Souvenirs de M. Auguste Bedloe

Souvenirs de M. Auguste Bedloe

d’ Edgar Allan Poe

Vers la fin de l’année 1827, pendant que je demeurais près de Charlottesville, dans la Virginie, je fis par hasard la connaissance de M. Auguste Bedloe. Ce jeune gentleman était remarquable à tous égards et excitait en moi une curiosité et un intérêt profonds. Je jugeai impossible de me rendre compte de son être tant physique que moral. Je ne pus obtenir sur sa famille aucun renseignement positif. D’où venait-il ? Je ne le sus jamais bien. Même relativement à son âge, quoique je l’aie appelé un jeune gentleman, il y avait quelque chose qui m’intriguait au suprême degré. Certainement il semblait jeune, et même il affectait de parler de sa jeunesse ; cependant, il y avait des moments où je n’aurais guère hésité à le supposer âgé d’une centaine d’années. Mais c’était surtout son extérieur qui avait un aspect tout à fait particulier. Il était singulièrement grand et mince ; – se voûtant beaucoup ; – les membres excessivement longs et émaciés ; – le front large et bas ; – une complexion absolument exsangue ; – sa bouche,large et flexible, et ses dents, quoique saines, plus irrégulières que je n’en vis jamais dans aucune bouche humaine. L’expression de son sourire, toutefois, n’était nullement désagréable, comme on pourrait le supposer ; mais elle n’avait aucune espèce de nuance. C’était une profonde mélancolie, une tristesse sans phases et sans intermittences. Ses yeux étaient d’une largeur anormale et ronds comme ceux d’un chat. Les pupilles elles-mêmes subissaient une contraction et une dilatation proportionnelles à l’accroissement et à la diminution de la lumière, exactement comme on l’a observé dans les races félines. Dans les moments d’excitation, les prunelles devenaient brillantes à un degré presque inconcevable et semblaient émettre des rayons lumineux d’un éclat non réfléchi, mais intérieur, comme fait un flambeau ou le soleil ; toutefois, dans leur condition habituelle, elles étaient tellement ternes, inertes et nuageuses qu’elles faisaientpenser aux yeux d’un corps enterré depuis longtemps.

Ces particularités personnelles semblaient lui causer beaucoupd’ennui, et il y faisait continuellement allusion dans un stylesemi-explicatif, semi-justificatif qui, la première fois que jel’entendis, m’impressionna très-péniblement. Toutefois, je m’yaccoutumai bientôt et mon déplaisir se dissipa. Il semblait avoirl’intention d’insinuer, plutôt que d’affirmer positivement, quephysiquement il n’avait pas toujours été ce qu’il était ;qu’une longue série d’attaques névralgiques l’avait réduit d’unecondition de beauté personnelle non commune à celle que je voyais.Depuis plusieurs années, il recevait les soins d’un médecin nomméTempleton, – un vieux gentleman âgé de soixante-dix ans, peut-être,– qu’il avait pour la première fois rencontré à Saratoga et dessoins duquel il tira dans ce temps, ou crut tirer, un grandsecours. Le résultat fut que Bedloe, qui était riche, fit unarrangement avec le docteur Templeton, par lequel ce dernier, enéchange d’une généreuse rémunération annuelle, consentit àconsacrer exclusivement son temps et son expérience médicale àsoulager le malade.

Le docteur Templeton avait voyagé dans les jours de sa jeunesse,et était devenu à Paris un des sectaires les plus ardents desdoctrines de Mesmer. C’était uniquement par le moyen des remèdesmagnétiques qu’il avait réussi à soulager les douleurs aiguës deson malade ; et ce succès avait très-naturellement inspiré àce dernier une certaine confiance dans les opinions qui servaientde base à ces remèdes. D’ailleurs, le docteur, comme tous lesenthousiastes, avait travaillé de son mieux à faire de son pupilleun parfait prosélyte, et finalement il réussit si bien qu’il décidale patient à se soumettre à de nombreuses expériences. Fréquemmentrépétées, elles amenèrent un résultat qui, depuis longtemps, estdevenu assez commun pour n’attirer que peu ou point l’attention,mais qui, à l’époque dont je parle, s’était très-rarement manifestéen Amérique. Je veux dire qu’entre le docteur Templeton et Bedloes’était établi peu à peu un rapport magnétique très-distinct ettrès-fortement accentué. Je n’ai pas toutefois l’intentiond’affirmer que ce rapport s’étendît au delà des limites de lapuissance somnifère ; mais cette puissance elle-même avaitatteint une grande intensité. À la première tentative faite pourproduire le sommeil magnétique, le disciple de Mesmer échouacomplètement. À la cinquième ou sixième, il ne réussit quetrès-imparfaitement, et après des efforts opiniâtres. Ce futseulement à la douzième que le triomphe fut complet. Aprèscelle-là, la volonté du patient succomba rapidement sous celle dumédecin, si bien que, lorsque je fis pour la première fois leurconnaissance, le sommeil arrivait presque instantanément par un puracte de volition de l’opérateur, même quand le malade n’avait pasconscience de sa présence. C’est seulement maintenant, en l’an1845, quand de semblables miracles ont été journellement attestéspar des milliers d’hommes, que je me hasarde à citer cetteapparente impossibilité comme un fait positif.

Le tempérament de Bedloe était au plus haut degré sensitif,excitable, enthousiaste. Son imagination, singulièrement vigoureuseet créatrice, tirait sans doute une force additionnelle de l’usagehabituel de l’opium, qu’il consommait en grande quantité, et sanslequel l’existence lui eût été impossible. C’était son habituded’en prendre une bonne dose immédiatement après son déjeuner,chaque matin, – ou plutôt immédiatement après une tasse de fortcafé, car il ne mangeait rien dans l’avant-midi, – et alors ilpartait seul, ou seulement accompagné d’un chien, pour une longuepromenade à travers la chaîne de sauvages et lugubres hauteurs quicourent à l’ouest et au sud de Charlottesville, et qui sontdécorées ici du nom de Ragged Mountains[1]. Par unjour sombre, chaud et brumeux, vers la fin de novembre, et durantl’étrange interrègne de saisons que nous appelons en Amérique l’étéindien, M. Bedloe partit, suivant son habitude, pour les montagnes.Le jour s’écoula, et il ne revint pas. Vers huit heures du soir,étant sérieusement alarmés par cette absence prolongée, nousallions nous mettre à sa recherche, quand il reparut inopinément,ni mieux ni plus mal portant, et plus animé que de coutume. Lerécit qu’il fit de son expédition et des événements qui l’avaientretenu fut en vérité des plus singuliers : – Vous vous rappelez,dit-il, qu’il était environ neuf heures du matin quand je quittaiCharlottesville. Je dirigeai immédiatement mes pas vers la montagneet, vers dix heures, j’entrai dans une gorge qui était entièrementnouvelle pour moi. Je suivis toutes les sinuosités de cette passeavec beaucoup d’intérêt. – Le théâtre qui se présentait de touscôtés, quoique ne méritant peut-être pas l’appellation de sublime,portait en soi un caractère indescriptible, et pour moi délicieux,de lugubre désolation. La solitude semblait absolument vierge. Jene pouvais m’empêcher de croire que les gazons verts et les rochesgrises que je foulais n’avaient jamais été foulés par un piedhumain. L’entrée du ravin est si complètement cachée, et de faitinaccessible, excepté à travers une série d’accidents, qu’iln’était pas du tout impossible que je fusse en vérité le premieraventurier, – le premier et le seul qui eût jamais pénétré cessolitudes. « L’épais et singulier brouillard ou fumée qui distinguel’été indien, et qui s’étendait alors pesamment sur tous lesobjets, approfondissait sans doute les impressions vagues que cesobjets créaient en moi. Cette brume poétique était si dense que jene pouvais jamais voir au delà d’une douzaine de yards de ma route.Ce chemin était excessivement sinueux et, comme il était impossiblede voir le soleil, j’avais perdu toute idée de la direction danslaquelle je marchais. Cependant, l’opium avait produit son effetaccoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d’uneintensité d’intérêt. Dans le tremblement d’une feuille, – dans lacouleur d’un brin d’herbe, – dans la forme d’un trèfle, – dans lebourdonnement d’une abeille, – dans l’éclat d’une goutte de rosée,– dans le soupir du vent, – dans les vagues odeurs qui venaient dela forêt, – se produisait tout un monde d’inspirations, – uneprocession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées etrapsodiques. « Tout occupé par ces rêveries, je marchai plusieursheures, durant lesquelles le brouillard s’épaissit autour de moi àun degré tel que je fus réduit à chercher mon chemin à tâtons. Etalors un indéfinissable malaise s’empara de moi. Je craignaisd’avancer, de peur d’être précipité dans quelque abîme. Je mesouvins aussi d’étranges histoires sur ces Ragged Mountains, et deraces d’hommes bizarres et sauvages qui habitaient leurs bois etleurs cavernes. Mille pensées vagues me pressaient et medéconcertaient, – pensées que leur vague rendait encore plusdouloureuses. Tout à coup mon attention fut arrêtée par un fortbattement de tambour. « Ma stupéfaction, naturellement, futextrême. Un tambour, dans ces montagnes, était chose inconnue. Jen’aurais pas été plus surpris par le son de la trompette del’Archange. Mais une nouvelle et bien plus extraordinaire caused’intérêt et de perplexité se manifesta. J’entendais s’approcher unbruissement sauvage, un cliquetis, comme d’un trousseau de grossesclefs, – et à l’instant même un homme à moitié nu, au visagebasané, passa devant moi en poussant un cri aigu. Il passa si prèsde ma personne que je sentis le chaud de son haleine sur ma figure.Il tenait dans sa main un instrument composé d’une série d’anneauxde fer et les secouait vigoureusement en courant. À peine avait-ildisparu dans le brouillard que, haletante derrière lui, la gueuleouverte et les yeux étincelants, s’élança une énorme bête. Je nepouvais pas me méprendre sur son espèce : c’était une hyène. « Lavue de ce monstre soulagea plutôt qu’elle n’augmenta mesterreurs ; – car j’étais bien sûr maintenant que je rêvais, etje m’efforçai, je m’excitai moi-même à réveiller ma conscience. Jemarchai délibérément et lestement en avant. Je me frottai les yeux.Je criai très-haut. Je me pinçai les membres. Une petite sources’étant présentée à ma vue, je m’y arrêtai, et je m’y lavai lesmains, la tête et le cou. Je crus sentir se dissiper les sensationséquivoques qui m’avaient tourmenté jusque-là. Il me parut, quand jeme relevai, que j’étais un nouvel homme, et je poursuivis fermementet complaisamment ma route inconnue. « À la longue, tout à faitépuisé par l’exercice et par la lourdeur oppressive del’atmosphère, je m’assis sous un arbre. En ce moment parut unfaible rayon de soleil, et l’ombre des feuilles de l’arbre tombasur le gazon, légèrement mais suffisamment définie. Pendantquelques minutes, je fixai cette ombre avec étonnement. Sa forme mecomblait de stupeur. Je levai les yeux. L’arbre était un palmier. «Je me levai précipitamment et dans un état d’agitation terrible, –car l’idée que je rêvais n’était plus désormais suffisante. Je vis,– je sentis que j’avais le parfait gouvernement de mes sens, – etces sens apportaient maintenant à mon âme un monde de sensationsnouvelles et singulières. La chaleur devint tout d’un coupintolérable. Une étrange odeur chargeait la brise. – Un murmureprofond et continuel, comme celui qui s’élève d’une rivièreabondante, mais coulant régulièrement, vint à mes oreilles,entremêlé du bourdonnement particulier d’une multitude de voixhumaines. « Pendant que j’écoutais, avec un étonnement qu’il estbien inutile de vous décrire, un fort et bref coup de vent enleva,comme une baguette de magicien, le brouillard qui chargeait laterre. « Je me trouvai au pied d’une haute montagne dominant unevaste plaine, à travers laquelle coulait une majestueuse rivière.Au bord de cette rivière s’élevait une ville d’un aspect oriental,telle que nous en voyons dans Les Mille et Une Nuits, mais d’uncaractère encore plus singulier qu’aucune de celles qui y sontdécrites. De ma position, qui était bien au-dessus du niveau de laville, je pouvais apercevoir tous ses recoins et tous ses angles,comme s’ils eussent été dessinés sur une carte. Les ruesparaissaient innombrables et se croisaient irrégulièrement danstoutes les directions, mais ressemblaient moins à des rues qu’à delongues allées contournées, et fourmillaient littéralementd’habitants. Les maisons étaient étrangement pittoresques. Dechaque côté, c’était une véritable débauche de balcons, devérandas, de minarets, de niches et de tourelles fantastiquementdécoupées. Les bazars abondaient ; les plus richesmarchandises s’y déployaient avec une variété et une profusioninfinie : soies, mousselines, la plus éblouissante coutellerie,diamants et bijoux des plus magnifiques. À côté de ces choses, onvoyait de tous côtés des pavillons, des palanquins, des litières oùse trouvaient de magnifiques dames sévèrement voilées, deséléphants fastueusement caparaçonnés, des idoles grotesquementtaillées, des tambours, des bannières et des gongs, des lances, descasse-tête dorés et argentés. Et parmi la foule, la clameur, lamêlée et la confusion générales, parmi un million d’hommes noirs etjaunes, en turban et en robe, avec la barbe flottante, circulaitune multitude innombrable de bœufs saintement enrubannés, pendantque des légions de singes malpropres et sacrés grimpaient,jacassant et piaillant, après les corniches des mosquées, ou sesuspendaient aux minarets et aux tourelles. Des rues fourmillantesaux quais de la rivière descendaient d’innombrables escaliers quiconduisaient à des bains, pendant que la rivière elle-même semblaitavec peine se frayer un passage à travers les vastes flottes debâtiments surchargés qui tourmentaient sa surface en tous sens. Audelà des murs de la ville s’élevaient fréquemment en groupesmajestueux, le palmier et le cocotier, avec d’autres arbres d’ungrand âge, gigantesques et solennels ; et çà et là on pouvaitapercevoir un champ de riz, la hutte de chaume d’un paysan, uneciterne, un temple isolé, un camp de gypsies, ou une gracieusefille solitaire prenant sa route, avec une cruche sur sa tête, versles bords de la magnifique rivière. « Maintenant, sans doute, vousdirez que je rêvais ; mais nullement. Ce que je voyais, – ceque j’entendais, – ce que je sentais, – ce que je pensais n’avaitrien en soi de l’idiosyncrasie non méconnaissable du rêve. Tout setenait logiquement et faisait corps. D’abord, doutant si j’étaisréellement éveillé, je me soumis à une série d’épreuves qui meconvainquirent bien vite, que je l’étais réellement. Or, quandquelqu’un rêve, et que dans son rêve il soupçonne qu’il rêve, lesoupçon ne manque jamais de se confirmer et le dormeur est presqueimmédiatement réveillé. Ainsi, Novalis[2] ne setrompe pas en disant que nous sommes près de nous réveiller quandnous rêvons que nous rêvons. Si la vision s’était offerte à moitelle que je l’eusse soupçonnée d’être un rêve, alors elle eût puêtre purement un rêve ; mais, se présentant comme je l’ai dit,et suspectée et vérifiée comme elle le fut, je suis forcé de laclasser parmi d’autres phénomènes. – En cela, je n’affirme pas quevous ayez tort, remarqua le docteur Templeton. Mais poursuivez.Vous vous levâtes, et vous descendîtes dans la cité. – Je me levai,continua Bedloe regardant le docteur avec un air de profondétonnement ; je me levai, comme vous dîtes, et descendis dansla cité. Sur ma route, je tombai au milieu d’une immense populacequi encombrait chaque avenue, se dirigeant toute dans le même senset montrant dans son action la plus violente animation.Très-soudainement, et sous je ne sais quelle pression inconcevable,je me sentis profondément pénétré d’un intérêt personnel dans cequi allait arriver. Je croyais sentir que j’avais un rôle importantà jouer, sans comprendre exactement quel il était. Contre la foulequi m’environnait j’éprouvai toutefois un profond sentimentd’animosité. Je m’arrachai du milieu de cette cohue, et rapidement,par un chemin circulaire, j’arrivai à la ville, et j’y entrai. Elleétait en proie au tumulte et à la plus violente discorde. Un petitdétachement d’hommes ajustés moitié à l’indienne, moitié àl’européenne, et commandés par des gentlemen qui portaient ununiforme en partie anglais, soutenait un combat très-inégal contrela populace fourmillante des avenues. Je rejoignis cette faibletroupe, je me saisis des armes d’un officier tué, et je frappai auhasard avec la férocité nerveuse du désespoir. Nous fûmes bientôtécrasés par le nombre et contraints de chercher un refuge dans uneespèce de kiosque. Nous nous y barricadâmes, et nous fûmes pour lemoment en sûreté. Par une meurtrière, près du sommet du kiosque,j’aperçus une vaste foule dans une agitation furieuse, entourant etassaillant un beau palais qui dominait la rivière. Alors, par unefenêtre supérieure du palais, descendit un personnage d’uneapparence efféminée, au moyen d’une corde faite avec les turbans deses domestiques. Un bateau était tout près, dans lequel ils’échappa vers le bord opposé de la rivière. « Et alors un nouvelobjet prit possession de mon âme. J’adressai à mes compagnonsquelques paroles précipitées, mais énergiques, et, ayant réussi àen rallier quelques-uns à mon dessein, je fis une sortie furieusehors du kiosque. Nous nous précipitâmes sur la foule quil’assiégeait. Ils s’enfuirent d’abord devant nous. Ils serallièrent, combattirent comme des enragés, et firent une nouvelleretraite. Cependant, nous avions été emportés loin du kiosque, etnous étions perdus et embarrassés dans des rues étroites, étoufféespar de hautes maisons, dans le fond desquelles le soleil n’avaitjamais envoyé sa lumière. La populace se pressait impétueusementsur nous, nous harcelait avec ses lances, et nous accablait de sesvolées de flèches. Ces dernières étaient remarquables etressemblaient en quelque sorte au kriss tortillé des Malais ;– imitant le mouvement d’un serpent qui rampe, – longues et noires,avec une pointe empoisonnée. L’une d’elles me frappa à la tempedroite. Je pirouettai, je tombai. Un mal instantané et terribles’empara de moi. Je m’agitai, – je m’efforçai de respirer, – jemourus. – Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je ensouriant, à croire que toute votre aventure n’est pas unrêve ? Êtes-vous décidé à soutenir que vous êtes mort ?Quand j’eus prononcé ces mots, je m’attendais à quelque heureusesaillie de Bedloe, en manière de réplique ; mais, à mon grandétonnement, il hésita, trembla, devint terriblement pâle et gardale silence. Je levai les yeux sur Templeton. Il se tenait droit etroide sur sa chaise ; – ses dents claquaient et ses yeuxs’élançaient de leurs orbites. – Continuez, dit-il enfin à Bedloed’une voix rauque. Pendant quelques minutes, poursuivit ce dernier,ma seule impression, – ma seule sensation, – fut celle de la nuitet du non-être, avec la conscience de la mort. À la longue, il mesembla qu’une secousse violente et soudaine comme l’électricitétraversait mon âme. Avec cette secousse vint le sens del’élasticité et de la lumière. Quant à cette dernière, je lasentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla que jem’élevais de terre ; mais je ne possédais pas ma présencecorporelle, visible, audible, ou palpable. La foule s’étaitretirée. Le tumulte avait cessé. La ville était comparativementcalme. Au-dessous de moi gisait mon corps, avec la flèche dans matempe, toute la tête grandement enflée et défigurée. Mais toutesces choses, je les sentis, – je ne les vis pas. Je ne prisd’intérêt à rien. Et même le cadavre me semblait un objet aveclequel je n’avais rien de commun. Je n’avais aucune volonté, maisil me sembla que j’étais mis en mouvement et que je m’envolaislégèrement hors de l’enceinte de la ville par le même circuit quej’avais pris pour y entrer. Quand j’eus atteint, dans la montagne,l’endroit du ravin où j’avais rencontré l’hyène, j’éprouvai denouveau un choc comme celui d’une pile galvanique ; lesentiment de la pesanteur, celui de substance rentrèrent en moi. Jeredevins moi-même, mon propre individu, et je dirigeai vivement mespas vers mon logis ; – mais le passé n’avait pas perdul’énergie vivante de la réalité, – et maintenant encore je ne puiscontraindre mon intelligence, même pour une minute, à considérertout cela comme un songe. – Ce n’en était pas un, dit Templeton,avec un air de profonde solennité ; mais il serait difficilede dire quel autre terme définirait le mieux le cas en question.Supposons que l’âme de l’homme moderne est sur le bord de quelquesprodigieuses découvertes psychiques. Contentons-nous de cettehypothèse. Quant au reste, j’ai quelques éclaircissements à donner.Voici une peinture à l’aquarelle que je vous aurais déjà montrée siun indéfinissable sentiment d’horreur ne m’en avait pas empêchéjusqu’à présent. Nous regardâmes la peinture qu’il nous présentait.Je n’y vis aucun caractère bien extraordinaire ; mais soneffet sur Bedloe fut prodigieux. À peine l’eut-il regardée qu’ilfaillit s’évanouir. Et cependant, ce n’était qu’un portrait à laminiature, un portrait merveilleusement fini, à vrai dire, de sapropre physionomie si originale. Du moins, telle fut ma pensée enla regardant. – Vous apercevez la date de la peinture, ditTempleton ; elle est là, à peine visible, dans ce coin, –1780. C’est dans cette année que cette peinture fut faite. C’est leportrait d’un ami défunt, – un M. Oldeb, – à qui je m’attachaitrès-vivement à Calcutta, durant l’administration de WarrenHastings. Je n’avais alors que vingt ans. Quand je vous vis pour lapremière fois, monsieur Bedloe, à Saratoga, ce fut la miraculeusesimilitude qui existait entre vous et le portrait qui me déterminaà vous aborder, à rechercher votre amitié et à amener cesarrangements qui firent de moi votre compagnon perpétuel. Enagissant ainsi, j’étais poussé en partie, et peut-êtreprincipalement, par les souvenirs pleins de regrets du défunt, maisd’une autre part aussi par une curiosité inquiète à votre endroit,et qui n’était pas dénuée d’une certaine terreur. « Dans votrerécit de la vision qui s’est présentée à vous dans les montagnes,vous avez décrit, avec le plus minutieux détail, la ville indiennede Bénarès, sur la Rivière-Sainte. Les rassemblements, les combats,le massacre, c’étaient les épisodes réels de l’insurrection deCheyte-Sing, qui eut lieu en 1780, alors que Hastings courut lesplus grands dangers pour sa vie. L’homme qui s’est échappé par lacorde faite de turbans, c’était Cheyte-Sing lui-même. La troupe dukiosque était composée de cipayes et d’officiers anglais, Hastingsà leur tête. Je faisais partie de cette troupe, et je fis tous mesefforts pour empêcher cette imprudente et fatale sortie del’officier qui tomba dans la bagarre sous la flèche empoisonnéed’un Bengali. Cet officier était mon plus cher ami. C’était Oldeb.Vous verrez par ce manuscrit, – ici le narrateur produisit un livrede notes, dans lequel quelques pages paraissaient d’une date toutefraîche, – que, pendant que vous pensiez ces choses au milieu de lamontagne, j’étais occupé ici, à la maison, à les décrire sur lepapier. » Une semaine environ après cette conversation, l’articlesuivant parut dans un journal de Charlottesville : « C’est pournous un devoir douloureux d’annoncer la mort de M. Auguste Bedlo,un gentleman que ses manières charmantes et ses nombreuses vertusavaient depuis longtemps rendu cher aux citoyens deCharlottesville. « M. B., depuis quelques années, souffrait d’unenévralgie qui avait souvent menacé d’aboutir fatalement ; maiselle ne peut être regardée que comme la cause indirecte de sa mort.La cause immédiate fut d’un caractère singulier et spécial. Dansune excursion qu’il fit dans les Ragged Mountains, il y a quelquesjours, il contracta un léger rhume avec de la fièvre, qui fut suivid’un grand mouvement du sang à la tête. Pour le soulager, ledocteur Templeton eut recours à la saignée locale. Des sangsuesfurent appliquées aux tempes. Dans un délai effroyablement court,le malade mourut, et l’on s’aperçut que, dans le bocal quicontenait les sangsues, avait été introduite par hasard une de cessangsues vermiculaires venimeuses qui se rencontrent çà et là dansles étangs circonvoisins. Cette bête se fixa d’elle-même sur unepetite artère de la tempe droite. Son extrême ressemblance avec lasangsue médicinale fit que la méprise fut découverte trop tard. «N.-B. – La sangsue venimeuse de Charlottesville peut toujours sedistinguer de la sangsue médicinale par sa noirceur et spécialementpar ses tortillements, ou mouvements vermiculaires, qui ressemblentbeaucoup à ceux d’un serpent. » Je me trouvais avec l’éditeur dujournal en question, et nous causions de ce singulier accident,quand il me vint à l’idée de lui demander pourquoi l’on avaitimprimé le nom du défunt avec l’orthographe : Bedlo. – Je présume,dis-je, que vous avez quelque autorité pour l’orthographierainsi ; j’ai toujours cru que le nom devait s’écrire avec un eà la fin. – Autorité ? non, répliqua-t-il. C’est une simpleerreur du typographe. Le nom est Bedloe avec un e ; c’estconnu de tout le monde, et je ne l’ai jamais vu écrit autrement. –Il peut donc se faire, murmurai-je en moi-même, comme je tournaisur mes talons, qu’une vérité soit plus étrange que toutes lesfictions ; – car qu’est-ce que Bedlo sans e, si ce n’est Oldebretourné ? Et cet homme me dit que c’est une fautetypographique !

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