons, vous êtes prêtet bien propre, comme ça… Venez !

Sébastien suit le frère, une angoisse au cœur,les jambes toutes molles.

 

Le cabinet du Père Recteur était une pièceassez vaste, austère, dont les trois fenêtres donnaient sur la courdes grands. Un large bureau d’acajou, encombré de papiers, un hautcartonnier, une petite bibliothèque, garnie de livres usuels, deuxfauteuils de chaque côté de la cheminée, et, sur les murs, çà etlà, le portrait du Pape, l’image vénérée de saint Ignace, et diversobjets de sainteté, toutes choses de forme carrée, en composaientle mobilier rigide et propre. Lorsque Sébastien entra, le Pèreétait assis, à contre-jour, les jambes croisées sous la soutane, etil examinait une liasse de papiers. Sans lever la tête, il indiquadu geste une chaise où Sébastien s’assit, ou plutôt s’effondra, et,durant quelques secondes, il continua son examen. Sa barrettereposait sur un coin du bureau ; il était nu-tête, le visagepresque entièrement noyé d’ombre bleuâtre, et le contour de toutesa personne se découpait net, élégant et fort, sur la clartéblanche de la fenêtre.

Le Père Recteur ne se prodiguait pas auxélèves, sur lesquels, cependant, il exerçait un prestigeconsidérable. Lorsqu’il apparaissait dans les cours, à l’étude, àquelque cérémonie, sa présence était un événement et faisaitsensation. Il se montrait, en toutes circonstances, plein dedouceur et environné de majesté, interpellait par son nom chaqueélève, félicitait celui-ci, encourageait celui-là, réprimandait cetautre, toujours à propos, d’un ton où le laisser-aller paterneln’abdiquait jamais l’autorité du maître. Cette sûreté de coupd’œil, cette extraordinaire mémoire, cette connaissance approfondiequ’il avait des défauts et des qualités de chacun, n’étaient pas undes moindres étonnements qui le faisaient vénérer et craindre deses collégiens. Aussi, le tenait-on pour quelqu’un de plus qu’unêtre humain. Il était avec cela d’une beauté rare, d’une prestancevraiment royale ; et, sous l’ascétisme mondain, grave etdésabusé, de sa physionomie, il y avait une fleur vivante etcharmante d’ironie, dont l’éclat triste tempérait ce que son regardavait parfois de sécheresse et d’impénétrabilité. Très soigné en samise, il savait relever, d’un discret détail de toilette : colblanc, chaussures bien faites, la monotonie du costumeecclésiastique. Sans savoir pourquoi, on l’aimait extrêmement, etcette affection se transmettait, presque administrativement, commeun héritage, des anciens aux nouveaux. Au jour de sa fête, célébréeen grande pompe, par tout le collège, les anciens élèvesaccouraient de très loin, perpétuant ainsi l’enthousiasme d’unamour dont personne n’eût pu expliquer la cause, si ce n’est par cemotif qu’il faisait partie de l’éducation, comme le latin. Aucunétablissement de Jésuites ne pouvait se vanter de posséder à satête un pareil Recteur. Des légendes impressionnantes circulaientsur lui, grossies chaque année de faits admirables et mystérieux.Il aurait pu, affirmait-on, commander une province depuislongtemps ; mais il préférait rester au milieu de ses chersélèves, qu’il voyait, du reste, le moins possible. Enfin, ilpassait toutes ses vacances à Rome où il avait des entrevuesfréquentes avec le Saint-Père qui tenait son caractère et sonexceptionnelle intelligence en particulière estime.

Sébastien comprit la gravité de sa situation,se vit perdu, condamné. Il se sentit si petit, si misérable, siécrasé devant ce Jésuite, solennel et puissant, qui tenait en sesmains tant de destinées, dont le regard insoutenable avait plongéau fond de tant d’âmes, au fond de tant de choses, qu’il abandonnainstantanément – quoi qu’il pût arriver – toute idée de défense etde lutte. Il n’y avait rien à espérer de la pitié de cet homme,rien ne pouvait émouvoir ce front de marbre, ces lèvresincorruptibles, cet œil pâle. Et, si ignorant qu’il fût del’histoire de la Société de Jésus, il eut l’intuition confuse,irraisonnée, de ce que ce prêtre représentait de formidable,d’inexorable. Que devait peser dans sa justice, dans sescombinaisons inconnues, la vie d’un enfant ? D’avance, il serésigna aux pires douleurs, et le corps tassé sur sa chaise, lesépaules hottues, il attendit, presque insensible, ce qu’allait luirévéler le Père Recteur.

Celui-ci posa ses papiers sur le bureau,s’accouda aux bras du fauteuil et croisa les mains.

– Mon cher enfant, prononça-t-il, j’ai àvous faire une triste communication, triste pour vous, triste pournous, surtout, dont le cœur se déchire, croyez-le bien… Nous nepouvons plus vous garder au collège…

Comme Sébastien faisait un geste vague, lePère ajouta, plus vite, avec une émotion dont le ton factice grinçasur les nerfs de l’enfant, comme un doigt qui glisse sur du verremouillé.

– Ne me demandez aucune grâce… Nem’implorez pas… Ce serait me causer une inutile douleur… Notrerésolution est irrévocable… Nous avons charge d’âmes… Les pieusesfamilles qui nous confient purs leurs enfants, exigent que nous lesleur rendions purs… Nous devons être impitoyables pour les brebisgaleuses, et les renvoyer du troupeau.

Et, hochant la tête, il soupira d’une voixtriste :

– Après votre première communion, quinous toucha tous, comment s’attendre à un tel scandale ?

Sébastien ne comprenait rien aux paroles duPère Recteur. Il comprenait qu’on le chassait, voilà tout !Mais pourquoi le chassait-on ? Était-ce pour sa conversationavec Bolorec ? Était-ce à cause du violon ? Le doutedemeurait le même qu’auparavant. Il avait beau chercher, il netrouvait rien de plausible. L’idée que le Père de Kern avait pucombiner ce drame, le dénoncer, afin de se débarrasser de sesexaltations, de ses trop violents repentirs, ne venait pas à sonesprit candide, trop ignorant du mal, pour soupçonner tant denoirceur. On le chassait, voilà qui était positif ! Depuis quele Père avait parlé, il se sentait soulagé, non pas content, maissoulagé véritablement, plus libre de respirer et de se remuer sursa chaise. On le chassait. Mais alors leur désir se réalisait, àBolorec et à lui. Il allait quitter le collège, ces mursétouffants, cette hostilité, cette indifférence, le Père de Kern.Qu’importait la raison ? Qu’importait aussi l’avenir ? Oùqu’on le mît, jamais il ne serait plus malheureux qu’il l’avaitété, plus abandonné, plus méprisé, plus souillé. C’est pourquoi ilne songea pas à protester contre l’arrêt sommaire qui le frappait,ni à en demander l’explication.

Le Père Recteur reprit :

– Maintenant, mon cher enfant, songezbien à ceci… Toutes les fautes sont rachetables pour qui veutsincèrement se repentir et bien vivre dans les commandements duSeigneur. Malgré votre péché, nous vous gardons de la tendresse et,chaque jour, nous prierons pour vous… Nous vous suivrons de loin,dans votre nouvelle existence, car nous n’abandonnons pas les fils,même coupables, que nous avons élevés, qui ont grandi sous notreprotection et notre amour. Si, plus tard, vous êtes malheureux, etque vous vous souveniez des jours d’enfance écoulés dans la paix decette maison, venez frapper à cette porte. Elle s’ouvrira toutegrande, et vous trouverez des cœurs amis, familiers avec ladouleur, avec qui vous pourrez pleurer… Car vous pleurerez… Allez,mon enfant.

Sébastien écoutait à peine cette voix, dont ilsentait la tendresse fausse, l’émotion voulue ; il regardaitpar la fenêtre, entre l’écartement des rideaux, un angle de cour,et les ormes grêles, au pied desquels, tant de fois, il avaitsangloté. Il se leva sans mot dire, et fit quelques pas vers laporte. Le Père le rappela.

– Votre père ne pourra être ici que dansquatre jours. Désirez-vous faire quelques dévotionsparticulières ? Avez-vous quelque chose à medemander ?

Sébastien pensa, tout à coup, à Bolorec, seul,aussi, dans une chambre verrouillée, et surmontant satimidité :

– Je voudrais voir Bolorec avant departir, lui dire adieu.

– Cela n’est pas possible, refusa lePère, d’un ton plus sec… Et si vous tenez à conserver un peu denotre sympathie, je vous engage à oublier jusqu’à ce nom…

– Je voudrais voir Bolorec, insistaSébastien… Lui seul a été bon pour moi… quand j’étais triste etqu’on me faisait de la peine, il ne m’a jamais repoussé,lui !… Je voudrais lui dire adieu, parce que je ne le reverraipas.

Mais le Père s’était remis à son bureau et nel’écoutait plus. Sébastien sortit. Le frère l’attendait à la porte,en marmottant son chapelet. Il le conduisit dans sa chambre, où ilfureta, examinant si tout était bien à sa place.

– Désirez-vous quelque chose, monsieurSébastien Roch ?… lui demanda-t-il, au moment de refermer laporte… Voulez-vous des livres ?… La vie de saintFrançois-Xavier, notre saint patron ? C’est très amusant.Ah !… si vous souhaitez que je vous mène à confesse ?

– Non, mon frère.

– Vous avez tort, monsieur SébastienRoch… Une bonne confession, voyez-vous, il n’y a rien qui vousremette comme ça !… M. Juste Durand s’est confessé au moinssix fois en quatre jours… Ah ! le cher enfant !… Et quandj’entrais ici, il était toujours à genoux, et se frappait lapoitrine… Mais aussi, quelle consolation !

– On l’a renvoyé tout de même !

– Oui !… Mais quelleconsolation !

Demeuré seul, Sébastien s’étendit sur son lit.Il était plus calme, s’étonnait de ne pas souffrir, d’accepterpresque, comme une délivrance, la honte publique d’être chassé ducollège. Une seule chose le tourmentait, c’était de ne pas revoirBolorec, de ne pas même savoir où on l’avait relégué. Et,longtemps, il pensa, avec attendrissement, à ses chansons, à sespetits morceaux de bois, à ses jambes trop courtes, qui peinaientdurant les promenades, à cet étrange mutisme qu’il gardait parfoisplusieurs journées, et qui se terminait par une crise de révolte,où le rire cruel alternait avec la colère sauvage. De ces troisannées, si longues, si lourdes, Sébastien n’emporterait qu’unsouvenir doux, celui de quelques heures vécues, près de ce bizarrecompagnon, qui lui était encore une énigme. De toutes ces figures,une seule lui demeurerait chère et fidèle, la figure pourtant silaide, molle et ronde, de Bolorec, cette figure tout en grimaces,effarée, effarante, avec des yeux derrière lesquels on ne voyaitjamais rien de ce qui se passait réellement dans son âme, et quis’illuminaient soudain de lueurs mystérieuses. Il s’arrêta aussiavec complaisance sur le pauvre Le Toulic, piochant sans relâche,tâchant de se faire pardonner, à force de travail, l’aumône de lapension, supportant héroïquement les cruautés de ses camarades,comprenant qu’il fallait redonner à sa mère inconsolée un peu del’espoir détruit, un peu du bonheur perdu ; et il sourit à lavision disparue, si jolie, des deux sœurs, là-bas, sur laplace ! Mais à côté de ces souvenirs doux, et de ces figureschères, rendus plus doux encore et plus chers par la parité dumalheur, que d’odieux souvenirs, que de figures détestées !Des camarades féroces et frivoles ; des maîtres indifférentset fourbes ! Le mensonge installé en maître ! Le mensongedes tendresses, des leçons, des prières ! Le mensonge partout,coiffé d’une barrette et ensoutané de noir ! Non, les petitscomme lui, les humbles, les pauvres diables, les anonymes de la vieet de la fortune, n’avaient rien à espérer de ces jeunes garçons,sans pitié, corrompus en naissant par tous les préjugés d’uneéducation haineuse ; rien à attendre de ces maîtres, sansamour, serviles, agenouillés devant la richesse comme devant unDieu. Qu’avait-il appris ? Il avait appris la douleur, etvoilà tout. Il était venu ignorant et candide ; on lerenvoyait ignorant et souillé. Il était venu plein de foinaïve ; on le chassait plein de doutes harcelants. Cette paixde l’âme, cette tranquillité du corps qu’il avait en entrant danscette maison maudite, un vice atroce, dévorant, les remplaçait,avec ce qu’il apporte de remords, de dégoûts, de perpétuellesangoisses. Et tout cela s’accomplissait au nom de Jésus ! Ondéformait, on tuait les âmes d’enfant, au nom de celui qui avaitdit : « Laissez venir à moi les petitsenfants » ; de celui qui chérissait les malheureux, lesabandonnés, les pécheurs, de celui dont chaque parole était uneparole d’amour, de justice, de pardon. Ah ! leur amour à eux,leur justice et leur pardon, il les connaissait maintenant !Il fallait être noble ou riche pour y avoir droit ! Quand onn’était ni noble ni riche, il n’y avait plus d’amour, plus dejustice, plus de pardon. L’on vous chassait et l’on ne vous disaitpas pourquoi !

Sébastien, remontant des faits généraux auxparticularités, ne rencontrait autour de lui que des petitesses desentiment, que des petitesses d’intelligence, dont il ne pouvaits’empêcher de sourire. Il se rappelait qu’une fois, il avait étépuni de huit jours d’arrêts, pour avoir écrit dans unecomposition : « … l’enfant qui sort de ses flancsdéchirés ». Ah ! la stupeur rougissante des élèves etl’indignation du professeur, quand celui-ci lut, tout haut, cepassage : « … l’enfant qui sort de ses flancsdéchirés ». Quel scandale dans la classe ! Son voisins’était écarté de lui ; une rumeur avait parcouru lesbancs : « Où donc avez-vous appris de pareillesinconvenances, de pareilles malpropretés ? C’est unehonte ! » Et non seulement Sébastien avait été puni, maisle professeur avait mis en pièces la composition. Une autre fois,le même professeur, à propos d’un devoir, lui avait ditsévèrement : « Vous avez une tendance détestable à larêverie. Et vous exprimez des idées que vous devriez ignorer. Jevous engage à vous surveiller. » Il rêvait ! C’était doncun crime de rêver ? Il cherchait des mots jolis, parés,vivants ? C’était donc défendu ? C’étaient d’ailleurs lesseules observations que lui eût jamais adressées son professeur. Lereste du temps, il ne s’occupait pas de lui, le laissait croupir,au bout de sa table, réservant pour les autres son attention et sapatience bienveillante. On l’avait jugé un esprit dangereux,insoumis, dont il serait impossible de rien tirer de bon. Le PèreDumont disait, avec un luxe de métaphores hardies :« C’est un petit serpent que nous réchauffons dans notre sein.Il n’est encore que couleuvre, mais attendons… » Là où il yavait une faveur quelconque, il en était exclu. Jamais il n’avaitpu entrer dans une congrégation et dans une académie. Même auxrepas, on s’arrangeait pour qu’il fût servi le dernier, et qu’iln’eût que ce que les autres de la table avaient dédaigné. « Etleur loterie ? pensait-il, je n’y ai rien gagné. C’est Guy deKerdaniel qui emporte toujours les gros lots ! » Toutesces petites rancunes, toutes ces petites déceptions, tous cespetits froissements, il les exagérait, les grossissait, s’excitantà la jalousie contre les élèves, à la haine contre les maîtres,afin de se donner du courage. Mais il n’y parvenait pas. À mesureque s’envolaient les minutes, les inquiétudes renaissaient ;des appréhensions de l’avenir se levaient, grosses de menaces etd’ennuis. L’entrevue avec son père, le voyage, l’emmurement dans lamaison de Pervenchères, la honte qui l’attendait là-bas, la hontequ’il laisserait ici, tout cela troublait sa fausse sécurité,dominait ses rancœurs. Et puis, il avait beau se dire qu’il luiserait désormais impossible de vivre en ce milieu hostile où toutlui parlerait de sa faute, il s’y sentait de puissantes racines,l’attachement des bêtes pour le coin de terre où elles ontsouffert. Il ne comptait que les souffrances ; mais n’avait-ilpas goûté des joies aussi, des joies précieuses qu’il ne pouvaitpas ne point regretter ? Retrouverait-il la mer, les retoursde Pen-Boc’h, les musiques de la chapelle, Bolorec, et même,quoiqu’il ne voulût point se l’avouer, les soirées, délicieuses, àla fenêtre du dortoir, quand le Père de Kern lui récitait des verset lui parlait des œuvres immortelles.

Il rêva ainsi jusqu’au soir, tantôt résigné,tantôt révolté ; un moment bien décidé à exiger du PèreRecteur des explications ; et, la minute d’après, sedisant : « À quoi bon ! Il vaut mieux que je parte.Ce sera huit mauvais jours à passer. Et je serai peut-être trèsheureux, loin d’ici. » Lorsque le frère vint lui apporter sonrepas, il le trouva sur son lit, étendu, les yeux perdus dans levague d’une songerie.

– Comment ! monsieur SébastienRoch !… s’exclama-t-il… Sur votre lit ?… Et moi quicomptais vous surprendre en prières !… Ah !… ah !…ah !… Ce n’est pas M. Juste Durand qui se fût étendu sur sonlit, le cher enfant ! Et je parie que vous n’avez pas dechapelet ?

– Non, mon frère, je n’en ai pas.

– Pas de chapelet !… pas dechapelet !… Et moi qui vous apporte une poire, monsieurSébastien Roch, une poire cueillie à l’arbre des RévérendsPères ?… Pas de chapelet !… Oh grand saint Labre !…Et comment voulez-vous avoir le cœur tranquille ?… Je vaisvous prêter le mien… J’en ai douze !

– Je veux bien, mon frère… seulement vousme direz où est Bolorec…

– M. Bolorec ?… Mais je ne saispas !… M. Bolorec est où il est, vous êtes où vous êtes, jesuis où je suis, et le bon Dieu est partout… Voilà ce que je sais,monsieur Sébastien Roch.

Et Sébastien, se levant de son lit,brusquement interrogea :

– Voyons, mon frère, dites-moi pourquoil’on me renvoie ?

– Pourquoi l’on vous… s’écria le frère,qui joignit les mains… Ah ! grand saintFrançois-Xavier !… mais je ne sais pas si l’on vousrenvoie ! Je ne sais rien, moi ! Et comment voulez-vousqu’un frère, c’est-à-dire une créature moins importante qu’un rat,qu’un asticot, qu’une anémone de mer, sache quelque chose ?…Ce n’est pas M. Juste Durand qui m’eût adressé de pareillesquestions, le cher enfant !

Dans cette claustration, dans ce silence, danscette laideur des choses, ces quatre jours furent pénibles àSébastien. Le matin, il entendait la messe, dans une petitechapelle solitaire. L’après-midi, au moment des classes, durant uneheure, il se promenait au jardin ou dans le parc, conduit par lefrère, onctueux, bavard, mais inflexible dans sa consigne. Il netentait plus de l’interroger, comprenant que c’était inutile, etrestait silencieux, marchant à côté de ce gros bonhomme viteessoufflé qui, pour reprendre haleine, s’arrêtait tous les centpas.

– Tenez, monsieur Sébastien Roch !disait-il, regardez quel beau poirier, et quelles poires !…Cette année, personne n’a de fruit… Il n’y a qu’ici… Le bon Dieuprotège nos arbres… Le bon Dieu est bon, allez ! Ah !qu’il est bon !

Dans le parc, devant les statues de la Vierge,les autels rustiques, les grottes ornées d’images pieuses, lefrère, haletant, commandait.

– Allons !… Une petite prière,monsieur Sébastien Roch !

Et ils s’agenouillaient, le frère faisant degrands signes de croix, Sébastien les yeux perdus au loin, aspirantl’odeur des feuillages, écoutant les bruits. Entre les troncs,entre les feuilles, par-delà les terrasses, dans l’éloignement,s’étendait la façade du collège, muette et grise, sommée dumensonge de sa croix. Jamais ils ne croisaient aucun être vivant.Dès qu’au tournant d’une allée, ils apercevaient la silhouette d’unPère, ils rebroussaient chemin ou s’enfonçaient dans une sente.Sébastien crut reconnaître, une fois, le Père de Marel ; uneautre fois, il s’imagina voir Bolorec qui passait, accompagné d’unfrère, comme lui.

– Mais non !… mais non !… Cen’est pas ça ! protestait le frère… ça n’est rien du tout… Etque voulez-vous que ce soit, monsieur Sébastien Roch ?

Le reste de la journée, enfermé dans sachambre, il employait les heures interminables à rêver, à sedésoler, à regarder les nuages fuir au-dessus des toits. Tropinquiet, trop préoccupé, pour s’astreindre à une besogne calme, ilne lisait aucun des livres qu’on lui avait apportés, et necherchait pas à se distraire par un travail quelconque. Au momentdes récréations, il s’accoudait à l’appui de la fenêtre ouverte, etil écoutait le bruit lointain des cours, ce bourdonnement familieret confus qui, seul, lui révélait qu’il y eût, là, près de lui, dela vie, du mouvement. Et son esprit retournait là-bas. À traversles murs, il revoyait les cours égayées de mille jeux, les figuresanimées, les gestes souples de ses camarades, les Pères sous lesormes, les batailles, les rires. Et c’était Le Toulic, appuyécontre la barrière, avec son teint de phtisique, et son dos voûté,le front déjà ridé comme un vieillard, apprenant ses leçons, têtu,opiniâtre, luttant de toute sa volonté contre la lenteur de sonintelligence et les rébellions obstinées de sa mémoire. Et c’étaitGuy de Kerdaniel, entouré de sa bande, insolent, persécuteur ;et c’était Kerral, sautillant, en quête d’un malheureux à consoler.Et c’était encore, la place vide aujourd’hui, leur place à Bolorecet à lui, sur les marches des arcades, où les moineauxs’inquiétaient de ne plus les voir et de ne plus écouter leurschansons, toutes choses, tous visages qui allaient s’effacer,disparaître pour toujours. Que pensaient-ils de lui ? que sedisaient-ils entre eux, de cette brusque, imprévueséparation ? Rien sans doute. Un enfant arrive : on luijette des pierres, on le couvre d’insultes. Un enfant s’en va etc’est fini. À un autre ! Ce qui l’étonnait, c’est que le Pèrede Kern ne fût point venu le visiter. Il lui semblait qu’ill’aurait dû, au moins qu’il aurait dû s’enquérir de sa détresse,lui prouver que tous les sentiments de pitié n’étaient pas morts enson cœur.

– Le Père de Kern ne vous a pas parlé demoi ? demandait-il au frère, chaque fois que celui-ci entraiten sa chambre.

– Et comment voulez-vous que le RévérendPère me parle de vous ?… Je ne suis rien, moi. Un lion,monsieur Sébastien Roch, ne parle pas à un ver de terre.

Cela lui causait une véritable affliction, àlaquelle se mêlait du dépit, le dépit de n’être rien dans la vie decet homme, pas même un remords.

Livré à soi-même, la plupart du temps, assisou couché sur son lit, le corps inactif, il se défendait mal aussicontre les tentations qui revenaient plus nombreuses, plus préciseschaque jour, contre la folie déchaînée des images impures quil’assaillaient, enflammant son cerveau, fouettant sa chair, lepoussant à de honteuses rechutes, immédiatement suivies de dégoûts,de prostrations où son âme sombrait comme dans la mort. Il dormaitensuite d’un sommeil agité, douloureux, coupé de cauchemars, desuffocations ; et ses réveils étaient affreux, comme s’ilsortait de la lourde, de l’épouvantable nuit d’un suicide.

Le quatrième jour, au matin, il dit au frèrequi le ramenait de la messe :

– Savez-vous si mon père estarrivé ?

– Et que voulez-vous que je le sache,monsieur Sébastien Roch ?

C’est vrai. La réponse était prévue. Cependantil s’irrita. Il en avait assez de cette incertitude, de cettesolitude, de cette terreur de toutes les minutes, d’entendre laporte s’ouvrir et de voir soudain apparaître son père, furieux,menaçant. Il voulait sentir quelqu’un, là, près de lui, parler àquelqu’un. Il pensa au Père de Marel, le moins sévère, le plussouriant de tous les Pères, et d’un ton bref, ilcommanda :

– Je veux parler au Père de Marel… Allezprévenir le Père de Marel que je veux lui parler, tout desuite !

– Mais ça ne se fait pas comme ça,monsieur Sébastien Roch !… Lui parler ! Tout desuite ? Oh ! grand saint Ignace !… D’abord il fautque vous adressiez, par mon entremise, une demande motivée au TrèsRévérend Père Recteur… Le Très Révérend Père Recteur, dans sasagesse, statuera sur l’opportunité de votre demande, et…

Mais Sébastien l’interrompit, colère,trépignant sur le plancher.

– Je veux !… Je veux !… Jeveux !…

Le frère ne se démonta pas, prépara lentementune feuille de papier, et, très humble, très formaliste, il dicta àl’enfant une demande qu’il alla immédiatement porter au PèreRecteur. Une heure après, le Père de Marel entrait chezSébastien.

– Ah ! malheureux enfant !soupira-t-il… Malheureux enfant !

Sa figure était triste, et non sévère. Et sousle masque de tristesse, elle conservait une bienveillance extrême.Il répéta :

– Ah ! malheureux enfant !

Puis il se tut, et s’assit en poussant ungémissement.

Sébastien ne savait plus que dire. Il avaitvoulu voir le Père, il avait voulu se décharger en lui de tout ceque son cœur avait de trop pesant, et il ne trouvait plus un mot.La bouche glacée, stupide, il baissait la tête. Le Père gémitencore, en chassant quelques grains de poussière sur latable : « Est-il possible ? » et se tut denouveau.

Après un silence embarrassant, ilinterrogea :

– C’est ce Bolorec, n’est-cepas ?

Comme Sébastien ne répondait point :

– C’est ce Bolorec, réitéra-t-il, ceBolorec qui vous a entraîné, qui vous a perverti ?…Parbleu ! c’est bien évident.

Sur une dénégation de l’enfant, il ajoutavivement :

– Ne le défendez pas ! Ce Bolorecest un monstre !

Alors, à l’idée de défendre Bolorec, Sébastienretrouva un peu de courage. Il bredouilla :

– Je vous jure, mon Père, je vous juredevant Dieu, que ce n’est pas Bolorec… Bolorec était bon avecmoi !… Nous n’avons rien fait, jamais !… Je vous lejure !

– Pourquoi mentir ? reprocha le Pèred’une voix attristée.

– Mais je ne mens pas, puisque je vous lejure !… puisque je vous dis la vérité.

– Ta, ta, ta… Vous ne pouvez pas nierqu’on vous ait vus, qu’on vous ait surpris ensemble !… Enfin,voyons, mon enfant, on vous a surpris !…

Et tout d’un coup, la lumière se fit dansl’esprit de Sébastien ; à la clarté foudroyante de cettelumière, il comprit tout. Il comprit que le Père de Kern avaitinventé une horrible histoire, qu’il les avait dénoncés, Bolorec etlui, lâchement dénoncés, parce qu’il redoutait Sébastien, parcequ’il avait peur qu’un jour, il n’allât crier sa faute. Ce n’étaitpoint assez de l’avoir déshonoré, lui, Sébastien ; il voulaitaussi déshonorer Bolorec. Ce n’était point assez de l’avoirsouillé, lui, Sébastien, dans la nuit ; il voulait que cettesouillure apparût au grand jour !… D’abord, il lui futimpossible d’articuler une parole. Sa gorge serrée ne laissaitpasser que de rauques sifflements ; puis, peu à peu, à forcede grimaces musculaires, à force de volonté, les yeux agrandisd’horreur, presque fou, il s’écria :

– C’est le Père de Kern qui m’a… Oui,c’est lui, la nuit… dans sa chambre !… C’est lui, lui !Il m’a pris, il m’a forcé…

– Mais, taisez-vous donc, petitmalheureux ! ordonna le Père de Marel, devenu très pâle etqui, bondissant de dessus sa chaise, secouait rudement Sébastienpar les épaules. Taisez-vous donc.

– C’est lui… C’est lui… Et je le dirai…et je le dirai à tout le monde !

En phrases courtes, hachées, sursautantes,avec une sincérité qui ne ménageait plus les mots, avec un besoinde se vider d’un seul coup, de ce secret pesant, étouffant, ilraconta la séduction, les causeries au dortoir, les poursuitesnocturnes, la chambre !… il raconta ses terreurs, ses remords,ses tortures, ses visions ; il raconta le pèlerinage deSainte-Anne, la conversation avec Bolorec, ses rechutes solitaires,la salle de musique… Le Père de Marel était atterré. Devant cetteconfession, il ne pouvait plus douter ; et il marchait,maintenant, dans la chambre, à grands pas, traçant des gestesincohérents, exhalant d’incohérentes exclamations.

Quand Sébastien en fut à l’épisode duviolon :

– Et c’est cette satanée musique ?…clama-t-il… Cette sacrée musique du diable !… Sans ce violon,il ne serait rien arrivé, rien, rien !…

Sébastien, ayant fini de conter,répétait :

– Et je dirai !… oui, oui !… jele dirai… Je le dirai à mes camarades, je le dirai au PèreRecteur.

Devant la gravité de cette inattendue etirrécusable révélation, le premier instant de stupeur passé, lePère ne fut pas long à recouvrer ses esprits. Il laissa Sébastiense dépenser en cris, en menaces, en effusions tumultueuses, sachantbien qu’un abattement succéderait vite à cette crise, trop violentepour être durable, et qu’alors, il pourrait le manier à sa guise,en obtenir tout ce qu’il voudrait par le détour capricieux desgrands sentiments. Chez cet homme, bon pourtant, dans lesordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en cemoment, toutes les autres : empêcher la divulgation de cesecret infâme, même au prix d’une injustice flagrante, même au prixde l’holocauste d’un innocent et d’un malheureux. Si petite que fûtcette petite créature, de si mince importance que demeurassent, auxyeux du monde, les accusations d’un élève, renvoyé, il en resteraittoujours – même l’événement tournant en leur faveur – un doutevilain et préjudiciable à l’orgueilleux renom de la congrégation.Il fallait éviter cela, aujourd’hui surtout que la malignitépublique était encore excitée par l’aventure scandaleuse d’un desleurs, surpris en wagon avec la mère d’un élève. Cette impérieusenécessité, cette espèce de raison d’État étouffant en lui touteémotion, toute pitié, le rendaient presque complice du Père deKern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, ilredevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant lagénérosité naturelle de son cœur à l’intérêt supérieur de l’Ordre,immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d’unattentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. Àcette seconde, il éprouvait même, contre l’enfant possesseur d’untel secret, et qui n’en était pas mort, la haine qu’il eût dûéprouver contre le Père de Kern, seul, et qu’il n’éprouvaitpoint.

Bientôt, la colère de Sébastien s’atténua etmollit, les larmes vinrent et, avec les larmes, la détente nerveusequi, peu à peu, le laissa sans force, sans résistance, le cerveaumeurtri, les membres lourds, affaissé comme un paquet inerte, sursa chaise. Le Père de Marel s’assit près de lui, l’attiradoucement, presque sur ses genoux, l’enveloppa de paroles tendres,enfantines et berceuses. Au bout de quelques minutes, le voyantapaisé, engourdi :

– Voyons, mon enfant, êtes-vous pluscalme maintenant ?… Puis-je vous parler raison ?… Voyons,écoutez-moi… Je suis votre ami, vous le savez… Je vous l’ai prouvé…Rappelez-vous votre fuite, le jour de votre arrivée ici…Rappelez-vous nos leçons de musique… nos promenades… Eh bien…

Paternellement, il essuya les yeux de l’enfantque les larmes gonflaient et tamponna son visage, à petits coups,avec un mouchoir.

– Eh bien… En admettant que ce crime soitvrai… Sur un mouvement de Sébastien, il se hâta d’ajouter, enmanière de parenthèse :

– Et il l’est… il l’est !…

Puis il reprit :

– En admettant qu’il soit vrai, et ill’est certainement, n’en êtes-vous pas le complice, un peu ?C’est-à-dire pouvez-vous faire qu’il n’ait pas été consommé ?De toutes les façons, mon pauvre enfant, vous devez en subir lechâtiment. Comprenez-moi. Le Père de Kern sera puni, oh ! puniavec une sévérité terrible… Je me charge d’avertir le Père Recteur,qui est la justice même. Il sera chassé de cette maison, envoyédans une mission lointaine. Mais vous ? Réfléchissez…Pensez-vous sincèrement que vous puissiez rester ici ? Pourvous-même, pour nous, qui vous aimons tendrement, non, vous ne lepouvez pas. Ce serait irriter une blessure qu’il faut guérir etguérir vite. Vous allez, dites-vous, révéler le crime à tous, lecrier partout ?… Qu’obtiendrez-vous de cette vilaine action,sinon un surcroît de honte ? À ce crime qui doit demeurersecret, et non impuni, vous aurez ajouté un scandale sans aucunbénéfice pour vous. Vous aurez réjoui les ennemis de la religion,désolé les âmes pieuses, compromis une cause sainte et vous vousserez tout à fait déshonoré. Non, non, je connais votre caractère,vous ne ferez pas cela. Certes, je vous plains… Ah ! je vousplains de toute mon âme. Mais je vous dis aussi :« Acceptez courageusement l’épreuve que Dieu vousenvoie… »

Sébastien essaya de se dégager, et il soupirad’une voix encore tremblante de sanglots :

– Dieu !… On me parle toujours deDieu !… Qu’a-t-il fait pour moi ?

Le Père devint solennel et presqueprophétique :

– Dieu vous donne la douleur, monenfant ! prononça-t-il d’une voix grave et basse. C’est qu’ila sur vous des desseins impénétrables ; c’est que, peut-être,vous êtes l’élu de quelque grande œuvre !… Oh ! ne doutezjamais, même au milieu des plus atroces souffrances, de l’infinieet mystérieuse bonté de Dieu ! Ne la discutez pas ;soumettez-vous… Quelques larmes que vous versiez, de quelque caliced’amertume que vous soyez abreuvé, élevez votre âme, et dites…

Et, montrant le ciel de son doigt levé, ilrécita avec un accent de religieuse inspiration :

– In te, Domine, speravi, nonconfundar in aeternum.

Le Père demeura ainsi, plusieurs secondes, ledoigt en l’air, le regard planté droit dans celui deSébastien ; et, tout d’un coup, saisissant ses mains,attendri, chaleureux, presque larmoyant, il supplia :

– Promettez-moi de partir sans haine decette maison ? Promettez-moi d’accomplir noblement cesacrifice ?… Promettez-moi de garder, toujours, le silence surcette affreuse chose ?

Sébastien n’avait jamais senti autant lemensonge peser sur lui… Mais il était trop brisé par les secoussesmorales, trop anéanti par les successives émotions pour s’enindigner. Il n’avait plus que du dégoût pour ce Père, le seul,pourtant, en qui, autrefois, il eût cru, le seul en qui il eûttrouvé un peu de bonté ; il était écœuré de ces paroles gravesqui s’accordaient si mal avec ce visage gras où, malgré tout, sousle masque changeant de la tristesse, de l’émotion, del’enthousiasme, persistait un reste de bonne humeur insouciante etde jovialité comique, lesquelles, au fond, acceptaient l’infamie.Il répondit :

– Je vous le promets !

– Jurez-le-moi, mon enfant, mon cherenfant ?

Sébastien eut aux lèvres un pli amer.Cependant, il répondit encore, résigné :

– Je vous le jure !

Alors, le Père exulta :

– C’est bien, cela !… C’est trèsbien… Hé ! Je savais que vous étiez un brave enfant !

La face redevenue toute joviale, ilinterrogea :

– Voyons ! Avez-vous quelque chose àme demander ?

– Non, mon Père, rien…

– Que je vous embrasse, au moins, monenfant !…

– Si vous voulez !

Sébastien sentit sur son front le baiservisqueux de ces lèvres, encore barbouillées de mensonges… Ils’arracha, révolté, à cette étreinte qui lui était aussi odieuseque celle du Père de Kern, et il dit :

– Maintenant, mon Père, laissez-moi, jevous en prie… je désire être seul.

Lorsque la porte se fut refermée derrière lePère, Sébastien respira plus librement, et il s’écria tout haut,dans une révolte suprême de dégoût :

– Oh ! oui ! que jeparte !… Oh ! quand vais-je partir d’ici !

Le soir, il fut conduit de nouveau chez lePère Recteur. En entrant dans le cabinet, il aperçut son père,debout, très pâle, gesticulant. Il était vêtu de sa redingote decérémonie, tenait à la main son fameux et antique chapeau.Sébastien remarqua qu’à la hauteur des genoux son pantalon noirétait maculé de poussière : il avait dû se traîner aux piedsde l’impassible Recteur, l’implorer, le supplier. Cette apparitionne le surprit ni ne l’émut. Depuis quatre jours, il s’était préparéà revoir son père et à subir ses reproches. D’un pas calme, il sedirigea vers lui pour l’embrasser. Mais M. Roch le repoussa d’ungeste brutal.

– Misérable ! vociféra-t-il.Comment, misérable, tu oses ?… Ne m’approche pas… Tu n’es plusmon fils…

Sa colère était grande : ses cheveux griset son collier de barbe s’en trouvaient hérissés, terriblement. Ilbredouillait. Alors, Sébastien regarda le Père Recteur, calme,digne, son beau visage à peine fardé d’une légère émotion decirconstance. « Sait-il ? » se demanda l’enfant. Etil chercha à lire dans ses yeux, dans ces yeux pâles, où ne montaitaucun reflet de sa pensée. M. Roch s’était remis à parler, lamâchoire lourde. Il débita, bégayant :

– Une dernière fois, mon Révérend Père,une dernière et unique fois, j’ose vous implorer !… Ce n’estpas à cause de ce misérable… Il n’est digne d’aucune pitié !…Non ! Non ! Mais moi !… C’est moi, moi seul que celafrappe !… Et je suis innocent, moi !… j’ai une situation,moi !… Je jouis de l’estime de tout le monde, moi !… Jesuis maire, sapristi !… Qu’est-ce que vous voulez que jedevienne ? Si près des vacances, que voulez-vous que jedise ?

– Je vous en prie, monsieur, répondit lePère Recteur… N’insistez pas… Ce m’est une douleur de vousrefuser…

– Au nom de Jean Roch, mon illustreancêtre !… supplia l’ancien quincaillier… Au nom de ce martyrqui mourut pour la sainte Cause.

– Vous me déchirez le cœur, monsieur… Jevous en prie, n’insistez pas…

– Eh bien, je vais vous faire uneproposition… Je ne vous demande pas de garder Sébastien tout àfait. Qui voudrait d’un pareil misérable ? Mais gardez-lejusqu’aux vacances… Gardez-le dans un cachot, au pain et à l’eau,si vous voulez, ça m’est égal… Au moins comme ça, dans mon pays, çan’aura pas l’air, vous comprenez !… Ma situation n’ensouffrira pas… Je ne serai pas obligé de rougir devant tout lemonde, ce que j’appelle !… Voyons, Très Révérend Père, je suisdisposé aux plus grands sacrifices, quoique ce misérable m’en coûtedéjà des mille et des mille… Voyons, je vous paierai sa pensiondouble.

Et, sur un geste de protestation du Jésuite,il ajouta vivement :

– Je vous paierai ce que vous medemanderez, na ! Déjà il tirait de sa poche sa bourse de cuir,et s’agenouillant, il la tendait au Jésuite dans un geste desupplication frénétique.

– Ce que vous voudrez !… Hein, ceque vous voudrez ! Le Père releva M. Roch, et, visiblementchoqué de cette scène, il dit d’un ton bref :

– Du calme, monsieur, je vous en prie…Abrégeons cette entrevue qui nous fait mal à tous les trois.

Alors, M. Roch tourna toute sa colère contreson fils, et le menaçant de son poing tendu :

– Misérable !… bandit !…hurla-t-il… Que vais-je faire de toi ? Se saigner aux quatremembres et être récompensé de la sorte ! Ah !misérable !…

Il frappa un grand coup sur le bureau ;quelques feuilles de papier tombèrent sur le parquet :

– Et d’abord, qui t’a appris ces saletés…Qui ? qui ?… Dis-moi qui ?… Mais les bêteselles-mêmes ne font pas ça !… Un chien… oui un chien… ne faitpas ce que tu as fait !… Tu es pire qu’un chien !…

Le Père Recteur eut beaucoup de peine à lecalmer.

Sébastien souffrit cruellement de l’attitudede son père. Cet égoïsme grossier, cette vulgarité de sentiments,la mise à nu de cette âme, dépouillée de son appareil d’éloquencemajestueuse et comique, lui causèrent un invincible dégoût. Ce quilui restait de respect, ce qui subsistait encore d’affectionfiliale disparut, en cette minute même, dans la honte. Il compritqu’il ne pourrait plus l’aimer jamais, et qu’il était tout seuldans la vie.

– Votre douleur est légitime, monsieur,dit à M. Roch le Père Recteur en le reconduisant jusqu’à la porte…et je comprends votre colère. Mais, croyez-moi, ménagez un peu cetenfant. Une minute d’égarement n’engage pas l’existence… Il serepent.

– Il est bien temps, soupira M. Roch… Etvous croyez que c’est son repentir qui arrangera mesaffaires !… et que je pourrai, après un tel scandale, meprésenter aux élections du conseil d’arrondissement ! C’estégal…

Il prit un ton amer, redressa sa taillecourbée…

– C’est égal ! j’aurais cru qu’entregens du même parti… qu’entre honnêtes gens… j’aurais cru qu’on sesoutiendrait davantage !

Ils quittèrent Vannes, le lendemain au petitjour. Pendant le voyage, M. Roch demeura sombre, irrité, la têtepleine de projets terribles et de punitions exemplaires. Sébastien,lui, regarda les champs, les bois, le ciel. Une pensée lepréoccupait : « Le Père Recteur savait-il ? Qu’étaitdevenu le Père de Kern ? » Puis, il pensa aussi àBolorec. Où était-il ? que faisait-il en ce moment même ?Il aurait voulu connaître son pays, Ploërmel, afin de mieux sereprésenter, de mieux revivre, cet ami, cet unique ami des jours detristesse, le seul qu’il regrettât. Et il imaginait des landes, deslandes pareilles à celles de Sainte-Anne, des landes où des fillesdansaient et chantaient :

Quand j’aurai quatorze ans.

L’arrivée à Pervenchères eut lieu de nuit, cequi fut une consolation pour M. Roch ! « Pourvu qu’il n’yait personne à la gare… Quelle figure ferais-je ? »avait-il dit souvent durant la route. Il n’y avait personne. Lesrues étaient désertes. Ils purent gagner la maison sans êtrevus.

Sébastien, relégué dans sa chambre, et n’ensortant qu’aux heures des repas, ne put s’habituer tout de suite àne plus se savoir au collège. Il croyait entendre lesbourdonnements de la cour, entendre les chuchotements, lesglissements le long des murs. Et quand la mère Cébron entrait, ilsursautait. Pourtant, l’horizon n’était plus borné par des murs,des toits, des cheminées ; c’étaient bien ses paysages aimésqu’il avait devant les yeux, les coteaux de Saint-Jacques,lointains, poudrés de cendre bleue, la rivière, invisible dans lesverdures de la prairie, dont on suivait la sinuosité charmante, parl’onduleuse ligne des peupliers et des aulnes ; la route oùpassaient des gens qu’il reconnaissait, des charrettes de chez lui,des bêtes de chez lui ! Mais il avait, en tous ses sens,l’étourdissement du collège, comme, après un voyage en mer, l’onconserve longtemps encore, dans les oreilles, le bruit du vent,comme l’on ressent le mouvement de roulis du bateau. Il vécutainsi, trois jours, trois jours d’engourdissement, sans souffrance,sans joie, sans pensée.

Le quatrième jour, au matin, la mère Cébronentra dans sa chambre. Elle revenait du marché, essoufflée et touterouge, n’avait pas eu le temps de déposer à la cuisine son panierplein de légumes.

– Ah ! monsieur Sébastien !monsieur Sébastien… Je crois bien que votre père est fou. Ildéménage, c’est sûr !… faudrait que vous auriez entendu ça… Ilétait là, sur la place, ameutant les gens, et colère,colère !… Il disait : « Ah ! je le materai,allez !… C’est un misérable !… mais je lematerai ! » On n’a point l’habitude de voir monsieur dansces états-là !… Et dame, ça impressionne… Il disaitencore : « Quand je devrais lui rompre les os, il faudraqu’il marche, allez ! » Et il racontait sur vous deshorreurs ! des horreurs ! Non, sûr, c’est pas bien de sapart ! Mais, moi, je crois qu’il est fou !… Faut faireattention, monsieur Sébastien ; parce qu’avec les gens fous,on ne sait pas ce qui peut arriver… C’est-il vrai, dites, monsieurSébastien, qu’on vous a pris, avec un petit gars comme vous, entrain de… vous savez bien ?

– Non, mère Cébron, ce n’est pasvrai !

– Ah ! je le savais bien, moi… Jevous dis qu’il est fou, monsieur !…

Et elle ajouta en haussant lesépaules :

– Et puis, quand ça serait vrai !Voilà-t-il pas, mon Dieu, de quoi tant crier. Ah ! dites donc,j’ai rencontré aussi mamz’elle Marguerite. Depuis cinq mois elle abien grandi ; justement, dimanche dernier, elle a étrenné sesrobes longues… C’est une gentille enfant… Elle s’est informée devous… Ah ! dame ! faut voir… Elle m’a demandé si vousaviez de la barbe… Voyez-vous ça ! Non, où ça va-t-il chercherde pareilles idées, des gamines comme ça ?… Pour en revenir àmonsieur, je crois bien… non, là, vrai… je crois bien qu’il estfou…

Au déjeuner, il parut, en effet, à Sébastien,que son père était plus excité encore que de coutume. Il mangeaitavec une rage grondante : ses gestes étaient d’une brusquerietelle qu’il cassa un verre et fendit deux assiettes. Celal’exaspéra davantage ; et tout à coup :

– Ah ça, fit-il, t’imagines-tu que jevais te garder ici, à rien faire, te nourrir à rien faire ?…Dis, t’imagines-tu une pareille absurdité ?… Tu me crois, sansdoute, un imbécile ?

Sébastien ne répondit pas.

– Eh bien, mon garçon, tu te trompes.Demain je t’emmène à Sées, au petit séminaire de Sées… Tu ypasseras tes vacances, tu y passeras toute la vie.

Il s’anima, et, la bouche pleine de ragoût, ilrépéta, jurant pour la première fois :

– Toute ta vie, nom de Dieu, as-tuentendu ?

Sébastien frissonna. Il revit le collège, toutle collège : des murs étouffants, des classes maudites ;il revit des élèves haineux, des maîtres infâmes, le cortège toutentier de ses déceptions, de ses souffrances, de ses hontes. Etbien décidé à ne pas recommencer le supplice de cette existence, auseuil de laquelle, en entrant, il avait vu la mort, au seuil delaquelle, en sortant, il avait trouvé le déshonneur et l’ignominie,il se leva de table, courageux, regarda bien en face son père dontle visage blêmissait, dont la voix s’enrauquait de colère, et ildit d’un ton calme, ferme, définitif :

– Je n’irai pas !

À ces mots, M. Roch faillit s’étrangler. Sesyeux virèrent, injectés de sang, dans les paupières écarquilléespar la fureur.

– Qu’est-ce que tu as dit ?Qu’est-ce que tu as osé dire ?

Ses paroles sifflaient, sortaient avec peinede la gorge contractée.

Sébastien répondit :

– Je n’irai pas !

– Quand je devrais t’y traîner par lescheveux, misérable, tu iras !

– Non ! je n’irai pas !

M. Roch perdit le peu de raison qui luirestait. La hideuse brute du meurtre était en lui déchaînée, ethurlait. Hagard, les traits bouleversés, l’écume aux dents, ilsaisit sur la table un couteau, se rua sur son fils, et, la mainlevée, sa grosse main dans laquelle brillait l’éclair tournoyant dela lame d’acier, il rugit :

– Tu iras… ou bien…

Alors, Sébastien s’agenouilla aux pieds de sonpère. La tête haute, le regard résolu, il présenta toute grande sapoitrine au couteau, et, calme, un peu plus pâle seulement, ilarticula :

– Tue-moi, si tu veux… Je n’iraipas !

Vaincu, dompté par ce regard d’enfant, M. Rochlaissa retomber à terre le couteau et il s’enfuit.

Partie 2
LIVRE DEUXIÈME

 

Chapitre 1

 

 

On était aux premiers jours de juillet1870.

Cette journée-là, le ciel d’abord nuageux etmenaçant, au matin, s’était, vers midi, tout à fait rasséréné. Unclair soleil inondait la campagne. Sébastien sortit de chez lui,traversa le bourg et entra au bureau de poste, chez MmeLecautel. Le bureau était fermé de midi à deux heures.Ordinairement, Mme Lecautel profitait de ce congéquotidien pour se promener un peu, avec sa fille, lorsque le tempsétait beau. Quelques minutes après, tous les trois, ilsdescendirent la rue de Paris et gagnèrent les champs.

Sébastien avait vingt ans, il avait beaucoupgrandi, mais il était resté maigre et pâle. Son dos se voûtaitlégèrement, sa démarche devenait lente, indolente même ; sesyeux conservaient un bel éclat d’intelligence qui souvent sevoilait, s’éteignait dans quelque chose de vitreux. À la franchiseancienne de son regard se mêlaient de la méfiance et une sorted’inquiétude louche qui mettait comme une pointe de lâcheté dans ladouceur triste qu’il répandait autour de lui. Un peu de barbetardive parsemait son menton et ses joues ; ses lèvrescommençaient seulement à changer leur duvet clair en moustachesblondes, d’une blondeur ardente et dorée. À le voir passer, on eûtdit qu’il fût las, toujours ; il semblait que ses membres, auxos trop longs, lui fussent pesants à porter et à traîner.

Ils s’engagèrent dans un petit cheminencaissé, profond, tout verdoyant qui mène vers les coteaux deSaint-Jacques. Sur les hauts talus, de chaque côté, les trognes dechêne, cachées par les touffes de bourdaines et de viornes,poussaient obliquement leurs branches qui, se rejoignant, faisaientsur le chemin une ombre fraîche, pailletée de soleil.

– Eh bien ? dit MmeLecautel, avez-vous travaillé, un peu, ces jours-ci ?

– J’ai voulu semer des fleurs dans lejardin, répondit Sébastien… Des fleurs que m’avait données le pèreVincent… Mais mon père me l’a défendu… Vous savez qu’il déteste lesfleurs ! Il dit que ça prend de la place et que ça ne sert àrien… Alors, je suis parti dans le bois… et j’ai… rêvé !

– Et c’est tout ?…

– Mon Dieu, oui !… J’aurais bien lu,mais je n’ai plus de livres !

– Comme vous devez vousennuyer !

– Pas trop !… non, pas trop !…je vois, je pense, et le temps passe… Hier, par exemple, toute lajournée, j’ai regardé un nid de fourmis… Vous ne pouvez vousimaginer combien c’est beau et mystérieux, du moins pour moi qui nesais rien… Il y a là une vie extraordinaire, une énorme histoiresociale qu’il serait autrement intéressant d’apprendre que lesluttes de la République athénienne… Tenez, c’est encore une desmille choses dont on ne souffle mot dans les collèges.

Mme Lecautel prit un ton dereproche naturel :

– Tout cela est très joli, mon pauvreSébastien, mais vous ne pouvez pas continuer cette existence-là…Vous n’êtes plus un enfant, voyons !… Dans le pays où l’onvous aime pourtant, on chuchote, on commence à mal parler de vous,je vous assure… Il faut vous décider à faire quelque chose,croyez-moi…

– C’est vrai !… soupira Sébastienqui, la tête basse, cheminait, frappant les herbes du talus du boutde son bâton… mais que voulez-vous que je fasse ?… Je n’ai degoût à rien…

Et Mme Lecautel gémit :

– C’est désolant !… c’estdésolant !… Un grand garçon comme vous, siparesseux !…

– Je ne suis pas paresseux, je vous jure,protesta Sébastien… Je voudrais bien… Mais quoi ?… Dites-moiquoi, vous ?

– Je vous l’ai déjà dit, combien defois ? Et je vous le répète… Je ne vois pour vous qu’un seulmoyen de sortir de la situation où vous vous embourbez de jour enjour… C’est le métier militaire !… Intelligent comme vousl’êtes, vous aurez vite conquis un grade sérieux… Mon mari s’étaitengagé… À vingt-six ans, il était capitaine ; à quarante-deuxans, général !

Sébastien eut une grimacesignificative :

– Être soldat !… Ah ! Dieu,non !… C’est ce dont j’ai le plus horreur… J’aimerais mieuxmendier mon pain sur les grandes routes.

Un peu piquée, Mme Lecautelrépliqua :

– C’est peut-être ce qui vous attend, monpauvre Sébastien.

Ils se turent. Le chemin montait, caillouteuxet raide. Mme Lecautel ralentit le pas.

Marguerite n’avait pas prononcé une parole.Elle marchait, svelte, souple, mince, tout à fait charmante, danssa robe très simple de toile écrue, serrée à la taille par un rubanrouge ; et son grand chapeau de paille, orné aussi de rubansrouges, projetait, sur son visage au teint chaud, une ombretransparente et dorée. Ses yeux étaient restés, jeune fille, cequ’ils étaient, enfant ; des yeux d’une beauté inquiétante etmaladive, pervers et candides, étonnés et chercheurs, étrangementouverts sur la vie sensuelle, par deux lueurs de braiseardente ; sa bouche s’épanouissait, épaisse, rose, d’un rosede fleur vénéneuse. Ses narines, dilatées, humaient, avec uncontinuel frémissement, les parfums errant dans la brise, qui va,de branche en branche, de calice en calice, porter l’amour et lavie. De temps en temps, elle se penchait sur le talus et cueillaitdes fleurs qu’elle piquait ensuite à son corsage, de sa mainmi-gantée de mitaines, avec des mouvements qui révélaient la grâcedélicate des épaules et l’exquise flexion du buste, où la femmes’accusait à peine.

Sébastien craignit d’avoir blesséMme Lecautel par son mépris du métier militaire ;il chercha à renouer la conversation subitement rompue.

– A-t-on des nouvelles,aujourd’hui ?… demanda-t-il… Mon père, suivant son habitude, apris le journal, et je ne sais rien.

– C’est toujours la même chose, réponditMme Lecautel… On dit cependant que la guerre estinévitable.

Mme Lecautel ne croyait pascommettre d’indiscrétion en lisant, chaque matin, avant de lesremettre au facteur, les journaux qui lui plaisaient. Aussiétait-elle au courant de tout ce qui se passait, particulièrementdes affaires militaires, auxquelles elle s’intéressait, par unehabitude ancienne, et dont elle n’avait pu se désaffectionner.

– Et tenez, Sébastien, poursuivit-elle,si nous avons la guerre, comme c’est probable, car l’honneurnational me paraît trop engagé en cette question, n’aurait-il pasmieux valu que vous fussiez soldat, depuis longtemps ?

– Mais, puisque Sébastien a acheté unhomme, mère, s’écria tout à coup Marguerite.

– Eh bien, qu’est-ce que cela fait ?Il n’en sera pas moins obligé de partir.

– Alors, fit Marguerite, devenuesoucieuse, et l’homme qu’il a acheté ?

– Il partira aussi.

– Comment, tous les deux ?… Maisc’est très injuste, c’est un vol.

Gamine, elle menaça en riant sa mère de sonombrelle :

– Dis, petite mère, c’est pour lui fairepeur, pas ?

Et, changeant d’impression :

– C’est ça qui doit être beau, laguerre !… Des hommes !… tant d’hommes à cheval, avec descuirasses !… Et des blessés qu’on soignerait… des blessés toutpâles et très doux… Ah ! je les soignerais bien !

Le chemin aboutissait à une large allée devieux châtaigniers ; l’allée conduisait à la source deSaint-Jacques qui alimentait d’eau tout Pervenchères. Ils suivirentl’allée, et ils s’arrêtèrent, non loin de la source, sur une sortede tertre, d’où l’on aperçoit entre les massifs de verdures, lebourg, tassé, éclatant de soleil. Mme Lecautel s’assitsur l’herbe, à l’ombre d’un arbre. Marguerite chercha desfleurs.

– Sébastien ! Sébastien…appela-t-elle, aidez-moi à cueillir un bouquet.

Un champ de blé était là, tout près, quidardait ses épis et balançait ses pailles, dont le vert se doraitde moires joyeuses. Çà et là, des fleurs l’étoilaient de petitestaches bleues et rouges. Marguerite entra dans un sillon, etdisparut presque dans l’épaisseur des blés. Son chapeau, seul,fleur énorme et capricieuse, dépassait la pointe mouvante des épis,et son rire, pareil à un chant de bouvreuil, s’égrenait entre lestiges grêles.

– Allons ! Sébastien,allons !

Sébastien la rejoignit, et lorsqu’il fut prèsd’elle, celle-ci le regardant de ses yeux graves, soudain, lui ditbrusquement :

– Tu viendras, ce soir, là-bas !

Sa voix était fière, impérieuse, un frisson lafaisait trembler.

– Marguerite !… supplia Sébastien,sur le visage de qui apparut une double expression de crainte etd’ennui.

– Je veux !… Je veux !… Il fautque je te parle.

– Marguerite !… pense donc… si tamère te surprenait ? insista Sébastien.

– Je veux !… Je veux… Tuviendras ?

– Eh bien, oui !…

Elle se remit à cueillir des fleurs. Sonchapeau plongeait dans la mer des épis, reparaissait vibrant ausoleil, ainsi qu’une petite barque folle, pomponnée de nœudsrouges. Et sur son passage sillé de rires agiles, les blés remuéset froissés faisaient des houles. Elle revint, près de sa mère,portant dans ses bras une odorante touffe de fleurs.

– Vois, mère, le beau bouquet !…C’est moi qui l’ai cueilli, toute seule… Sébastien n’a riencueilli, lui. Il ne sait pas !…

– Ça ne m’étonne point, ditMme Lecautel qui, aidée de sa fille, se releva… On nelui a pas appris cela, au collège, sans doute.

Sébastien ne se blessa point de l’ironie decette phrase. Peut-être même ne l’entendit-il pas ! Sa figures’était rembrunie ; l’expression d’inquiétude était revenue,éteignant d’une lueur trouble l’éclair franc de ses yeux.Mme Lecautel, un peu lasse, prononça quelques motsindifférents auxquels Sébastien répondit à peine. Ils rentrèrent ensilence. Seule, Marguerite chanta, en arrangeant ses fleurs.

M. Roch, assis sur un banc, dans son jardin,près du perron, lisait le journal quand Sébastien passa auprès delui. Machinalement, entendant du bruit, il leva les yeux sur sonfils, et les rabaissa aussitôt sur le journal.

– Un beau temps ! dit-il.

– Oui, un beau temps ! répétaSébastien.

Puis il gravit les quatre marches du perron etalla s’enfermer dans sa chambre.

Chapitre 2

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Sébastien, au commencement de l’année 1869,avait entrepris d’écrire, jour par jour, ses impressions, de noterses idées et les menus événements de sa vie morale. Ces pagesvolantes, dont nous détachons quelques fragments, montreront, mieuxque nous ne saurions le faire, l’état de son esprit, depuis sarentrée dans la maison paternelle.

2 janvier 1869

Pourquoi j’écris ces pages&|160;? Est-ce parennui et désœuvrement&|160;? Est-ce pour occuper d’une façonquelconque les heures lentes des journées si lentes, si lourdes àvivre&|160;? Est-ce pour m’essayer dans un art que je trouve beau,et tenter de faire avec la littérature ce que je n’ai pu faire avecla musique d’abord, avec le dessin ensuite&|160;? Est-ce pourm’expliquer mieux ce qu’il y a en moi, pour moi-même,d’inexplicable&|160;? Je n’en sais rien. D’ailleurs, à quoi bon lesavoir&|160;? Ces pages, que je commence et que je n’achèveraipeut-être jamais, n’ont besoin ni d’une raison, ni d’une excuse,puisque c’est pour moi seul que je les écris.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…

Après la terrible scène où mon père avaitmenacé de me tuer, je fus assez tranquille et libre. Quelleimpression ma résistance calme et résolue fit-elle sur l’esprit demon père&|160;? Je ne pourrais le dire exactement. À partir de cejour, j’observai un changement dans sa manière d’être avec moi. Nonseulement la colère, état tout à fait anormal chez lui, disparut,mais il m’épargna désormais l’éloquence de ses reproches et lafaconde oratoire de ses conseils. Il me sembla qu’il était gênévis-à-vis de moi, et que, s’il avait eu un sentiment à manifester,c’eût été celui du respect étonné, une sorte d’admiration ébahie,comme on en a quelquefois devant un trait de force physique.

Et il ne fut plus question de me remettre aucollège&|160;; il ne fut même plus question de rien. Je le voyaisfort peu, du reste, et seulement aux repas où il ne parlait presquejamais. Il avait repris ses habitudes, passait une partie de sontemps à la mairie et dans la boutique de son successeur où il sevengeait en conversations exubérantes, en discours interminables,du mutisme obstiné qu’il s’imposait à la maison. Mais son mutismeétait encore une éloquence. Quant à moi, libre de mes actions, jedemeurai assez longtemps sans oser sortir. Une honte me retenaitdans ma chambre&|160;; je ne pouvais me décider à affronter leregard curieux de mes compatriotes. Mes plus longues promenadesfurent le tour des allées du jardin&|160;; ma seule distraction, lebassin où nageaient les poissons rouges, lesquels étaient devenusblancs. Pourtant, une matinée, je m’enhardis, et il ne m’arrivarien de fâcheux. Tout le monde m’accueillit avec des sourires.Mme Lecautel me reçut affectueusement et Marguerite, enme voyant, s’écria&|160;:

–&|160;Ah&|160;! il n’a pas de barbe&|160;!…moi qui aurais tant voulu qu’il eût de la barbe&|160;!

Puis elle pleura et, ensuite, se mit à rire.Je trouvai qu’elle était jolie, fantasque et nerveuse commeautrefois. Malgré cela, la robe longue, dont elle était vêtue, unerobe lilas, je me rappelle, d’étoffe légère, me causa un telrespect pour sa personne qu’à partir de ce moment, je ne la tutoyaiplus.

Je m’ennuyai énormément.

Peut-être vais-je dire une grossesottise&|160;? J’attribue à la couleur du papier de ma chambre, mestristesses, mes dégoûts, mes déséquilibrements d’aujourd’hui. C’estun papier horrible, d’un brun sale, d’un brun de sauce brûlée, avecdes fleurs qui ne sont pas des fleurs, qui sont quelque chosed’inclassable dans l’ordre des ornementations tapissières, quelquechose d’un jaune terreux, n’évoquant que des idées abjectes etd’ignobles comparaisons. Ce papier m’a toujours obsédé. Je n’aijamais pu le voir – et je le vois à toutes heures puisque c’estentre les murs tendus de ce papier que je vis – sans en ressentirdes impressions d’accablante, d’exaspérante, d’annihilantetristesse. Certes, le collège m’a beaucoup ébranlé, il a étéfuneste pour moi. Mais si, au sortir du collège, j’avais ététransplanté dans un autre milieu que celui-là, ou seulement reléguédans une autre chambre que celle-là, je ne puis m’empêcher decroire que mon esprit, malade de souvenirs guérissables, se fûtpeut-être guéri, et que je l’eusse peut-être dirigé dans une voienormale et meilleure. Tous les papiers de la maison sont d’un choixpareillement lugubre et déprimant, et mon père en est très fier.Les peintures des portes, des plinthes, de l’escalier, offensent lavue, comme un mauvais exemple, et glacent le cerveau. L’homme, lejeune homme surtout, dont les idées s’éveillent, a positivementbesoin d’un peu de joie, de gaieté, du sourire des choses, autourde lui&|160;; il y a des couleurs, des sonorités, des formes, quisont aussi nécessaires à son développement mental que le pain et laviande le sont à son développement physique. Je ne demande point leluxe des étoffes drapées ni les meubles dorés, ni les escaliers demarbre, je voudrais seulement que les yeux fussent réjouis par desgaies lumières et des formes harmonieuses, afin que l’intelligencese pénétrât de cette gaieté saine et de cette indispensableharmonie. Ici, tous les gens sont tristes, tristesaffreusement&|160;; c’est qu’ils vivent entourés de laideurs dansdes maisons sombres et crasseuses où rien n’a été ménagé pourl’éducation de leurs sens. Lorsqu’ils ont payé leur pain et leurshabits, enfoui dans des tiroirs cadenassés ce qui leur rested’argent, il semble qu’ils aient accompli leur tâche sociale.L’embellissement de la vie, c’està-dire l’intellectuel de lavie, n’est pour eux que du superflu, dont il est louable de sepriver. Comme si nous ne vivions pas réellement que par lesuperflu&|160;!

Il fallut me résigner – mais non m’habituer –à l’horreur véritablement persécutrice de ce papier. Il fallut merésigner à bien d’autres désagréments. La maison était fort maltenue par la mère Cébron, qui était une femme excellente etinfiniment malpropre. Ses torchons traînaient partout&|160;; uneinfecte odeur de graillon montait de la cuisine dans les pièces dupremier étage, et incommodait mon odorat, autant que le papieraffligeait ma vue. Un jour, je surpris la bonne femme en train delessiver, dans la cafetière, une paire de bas qu’elle avait portésdurant un mois. Ce sont là des détails en apparence insignifiantset vulgaires, et si je les rappelle, c’est que, pendant deux ans,je n’eus réellement conscience de mon moi que par la révolteincessante qu’ils me causèrent et le découragement dégoûté où ilsme mirent. Même en dehors de ce papier, et des petits inconvénientsjournaliers du ménage, le sentiment que j’éprouvai, au milieu deces meubles grossiers, est assez bas, j’en conviens. Je m’ytrouvais dépaysé, j’en avais honte, pour tout dire, comme sij’eusse accoutumé d’habiter de fastueux palais. Le collège, lesconversations du collège, avec des camarades riches, m’avaientrévélé des élégances que je sentais vivement, et que je souffraisde ne pas posséder. Naturellement, je ne faisais rien quem’ennuyer. Et cette inaction, favorisée par l’influence dépressivedu papier brun à fleurs jaunes, sur mes facultés agissantes etpensantes, m’incitait à d’étranges rêveries. Je rêvais au Père deKern souvent, sans indignation, quelquefois avec complaisance,m’arrêtant sur des souvenirs, dont j’avais le plus rougi, dontj’avais le plus souffert. Peu à peu, me montant la tête, je melivrais à des actes honteux et solitaires, avec une rageinconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semainesentières – car j’ai remarqué que cela me prenait par séries – queje sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité&|160;! J’en avaisensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remordsviolents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à merepentir de les avoir satisfaits&|160;; et tout cela me fatiguaitextrêmement.

Ce qui m’étonnait, c’était la conduite de monpère à mon égard. Jamais il ne m’adressait une observation, jamaisil ne s’enquérait de ce que j’avais fait, où j’étais allé, sij’étais rentré tard. Il semblait que je n’existasse plus pour lui.Le soir, après souper, il dépliait son journal qu’il avait déjà ludeux fois, et se mettait à le relire&|160;; moi, je lui disaisbonsoir et je quittais la salle. Et c’était tout. Nous ne nousparlions pas. J’avais du dépit de cette attitude silencieuse etindifférente, une irritation contre lui, un mécontentement contremoi-même. Il est vrai que je ne faisais rien pour qu’elle cessât.S’il recevait quelqu’un à table – ce qui était fort rare – et quece quelqu’un, par politesse de convive, s’informât de moi, mon pèrerépondait d’une façon évasive, avec une sorte de bienveillancelaconique qui me blessait beaucoup. Une fois, on lui demanda&|160;:«&|160;Eh bien&|160;! qu’est-ce que nous ferons de ce jeunehomme&|160;?&|160;» Et mon père dit&|160;: «&|160;N’aura-t-il pas,après moi, de quoi vivre à rien faire&|160;?&|160;» Je faillispleurer. La seule circonstance où mon père crut devoir s’adresserdirectement à moi, est assez comique. On m’avait donné un jeunechien. Je le ramenais à la maison, triomphant, heureux d’avoir uncompagnon, quand mon père, qui se promenait dans le jardin,l’aperçut&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que ça&|160;? medit-il.

–&|160;C’est un chien, papa.

–&|160;Je ne veux pas de chien chez moi. Jen’aime pas les bêtes.

De fait, il n’aimait ni les bêtes ni lesfleurs. Je dus remporter le chien.

Mme Lecautel était la seulepersonne qui me plût à voir. Elle s’intéressait d’ailleurs à moi,me montrait une affection presque maternelle qui m’était unedouceur, et qui me relevait un peu à mes propres yeux. Elle me fitcomprendre que je ne pouvais rester ainsi, en cette dégradanteparesse, et m’engagea fort à retourner au collège pour y achevermes études. Mais je m’y refusai avec une telle force, avec detelles terreurs, qu’elle n’insista plus. Alors, il fut convenu queje me destinerais au commerce, et que je ferais mon apprentissagedans le métier de mon père. Cela ne me souriait pas du tout.Cependant, je crus devoir condescendre aux désirs de MmeLecautel. Je parlai de cette idée à mon père qui, aussitôt, sans unplaisir, sans une objection, me conduisit à son successeur etdit&|160;: «&|160;Je vous amène un apprenti.&|160;» La boutiquen’avait pas changé&|160;; elle était toujours peinte en vert&|160;;la devanture offrait le même assemblage d’objets arrangéssymétriquement&|160;; c’étaient, à l’intérieur, les mêmescasseroles et les mêmes marmites&|160;; dans le fond, la même portevitrée, s’ouvrant sur la même arrière-boutique, qui s’ouvrait surla même cour, fermée des mêmes murs suintants. Le successeurs’appelait François Trincard. C’était un petit homme mielleux,dévot et rasé, ou plutôt mal rasé comme un frère de collège, dontil avait toutes les allures incertaines et méfiantes. Il étaitmarguillier, lui aussi, et fort estimé dans la ville. Il joignait àson métier notoire de quincaillier, celui plus louche et pluslucratif encore de prêteur à la petite semaine. Il les jointtoujours. François Trincard me dit&|160;: «&|160;Ah&|160;!ah&|160;! c’est un bon métier que le commerce&|160;!&|160;» et mefit ranger dans la cour de vieilles ferrailles rouillées qu’ilavait acquises d’une démolition. Pendant huit jours, je rangeai desferrailles, aidé parfois par Mme Trincard, une grossefemme aux lèvres gourmandes, aux joues luisantes, qui me regardait,en riant drôlement. Je ne pouvais m’empêcher de penser&|160;:«&|160;Si mes camarades de Vannes me voyaient&|160;!&|160;» Etcette pensée me faisait rougir. Mon père venait régulièrement,chaque jour, à deux heures, dans le magasin. Il s’asseyait, causaitde mille choses. Moi, j’allais, je virais autour de lui. Il n’avaitpas l’air de me voir, ne s’informait pas de mes progrès dans l’artde ranger les ferrailles. Un jour que «&|160;mon patron&|160;»s’était absenté, sa femme m’appela dans l’arrière-boutique. Ellem’attira près d’elle, tout près d’elle, et brusquement elle medemanda&|160;:

–&|160;Est-ce vrai, mon petit Sébastien, qu’onvous a pris, au collège, avec un petit camarade&|160;?

Et comme, stupéfait de cette imprévuequestion, je rougissais sans répondre&|160;:

–&|160;C’est donc vrai&|160;?… ajouta-t-elle…Mais c’est très mal&|160;!… Oh&|160;! la petite canaille&|160;!

Je vis son corsage s’enfler comme unehoule&|160;; je sentis ses grosses lèvres se coller aux miennesdans un baiser goulu, ce baiser s’accompagner d’un geste auquel jene pouvais me méprendre.

–&|160;Laissez-moi&|160;! lui dis-jefaiblement.

J’aurais bien voulu rester… Pourtant, je nesais pourquoi je me dégageai de cette étreinte et m’enfuis. C’estainsi que je quittai le commerce.

Mon père ne montra ni étonnement, ni colère.Mme Lecautel me fit de la morale longuement, et,s’acharnant à me trouver une occupation, elle me persuada de«&|160;tâter&|160;» du notariat, puisque le commerce ne me plaisaitpas. Je m’en ouvris à mon père, qui, de même qu’il m’avait conduitchez le quincaillier, me conduisit chez le notaire, endisant&|160;: «&|160;Je vous amène un clerc.&|160;» Le notaire, M.Champier, était un homme très gai, très farceur qui passait presquetoutes ses journées sur le pas de sa porte, à siffloter des airs dechansons comiques, et à héler les passants. Il ne faisait jamaisrien que de parapher les expéditions, et signer les actes&|160;; etil paraphait et signait en sifflotant. Très souvent il allait àParis, où, disait-il, il avait des affaires importantes. Quant àson étude, il s’en remettait au premier clerc du soin de ladiriger. Il m’accueillit jovialement&|160;: «&|160;Ah&|160;!ah&|160;! c’est un beau métier que le notariat&|160;!&|160;» medit-il. Et, sifflotant, il m’emmena à l’étude, où, pendant un mois,je copiai les rôles.

Mme Champier venait assez souvent àl’étude. Petite, sèche et brune, la peau noire et grumeleuse, elleavait de grands yeux humides, l’air malheureux et rêveur.

–&|160;Vous qui avez une si jolie écriture,monsieur Sébastien&|160;! disait-elle d’une voix suppliante etlangoureuse, je voudrais que vous me copiiez ces vers…

Et je copiais, sur le petit cahier qu’ellem’apportait, des vers de Mme Tastu et d’HégésippeMoreau.

Lorsqu’elle reprenait mon travail, ellegémissait&|160;:

–&|160;Pauvre jeune homme&|160;!… une si belleâme&|160;!… et mort si jeune&|160;!… Merci, monsieurSébastien&|160;!

Un jour que son mari était allé à Paris, pourses importantes affaires, Mme Champier me fit appeler.Elle était vêtue d’un peignoir bleu, très lâche et flottant&|160;;une odeur d’eau de toilette s’évaporait dans la chambre. Comme laquincaillière, elle m’attira près d’elle, tout près d’elle et medemanda&|160;:

–&|160;Est-ce vrai, Sébastien, qu’on vous asurpris, au collège, avec un de vos camarades&|160;?

Comme je n’avais pas eu le temps de revenir del’étonnement où me plongeait cette question éternelle&|160;:

–&|160;C’est très mal… soupira-t-elle… trèsmal… Oh&|160;! le petit vilain&|160;!

Et je dus quitter le notariat de la même façonque j’avais quitté le commerce.

Mme Lecautel, irritée de maconduite, ne voulut plus s’occuper de moi. Et la vie recommença,lourde, engourdie, sommeillante, atroce, sous l’accablement dupapier brun à fleurs jaunes.

3 janvier

Et, depuis ce matin, déjà lointain, ques’est-il passé dans ma vie&|160;? Que suis-je devenu&|160;? Où ensuis-je arrivé&|160;! En apparence, je suis resté le même, triste,doux et tendre. Je vais, je viens, je sors, je rentre commeautrefois. Pourtant, il s’est accompli en moi des changementsnotables, et, je le crois bien, des désordres mentauxsingulièrement significatifs. Mais, avant de les confesser, je veuxdire deux mots de mon père.

Je sais maintenant la raison de son attitudevis-à-vis de moi, attitude qui se continua, qui se continuetoujours, et qui fait que, vivant sous le même toit, nous voyanttous les jours, nous sommes aussi complètement étrangers, l’un àl’autre, que si nous ne nous étions jamais connus. Et la raison, lavoici. J’étais pour mon père une vanité, la promesse d’uneélévation sociale, le résumé impersonnel de ses rêves incohérentset de ses ambitions bizarres. Je n’existais pas par moi-même&|160;;c’est lui qui existait ou plutôt réexistait par moi. Il ne m’aimaitpas&|160;; il s’aimait en moi. Si étrange que cela paraisse, jesuis sûr qu’en m’envoyant au collège, mon père, de bonne foi,s’imagina y aller lui-même&|160;; il s’imagina que c’était lui quirecueillerait le bénéfice d’une éducation qui, dans sa pensée,devait mener aux plus hautes fonctions. Du jour où rien de ce qu’ilavait rêvé pour lui, et non pour moi, ne put se réaliser, jeredevins ce que j’étais réellement, c’est-à-dire rien. Je n’existaiplus du tout. Aujourd’hui, il a pris l’habitude de me voir à desheures à peu près fixes, et il pense que c’est là une chose toutenaturelle. Mais je ne suis rien dans sa vie, rien de plus que laborne kilométrique qui est en face de notre maison, rien de plusque le coq dédoré du clocher de l’église, rien de plus que lemoindre des objets inanimés dont il a l’accoutumance journalière.Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que lecerisier du jardin qui lui donne, chaque année, de rouges etsavoureuses cerises. L’avouerai-je&|160;? je ne souffre nullementde cette situation au moins étrange et j’en suis venu à la trouverparfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m’évite deparler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui nesont pas dans mon cœur. Quelquefois, à table, en regardant cepauvre crâne étroit, ce front lisse, où ne s’accuse aucun modelé,et ces yeux vides, vides de pensée et vides d’amour, je songemélancoliquement&|160;: «&|160;Et que pourrions-nous nousdire&|160;? Mieux vaut que cela soit ainsi.&|160;» Pourtant, je nepuis me défendre d’un peu de pitié pour lui. Il a été malade, et jeme suis ému.

J’ai longtemps sommeillé, d’un sommeilabrutissant et turpide. Mon vice, d’abord déchaîné par saccades,s’est ensuite régularisé, comme une fonction normale de mon corps.Puis, j’ai lu, j’ai lu beaucoup, sans ordre, sans choix, sansméthode, j’ai lu toutes sortes de livres, principalement des romanset des vers. Mais ces livres que je me procurais, çà et là, auhasard des emprunts, n’ont pas tardé à ne plus me suffire. Ilsrenfermaient un vague qui ne me satisfaisait point, et, souvent, unmensonge sentimental et dépravant qui m’irritait. Certes, j’étais,je le suis toujours, sensible à la beauté de la forme, mais, sousla forme, si belle qu’elle fût, je cherchais l’idée substantielle,l’explication de mes inquiétudes, de mes ignorances, de mesrévoltes en germe. Je cherchais la raison évidente de lavie, et le pourquoi de la nature. Il me fut impossible d’avoiraucun de ces livres qui doivent exister, cependant&|160;; il me futégalement impossible de rencontrer un être, un seul être, en qui jepusse confier ces désirs impérieux de m’instruire et de meconnaître. Cette absence d’un compagnon intellectuel estcertainement ce qui m’a été le plus pénible et ce qui m’a le plusmanqué. D’autant que chaque jour j’apprends à mesurer l’étendue demon ignorance, par la multiplicité, chaque jour accrue, desmystères qui m’entourent. J’ai beau contempler les bourgeons qui segonflent à la pointe des branches, suivre, des journées entières,le travail des fourmis et des abeilles, qui me dira comment lesbourgeons éclatent en feuilles et se transforment en fruits, àquelle loi d’universelle harmonie obéissent les abeilles et lesfourmis, ces artistes sublimes&|160;? En réalité, je ne suis guèreplus avancé que je l’étais au collège, et mes tourments intérieurss’accroissent. Insensiblement, presque inconsciemment, un travailsourd, continu, désordonné, s’est fait dans mon esprit, qui m’aamené à réfléchir sur beaucoup de choses, d’ordres différents, sansrésultats bien appréciables&|160;; une révolte en est née contretout ce que j’ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec lespréjugés de mon éducation. Révolte vaine, hélas&|160;! et stérile.Il arrive souvent que les préjugés sont les plus forts et prévalentsur des idées que je sens généreuses, que je sais justes. Je nepuis, si confuse qu’elle soit encore, me faire une conceptionmorale de l’univers, affranchie de toutes les hypocrisies, detoutes les barbaries religieuse, politique, légale et sociale, sansêtre aussitôt repris par ces mêmes terreurs religieuses etsociales, inculquées au collège. Si peu de temps que j’y aie passé,si peu souple que je me sois montré, à l’égard de cet enseignementdéprimant et servile, par un instinct de justice et de pitié, innéen moi, ces terreurs et cet asservissement m’ont imprégné lecerveau, empoisonné l’âme. Ils m’ont rendu lâche devant l’Idée. Jene puis même imaginer une forme d’art libre, en dehors de laconvention classique, sans me demander en même temps&|160;:«&|160;N’est-ce pas un péché&|160;?&|160;» Enfin, j’ai l’horreur duprêtre, je sens le mensonge de la morale qu’il prêche, le mensongede ses consolations, le mensonge du Dieu implacable et fou qu’ilsert&|160;; je sens que le prêtre n’est là, dans la société, quepour maintenir l’homme dans sa crasse intellectuelle, que pourfaire, des multitudes servilisées, un troupeau de brutes imbécileset couardes&|160;; eh bien, l’empreinte qu’il a laissée sur monesprit est tellement ineffaçable que, bien des fois, je me suisdit&|160;: «&|160;Si j’étais mourant, que ferais-je&|160;?&|160;»Et, malgré ma raison qui protestait, je me suis répondu&|160;:«&|160;J’appellerais un prêtre&|160;!&|160;»

Ce matin, je suis allé voir Joseph Larroque,un de mes anciens petits compagnons de l’école. Il se meurt de lapoitrine. Déjà, l’année dernière, le terrible mal a emporté sasœur, plus âgée que lui. Ses parents sont des ouvriers pauvres,dévots et qui vivent des dessertes de l’église. Le père Larroqueest frère de Charité, et il ambitionne la place de sacristain. Lecuré s’intéresse à lui. Sur ses prières, il a fait entrer Joseph aupetit séminaire, puis au grand, où le pauvre garçon n’a pu rester,à cause de sa maladie. Il est revenu au pays, et s’est alité. Jevais lui tenir compagnie quelquefois. Il est couché dans une petitepièce, sombre, malpropre et qui sent mauvais. Il n’a pas consciencede son état et parle toujours de retourner, bientôt, au séminaire.Ses parents se désolent, parce qu’ils se berçaient d’espoirscharmants. Ils avaient arrangé leur vieillesse… le presbytère dufils, une jolie maison avec un grand jardin… la mère aurait tenu lamaison, le père aurait tenu le jardin… Et voilà que tout cela leuréchappe&|160;! Quoiqu’il fasse très froid, la chambre est sans feu…Maintenant que leur fils est condamné, la mère vend le bois qu’onlui envoie, et le père se grise, le soir, avec les bouteilles devin de quinquina que le bureau de bienfaisance fait remettre aumalade. Aujourd’hui, Joseph est triste, découragé.

–&|160;Ça ne va pas&|160;!… ça ne vapas&|160;! gémit-il… ça me ronge, là, dans le poumon&|160;!…

Ses yeux sont brûlés de fièvre&|160;; sonvisage est décharné, affreusement livide&|160;; sa poitrine siffle,brisée par la toux. Dans la pièce voisine, la mère rôde etsoupire&|160;:

–&|160;Mais, lui dis-je, ce n’est rien… Tu vasmieux, au contraire.

–&|160;Non&|160;! non&|160;! répète Joseph… Jesuis bien malade, va&|160;!… Je suis perdu&|160;!… Hier j’aientendu la mère qui disait que j’étais perdu&|160;!…

Je le réconforte de mon mieux. Et le vicaire,à ce moment, entre. C’est un gros garçon aux emmanchements solides,plein d’une santé canaille et bruyante.

–&|160;Ah&|160;! Ça ne va pas&|160;!… Ça ne vapas&|160;!… murmure Joseph au vicaire.

Et celui-ci, dans un gros rire&|160;:

–&|160;Farceur&|160;!… C’est pour qu’on teplaigne… pour qu’on t’apporte des gâteaux&|160;!

–&|160;Non&|160;! non&|160;!… Je vousassure&|160;!…

–&|160;Laisse-moi donc tranquille&|160;!… Danshuit jours, tu seras debout… Et sais-tu ce que nous ferons&|160;?…Eh bien&|160;! Nous irons manger un lapin, chez le curé deCoulonges… Ah&|160;!… ah&|160;!…

La figure du pauvre diable s’illumine soudain…Il ne pense plus à son mal… Et, d’une voix mourante&|160;:

–&|160;Un lapin… Oui, nous mangerons unlapin…

–&|160;Et nous boirons du Pomard… de son vieuxPomard&|160;!…

–&|160;Oui, oui… de son vieuxPomard&|160;!…

Il est redevenu gai et plein d’espoir. Tousles deux, Joseph toussant, le vicaire riant, se sont mis ensuite àparler des grosses farces du séminaire.

Je suis parti le cœur serré. Ainsi, voilà unjeune homme qui va mourir. Ce n’est pas tout à fait une brute, nitout à fait un ignorant, puisqu’il a lu des livres, appris deschoses, suivi des classes. Il a dû ressentir des émotions, se créerdes rêves. Si pauvre, si grossier, si incomplet qu’il soit, il doitavoir un idéal quelconque. Il va mourir, et il se désespère demourir. Et la seule promesse de manger un lapin, lui redonnel’espoir de vivre.

Quelle tristesse&|160;! Et ce qui est plustriste encore, c’est que cela devait être ainsi&|160;; c’est que levivant ne pouvait pas offrir, le mourant ne pouvait pas recevoirune espérance plus efficace et plus adéquate à leurs communesaspirations. Cela m’a troublé, pour toute la journée.

Je suis rentré par les rues silencieuses etfroides. Le ciel est couvert comme d’une épaisse nappe de plomb.Quelques flocons de neige, obliquement chassés par un vent aigre,volent dans l’air. Les maisons sont fermées&|160;; à peine sij’aperçois, derrière les fenêtres dépolies par le froid, quelquesfigures abêties et somnolentes. Et une sorte de pitié irritée mevient contre cette humanité, tapie là, dans ses bauges, et soumisepar la morale religieuse et la loi civile à l’éternel croupissementde la bête. Y a-t-il quelque part une jeunesse ardente etréfléchie, une jeunesse qui pense, qui travaille, quis’affranchisse et nous affranchisse de la lourde, de la criminelle,de l’homicide main du prêtre, si fatale au cerveau humain&|160;?Une jeunesse qui, en face de la morale établie par le prêtre et deslois appliquées par le gendarme, ce complément du prêtre, diserésolument&|160;: «&|160;Je serai immorale, et je serairévoltée.&|160;» Je voudrais le savoir.

4 janvier

La neige est tombée, toute la nuit, et couvrela terre. Une paresse m’a retenu au lit assez tard. Je ne voulaispas me lever. Il y a des moments où il me semble que je dormiraisdes jours, des semaines, des mois, des années. Je me suis levé,cependant, et, ne sachant que faire, j’ai rôdé dans la maison. Monpère est à la mairie. La mère Cébron balaye la salle à manger. Mesyeux, par hasard, se posent sur la photographie de ma mère. Elle aretrouvé, dans notre nouvelle demeure, sa place, sur la cheminée,entre les vases bleus. De plus en plus elle s’efface, et le fondest tout jaune. On ne distingue plus les balustres, les étangs, lesmontagnes. De l’image même de ma mère, je ne vois que la robe, lemouchoir de dentelles, et les longs repentirs encadrant un visagesans traits et sans ombres. Le reste a presque disparu. Je prendsla photographie, et, durant quelques secondes, je la considère sansémotion. Pourtant, brusquement, je demande à la mèreCébron&|160;:

–&|160;Est-ce que mon père n’a rien gardéd’elle&|160;?

–&|160;Si&|160;!… si&|160;!… Il y a au grenierune caisse qui est pleine d’effets de madame.

–&|160;Je voudrais les voir… Venez avec moi,mère Cébron.

Nous trouvons la caisse, enfouie sous un tasde haricots, aux cosses sèches, la provision d’hiver… Quatre robesde laine, trois bonnets, un chapeau, quelques chemises… Et c’esttout&|160;!… Cela est mangé aux vers, décoloré, pourri. Une âcreodeur de moisi s’exhale de ces minces étoffes en lambeaux, de ceslingeries avariées. En vain, je cherche une forme, une habitude,quelque chose de vivant encore de celle qui fut ma mère, et dont lecœur battit sous ces débris de drap et de toile. Ce ne sont plusque des chiffons qui s’effilochent, se désagrègent, se crèvent, etme restent aux doigts. Alors, j’interroge la mère Cébron&|160;:

–&|160;Elle était bonne, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Bonne&|160;!… bien sûr qu’elle étaitbonne&|160;!

La vieille a dit cela d’un ton qui ne mesatisfait pas. J’insiste&|160;:

–&|160;Elle n’a pas dû être toujours heureuse,avec mon père&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bien sûr que si qu’elle a étéheureuse avec monsieur… Elle en faisait tout ce qu’elle voulait, lachère dame&|160;!… Elle le menait quasiment par le bout du nez…Ah&|160;! le pauvre monsieur… Je vous assure qu’il nepipait pas avec madame… Et puis&|160;!…

La mère Cébron s’est arrêtée de parler. Ellen’a plus voulu rien dire. Cela m’intrigue. Cet «&|160;etpuis&|160;!&|160;» me paraît plein de choses mystérieuses qui fontque, tout d’un coup, je m’intéresse passionnément à ma mère. Monimagination part, à la suite de cet «&|160;et puis&|160;!&|160;»,dans les hypothèses sans fin. Une idée me prend, atroce, sacrilègeet charmante. «&|160;Ma mère a peut-être aimé quelqu’un&|160;? Etce quelqu’un l’a peut-être aimée&|160;?&|160;» Et, à mesure quecette idée s’enfonce en moi, j’aime ma mère, je l’aime d’un amourimmense, d’un amour encore inconnu, qui me gonfle l’âme. Je ne puisdemander aucune explication directe à la mère Cébron&|160;; et jeprends des détours pour l’interroger&|160;:

–&|160;Est-ce qu’il venait beaucoup de monde,à la maison, autrefois&|160;?

–&|160;Il en venait&|160;!… il en venait,comme ci comme ça…

–&|160;Mais, est-ce qu’il ne venait pasquelqu’un plus particulièrement&|160;?

–&|160;Hé&|160;! Non&|160;! il ne venaitpersonne, plus particulièrement.

Mais la vieille Cébron ment. Il venaitquelqu’un, et ce quelqu’un aimait ma mère et ma mère l’aimait.Alors, je prends dans la caisse les pauvres loques pourries et jeles embrasse, presque furieusement, d’un long, d’un horrible, d’unincestueux baiser.

8 janvier

J’ai reçu, ce matin, une lettre deBolorec.

Cette lettre est longue, d’une calligraphieheurtée, d’une orthographe bizarre, incohérente et folle, en biendes endroits. Je ne la comprends pas toute, et ce que je necomprends pas, je le devine. Mais elle m’a fait sursauter le cœurde joie. Bolorec, c’est-à-dire ce qu’il y a de meilleur dans messouvenirs de collège&|160;! Ce qui, seulement, a survécu à mesdésenchantements&|160;! Je le revois, lorsqu’il vint, pour lapromenade, prendre place, entre Kerral et moi&|160;! Comme ilm’avait été antipathique, d’une antipathie amusée par sa laideurdrôle&|160;! Et puis, je l’ai aimé&|160;! Malgré l’absence, malgréle silence, j’ai toujours, pour ce très étrange et peu communicatifami des heures lourdes, une tendresse infinie, que je subis, sanstrop me l’expliquer. Je crois précisément que cette tendresses’augmente encore de l’énigme indéchiffrée qui est en lui, etqu’elle se fortifie de la crainte véritable qu’il m’inspire. Car,qu’est-il, Bolorec&|160;? En vérité, je n’en sais rien. Combien defois me suis-je posé cette question&|160;? Combien de fois, aussi,lui ai-je écrit sans qu’il me répondît jamais&|160;? Je m’imaginaisqu’il m’avait oublié, et cela me faisait de la peine. Enfin, voicidonc une lettre de lui&|160;! Cette lettre je l’ai lue, relue vingtfois, peut-être. Bolorec est à Paris. Comment y est-il venu&|160;?Qu’a-t-il fait depuis notre séparation&|160;? Il ne me le dit pas.Bolorec me parle comme si je l’avais quitté la veille, et que jefusse au courant de sa vie, de sa pensée, de ses projets. Et cesont à chaque ligne des réticences inintelligibles pour moi, desallusions cachottières à des affaires, à des événements quej’ignore. Ce que j’ai pu démêler d’un peu clair, dans cette lettre,c’est que Bolorec est à Paris, chez un sculpteur, «&|160;un pays àlui&|160;». D’après ce qu’il me raconte, il ne sculpte guère, ni lesculpteur non plus. Je crois même qu’ils ne sculptent pas du tout.Dans la journée, ils voient des «&|160;chefs&|160;», qui seréunissent à l’atelier et préparent la «&|160;grande chose&|160;».Le soir, ils vont dans des clubs, où le sculpteur parle «&|160;dela grande chose&|160;». Qu’est-ce que c’est que «&|160;la grandechose&|160;»&|160;? Bolorec ne l’explique point, et se montreenchanté. «&|160;Ça marche&|160;; ça marche très bien.&|160;» Quandle moment sera venu, il m’avertira. Enfin, et c’est là où jem’embrouille tout à fait, on l’avait désigné pour accomplir«&|160;une grande chose&|160;», qui n’est pas «&|160;la grandechose&|160;», et qui devait faire avancer beaucoup «&|160;lagrande chose&|160;». Ça ne s’est pas arrangé, et c’est remis à plustard.

Un détail me frappe, dans sa lettre&|160;:presque à chaque ligne j’y trouve le mot Justice. Et cemot est mieux écrit que les autres, avec des lettres droites,fermes et qui font, au milieu du gribouillage qui les entoure, uneffet terrible. Et puis, çà et là, il y a des notes d’unesingulière mélancolie. Bolorec n’aime pas Paris. Il regrette salande. Mais il faut qu’il reste. Lorsque la «&|160;grandechose&|160;» sera venue, alors il s’en retournera là-bas, et seratrès heureux. Quelquefois, il va sur les fortifications, s’assieddans l’herbe, et rêve au pays. Une matinée, il a vu passer unepetite bonne avec un soldat, une fille de chez lui, et il espèrequ’elle repassera encore, seule, parce qu’il lui parlera. Elles’appelle Mathurine Gossec. Malheureusement, elle n’est plusrepassée. Quelquefois aussi, le dimanche, dans l’atelier, lesculpteur joue du biniou, et Bolorec chante des rondes bretonnes.Pauvre Bolorec&|160;! Vainement, je cherche dans sa lettre un motd’amitié pour moi, le désir exprimé de connaître un peu de ma vie.Il n’y a rien de pareil. Cet oubli m’attriste. Mais n’en a-t-il pasété toujours ainsi&|160;? Et m’en a-t-il moins aimé&|160;? Je n’ensais rien.

Longtemps, à travers le fouillis de ces mots,où je retrouve les grimaces de ses lèvres, j’ai évoqué saphysionomie burlesque et chère, parfois si mystérieuse, et qui necessa de m’inquiéter. Elle m’apparaît plus inquiétante encoreaujourd’hui et grandie par le vague d’un pressentiment douloureuxet tragique. À force de regarder ces incompréhensibles pages, oùles lettres se pressent, se bousculent, montent, s’entassent l’unecontre l’autre, tordues, hérissées de pointes, parmi lesquelles cemot&|160;: Justice&|160;! éclate et claque comme undrapeau, il me semble que je vois Bolorec sur une barricade, dansde la fumée, debout, farouche, noir de poudre, les mainssanglantes. Et voilà qu’à la joie si ardemment désirée de tenirquelque chose de Bolorec, succède une inexprimable tristesse.J’éprouve, en ce moment, un double et pénible sentiment&|160;: unsentiment de crainte pour l’avenir de mon ami&|160;; un sentimentde honte de mon inutilité et de ma lâcheté… Mais, m’a-t-ilréellement aimé&|160;?

8 janvier, minuit

Cette lettre de Bolorec me poursuit et metrouble. Chose curieuse, Bolorec est maintenant absent despréoccupations qui me viennent de lui. Par une régressiond’égoïsme, c’est moi seul que ces préoccupations englobent ettourmentent. Suis-je vraiment lâche&|160;?

Moi aussi, j’ai voulu me dévouer aux autres,non pas à la façon dont je soupçonne que Bolorec se dévoue&|160;;j’ai voulu me dévouer par la pitié et par la raison. Et j’aicompris que c’était absurde et vain. Ici je connais tout le monde,je pénètre chez tout le monde. Si restreinte que soit cette petiteville, elle n’en contient pas moins les éléments de l’organismesocial. Je n’y ai jamais vu que des choses désespérantes et quim’ont écœuré. Au fond, ces gens se détestent et se méprisent. Lesbourgeois détestent les ouvriers, les ouvriers détestent lesvagabonds&|160;; les vagabonds cherchent plus vagabonds qu’eux pouravoir aussi quelqu’un à détester, à mépriser. Chacun s’acharne àrendre plus irréparable l’exclusivisme homicide des classes, plusétroit l’étroit espace de bagne où ils meuvent leurs chaîneséternelles. Le jour où, si ignorant que je sois, et guidé par maseule sensitivité, j’ai voulu montrer aux malheureux l’injustice deleurs misères et leurs droits imprescriptibles à la révolte&|160;;le jour où j’ai tenté de diriger leur haine, non plus en bas, maisen haut&|160;; alors ils se sont méfiés, et m’ont tourné le dos, meprenant pour un être dangereux ou pour un fou. Il y a là une forced’inertie, fortifiée par des siècles et des siècles d’atavismereligieux et autoritaire, impossible à vaincre. L’homme n’auraitqu’à étendre les bras pour que ses chaînes sautent&|160;; iln’aurait qu’à écarter les genoux pour rompre son boulet&|160;; etce geste libérateur, il ne le fera pas. Il est amolli, émasculé parle mensonge des grands sentiments&|160;; il est retenu dans sonabjection morale et dans sa soumission d’esclave, par le mensongede la charité. Oh&|160;! la charité que j’ai tant aimée, la charitéqui me semblait plus qu’une vertu humaine, la directe et rayonnanteémanation de l’immense amour de Dieu, la charité, voilà le secretde l’avilissement des hommes&|160;! Par elle, le gouvernant et leprêtre perpétuent la misère au lieu de la soulager, démoralisant lecœur du misérable au lieu de l’élever. Les imbéciles, ils secroient liés à leurs souffrances par ce bienfait menteur, qui detous les crimes sociaux est le plus grand et le plus monstrueux, leplus indéracinable aussi. Je leur ai dit&|160;: «&|160;N’acceptezpas l’aumône, repoussez la charité, et prenez, prenez, car toutvous appartient.&|160;» Mais ils ne m’ont pas compris. Faut-ill’avouer&|160;? Ils ne m’intéressent pas autant que je voudrais,parfois, me le persuader. Souvent leur grossièreté me choque et merépugne&|160;; et j’ai, au spectacle de certaines misères,d’invincibles dégoûts. Peut-être n’est-ce qu’une curiosité artiste,et par conséquent féroce qui m’a porté vers eux&|160;? J’ai joui,bien des fois, des accents terribles, des déformations admirables,de la patine splendide que la douleur et la faim mettent sur lesvisages des pauvres gens. Du reste, je ne me sens plus porté versl’action, et je n’envisage pas la perspective de mourir pour uneidée, sur une barricade ou sur un échafaud, non par peur de mourir,mais par un sentiment bien autrement amer, qui s’empare, de plus enplus, chaque jour de mon esprit&|160;: le sentiment de l’inutile.En tout cas, ces idées demeurent chez moi, à l’état spéculatif etintermittent. Elles me hantent, lorsque je suis enfermé dans machambre, désœuvré, ou par les temps moroses et les ciels pluvieux,et surtout, pendant les repas, à cause de la présence de mon père,qui est la négation complète de ce que je sens, de ce que je rêve,de ce que je crois aimer. Dehors, sous le soleil, elles s’évaporentcomme ces brumes pesantes qui flottent au-dessus des marais. Lanature me reprend tout entier et me parle un autre langage, lelangage du mystère qui est en elle&|160;; de l’amour qui est enmoi. Et je l’écoute délicieusement, ce langage supra humain, supraterrestre, et, en l’écoutant, je retrouve les extases anciennes,les virginales, les confuses, les sublimes sensations du petitenfant que j’étais, jadis.

Ce sont des moments de félicité suprême, oùmon âme, s’arrachant à l’odieuse carcasse de mon corps, s’élancedans l’impalpable, dans l’invisible, dans l’irrévélé, avec toutesles brises qui chantent, avec toutes les formes qui errent dansl’incorruptible étendue du ciel. Oh&|160;! mes projets, mesenthousiasmes&|160;! Oh&|160;! les illuminations de mon cerveauréjoui par la lumière&|160;! Les rafraîchissements de ma volontéretrempée dans les ondes de ce rêve lustral&|160;! Je redeviens laproie charmée des chimères. Je veux embrasser tout cela que jevois&|160;; conquérir tout cela que j’entends. Je serai un poète,un musicien, un savant. Qu’importent les obstacles&|160;? Je lesbriserai. Qu’importe ma solitude intellectuelle&|160;? Je lapeuplerai de tous les Esprits qui sont dans la voix du vent, dansles ombres de la rivière, dans les profondeurs des bois, dansl’haleine des fleurs, dans la magie des lointains. Hélas, cescrises durent peu. Je n’ai de la persévérance en rien de ce qui estbeau et bon. Et, lorsque je reviens, mes bras sont davantage lassésd’avoir voulu étreindre l’impalpable, mon âme est dégoûtéedavantage d’avoir entrevu l’inaccessible entrée des Joies pures, etdes bonheurs sans remords. Je retombe de plus haut, et plusdouloureusement, aux obscures hontes de mon inguérissablesolitude.

La lettre de Bolorec est là, ouverte sur matable. Je la relis encore. Pauvre Bolorec&|160;!… Je l’enviepeut-être… Lui, du moins, a une passion qui emplit sa vie. Ilattend la «&|160;grande chose&|160;» qui ne viendra jamais, sansdoute&|160;; mais il attend, tandis que moi je n’attends rien,rien, rien&|160;!

10 janvier

Voilà cinq ans que j’ai quitté le collège.Depuis ce temps, il ne se passe pas de nuits que je n’y rêve. Etces rêves sont atrocement pénibles. À peine s’ils ont, parfois, uncôté fantastique, des déformations de choses et de visages dontl’irréel atténuerait, il me semble, ce que cette presque réalité ade persécuteur. Non, c’est le collège qu’ordinairement je revois àpeu près tel qu’il est, avec ses classes, ses cours, ses figureshaïes, tout ce que j’y ai enduré et souffert. Le jour, le collègecontinue sur moi son œuvre sourde, implacable dedémoralisation&|160;; la nuit, jusque dans mon sommeil, j’en revisles douleurs. Phénomène singulier, ce rêve ne varie jamais en sonobsession… C’est mon père qui entre dans ma chambre. Sa physionomieest grimaçante et sévère. Il a sa redingote de cérémonie et sonchapeau de haute forme.

–&|160;Allons, me dit-il, il est temps.

Nous partons. Nous traversons d’affreux paysnoirs où des chiens féroces poursuivent de petits paysans. Tout lelong de la route, sur les pierres des dolmens, des Jésuitesimmenses et longs sont penchés qui ricanent, en secouant sur nousleurs soutanes déployées et pareilles à des ailes membraneuses dechauve-souris. Quelques-uns volent au-dessus des flaques d’eau, entournant sans cesse. Puis, brusquement, c’est le collège, sonportail grinçant, son étroite cour&|160;; au fond, la chapelle quedomine la croix d’or, et le parloir, à droite, gardé pard’horribles frères accroupis&|160;; et ce sont les couloirs, lafaçade, les cours de récréation. Je me retourne&|160;: mon pèren’est plus là. Alors une clameur s’élève des cours. Collégiens,professeurs, frères, tous accourent, menaçants, furieux,brandissant des pelles, des fourches, des bâtons, me jetant dansles jambes de gros livres latins et des pierres.

–&|160;C’est lui&|160;! C’est lui&|160;!

Le Père Recteur, le Père de Marel, le Père deKern conduisent la foule cruelle. Et la course commence, ardente,féroce, où tout ce que j’ai connu d’abominable se représente à moi,en aspects terrifiants, et pas sensiblement dénaturé. Je trébuchecontre des confessionnaux, me cogne à l’angle des chaires, roulesur des marches d’autel, tombe sur des lits où je suis piétiné,assommé, écartelé. Je me réveille alors, le corps tout en sueur, lapoitrine haletante, et je n’ose plus me rendormir.

Que n’ai-je point fait pour vaincre ces rêvesqui me rendent inoubliable ce que je voudrais tant oublier&|160;?Avant de me coucher, je me suis fatigué le corps et l’esprit&|160;;j’ai marché dans la campagne, comme un fou, ou bien, assis devantune table, j’ai travaillé très tard à ces vaines pages. J’ai tentéd’évoquer d’autres images, des images riantes, et ce que je puisencore avoir de souvenirs heureux et gais&|160;; j’ai tentéd’évoquer des images brûlantes, des luxures, de m’abstraire toutentier, en des représentations obscènes, de l’intolérable hantisede ces rêves. Tout cela est inutile. J’en suis arrivé maintenant àredouter le sommeil, à l’éloigner de moi, autant que possible.J’aime encore mieux supporter l’ennui des lentes heures nocturnes,pourtant si lentes&|160;! si lentes&|160;!

La nuit dernière, mon rêve a été autre, et jele note ici, parce que le symbolisme m’en a paru curieux. Nousétions dans la salle du théâtre de Vannes&|160;: sur la scène, aumilieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu’aux bords depapillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C’étaientdes âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sasoutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine,plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d’âmescharmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs.Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, enfaisait une pâtée épaisse et rouge qu’il étendait ensuite sur destartines, et qu’il jetait à des chiens, de gros chiens voraces,dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés debarrettes.

Et que font-ils autre chose&|160;?

24 janvier

Aujourd’hui, il est passé, par Pervenchères,un régiment de dragons. C’est un événement considérable, dans unpetit pays, que le passage d’une troupe de soldats. On en parlehuit jours à l’avance, et chacun se promet des joies que je necomprends guère, qu’il m’est impossible de partager, mais qui n’ensont pas moins fortes, au cœur grossier des multitudes. Est-cecurieux que le peuple ne vibre qu’à ces deux sentiments&|160;: lesentiment religieux, et le sentiment militaire, qui sont les plusgrands ennemis de son développement moral&|160;?… Notre maison estsens dessus dessous, et mon père, en sa qualité de premiermagistrat de la commune, fort agité. On a préparé une chambre pourle colonel qu’il compte recevoir et héberger&|160;; il a falluchanger les meubles de place, nettoyer l’escalier, astiquer lasalle à manger, ratisser les allées du jardin. Depuis le matin, dèsl’aube, mon père va de la mairie, où il a dû répartir les billetsde logement, contrôler les sacs de pain, à la maison où ilsurveille le travail de la mère Cébron. Il a sorti de l’armoire lebeau service de table, et commandé des provisions de bouche,extraordinairement fastueuses. Moi, j’ai fait comme beaucoup degens qui n’ont rien à faire, je suis allé à l’entrée du bourg, surla route de Bellême, attendre le régiment. Il y a là beaucoup demonde. M. Champier pérore dans un groupe et gesticule.

Il est venu en voisin, chaussé de pantouflesde tapisserie, et coiffé de sa calotte de velours noir. Ilexpose&|160;:

–&|160;Moi, ça me réjouit toujours, lesmilitaires… Quand j’entends le tambour ou le clairon… vous mecroirez, si vous voulez… eh bien, ça me fait pleurer&|160;!…L’armée, ah&|160;! l’armée&|160;!… Il n’y a que ça&|160;!… Et laPatrie, quelle belle chose&|160;!… M. Gambetta et lesrévolutionnaires auront beau dire et beau faire, la Patrie seratoujours la Patrie&|160;!… Elle restera une idée… une idéefrançaise… éminemment française&|160;!

Les autres hochent la tête, approuvant. Ilsdiscutent ensuite pour savoir ce qui leur représente le mieuxl’idée de la Patrie.

–&|160;Moi, c’est la cavalerie&|160;! professeM. Champier…

–&|160;Moi, c’est l’artillerie&|160;!… dit unautre… parce que, sans l’artillerie, vous aurez beau avoir lacavalerie…

Un troisième s’exclame&|160;:

–&|160;Et l’infanterie&|160;?… l’infanterie,messieurs… Que diable, le pioupiou, le pioupioufrançais&|160;!…

Pendant quelques minutes l’on n’entend plusque ce mot&|160;: français qui vibre comme des coups declairon, sur la bouche molle et couarde de ces affreux bourgeois.Je voudrais bien connaître, là-dessus, l’opinion de mon père. Ildoit en avoir plusieurs d’admirables. Quel dommage qu’il ne soitpas là&|160;! Je laisse M. Champier pérorer dans son groupe depatriotes, et je me dirige plus loin sur la route où je nerencontre que des figures réjouies par l’attente.

La matinée est charmante, très douce, d’unedouceur printanière. Un pâle soleil crève, par intermittence, lesnuages blancs, soyeux, qui couvrent le ciel. Les lointains ont desdélicatesses infinies, des puretés, des clartés sourdes de voilesvirginaux, enflés de jeunes brises. Sur le bois de pins qui fermel’horizon, sur le bois de pins d’un bleu paon noyé de nacresfluides, on dirait que courent des lueurs à demi éteintesd’arc-en-ciel. Et les haies barrent les champs de hachurespourprées, et les champs étendent leurs nappes vertes, d’un vertpoudré de rose, qui, tantôt, a des consistances translucides depierres précieuses, et tantôt des vaporisations d’ondes.

La foule grossit, poussée là par un mêmeinstinct sauvage, car c’est maintenant une foule. Elle me paraîtabsolument hideuse. Jamais encore, il me semble, je n’ai si biencompris l’irréductible stupidité de ce troupeau humain,l’impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles.Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visagesces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promessedes spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s’adressentqu’à ce qu’il y a de plus bas, de plus esclave en eux.

Marguerite est là, elle aussi, conduite par sabonne. Elle aussi, comme tout le monde, elle manifeste uneagitation insolite qui m’offusque. À peine si elle remarque lebonjour que je lui adresse.

–&|160;L’avant-garde est déjà arrivée depuislongtemps, vous savez, me dit-elle.

Et elle grimpe sur le talus, pour voir de plusloin la route. Elle qui, d’habitude, me gêne plutôt par lapersistance de ses œillades, m’obsède de ses tendressesmuettes&|160;; elle qui, toujours, cherche à se rapprocher de moi,à se frôler à moi, elle ne me regarde plus du tout. J’éprouvequelque dépit, plus que du dépit, de la jalousie. Je lui parle,elle me répond par des mots brefs, ou ne me répond même pas. Et,tout d’un coup, hissée sur la pointe de ses pieds, battant desmains, elle s’écrie&|160;:

–&|160;Les voilà&|160;! les voilà&|160;!

En effet, là-bas, sur la route, quelque chosebrille et miroite, dans le soleil pâle de cette douce matinée. Celas’allonge, cela s’avance. Marguerite répète&|160;:

–&|160;Les voilà&|160;! les voilà&|160;!

Je ne l’ai jamais vue ainsi, impatiente, l’œilenflammé, toute frissonnante de désirs, si ce n’est avec moi etpour moi. Et je m’irrite, contre elle, de n’être pour rien danscette joie qu’elle montre, dans cette passion qui émane d’elle, etd’où je suis absent. J’en veux à Mme Lecautel de l’avoirlaissée venir ici. Il me semble que ce n’est pas sa place.

–&|160;Ah&|160;! les voilà&|160;! lesvoilà&|160;!

Ils défilent, droits sur les croupesharnachées des chevaux&|160;; ils défilent, pesants, éclatants,splendides, dans un remuement d’armes, dans un entrechoquementd’éclairs. Le sol tremble et gronde. Sous les casques quiétincellent, les figures sont bronzées, les musclespuissants&|160;; les thorax bombent comme des armures, et lescrinières s’épandent sur les nuques solides, en torsions noires,sinistres, rappelant le temps des antiques barbaries. Je sens unfrisson courir dans mes veines.

Un sentiment, plus fort que ma volonté,s’empare de moi, malgré moi, qui n’est ni de l’orgueil, ni del’admiration, ni un élan quelconque vers l’idée de la patrie&|160;;c’est une sorte d’héroïsme latent et vague, par lequel ce qu’il y adans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de cesarmes&|160;; c’est le retour instantané à la bête de combat, àl’homme des massacres d’où je descends. Et je suis pareil à cettefoule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi,avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre. Ilsdéfilent toujours. J’observe Marguerite. Elle n’a pas bougé de sontalus. Elle est grave, très raide, le corps tendu, comme dansl’attente d’un spasme. Ses narines aspirent l’odeur forte de cesmâles&|160;; et son regard, dévoilé de pudeur, a quelque chose decruel, de farouche, et de dompté qui véritablement m’effraie. Elleaussi subit la domination de ces épaules carrées, de ces poitrinesrobustes, de ces visages bruns, de cette rudesse conquérante, decette force qui flamboie dans le soleil&|160;; mais elle la subitpar le sexe. J’ai senti remuer en moi, tout à l’heure, des désirsobscurs et mal éteints de destruction&|160;: elle, ce sont desdésirs obscurs, aussi, et infiniment plus puissants, de créationhumaine, qui l’agitent, gonflent son corps mince et fragile d’unbouillonnement de vie formidable et sacrée. Un dragon l’a regardéeet lui a souri, d’un sourire de brute obscène. Mais elle ne l’a pasvu. Ce n’est pas un homme qu’elle voit et choisit&|160;; ce sonttous ces hommes auxquels elle voudrait se livrer, rudoyée, écrasée,dans un seul embrassement. Je la trouve belle, plus belle, belled’une beauté presque divine, parce que je viens de comprendre enelle une des lois de la vie, et que, pour la première fois, le rôlede la femme m’apparaît dans sa douloureuse et sublime ardeurcréatrice. Comme le mariage, qui soumet aux polissonneriesinfécondes d’un seul homme l’admirable fécondité du corps de lafemme, me semble une chose monstrueuse, un crime delèse-humanité&|160;! Et comme, en ce moment, j’éprouve de la pitiéet du respect pour les malheureuses créatures, honnies, méprisées,qui s’en vont, sur les bornes du chemin et dans les bougesinterdits, râler l’amour avec les passants&|160;!

Ils ont défilé. La foule les suit. Nousrentrons. Marguerite est silencieuse, un peu lasse, toujours grave.Moi, je retombe vite à d’autres sensations. La conception que je mesuis faite de l’amour, dans une lueur de raison ou de folie, je nesais, n’a pas duré. Je suis revenu, rapidement, aux impressions deluxure. Cela est ainsi. Tout ce que je pense parfois de généreux,il faut que je le ramène, aussitôt, à un salissement, par une pentenaturelle et détestée de mon esprit.

Toute la journée, je suis resté fort dégoûtéet très sombre. Je ne me suis égayé un peu qu’au dîner. Le coloneln’a pas accepté l’hospitalité de M. le maire&|160;; il a préférédescendre à l’hôtel et manger avec ses officiers. Mon père estfurieux. Il m’observe de coin, et je suis sûr qu’il m’accuse decette déconvenue. Lorsque la mère Cébron apporte triomphalement unedinde rôtie, énorme, dorée, luisante de graisse, mon père ne peutplus maîtriser sa colère.

–&|160;Remportez ça&|160;! crie-t-il.

–&|160;Mais, monsieur…

–&|160;Remportez ça, je vous dis&|160;!…

Je crois que si mon père avait cru de sadignité de parler devant moi, la cavalerie eût passé un mauvaisquart d’heure.

25 janvier

Je vais, deux ou trois fois par semaine, chezMme Lecautel. Ces visites sont, pour moi, unedistraction et un moyen de rompre ma solitude un peu. Mais je n’yéprouve pas un vrai plaisir. Mme Lecautel n’est pas lafemme intelligente que je voudrais qu’elle fût. Elle a infinimentde préjugés bourgeois, infiniment de petitesses d’esprit et decœur, et elle ne comprend rien au mal qui me ronge. Aussi ne lui enparlé-je pas. Nous parlons de choses indifférentes et quelconques,les seules d’ailleurs dont elle puisse parler. Lorsque je veuxémettre une des idées qui me tourmentent, je sens que celal’effare, et je me tais… Oh&|160;! n’avoir jamais près de soi unêtre supérieur et, à défaut de cet être rare, un cœur simple etdroit, un cœur de bonté et de pitié, à qui vous puissiez vousmontrer tel que vous êtes, et qui vibre à ce que vous sentez, à ceque vous pensez, qui redresse vos erreurs, vous encourage et vousdirige&|160;!… Ordinairement, la conversation roule sur les bonnesdont Mme Lecautel change tous les mois. La grande idéequi domine sa vie, c’est que, dans quelque temps, «&|160;si celacontinue&|160;», il sera tout à fait impossible de s’en procurer.Là-dessus, elle brode des variations économiques qui n’en finissentplus. Et pendant que Mme Lecautel me raconte sesmalheurs domestiques, je pense qu’elle paie ses bonnes douze francspar mois, qu’elle les nourrit à peine, les traite durement,militairement, leur demande toutes les soumissions blessantes,toutes les vertus désintéressées, tous les soins savants etdélicats des ménagères accomplies, pour douze francs&|160;!… Je nediscute pas – à quoi bon&|160;? – et je répète avec elle&|160;:«&|160;C’est une plaie&|160;!&|160;» Une autre de ses grandesidées, c’est que je sois soldat. Elle ne trouve rien d’aussi beauque le métier militaire. Au fond, je crois bien que ce désir de mevoir porter la capote n’est qu’un prétexte égoïste à revivre sonpassé brillant, à rappeler ses petites vanités anciennes, seshonneurs regrettés, les actions d’éclat de son mari. Ah&|160;! sonmari&|160;! Ses portraits sont partout, chez elle, en grande, enpetite tenue, en capitaine, en colonel, en général. Ils couvrentles murs, envahissent les tables des cheminées, assiègent lesmeubles. C’est un gros bonhomme de chair vulgaire, le képi surl’oreille, ou le chapeau en bataille, la poitrine tailladée decroix, un air de casseur et d’affreux butor, avec des moustachesépaisses qui tombent sur une impériale longue et pointue. Il mesemble que je l’entends sacrer, tempêter de sa voix éraillée derogomme et brûlée d’absinthe. Elle le trouve beau, glorieux,admirable. Une fois, elle m’a dit, tout émue, qu’en Algérie, ilavait tué, de sa main, de sa propre main, cinq Arabes, et qu’il enavait fait fusiller cinquante autres, d’un seul coup&|160;; et ellea ajouté&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;! il avait ses défauts,mais c’était un héros&|160;!

Une autre fois, elle me dit encore&|160;:

–&|160;Regardez comme Marguerite luiressemble&|160;?

Cela m’a paru d’abord une assimilationinconvenante et déplacée. En observant ces portraits et en lescomparant à la jolie, fine, étrange figure de Marguerite, j’ai finipar découvrir une ressemblance, lointaine il est vrai, plutôtmorale que physique, mais réelle. Il y a dans ces deux fronts, lefront du butor et le front de l’enfant charmant, une obstinationpareille&|160;; dans les yeux, oui, dans les yeux, quelque chose depareillement hagard, de pareillement héroïque. On sent que le pèrea dû se précipiter, tête baissée, dans la bataille et dans lemeurtre&|160;; on sent que la fille se précipitera de même dansl’amour.

Marguerite&|160;! Quel sentiment ai-je pourelle&|160;? Est-ce de l’amour&|160;? Est-ce de la haine&|160;?Est-ce tout simplement de l’ennui qu’elle me cause&|160;? Je ne lesais pas bien. C’est un peu de tout cela, et ce n’est pas cela. Entout cas, elle m’occupe. Il est, je crois, impossible de rencontrerune jeune fille aussi ignorante. Elle ne sait rien et n’a aucundésir de savoir quelque chose. Mme Lecautel n’a pasvoulu mettre sa fille à la pension de Saint-Denis, à cause de satrop fragile santé et des crises nerveuses qui durèrent pendanttoute son enfance et menacèrent sa vie. C’est elle qui s’estchargée du soin de son éducation, une éducation forcémentintermittente et très incomplète, à laquelle Marguerite s’estmontrée toujours rebelle. Devant les impatiences, les colères, lesrévoltes de sa fille, elle a même dû renoncer tout à fait à cesvagues leçons, dans la crainte de voir les crises reparaître. Il nesemble pas que cela ait été un ennui, ni une déception pour elle.Mme Lecautel ne s’aperçoit plus de ce qui manque à safille, et puis, elle a pris l’habitude de la traiter, même bienportante, en enfant malade. Tantôt Marguerite est, en effet, commeun enfant, comme un baby,insignifiante etbabillarde&|160;; tantôt elle est pire qu’une femmecorrompue&|160;; alors il y a, en ses yeux, des lueurs d’abîme, deslueurs farouches, fauves, profondes, terribles. Parfois elle a desexpansions subites, des besoins de tendresses frénétiques&|160;;parfois, des silences sombres, d’où on ne peut la faire sortir.Elle rit et pleure, sans motif apparent. Elle est faite pourl’amour, uniquement pour l’amour. L’amour la possède, comme il neposséda peut-être jamais une pauvre créature humaine. L’amourcircule sous sa peau, brûlant ainsi qu’une fièvre&|160;; il emplitet dilate son regard, saigne autour de sa bouche, rôde sur sescheveux, incline sa nuque&|160;; il s’exhale de tout son corps,comme un parfum trop violent et délétère à respirer. Il commandechacun de ses gestes, chacune de ses attitudes. Marguerite en estl’esclave douloureuse et suppliciée. Elle ne m’embrasse plus commeautrefois, mais je sens ses lèvres prêtes au même baiser. Elle neme couvre plus de ses caresses ardentes, précipitées, désireuses dela chair du mâle, ainsi qu’elle faisait, gamine&|160;; mais soncorps cherche le mien. Quand elle m’approche, elle se livre,toute&|160;; elle a des gestes inconscients, des cambrures dereins, des tensions du ventre qui la dévêtent, et me la montrent ensa nudité pâmée. Dès que j’arrive, elle s’anime&|160;; sesprunelles s’allument, ses joues se colorent aux pommettes d’un sangplus vif, s’estompent aux paupières d’un cerne d’ombre&|160;; unbesoin de mouvement l’agite, et la pousse. Elle va, vient,virevolte, et saute, prise d’une joie nerveuse, qui lui met auvisage une expression de souffrance. Et ses yeux, obstinément sontfixés sur moi, si hardis, si voraces, qu’ils me font rougir et queje ne puis en supporter l’éclat sombre. Mme Lecautel nese rend compte de rien. Pour elle, j’imagine, ce sont desfantaisies d’enfant gâtée, qui ne tirent pas à conséquence. Ellelui dit seulement de sa voix placide, ce qu’elle lui disait lorsqueMarguerite était toute petite&|160;: «&|160;Allons, ne t’excite pasainsi, ma chérie… Sois tranquille.&|160;» Souvent, je suis tenté del’avertir, et je n’ose pas.

Je n’ose pas, et puis j’éprouve vraiment dessensations singulières et compliquées.

Loin d’elle… ah&|160;! loin d’elle&|160;!…j’ai le cœur gonflé d’une ivresse qui doit être l’amour. C’est untrouble physique qui s’empare de tout mon être, un trouble trèsdoux et très fort, comme si la vie faisait irruption en moi. Il n’ya pas un atome de mon corps, pas une parcelle infinitésimale de monâme qui n’en soient inondés et rafraîchis. En même temps, mes idéess’épurent et grandissent. Sans nul effort, d’un léger coup d’ailede ma pensée désentravée, j’atteins des hauteurs intellectuellesque je n’avais pas connues jusqu’ici. Il me semble que je suis ledépositaire de formes sacrées qui s’achèvent et se parfont enmoi&|160;; que toute l’humanité, qui n’est pas venue encore,s’agite en Marguerite et en moi, et qu’il ne faudrait qu’un choc denos deux lèvres, qu’une fusion de nos deux poitrines, pour qu’ellejaillît, de nous, superbe de création, triomphante de vie. En cesmoments d’exaltation, je sors, je marche, très longtemps, dans lacampagne. Mes tristesses ont disparu&|160;; tout me semble plusbeau, d’une beauté surhumaine, d’une surnaturelle splendeur. Jeparle aux arbres fraternels&|160;; je chante des cantiques de joienuptiale, aux fleurs, mes sœurs charmées. J’ai reconquis ma pureté.La force, l’espoir circulent dans mes veines, en ondesrégénératrices et puissantes.

Près d’elle… ah&|160;! près d’elle… je me sensglacé. Je la vois et mon enthousiasme s’est évanoui&|160;; je lavois et mon cœur s’est aussitôt gonflé et refermé&|160;; il estvide, vide de tout ce qu’il contenait de fort, de généreux, deréchauffant. Souvent même, sa seule présence – sa présencedélicieuse – m’irrite. Je ne puis supporter qu’elle rôde autour demoi, qu’elle s’approche de moi. Son contact m’est presque unsupplice&|160;; un simple frôlement de sa jupe sur mes jambes mecause, à l’épiderme, une révolte. Je fuis sa main, je fuis sonhaleine, je fuis son regard embrasé d’amour. Deux fois, à ladérobée, elle a saisi ma main et l’a serrée&|160;: je l’auraisbattue&|160;! C’est, en moi, pour elle, un mélange de pitié et derépulsion, quand elle est là, près de moi&|160;! Et, lorsque je lesvois, toutes les deux, côte à côte, la fille si jolie, si pleined’ardente jeunesse, si désirable, et la mère, déjà vieille, dont lapeau se ride, dont le corps se déforme, dont les cheveuxblanchissent, c’est à cette dernière que, bien des fois, par unecriminelle perversité, par une inexplicable folie de mes sens, sontallés mes désirs et se sont adressées mes luxures. Sa main qui,déjà, se noue aux articulations, sa taille épaissie, ses hanchesécrasées me tentent&|160;; je me sens grisé, en quelque sorte,odieusement grisé, à la vue de ces pauvres chairs ruinées,écroulées, couturées de plis vénérables et maternels&|160;!

Un jour que sa fille n’était pas là, espérantpeut-être amener entre nous l’impossible réalisation de ces rêvesignobles, lâchement, sournoisement, je dis à MmeLecautel&|160;:

–&|160;Il ne faut plus que je vienne sisouvent chez vous. Cela me fait beaucoup de peine… mais il ne fautplus.

–&|160;Et pourquoi, mon enfant&|160;? medemanda-t-elle, surprise.

–&|160;Parce que, fis-je, jouant la comédie del’embarras et de la pudeur… parce que, dans le pays, on jase… ondit que je suis… que vous êtes… enfin on dit…

Et comme je m’étais arrêté cherchant mesmots&|160;:

–&|160;On dit quoi&|160;? interrogea, trèsintriguée, Mme Lecautel.

Lâchement, sournoisement, je ne craignis pasde proférer, en dirigeant sur elle un œil oblique et cruel, cesmots&|160;:

–&|160;On dit que vous êtes… mamaîtresse&|160;!

–&|160;Taisez-vous&|160;!… quelleinfamie&|160;!

Ah&|160;! le regard qu’elle me jeta&|160;! Jene l’oublierai jamais, ce regard de révolte, de pudeur outragée…Oui, ce regard d’honnête femme où cependant, je vis – et cela mebrisa le cœur, et je l’adorai, depuis, comme une sainte, à cause dece regard – où je vis une tristesse flattée, un regret peut-être,certainement une furtive lueur d’amour&|160;! Que je l’ai aimée dece regard, par où m’est apparue, pour la première fois, dans samélancolie si poignante, l’infinie et immortelle pitié du cœur dela femme.

2 février

Ce matin, j’ai trouvé, dans la cuisine, lejournal de mon père, qui traînait par hasard. Je l’ai parcouru etj’ai lu ceci&|160;: «&|160;On annonce que le R. P. de Kern prêcherale Carême cette année, à l’église de la Trinité. Le R. P. de Kernest un des prédicateurs les plus éloquents de la Société de Jésus.On se rappelle le bruit que firent à Marseille, l’année dernière,ses admirables sermons, véritablement inspirés. Aux qualités dedialectique serrée et savante du R. P. Félix, le R. P. de Kernjoint un charme de parole, qui fait de chacun de ses sermons unmorceau achevé de littérature sacrée et même classique. L’éloquentprédicateur est de grande taille et d’allure essentiellementaristocratique. Son visage respire la plus haute piété. Il y aurafoule, à la Trinité.&|160;»

Quelle ironie&|160;!

Le premier moment de surprise passé, je mesuis demandé quelle impression cela me causait. Je n’ai pas dehaine contre le Père de Kern&|160;; son souvenir ne m’est pasodieux. Certes, il m’a fait du mal, et les traces de ce mal sontprofondes en moi. Mais ce mal, devais-je, pouvais-je yéchapper&|160;? N’en avais-je pas le germe fatal&|160;? Chosecurieuse et qui me trouble. De tous les prêtres que j’ai connus, ilest, je crois, celui que je déteste le moins. Je voudraisl’entendre. J’ai encore, dans l’oreille, le son de sa voix,pénétrant et doux.

Après tout, il était peut-être sincère,lorsqu’il me disait ces belles choses, dans l’embrasure de cettefenêtre, que je revois, devant le ciel nocturne, que parfois, jeregrette. Il s’est peut-être repenti, qui sait&|160;?… Et,peut-être, est-ce de ce repentir que lui viennent ces inspirésaccents d’éloquence&|160;! Ma pensée ne s’est pas arrêtée longtempsau Père de Kern. Elle s’attache, tout entière, vers l’impassiblevisage du Père Recteur, sur ses yeux pâles, sur cette boucheironique, hautaine et bienveillante, mais d’une bienveillance quine pardonne jamais, et qui tue. Savait-il, lorsqu’il merenvoya&|160;?… Il devait savoir… Je vais écrire à Bolorec d’allerà la Trinité entendre le Père de Kern, et me dire comment il estmaintenant, et quels sujets il a choisis pour ses sermons.

25 février

Bolorec ne m’a pas écrit, et le journal n’aplus reparlé du Père de Kern. Souvent j’interroge MmeLecautel qui, par les journaux de la poste, est au courant de tout.Elle ne sait rien non plus… Cela m’ennuie…

10 mai

Mon premier rendez-vous avec Marguerite&|160;!Je n’aurais pas cru que cela fût possible&|160;!

Hier, en me reconduisant, seule jusqu’à laporte de la rue, elle m’a dit, tout à coup, très vite et trèsbas&|160;:

–&|160;Ce soir, dix heures, trouve-toi, sur laroute, devant l’allée des Rouvraies.

J’ai été stupéfait d’abord, et puis j’airépondu&|160;:

–&|160;Non, Marguerite, c’est impossible… Jene ferai pas cela…

–&|160;Si, si, si&|160;!… Je veux&|160;!

Sa voix montait, impatiente. J’ai eu peur quesa mère ne l’entendît&|160;; j’ai eu peur aussi d’une scène, d’unecrise, car elle était très agitée, très nerveuse.

–&|160;Soit&|160;! ai-je fait.

–&|160;À dix heures&|160;!

Et Marguerite a refermé la porte.

Toute la journée, je me demandai si je devaisaller à ce rendez-vous&|160;! La laisser seule sur la route&|160;:je ne le pouvais pas. Et puis, du caractère absolu et fantasquedont je connaissais Marguerite, j’avais à craindre qu’une foissortie, et ne me voyant point, elle ne s’en vînt chez moi&|160;! Jeme promis, d’ailleurs, de lui parler fermement. Pourtant, à mesureque l’heure avançait, l’autre Marguerite, la Marguerite lointaine,faisait place, peu à peu, dans mon rêve, à celle que je venais dequitter. Une appréhension d’elle succédait au dégoût en allé&|160;;une appréhension agréable, l’angoisse d’une attente délicieuse,d’un mystère désiré, qui me rendait bien lentes les heures, et bienéternelles, les minutes.

La nuit était sombre, sans lune. Une fraîcheurhumide s’évaporait de la terre, et dans l’air des parfums rôdaient.J’étais sur la route, depuis une demi-heure, en avance, ayant eu letemps de m’habituer à l’obscurité, inquiet du moindre bruit, pleind’une anxiété profonde et vague, comme ces masses d’ombre où desfrissons d’amour couraient. Car c’étaient, sous le ciel silencieux,des masses d’ombre confuses, et d’errantes silhouettes, parmilesquelles la route se dessinait un peu plus pâle, la route par où,dans un instant, Marguerite allait venir, ombre furtive elle aussi,et furtive silhouette, perdue dans le mystère nocturne.

Je l’entendis, d’abord, sans la voir&|160;: unbruit cadencé et rapide, alerte comme la fuite d’une bête dans unfourré&|160;; puis je la vis, toute vague, à peine corporelle,disparaissant et reparaissant&|160;; puis soudain, je la sentisprès de moi. Elle était enveloppée d’un châle noir, si noir que sonvisage brillait presque, ainsi qu’une étoile dans les ténèbres.

–&|160;Je suis en retard, dit-elle,essoufflée. J’ai cru que mère ne se coucherait pas ce soir.

Et, saisissant ma main, ellem’entraîna&|160;:

–&|160;Allons sur le banc, dans l’allée,veux-tu&|160;?

Lorsque nous fûmes assis, sur le banc, dansl’allée, elle contre moi, frissonnante et réelle, le charme s’étaitenvolé. J’éprouvai un remords violent d’être venu, un ennui d’êtrelà&|160;! Brusquement je retirai ma main de la sienne.

–&|160;C’est très mal ce que nous faisons là,Marguerite, prononçai-je gravement… Je n’aurais pas dû…

Mais elle m’interrompit doucement&|160;:

–&|160;Tais-toi… Ne dis pas ça… Il y avait silongtemps que je le voulais… C’est vrai, tu n’avais pas l’air decomprendre… Sois gentil, ne me gronde pas… Je suis bienheureuse&|160;!

Elle soupira&|160;:

–&|160;N’être jamais seuls ensemble&|160;!C’est vrai aussi, cela m’ennuie, tiens&|160;!… Je ne puis rien tedire, moi… Et j’ai tant de choses à te dire, tant, tant,tant&|160;!… Donne-moi ta main.

Elle parlait bas, la tête reposée sur monépaule, son corps reposé contre le mien qui se glaçait. Et je lesentais frémir ce corps jeune, onduleux et souple, je le sentaishaleter, battre, se tordre contre moi&|160;; ma peaus’horripilait&|160;; j’avais sur tout mon épiderme, de la tête auxpieds, comme un agacement nerveux, comme une impressiond’intolérable chatouillement&|160;; il me semblait que je subissaisle contact d’un animal immonde. J’avais, oui, véritablement,j’avais l’horreur physique de cette chair de femme qui palpitaitcontre moi. Je ne pensais plus qu’à une chose&|160;: la forcer àpartir. Je me reculai vivement.

–&|160;D’abord, fis-je avec dureté,expliquez-moi comment vous avez fait pour quitter la maison,Marguerite.

–&|160;Oh&|160;! vous… Il me dit vous… Dis-moitu, tout de suite.

–&|160;Voyons, Marguerite, je vous enprie.

–&|160;Dis-moi tu… dis-moi tu…

Sa voix tremblait, je redoutais une scène delarmes.

–&|160;Eh bien, comment as-tu fait pourquitter la maison&|160;?

Elle se rapprocha de moi et, rieuse,enfantine, en petites phrases désordonnées, elle me raconta que,depuis plus d’un mois, elle huilait, chaque jour, les serrures etles gonds des portes, qu’elle était déjà, plusieurs fois, sortiedans la rue, pour essayer… et que c’était très facile.

–&|160;Tu comprends, ça ne fait pas de bruit…Je vais nu-pieds… mère dort. Et dans la rue, eh bien&|160;! dans larue, je marche nu-pieds aussi, pendant plus de cinquante pas… Etpuis après, je mets mes bottines et je cours.

Se dégageant et se levant, d’un geste vif ellefit sauter, en l’air, l’une de ses bottines, et posa son pied nusur ma cuisse.

–&|160;Tâte mon pied&|160;! fit-elle… Tâtedonc&|160;!

Il était humide et froid, et couvert de grainsde sable.

–&|160;C’est de la folie&|160;!m’écriai-je.

–&|160;Ah bien&|160;! j’ai marché dans uneflaque&|160;!… Qu’est-ce que ça fait&|160;?… Puisque c’est pour tevoir… Tâte encore… tu me réchauffes.

Je cherchai la bottine, lancée au milieu del’allée, et je rechaussai Marguerite. Elle se laissait faire,heureuse de livrer quelque chose d’elle à mes soins, qui luiétaient une caresse, et babillait d’innocentes paroles. Était-cel’enfantillage de ce babil qui éloignait de moi toute autre penséeredoutée&|160;? Mon irritation diminuait et se fondait, peu à peu,dans la tristesse et dans la pitié, une pitié profonde pour cettecréature si jolie et irresponsable, dont j’entrevoyais l’avenirperdu, la vie sombrée en d’irréparables catastrophes. J’essayai dela raisonner, je lui parlai doucement, avec une tendressefraternelle. Elle se pelotonnait contre moi, sa main dans lamienne, silencieuse maintenant, les yeux tournés vers le ciel qui,entre les feuilles des trembles de l’allée, se nacrait d’une lueurà chaque minute, plus vive et envahissante, la lueur de la luneencore invisible et cachée par les coteaux de Saint-Jacques.

–&|160;Si ta mère s’apercevait de ton absence,Marguerite, pense au chagrin que tu lui ferais&|160;! Elle enmourrait peut-être&|160;! Elle t’aime tant, tu le sais bien&|160;!…Quand tu étais malade, rappelle-toi, comme elle t’a soignée, commeelle était, nuit et jour, penchée sur ton lit, avec l’affreusetorture de te perdre&|160;!… C’est qu’elle n’a plus que toi,vois-tu. Non seulement tu es la consolation, mais tu es la raisonseule de sa vie… Je suis sûr qu’elle doit se lever, la nuit, pourveiller sur ton sommeil, pour t’entendre respirer et dormir&|160;!Marguerite, tu ne sais pas cela&|160;!… Mais quand elle me parle detoi, quelquefois, elle pleure, la pauvre femme… Elle me dit&|160;:«&|160;Oui, Marguerite va mieux…, mais elle est si drôle parfois…si excitée&|160;!… J’ai toujours peur… Et puis, elle ne m’obéitpas&|160;!&|160;» Marguerite, ma petite Marguerite, songe àl’affreuse chose que ce serait… Ta mère, en ce moment, trouvant tachambre vide, et criant, t’appelant, folle de douleur&|160;!Marguerite, il faut rentrer tout de suite, ne pas perdre uneseconde, il faut rentrer…

M’écoutait-elle&|160;? Il ne me le semblaitpas. Elle se berçait de ma voix, mais ma voix ne lui apportait pasles mêmes paroles que celles qui sortaient de ma bouche. Je sentaisson corps frissonner, mais d’une émotion qui n’était pas la mienne,ses mains m’étreignaient, mais ces étreintes ne correspondaient pasau sentiment d’affectueuse pitié qui, en ce moment, me prenaittoute l’âme.

–&|160;Il faut rentrer, Marguerite,répétai-je… Je te promets que j’irai te voir demain, que nous nousverrons tous les jours… oui, tous les jours, je te le promets…

Elle ne m’écoutait pas. Comme si elle sortaitd’un rêve que, pas une minute, mes prières n’avaient pu troubler,elle murmura de sa voix lointaine, de sa voix d’enfant&|160;:

–&|160;Devine quelque chose&|160;?

–&|160;Il faut rentrer, Marguerite,insistai-je d’un ton qui commençait à s’exaspérer.

–&|160;Devine… je t’en prie&|160;!…Devine&|160;!… Ah&|160;! tu ne veux pas deviner, vilain&|160;!… Ehbien, tu as dit, l’autre jour, que tu n’avais pas de livres,pas&|160;?… Et que ça te faisait de la peine, pas&|160;?…Devine…

–&|160;Oui, j’ai dit cela, et puis&|160;?…

–&|160;Et puis, moi, je ne veux pas que tuaies de la peine, et je veux que tu aies des livres&|160;!… Tu nedevines pas&|160;?… non&|160;?…

Vivement, elle se leva du banc, toute droite,rejeta le châle qui l’enveloppait, et je l’entendis qui fouillaitdans la poche de sa robe, par gestes brusques, saccadés,impatients. Bientôt, elle poussa un petit cri de joie, se rassitprès de moi, et prenant ma main, elle l’ouvrit toute grande, ydéposa des pièces de métal, en disant triomphalement&|160;:

–&|160;Voilà&|160;! tu auras des livresmaintenant, beaucoup, beaucoup de livres… Et, moi, je serai bien,bien contente.

D’abord, je demeurai stupéfait, étourdi, lamain étendue, tremblante un peu. Et, dans ma main, les pièces, ens’entrechoquant, faisaient un bruit d’or. Il devait y en avoir cinqou six, davantage peut-être. Mon regard allait de cette main, oùles pièces restaient invisibles, au visage de Marguerite, invisibleaussi, dans la nuit. Je n’éprouvais nulle colère, nullehonte&|160;; c’était, en moi, comme une pitié plus douloureuse, quime poussait à m’agenouiller devant cette enfant dont l’inconscienceme paraissait sublime. Je balbutiai&|160;:

–&|160;Où as-tu pris cet argent&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas pris… Il est à moi.

Je l’attirai contre ma poitrine&|160;; et ellem’enlaça le cou de ses deux bras.

–&|160;Dis-moi la vérité, Marguerite… Tu l’asvolé à ta mère&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;!… mère et moi, n’est-cepas la même chose&|160;?

Je reglissai l’argent dans les poches de sarobe, et je dis&|160;:

–&|160;L’autre jour, j’ai menti… J’ai deslivres… Tu remettras cela où tu l’as pris… Tu me lepromets&|160;?

Elle était presque défaillante, la taillecambrée, son souffle haletait sur mon visage.

–&|160;Ah&|160;! pourquoi&|160;?

Je la serrai dans mes bras&|160;; je luidonnai, au front, un baiser, où il y avait plus que l’infini del’amour, l’infini du pardon.

–&|160;Parce que je le veux&|160;!…

Nous rentrâmes, tous les deux, enlacés l’un àl’autre, ivres et très purs. La lune, qui montait, dans le ciel,au-dessus des coteaux, se mirait dans les larmes de l’enfant.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…

À partir de ce moment, Sébastien délaisse, peuà peu, son journal. Les dates s’espacent&|160;; les impressions sefont plus rares. Ce sont d’ailleurs les mêmes luttes de sesinstincts et de son éducation&|160;; les mêmes incomplètes etstériles révoltes, les mêmes troubles cérébraux. Sa personnalité nese dégage pas des nuages qui obscurcissent ses concepts indéfiniset peureux. Et ses énergies s’amollissent chaque jour davantage. Iln’a plus le courage de poursuivre, au-delà des commencements, untravail intellectuel, une pensée, même un exercice physique. Lamarche lui devient une fatigue. À peine s’il a fait quelques pas,qu’il s’arrête, pris d’une insurmontable paresse devant le longdéroulement des routes, et le recul plus lointain des horizons. Ils’assied sur un talus, le coude dans l’herbe, ou s’étend dans uneplaine sur le dos, à l’ombre, et il reste là, des journéesentières, sans penser, sans souffrir, mort à tout ce qui l’entoure.Cependant, il note encore, çà et là, brièvement, quelquesrendez-vous avec Marguerite. Mais il n’a plus retrouvé lessensations du premier soir. Ces rendez-vous l’énervent etl’ennuient. Le plus souvent, il ne parle pas, et, penchée sur sonépaule, Marguerite pleure&|160;; il la laisse pleurer, et ilentrevoit avec dégoût, presque avec terreur, le jour où les larmesne lui suffiront plus et où elle réclamera des baisers. Une fois,Marguerite s’est enhardie jusqu’à la caresse, une caresse brusque,violente, où se sont révélées toutes ses ardeurs comprimées.Sébastien l’a repoussée brutalement et il est parti, la laissantseule, dans la nuit, en proie à une crise nerveuse. Il ne voulaitplus revenir, cherchait lâchement à profiter de cet incident, pourcesser tout à fait ces rendez-vous&|160;; et puis, il est revenu,attiré par il ne sait quoi de bon, de tendre, de chaste aussi, quidemeure sous ses dégoûts physiques et qui est fort comme de lapitié. Marguerite, vaincue, a recommencé de pleurer&|160;; ellepréfère encore ces entrevues tristes, sans jamais une paroled’amour, sans jamais une caresse, à la pensée de perdre Sébastien,de ne plus poser sa tête sur ces épaules chères, de ne plus lesentir près d’elle. Les heures passées ainsi la brisent et laconsument. Elle maigrit&|160;; ses yeux se cernent davantage&|160;;elle n’a plus de gaietés emportées comme autrefois. Mais qu’yfaire&|160;?

Du mois d’août au mois d’octobre, Sébastienest resté dans son lit, en proie à une fièvre typhoïde, dont il afailli mourir. Il note, dans son journal, plus tard, que cettemaladie n’a guère altéré les conditions morales de sa vie, et quele délire de la fièvre n’est pas sensiblement plus douloureux quela pensée normale, ni plus fou que les plus ordinaires rêves. Sescauchemars ont toujours tourné dans le même cercle d’insupportablesvisions&|160;: le collège&|160;! «&|160;En réalité, écrit-il,pendant un mois à peu près que dura ce délire, je crus revivre mesannées de Vannes, et ce n’était ni plus pénible, ni plus bête, queles années que j’y ai véritablement vécues.&|160;» Cependant, unchangement s’est opéré dans son existence. Son père l’a soigné avecdévouement pendant la période dangereuse de la maladie, passant lesnuits souvent à son chevet, se montrant inquiet, malheureux. Lamère Cébron l’a surpris, un matin, qui se désolait, etdisait&|160;: «&|160;Il n’y a plus d’espoir&|160;!&|160;» Ensuite,il a veillé sur sa convalescence, avec une affection tendre.Sébastien note&|160;: «&|160;Maintenant, mon père et moi, noussortons ensemble quelquefois, bras dessus bras dessous, comme devieux amis, événement qui semble intriguer beaucoup les gens d’ici,car c’est la première fois, depuis mon retour du collège, que celanous arrive. Nous ne parlons pas du passé, je crois que mon pèrel’a oublié, ni de l’avenir&|160;: l’avenir, c’est le présent, c’estla longue habitude qu’il a de me voir dans une situation qu’iljuge, aujourd’hui, naturelle et qu’il ne peut concevoir autre. Nousne parlons guère, d’ailleurs, et n’échangeons que fort peu d’idées.Pour mon père, la moindre parole que je prononce est une énigme oubien une folie. Au fond, je suppose qu’il me craint et que,peut-être, il me respecte. Il a des timidités comme s’il était enprésence d’un être qu’il trouve dangereux, mais supérieur à lui. Ilse surveille davantage avec moi, en ses expressions, et enl’expansion oratoire de ses idées, de peur de dire une sottise.J’ai remarqué que, sous l’emphase qui lui est coutumière malgrétout, ses idées sont infiniment restreintes. Je ne lui en connaisque trois, dont il ait un sens exact et précis, et qu’il transposedu monde physique au monde moral. Elles correspondent aux idées dehauteur, de largeur et de prix. C’est là tout son bagagescientifique et sentimental. Lorsque nous sommes dans la campagne,je suis frappé par le peu d’impressions qu’il en reçoit.

«&|160;Il ne dira jamais d’une chose, parexemple, qu’elle est verte ou bleue, carrée ou pointue, molle oudure, il dira&|160;: «&|160;Mais c’est haut, ça&|160;!&|160;» ou«&|160;mais c’est large, ça&|160;!&|160;» ou «&|160;ça doit valoirtant&|160;!&|160;» Un soir, nous revenions par le soleil couchant,le ciel était splendide, illuminé, embrasé, incendié de lumièresrouges, braisillantes, mêlées à des traînées de soufre et de vertpâle, d’un surprenant éclat. Sous le ciel, les coteaux, les champsse tassaient, noyés de tons délicieusement imprévus et féeriques,de vapeurs colorées et mouvantes. Mon père s’arrêta longtemps àcontempler le paysage occidental. Je pensais qu’il était ému etj’attendais avec curiosité le résultat de cette émotion insolite.Au bout de quelques minutes, il se tourna vers moi, et me demandatrès grave&|160;: «&|160;Sébastien, dis-moi, crois-tu que lescoteaux de Saint-Jacques soient aussi hauts que les coteaux deRambure&|160;?… Moi je crois qu’ils sont moins hauts&|160;!&|160;»Je ne puis me faire à ce genre de conversation. Cela m’irrite.Aussi, de temps en temps, il m’arrive de lui répondre par desmonosyllabes secs. Dois-je l’avouer&|160;? Je regrette le temps oùnous vivions chacun de notre côté, sans nous parler jamais, et oùnous n’étions pas plus étrangers l’un à l’autre que nous ne lesommes, maintenant que nous nous parlons.&|160;»

Au milieu de tout ce désordre de pensées et desentiments, entre des impressions de littérature et des essaisd’art parfois curieux, se mêlent sans cesse des préoccupationssociales. On le voit toujours tiraillé entre l’amour et le dégoûtque lui inspirent les misérables, entre la révolte où le poussentses instincts et ses réflexions et les préjugés bourgeois où leramène son éducation&|160;: «&|160;Peut-être la misère est-ellenécessaire à l’équilibre du monde, écrit-il. Peut-être faut-il despauvres pour nourrir les riches, des faibles pour engraisser lesforts, comme il faut des petits oiseaux à l’épervier&|160;?… Lamisère est peut-être la houille humaine qui fait marcher leschaudières de la vie&|160;?… Quelle terrible chose de ne pas savoiret qu’ils sont cruels ces éternels «&|160;peut-être&|160;», quimaintiennent mon esprit dans l’ombre étouffante dudoute&|160;!&|160;» Il écrit encore&|160;: «&|160;Ce qui m’éloignedes pauvres gens, je crois que c’est une cause purementphysiologique&|160;: l’extrême et maladive sensibilité de monodorat. Quand j’étais enfant, je m’évanouissais rien qu’à respirerune fleur de pavot. Aujourd’hui, je vis beaucoup, même mentalement,par l’odorat, et je me fais souvent des opinions de certaineschoses par l’odeur qu’elles m’apportent, ou simplement qu’ellesévoquent. Jamais, je n’ai pu vaincre la souffrance olfactive que medonnent les odeurs de misère. Je suis comme les chiens qui aboientaux haillons des mendiants.&|160;» Et plus loin&|160;:«&|160;Non&|160;! non&|160;! j’ai beau chercher des raisons et desexcuses, la vérité c’est que je suis lâche devant n’importe queleffort.&|160;»

Le journal de Sébastien se termine au mois dejanvier 1870, par cette page laissée inachevée&|160;:

18 janvier

Aujourd’hui, j’ai tiré au sort, comme on dit,et le sort m’a été défavorable. J’ai amené le numéro 5. Malgré lesobservations de Mme Lecautel, mon père ne veut pas queje sois soldat. Je ne crois pas, pourtant, qu’il ait despréventions contre le métier militaire&|160;: il ne se permettraitpas de rêver une autre organisation sociale, même plus juste, mêmeplus humaine, que celle établie, et qu’il sert sans discuter. Jepense que c’est par vanité qu’il en a décidé ainsi. Il lui seraitdésagréable qu’on puisse dire que le fils de M.Joseph-Hippolyte-Elphège Roch est simple pioupiou, comme tout lemonde. Mon père m’a acheté un remplaçant. Je reverrai toujours lafigure de ce marchand d’hommes, de ce trafiquant de viande humaine,lorsque mon père et lui discutèrent mon rachat, dans une petitepièce de la mairie. Courtaud, bronzé, musclé, les cheveux noirs etbouclés, l’œil blanc, le nez légèrement crochu, gai d’une gaietésinistre d’esclavagiste, tels je m’imagine les négriers. Il étaitcoiffé d’un bonnet d’astrakan, chaussé de fortes bottes et sonpardessus verdâtre battait les talons crottés de ses bottes. Ilavait aux doigts une quantité d’anneaux d’or et de bagues. Ilsmarchandèrent longtemps, franc à franc, sou à sou, s’animant,s’injuriant, comme s’il se fût agi d’un bétail, et non point d’unhomme que je ne connais pas, et que j’aime, d’un pauvre diable quisouffrira pour moi, qui sera tué peut-être pour moi, parce qu’iln’a pas d’argent. Vingt fois, je fus sur le point d’arrêter cetécœurant, ce torturant débat, et de crier&|160;: «&|160;Jepartirai&|160;!&|160;» Une lâcheté me retint. Dans un éclairrapide, j’entrevis l’existence horrible de la caserne, la brutalitédes chefs, le despotisme barbare de la discipline, cette déchéancede l’homme réduit à l’état de bête fouaillée. Je quittai la salle,honteux de moi, laissant mon père et le négrier discuter cetteinfamie. Une demi-heure après, mon père me retrouva dans la rue. Ilétait très rouge, excité, ronchonnait en hochant la tête&|160;:

–&|160;Deux mille quatre cents francs&|160;!…Pas un sou de moins&|160;!… C’est un vol… un vol&|160;!

Toute la journée, Pervenchères a été enrumeur. Des bandes de conscrits, leurs numéros fièrement piqués àla casquette, enrubannés de nœuds flottants et de cocardestricolores, ont parcouru les rues en chantant des chansonspatriotiques. J’avise un petit garçon, fils d’un fermier de monpère, et je lui demande&|160;:

–&|160;Pourquoi chantes-tu&|160;?

–&|160;J’sais pas… j’chante&|160;!…

–&|160;Tu es donc content d’êtresoldat&|160;?…

–&|160;Non, bien sûr… J’chante parce que lesautres chantent.

–&|160;Et pourquoi les autreschantent-ils&|160;?

–&|160;J’sais pas… Parce que c’est l’habitudequand on est conscrit…

–&|160;Sais-tu bien ce que c’est que laPatrie&|160;?

Il me regarde d’un air ahuri. Évidemment, ilne s’est jamais adressé cette question.

–&|160;Eh bien, mon garçon, la Patrie, c’estdeux ou trois bandits qui s’arrogent le droit de faire de toi moinsqu’un homme, moins qu’une bête, moins qu’une plante&|160;: unnuméro.

Et vivement, pour donner plus de force à monargumentation, j’arrache le numéro et en frotte le nez du paysan,et je poursuis&|160;:

–&|160;C’est-à-dire que, pour des combinaisonsque tu ignores et qui ne te regardent pas, on t’enlève ton travail,ton amour, ta liberté, ta vie… Comprends-tu&|160;?

–&|160;P’tête ben&|160;!…

Mais il ne m’écoute pas et suit, d’un airinquiet, le bout de carton que ma main promène en zigzags, dansl’air, et timidement&|160;:

–&|160;Rendez-moi mon numéro, dites, monsieurSébastien&|160;!

–&|160;Tu y tiens, alors, à tonnuméro&|160;?

–&|160;Dame&|160;!… ben sûr que j’y tiens… Jel’mettrai sur la cheminée, à côté de l’image d’ma premièrecommunion.

Il le repique à sa casquette, regagne songroupe et se remet à chanter.

Je l’ai revu, le soir. Il était ivre etportait un drapeau dont les franges traînaient dans la boue…

Ah&|160;! que j’ai quelquefois envié lesivrognes.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…

Chapitre 3

 

 

Depuis sa maladie, Sébastien, à forced’ingéniosité, avait pu éviter les rendez-vous, le soir, sur lesbancs de l’allée des Rouvraies. Il avait d’abord prétexté de safaiblesse, de sa santé qui ne se rétablissait pas ; puis, dupeu de liberté que lui laissait son père, maintenant. Margueriten’avait pas osé insister devant la première raison ; elles’offensa de la seconde. Est-ce que sa mère lui laissait de laliberté à elle ? Et ne trouvait-elle pas le moyen des’échapper de la maison, bravant les dangers, surmontant tous lesobstacles ? Bien qu’il fît en sorte de ne jamais rester seulavec elle, Marguerite, avec une merveilleuse adresse, savaitprofiter d’un éclair de répit, d’une seconde où sa mère tournait latête pour lancer à Sébastien un mot, le plus souvent de prière,quelquefois de menace. Mais il paraissait ne pas entendre. Elleétait surexcitée, fébrile ; un feu sombre dévorait ses deuxprunelles qui semblaient s’agrandir encore : « Je ne saispas ce qu’a Marguerite, soupirait Mme Lecautel… Je latrouve moins bien depuis quelque temps, je la trouve étrange. MonDieu, pourvu que cela ne recommence pas ! » Uneaprès-midi qu’elle était demeurée silencieuse, inerte, le frontbarré de plis durs, un inutile ouvrage de tapisserie sur sesgenoux, elle se leva tout d’un coup de sa chaise, pinça au brasSébastien et le souffleta. Ensuite, criant, trépignant le parquet,elle fondit en larmes. Mme Lecautel emporta sa fille, lacoucha, la dorlota :

– Marguerite… ma petiteMarguerite !… Je t’en prie, ne sois pas comme ça !… Tu meferais mourir de chagrin.

Et, toute la journée, Marguerite ne put direque ces mots :

– Je le déteste !… je ledéteste !… je le déteste !

Sébastien eut la pensée de tout avouer, nonpar remords, non par intérêt pour Marguerite, mais uniquement afinde se délivrer de cette obsession qui lui était un supplice. Ilrecula, de semaine en semaine, l’instant de cette confidence.Enfin, un jour il se décida, et il dit :

– Il faut que je vous avoue une chosegrave, Mme Lecautel… une chose qui me tourmente depuislongtemps…

– Avouez, mon cher enfant… Eh bien,quelle est donc cette chose grave ?

– C’est… c’est…

Il s’arrêta, subitement effrayé de ce qu’ilallait révéler, et il réfléchit que ce serait odieux de donner unepareille douleur à cette mère.

– Ce n’est rien, fit-il… Plustard !

Mme Lecautel était habituée auxfaçons de Sébastien ; elle connaissait le décousu de sessentiments, les soubresauts de ses idées. Elle ne s’étonna pas, secontenta de sourire d’un sourire attristé :

– Je vois bien que cette chose graven’est pas bien grave… Ah ! que vous êtes singulier, mon pauvreSébastien !

Il espaça ses visites. Mais Marguerite luiécrivit des lettres, d’une écriture déguisée, méconnaissable, deslettres brèves, impératives, auxquelles il ne répondait, lorsqu’illa revoyait, ni par un geste, ni par un coup d’œil complice. Unefois, en le reconduisant, elle lui demanda :

– Tu as reçu mes lettres ?… Pourquoine me dis-tu rien ?

Sébastien joua l’étonnement,protesta :

– Des lettres ?… Quelleslettres ?… Tu m’as écrit ?… Non, je n’ai pas reçu teslettres.

– Tu mens…

– Je t’assure !… Alors, c’est monpère qui les garde…

– Ton père ! ton père !… Çan’est pas vrai !

– Et qui viendra les rapporter à ta mère,tu verras, Marguerite… C’est de la folie pure…

– Eh bien, tant mieux… Il viendra… J’aimemieux ça !

Ces lettres, en effet, avaient intrigué M.Roch qui, chaque matin, attendait le facteur sur la route. En lesremettant à son fils, il l’observait de coin.

– Hé ! hé !… mongaillard ! faisait-il !… Voilà une lettre, si je ne metrompe…

Souvent il ajoutait, d’un airmalicieux :

– Hier, j’ai rencontré les Champier…Oui !… oui !… Mme Champier m’a parlé detoi !… Hé !… hé !… Mme Champier… Enfin çala regarde, quoique…

Au fond, M. Roch, malgré ses idées de hautemoralité, eût été flatté que son fils entretînt des relationssecrètes et coupables avec Mme Champier, la bourgeoisela plus élégante et la mieux cotée de Pervenchères.

Sébastien était inquiet de toutes ces audacesde Marguerite. Il changea de tactique vis-à-vis d’elle et crutl’endormir un peu par de la douceur et des apparences d’amour.Maintenant, il se montrait plus empressé, la regardait d’un regardplus tendre, prenait quelquefois sa main à la dérobée, l’attirait àlui, la serrait contre sa poitrine, dans le couloir, lorsqu’il s’enallait. Marguerite s’abandonnait, émue, vaincue, sans force. Elledisait :

– Je te verrai bientôt là-bas,dis ?

– Oui !… oui !… bientôt…Demain, je te le dirai demain…

– Pense donc !… Il y a silongtemps…

Et Sébastien soupirait d’une voixcaressante :

– Si longtemps ! oh oui !…

Elle redevenait plus souple, heureuse,confiante et gaie. Sa mère était contente de revoir les couleursroses reparaître aux joues de sa fille et les enfantillages drôlesranimer ses joies assoupies. Elle disait à Sébastien :« Dieu merci, je crois que c’est passé !… N’est-ce pasqu’elle va mieux. »

Cela dura ainsi pour Marguerite, avec desalternatives de révolte et de soumission, pour Sébastien avec, tourà tour, des angoisses d’amour idéal et de dégoût physique, jusqu’àcette journée de juillet, où tous les deux, ils se trouvèrent faceà face, dans le champ de blé, près de la source de Saint-Jacques.Ce jour-là, cette minute-là, au ton impérieux dont avait parléMarguerite, à la façon brève et sans discussion possible, dont elleavait dit : « Je veux !… Je veux !… Jeveux ! » il comprit que, désormais, elle ne secontenterait plus du leurre des promesses sans cesse reculées, nide l’aumône menteuse de ces caresses dilatoires. Il fallait prendreun définitif parti : ou rompre brutalement une situationinacceptable et lourde de rancœurs ; ou recommencerl’existence nocturne et les tristesses du rendez-vous, là-bas, surle mélancolique banc de l’allée des Rouvraies. Par un reste depitié qui subsistait au fond des sensations, même les pluspénibles, issues de Marguerite, et aussi par une crainte de ce quipouvait en résulter de fâcheux et de compliqué, il n’avait pas oséassumer la responsabilité d’une rupture. De nouveau, il s’étaitrésigné aux exigences de cette petite créature insatiable et folle.Il était donc rentré chez lui, après la promenade, mécontent,s’accusant de lâcheté, en proie à un immense et tenaillant ennui.Comme il faisait chaque fois qu’il était assailli par despréoccupations insolites ou désagréables, il s’étendit sur son lit,les jambes écartées, les mains croisées sous la nuque. Mais il neput demeurer longtemps en cette position, qui le calmaitd’ordinaire. Un besoin de mouvement l’obligea bien vite à seremettre debout. Pareil à un fauve dans sa cage, il marcha, marcha,tourna, tourna, en son étroite chambre, bousculant les meubles,heurtant les chaises à coups de pied. Soudain, il se rappela queles nuits étaient claires, brillantes de lune, et que c’étaitl’époque où les couples amoureux et enlacés promenaient leurs rutsdans les champs, à l’orée des bois, sur les routes poussiéreuses etles sentes herbues. Quelque chose de mauvais gronda en lui, et ilcria :

– Chienne ! chienne !chienne !

La nuit arriva plus vite qu’il l’eût souhaité.Il lui sembla que les minutes, si lentes toujours, dévoraient lesheures.

Lorsqu’il se dirigea vers l’allée, la lune, eneffet, resplendissait dans un ciel très pur, très pâle, d’unepâleur froide et lactée. De grandes ombres bleues, transversales,balayaient la route, toute blanche ; et les arbres, violentssur la lumière, conservaient des couleurs vertes, d’un vertseulement assombri et criblé de paillettes argentées. Les champs,les coteaux et, dans les champs et sur les coteaux, les maisonséparses, enveloppées d’un léger mystère, avaient presque leuraspect diurne.

À l’entrée de l’allée, appuyée contre untremble, Marguerite, en avance, surveillait la route. Elle avaitencore sa robe de toile écrue, serrée à la taille par un rubanrouge ; sur la tête et sur les épaules, une sorte de châle, ensoie blanche, qui luisait sous la lune. Et les troncs des trembles,nets et blancs, fuyaient comme une barrière haute et blanchie, enune perspective profonde, avec de l’ombre entre eux, de l’ombretransparente et trouée d’astrales clartés. Dès qu’elle aperçutSébastien, Marguerite courut au-devant de lui, et sans prononcerune parole, l’étreignit, collant son corps contre le sien,exhaussant ses lèvres jusqu’aux siennes. Mais lui se dégagea.

– Tout à l’heure !… tout àl’heure !… dit-il.

Et, sur un ton de dur reproche :

– C’est sans doute pour qu’on te voiemieux que tu as gardé cette robe qu’on aperçoit d’un kilomètre, etce châle qui brille comme un casque ?

– C’est pour arriver plus vite,Sébastien, répondit Marguerite, dont cet accueil brutal avaitarrêté, glacé l’élan d’amour… Et qui donc peut nous voir, à cetteheure ?

– Qui ?… qui ?… Tout le monde,parbleu !… Ne restons pas là !…

Ils gagnèrent le banc, sans parler, ets’assirent. Marguerite sentait des larmes monter en elle, deslarmes douloureuses, qui ne s’échappaient pas, semblaient obstruerses veines, sa poitrine, sa gorge, son cerveau, et qui emplissaientses oreilles d’un bruit d’eau bouillonnante. Pourtant elle eut laforce de demander :

– Je t’ai fait de la peine,Sébastien ?

Celui-ci, bourru, répondit :

– Ce n’est pas que tu m’aies fait de lapeine… Mais enfin, voyons, que veux-tu ?

Elle se pencha sur son épaule.

– Pourquoi me parles-tu d’un tonméchant ?… Avec cette vilaine voix ?… Ce que jeveux ?… Mais c’est toi que je veux… C’est te sentir, teprendre la main, à mon aise, sans personne entre nous deux, quinous voie et nous dérange… C’est être là, comme nous sommes…Sébastien, mon Sébastien, mon petit Sébastien !

Elle suffoquait, sa voix s’affaiblissait,laissant aux sanglots qui l’oppressaient ses claires sonorités.

– Ce que je veux ?… reprit-elle aveceffort… Vois-tu, cela me brûle de ne pas t’avoir, cela m’étouffe.La nuit, je ne dors plus… Je deviens folle, folle… si tusavais !… Mais tu ne comprends pas… tu ne comprends rien… situ savais. Souvent le soir, quand mère est endormie… souvent jesuis sortie de ma chambre où j’étouffe, de la maison où je meurs…et j’ai couru comme si tu m’attendais !… J’ai rôdé autour dechez toi. Il y avait toujours de la lumière aux fenêtres de tachambre… Que faisais-tu ?… Et je t’ai appelé… et j’ai lancédes grains de sable, de petits cailloux contre ces fenêtres que jene pouvais atteindre… Si la grille avait été ouverte… oui… je croisque je serais entrée… Et je suis venue m’asseoir ici, pendant desheures, des heures !… Sébastien, dis-moi quelque chose…prends-moi dans tes bras… Sébastien, je t’en prie, pourquoi ne meparles-tu pas ?

Sébastien demeurait silencieux et sombre.

À mesure qu’elle parlait, qu’elle disait sesattentions toujours déçues, ses espoirs jamais réalisés, sessouffrances, ses irritations, ses rêves, ses élans qui, bien desfois, la poussaient vers lui, si fort qu’elle pouvait à peineréprimer le besoin de le prendre, de l’embrasser, même devant samère ; à mesure qu’il sentait pénétrer, plus avant, dans sapeau, la chaleur de cette chair de femme, il avait davantagehorreur de cette voix qu’il eût voulu étouffer, davantage horreurde cet intolérable contact, auquel il eût voulu se soustraire, àtout prix. Ce qu’elle avait été pour lui, les enthousiasmes, lespensées, les réflexions, les pitiés qui lui étaient venus d’elle,il les oubliait dans l’actuel dégoût de ce sexe qui s’acharnait etsemblait multiplier sur son corps les picotements de mille sangsuesvoraces. Il regarda, d’un regard atroce, Marguerite, dont levisage, tout pâle de lune, pâle de la pâleur qu’ont les morts,était incliné sur son épaule, et il frissonna. Il frissonna, cardes profondeurs de son être, obscures et de lui-même ignorées, uninstinct réveillé montait, grandissait, le conquérait, un instinctfarouche et puissant, dont pour la première fois, il subissaitl’effroyable suggestion. Ce n’était plus seulement de la répulsionphysique qu’il éprouvait, en cette minute, c’était une haine, plusqu’une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale,amplifiée jusqu’au crime, qui le précipitait dans un vertige aveccette frêle enfant, non pas au gouffre de l’amour, mais au gouffredu meurtre. Lui, si doux, lui à qui le meurtre d’un oiseau faisaitmal, lui qui ne pouvait, sans une défaillance, supporter la vued’une plaie, d’une flaque de sang, instantanément il admettait lapossibilité de Marguerite renversée sous lui, les os broyés, lafigure sanglante, râlant. Le vertige s’accélérait ; l’ivresserouge gagnait son cerveau, mettait en mouvement ses membres pour labesogne homicide. Il se recula vivement, d’un bond. Et ses doigtsse crispèrent sur sa cuisse avec de sinistres refermements. La lunecontinuait sa marche astrale. Une brise légère s’était levée,agitait les feuillages des trembles, dont le dessous argentéluisait.

– Je t’en prie, dis-moi quelque chose,supplia Marguerite qui, vivement aussi, se rapprocha de Sébastien…Prends-moi dans tes bras… Pourquoi t’en vas-tu ?

– Tais-toi… tais-toi !

– Est-ce que je ne suis pas assezgentille ? Je voudrais être si gentille que tu ne mequitterais jamais… Ah oui, je rêve que nous partons ensemble…Veux-tu que nous partions, dis ?

– Tais-toi !… tais-toi !

Il lui saisit les mains, le poignet, le bras,les serra d’une force à les broyer, à en faire jaillir le sang. Etsa main courut aux épaules, s’arrêta, attirée et frémissante, aubord de la gorge.

– Oui, c’est là que ça me monte,quelquefois… que ça m’étouffe… Caresse-moi.

Marguerite se livrait, tendait tout son corpsà cette meurtrière étreinte qu’elle croyait être de l’amour, etdont elle ne ressentait même pas la douleur, fondue dans la voluptéinfinie qui s’emparait d’elle.

– Oui, oui, caresse-moi encore… Et puis,embrasse-moi… C’est vrai, ça, tout le monde s’embrasse… Il n’y aque moi !

– Tais-toi !… tais-toi !

Mais elle ne se taisait pas… Elle serapprochait encore, se collait, toute, contre lui, l’enlaçait,disait :

– Prends-moi, comme Jean prend sa femme…Je les vois souvent, le soir, de ma chambre, quand ils se couchent…Ils s’embrassent, ils se caressent… Si tu savais !… Si tuvoyais !… Ah ! c’est si gentil !

Subitement, à cette vision évoquée, les doigtsde Sébastien se détendirent, et l’affreuse étreinte s’acheva encaresse. Il dit, d’une voix rauque encore, maisaffaiblie :

– Alors, tu les vois, quand ils secouchent, c’est vrai ?

– Oui, je les vois.

– Et que font-ils ?… Raconte-moi,raconte-moi, tout.

Et tandis que Marguerite parlait, ill’écoutait haletant, et lui-même faisait appel à tous ses souvenirsde luxure, de voluptés déformées, de rêves pervertis. Il lesappelait de très loin, des ombres anciennes, du fond de cettechambre de collège, où le Jésuite l’avait pris, du fond de cedortoir où s’était continuée et achevée, dans le silence des nuits,dans la clarté tremblante des lampes, l’œuvre de démoralisation quile mettait aujourd’hui, sur ce banc, entre un abîme de sang et unabîme de boue.

– Et toi ?… Qu’est-ce que ça te faitde les voir ?

– Moi ?… Ça me donne envie.

Il accumulait l’ordure sur elle et sur lui, laforçant à se souiller de ses propres paroles. Et le désir violentde cette chair qu’il avait condamnée, montait en lui, plein debrûlures et de morsures, un désir où il y avait du meurtre encore,mais du meurtre qui ne voulait plus la mort, et qui, pourtant, seruait à la possession, comme le couteau de l’assassin se rue à lagorge de la victime. Il ne cessait de l’interroger, exigeait desimages plus nettes, des évocations plus précises d’eux quis’embrassaient et d’elle qui les regardait. Marguerite disait leshabits jetés, les nudités, les enlacements sur le lit ; et luil’attirait, l’écrasait contre sa poitrine. Sa main parcourait toutson corps, scandant les mots abominables, dévêtant des coins dechair, où elle s’attardait.

– Est-ce cela qu’ils font ?

Et Marguerite, d’une voix pâmée, grave en mêmetemps, et qui restait presque candide, soupirait :

– Oui !… oui !… c’estgentil !

Leurs caresses se mêlèrent. Gauchement,brutalement, il la posséda.

… Ce fut, d’abord, comme un étonnement, commeune crainte du réel, retrouvé après un mauvais rêve. Durantquelques secondes, il eut la méfiance de ce ciel lacté, au-dessusde lui, et des blancs troncs des trembles s’enfonçant, pareils àdes fantômes, dans la claire nuit de l’allée. Puis il se sentitbrisé, et triste affreusement. Marguerite était près de lui, surlui, les deux bras autour de son cou, et qui disait d’une voixdouce, d’une voix lasse, d’une voix heureuse :

– Sébastien !… Mon gentil petitSébastien !

Il n’éprouvait plus de colère, plus de dégoût,plus rien que de la détresse. Les folies qui venaient de luimontrer, par de si horribles lueurs, les fonds immondes de son âme,s’étaient en allées. Cependant, il fut presque surpris que ce fûtMarguerite qui fût là, et qui parlât. Sa pensée était ailleurs,était loin. Elle était là-bas !… Elle était dans l’embrasurede la fenêtre du dortoir ; elle était sur les grèves, dans lesbois de pins, charmée d’une voix qui se confondait avec celles dela mer et du vent ; elle était dans la chambre où voletait,capricieux et léger, le tison rouge de la cigarette, et elle laregrettait. La regrettait-il ?… Il s’y complaisait et ne lamaudissait plus. Et de ne plus la maudire en cette minute,n’était-ce pas la regretter ? Il dénoua doucement les bras deMarguerite, et doucement, avec des gestes fragiles, il se dégageade son embrassement.

– Oh ! pourquoi ne me laisses-tu pasainsi ? soupira-t-elle… Est-ce que je te fatigue ?

– Non, tu ne me fatigues pas,Marguerite…

– Eh bien, alors, pourquoi ? Je suissi bien, chéri !

Sa voix était pure comme un chant d’oiseaumatinal. On eût dit que rien de mauvais n’avait passé en elle. Etcette voix d’enfant, cette voix comme en ont les ondes qui courent,émut Sébastien. Il fut envahi d’une grande pitié d’elle, d’unegrande pitié de lui, une si grande pitié d’elle et de lui,condamnés à des souffrances dissemblables, à de pareilles hontes,qu’il fut tout à coup secoué d’un frisson et fondit en larmes.

– Tu pleures ? s’écria Marguerite…Tu crois que je ne t’aime plus ?

– Non, non…, ce n’est pas cela !… Tune peux pas savoir… Pauvre petite !…

– Alors, tu ne m’aimes plus ?

Il la saisit dans ses bras, la tint longtempsserrée dans une étreinte chaste.

– Je t’aime, pauvre petite !…prononça-t-il. Et pourquoi ne t’ai-je pas toujours aimée de cetamour ?… Je suis bien malheureux, va !… bien malheureux…parce que je devine toutes les souffrances que tu portes en toi… etque c’est de ces souffrances-là que je t’aime maintenant…

Il pencha sa tête sur l’épaule de la jeunefille, chercha ses mains, murmura :

– Ne me dis plus rien… ne me parle pas…Oh ! comme ton cœur bat…

Marguerite, un peu effrayée, voulutbalbutier :

– Sébastien ! mon petitSébastien…

Mais Sébastien répéta :

– Ne me parle pas…

Marguerite obéit et pencha sa tête, elleaussi, sur la tête de Sébastien. Il lui sembla que c’était un petitenfant qu’elle avait à bercer, à endormir. Et comme elle ne voulaitpas parler haut, de peur d’effaroucher le sommeil, elle murmuraitintérieurement des chansons de nourrice, redevenue tout à faitpetite fille, ravie de la protection que Sébastien était venu luidemander, et croyant jouer à la maman avec sa poupée, commeautrefois.

– Dodo !… fais dodo !… monchéri.

Et elle-même, bercée par ses propres chansons,elle s’engourdit peu à peu, ferma les yeux et s’endormit, dans unronronnement, d’un sommeil calme, enfantin.

Sébastien ne dormait pas. Il éprouvait, danssa détresse, une sensation de bien-être physique, à se reposerainsi, sur l’épaule de Marguerite, près de ce cœur apaisé, dont ilcomptait les battements. Et les larmes qu’il versait encore luiétaient presque douces. Il resta de la sorte, pelotonné contreelle, sans bouger, longtemps. Dans ce silence tout plein de bruitslégers, dans cette molle clarté lunaire, les images mauvaisess’évanouissaient l’une après l’autre, et des pensées luiarrivaient, tristes toujours, mais non plus dénuées d’espoirs.C’était quelque chose de vague et de paisible, une lente reconquêtede son cerveau, un lent retour de ses sens aux perceptionspacifiques, une halte de son cœur endolori dans de la fraîcheur etde la pureté, avec des horizons moins fermés et plus limpides. Il yretrouvait, dans ce vague, des impressions anciennes d’enthousiasmeet de bonté, des formes charmantes, des dévouements, des sonorités,des parfums, des désirs nobles, des ascensions dans la lumière, etun amour, un amour infini de la souffrance et de la misèrehumaines. Cela se levait du fond de son être, de son être généreuxet bon – cela se levait, frémissait et s’envolait, ainsi que, deschamps fleuris et des bruyères ensoleillées, se lèvent ets’envolent les troupes d’oiseaux chanteurs. Perdu dans le vague desa rédemption future, il ne s’apercevait pas que les minutes et queles heures s’écoulaient.

Les heures, les minutes s’écoulaient, et,lentement, par souvenirs successifs, toute son existence luiapparaissait, depuis les jours sans trouble où il allait à l’école,jusqu’à cette douloureuse nuit où il était là, pleurant surl’épaule de Marguerite. Jamais il n’avait mieux senti combien elleavait été vide, inutile et coupable, combien elle était menacée parl’infiltration continue de son vice, qui le laissait, sansrésistance, sans force, la proie de toutes les turpitudes mentales,de tous les désordres du sentiment. Il en avait horreur et ilpensait : « J’ai vingt ans, et je n’ai rien fait encore.Pourtant chacun travaille, fournit sa tâche, si humble qu’ellesoit. Et moi, je n’ai pas travaillé, je n’ai pas fourni ma tâche.Je n’ai fait que me traîner comme un malade d’une route à l’autre,d’une chambre à l’autre, affaissé, criminel. J’ai été lâche, lâcheenvers moi-même, lâche envers les autres, lâche envers cette pauvreenfant qui est là, lâche envers toute la vie qui se désole de moninactivité et de mes folies… Vais-je donc perdre ma jeunesse, commej’ai perdu mon adolescence ? Non, non, il ne faut pas que celasoit ! » Il imaginait des apostolats grandioses etincertains, mêlés à il ne savait quelles merveilleuses conquêtesd’art, plus incertaines encore ; et cela lui paraissait facileet nécessaire. « Je veux aimer les pauvres gens, se disait-il,ne plus les repousser de ma vie, comme Kerdaniel et les autresm’ont repoussé de la leur… Je veux les aimer et les rendre heureux…J’entrerai dans leurs maisons, je m’assoirai à leurs tables vides,et je les instruirai et je les réconforterai, et je leur parleraicomme à mes frères en douleur. Je veux… » Il voulait tout cequi est grand, sublime, rédempteur et vague, ne cherchant pas àapprofondir, ni à préciser ces chimériques rêves quirafraîchissaient son âme, comme l’haleine de Marguerite endormierafraîchissaient son front.

La lune s’apâlissait ; une lueur rosemontait au ciel oriental, annonçant les approches du matin.Marguerite dormait toujours. Sébastien, inquiet de l’aubenaissante, la réveilla :

– Marguerite !… Il faut rentrer…Voici le jour qui vient.

Sur la route, au bout de l’allée, on entendaitdes rumeurs de voix et le pas lourd des travailleurs champêtres serendant à l’ouvrage.

– Entends-tu, Marguerite !… C’est lejour !

Du fond de la nuit claire, la brise humide etplus fraîche des premières gouttes de rosée apportait unbourdonnement confus, le léger et universel froissement des êtreset des choses qui s’étirent, se secouent et vont se réveiller. Etles branches hautes des trembles commençaient à se teinter de rose,perceptible à peine.

– Marguerite ! Marguerite !…C’est le jour.

Elle parut étonnée d’abord, du ciel, desarbres, des blancheurs nocturnes, de lui qui parlait ; puis,toute frissonnante de froid, poussant un petit cri d’oiseau quisalue l’aurore, elle se jeta dans les bras de Sébastien.

– Le jour ! fit-elle… Déjà ?…Qu’est-ce que ça fait ?… Restons encore un peu…

– C’est impossible ! Dans uninstant, le jour va paraître… Vois, la lune s’efface, les formesrenaissent et les bûcherons se hâtent vers la forêt !…Marguerite !

Elle l’étreignit passionnément et ditencore :

– Eh bien ? Qu’est-ce que çafait ?…

– Mais tu ne comprends donc pas que, toutà l’heure, le jour va grandir, et que l’on te verra,Marguerite.

– Eh bien !… Qu’est-ce que çafait ? Embrasse-moi.

Sébastien se leva, ramassa le châle de soieblanche qui traînait à terre, enveloppa Marguerite, qui tremblaitde froid.

– Rentrons vite ! supplia-t-il… Tues toute glacée… tes cheveux sont humides…

Elle répondit, d’une voix attristée :

– Non !… c’est de partir que j’aifroid. Oh ! vilain !

Elle se leva aussi, se pendit au bras deSébastien.

– Maintenant, promets-moi unechose ! Oh ! promets-la moi !… C’est que nousviendrons tous les soirs !… Promets !

Sébastien ne voulut pas lui faire de la peine,ni l’irriter, car il connaissait ses soudaines mutineries, sessauts brusques de la joie à la colère, de la soumission à larévolte, du rire aux sanglots.

– Je te le promets, Marguerite.

– Vrai ?… tous… tous lessoirs ?… Embrasse-moi encore.

Il la serra contre sa poitrine, dans un éland’immense et impuissante pitié.

La lueur rose grandissait, plus rose,envahissait le firmament.

Les étoiles avaient des vacillations de lampesqui s’éteignent.

– Eh bien, rentrons ! ditMarguerite.

Un homme passait sur la route en sifflant. Ilsdurent attendre que les pas se fussent éloignés. Puis ilss’engagèrent dans les petits chemins de traverse qui contournent lebourg. Alerte et vive, Marguerite gazouillait :

– Tu ne sais pas à quoi je pense ?…Eh bien, je voudrais qu’on nous vît tous les deux !… Parceque, tu comprends, nous n’aurions plus besoin de nous cacher, etque moi j’irais habiter avec toi, ou toi avec moi !… C’est çaqui serait gentil, tout le temps à s’embrasser, tout letemps !…

S’arrêtant brusquement, rieuse etdrôle :

– Tu sais que tu m’as fait très, trèsmal ?…

Et comme Sébastien, ne comprenant pas,l’interrogeait, elle lui prit la tête, la baisa.

– Oh ! chéri !… chéri !…chéri… que je t’aime !

Il la quitta à l’entrée d’une venelle sombrequi conduisait à la poste ; et jusqu’à ce qu’il ne l’entendîtplus bondir sur les cailloux, il resta là, suivant ce rêve quifuyait, et dont il ne voyait plus qu’une ombre, perdue dans del’ombre, et, dans cette ombre, un bout d’étoffe plus pâle, quibientôt disparut.

Sébastien rentra chez lui, l’âme troublée deremords pesants. Il ne voulut point se coucher, ouvrit sa fenêtre,et il regarda le jour paraître, éclater. Il était malheureux, etcependant, brisé par les violentes secousses de cette nuit, il nepensait à rien.

Vers huit heures, M. Roch entra dans sachambre. Il était très pâle et tenait à la main un journal déplié.Il ne s’aperçut point que le lit de son fils n’avait pas étédéfait ; et il s’affaissa sur une chaise en poussant unsoupir :

– La guerre est déclarée !… C’estfini ! Tiens ! lis !

Et, tendant le journal à Sébastien, ilmurmura :

– Deux mille quatre cents francs !…Avoir payé deux mille quatre cents francs ! C’est trop forttout de même !… Non ! c’est trop fort !… Et pourrien !

Tandis que Sébastien, un peu plus pâle aussi,et tremblant, parcourait le journal, M. Roch glissa vers lui unregard oblique, un regard de dur reproche par lequel il semblaitfaire le compte de tout l’argent que lui avait coûté son fils… pourrien !

Le soir, Sébastien écrivit :

 

« Une partie de la journée, j’ai rôdé parle bourg. Les esprits sont surexcités. Chacun se tient sur le pasdes portes, commentant la nouvelle.

La plupart ignorent le peuple que nous allonscombattre : j’entends des phrases comme celles-ci :

– C’est y cor des Russes ou ben desAnglais qui nous en veulent ?

En général, on est consterné et triste, maisrésigné. Pourtant, une bande de jeunes gens ont parcouru les rues,drapeau en tête et chantant. On les a dispersés et ils se sontrépandus dans les cafés, où ils ont hurlé jusqu’au soir. Pourquoichantent-ils ? Ils n’en savent rien ; ils ne le saventpas plus que ne le savait mon petit conscrit qui avait tiré unmauvais numéro, et qui chantait à tue-tête, lui aussi, alors qu’ilaurait dû pleurer. J’ai remarqué que le sentiments patriotique est,de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonnéet le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls…Quant à moi, je n’ai pas osé aller chez MmeLecautel ; j’ai craint que Marguerite ne se trahît, et j’aipensé que ce serait une complication inutile et ennuyeuse. Faut-ille dire ?… Marguerite, depuis le moment où mon père entra dansma chambre, n’est plus dans mes préoccupations qu’une choselointaine, presque oubliée, indifférente. Mon esprit est assaillipar d’autres idées. Ce que j’éprouve devant ce fait : laguerre ! Cela est simple et net : de la révolte et de lapeur. Je ne puis me faire à l’idée d’un homme courant sur la bouched’un canon, ou tendant sa poitrine aux baïonnettes, sans savoir cequi le pousse. Et il ne sait jamais. Ce courage-là – dont je suisincapable – me paraît en outre une chose très absurde, inférieureet grossière, et j’imagine que, dans la vie normale, on enfermeraitl’homme qui l’aurait, au plus profond d’un cabanon. Bien des fois,j’ai songé à la guerre ; bien des fois, j’ai essayé de me lareprésenter. Je fermais les yeux et j’appelais à moi des images demassacre. Mes impressions n’ont jamais varié : je me suisrévolté et j’ai eu peur, peur non seulement pour moi, mais pourtous les autres en qui j’ai tressailli. Malgré l’habitude, malgrél’éducation, je ne sens pas du tout l’héroïsme militaire comme unevertu, je le sens comme une variété plus dangereuse et autrementdésolante du banditisme et de l’assassinat. Je comprends que l’onse batte, que l’on se tue, entre gens d’un même pays, pourconquérir une liberté et un droit : le droit à vivre, àmanger, à penser ; je ne comprends pas que l’on se batte entregens qui n’ont aucun rapport entre eux, aucun intérêt commun, etqui ne peuvent se haïr puisqu’ils ne se connaissent point. J’ai luqu’il y avait des lois supérieures de la vie, que la guerre étaitune de ces lois, et qu’elle était nécessaire pour maintenirl’équilibre entre les peuples, et pour diffuser lacivilisation ; ma raison ne peut s’élever jusqu’à cetteconception. Les épidémies et le mariage me semblent bien suffisantspour empêcher le pullulement humain. La guerre ne détruit que cequ’il y a, dans les peuples, de jeune, de fort et de bienvivant ; elle ne tue que l’espoir de l’humanité.

Je vais partir et me battre. Et je ne saismême pas pourquoi je vais partir et me battre. On me diraseulement : « Tue et fais-toi tuer, le reste nousregarde ! » Eh bien, non, je ne tuerai pas. Je me feraituer peut-être. Mais moi, je ne tuerai pas. Et je m’en irai, dansles batailles, mon fusil sur l’épaule, intact de plomb, et viergede poudre. Je ne tuerai pas…

Mon père me navre. Le pauvre homme a un genrede comique qui me jette en d’inexprimables tristesses. Il n’estplus affaissé comme il l’était ce matin, lorsqu’il m’apporta lefatal journal. Je crois qu’il a oublié, à peu près, les deux millequatre cents francs que je lui coûte. Du moins, il ne m’en a plusreparlé, il ne me les a plus reprochés. Une agitationextraordinaire le mène. Il ne tient plus en place, redevientmajestueux et éloquent même avec moi. Il a vite compris que laguerre déclarée allait lui donner des responsabilités nouvelles,l’investir d’une plus haute autorité, ajouter à ses fonctionsciviles quelque chose de militaire qui déchaîne son amour-propre.Il parle déjà de convoquer la garde nationale, de passer en revueles pompiers. Et il a décidé que le conseil municipal siégerait enpermanence. Avec une joie qui déborde de ses paroles, de sesgestes, de son regard, il s’apprête aux réquisitions, auxinstructions, aux arrêtés patriotiques, aux conférences avec lesofficiers supérieurs de la garde mobile, toutes choses qui lepassionnent et le grandissent démesurément. En même temps, ilrassure les gens, il a l’air de leur dire : « Quecraignez-vous, puisque je suis là ? » Enfin, il a faitlire, par le tambour de ville, dans les rues, une sorte d’ordre dujour, tout à fait admirable et qui rappelait les proclamations deNapoléon Ier.

Le soir, au dîner, il m’a dit :

– Peut-être qu’à l’heure qu’il est, nousavons déjà franchi le Rhin ! nous allons mener cette campagnerondement, va !… D’abord, la Prusse !… Qu’est-ce quec’est ? Ça n’est pas un peuple, ce que j’appelle… Ça n’estrien du tout !

M. Champier, le notaire, est venu, trèsenthousiaste… Il s’est versé un plein verre d’eau-de-vie, ethaussant les épaules :

– Bismarck !… Pu… uut !… Nousle fusillerons !…

Et j’ai un remords, un remords qui mepoursuit, maintenant. Mme Lecautel et Marguerite, versdeux heures, ont sonné à la grille de la maison. Je les ai vues etj’ai dit à la mère Cébron de leur répondre qu’il « n’y avaitpersonne ». Elles sont reparties, Marguerite très pâle,regardant les fenêtres de ma chambre de ses yeux obstinés,Mme Lecautel, très triste sous son châle noir, un peuvoûtée. Je les aime – ah ! je les aime toutes les deux – et jene me sens plus le courage de les revoir… »

……  …  …  …  …  …  …  …

Deux jours après, Sébastien recevait l’ordrede se rendre à Mortagne, où allait se former le bataillon de lagarde mobile, dont il faisait partie. M. Roch voulut accompagnerson fils.

– Et je verrai le sous-préfet !dit-il. Je conférerai avec lui… Je conférerai aussi avec toncommandant… Ne te désole pas ! Je suis sûr qu’à cette heure oùnous sommes, notre armée est déjà victorieuse sur toute laligne !… D’ailleurs, il faut que chacun fasse sondevoir ! Je fais bien le mien, moi, qui suis unvieillard ! Sapristi… la France est la France, quediable !

Il lui demanda ensuite :

– Ne te manque-t-il rien ?… As-tufait tes adieux à tout le monde ?… MmeLecautel ?…

Sébastien rougit. Il sentit combien, de lesfuir, en un pareil événement, était absurde et méchant, et, le cœurbrisé de sa lâcheté, il répondit :

– Oui, mon père.

Sébastien resta un mois entier à Mortagne, àfaire l’exercice, à s’entraîner pour la campagne prochaine. La vieactive et purement physique, la fatigue continue des longuesmarches et des incessantes manœuvres, sans changer le cours de sesidées, le ralentirent beaucoup et lui redonnèrent un peu plus decalme d’esprit. Il n’avait plus le temps de penser. Son père venaitle voir chaque dimanche, passait la journée avec lui. L’exaltationde M. Roch était bien tombée. La défaite si brusque, lessuccessives catastrophes l’avaient accablé et commençaient àl’inquiéter sérieusement pour Sébastien. Il ne parlait plus de« s’organiser », songeait au contraire à abandonner lamairie, devenue lourde de responsabilités de toutes sortes.

La dernière semaine, il ne quitta pasMortagne ; on le vit qui rôdait toujours autour du champ demanœuvres, ou bien posté dans les rues et sur les routes, quiregardait défiler le bataillon.

– Te manque-t-il quelque chose ?As-tu assez de flanelle ? interrogeait-il souvent, anxieux ettendre ; sapristi, je ne veux pas qu’on puisse dire que monfils n’a pas ce qu’il lui faut…

Un jour il lui demanda :

– Mais qu’est-ce que tu as fait àMme Lecautel ?… Elle n’est pas contente de toi… Ilparaît que tu n’es pas allé lui dire adieu ?… Tu sais que lapetite Marguerite est très malade ?

– Marguerite ? s’écria Sébastien quisentit un remords lancinant monter en lui.

– Elle est très malade… reprit M. Roch…Elle a la fièvre… elle tousse, déménage… Sa mère est aux centcoups… Enfin elle est très mal… ce n’est pas bien… tu aurais dûleur dire adieu !…

Malgré ses appréhensions de la guerre,Sébastien fut presque heureux de partir. Il trouvait son père troptendre, Marguerite trop près de lui ; et tout celal’amollissait.

Son bataillon alla rejoindre, par étapes, unebrigade en formation au Mans.

Chapitre 4

 

 

On s’était battu, la veille, aux environs deMarchenoir, petit village du Loir-et-Cher. La journée était restéeindécise, et les troupes, le soir, campaient sur leurs positions.Le lendemain, au matin, dans la grande plaine désolée et sombre,deux fermes incendiées par le canon brûlaient encore. Il était cinqheures lorsque sonna le réveil. La nuit avait été rude : leshommes n’avaient pu dormir, à moitié gelés de froid sous leurstentes sans paille, à moitié morts de faim, aussi, car ils étaientsans vivres, l’intendance, en prévision d’une défaite plus rapide,ayant reçu l’ordre de battre en retraite, au moment précis de ladistribution. On empaqueta les tentes ; on boucla lessacs ; quelques feux brillèrent, autour desquels de noiressilhouettes humaines s’entassèrent, accroupies et tremblantes. Çàet là, les baïonnettes des fusils en faisceaux jetaient des lueursfarouches, et les sonneries de clairon, se répondant, rompaient,seules, le silence morne du camp.

Sébastien avait passé une partie de la nuit,en faction, devant les faisceaux. Il était brisé de fatigue,grelottait de froid, et ses paupières à vif le piquaient comme s’illes eût trempées dans de l’acide. La veille, pour la première fois,il avait assisté à un court engagement de tirailleurs. Il s’étaittenu parole et n’avait pas tiré un coup de fusil. Du reste, sur quiou sur quoi eût-il tiré ? Il n’avait vu que de la fumée, et ilavait marché, tête baissée, se courbant sous les balles quisifflaient et pleuvaient autour de lui, le cœur serré par unegrande peur. Ses impressions, il eût été bien embarrassé de lesressaisir et de les expliquer. En réalité, il ne se rappelait rien,rien que cette fumée et que cette peur, une peur étrange, quin’était pas celle de la mort, qui était pire. Déjà, il neraisonnait plus, il vivait mécaniquement, entraîné par il ne savaitquelle force aveugle qui s’était substituée à son intelligence, àsa sensibilité, à sa volonté. Terrassé par les fatigues et lesprivations journalières, vite gagné à la folie ambiante dedémoralisation, il allait, devant soi, dans une sorte d’obscuritémorale, dans une nuit intellectuelle, sans plus rien connaître delui-même, sans savoir qu’il avait derrière lui, là-bas, unefamille, des amis, un passé…

Vainement, il essaya de s’approcher du feu,qu’entouraient dix rangées d’hommes, dont les figures, maigres etlasses, s’éclairaient sinistrement au reflet dansant des flammes.On le repoussa rudement, et il prit le parti de marcher vite, decourir, pour se réchauffer, tapant du pied la terre durcie etsonore. La nuit était sombre ; les rouges décombres des deuxfermes, achevant de se consumer, saignaient tristement dans lesténèbres ; et, sur les coteaux, très loin, par-delà la plainetoute noire, de petits points lumineux, pareils à de scintillantesétoiles, indiquaient le camp ennemi. Les clairons sonnaienttoujours, et chaque coup de clairon le faisait tressaillir,s’arrêter un instant, et puis, il reprenait sa course, la peaumordue et gercée par le froid, sous sa vareuse de laine mince etdéchirée. De temps à autre, il entendait, avec un indiciblefrémissement de tout son être, des troupes s’ébranler, passer prèsde lui, dans le noir, s’éloigner dans la plaine ; et ilpensait que ce serait bientôt son tour. Un compagnon vint lerejoindre qui se mit à courir avec lui.

– Je crois que ça va chauffer,aujourd’hui ! dit le compagnon, qui s’ébroua en courant.

Sébastien ne répondit pas. Après un silence,le compagnon reprit :

– Tu sais que Gautier n’a pas répondu àl’appel ?

– Il est tué ? demandaindifféremment Sébastien.

– Ouat !… Il a fichu le camp, lemalin !… Il y a longtemps qu’il me l’avait dit qu’il ficheraitle camp !… Ça ne finira donc jamais, cette sacréeguerre-là !…

Tous les deux poussèrent un soupir et seturent.

Le jour fut lent à paraître. La plaine d’abordse dévoila, brune, rase, unie et piétinée, ainsi qu’un champ demanœuvres. Des cavaliers y galopaient, blanchâtres, égaillés,carabine au poing, leurs manteaux flottants ; des massesnoires, des masses profondes d’infanterie, évoluaient,s’avançaient ; une batterie s’acheminait, à droite, vers unmonticule boisé, et sur le sol gelé faisait un bruit retentissantde métal, un fracas de plaques de tôle entrechoquées. Les coteauxrestaient encore dans une ombre inquiétante pleine du mystère decette invisible armée, qui, tout à l’heure, allait descendre dansla plaine, avec la mort ; et le ciel, au-dessus, était toutgris, d’un gris uniforme et vert-de-grisé annonçant la neige.Quelques flocons volaient dans l’air. De minute en minute des coupsde fusil, disséminés dans l’immense étendue, claquaient secs, trèsloin, comme des coups de fouet.

– Je crois que ça va chaufferaujourd’hui ! répéta le compagnon, très pâle.

Sébastien s’étonna de n’avoir pas vu Bolorecqu’il avait quitté la veille avant l’engagement. Son batailloncampait près du sien, et depuis qu’ils étaient partis du Mansensemble, ils avaient l’habitude, chaque soir, de se retrouver,sauf les jours de grand-garde et de corvées aux vivres. Bolorecétait ce qui le raccrochait à la vie. Par lui, il avait encoreconscience de son être réel, sensible et pensant. Quedeviendrait-il sans Bolorec ?

 

Après trois jours de marche forcée, enarrivant au Mans, qui regorgeait de troupes débandées et errantes,la première figure qu’avait rencontrée Sébastien, ça avait étéBolorec. Bolorec en mobile ! Bolorec arrêté devant uneboutique de libraire et regardant les dessins de journauxillustrés.

– Bolorec ! avait-il crié,défaillant de joie.

Bolorec s’était retourné, avait reconnuSébastien qui, pour se faire voir, agitait en l’air son fusil.Alors il était venu se mettre à côté de lui, en serre-file. Tropému, Sébastien n’avait pu que bégayer ces mots :« Comment, c’est toi, Bolorec ?… c’est toi ! »Et Bolorec, engoncé drôlement dans sa capote de mobile breton,souriait du même sourire, énigmatique et grimaçant, qu’il avaitautrefois. À regarder son ami qui marchait près de lui, en rang, iln’avait pu s’empêcher de se souvenir des promenades du collège etd’en être très heureux.

– Tu te rappelles, Bolorec ?…disait-il… tu te rappelles, quand tu sculptais et que tu mechantais tes chansons bretonnes ?… Tu te rappelles ?

– Oui ! oui ! faisait Bolorec,qui essayait de se mettre au pas.

Il n’était point changé… À peine s’il avaitgrandi. Toujours boulot, les cheveux crépus, les joues molles etrondes, complètement imberbes, il roulait sur ses jambes courtes,les hanches désunies.

– Et comment es-tu ici ?

– Nous arrivons du camp de Conlie… Il yen a déjà beaucoup qui sont morts…

– Tu t’es battu ?

– Non !… la fièvre… la faim… Ilssont morts beaucoup, des gens de chez moi… des amis… Ce n’est pasjuste !…

– Pourquoi ne m’as-tu pas écrit,Bolorec ?

– Parce que…

Ils étaient allés ainsi jusqu’à Pontlieue, unfaubourg du Mans, où l’on avait établi un camp, sur la rive droitede la Sarthe.

– C’est là que je suis, moi aussi !…avait dit Bolorec.

Et quelle joie, le lendemain, lorsqu’ilsavaient appris qu’ils faisaient partie de la même brigade ! Àpartir de ce moment, ils ne s’étaient guère quittés. Pendant leurséjour au Mans, ils sortaient ensemble et rôdaient par la ville.Durant les marches, ils se retrouvaient aux haltes, aux étapes. Lesoir, Bolorec venait souvent se glisser sous la tente de Sébastien,et lui apportait des bouts de saucisson, de pain blanc, qu’ildérobait, le diable sait où ! Ils restaient le plus longtempsqu’ils pouvaient, l’un près de l’autre, se parlant rarement, maisse sentant unis par une tendresse forte, par des liens desouffrance et de mystère, infiniment puissants et imbrisables.Quelquefois, Sébastien interrogeait Bolorec :

– Enfin, qu’est-ce que tu fais àParis ?

– Je fais… je fais… tu verras, tuverras !…

Il demeurait impénétrable, mystérieux, nerépondant que par gestes prophétiques et que par allusions vagueset inachevées à des choses que Sébastien ne comprenait pas.

Il lui demandait encore :

– Et la guerre ?… Tu n’as paspeur ?

– Non !… je la déteste, parce que cen’est pas juste… Mais je n’ai pas peur.

– Et si tu étais tué, Bolorec ?

– Eh bien ! quoi ?… Je seraistué.

– Et si je l’étais, moi,Bolorec ?

– Eh bien !… tu serais tué.

– Dis-moi donc ce que c’est que la grandechose ?

Les yeux de Bolorec s’enflammaient, et ilbégayait d’une voix pâteuse, avec d’extraordinaires grimaces, quile rendaient terrible :

– C’est… c’est… c’est la justice !…Tu verras… tu verras !

Sébastien, en courant, évoquait tous cessouvenirs, et d’autres plus lointains, et il s’inquiétait den’avoir pas revu Bolorec, depuis la veille. Tout à coup, unesonnerie de clairon qu’il connaissait trop le fit tressaillir. Leshommes quittèrent leurs places à regret, et lui-même, mordu parl’angoisse, alla rejoindre sa compagnie qui, bientôt, se dirigeavers le monticule boisé à droite duquel les artilleurs mettaientles pièces en batterie. Des mobiles étaient là qui piochaient laterre, dure ainsi que du granit, et construisaient des épaulementspour protéger les canons. Sébastien fut heureux d’y rencontrerBolorec qui, armé d’une pelle, s’escrimait vainement contre le solgelé. On lui donna une pioche, et, les deux compagnies s’étantmêlées, il vint se mettre à côté de Bolorec, sous la gueule noiredes canons, muette encore et sinistre. Le capitaine se promenaitparmi les soldats, en fumant sa pipe d’un air préoccupé. Il neparaissait pas gai, sachant que toute résistance était inutile. Detemps en temps, il observait, avec sa lorgnette, les mouvements del’armée ennemie et hochait la tête. C’était un petit homme, gros,court, ventru, à face débonnaire, et dont les moustaches grisesétaient coupées en brosse. Il aimait son cheval blanc, court commelui, et solidement râblé, qu’une ordonnance tenait en main, prèsd’un caisson, car il venait souvent le flatter sur le poitrail,comme pour lui donner de la résignation. Il était paternel avec seshommes, causait avec eux, ému sans doute de toutes ces pauvresexistences sacrifiées pour rien.

– Allons, mes enfants, dépêchons,disait-il.

Mais le travail n’avançait pas, à cause du soltrop dur, contre lequel les pointes des pioches s’émoussaient…C’était maintenant sur les coteaux ennemis, débarrassés de leurenveloppe de brume, comme un grouillement de fourmilière, uneaccumulation d’insectes innombrables et noirs, qui couvraient lespentes lointaines de leurs masses profondes, et semblaient faire decet horizon une chose vivante et remuante, qui s’avançait. Dans laplaine, les régiments continuaient d’évoluer, semblables à depetites haies qui marchent, et de l’un à l’autre galopaient descavaliers et des escortes de généraux, reconnaissables aux fanionsflottants dans l’air louche, sous le ciel bas, d’une lividitétragique.

Et tandis que les hommes travaillaient,courbés, une charrette qui venait de la plaine, conduite par unambulancier, s’arrêta près de Sébastien et de Bolorec.L’ambulancier demanda du feu pour rallumer sa pipe éteinte, et del’eau-de-vie, car sa gourde était vide. Sébastien lui passa lasienne. La charrette était pleine de morts : un lugubre chaosde membres raidis et tordus, de bras cassés, de jambes en l’airentre lesquels apparaissaient des figures tuméfiées, barbouilléesde sang noirâtre et séché. Au haut, un cadavre couché sur le dos,les yeux ouverts vêtu de l’uniforme gris des zouaves pontificaux,brandissait un bras raidi et droit comme une hampe de drapeau.Sébastien pâlit. Il venait de reconnaître Guy de Kerdaniel. Sonvisage était calme, à peine plus blanc, et il conservait sous sabarbe blonde, étoilée de givre et maculée de terre, son insolenteet maladive grâce d’autrefois. On voyait que Guy avait été tuéraide, d’une balle dans le cou. La balle avait entraîné avec elleun morceau de la cravate qui bouchait la plaie, dont les bordsétaient roses. Sébastien fut pris d’une grande pitié. Il oublia ceque jadis il avait souffert par Guy de Kerdaniel, et il sedécouvrit pieusement, respectueusement, devant ce cadavre rigidequ’il aurait voulu embrasser. Bolorec regardait aussi le mort, d’unœil tranquille et froid.

– Tu ne le reconnais pas ?interrogea Sébastien.

– Si… si… fit Bolorec.

– Pauvre Guy !… soupira encoreSébastien qui sentait les larmes affluer à ses yeux… PauvreGuy !

Alors Bolorec lui saisit le bras, vivement,lui montra tous les mobiles effarés qui travaillaient, fils depaysans et de misérables.

– Eh bien ! et ceux-là !…Est-ce juste ? Tantôt beaucoup seront morts… Lui…

Il se retourna vers la charrette quis’éloignait cahotant sur les mottes.

– Lui !… un riche… un noble… unméchant… C’est juste, lui !… Allons, pioche.

Il se remit à piocher. Au loin, parintervalles, des coups de fusils claquaient.

Pendant ce temps, un officier d’ordonnanceétait arrivé, bride abattue, dans la batterie. Il descendit decheval et s’entretint quelques minutes avec le capitaine, qui, peuà peu, s’animant et faisant des gestes colères, enfourcha soudainson cheval blanc et disparut au galop. C’était un très jeune homme,frêle et joli comme une femme, botté de jaune, ganté de peau dechien, la taille serrée dans un dolman chaudement bordé d’astrakan.Il s’approcha des canons et sembla s’intéresser beaucoup à lamanœuvre. Le lieutenant l’accompagnait.

– Est-ce que je ne pourrais pas tirer uncoup de canon ? demanda-t-il.

– Si ça vous fait plaisir, ne vous gênezpas…

– Merci ! Ce serait très drôle sij’envoyais un obus au milieu de ces Prussiens, là-bas… Netrouvez-vous pas que ce serait très drôle ?

Ils rirent tous les deux discrètement. Lejeune homme pointa la pièce et commanda le feu. L’obus s’égara dansla plaine, où il éclata, à cinq cents mètres des Prussiens.

Ce fut le signal du combat.

Aussitôt l’horizon s’embrasa, se voila defumée et, coup sur coup, cinq obus tombèrent et éclatèrent aumilieu des mobiles qui travaillaient. L’officier d’ordonnance,déjà, détalait ventre à terre, courbé sur le cou de son cheval. Leshommes se couchèrent, et la batterie tonna sans relâche, ébranlantle sol de ses voix furieuses. Sébastien et Bolorec étaient l’unprès de l’autre, étendus, le menton contre la terre ; ils nevoyaient plus rien, plus rien que d’immenses colonnes de vapeur quigrandissaient, envahissaient l’atmosphère, traversée du passagecontinu des obus et des boulets. Dans la plaine, les troupesébranlées commençaient des feux de mousqueterie.

– Dis donc ? interrogea Bolorec.

Sébastien ne répondit pas.

 

Derrière eux, malgré les secousses et lesdétonations hurlantes, ils entendaient les clameurs des voix, desappels de clairon, des galops, des roulements de lourdsvéhicules.

– Dis donc ? répéta Bolorec.

Sébastien ne répondit pas.

Alors Bolorec se mit debout, se détourna uninstant, et il aperçut la batterie dans une sorte de rêve affreux,de brouillard rouge, au milieu duquel le capitaine revenu, droitsur son cheval, commandait en brandissant son sabre, au milieuduquel des soldats s’agitaient tout noirs. Un homme tomba, puis unautre, un cheval s’écroula, puis un autre. Bolorec se recoucha prèsde Sébastien…

– Dis donc ?… Je vais te raconterquelque chose… Tu m’écoutes ?

– Oui, je t’écoute ! murmuraSébastien d’une voix faible et qui tremblait.

Et, très calme, Bolorec conta :

– Mon capitaine était de chez moi… Tul’as vu, hein ?… un petit, noir, trapu, nerveux, insolent… Ilétait de chez moi… C’était un noble, très dur, et qu’on n’aimaitpas, parce qu’il chassait les pauvres de son château et qu’ildéfendait qu’on allât se promener dans son bois, le dimanche… Moi,j’avais la permission, à cause de papa qui était du même parti…mais je n’y allais pas, parce que je le détestais… Il s’appelait lecomte du Laric… M’écoutes-tu ?

Sébastien murmura encore très bas :

– Oui, je t’écoute…

Bolorec se souleva à demi sur ses coudes, etplaça sa tête sur ses deux mains réunies.

– Il y a trois semaines, poursuivit-il,nous faisions une marche… Le petit Leguen, le fils d’un ouvrier dechez moi, fatigué, malade, ne pouvait plus avancer… Alors, lecapitaine lui dit : « Marche ! » Leguenrépondit : « Je suis malade. » Le capitainel’insulta : « Tu es une sale flemme ! » et luidonna de grands coups de poings dans le dos… Leguen tomba… Moij’étais là ; je ne dis rien… Mais je me promis une chose… Etcette chose… Un obus éclata, tout près d’eux, et les couvrit deterre. Bolorec reprit :

– Et cette chose… Tu ne m’écoutespas ?…

Sébastien gémit :

– Si, si, je t’écoute.

– Et cette chose…

Il se rapprocha plus près encore de Sébastienet lui dit à l’oreille, très bas :

– Eh bien, c’est fait… Hier, j’ai tué lecapitaine.

– Tu l’as tué ! répétaSébastien.

– Pendant qu’on se battait, hier, ilétait devant moi… Je lui ai tiré un coup de fusil dans le dos… Etil est tombé les deux mains en avant et il n’a plus bougé.

– Tu l’as tué ! répéta machinalementSébastien.

– Raide !… C’est juste !

Bolorec se tut et regarda la plaine.

Les feux de mousqueterie se rapprochaient etla canonnade s’acharnait. C’était un grondement sourd, continu,soutenu par d’épouvantables secousses qui semblaient fouiller etdistendre les profondeurs souterraines, et par des déchirementsaériens qui hachaient l’atmosphère comme de la toile. Autour delui, les obus labouraient la terre, et leurs éclats, sifflant avecdes ricanements sinistres, retombaient en rafale serrée demitraille. La batterie ne répondait plus que faiblement àintervalles inégaux et plus longs. Déjà, trois pièces démontées,leurs affûts brisés, se taisaient. Et la fumée, s’épaississant,dérobait l’horizon, le ciel, noyait les champs d’un brouillardroux, à chaque minute plus dense. Bolorec vit, dans ce brouillard,passer des formes spectrales, des pans tordus de capote, des dosaffolés, des fuites éperdues, de la déroute. Cela passait sanscesse, un à un, d’abord, puis par groupes, puis par colonnesdébandées et hurlantes ; cela passait avec des gestes casséset fous, d’étranges profils, des flottements vagues et de noiresbousculades ; et des chevaux sans cavalier, leurs étriersbattants, le col tendu, la crinière horrifiée, surgissaient tout àcoup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops decauchemar. Des soldats enjambaient les lignes des mobiles, couchés,sans sacs, sans fusils, sans képis.

Sébastien demeurait immobile, la face contrele sol. Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, ne pensaitplus à rien. Au début, il avait voulu se raisonner, se montrerbrave, comme Bolorec. Il faisait appel à des souvenirs capables dele distraire de l’horreur présente. Mais ces souvenirs fuyaient, ouse transformaient, aussitôt, en de terrifiantes images. Il avaitbeau se raidir contre les défaillances de son courage, réunir, dansun effort suprême, ce qui lui restait d’énergies éparses et deforces mentales, la peur le gagnait, l’annihilait, l’incrustaitdavantage à la terre. Cependant, quelquefois, sans bouger, d’unevoix tremblante, il appelait Bolorec, pour s’assurer que son amiétait là, vivant, près de lui, toujours. Cette préoccupation de sesavoir protégé – le seul sentiment qui subsistât en la déroute desa volonté – disparaissait également. Il était comme dans un abîme,comme dans un tombeau, mort, avec la sensation atroce et confused’être mort et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeursincertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue. Ilne s’aperçut même pas que, tout près de lui, un homme qui fuyaittourna tout à coup sur soi-même et s’abattit, les bras en croix,tandis qu’un filet de sang coulait sous le cadavre, s’agrandissait,s’étalait.

Le feu de la batterie se ralentissait,agonisait. Il s’éteignit tout à fait, dans un silence d’autant pluslugubre que le feu de l’ennemi redoublait… Il s’éteignit tout àfait, et la retraite sonna.

– Lève-toi ! dit Bolorec àSébastien.

Sébastien ne bougea pas.

– Lève-toi donc !

Sébastien ne bougea pas.

Bolorec le secoua rudement, par l’épaule.

– Lève-toi donc ! nom deDieu !

Alors Sébastien, les prunelles égarées,reconnaissant à peine Bolorec qui le soutenait comme un blessé, sedressa, lentement, machinalement, avec des airs de somnambule.

– On fiche le camp, viens !

À ce moment même, un jaillissement de fumée,une lueur fauve, une détonation aveuglèrent Bolorec etl’éclaboussèrent de poudre brûlante et de gravier. Cependant, ilresta debout, étourdi seulement, suffoqué comme par un grand ventd’orage. Mais il avait senti brusquement que Sébastien avait glisséde ses mains et qu’il était tombé. Il regarda sur le sol. Sébastiengisait, inanimé, le crâne fracassé. La cervelle coulait par un trouhorrible et rouge. Les mobiles avaient fui. Bolorec était seul… Desombres couraient, s’enfonçaient, se perdaient dans la fumée… Il sepencha sur le corps de Sébastien, le palpa, s’agenouillant, livide,dans le sang, d’où s’élevait une vapeur courte et pourprée…

– Sébastien ! Sébastien !

Mais Sébastien ne l’entendait plus. Il étaitmort.

Bolorec enlaça le cadavre, essaya de lesoulever. Il était faible et le cadavre était lourd. Des ombrespassaient sans cesse… Bolorec cria :

– Aidez-moi ! aidez-moi !

Aucune ne s’arrêta.

Elles passaient, disparaissaient comme dans dela fièvre.

– Aidez-moi !… aidez-moi !

Il se débarrassa de son fusil, de son sac quile gênaient, puis faisant un effort violent, il parvint à souleverSébastien, à le tenir dans ses bras ; et il l’emporta, àpetits pas, le visage ruisselant de sueur, la poitrine sifflante,les reins ployant sous le poids du mort, butant du pied contre laterre. Il put gagner ainsi la batterie, et déposa Sébastien surl’affût brisé d’un canon. La batterie était abandonnée. Des débrisde roues, de prolonges émiettées, de fers tordus, des cadavresd’hommes et de chevaux, couvraient le sol haché et sanglant. Toutprès de lui, le capitaine gisait à côté de son cheval blanc,éventré.

– Ça n’est pas juste, murmura Bolorecd’une voix qui haletait.

Et se penchant sur le cadavre, il dit encore,comme si Sébastien pouvait l’entendre :

– Ça n’est pas juste… Mais tu verras… tuverras…

Puis, ayant respiré, il chargea sur sesépaules le corps de son ami et, lentement, lentement, péniblement,péniblement, tous les deux, le vivant et le mort, sous les balleset les obus, ils s’enfoncèrent dans la fumée.

 

Menton, novembre 1888.

Les Damps, novembre 1889.

 

FIN

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