Sous les yeux d’Occident

I

Le début du journal de M. Razumov a traità l’assassinat d’un homme d’État éminent, événement caractéristiquede la Russie moderne, et plus caractéristique encore de lacorruption morale d’une société opprimée où les plus noblesaspirations de l’humanité : désir de liberté, patriotismeardent, amour de la justice, sens de la pitié, fidélité même desâmes simples, sont livrées aux frénésies de la haine et de lacrainte compagnes inséparables d’un despotisme inquiet.

Le fait dont je veux parler est l’attentat,couronné de succès, contre la vie de M. de P…, Présidentde la fameuse commission de Répression d’il y a quelques années, etMinistre d’État investi de pouvoirs extraordinaires. Les journauxont fait assez de bruit autour de ce personnage fanatique dont lapoitrine étroite était serrée dans un uniforme brodé d’or ;dans sa figure de parchemin ridé, des yeux sans éclat s’abritaientderrière des lunettes et la croix de l’Ordre de Sainte-Procopependait à son cou décharné. À une époque, si vous vous en souvenez,il ne se passait pas de mois sans que son portrait ne parût dansune des revues illustrées d’Europe. Il servait la monarchie enemprisonnant, en exilant ou en envoyant à l’échafaud, hommes etfemmes, jeunes et vieux, avec une activité impitoyable et toujourségale. Dans son acceptation mystique du principe d’autocratie, ils’était appliqué à extirper du pays les derniers vestiges de ce quipouvait, dans les institutions publiques, rappeler la liberté, etson impitoyable persécution de la génération nouvelle semblaitviser à la destruction même de tout espoir de liberté.

On a dit que ce personnage exécré n’avait pasassez d’imagination pour concevoir la haine qu’il inspirait. C’estchose à peine croyable, mais le fait est qu’il prenait très peu deprécautions pour sa sécurité. Dans le préambule d’un documentofficiel fameux, il avait un jour déclaré que « la pensée dela liberté n’était jamais apparue dans les actes du Créateur. Lamultitude des avis ne pouvait amener que révolte et désordre, etdésordre et révolte sont des péchés dans un monde créé pourl’obéissance et la stabilité. Ce n’est pas la Raison maisl’Autorité qui exprimait l’Intention Divine. Dieu était l’Autocratede l’Univers… » L’auteur d’une telle déclaration se croyaitpeut-être protégé par le ciel, lié envers l’impitoyable défenseurde l’Autocratie sur cette terre.

Il est probable que la vigilance de la policel’avait sauvé bien des fois, mais, lorsqu’au jour fixé il rencontrason destin, aucune précaution des autorités compétentes n’aurait pule sauver. Elles ne surent rien de la conspiration tramée contre lavie du Ministre, ne reçurent de leurs informateurs ordinaires aucunavis de complot, n’eurent vent d’aucun symptôme, d’aucun mouvementsuspect, d’aucune présence dangereuse.

M. de P… se rendait au chemin defer, dans un traîneau découvert attelé de deux chevaux, avec unvalet de pied et un cocher sur le siège. La neige, accumulée toutela nuit, rendait lourde aux pieds des chevaux la chaussée, nondéblayée encore à cette heure matinale. Elle continuait à tomber àgros flocons. Mais on avait dû observer et signaler le traîneau.Comme l’attelage tirait à gauche pour prendre un tournant, le valetde pied remarqua un paysan qui marchait lentement au bord dutrottoir, les mains dans les poches de sa touloupe en peau demouton, et les épaules remontées jusqu’aux oreilles sous l’aversede neige. Lorsque le traîneau arriva à sa hauteur, le paysan seretourna brusquement et leva le bras. Il y eut au même instant unchoc terrible, et une détonation assourdie par la masse desflocons ; les deux chevaux gisaient, déchiquetés, sur le sol,et le cocher précipité de son siège, avec un cri aigu, étaitmortellement blessé. Le valet de pied (seul survivant du drame)n’eut pas le temps de distinguer le visage de l’homme à la peau demouton, qui avait fui après avoir jeté sa bombe, mais on supposequ’en voyant surgir autour de lui, dans la neige, une quantité degens accourus sur le lieu de l’explosion, il jugea plus prudent d’yrevenir avec eux.

En un temps incroyablement court, une foulefrémissante s’était assemblée autour du traîneau. LeMinistre-Président sorti indemne de la voiture et descendu dans laneige profonde, se tenait près du cocher qui râlait, et répétait àla foule, de sa voix faible et sans timbre : « Je vousprie de vous écarter. Pour l’amour de Dieu, je vous prie, bravesgens, de vous écarter ».

C’est alors qu’un jeune homme de haute taille,immobile jusque-là sous une porte cochère, à deux maisons plus bas,s’avança rapidement dans la rue, et lança une seconde bombepar-dessus la tête des badauds. L’engin frappa à l’épaule leMinistre-Président penché sur son serviteur mourant, et, tombantentre ses pieds, fit explosion avec une violence effroyable ;il coucha mort sur le sol le Ministre, acheva le blessé, etréduisit en miettes, en un clin d’œil, le traîneau vide. La foulese dispersa avec un cri d’horreur, et s’enfuit dans toutes lesdirections ; seuls restaient sur place les morts et lesmourants qui gisaient près du Ministre-Président, et deux ou troisblessés qui tombèrent à quelque distance.

La première explosion avait, comme parenchantement, fait assembler une foule ; la seconde transformaaussi rapidement la rue en désert sur une étendue de plusieurscentaines de mètres. Les gens regardaient de loin, à travers lerideau de neige, le monceau de cadavres entassés près de lacarcasse des deux chevaux. Personne n’osa s’approcher à nouveau,avant l’arrivée d’une patrouille de Cosaques accourus augalop ; sautant à bas de leurs chevaux, les soldatscommencèrent à retourner les morts. Parmi les victimes innocentesque la seconde explosion avait couchées sur le sol, on releva uncadavre revêtu d’une touloupe de paysan en peau de mouton, mais sestraits étaient méconnaissables, et l’on ne trouva absolument riendans les poches de ses pauvres vêtements ; ce fut le seulcorps dont l’identité ne put être établie.

Ce jour-là, M. Razumov, levé à son heureordinaire, avait passé la matinée à l’Université, suivant les courset travaillant quelque temps à la bibliothèque. Il entenditconfusément parler de bombes et d’attentat à la cantine desétudiants, où il avait coutume de prendre son repas de deux heures.Mais ce bruit n’était fait que de chuchotements, comme il sied àune table de Russie, où il n’est pas toujours prudent, surtout pourun étudiant, de paraître apporter un intérêt trop vif à des bruitsd’une certaine nature. Razumov était de ces hommes, qui, vivant àune époque de perturbation politique et d’inquiétude mentale, secramponnent instinctivement à la vie normale et terre-à-terre dechaque jour. Il avait conscience de la tension émotive de sonépoque, et savait même y prendre une certaine part. Mais ils’intéressait, avant tout, à son travail, à ses études et à sonpropre avenir.

Officiellement et pratiquement sans famille,(car la fille de l’Archiprêtre était morte depuis longtemps), iln’avait subi, dans le développement de ses opinions ou de sessentiments, aucune influence familiale. Il était aussi isolé dansle monde qu’un nageur perdu au milieu d’une mer immense. Le nom deRazumov n’était qu’une étiquette attachée à un individu solitaire.Il n’y avait nulle part d’autres Razumov ayant rien de commun aveclui. Sa plus proche parenté était celle que lui valait sa qualitéde Russe, et c’est à cette seule qualité qu’il pouvait demander laréalisation ou l’envol des espoirs qu’il attendait de la vie. Cetteimmense famille connaissait les tortures des dissensionsintestines, et il avait horreur de ces dissensions, comme un hommeaffable, qui recule à l’idée de prendre nettement parti dans uneviolente querelle entre proches parents.

Tout en marchant, Razumov songeait qu’il enavait fini maintenant avec les matières du prochain examen, etqu’il pourrait dorénavant consacrer son temps au sujet du concoursdes prix. Il convoitait la médaille d’argent offerte par leMinistre de l’Instruction, à qui seraient soumis directement lesnoms des compétiteurs. Le simple fait d’y prétendre serait tenupour méritoire en haut lieu, et le gagnant du prix pouvait espérer,au sortir de l’Université, un poste d’importance dansl’Administration.

L’étudiant Razumov, dans un éland’enthousiasme, oubliait les dangers qui menacent la stabilité desinstitutions d’où dépendent récompenses et postes d’honneur. Maisau souvenir du lauréat de l’année précédente, Razumov, le jeunehomme sans famille se sentit dégrisé. Il se trouvait, avec quelquesautres étudiants, dans la chambre de leur camarade au moment où cedernier avait reçu l’avis officiel de son succès. C’était un garçontranquille et simple : « Excusez-moi », avait-ildit, avec un léger sourire, en prenant sa casquette. « Je sorspour faire monter quelques bouteilles de vin. Mais il faut d’abordque j’envoie une dépêche chez moi. Quel festin mes vieux vontoffrir à tous leurs voisins, à dix lieues à laronde ! »

Razumov se disait qu’il n’avait rien de tel àattendre du monde, et que personne ne se réjouirait de sonsuccès ! Mais il n’en ressentait aucune amertume contre sonnoble protecteur, qui n’était pas un hobereau de province, comme onle croyait généralement, mais bien en fait le prince K…lui-même ; c’était un homme qui avait fait un jour grandefigure dans le monde, mais n’était plus maintenant, ses jours desplendeur passés, qu’un vieux sénateur invalide et goutteux. Ilmenait une vie brillante encore, mais plus rangée, avec ses jeunesenfants, et une femme aussi aristocratique et aussi fière quelui-même.

Dans toute son existence, Razumov n’avait euqu’une seule fois, l’honneur de se trouver en présence duPrince.

On avait donné à cette entrevue l’apparenced’une rencontre fortuite dans le bureau du petit avoué. Mandé chezl’homme d’affaires, Razumov trouva un jour un étranger, un grandpersonnage à mine aristocratique, dont le visage s’ornait defavoris gris et soyeux. L’homme de lois, chauve et chafouin, fitsigne à l’étudiant : « Entrez, entrez,M. Razumov », avec une sorte de cordialité ironique. Etse tournant avec déférence vers l’étranger de marque :« Je vous présente un de mes pupilles, Excellence. Un desmeilleurs étudiants de sa faculté à l’Université dePétersbourg ».

À son immense surprise, Razumov se vit tendreune main blanche et fine. Il la prit avec confusion, (elle étaitdouce et molle), et entendit un murmure de condescendance, où ildistingua seulement les mots de « Satisfaisant » et« Persévérer ». Mais il ressentit une impression plusstupéfiante encore en sentant, tout à coup, avant qu’elle ne luifût reprise, une pression nette de la main élégante, une pressionlégère comme un signe secret. L’émotion de ce geste fut terriblepour Razumov, qui sentit son cœur sauter dans sa gorge. Lorsqu’illeva les yeux, le personnage aristocratique, écartant d’un geste lepetit avoué, avait ouvert la porte et sortait de la pièce.

L’avoué fourragea quelques instants dans sespapiers, puis, brusquement : « Savez-vous quel était cethomme ? » demanda-t-il.

Razumov, dont le cœur continuait à battreviolemment, fit un geste de tête silencieux.

« C’était le prince de K… Vous vousdemandez ce qu’il pouvait bien faire dans le trou d’un pauvre ratde lois comme moi, n’est-ce pas ? Ces grands personnages ontparfois des curiosités sentimentales comme le commun des mortels.Mais si j’étais à votre place, Kirylo Sidorovitch »poursuivit-il, avec un regard oblique et un ton d’emphaseparticulière sur le patronyme, « je ne me targuerais pas enpublic de cette présentation. Ce ne serait pas prudent, KiryloSidorovitch. Oh non certes ! Ce serait même compromettant pourvotre avenir ».

Les oreilles de Razumov brûlaient comme du feuet ses yeux s’embrumaient. « Cet homme ! » sedisait-il, en lui-même. « Lui ! »

C’est par ce monosyllabe qu’il prit dès lorsl’habitude de désigner dans son esprit l’étranger aux favoris grisde soie. De ce jour aussi, il regarda avec intérêt, au cours de sespromenades dans les quartiers élégants, les chevaux et les voituresmagnifiques conduits par le cocher à la livrée du prince K… Il vitune fois sortir la Princesse qui faisait des emplettes dans lesmagasins, suivie de deux fillettes dont l’une était plus grande quel’autre de près d’une tête. Leurs cheveux blonds tombaientlibrement sur le dos à la manière anglaise ; elles avaient desyeux rieurs, des manteaux, des manchons et de petites toques defourrure exactement semblables ; leurs joues et leur nezétaient gaiement teintés de rose par le froid. Elles traversèrentle trottoir devant Razumov qui poursuivit sa route avec un timidesourire intérieur. « Ses filles » « Lui »ressemblaient. Le jeune homme sentit monter en lui une boufféechaude de tendresse pour ces enfants qui ignoreraient toujours sonexistence. Elles allaient épouser bientôt des généraux ou desgentilshommes de la Chambre, et elles auraient des garçons et desfilles qui connaîtraient peut-être un jour Razumov comme un vieuxprofesseur célèbre et décoré, Conseiller Privé même et gloire de laRussie ; voilà tout !

Mais un professeur célèbre, c’est quelqu’un,et son mérite mettrait sur l’étiquette Razumov un nom honoré !Il n’y avait rien d’étrange, en somme, dans ce désir de notoriétéqu’éprouvait l’étudiant, car la véritable vie d’un homme est celleque lui assignent dans leurs pensées les autres hommes, guidés parle respect ou l’amour naturel. En rentrant chez lui, le jour del’attentat contre M. de P…, Razumov était décidé à fairetous ses efforts pour gagner la médaille d’argent.

En gravissant lentement les quatre étages del’escalier sombre et crasseux qui montait à sa chambre, il sentaitcroître sa confiance dans le succès. Le nom du lauréat seraitpublié dans les journaux du jour de l’An, et la penséequ’« Il » l’y verrait probablement obligea Razumov às’arrêter court pendant une seconde ; puis il reprit sonascension, en souriant de son émotion. « Ce n’est là qu’uneombre », se dit-il, « mais le métal de la médaille seraune réalité palpable et un heureux début. »

La chaleur de sa chambre parut agréable etencourageante à son appétit de travail. « J’ai devant moiquatre heures de bonne besogne », se disait-il. Mais à peineavait-il fermé la porte qu’il tressaillit violemment. Noire contrela blancheur du grand poêle de porcelaine qui brillait dansl’ombre, se détachait une étrange silhouette, revêtue d’un manteaude drap brun à basques, ajusté et serré à la taille, les jambesprises dans de hautes bottes, et la tête couverte d’une petitetoque d’Astrakhan. L’allure générale était souple et martiale.Razumov restait confondu et c’est seulement lorsque l’homme eutfait deux pas en avant, en lui demandant d’une voix calme et gravesi la porte était bien fermée, qu’il retrouva la parole.

« Haldin !… Victor Victorovitch…Est-ce bien vous ? Oui la porte est fermée. Mais voici qui estpour le moins inattendu ».

Victor Haldin, plus âgé que la plupart de sescamarades d’Université, ne faisait pas partie du clan des étudiantslaborieux. On ne le voyait presque jamais aux cours, et lesautorités le cataloguaient comme « esprit inquiet etfaux », – notes détestables. Mais il jouissait auprès de sescamarades d’un grand prestige personnel et exerçait sur leur penséeune véritable influence. Razumov n’avait jamais été intime aveclui. Ils s’étaient rencontrés, de loin en loin, dans des réunionsprivées d’étudiants et avaient même entamé une discussion, une deces discussions sur les grands principes, chères aux espritsardents de la jeunesse.

Razumov aurait été heureux de voir soncamarade choisir un autre moment pour venir bavarder. Il se sentaiten train pour s’attaquer à la composition du concours. Maisconscient de l’impossibilité qu’il y avait à renvoyer sans égardsun homme comme Haldin, il usa de son ton le plus hospitalier pourle prier de s’asseoir et de fumer.

« Kirylo Sidorovitch », fit l’autre,en enlevant sa toque, « nous ne faisons peut-être pasexactement partie du même camp. Votre intelligence est plutôttournée vers la spéculation. Vous ne parlez guère, mais je n’aijamais vu personne qui pût mettre en doute la générosité de vossentiments. On sent dans votre caractère une fermeté qui ne sauraitaller sans courage ».

Razumov se sentit flatté et balbutia quelquesmots pour exprimer sa satisfaction d’une opinion aussi heureuse,mais Haldin leva la main.

« C’est ce que je me disais »,poursuivit-il, « en m’avançant à travers le chantier de bois,au bord de la rivière. C’est un caractère bien trempé, pensais-je,que celui de ce jeune homme qui ne laisse pas son âme voler auvent ! Votre réserve m’a toujours intéressé, KiryloSidorovitch. Aussi ai-je cherché votre adresse dans ma mémoire. Etvoyez ma chance : votre dvornik avait quitté sa loge pourtraverser la rue et causer avec un conducteur de traîneau. Je n’airencontré personne dans le vestibule, pas une âme. En montantl’escalier, j’ai vu votre logeuse sortir de votre chambre, maiselle ne m’a pas aperçu. Elle a traversé le palier pour rentrer chezelle… et j’ai pu me glisser chez vous. Voici deux heures que jevous attends, d’un instant à l’autre ».

Razumov avait écouté ces paroles avecsurprise, mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, Haldinajouta, résolument : « C’est moi qui ai supprimé de P… cematin… »

Razumov réprima un cri d’effroi. La sensationde la ruine de sa vie, due à la seule rencontre d’un semblablecrime, s’exprima en lui par cette exclamation à demiironique : « C’en est fait de ma médailled’argent ! »

Haldin reprit, après un instant desilence :

« Vous ne dites rien, KiryloSidorovitch ! Je comprends votre silence, et à vrai dire, jene pouvais m’attendre, connaissant la froideur de vos manièresanglaises à ce que vous me serriez dans vos bras. Mais qu’importevotre attitude ? Vous avez assez de cœur pour entendre lebruit des pleurs et des grincements de dents que cet homme asuscités dans le pays. C’en était assez pour détruire tous nosrêves philosophiques. Il arrachait la plante nouvelle, et c’est cequ’il fallait empêcher. C’était un homme dangereux, un convaincu.Trois années de plus de son œuvre nous auraient replongés dans undemi-siècle de servage ! Songez à toutes les vies gâchées, àtoutes les âmes perdues, pendant ce temps ! »

Sa voix brève et assurée perdit brusquementson timbre, et c’est d’un ton sourd qu’il ajouta : « Oui,frère, je l’ai tué !… Et c’est une exténuantebesogne ! »

Razumov s’était affalé sur une chaise. Ils’attendait à toute minute à voir une foule de policiers faireirruption dans la chambre. Des milliers d’agents devaient être à larecherche de cet homme qui marchait là, de long en large… Haldins’était remis à parler d’une voix ferme et contenue. De temps entemps, il faisait un geste, posément et sans hâte.

Il dit à Razumov sa pensée tendue pendant unan, ses semaines d’insomnie. « Lui » et « UnAutre » avaient été avertis, très tard dans la soiréeprécédente, par une « certaine personne », desdéplacements du Ministre. Lui et « Un Autre » avaientpréparé leurs « engins », décidés à ne plus dormirjusqu’à ce que « la chose » fut faite. Ils avaient marchédans les rues, toute la nuit, sous la neige, en portant leurs« engins »… sans échanger une parole. Lorsqu’ils voyaientvenir une patrouille de police, ils se prenaient par le bras,affectant l’allure de deux paysans en goguette, titubant et parlantd’une voix rauque et avinée. Seuls, ces singuliers intermèdescoupaient leur silence et leur marche incessante. Leurs plansétaient faits à l’avance. À l’aube, ils se dirigèrent versl’endroit où ils savaient que le traîneau devait passer. En levoyant venir, ils échangèrent un adieu assourdi, et se séparèrent.« L’Autre » resta au coin de la rue, tandis que Haldin sepostait un peu plus loin.

Après avoir lancé sa bombe, il s’enfuit,immédiatement entouré par la foule affolée que la seconde explosionavait dispersée. Bousculé par des gens ivres de terreur, ilralentit le pas pour laisser passer le flot, puis tourna à gauche,dans une rue étroite, où il se trouva seul.

Il était stupéfait de cette fuite immédiate.Sa tâche était accomplie : il pouvait à peine y croire. Illutta contre un désir presque irrésistible de se coucher sur lachaussée et d’y dormir. Mais cette faiblesse, faite d’unedemi-torpeur, se dissipa rapidement ; il hâta le pas et sedirigea vers un des quartiers les plus pauvres de la ville, à larecherche de Ziemianitch.

Ce Ziemianitch, comprit Razumov, était unesorte de demi-paysan, à qui la location de quelques traîneaux et deleurs attelages avait procuré une petite aisance. Haldin s’arrêtadans son récit, pour s’écrier :

« Ah, le garçon brillant, l’âmecourageuse ! C’est le meilleur cocher de Pétersbourg…Ah ! voilà un homme ! »

Ziemianitch consentait à conduire une ou deuxpersonnes, en toute sécurité, et à n’importe quel moment, jusqu’àla deuxième ou troisième station d’une des lignes du Midi.Seulement on n’avait pas eu le temps de le prévenir la veille. Onle trouvait, en général, dans un restaurant de bas-étage desfaubourgs. C’est là que Haldin avait été le chercher, mais envain ; l’homme était absent et on ne l’attendait pas avant lesoir. Haldin avait repris sa marche à l’aventure.

Il vit ouverte devant sa course errante laporte d’un chantier de bois, et y pénétra pour échapper au vent quibalayait l’avenue glaciale. Sous la couche de neige, les grandespiles rectangulaires de bois coupé prenaient l’aspect de huttes devillage. Le gardien du chantier qui trouva l’étudiant blotti entredeux de ces piles commença par lui parler d’un ton cordial. C’étaitun vieillard desséché qui portait l’un sur l’autre deux manteaux desoldat, en loques. Il avait une figure comique de vieux sorcier,entourée d’un mouchoir rouge crasseux qui passait sous son manteauet par-dessus ses oreilles. Mais sa bonne humeur fit place tout àcoup à la maussaderie, et il se mit, sans rime ni raison, à pousserdes cris furieux.

« N’allez-vous pas déguerpir d’ici,espèce de badaud ? On les connaît les ouvriers de votreespèce ! Un grand diable, jeune et vigoureux ! Il n’estmême pas ivre !… Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous neme faites pas peur. Allez-vous-en, avec votre saleregard ! »

Haldin s’arrêta devant le siège de Razumov. Lasouplesse de son corps, et la blancheur du front au-dessus duquelles cheveux blonds montaient tout droit, lui donnaient un aspectd’audace fière.

« Il n’aimait pas mon regard »,dit-il. « Alors… me voici… »

Razumov fit un effort pour parler aveccalme.

« Mais, pardonnez-moi, VictorVictorovitch… Nous nous connaissons si peu… Je ne vois pas pourquoivous… »

« La Confiance », fit Haldin.

Ce mot scella les lèvres de Razumov comme unemain appliquée sur sa bouche, malgré les arguments venus en foule àson esprit.

« Alors… vous voici », murmura-t-ilentre ses dents.

L’autre ne perçut et ne soupçonna même pas leton de colère.

« Oui, me voici. Et personne ne sait queje suis chez vous. Vous êtes le dernier homme que l’on puissesoupçonner, si je venais à être pris. Et c’est un avantage,n’est-ce pas ? D’ailleurs, en m’adressant à un espritsupérieur comme le vôtre, je puis bien avouer la vérité. Je me suisdit que vous… que vous n’avez personne qui tienne à vous, aucunlien, aucun être qui puisse pâtir de ma découverte dans votrelogis. Il y a déjà assez de maisons russes en ruines ! Je nevois pas non plus comment on pourrait jamais se douter de monpassage ici. Si l’on m’arrête, je saurai tenir ma langue, quoiqu’onveuille faire de moi », conclut-il d’un ton farouche.

Il se remit à marcher, tandis que Razumovrestait assis, épouvanté.

« Vous avez pensé… » balbutia-t-il,écœuré d’indignation.

« Oui, Razumov. Oui, frère. Un jour vousnous aiderez dans notre œuvre. Vous me prenez maintenant pour unterroriste, un destructeur de tout ce qui existe. Mais dites-vousbien que ceux-là sont les vrais destructeurs, qui attentent àl’esprit de progrès et de vérité,… et non les vengeurs quis’attaquent seulement aux persécuteurs même de la dignité humaine.Il faut des hommes comme moi pour faire de la place aux froidspenseurs comme vous. Et ces hommes-là ont fait le sacrifice de leurvie… ce qui ne m’empêche pas cependant de désirer me sauver, si jele puis. Ce n’est pas ma vie que je veux mettre à l’abri, mais lapuissance d’action qu’il y a encore en moi. Je ne vivrai pas dansl’oisiveté. Oh non ! Ne vous y trompez pas, Razumov ; leshommes comme moi sont rares. Et puis, un exemple comme celui-ci estplus terrible pour les oppresseurs quand son auteur disparaît sanslaisser de traces. Ils restent tremblants, tapis dans leurs bureauxet leurs palais. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider àdisparaître. Ce n’est pas bien difficile. Il vous suffira d’allertout à l’heure voir Ziemianitch de ma part, à l’endroit où j’ai étémoi-même ce matin. Vous lui direz simplement : « Celuique vous savez voudrait trouver un traîneau bien attelé à lahauteur du septième réverbère de gauche, à partir du haut de la rueKarabelnaya. Soyez là à minuit et demie, et, s’il n’y avaitpersonne à cette heure, que le traîneau descende deux ou troismaisons plus loin, pour revenir au même endroit dix minutes plustard ! »

Razumov cherchait la raison qui l’avaitempêché d’interrompre depuis longtemps ce flot de paroles pour direà l’autre de s’en aller. Était-ce faiblesse, ou quoi ?

Il eut l’impression d’obéir à un instinctprofond. Haldin devait avoir été vu. Il était inadmissible quepersonne n’eût remarqué les traits et l’aspect général de l’hommequi avait lancé la seconde bombe. Haldin était facile àreconnaître, et l’on avait dû, sur l’heure, donner son signalementà des milliers de policiers. Chaque minute rendait le péril plusimminent, et renvoyé à sa course errante dans la rue, il ne pouvaitmanquer d’être arrêté bientôt.

La police saurait bien vite tout ce qui leconcernait et échafauderait une conspiration dont la découvertesupposée mettrait en grand péril tous les amis et connaissances dumeurtrier. Des expressions inconsidérées, de petits faits innocentsen soi, seraient tenus pour autant de crimes. Razumov se rappelaitcertaines paroles qu’il avait prononcées, des discours entendus,des réunions inoffensives auxquelles il avait pris part ; unétudiant ne pouvait guère se tenir systématiquement à l’écart, sansdevenir suspect à ses camarades.

Razumov se vit dans une forteresse, interrogé,tourmenté, maltraité peut-être, puis déporté par ordre del’administration. Sa vie serait brisée, vide de tout espoir. Il sevit, – et c’est ce qu’il pouvait attendre de mieux, – menant, sousl’œil de la police, une existence misérable, dans quelque pauvre etlointaine ville de province, – sans amis pour subvenir à sesbesoins ou tenter quelques démarches susceptibles d’adoucir sonsort, sans aucune des connaissances qui venaient en aide auxautres. Les autres ! ils avaient des pères, des mères, desfrères, des parents, des amis, prêts à remuer pour eux ciel etterre ; lui, il n’avait personne ! Les juges mêmes quil’auraient condamné le matin, auraient oublié son existence avantla nuit.

Il vit sa jeunesse se faner dans la misère etle dénuement, ses forces s’en aller, son esprit devenir une chosevile. Il se vit, rasant les murs, misérable et râpé, et finissantpar mourir seul, dans un taudis sordide, ou sur le lit ignoble d’unhôpital du Gouvernement.

Il frissonna, mais sentit descendre en lui lecalme de l’amertume. Mieux valait en somme garder cet homme àl’abri des dangers de la rue, jusqu’au moment où il pourrait s’enaller avec quelque chance de salut. Oui, décidément, c’est ce qu’ily avait de mieux à faire. Razumov n’en sentait pas moins qu’undanger perpétuel planerait sur son existence solitaire. On pourraitaussi longtemps que le criminel vivrait, lui reprocher lesévénements de ce soir, aussi longtemps que dureraient lesinstitutions présentes. Et ces institutions lui paraissaient, en cemoment, raisonnables et indestructibles, aussi harmonieusesqu’était discordante et atroce la présence de cet homme. Il lehaïssait cet homme ! Et il dit doucement :

« Oui, bien entendu ; j’irai là-bas.Vous me donnerez des instructions précises… et pour le reste…comptez sur moi. »

« Ah ! vous êtes un homme !Calme, froid comme la glace ! Un vrai Anglais. D’où tenez-vousvotre âme ? Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous.Écoutez, frère. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité,mais leur âme n’est pas perdue. Il n’y a jamais d’âme tout à faitperdue. Elle travaille dans l’ombre ;… à quoi serviraient sanscela ses souffrances : le martyre, le sacrifice, laconviction, la foi ? Que deviendra mon âme lorsque je mourraide la mort qui m’attend, bientôt, très tôt, peut-être ? Ellene périra pas. Ne vous y trompez pas, Razumov ; ce n’est pasdu meurtre ; c’est de la guerre… de la guerre ! Monesprit animera des cœurs russes jusqu’au jour où le mensonge serabalayé du monde. La civilisation moderne est construite sur lemensonge, mais une vérité nouvelle sortira de la Russie. Ah !vous ne dites rien ; vous êtes sceptique. Je respecte votrescepticisme philosophique, Razumov, mais ne touchez pas à l’âme, àl’âme russe qui vit en nous tous. Elle a un avenir, elle a unemission, je vous le dis ; aurais-je été amené sans cela àfaire cette chose atroce… comme un boucher… au milieu de tous cesinnocents… à jeter la mort… moi ! moi !… moi qui neferais pas de mal à une mouche ! »

« Pas si fort », fit rudementRazumov.

Haldin s’assit brusquement, et, appuyant satête sur ses bras croisés, éclata en sanglots. Il pleuralonguement.

Le crépuscule s’était épaissi dans la chambre.Razumov écoutait les sanglots, immobile, perdu dans une stupeursombre.

L’autre redressa la tête, et se releva,maîtrisant sa voix avec effort.

« Oui. Les hommes comme moi ne laissentpas de postérité », reprit-il, d’un ton plus calme.« Mais j’ai une sœur qui vit avec ma vieille mère. Grâce àDieu, j’ai pu les décider à partir cette année pour l’étranger. Cen’est pas une mauvaise petite fille que ma sœur. Il y a dans sesyeux plus de loyauté que dans ceux d’aucun être humain qui ait vécusur cette terre. Elle se mariera bien, je l’espère. Elle aura desenfants, des fils peut-être. Regardez-moi : Mon père était unfonctionnaire provincial du Gouvernement et possédait aussi unpetit domaine. C’était un bon serviteur de Dieu, un vrai Russe à samanière. Il avait l’âme de l’obéissance. Mais je ne tiens pas delui. Il paraît que je ressemble au frère aîné de ma mère, unofficier, fusillé en 1828… sous Nicolas, vous savez. Ne vous ai-jepas dit que c’est la guerre… la guerre ? Mais Dieu deJustice ! C’est une exténuante besogne ! »

Razumov, de sa chaise où il était assis, latête appuyée sur la main, éleva une voix qui paraissait sortir dufond d’un abîme.

« Vous croyez en Dieu,Haldin ? »

« Vous voici accroché à des mots qu’onlaisse échapper. Qu’importe ! Quelles étaient donc les parolesde cet Anglais : « Il y a une âme dans les choses… »Le diable l’emporte ; je ne me souviens plus. Mais il disaitvrai. Lorsque se lèvera le jour des penseurs tels que vous,n’oubliez pas ce qu’il y a de divin dans l’âme russe… et cela,c’est la résignation. Respectez-la, au moins, dans votre agitationintellectuelle, et ne laissez pas l’arrogance de votre sagesseintercepter le message qu’elle adresse au monde. Je vous parlemaintenant comme un homme qui a une corde autour du cou. Pour quime prenez-vous ? Pour un révolté ? Non, c’est vous, lespenseurs, qui êtes les éternels révoltés. Moi je suis un résigné.Lorsque s’est imposée à moi la nécessité de cette lourde tâche, etque j’ai compris qu’il fallait l’accomplir, qu’ai-je fait ?Ai-je exulté, ai-je été fier de mes projets… en ai-je pesé lavaleur et les conséquences ? Non ! je me suisrésigné ! J’ai pensé : « Que la volonté de Dieu soitfaite ! »

Il se jeta tout de son long sur le lit deRazumov, et appuyant sur ses yeux le dos de ses mains, il restaparfaitement immobile et silencieux. On n’entendait même pas lebruit de sa respiration. La paix morte de la chambre resta absolue,jusqu’au moment où, dans l’ombre, s’éleva la voix morne deRazumov :

« Haldin »

« Oui », fit l’autre, sans bouger,dans l’obscurité dense qui le rendait maintenant invisible.

« N’est-il pas temps pour moi departir ? »

« Oui, frère. » La voix de Haldinrésonnait comme s’il eut parlé dans un rêve, au-dessus du lit où ilrestait immobile, dans l’ombre. « L’heure est venue de tenterla destinée ».

Il s’arrêta, puis donna à Razumov quelquesinstructions, avec la voix calme et impersonnelle d’un sujetendormi. Razumov se préparait, sans un mot de réponse. Comme ilquittait la chambre, la voix s’éleva du lit, à nouveau :

« Dieu soit avec toi, âmesilencieuse ».

Sorti sur le palier, avec précaution, Razumovferma la porte et mit la clef dans sa poche.

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