Suora scolastica

Suora scolastica

Vous savez qu’en 1711 Louis XIV, privés des grands hommes quiétaient nés en même temps que lui, et rapetissé par Mme deMaintenon, eut le fol orgueil d’envoyer régner en Espagne unenfant, le duc d’Anjou, qui plus tard fut Philippe V, fou, brave etdévot. Il valait bien mieux, comme le proposaient les étrangers,réunir à la France la Belgique et le Milanais.

La France eut des malheurs, mais son roi qui, jusque-là, n’avaittrouvé que des succès faciles et une gloire de comédie, montra unevraie grandeur dans les infortunes. La victoire de Demain et lefameux verre d’eau tombé sur la robe de la duchesse de Marlboroughdonnèrent à la France une paix assez glorieuse.

Vers ce temps, Philippe V, qui régnait toujours en Espagne,perdit la reine son épouse. Cet événement et sa vertu monacale lerendirent presque fou. Dans cet état, il sut chercher dans ungrenier, à Parme, faire arriver en Espagne, et enfin épouser lacélèbre Elisabeth Farnèse. Cette grande reine montra du génie aumilieu des puérilités orgueilleuses de l’Espagne, qui depuis sontdevenues si célèbres en Europe, et, sous le nom vénéré d’étiquetteespagnole, ont été imitées par tous les trônes d’Europe.

Cette reine, Elisabeth Farnèse, passa quinze ans de sa vie sansperdre de vue plus de dix minutes par jour son fou de mari. Cettecour, si misérable au milieu de ses fausses grandeurs, a trouvé unpeintre homme de génie, digne de toutes les profondeurs de sescritiques et porté par le génie sombre du caractère espagnol, leduc de Saint-Simon, le seul historien qu’ait produit jusqu’ici legénie français. Il donne le détail curieux de tous les soins que sedonna la reine Elisabeth Farnèse afin de pouvoir un jour lancer unearmée espagnole et conquérir pour un de ses deux fils puînésqu’elle avait donnés à Philippe V, quelqu’une des principautés dece pays-là. Elle pouvait par ce moyen éviter la triste vie quiattend une reine douairière d’Espagne et trouver un refuge à lamort de Philippe V.

Les fils que le roi avait eus de sa première femme étaientcomplètement imbéciles, comme il convient à des princes légitimesélevés par la Sainte Inquisition. Un des favoris qui règnerait surcelui des deux qui serait roi pouvait très bien lui faire trouvernécessaire et politique de jeter en prison la reine Farnèse, dontle bon sens sévère et l’activité choquaient l’indolenceespagnole.

Don Carlos, le fils aîné de la reine Elisabeth, passa en Italieen 1734. La bataille de Bitonto, facilement gagnée, le mit sur letrône de Naples. Mais en 1743 l’Autriche l’attaquesérieusement&|160;; le 10 août 1744, il se trouvait dans la petiteville de Velletri, à douze lieues de Rome, avec sa petite arméeespagnole. Il était au pied du mont Artemisio, à deux lieues àpeine d’une petite armée autrichienne mieux placée que lasienne.

Le 14 du mois d’août, au petit jour, don Carlos fut surpris danssa chambre par une compagnie d’Autrichiens. Le duc de Vargas delPardo, que la reine, en dépit des efforts du grand aumônier, avaitplacé auprès de son fils, le saisit par les jambes et le hissajusqu’à la fenêtre, qui était à dix pieds du plancher, pendant queles grenadiers autrichiens enfonçaient la porte à coups de crosse,en criant au prince, avec tout le respect possible, qu’ils lesuppliaient de se rendre.

Vargas sauta par la fenêtre après son prince, trouva deuxchevaux, le fit monter à cheval, courut à l’infanterie, campée à unquart de lieue.

– Votre prince est perdu, dit-il aux Espagnols, si vous ne voussouvenez que vous êtes Espagnols. Il s’agit de tuer deux mille deces hérétiques d’Autrichiens qui veulent faire prisonnier le filsde votre bonne reine.

Toute la valeur espagnole fut réveillée par ce peu de mots. Ilscommencèrent par passer au fil de l’épée les quatre compagnies quirevenaient de Velletri, où elles avaient essayé de surprendre leprince. Par bonheur, Vargas trouva un vieux général qui, en sesouvenant de la façon absurde dont on faisait la guerre en 1744,n’eut pas l’idée baroque d’éteindre la colère des braves Espagnolsen leur commandant des manœuvres savantes. Enfin, l’on tua, à labataille de Velletri, trois mille cinq cents hommes à l’arméeautrichienne.

Dès lors, don Carlos fut vraiment roi de Naples.

La reine Farnèse envoya un de ses favoris dire à don Carlos, quin’était connu que par son amour pour la chasse, que les Autrichiensétaient surtout insupportables aux gens de Naples à cause de leurmesquinerie et de leur avarice :

– Prenez-leur quelques millions de plus qu’il n’est nécessaire,à ces négociants toujours défiants, et occupés de la sensation dumoment&|160;; amusez-vous avec leur argent, mais ne soyez pas unroi soliveau.

Don Carlos, quoique élevé par des prêtres et dans toutes lesrigueurs de l’étiquette, se trouva ne pas manquer d’intelligence.Il réunit une cour brillante, il chercha à s’attacher par desfaveurs singulières les jeunes seigneurs qui sortaient du collègelors de sa première venue à Naples et qui n’avaient pas plus devingt ans à l’époque de la bataille de Velletri. Plusieurs de cesjeunes gens s’étaient fait tuer dans les rues de Velletri, lors dela surprise, pour que leur roi, aussi jeune qu’eux, ne fût pas faitprisonnier.

Le roi tira parti de tous les essais de conspiration quel’Autriche essaya de soudoyer. Ses juges appelèrent d’infâmestraîtres les nigauds, partisans-nés de tous les pouvoirs enquelques années de date.

Don Carlos ne fit exécuter aucune des sentences de mort, mais ilaccepta la confiscation de beaucoup de belles terres. Le génienapolitain, qui aime naturellement tout ce qui est fastueux etbrillant, enseigna aux seigneurs de la cour que, pour plaire à cejeune roi, il fallait faire beaucoup de dépense. Le roi laissa seruiner tous les seigneurs que son ministre Tanucci lui dénonçaitcomme secrètement dévoués à la maison d’Autriche. Il ne futcontrecarré que par Acquaviva, archevêque de Naples, et le seulennemi réellement dangereux que don Carlos trouva dans son nouveauroyaume.

Les fêtes que donna don Carlos dans l’hiver de 1745, au retourde la bataille de Velletri, furent vraiment magnifiques et luigagnèrent l’esprit des Napolitains autant que son bonheur à laguerre. La tranquillité et l’aisance renaissaient de toutesparts.

Lorsqu’arriva l’époque du grand gala et du grand baise-main tenuau château pour célébrer le jour de sa naissance, Charles IIIdistribua de belles terres aux grand seigneurs qu’il savait luiêtre dévoués. Dans l’intimité, don Carlos, qui savait régner,donnait des ridicules aux maîtresses de l’archevêque et aux femmesâgées qui regrettaient le gouvernement ridicule de l’Autriche.

Le roi distingua deux ou trois titres de duc aux jeunesseigneurs qu’il voyait dépenser plus que leur revenu, car donCarlos, naturellement grand, avait en horreur les gens qui, sur leprincipe autrichien, cherchaient à faire des économies.

Le jeune roi avait de l’esprit, des sentiments élevés, etscandait bien ses mots. Quant à la masse du peuple, elle était toutétonnée que le gouvernement ne lui fît pas toujours du mal. Elleaimait les fêtes du roi et elle s’accoutumait à payer des impôtsdont le produit, au lieu d’être transporté tous les six mois àMadrid ou en Autriche, était distribué en partie aux jeunes gensqui s’amusaient et aux jeunes femmes. En vain l’archevêqueAcquaviva, soutenu par tous les vieillards et toutes les femmes quin’étaient plus jeunes, faisait insinuer dans tous les sermons quele genre de vie de la cour conduisait à l’abomination de ladésolation. Toutes les fois que le roi ou la reine sortait dupalais, les cris de joie et les vivats du peuple s’entendaient àplus d’un quart de lieue de distance. Comment donner une idée descris de ce peuple naturellement criard et qui se trouvaitnaturellement content&|160;?…

Cet hiver qui suivit la bataille de Velletri, plusieursseigneurs de la cour de France étaient venus, sous prétexte desanté, passer l’hiver à Naples. Ils étaient bienvenus auchâteau&|160;; les plus riches seigneurs se faisaient un devoir deles inviter à toutes leurs fêtes&|160;; l’antique gravité espagnoleet les rigueurs de l’étiquette, qui proscrivaient entièrement lesvisites du matin faites aux jeunes femmes et qui défendaientabsolument celles-ci de recevoir les hommes en l’absence de deux outrois duègnes choisies par les maris, semblaient céder un peudevant la facilité des mœurs françaises. Huit ou dix femmes d’unerare beauté se partageaient tous les hommages&|160;; mais le jeuneroi, fin connaisseur, soutenait que la plus belle personne de sacour était la jeune Rosalinde, fille du prince de Bissignano. Ceprince, ancien général autrichien, personnage fort triste, fortprudent, fort lié avec l’archevêque, avait passé sans paraître auchâteau les quatre années du règne de don Carlos qui s’étaientécoulées avant la bataille décisive de Velletri. Le roi n’avait vule prince de Bissignano que le jour des deux baise-mains denécessité obligée, savoir celui du jour onomastique de la naissancedu roi et celui du jour de sa fête. Mais les fêtes charmantesdonnées par le roi lui faisaient des partisans, même au sein desfamilles les plus dévouées aux droits de l’Autriche, comme ondisait alors à Naples. Le prince de Bissignano avait cédé malgrélui aux instances de dona Ferdinanda, sa seconde femme, en luipermettant de paraître au palais et de se faire suivre par safille, cette belle Rosalinde que le roi don Carlos proclamait laplus belle personne de son royaume.

Le prince de Bissignano se voyait trois fils d’un premier lit,dont l’établissement dans le monde lui donnait beaucoup de soucis.Les titres que portaient ces fils, tous ducs ou princes, luisemblaient trop imposants pour la médiocre fortune qu’il pouvaitleur laisser. Ces pensées chagrinantes devinrent encore pluspoignantes lorsqu’à l’occasion de la fête de la reine, le roi fitune nombreuse promotion de sous-lieutenants dans ses troupes&|160;;les fils du prince de Bissignano n’y furent pas compris, par laraison toute simple qu’ils n’avaient rien demandé&|160;; mais lajeune Rosalinde, leur sœur, ayant suivi sa belle-mère dans unevisite que celle-ci fit au palais le lendemain du gala, la reinedit à Rosalinde qu’elle avait remarqué, la dernière fois qu’onjouait aux petits jeux au palais, qu’elle n’avait point de gages àdonner.

– Quoique les jeunes filles ne portent pas de diamants,j’espère, lui dit-elle, que, comme gage de l’amitié de votre reineet par mon ordre exprès, vous voudrez bien porter cette bague.

Et la reine lui remit une bague ornée d’un diamant valantplusieurs centaines de ducats.

Cette bague fut un cruel sujet d’embarras pour le vieux princede Bissignano : son ami l’archevêque le menaça de faire refuserl’absolution par tous les prêtres du diocèse, à l’époque de Pâques,à sa fille Rosalinde si elle portait la bague espagnole. Par l’avisde son vieux aumônier, le prince offrit à l’archevêque le mezziotermine de faire fabriquer une bague aussi semblable que possible àl’aide d’un diamant pris dans le majorat dont jouissaient lesprinces de Bissignano. Dona Ferdinanda se montra profondémentirritée.

Irritée de cette soustraction qu’on prétendait faire à sonécrin, elle prétendait que le diamant qu’on lui enlevait fûtremplacé par la bague donnée par la reine. Le prince, monté par unevieille duègne de la maison et qui formait sa camerilla, fut d’avisque cette entrée de la bague de Rosalinde dans l’écrin du majoratpouvait, après la mort de lui, prince, la priver de la propriété dela bague et, si la reine s’apercevait de la substitution, ôterait àsa fille le moyen de jurer le sang de San Gennaro que la bagueétait toujours en son pouvoir, ce que d’ailleurs elle pouvaitprouver en courant la prendre au palais de son père.

Ce différend, que Rosalinde ne prit point à cœur, troublapendant quinze jours tout l’intérieur de la maison du prince.Enfin, par les conseils de son aumônier, la bague de la reine futdéposée entre les mains de la vieille Litta, la doyenne des duègnesde la maison.

La manie qu’ont les Napolitains des familles nobles de seregarder comme des princes indépendants et ayant des intérêtsopposés fait qu’il ne règne aucune affection entre frère et sœur etque leurs intérêts sont toujours décidés par les règles de lapolitique la plus stricte.

Le prince de Bissignano était amoureux de sa femme, fort gaie,fort imprudente, et qui avait trente ans de moins que lui. Pendantles fêtes brillantes de l’hiver de 1745 qui suivirent la fameusevictoire de Velletri, la princesse dona Ferdinanda eut le plaisirde se voir environnée par ce qu’il y avait de plus brillant parmiles jeunes gens de la cour. Nous ne dissimulerons pas qu’elledevait ce succès à sa jeune belle-fille, qui n’était autre quecette jeune Rosalinde, que le roi proclamait la plus jolie femme desa cour. Les jeunes gens qui entouraient la princesse de Bissignanoétaient bien sûrs de se trouver côte à côte avec le roi, et même dese voir adresser la parole pour peu qu’ils animassent laconversation par des pensées amusantes, car le roi qui, pour suivreles ordres de la reine, sa mère, et pour mériter les respects desEspagnols, ne parlait jamais, quand il se trouvait auprès d’unefemme qui lui plaisait, oubliait son métier et parlait à peu prèscomme un autre homme qui aurait passé pour fort sérieux.

Mais ce n’était point la présence du roi dans son cercle quirendait la princesse de Bissignano si heureuse à la cour : c’étaitles attentions continuelles du jeune Gennarino, des marquis de LasFlores. Ces marquis étaient fort nobles, puisqu’ils appartenaient àla famille Medina Celi d’Espagne, d’où ils étaient venus à Naples,il n’y avait guère qu’un siècle. Mais le marquis, père de donGennarino, passait pour le gentilhomme de la cour le moins riche.Son fils n’avait que vingt-deux ans, il était élégant, beau, maisil y avait dans sa physionomie quelque chose de grave et de hautainqui trahissait son origine espagnole. Depuis qu’il ne manquait àaucune fête de la cour, il déplaisait à Rosalinde, dont il étaitpassionnément amoureux, mais à laquelle il se gardait biend’adresser jamais une parole, dans la crainte de voir la princessesa belle-mère cesser tout à coup de l’amener à la cour.

Pour éviter cet accident qui eût été terrible pour son amour, ilfaisait une cour assidue à la princesse. C’était une femme un peuforte (il est vrai qu’elle avait trente-quatre ans), mais soncaractère, toujours passionné pour quelque chose, toujours enjoué,lui donnait l’air jeune. Ce caractère servait les projets deGennarino qui, à tout prix, voulait se corriger de cet air hautainet dédaigneux qui déplaisait à Rosalinde.

Gennarino ne lui avait pas adressé trois fois la parole, maisaucun des sentiments de Rosalinde n’étaient un mystère pour lui :lorsqu’il cherchait à prendre les manières gaies, ouvertes et, mêmeun peu étourdies, des jeunes seigneurs de la cour de France, ilvoyait un air de contentement dans les yeux de Rosalinde. Une foismême, il avait surpris un sourire et un geste expressif, comme ilachevait de raconter devant la reine une anecdote, assez triste aufond, mais dont il avait expliqué les circonstances avec l’air toutdésintéressé et nullement tragique qu’y eût mis un Français.

La reine, qui avait le même âge que Rosalinde, c’est-à-direvingt ans, ne put s’empêcher de faire compliment à Gennarino surl’absence de l’air tragique et espagnol qu’elle était charmée de nepas avoir trouvé dans son récit. Gennarino regarda Rosalinde commepour lui dire : « C’est dans le désir de vous plaire que je chercheà me défaire de l’air de hauteur naturel à ma famille. » Rosalindele comprit, et sourit de telle façon que si Gennarino n’eût pas étééperdument amoureux lui-même, il eût bien compris qu’il étaitaimé.

La princesse de Bissignano ne perdait des yeux la belle figuredu jeune homme, mais elle n’avait garde de deviner ce qui sepassait en lui : elle n’avait pas l’âme qu’il faut pour saisir leschoses de cette finesse&|160;; la princesse n’allait pas plus loinque la contemplation de la finesse des traits et de la grâcepresque féminine de toute la personne de Gennarino. Ses cheveux,qu’il portait longs selon la mode que don Carlos avait apportéed’Espagne, étaient d’un blond chatoyant, et leurs boucles doréesretombaient sur son cou mince et gracieux comme celui d’une jeunefille.

A Naples, il n’est pas rare de rencontrer des yeux d’une formemagnifique et qui rappelle celle des plus belles statuesgrecques&|160;; mais ces yeux n’expriment que le contentement d’unebonne santé, ou tout au plus une nuance de menace&|160;; jamaisl’air hautain que Gennarino ne pouvait s’empêcher d’avoir encorequelquefois n’allait jusqu’à la menace. Quand ses yeux sepermettaient de regarder longuement Rosalinde, ils prenaientl’expression de la mélancolie, et même un observateur délicat eûtpu conclure qu’il avait un caractère faible et incertain, quoiquedévoué jusqu’à la folie. Ce trait était assez difficile à deviner,ses larges sourcils souvent rapprochés amortissaient l’éclat et ladouceur de ses yeux bleus.

Le roi, qui ne manquait point de finesse quand son cœur étaitpris, remarqua fort bien que les yeux de Rosalinde, dans lesmoments où ils n’espéraient pas être observés par sa belle-mère,qu’elle craignait beaucoup, se fixaient avec complaisance sur lesbeaux cheveux de Gennarino. Elle n’osait pas s’arrêter de même surses yeux bleus, elle eût craint d’être surprise dans cettesingulière occupation.

Le roi eut la magnanimité de n’être pas jaloux deGennarino&|160;; peut-être aussi croyait-il qu’un roi jeune,généreux et victorieux ne doit pas craindre de rivaux. Unobservateur délicat n’eût pas loué avant tout cette beauté parfaitedes plus belles médailles siciliennes que l’on admiraitgénéralement dans Rosalinde, elle avait plutôt un de ces visagesqu’on n’oublie jamais. On pouvait dire que son âme éclatait sur sonfront, dans les contours délicats de la bouche la plus touchante.Sa taille était frêle et élancée comme si elle eût trop vitegrandi&|160;; il y avait même dans son geste, dans ses attitudes,encore quelque chose de la grâce de l’enfance, mais sa physionomieannonçait une intelligence vive et surtout un esprit gai qui serencontre bien rarement avec la beauté grecque et empêche cettesorte de niaiserie attentive que l’on peut quelquefois luireprocher. Ses cheveux noirs descendaient en larges bandeaux surses joues, elle avait des yeux couronnés de longs sourcils, etc’était ce trait qui avait séduit le roi et à la louange duquel ilrevenait souvent.

Don Gennarino avait un défaut marqué dans le caractère, il étaitsujet à s’exagérer les avantages de ses rivaux et alors il devenaitjaloux jusqu’à la fureur&|160;; il était jaloux du roi don Carlos,malgré tous les soins que prenait Rosalinde pour lui fairecomprendre qu’il ne devait pas être jaloux de ce puissant rival.Gennarino pâlissait tout à coup lorsqu’il entendait le roi direquelque chose de vraiment aimable devant Rosalinde. C’est par unprincipe de jalousie que Gennarino trouvait tant de plaisir à êtrele plus possible avec le roi : il étudiait son caractère et lessignes d’amour pour Rosalinde qui pourraient lui échapper. Le roiprit cette assiduité pour de l’attachement et s’en laissacharmer.

Gennarino était également jaloux du duc Vargas del Pardo, grandchambellan et favori intime de don Carlos, qui autrefois lui avaitété si utile dans la nuit qui précéda la bataille de Velletri. Ceduc passait pour le seigneur le plus riche de la cour de Naples.Tous ces avantages étaient ternis par son âge : il avaitsoixante-huit ans&|160;; ce désavantage ne l’avait point empêché dedevenir amoureux de la belle Rosalinde. Il est vrai qu’il étaitfort bel homme, qu’il montait à cheval avec beaucoup degrâce&|160;; il avait des idées de dépenses fort bizarres etprodiguait sa fortune avec une rare générosité. La bizarrerie deces dépenses, qui étonnaient toujours, contribuait aussi à lerajeunir et renouvelait sans cesse sa faveur auprès du roi. Ce ducvoulait faire de tels avantages à sa femme dans le contrat qu’ilcomptait présenter au prince de Bissignano qu’il mettrait celui-cidans l’impossibilité de refuser.

Don Gennarino, qu’à la cour on appelait il Francese, était eneffet fort gai, fort étourdi, et ne manquait pas de se faire l’amide tous les jeunes seigneurs français qui visitaient l’Italie. Leroi le distinguait, car ce prince n’oubliait jamais que, si la courde France s’écartait un jour de cet esprit d’insouciante légèretéqui semblait diriger ses démarches, elle pourrait par la moindredémonstration sur le Rhin, attirer l’attention de cettetoute-puissante maison d’Autriche qui menaçait sans cessed’engloutir Naples. Nous nous dissimulerons point que la faveurfort réelle du roi ne poussa un peu loin quelquefois la légèreté ducaractère de don Gennarino.

Un jour qu’il se promenait à pied sur le pont de la Madeleine,qui est la grande route du Vésuve, avec le marquis de Charost,arrivé de Versailles depuis deux mois, il prit fantaisie à ces deuxjeunes gens de monter jusqu’à la maison de l’ermite que l’onaperçoit sur la montagne, à mi-chemin du Vésuve. Monter à piedjusque-là était impraticable, car il faisait déjà chaud&|160;;envoyer un de leurs laquais chercher des chevaux à Naples étaitbien long.

A ce moment don Gennarino aperçut à une centaine de pas devanteux un domestique à cheval dont il ne reconnut pas la livrée. Ils’approcha du domestique en lui faisant compliment sur la beauté ducheval andalou qu’il conduisait en laisse.

– Fais mes compliments à ton maître, et apprends-lui qu’il m’aprêté ses chevaux pour aller là-haut jusqu’à la maison de l’ermite.Dans deux heures, ils seront au palais de ton maître&|160;; un desgens de Las Flores sera chargé de tous mes remerciements.

Le domestique à cheval se trouva être un ancien soldatespagnol&|160;; il regardait don Gennarino avec humeur et nefaisait aucune disposition pour descendre de cheval. Don Gennarinole tira par la basque de sa livrée et le retint par l’épaule, defaçon qu’il ne tombât pas tout à fait. Il sauta adroitement sur lecheval que le domestique en livrée abandonnait malgré lui, et iloffrit le magnifique cheval andalou conduit en laisse au marquis deCharost.

Au moment où celui-ci se mettait en selle, don Gennarino, quitenait la bride, sentit le froid d’un poignard qui lui effleuraitle bras gauche. C’était le vieux domestique espagnol qui marquaitson opposition au changement de route des deux chevaux.

– Dis à ton maître, lui dit don Gennarino avec sa gaietéordinaire, que je lui présente bien mes compliments et que dansdeux heures un de mes hommes des écuries du marquis de Las Floreslui ramènera ses deux chevaux, que l’on aura eu soin de ne pasmener trop vite. Ce charmant andalou va procurer une promenadecharmante à mon ami.

Comme le domestique furieux s’approchait de don Gennarino commepour lui donner un second coup de poignard, les deux jeunes genspartirent au galop en éclatant de rire.

Deux heures après, en revenant du Vésuve, don Gennarino chargeaun des palefreniers de son père de s’informer du nom que pouvaitporter le maître des chevaux et de les ramener chez lui en luiprésentant les compliments et les remerciements de don Gennarino.Une heure après, ce palefrenier se présenta tout pâle et vintraconter à don Gennarino que ces chevaux appartenaient àl’archevêque, qui lui avait fait dire qu’il n’acceptait pas lescompliments de l’indiscret.

Au bout de trois jours, ce petit incident était devenu uneaffaire&|160;; tout Naples parlait de la colère del’archevêque.

Il y eut un bal à la cour. Don Gennarino, qui était un desdanseurs les plus empressés, y parut comme à l’ordinaire, et ildonnait le bras à la princesse dona Ferdinanda de Bissignano, qu’ilfaisait promener dans les salons ainsi que sa belle-fille, donaRosalinde, lorsque le roi l’appela.

– Raconte-moi ta nouvelle étourderie et l’histoire des deuxchevaux que tu as empruntés à l’archevêque.

Après avoir raconté en deux mots l’aventure que le lecteur a vuequelques pages plus haut, don Gennarino ajouta :

– Quoique je ne reconnusse pas la livrée, je ne doutais pas quele propriétaire des deux chevaux ne fût un de mes amis. Je puisprouver que pareille chose m’est arrivée : on a pris sur lapromenade des chevaux de l’écurie de mon père dont je me sers. L’anpassé, j’ai pris, sur cette même route du Vésuve, un chevalappartenant au baron de Salerne qui, quoique bien plus âgé que moi,n’a eu garde de se fâcher de la plaisanterie, car c’est un hommed’esprit et un grand philosophe, comme le sait Votre Majesté. Danstous les cas, et au pis du pis, il s’agit de croiser l’épée uninstant, car j’ai fait présenter mes compliments, et au fond il nepeut y avoir que moi d’offensé par le refus de les recevoir qu’onm’a fait chez l’archevêque. L’homme des écuries de mon père prétendque ces chevaux n’appartiennent pas à Son Eminence, qui ne s’en estjamais servi.

– Je te défends de donner aucune suite à cette affaire, repritle roi d’un air sévère. Je te permets tout au plus de fairerenouveler tes compliments, si chez Son Eminence on a le bon espritde vouloir les accepter.

Deux jours après, l’affaire était bien plus grave : l’archevêqueprétendait que le roi s’exprimait d’un tel ton sur son compte, queles jeunes gens de la cour saisissaient avec plaisir l’occasion delui faire offense. D’un autre côté, la princesse de Bissignanoprenait hautement le parti du beau jeune homme qui la faisaitdanser à tous les bals. Elle démontrait fort bien qu’il n’avait pasreconnu la livrée du domestique qui conduisait les chevaux. Par unhasard qu’on n’expliquait pas, cet habit de livrée se trouvait aupouvoir d’un des domestiques de don Gennarino, et en fait cettelivrée n’était pas celle de l’archevêque.

Enfin, don Gennarino était bien éloigné de refuser aupropriétaire qui prenait de l’humeur si mal à propos de croiser lefer avec lui. Don Gennarino était même tout disposé d’aller dire àl’archevêque qu’il aurait été au désespoir si les chevaux empruntéssi lestement se fussent trouvés lui appartenir.

L’affaire dont nous parlons embarrassait fort sérieusement leroi don Carlos. Par les soins de l’archevêque, tous les prêtres deNaples, au moyen des entretiens qu’ils ont dans les confessionnaux,répandaient le bruit que les jeunes gens de la cour, adonnés à ungenre de vie impie, cherchaient à insulter la livrée del’archevêque.

Le roi se rendit de bon matin à son palais de Portici. Il yavait fait appeler secrètement ce même baron de Salerne que donGennarino avait nommé dans sa première réponse au roi. C’était unhomme de la première qualité et fort riche, qui passait pour lepremier génie du pays. Il était extrêmement méchant et semblersaisir toutes les occasions de dire du mal du gouvernement du roi.Il faisait venir de Paris le Mercure galant, ce qui l’avaitconfirmé dans sa réputation de génie supérieur. Il était fort liéavec l’archevêque, qui même avait voulu être le parrain de sonfils. (Par parenthèse, ce fils prit aux sérieux les sentimentslibéraux dont son père faisait parade, au moyen de quoi il futpendu en 1792).

A l’époque dont nous parlons, le baron de Salerne voyait le roiCharles III dans le plus grand mystère et lui rendait compte debien des choses. Le roi le consultait souvent sur ceux de ses actesqui pouvaient être appréciés par la haute société de Naples.D’après l’avis du baron, le lendemain le bruit se répandit danstoute la société de Naples qu’un jeune parent du cardinal, quilogeait au palais archiépiscopal, ayant ouï dire à sa grandeterreur que don Gennarino était aussi adroit sur les armes qu’àtous les autres exercices, qu’il s’était déjà trouvé dans troisrencontres qui en général s’étaient terminées d’une façon peuavantageuse pour ses adversaires, et c’était par suite de sesréflexions profondes sur les tristes vérités énoncées plus haut quele jeune parent de l’archevêque, dont le courage n’égalait pas lahaute naissance, après avoir la susceptibilité de se fâcher del’emprunt des chevaux, avait eu la prudence de déclarer qu’ilsappartenaient à son oncle.

Le soir du même jour, don Gennarino alla témoigner àl’archevêque tout le désespoir qu’il aurait éprouvé si les chevauxs’étaient trouvés lui appartenir.

Au bout de la semaine, le parent de l’archevêque, dont on sut levéritable nom, était couvert de ridicule et fut obligé de quitterNaples. Un mois après, don Gennarino fut fait sous-lieutenant auIer régiment des grenadiers de la garde, et le roi, qui eut l’aird’apprendre que sa fortune n’égalait pas sa haute naissance, luienvoya trois chevaux superbes, choisis dans ses haras.

Cette marque de faveur eut un éclat singulier, car le roi donCarlos, qui donnait beaucoup, passait pour avare grâce aux bruitsrépandus par le clergé. Dans cette occasion, l’archevêque fut punides faux bruits qu’il faisait courir&|160;; le peuple crut qu’ungentilhomme d’une famille assez pauvre, qui passait pour l’avoirbravé, était si utile aux desseins secrets du roi que ce princesortait de son caractère au point de lui envoyer en cadeau troischevaux de la plus rare beauté. Il se détachait de l’archevêquecomme d’un homme dans le malheur.

L’archevêque, considérant que les accidents qui pourraientarriver à don Gennarino ne pourraient qu’augmenter sa célébrité,résolut d’attendre pour se venger les occasions favorables&|160;;mais comme cette âme ardente ne pouvait vivre sans donner uneaction quelconque au violent dépit qui la dévorait, tous lesconfessionnaux de Naples eurent ordre de répandre le bruit qu’àl’époque de la bataille de Velletri le roi était bien loin d’avoirfait preuve de courage&|160;; c’était le duc Vargas del Pardo quiavait tout dirigé et qui, avec le caractère violent et brusquequ’on lui connaissait, avait conduit le roi par la force dans lesendroits périlleux où il avait paru.

Le roi, qui n’était pas un héros, fut extrêmement sensible àcette nouvelle calomnie, qui eut un cours infini dans Naples. Lanouvelle faveur de don Gennarino en parut un instant ébranlée. Sansla mauvaise plaisanterie d’emprunter des chevaux à un inconnu surla grande route du Vésuve, à laquelle don Gennarino avait eul’imprudence de se livrer, personne n’eût l’idée de rappeler lesparticularités de la bataille de Velletri, que le roi avait le tortde rappeler un peu trop souvent dans ses allocutions auxtroupes.

Le roi avait ordonné au jeune sous-lieutenant don Gennarinod’aller visiter son haras de *** et de lui faire connaître lenombre de chevaux tout noirs qu’on pourrait en tirer pour un nouvelescadron de chevau-légers de la reine qu’il formait alors.

Les tempêtes domestiques que l’humeur tenace de la princessedona Ferdinanda avait causées dans la famille du prince deBissignano avaient mal disposé ce vieillard, déjà fort irrité dumanque d’état de ses trois fils. L’histoire du diamant emprunté àson écrin et non remplacé avait laissé beaucoup d’humeur à laprincesse, et comme elle supposait que son mari ne serait pas fâchéde faire croire à ses amis du clergé qu’il avait la main forcée parla faveur extraordinaire dont la jeune reine poursuivait sa femme,et qu’il voulait tirer parti de cet incident pour engager laprincesse à solliciter de l’emploi pour ses beaux-fils, laprincesse profita de la première visite du matin que lui fit donGennarino au moment même où il apprit son prochain départ pour leharas de ***, la princesse, disons-nous, qui avait un faible fortréel, voyant que de plusieurs jours elle ne le rencontrerait pas àla cour, se déclara indisposée. Un de ses objets était aussi decontrarier son mari qui, dans l’affaire de la bague donnée par lareine, avait pris une décision qui dans le fond n’était pas en safaveur : quoique la princesse eût trente-quatre ans, c’est-à-diretrente ans de moins que son mari, elle pouvait encore espérerd’inspirer du goût au jeune don Gennarino. Quoique un peu forte,elle était encore jolie&|160;; son caractère contribuait surtout àlui continuer la réputation de jeunesse : elle était fort gaie,fort imprudente, fort passionnée à la moindre affaire où il luisemblait que sa haute naissance n’était pas assez ménagée.

Pendant les fêtes brillantes de l’hiver de 1740, elle s’étaitvue toujours environnée à la cour par tout ce qu’il y avait de plusbrillant dans la jeunesse de Naples. Elle avait distingué surtoutle jeune don Gennarino, qui joignait à des manières fort nobles etmême un peu altières, à l’espagnole, la figure la plus gracieuse etla plus gaie. Ses manières vives et familières, à la française,semblaient surtout délicieuses à la princesse dona Ferdinanda chezun descendant d’une des branches de la famille Medina Celi, quin’était transplantée à Naples que depuis cent cinquante ans.

Gennarino avait les cheveux et les moustaches d’un beau blond etdes yeux bleus fort expressifs. La princesse était surtout charméede cette nuance, qui lui semblait une preuve évidente de ladescendance d’une famille gothe. Elle rappelait souvent que déjàdeux fois don Gennarino, fidèle surtout à l’audace et à la bravouredes Goths, ses aïeux, avait été blessé par des frères ou des épouxappartenant à des familles dans le sein desquelles il avait portéle désordre. Gennarino, rendu prudent par ces petits accidents,n’adressait la parole que fort rarement à la jeune Rosalinde,quoique celle-ci fût sans cesse à côté de sa belle-mère. QuoiqueGennarino n’eût jamais parlé à Rosalinde dans les moments où sabelle-mère ne pouvait pas entendre très distinctement ce qu’il luidisait, Rosalinde n’en était pas moins certaine qu’elle était aiméede ce jeune homme, et Gennarino avait à peu près la même certitudesur les sentiments qu’il inspirait à Rosalinde.

Il serait assez facile de faire comprendre, au milieu de cetteFrance qui plaisante de tout, la profonde et religieuse discrétionqui cachait tous les sentiments dans ce royaume de Naples quivenait d’être soumis pendant cent dix ans aux caprices et à toutela tyrannie des vice-rois espagnols.

Gennarino sentit vivement, en partant pour le haras, le cruelmalheur de ne pouvoir adresser même un seul mot à Rosalinde. Nonseulement il était jaloux du roi, qui ne prenait aucun soin decacher son admiration pour elle, mais encore depuis peu son extrêmeassiduité à la cour l’avait mis à même de pénétrer un secret fortbien gardé : ce même duc Vargas del Pardo, qui autrefois avait étési utile à don Carlos le jour de la bataille de Velletri, s’étaitimaginé que la faveur toute-puissante dont il jouissait à la couret son énorme fortune de deux cent mille piastres de rentes pouvaitfaire oublier à une jeune fille ses soixante-dix ans et labrusquerie originale de son caractère. Il avait formé le projet dedemander au prince de Bissignano la main de sa fille, il offrait dese charger de la fortune de ses trois beaux-frères. Le duc, fortsoupçonneux, comme il convient à un vieux Espagnol, n’était arrêtéque par l’amour du roi, dont il ne connaissait pas exactement toutela portée. Don Carlos sacrifierait-il une fantaisie à l’idée de sebrouiller à jamais avec un favori qui l’aidait à porter tout lepoids des affaires, et auquel jusqu’ici il n’avait pas hésité uninstant de sacrifier tous les ministres qui avaient choquél’orgueil de Vargas&|160;? ou bien ce prince, vaincu par lamélancolie douce, mêlée pourtant à quelque gaieté, qui formait lecaractère de Rosalinde, avait-il enfin rencontré une vraiepassion&|160;?

Ce fut cette incertitude sur l’amour du roi et sur celui du ducdel Pardo qui jetèrent Gennarino, voyageant pour se rendre auharas, dans un chagrin tel qu’il n’avait jamais rien éprouvé desemblable. Alors, seulement, il tomba dans toutes les incertitudesdes vraies passions&|160;; à peine eut-il été trois jours sans voirRosalinde qu’il lui arriva de douter d’une chose dont il se croyaitsi sûr à Naples : l’émotion qu’il croyait lire dans les yeux deRosalinde lorsqu’elle venait à l’apercevoir, et la contrariétéévidente qui la saisissait lorsque sa belle-mère donnait desmarques trop claires de son goût violent pour Gennarino.

Le jeune Gennarino avait été assez adroit pour persuader à laprincesse de Bissignano que c’était à elle que s’adressaient seshommages&|160;; mais, dans le fait, il était amoureux de la jeuneRosalinde, et, qui plus est, jaloux. Ce même duc Vargas del Pardo,qui autrefois avait été si utile à don Carlos dans la nuit quiprécéda la bataille de Velletri et maintenant jouissait de la plushaute faveur auprès de ce jeune roi, avait été touché des grâcesnaïves de la jeune Rosalinde de Bissignano, et de l’air simple etde bonne foi qui brillait dans son regard. Il lui avait fait unecour majestueuse, comme il convient à un homme qui est trois foisgrand d’Espagne. Mais il prenait du tabac et portaitperruque&|160;; ce sont précisément les deux grands sujetsd’horreur pour les jeunes filles de Naples et, quoique Rosalindeeût une dot de vingt mille francs peut-être et n’eût dans la vied’autre perspective que d’entrer au noble couvent de San Petito,situé dans la partie la plus élevée de la rue de Tolède, alors à lamode, et qui servait de tombeau aux jeunes filles de la plus hautenoblesse, elle ne put jamais se résoudre à comprendre les regardspassionnés du duc del Pardo. Au contraire, elle comprenait fortbien les yeux que lui faisait don Gennarino dans les moments où iln’était pas observé par la princesse de Bissignano&|160;; iln’était même pas sûr que la jeune Rosalinde ne répondît pointquelquefois aux regards de Gennarino.

A la vérité, cet amour n’avait pas le sens commun&|160;; à lavérité, la maison de Las Flores marquait parmi les plusnobles&|160;; mais le vieux duc de ce nom, père de don Gennarino,avait trois fils et, suivant l’usage du pays, il s’était arrangé defaçon que l’aîné eût quinze mille ducats de rente (environcinquante mille francs), tandis que les deux cadets devaient secontenter d’une pension de vingt ducats par mois avec un logementdans les palais à la ville et à la campagne. Sans être précisémentd’accord, don Gennarino et la jeune Rosalinde employaient touteleur adresse à dérober leurs sentiments à la princesse deBissignano : sa coquetterie n’eût jamais pardonné au jeune marquisles fausses idées qu’elle s’était formées.

Le vieux général, son mari, fut plus clairvoyant qu’elle&|160;;à la dernière fête donnée cet hiver-là par le roi don Carlos, ilcomprit fort bien que don Gennarino, déjà célèbre par plus d’uneaventure, avait entrepris de plaire à sa femme ou à sa fille&|160;;l’un lui convenait aussi peu que l’autre.

Le lendemain, après le déjeuner, il ordonna à sa fille Rosalindede monter en voiture avec lui et, sans lui adresser une seuleparole, la conduisit au noble couvent de San Petito. C’est à cecouvent, alors fort à la mode, qu’appartient cette façademagnifique que l’on voit à gauche dans la partie la plus élevée dela rue de Tolède, près le magnifique palais des Studi. Ces murs,d’une immense étendue, que l’on côtoie si longtemps lorsqu’on sepromène dans la plaine du Vomero, au-dessus de l’Arenella, n’ontd’autre objet que d’éloigner les yeux profanes des jardins de SanPetito.

Le prince n’ouvrit la bouche que pour présenter sa fille à sasœur, la sévère dona ***. Il dit à la jeune Rosalinde, comme unrenseignement qu’il lui donnait par complaisance et dont elledevait lui savoir gré, qu’elle ne sortirait plus du couvent de SanPetito qu’une seule fois dans sa vie, la veille du jour où elleferait profession.

Rosalinde ne fut point étonnée de tout ce qui lui arrivait, ellesavait qu’à moins d’un miracle elle ne devait pas s’attendre à semarier, et dans ce moment elle eût en horreur d’épouser le ducVargas del Pardo. D’ailleurs, elle avait passé plusieurs annéespensionnaire dans ce couvent de San Petito où on la ramenait en cemoment, et tous les souvenirs qu’elle en avait gardés étaient gaiset amusants. Le premier jour, elle ne fut donc point trop affligéede son état&|160;; mais dès le lendemain, elle sentit qu’elle nereverrait jamais le jeune don Gennarino et, malgré toutl’enfantillage de son âge, cette idée commença à l’affligerprofondément. D’enjouée et d’étourdie qu’elle était, en moins dequinze jours elle put compter parmi les filles les moins résignéeset les plus tristes du couvent. Vingt fois par jour peut-être ellepensait à ce don Gennarino qu’elle ne devait plus revoir, tandisque lorsqu’elle était dans le palais de son père, l’idée de cetaimable jeune homme, ne lui apparaissait qu’une ou deux fois parjour.

Trois semaines après son arrivée au couvent, il lui arriva, à laprière du soir, de réciter sans faute les litanies de la Vierge, etla maîtresse des novices lui donna pour le lendemain la permissionde monter pour la première fois au belvédère&|160;; c’est ainsiqu’on appelle cette immense galerie que les religieuses ornent àl’envi de dorures et de tableaux et qui occupe la partie supérieuredu côté de la façade du couvent de San Petito qui donne sur la ruede Tolède.

Rosalinde fut enchantée de revoir cette double file de bellesvoitures, qui à l’heure du cours, occupaient cette partiesupérieure de la rue de Tolède. Elle reconnut la plupart desvoitures et des dames qui les occupaient. Cette vue l’amusait etl’affligeait à la fois.

Mais comment peindre le trouble qui s’empara de son âmelorsqu’elle reconnut un jeune homme arrêté sous une porte cochère,agitant avec une sorte d’affectation un bouquet de fleursmagnifiques&|160;? C’était don Gennarino, qui, depuis que Rosalindeavait été enlevée au monde, venait tous les jours en ce lieu dansl’espoir qu’elle paraîtrait au belvédère des nobles religieuses etcomme il savait qu’elle aimait beaucoup les fleurs, pour attirerses regards et se faire remarquer d’elle, il avait soin de se munird’un bouquet des fleurs les plus rares.

Don Gennarino éprouva un moment de joie marqué lorsqu’il se vitreconnu&|160;; bientôt, il lui fit des signes auxquels Rosalinde segarda bien de répondre&|160;; puis elle réfléchit que, d’après larègle de saint Benoît que l’on suit dans le couvent de San Petito,il pourrait bien se passer plusieurs semaines avant qu’on ne luipermît de reparaître au belvédère. Elle y avait trouvé une foule dereligieuses fort gaies&|160;; toutes, ou presque toutes, faisaientdes signes à leurs amis, et ces dames paraissaient assezembarrassées de la présence de cette jeune fille en voile blanc quipouvait être étonnée de leur attitude peu religieuse et en parlerau dehors. Il faut savoir qu’à Naples, dès la première enfance, lesjeunes filles ont l’habitude de parler avec les doigts, dont lesdiverses positions forment des lettres. On les voit ainsi, dans lessalons, discourir en silence avec un jeune homme arrêté à vingt pasd’elles, pendant que leurs parents font la conversation à hautevoix.

Gennarino tremblait que la vocation de Rosalinde ne fût sincère.Il s’était retiré un peu en arrière, sous la porte cochère, et delà il lui disait avec le langage des enfants :

– Depuis que je ne vous vois plus, je suis malheureux. Dans lecouvent, êtes-vous heureuse&|160;? Avez-vous la liberté de venirsouvent au belvédère&|160;? Aimez-vous toujours lesfleurs&|160;?

Rosalinde le regardait fixement, mais ne répondait pas. Tout àcoup, elle disparut, soit qu’elle eût été appelée par la maîtressedes novices, soit qu’elle eût été offensée du peu de mots que donGennarino lui avait adressés. Celui-ci resta fort affligé.

Il monta dans ce joli bois qui domine Naples et qu’on appellel’Arenella. Là s’étend le mur d’enceinte de l’immense jardin ducouvent de San Petito. En continuant sa promenade mélancolique, ilarriva à la plaine du Vomero, qui domine Naples et la mer&|160;; ilalla jusqu’à une lieue de là, au magnifique château du duc Vargasdel Pardo. Ce château était une forteresse du Moyen Age, aux mursnoirs et crénelés&|160;; il était célèbre dans Naples par sonaspect sombre et par la manie qu’avait le duc de s’y faire serviruniquement par des domestiques venus d’Espagne, et tous aussi âgésque lui. Il disait que, quand il était en ce lieu, il se croyait enEspagne, et, pour augmenter l’illusion il avait fait couper tousles arbres d’alentour. Toutes les fois que son service auprès duroi le lui permettait, le duc venait prendre l’air dans son châteaude San Nicolo.

Cet édifice sombre augmenta encore la tristesse de donGennarino. Comme il s’en revenait, suivant tristement l’enceinte dujardin de San Petito, une idée le saisit :

« Sans doute elle aime encore les fleurs, se dit-il&|160;; lesreligieuses doivent en faire cultiver dans cet immensejardin&|160;; il doit y avoir des jardiniers, il faut que jeparvienne à les connaître. »

Dans ce lieu fort désert, il y avait une petite osteria(cabaret)&|160;; il y entra&|160;; mais il n’avait pas songé, aumilieu de l’ardeur que lui donna son idée, que ses habits étaientbeaucoup trop magnifiques pour ce lieu, et il vit avec chagrin quesa présence excitait une surprise mêlée de beaucoup dedéfiance&|160;; alors, il feignit une grande fatigue, il se fit bonenfant avec les maîtres de la maison et les gens du peuple quivinrent boire quelques brocs de vin. Ses manières ouvertes luifirent pardonner ses vêtements un peu trop riches pour lacirconstance. Gennarino ne dédaigna point de boire avec l’hôte etles amis de l’hôte, les vins un peu plus fins qu’il faisait venir.Enfin, après une heure de travail, il vit que sa présencen’effarouchait plus. On se mit à plaisanter sur les noblesreligieuses de San Petito et sur les visites que quelques-unesd’entre elles recevaient par-dessus les murs du jardin.

Gennarino s’assura qu’une telle chose, dont on parlait beaucoupà Naples, existait en effet. Ces bons paysans du Vomero enplaisantaient, mais ne s’en montraient point trop scandalisés.

– Ces pauvres jeunes filles ne viennent pas là par vocation,comme dit notre curé, mais bien parce qu’on les chasse du palais deleurs pères pour tout donner à leur frère aîné&|160;; il est doncbien naturel qu’elles cherchent à s’amuser. Mais c’est ce qui estdevenu difficile sous l’abbesse actuelle, Madame Angela Maria, desmarquis de Castro Pignano, qui s’est mis dans la tête de faire lacour au roi et de faire entrer la couronne ducale dans la famillede son neveu en tourmentant ces pauvres jeunes filles, qui de leurvie n’ont songé sérieusement à faire des vœux à Dieu et à laMadone. C’est un plaisir de voir la gaieté avec laquelle ellescourent dans le jardin&|160;; on dirait que ce sont de vraiespensionnaires et non pas des religieuses que l’on oblige à des vœuxsérieux, et qui les damneront si elles ne songent pas uniquement àles remplir. Dernièrement, pour honorer leur grande noblesse,l’archevêque de Naples vient encore de leur obtenir à la cour deRome le privilège de faire des vœux à seize ans au lieu dedix-sept, et il y a eu de grandes réjouissances dans le couvent ausujet de l’insigne honneur que ce privilège fait à ces pauvrespetites.

– Mais vous parlez du jardin, dit Gennarino&|160;; il me semblebien petit.

– Comment petit&|160;? s’écria-t-on de toutes parts&|160;; onvoit bien que vous n’y avez jamais regardé : il y a plus de trentearpents, et maestro Beppo, le jardinier en chef, a quelquefois plusde douze ouvriers à sa solde.

– Et ce jardinier en chef sera quelque beau jeune homme&|160;?s’écria don Gennarino en riant.

– Vous connaissez bien l’abbesse de Castro Pignano&|160;!s’écria-t-on de toutes parts. Elle serait bien femme à souffrir detels abus&|160;! Le seigneur Beppo a dû prouver qu’il avait plus desoixante-dix ans&|160;; il sortait de chez le marquis de LasFlores, qui a ce beau jardin à Ceri.

Gennarino sauta de joie.

– Qu’avez-vous donc&|160;? lui dirent ses nouveaux amis.

– Ce n’est rien&|160;; je suis si fatigué&|160;!

Il avait reconnu dans le seigneur Beppo un ancien jardinier deson père. Il s’enquit adroitement pendant le reste de la soirée dulogement de ce seigneur Beppo, jardinier en chef, et de la façondont on pouvait le voir.

Il le vit en effet dès le lendemain&|160;; le vieux jardinierpleura de joie en reconnaissant le cadet des enfants de son maître,le marquis de Las Flores, qu’il avait si souvent porté dans sesbras et n’eut rien à lui refuser. Gennarino se plaignit del’avarice de son père et fit entendre que cent ducats le tireraientd’un embarras extrême.

Deux jours après, la novice Rosalinde, que maintenant l’onappelait la sœur Scolastique, se promenait seule dans le beauparterre situé sur la droite du jardin&|160;; le vieux Beppos’approcha d’elle :

– J’ai bien connu, lui dit le jardinier, la noble famille desprinces de Bissignano. Dans ma jeunesse je fus employé dans leurjardin, et, si Mademoiselle veut le permettre, je lui donnerai unebelle rose que j’ai là enveloppée dans des feuilles de vigne, maisc’est sous la condition que Mademoiselle voudra bien ne l’ouvrirque lorsqu’elle sera chez elle, et seule.

Rosalinde prit la rose sans presque remercier&|160;; elle la mitdans son sein et s’achemina pensive vers sa cellule. Comme elleétait fille de prince destinée à devenir une religieuse de premièreclasse, cette cellule était composée de trois pièces. A peineentrée, Rosalinde alluma sa lampe&|160;; elle voulut prendre labelle rose qu’elle avait cachée dans son sein, mais le calice de lafleur lui resta dans la main en se détachant de la tige et aumilieu de la fleur, caché sous les feuilles, elle trouva le billetsuivant&|160;; son cœur battit avec force mais elle ne se fit aucunscrupule de le lire :

« Je suis bien peu riche, ainsi que vous, belle Rosalinde&|160;;car si l’on vous sacrifie à l’établissement de vos frères, moiaussi, comme vous n’ignorez pas peut-être, je ne suis que letroisième fils du marquis de Las Flores. Depuis que je vous aiperdue, le roi m’a fait cornette dans sa garde, et à cette occasionmon père m’a déclaré que moi, mes gens et mes chevaux nous serionslogés et nourris au palais de la famille, mais que du reste jedevais songer à vivre avec la pension de dix ducats par mois qui,dans notre famille, a toujours été donnée aux cadets.

« Ainsi, chère Rosalinde, nous sommes aussi pauvres et aussidéshérités l’un que l’autre. Mais pensez-vous qu’il soitindispensable et de notre devoir étroit d’être malheureux toutenotre vie&|160;? La position désespérée où l’on nous place me donnela hardiesse de vous dire que nous nous aimons et que la cruelleavarice de nos parents ne doit point avoir une complice dans nosvolontés. Je finirai par vous épouser, un homme de ma naissancetrouvera bien les moyens de vivre. Je ne crains au monde que votreextrême piété. En entretenant une correspondance avec moi,gardez-vous bien de vous considérer comme une religieuse infidèle àses vœux&|160;; bien loin de là : vous êtes une jeune femme quel’on veut séparer du mari que son cœur a choisi. Daignez avoir ducourage, et surtout ne pas vous irriter contre moi&|160;; je n’aipoint envers vous une hardiesse inconvenante, mais mon cœur estnavré par la possibilité de passer quinze jours sans vous voir, etj’ai de l’amour. Dans les fêtes où nous nous rencontrions dans cestemps heureux de ma vie, le respect m’eût empêché de donner à messentiments un langage aussi franc, mais qui sait si j’aurail’occasion de vous écrire une seconde lettre&|160;? Ma cousine, lasœur ***, que je vais voir aussi souvent que je le puis, m’a ditqu’il se passera peut-être quinze jours avant que vous ayez lapermission de remonter au belvédère. Tous les jours je serai, à lamême heure, dans la rue de Tolède, peut-être déguisé, car je puisêtre reconnu et plaisanté par mes nouveaux camarades les officiersdu régiment des gardes.

« Si vous saviez comme ma vie est différente et désagréabledepuis que je vous ai perdue&|160;! Je n’ai dansé qu’une fois, etencore parce que la princesse de Bissignano est venue me chercherjusqu’à ma place.

« Notre pauvreté fait que nous aurons besoin de tout lemonde&|160;; soyez très polie, et même affectueuse, avec tous lesgens de service : le vieux jardinier Beppo m’a été utile uniquementparce qu’il a été employé vingt ans de suite dans les jardins demon père, à Ceri.

« N’aurez-vous point horreur de que je vais vous dire&|160;? Surle bord de la mer, dans les Calabres, à quatre-vingts lieues deNaples, ma mère possède une terre qui est affermée six centsducats. Ma mère a de la tendresse pour moi et, si je lui demandaisbien sérieusement, elle ferait en sorte que l’intendant de lamaison m’affermerait cette terre moyennant la même somme de sixcents ducats par an. Comme l’on m’annonce une pension de cent vingtducats, je n’aurais donc à payer chaque année que quatre centquatre-vingts ducats, et nous ferions les bénéfices du fermier. Ilest vrai que, comme cette résolution serait considérée comme peuhonorable, je serais obligé de prendre le nom de cette terre, quis’appelle ***.

« Mais je n’ose continuer. L’idée que je viens de vous laisserentrevoir vous choque peut-être : quoi donc&|160;! quitter pourjamais le séjour de la noble ville de Naples&|160;? Je suis untéméraire même d’y penser. Considérez toutefois que je puis aussiespérer la mort d’un de mes frères aînés.

« Adieu, chère Rosalinde. Vous me trouverez peut-être biensérieux : vous n’avez pas l’idée des réflexions qui me passent parla tête depuis trois semaines que je vis loin de vous, il me sembleque ce n’est pas vivre. Dans tous les cas, pardonnez-moi mesfolies. »

Rosalinde ne répondit point à cette première lettre, qui futsuivie de plusieurs autres. La plus grande faveur que dans ce tempselle accorda à Gennarino fut de lui envoyer une fleur par le vieuxBeppo, qui était devenu l’ami de la sœur Scolastique, peut-êtreparce qu’il avait toujours à lui raconter quelque trait de lapremière jeunesse de Gennarino.

Celui-ci passait sa vie à errer autour des murs du couvent, iln’allait plus dans le monde&|160;; on ne le voyait à la cour quelorsqu’il était sous les armes, sa vie était fort triste, et iln’eut pas besoin de beaucoup exagérer pour persuader la sœurScolastique qu’il désirait la mort.

Il était tellement malheureux par cet amour étrange qui s’étaitemparé de son cœur qu’il osa écrire à son amie que cet entretien sifroid par écrit ne lui procurait plus aucun bonheur. Il avaitbesoin de l’entretenir de vive voix et d’obtenir à l’instant mêmeles réponses à mille choses qu’il avait à lui dire. Il proposait àson amie de se venir placer dans le jardin du couvent, sous safenêtre, accompagné de Beppo.

Après bien des sollicitations, Rosalinde fut attendrie : il futadmis dans le jardin.

Ces entrevues eurent un tel charme pour les amants qu’elles serenouvelèrent bien plus souvent que la prudence ne le permettait.La présence du vieux Beppo fut trouvée inutile&|160;; il laissaitouvert le guichet de la porte de service du jardin, et Gennarinofermait ce guichet en sortant.

Suivant un usage bien établi par saint Benoît lui-même, dans unsiècle de trouble et où chacun était obligé de se garder, à troisheures du matin, au moment où les religieuses se rendaient au chœurpour chanter les matines, elles devaient faire une ronde dans lescours et jardins du monastère. Voici comment cet usage était suiviau couvent de San Petito : les religieuses nobles ne se levaientpoint à trois heures du matin, mais payaient de pauvres filles quien leur place chantaient les matines, tandis qu’on ouvrait la ported’une petite maison située dans le jardin et où logeaient troisvieux soldats, âgés de plus de soixante-dix ans. Ces soldats, bienarmés, étaient censés se promener dans les jardins et y lançaientplusieurs gros chiens qui restaient enchaînés toute la journée.

D’ordinaire, ces visites se passaient fort tranquillement&|160;;mais une belle nuit, les chiens firent un tel tapage que tout lecouvent fut réveillé. Les soldats, qui s’étaient recouchés aprèsavoir lâché les chiens, accoururent en toute hâte pour faire preuvede présence et lâchèrent plusieurs coups de fusil. L’abbesse eutpeur pour le duché de sa famille.

C’était Gennarino qui s’était oublié en faisant la conversationsous la fenêtre de Rosalinde&|160;; il eut assez de peine àéchapper, mais il était suivi de si près par les chiens furieuxqu’il ne put fermer la porte, et le lendemain l’abbesse AngelaCustode fut profondément scandalisée en apprenant que les chiens ducouvent avaient parcouru tous les bords de l’Arenella et une partiede la plaine du Vomero. Il était évident pour elle que la porte dujardin s’était trouvée ouverte au moment du grand bruit qu’avaientfait les chiens.

Soigneuse de l’honneur du couvent, l’abbesse dit que des voleurss’étaient introduits dans le jardin par la négligence des vieuxgardiens, qu’elle chassa et remplaça par d’autres, ce qui causa unesorte de révolution dans le couvent, car plusieurs religieuses seplaignirent de cette mesure tyrannique.

Ce jardin n’était point solitaire la nuit&|160;; mais l’on secontentait d’y passer et l’on n’y séjournait point&|160;; le seuldon Gennarino trop amoureux pour demander à sa maîtresse de monterchez elle, avait été sur le point de compromettre toutes les amoursdu couvent. Dès le lendemain matin cependant, il lui fit parvenirune longue lettre : il sollicitait la permission de monter chezelle, mais il ne put l’obtenir qu’après que Rosalinde eut inventéun moyen de rendre moins cruelles les réclamations de saconscience.

Comme nous l’avons dit, sa cellule, comme celle de toutes lesfilles de prince destinées à devenir des religieuse nobles depremière classe, était composée de trois pièces. La dernière de cestrois pièces, dans laquelle on n’entrait jamais, n’était séparéed’un magasin de lingerie que par une simple cloison en bois.Gennarino parvint à déplacer un des panneaux de cette cloison d’unpied de large à peu près et d’une hauteur pareille&|160;; presquetoutes les nuits, après s’être introduit dans le couvent par lejardin, il passait la tête par cette sorte de fenêtre et avait delongs entretiens avec son amie.

Ce bonheur durait depuis longtemps, et déjà Gennarinosollicitait d’autres faveurs, lorsque deux religieuses, déjà d’uncertain âge, et qui recevaient aussi leurs amants par le jardin,furent frappées de la bonne mine du jeune marquis et résolurent del’enlever à cette petite novice insignifiante. Ces dames parlèrentà Gennarino et, pour donner une couleur honnête à la conversation,commencèrent à lui faire des reproches sur sa façon de s’introduiredans le jardin et dans la sainte clôture d’un couvent defilles.

A peine Gennarino eut-il compris leurs prétentions qu’il leurdéclara qu’il ne faisait pas l’amour par pénitence, mais pours’amuser, et qu’ainsi il les priait de le laisser à sesaffaires.

Cette réponse, fort malhonnête, et que dans les mêmes lieux l’onne se permettait plus aujourd’hui, alluma une fureur tellementaveugle chez les deux religieuses âgées que, malgré l’heure indue,– il était alors près de deux heures du matin, – elles n’hésitèrentpas à aller réveiller l’abbesse.

Par bonheur pour le jeune marquis, les religieusesdénonciatrices ne l’avaient pas reconnu&|160;; l’abbesse était sagrand’-tante, sœur cadette de son grand-père&|160;; mais,passionnée pour sa gloire et l’avancement de sa maison, comme ellesavait que le jeune roi Charles III était un courageux et sévèrepartisan de la règle, elle eût dénoncé au prince, son neveu, lesdangereuses folies de Gennarino qui, probablement, eût reçu duservice en Espagne, ou du moins en Sicile.

Les deux religieuses eurent beaucoup de peine à parvenir jusqu’àl’abbesse et à la réveiller&|160;; mais, aussitôt que cette abbessedévote et zélée eut compris de quel crime effroyable il étaitquestion, elle courut à la cellule de la sœur Scolastique.

Gennarino n’avait rien dit à son amie de sa rencontre avec lesdeux religieuses âgées, et il était à s’entretenir tranquillementavec elle dans la pièce qui touchait à la lingerie, lorsqueScolastique et lui entendirent ouvrir avec fracas la chambre àcoucher de ce petit appartement.

Les deux amants n’étaient éclairés que par la lumière incertainedes étoiles&|160;; leurs yeux furent tout à coup éblouis par lavive clarté de huit à dix lampes éclatantes que l’on portait à lasuite de l’abbesse.

Gennarino savait, comme tout le monde à Naples, à quels périlsextrêmes était exposée une religieuse ou une simple noviceconvaincue d’avoir reçu un homme dans ce petit appartement qu’onappelait sa cellule. Il n’hésita pas à sauter dans le jardin par lafenêtre fort élevée de la lingerie.

Le crime était évident, Scolastique ne disait rien pour sejustifier&|160;; l’abbesse Angela Custode l’interrogeasur-le-champ. L’abbesse, grande fille sèche et pâle de quarante anset appartenant à la plus haute noblesse du royaume, avait toutesles qualités morales qu’annoncent les diverses circonstances. Elleavait tout le courage nécessaire pour faire exécuter les sévéritésde la règle, surtout depuis que le jeune roi, qui avait deviné sonmétier de roi absolu, avait déclaré hautement qu’en toutes chosesil voulait la règle, et la règle dans toute son exactitude&|160;;enfin l’abbesse Angela Custode appartenait à la famille de CastroPignano, ennemie de celle du prince de Bissignano depuis le roi ducd’Anjou, frère de saint Louis.

La pauvre Scolastique, surprise au milieu de la nuit par tout cemonde, par toutes ces lumières, parlant dans sa chambre avec unjeune homme, se cachait la figure avec les mains et était tellementpénétrée de honte qu’elle ne songeait pas à faire observer dans cepremier moment, si décisif pour elle, les choses qui pouvaient êtrede la plus grande importance.

Le peu de mots qu’elle dit lui était tout à faitdéfavorable&|160;; elle répéta deux fois :

– Mais ce jeune homme est mon époux&|160;!

Ce mot, qui donnait à penser des choses qui n’étaient point,réjouit beaucoup les deux religieuses dénonciatrices, et ce futl’abbesse qui, par esprit de justice, fit remarquer que, d’après ladisposition des lieux, le libertin maudit qui avait osé violer laclôture du couvent ne se trouvait pas du moins dans la même chambreque la novice égarée. Il s’était introduit seulement dans un desmagasins de la lingerie, il avait enlevé une planche de la cloisonen bois qui séparait ce magasin de la chambre de la noviceScolastique&|160;; sans doute il parlait avec elle, mais il nes’était point introduit chez elle, puisqu’au moment où il avait étésurpris et où l’on avait pénétré dans la seconde chambre de lacellule de Scolastique, on avait aperçu le libertin dans le magasinde la lingerie et que c’est de là qu’il s’était enfui.

La pauvre Scolastique s’était si fort abandonnée elle-même,qu’elle se laissa conduire dans une prison presque tout à faitsouterraine et dépendant de l’in pace de ce noble couvent, lequelest creusé dans la roche assez tendre sur laquelle on voit s’éleveraujourd’hui le magnifique bâtiment des Studi. On ne devait placerdans cette prison que les religieuses ou novices condamnées ousurprises en flagrant délit atroce. Cette condition était gravéeau-dessus de la porte, ce qui n’était point le cas de la noviceScolastique. L’abus que l’on commettait n’échappa point àl’abbesse, mais on croyait que le roi aimait la sévérité, etl’abbesse songeait au duché de sa famille. Elle pensa qu’elle avaitassez fait en faveur de la jeune fille en faisant observer qu’ellen’avait point admis précisément dans sa chambre l’affreux libertinqui avait cherché à déshonorer le noble couvent.

Scolastique laissée seule dans une petite chambre creusée dansle roc, à cinq ou six pieds seulement au-dessous du niveau de laplace voisine, que l’on avait établie en creusant un peu dans laroche tendre, se trouva soulagée d’un grand poids quand elle se vitseule et délivrée de ces lampes éclatantes qui, en éblouissant sesyeux, semblaient lui reprocher sa honte.

« Et dans le fait, se disait-elle, laquelle de ces religieusessi altières a le droit de se montrer si sévère à mon égard&|160;?J’ai reçu la nuit, mais jamais dans ma chambre, un jeune homme quej’aime, et que j’espère épouser. Le bruit public prétend quebeaucoup de ces dames, qui se sont liées envers le ciel par desvœux, reçoivent des visites la nuit&|160;; et depuis que je suisdans ce couvent, j’ai entrevu des choses qui me font penser commele public.

« Ces dames disent publiquement que San Petito n’est point uncouvent comme l’entend le saint Concile de Trente, un lieud’abstinence et d’abnégation&|160;; c’est tout simplement uneretraite décente dans laquelle on peut faire vivre avec économie depauvres filles de haute naissance qui ont le malheur d’avoir desfrères. On ne leur demande ni abstinence, ni abnégation, nimalheurs intérieurs qui viendraient aggraver gratuitement lemalheur d’être sans fortune. Quant à moi, à la vérité, je suisarrivée ici avec l’intention d’obéir à mes parents, mais bientôtGennarino m’a aimée, je l’ai aimé, et, quoique fort pauvres l’un etl’autre, nous avons pensé à nous marier et à aller vivre dans unepetite campagne à vingt lieues de Naples, sur les bords de la merau delà de Salerne. Sa mère lui a dit qu’elle lui ferait donner laferme de cette petite terre, qui ne rapporte que cinq cents ducatsà la famille. Sa pension comme cadet est de quarante ducats parmois&|160;; on ne pourra guère me refuser, une fois mariée, lapension que ma famille m’accorde ici pour se débarrasser demoi&|160;; et, sortie d’un procès, ce sont encore dix ducats parmois. Vingt fois nous avons fait nos calculs&|160;; avec toutes cespetites sommes, nous pouvons vivre, sans gens à notre livrée, maisfort bien, avec ce qui est nécessaire à la vie physique. Toute ladifficulté consiste à obtenir de l’humeur altière de nos parentsqu’ils nous laissent vivre comme de simples bourgeois. Gennarinopense qu’il suffira, pour tout aplanir, de prendre un nom étrangerà la famille du duc son père. »

Ces idées, et d’autres du même genre, vinrent au secours de lapauvre Scolastique. Mais les religieuses, au nombre de près de centcinquante, qui remplissaient ce couvent, considéraient la surprisequi venait d’être opérée la nuit précédente comme très avantageusepour la gloire du couvent. Tout Naples prétendait que ces damesrecevaient la nuit leurs amis particuliers&|160;; eh bien, l’onavait ici une jeune fille d’une haute naissance qui ne savait passe défendre et que l’on pourrait condamner suivant toute lasévérité de la règle. La seule précaution à prendre était de ne luilaisser aucune communication avec sa famille pendant toute la duréede la procédure. Quand viendrait ensuite l’époque du jugement, lafamille aurait beau faire, elle ne pourrait guère empêcherl’application d’une peine sévère qui relèverait dans Naples et danstout le royaume la réputation un peu attaquée du noble couvent.

L’abbesse Angela Custode assembla le chapitre, composé de septreligieuses élues par toutes les religieuses parmi celles d’entreelles âgées de plus de soixante-dix ans. La sœur Scolastique refusade nouveau de répondre&|160;; on l’envoya dans une chambre dont lafenêtre unique donnait contre un mur fort élevé. Là, elle futobligée à un silence absolu et gardée à vue par deux sœursconverses.

L’étrange accident survenu dans le couvent de San Petito, oùtoutes les grandes familles de Naples avaient des parents, futbientôt public. L’archevêque demanda un rapport à l’abbesse, quiraconta les choses en les atténuant, afin de ne pas compromettre lenoble couvent.

Comme la famille du prince de Bissignano touchait à tout cequ’il y avait de plus grand dans le royaume, l’archevêque, quipouvait renvoyer le procès à sa cour archiépiscopale (curiaarchivescovile), crut devoir aller prendre les ordres du roi. Ceprince, ami de l’ordre, devint furieux au récit que lui fitl’archevêque&|160;; et l’on a remarqué depuis que le duc Vargas delPardo, qui se trouvait présent lors de l’audience accordée àl’archevêque, entendant parler des déportements d’une religieusenommée dona Scolastica, à lui inconnue, conseilla au jeune princeune grande sévérité.

– Que Votre Majesté se rappelle toujours que qui ne craint pasDieu ne craint pas son roi&|160;!

A son retour du palais, l’archevêque saisit son tribunalarchiépiscopal de cette triste cause. Un vicaire général, deuxfiscaux et un secrétaire appartenant à ce tribunal entrèrent aucouvent de San Petito pour procéder à l’interrogatoire et àl’instruction du procès. Jamais ces messieurs ne purent obtenir dela sœur Scolastique d’autre réponse que celle-ci :

– Il n’y a pas de mal dans mon action, elle est innocente. Je nepourrai jamais dire que cela, et je ne dirai que cela.

Après tous les détails prescrits par la loi et encore prolongéspar la faveur de l’abbesse qui, vers la fin du procès, eût voulu àtout prix éviter ce scandale à son couvent, le tribunalarchiépiscopal, considérant qu’il n’y avait pas de corps de délit,c’est-à-dire que suivant la déposition de l’abbesse les témoinsn’avaient pas vu dans la même chambre la sœur Scolastique et unhomme, mais seulement un homme s’enfuyant d’une pièce voisine etséparée, cette sœur fut condamnée à être déposée dans l’in pacejusqu’à ce qu’elle fasse connaître le nom de l’homme qui setrouvait dans la pièce voisine et avec lequel elles’entretenait.

Le lendemain, lorsque Scolastique parut pour subir un premierjugement devant les Anciennes, présidées par l’abbesse, celle-ciparut avoir une tout autre idée de l’affaire. Elle pensait qu’ilserait dangereux pour le couvent d’entretenir un public malin deces désordres intérieurs. Ce public dirait : Vous punissez uneintrigue qui a été maladroite, et nous savons qu’il en existe descentaines d’autres. Puisque nous avons affaire à un jeune roi quiprétend avoir du caractère et voulait faire exécuter les lois,chose que l’on vit jamais en ce pays, nous pouvons profiter decette mode passagère pour obtenir une chose qui sera plus utile aucouvent que la condamnation solennelle de dix pauvres religieusesdevant l’archevêque de Naples et tous les chanoines qu’il auraappelés pour composer son présidial. Je veux que l’on punissel’homme qui a osé pénétrer dans notre couvent&|160;; un seul beaujeune homme de la cour jeté dans une forteresse pour plusieursannées fera plus d’effet que la condamnation d’une centaine dereligieuses. D’ailleurs, ce sera justice : l’attaque vient du côtédes hommes. La Scolastique n’a point reçu celui-ci précisément danssa chambre, et plût à Dieu que toutes les religieuses du couventeussent autant de prudence&|160;! Elle va nous faire connaître lejeune imprudent que je dois poursuivre à la cour et comme, dans lefait, elle n’est que fort peu coupable, nous allons la condamner àquelque peine légère.

L’abbesse eut beaucoup de peine à ranger les Anciennes à sonavis&|160;; mais enfin sa naissance, et surtout ses relations à lacour étaient tellement supérieures aux leurs qu’elles avaient étéobligées de céder. Et l’abbesse pensait que la séance du tribunalne durerait qu’un instant. Mais il en fut tout autrement.

Scolastique ayant récité ses prières à genoux devant letribunal, comme c’est l’usage, n’ajouta que ce peu de paroles :

– Je ne me regarde point comme une religieuse. J’ai connu cepauvre jeune homme dans le monde&|160;; quoique fort pauvres l’unet l’autre, nous avons le projet de nous marier.

Ce mot, offensant la base du credo du couvent, était le plusgrand crime que l’on pût prononcer dans le noble couvent de SanPetito.

– Mais le nom&|160;! le nom du jeune homme&|160;! s’écrial’abbesse, interrompant avec impatience le discours qu’ellesupposait que Scolastique allait prononcer en faveur dumariage.

Scolastique répondit :

– Vous ne saurez jamais ce nom. Je ne nuirai jamais par mesparoles à l’homme qui doit être mon époux.

En effet, quelques instances que pussent faire l’abbesse et lesAnciennes, jamais la jeune novice ne voulut nommer Gennarino.L’abbesse alla jusqu’à lui dire : « Tout vous sera pardonné, et jevous renvoie immédiatement dans votre cellule si vous vouliez direun mot »&|160;; la jeune fille faisait le signe de la croix,saluait profondément, et faisait signe qu’elle ne pouvait dire unseul mot.

Elle savait bien que Gennarino était le neveu de cette abbesseterrible.

« Si je le nomme, se disait-elle, j’obtiens pardon et oubli,comme le répètent ces dames&|160;; mais à lui, tout ce qui peut luiarriver de moins funeste c’est d’être envoyé en Sicile ou même enEspagne, et je ne le reverrai jamais. »

L’abbesse fut tellement irritée du silence invincible de lajeune Scolastique que, oubliant tous ses projets de clémence, ellese hâta de faire un rapport au cardinal archevêque de Naples sur cequi s’était passé au couvent la nuit précédente.

Toujours pour plaire au roi, qui voulait être sévère,l’archevêque prit cette affaire fort à cœur&|160;; mais, ne pouvantrien découvrir par l’entremise de tous les curés de la capitale etpar celle de tous les observateurs dépendant directement del’archevêché, l’archevêque parla de cette affaire au roi, qui sehâta de la renvoyer à son ministre de la police, lequel dit au roi:

– Il me semble que Votre Majesté ne peut guère, sans avoirrecours au sang, faire un exemple terrible et qui laisse un longsouvenir, qu’autant que le jeune homme qui s’est introduit dans lalingerie du couvent de San Petito se trouvera appartenir à la courou aux premières familles de Naples.

Le roi étant convenu de cette vérité, le ministre lui présentaune liste de deux cent quarante-sept personnes, l’une desquellespouvait être soupçonnée sans trop d’improbabilité d’avoir pénétrédans le noble couvent.

Huit jours après, Gennarino fut arrêté sur la simple observationque, depuis six mois, il était devenu d’une économie excessive,arrivant presque jusqu’à l’avarice, et sur ce que, depuis la nuitde l’attentat, sa façon de vivre semblait avoir entièrementchangé.

Pour juger du degré de confiance que devait obtenir cet indice,le ministre prévint l’abbesse, qui fit retirer pour un instant lasœur Scolastique de la prison à demi souterraine où elle passait savie. Comme elle l’exhortait à répondre avec sincérité, le ministrede la police entra dans le parloir de l’abbesse et lui annonça, enprésence de Scolastique, que le jeune Gennarino de Las Floresvenait d’être tué par les sbires devant lesquels il fuyait.

Scolastique tomba évanouie.

– Notre preuve est faite, s’écria le ministre triomphant&|160;;et je sais plus en six mots que Votre Révérence en six mois desoins.

Mais il fut étonné de l’extrême froideur avec laquelle la nobleabbesse accueillait son exclamation.

Ce ministre, suivant l’usage de cette cour était un petit avocat: en conséquence de quoi, l’abbesse jugea à propos de prendre aveclui les plus grands airs de hauteur. Gennarino était son neveu, etelle craignait que cette imputation, qui allait être misedirectement sous les yeux du roi, ne nuisît à sa noble famille.

Le ministre, qui se savait exécré de la noblesse, et n’avaitd’espoir pour sa fortune que dans le roi, suivit franchementl’indice qu’il venait d’obtenir, malgré toutes les sollicitationsdont le duc de Las Flores sut l’environner. Cette affaire commençaà faire du bruit à la cour&|160;; le ministre, qui d’ordinairevoulait éviter le scandale, cette fois-ci chercha à l’exciter.

Ce fut un beau spectacle, et auquel toutes les dames de la courvoulurent assister, que celui de la confrontation de Gennarino deLas Flores, cornette du régiment des gardes, avec la jeuneRosalinde de Bissignano, maintenant sœur Scolastique, novice à SanPetito.

Les églises intérieure et extérieure du couvent avaient étémagnifiquement tendues à cette occasion&|160;; les invitations auxdames furent faites par le ministre pour assister à un des actes dela procédure de Gennarino de Las Flores, cornette aux gardes. Leministre laissa entendre que ce procès entraînerait la peinecapitale pour le jeune Gennarino et une prison perpétuelle dansl’in pace pour la sœur Scolastique. Mais l’on savait bien que leroi n’oserait pas envoyer à la mort pour une cause si légère unmembre de l’illustre maison de Las Flores.

L’église intérieure de San Petito est ornée et dorée avec laplus grande magnificence. Beaucoup des nobles religieuses seraientdevenues sur la fin de leurs jours, si ce n’eût été le vœu depauvreté, les héritières de tout le bien de leur famille&|160;;dans ce cas-là, l’usage était, dans les familles consciencieuses,de leur accorder un quart ou un sixième des revenus des biens quileur seraient échus, et cela pendant le reste d’une vie qui n’étaitjamais bien longue.

Toutes ces sommes étaient employées à l’ornement de l’égliseextérieure, dont l’usage était accordé au public, et de l’égliseintérieure, où les religieuses venaient prier et célébrer lesoffices. A San Petito, l’église intérieure, ou le chœur desreligieuses, était séparée de l’église où le public était admis parune grille dorée de soixante pieds de hauteur.

Pour la cérémonie de la confrontation, l’immense porte de cettegrille, qui ne peut s’ouvrir qu’en présence de l’archevêque deNaples, avait été ouverte&|160;; toutes les dames titrées avaientété admises dans le chœur&|160;; l’église extérieure avait étédisposée pour recevoir le trône de l’archevêque, les femmes noblesnon titrées, les hommes, et enfin, derrière une chaîne tendue entravers de l’église et près de la porte, tout le reste desfidèles.

L’immense voile de soie verte qui garnit tout l’intérieur de lagrille de soixante pieds de haut et au centre duquel brille lechiffre colossal de la Madone, formé avec des galons larges dequatre pouces, avait été transporté au fond du chœur. Là, aprèsl’avoir attaché à la voûte, on l’avait relevé. Le prie-Dieu devantlequel la sœur Scolastique parla était un peu en arrière du pointde la voûte où le grand voile avait été attaché, et au moment où sadéclaration si courte fut terminée, ce grand voile, tombant de lavoûte, la sépara rapidement du public et termina la cérémonie d’unefaçon imposante et qui laissa dans tous les cœurs de la crainte etde la tristesse. Il semblait que la pauvre fille vint d’être àjamais séparée des vivants.

Au grand déplaisir des belles dames de la cour de Naples, lacérémonie de la confrontation ne dura qu’un instant. Jamais lajeune Rosalinde, pour parler comme les dames de la cour, n’avaitété mieux à son avantage que dans ce simple habit de novice. Elleétait aussi belle qu’autrefois quand elle suivait sa belle-mère, laprincesse de Bissignano, aux bals de la cour, et sa physionomieétait bien plus touchante : elle avait beaucoup maigri et pâli.

On l’entendit à peine quand, après un Venri creator de lacomposition de Pergolèse, chanté par toutes les voix du couvent,Scolastique, ivre d’amour et de bonheur en revoyant son ami,qu’elle n’avait point aperçu depuis près d’un an, prononça ces mots:

– Je ne connais point monsieur, je ne l’ai jamais vu.

Le ministre de la police se montra furieux en entendant ce motet en voyant tomber ce voile, ce qui terminait d’une façon sibrusque et en quelque sorte ridicule pour lui le grand spectaclequ’il avait voulu donner à la cour. Avant de quitter le couvent, illaissa échapper des menaces terribles.

Don Gennarino, de retour dans sa prison, fut informé de tout cequ’avait dit le ministre. Ses amis ne l’avaient pointabandonné&|160;; ce n’était pas son amour qui le faisait valoirauprès d’eux&|160;; si l’on ne croit pas à l’amour passionné dontun homme de notre âge nous fait confidence, on lui trouve de lafatuité&|160;; si l’on y croit, on est jaloux de lui.

Don Gennarino, au désespoir, exposait à ses amis qu’il étaitengagé, comme homme d’honneur, à délivrer la sœur Scolastique desdangers dans lesquels on l’avait plongée&|160;; ce raisonnement fitune impression profonde sur les amis de don Gennarino.

Le geôlier de la prison dans laquelle il était enfermé avait unefort jolie femme, laquelle représenta au protecteur de son mari quedepuis longtemps celui-ci demandait que l’on fît des réparationsaux murs extérieurs de la prison. Le fait était notoire et nepouvait être mis en doute.

– Eh bien, ajouta cette jolie femme, de ce fait notoire VotreExcellence peut tirer occasion de nous accorder une gratificationde mille ducats, laquelle nous enrichirait à jamais. Les amis dujeune Gennarino de Las Flores, qui est en prison comme soupçonnéseulement d’avoir pénétré de nuit dans le couvent de San Petito où,comme vous le savez, les plus grands seigneurs de Naples ont leursmaîtresses et sont bien plus soupçonnés de pénétrer, les amis dedon Gennarino, dis-je, offrent mille ducats à mon mari pour lelaisser échapper. Mon mari sera mis en prison pour quinze jours ouun mois&|160;; nous vous demandons votre protection afin qu’il nesoit pas destitué et qu’on lui rende sa place au bout de quelquetemps.

Le protecteur trouva commode cette façon d’accorder unegratification considérable, et consentit.

Ce ne fut pas le seul service que le jeune prisonnier reçut deses amis. Ils avaient tous des parents dans le couvent de SanPetito&|160;; ils redoublèrent d’affection pour elles et tinrentdon Gennarino parfaitement informé de tout ce qui arrivait à lasœur Scolastique.

Il résulta de leurs bons offices qu’une nuit de tempête, versles une heure du matin, dans un moment où les vents furieux et unepluie à verse semblaient se disputer l’empire des rues de Naples,Gennarino sortit de sa prison tout simplement par la porte, legeôlier s’étant chargé de dégrader la terrasse de la prison, parlaquelle il serait censé s’être échappé.

Don Gennarino, aidé d’un seul homme, déserteur espagnol, brave àtrois poils dont la profession à Naples était d’aider les jeunesgens dans les entreprises scabreuses, don Gennarino, disons-nous,profitant du tapage universel excité par le vent, et d’ailleursaidé par Beppo, dont l’amitié ne se démentit point dans cettecirconstance périlleuse, pénétra dans le jardin du couvent. Malgréle tapage épouvantable causé par la pluie et le vent, les chiens ducouvent le sentirent et bientôt furent sur lui. Probablement ilsl’eussent arrêté s’il eût été seul, tant ils étaient forts&|160;;mais, se plaçant dos à dos avec le déserteur espagnol, il parvint àtuer deux de ces chiens et à blesser le troisième.

Les cris de ce dernier attirèrent un gardien. Ce fut en vain quedon Gennarino lui offrit une bourse et lui parla raison&|160;; cethomme était dévot, avait une grande idée de l’enfer, et ne manquaitpas de courage. Il se fit blesser en se défendant, on le bâillonnaavec un mouchoir et on l’attacha à un gros olivier.

Le double combat avait pris beaucoup de temps, la tempêtesemblait se calmer un peu, et le plus difficile restait encore àfaire : il fallait pénétrer dans le vade in pace.

Il se trouva que les deux sœurs converse chargées de descendretoutes les vingt-quatre heures à la sœur Scolastique le pain et lacruche d’eau que le couvent lui accordait, avaient eu peur cettenuit-là et avaient mis les verrous à des portes énormes garnies defer que Gennarino avait pensé pouvoir ouvrir avec des crochets oudes fausses clés. Le déserteur espagnol, habile à grimper le longdes murs, l’aida à parvenir jusqu’au toit du pavillon quirecouvrait les puits creusés dans le roc de l’Arenella quiformaient l’in pace du couvent de San Petito.

La terreur des sœurs converses n’en fut que plus grandelorsqu’elles virent descendre de l’étage supérieur ces deux hommescouverts de boue qui se précipitèrent sur elles, les bâillonnèrentet les attachèrent.

Il restait à pénétrer dans l’in pace, ce qui n’était pas chosefacile. Gennarino avait bien pris aux sœurs converses un énormetrousseau de clefs&|160;; mais il y avait plusieurs puits, touségalement fermés par des trappes, et les sœurs converses serefusèrent à indiquer celui dans lequel la sœur Scolastique étaitenfermée. L’Espagnol tirait déjà son poignard pour les piquer etles faire parler, mais don Gennarino, qui connaissait le caractèred’extrême douceur de la sœur Scolastique, eut peur de lui déplairepar cette violence. Contre l’avis de l’Espagnol, qui lui répétaitces mots : « Monseigneur, nous perdons du temps, et nous n’enserons que d’autant plus obligés à en venir au sang », Gennarinos’obstina à ouvrir tous les puits et à appeler.

Enfin, après plus de trois quarts d’heure d’essais infructueux,un faible cri de Deo gratias répondit à ses cris. Don Gennarino seprécipita dans un escalier tournant qui avait plus de quatre-vingtsmarches&|160;; et ces marches, taillées dans la roche tendre etfort usées, étaient fort difficiles à descendre et formaientpresque un sentier fort en pente.

La sœur Scolastique, qui n’avait pas vu la lumière depuistrente-sept jours, c’est-à-dire depuis celui de la confrontationavec Gennarino, fut éblouie par la petite lampe que portaitl’Espagnol. Elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait&|160;;enfin lorsqu’elle reconnut don Gennarino, couvert de boue et debeaucoup de taches de sang, elle s’évanouit en se jetant dans sesbras.

Cet accident consternait le jeune homme.

– Il n’y a pas de temps à perdre, s’écria l’Espagnol, plusexpérimenté.

Ils prirent à deux la sœur Scolastique, profondément évanouie,et eurent beaucoup de peine à la remonter le long de cet escalier àdemi détruit. Ce fut l’Espagnol qui eut la bonne idée, une foisarrivés dans la chambre habitée par les sœurs converses,d’envelopper Scolastique, qui à peine reprenait ses sens, d’ungrand manteau d’étoffe grise qui se trouvait en ce lieu.

On ouvrit les verrous des portes qui donnaient sur le jardin.L’Espagnol, formant l’avant-garde, sortit en avant, l’épée à lamain&|160;; Gennarino le suivait, portant Scolastique. Mais ilsentendirent dans le jardin un grand bruit de fort mauvais augure :c’étaient les soldats.

L’Espagnol avait voulu tuer le gardien, ce qui avait étérepoussé avec horreur par Gennarino.

– Mais, Excellence, nous sommes sacrilèges, puisque nous avonsviolé la clôture, et condamnés à mort bien plus sûrement encore quesi nous avions tué. Cet homme peut nous perdre, il faut lesacrifier.

Rien n’avait pu décider Gennarino. L’homme, attaché à la hâte,avait délié les cordes qui le retenaient et était allé réveillerles autres gardiens, et chercher des soldats au poste de la rue deTolède.

– Ce ne sera pas une petite affaire de nous tirer d’ici, s’écrial’Espagnol, et surtout d’en tirer mademoiselle&|160;! J’avais bienraison de dire à Votre Excellence qu’il fallait être trois aumoins.

Au bruit de ces paroles, deux soldats se dressèrent devant eux.L’Espagnol abattit le premier d’un coup de pointe&|160;; le secondvoulut abaisser son fusil mais la branche d’un arbuste l’arrêta uninstant, ce qui donna le temps à l’Espagnol de l’abattre également.Mais ce dernier soldat n’était pas tué net et jeta des cris.

Gennarino s’avançait vers la porte portant Scolastique&|160;; ilétait escorté par l’Espagnol. Gennarino courait, et l’Espagnollançait quelques coups d’épée à ceux des soldats qui s’avançaienttrop.

Heureusement, la tempête semblait avoir recommencé&|160;; lapluie, qui tombait à torrents, favorisait cette retraitesingulière. Mais il arriva qu’un soldat, blessé par l’Espagnol,tira son coup de fusil, dont la balle atteignit légèrementGennarino au bras gauche. Huit ou dix soldats accoururent desparties éloignées du jardin au bruit du coup de feu.

Nous l’avouerons, Gennarino montra de la bravoure dans cetteretraite, mais ce fut le déserteur espagnol qui fit preuve detalents militaires.

– Nous avons plus de vingt hommes contre nous : le moindre fauxpas, et nous sommes perdus. Mademoiselle sera condamnée au poisoncomme notre complice, elle ne pourra jamais prouver qu’elle n’étaitpas d’accord avec votre Excellence. Je me connais dans ces sortesd’affaires&|160;; il faut la cacher dans un fourré et la coucher àterre&|160;; nous la couvrirons du manteau. Pour nous,laissons-nous voir des soldats et attirons-les à l’autre extrémitédu jardin. Là, nous tâcherons de leur faire croire que nous noussommes sauvés par-dessus le mur&|160;; puis nous reviendrons ici ettâcherons de sauver mademoiselle.

– Je voudrais bien ne pas te quitter, dit Scolastique àGennarino. Je n’ai pas peur, et je me tiendrai trop heureuse demourir avec toi.

Ce furent les premières paroles qu’elle prononça.

– Je puis marcher, ajouta-t-elle.

Mais la parole lui fut coupée par un coup de fusil qui partit àdeux pas d’elle, mais qui ne blessa personne. Gennarino la repritdans ses bras&|160;; elle était mince et assez petite, et il laportait sans peine. Un éclair qui survint lui fit voir douze ouquinze soldats sur la gauche. Il s’enfuit rapidement vers ladroite, et bien lui en prit d’avoir pris vite sa résolution, carpresque au même moment une douzaine de coups de fusil vinrentcribler de balles un petit olivier…

– Laissez donc la sœur, lui crie Beppo, ou nous sommes tous deuxperdus.

Elle reste évanouie dans un massif d’arbustes, les soldatspoursuivent don Gennarino, Beppo resté seul porte Rosalinde jusquedans la rue, lui jette de l’eau à la figure, referme la porte dujardin et va se coucher. Il était alors une heure du matin. Sur lestrois heures la fraîcheur fait revenir à elle Rosalinde, elle montejusqu’à la plaine du Vomero. Comme le jour allait paraître, elle seréfugie dans une maison de paysans auquel elle demande des habits.« Si je suis reprise, lui dit-elle, ma mort est certaine. » Lepaysan touché de pitié et qui a ouï parler des rigueurs de l’inpace donne à la religieuse des habillements de sa femme&|160;; maisil se trouve qu’il est le fermier du château du duc de Vargas delPardo.

Le soir lorsque son maître vient au château, son fermier luirend compte de tout. Le duc descend à la ferme et lui parlant d’unereligieuse qui s’est enfuie de son couvent, le duc excellentcatholique annonce les résolutions les plus sévères. Son extrêmesurprise lorsqu’il reconnaît Rosalinde.

Le duc de Vargas songeait plus que jamais à la disparition de lamalheureuse Rosalinde. Il avait fait des démarches qui n’avaient euaucun succès, car il ne savait pas qu’elle portait le nom de SuoraScolastica.

Le jour de sa fête survint. Ce jour-là, son palais était ouvert,et il donnait audience à tous les officiers de sa connaissance.Tous ces militaires en grande tenue furent bien surpris de voirarriver dans la première antichambre une femme, qui leur parut êtreune sœur converse de quelque couvent&|160;; et encore, dans le butévident de n’être pas reconnue à son habit, elle était enveloppéed’un long voile noir, ce qui lui donnait l’apparence de quelqueveuve de la classe du peuple accomplissant quelque pénitence.

Comme les laquais du duc entreprenaient de la chasser, elle semit à genoux, tira de sa poche un long chapelet, et se mit àmarmotter des prières. Elle attendit en cet état que le premiervalet de chambre du duc vînt la saisir par le bras&|160;; alorselle lui montra sans dire mot un fort beau diamant, puis elleajouta :

– Je jure sur la Vierge de ne demander aucune sorte d’aumône àSon Excellence. Monsieur le duc connaîtra, par ce diamant, le nomde la personne de la part de laquelle je me présente.

Toutes ces circonstances excitèrent au plus haut degré lacuriosité du duc, qui se hâta d’expédier les trois ou quatrepersonnes du premier rang qui se trouvaient à son audience&|160;;puis, avec une politesse noble et vraiment espagnole, il demanda lapermission aux simples officiers de recevoir avant eux une pauvrereligieuse qui ne lui était nullement connue.

A peine la sœur converse se vit-elle dans le cabinet du duc,seule avec lui, qu’elle se mit à genoux.

– La pauvre sœur Scolastica est arrivée au dernier degré dumalheur. Tout le monde paraît déchaîné contre elle. Elle m’achargée de laisser entre les mains de Votre Excellence cette bellebague. Elle dit que vous connaissez la personne qui la lui donnadans des temps plus heureux. Vous pourriez, par le secours de cettepersonne, obtenir pour quelque personne de votre confiancel’autorisation de venir voir la sœur Scolastica&|160;; mais, commeelle se trouve dans l’in pace della morte, il faudrait obtenir unepermission particulière de monseigneur l’archevêque.

Le duc avait reconnu la bague, et, malgré son âge avancé, ilétait tellement hors de lui qu’il avait peine à articuler desparoles.

– Dis le nom, dis le nom du couvent où Rosalinde estretenue.

– San Petito.

– J’obéirai avec respect aux ordres de qui t’envoie.

– Je serais perdue, ajouta la sœur converse, si mon messageétait seulement soupçonné par les supérieurs.

Le duc, jetant les yeux rapidement sur son bureau, prit unportrait en miniature du roi, entouré de diamants :

– Ne vous séparez jamais de ce portrait sacré, qui vous donne ledroit d’obtenir dans tous les cas une audience de Sa Majesté. Voiciune bourse que vous remettrez à la personne que vous appelez SuoraScolastica. Voici une petite somme qui est pour vous, et dans tousles cas comptez sur ma protection.

La bonne religieuse s’arrêtant pour compter sur une table lespièces d’or contenues dans la bourse :

– Retournez aussi rapidement que vous vous pourrez auprès de lapauvre Rosalinde. Ne comptez pas. Et même je réfléchis à lanécessité de vous cacher. Mon valet de chambre va vous faire sortirpar une porte de mon jardin, une de mes voitures de suite vousconduira du côté opposé de la ville. Songez à bien vous cacher.Faites tout au monde pour venir demain à mon jardin de l’Arenella,de midi à deux heures. Là, je suis sûr de mes gens, ils sont tousEspagnols.

La pâleur mortelle qui couvrait le visage du duc lorsqu’ilreparut devant les officiers fut une excuse suffisante pourl’excuse qu’il leur présenta.

– Une affaire, messieurs, m’oblige à sortir à l’instant. Je nepourrai avoir l’honneur de vous remercier et de vous recevoir quedemain matin, à sept heures.

Le duc de Vargas court au palais de la reine, qui répand deslarmes en reconnaissant la bague qu’elle donna jadis à la jeuneRosalinde. La reine passe chez le roi avec le duc de Vargas. L’airrenversé de celui-ci touche le roi qui, comme un grand prince qu’ilétait, fut le premier à ouvrir un avis raisonnable :

– Il faut songer à ne pas réveiller les soupçons del’archevêque, si toutefois, malgré le talisman de mon portrait, lapauvre sœur converse a pu échapper à ses espions. Je conçoismaintenant pourquoi l’archevêque est allé habiter, il y a quinzejours, sa chaumière de ***.

– Si Votre Majesté me le permet, je vais envoyer au port mettreun embargo sur toutes les barques qui voudraient partir pour ***.On conduira au château de l’Œuf, où elles seront bien traitées,toutes les personnes qui seraient montées sur les barques.

– Va, et reviens, lui dit le roi. Ces mesures singulières, quipeuvent donner matière à parler, ne sont pas du goût de Tanucci (lepremier ministre de don Carlos). Mais je ne lui dirai rien de toutecette affaire&|160;; il n’est déjà que trop irrité contrel’archevêque.

Le duc de Vargas donna des ordres à son aide de camp et reparutdevant le roi, qu’il trouva donnant des soins à la reine, quivenait de s’évanouir. Cette princesse, d’un cœur excellent, s’étaitfiguré que, si la sœur converse avait été aperçue entrant chez leduc, Rosalinde était déjà morte par le poison. Le duc calmaentièrement les inquiétudes de la reine.

– Par bonheur, l’archevêque n’est pas à Naples, et, avec lesirocco qu’il fait, il faut deux heures au moins pour aller à ***.Le chanoine Cybo, qui, lorsque l’archevêque est hors de Naples,exerce l’alter ego, est un homme sévère jusqu’à la cruauté, mais ilse ferait un scrupule de conscience de faire donner la mort sans unordre précis de son chef.

– Je vais désorganiser le gouvernement de l’archevêque, dit leroi, en faisant appeler ici au palais et en le retenant jusqu’ausoir le chanoine Cybo qui, à son audience de dimanche, m’a demandéla grâce de son neveu qui vient de tuer un paysan.

Le roi passa dans son cabinet pour donner des ordres.

– Duc, es-tu sûr de sauver Rosalinde&|160;? dit la reine àVargas.

– Avec un homme tel que l’archevêque, je ne suis sûr derien.

– Tanucci a donc bien raison de nous débarrasser de cet homme enle faisant cardinal.

– Oui, dit le duc, mais il faudrait le laisser ambassadeur àRome pour nous en débarrasser ici, et dans ce poste d’ambassadeuril nous jouerait de bien pires tours là qu’ici.

Le roi étant rentré après cet entretien rapide, on commença unelongue délibération à la suite de laquelle le duc de Vargas obtintla permission d’aller sur-le-champ au couvent de San Petito savoirdes nouvelles, au nom de la reine, de la jeune Rosalinde desprinces de Bissignano, que l’on disait à la mort. Avant de monterau couvent, le duc eut soin de passer chez la princesse donaFerdinanda, de laquelle on put croire qu’il avait appris lanouvelle du danger de sa belle-fille. L’inquiétude du duc de Vargasne lui permit pas de prolonger autant qu’il aurait dû sa visite aupalais de Bissignano.

Le duc trouva dans le couvent de San Petito, à commencer par laconverse qui était à la porte extérieure, un air de singulièrepréoccupation. Venant au nom de la reine, le duc avait le droitd’être admis sans nul retard auprès de l’abbesse Angela de CastroPignano. Or, on le fit attendre vingt mortelles minutes. Au bas dela salle on apercevait le commencement d’un escalier tournant quiparaissait s’enfoncer à de grandes profondeurs. Le duc crut qu’ilne reverrait jamais la belle Rosalinde.

L’abbesse parut enfin, dans l’état d’une personne horsd’elle-même. Le duc avait changé son message :

– Le prince de Bissignano est tombé en apoplexie hier soir. Ilva fort mal, il veut absolument voir avant de mourir sa filleRosalinde et a fait solliciter auprès de Sa Majesté l’ordrenécessaire pour tirer la signora Rosalinde de ce couvent. Parrespect pour les privilèges de cette noble maison, le roi a vouluqu’une non moindre personne que moi, son grand-chambellan, fût leporteur de cet ordre.

A ces mots, l’abbesse tomba aux genoux du duc de Vargas.

– Je rendrai compte à Sa Majesté elle-même de ma désobéissanceapparente aux ordres du roi. La position dans laquelle je paraisdevant vous, monsieur le duc, est un témoignage frappant de monrespect pour votre personne et votre dignité.

– Elle est morte&|160;! s’écria le duc. Mais, par san Gennaro,je la verrai.

Le duc était tellement hors de lui-même qu’il tira son épée. Ilouvrit la porte, il appela son aide de camp, qui était resté dansun des premiers salons de l’abbesse.

– Tirez votre épée, duc d’Atri&|160;; faites monter mes deuxordonnances&|160;; il s’agit ici d’une affaire de vie et de mort.Le roi m’a chargé d’arrêter la jeune princesse Rosalinde.

L’abbesse Angela se leva et voulut prendre la fuite.

– Non, madame, s’écria le duc. Vous ne me quitterez que pourmonter comme prisonnière au château Saint-Elme. On conspireici.

Dans son trouble mortel, le duc cherchait à se créer des excusespour le viol de la sainte clôture. Le duc se disait : « Sil’abbesse refuse de me conduire, si les épées nues de mes deuxdragons ne l’effraient pas, je suis comme perdu dans ce vastecouvent, qui est un monde. »

Par bonheur, le duc, qui serrait fortement le poignet del’abbesse, était cependant fort attentif au mouvement qu’ellepouvait imprimer&|160;; elle le conduisait à un vaste escalier quiconduisait à une immense salle à demi souterraine. Le duc, voyantce demi-succès et voyant qu’il n’avait pour témoins que son aide decamp, le duc d’Atri, et les deux dragons, dont il entendait lesgrosses bottes frapper les marches de l’escalier, jugea convenabled’éclater en propos menaçants. Enfin il arriva à la salle sombredont nous avons parlé et qui était éclairée par quatre ciergesplacés sur un autel. Deux religieuses jeunes encore, étaientcouchées par terre et paraissaient mourir dans les convulsions dupoison&|160;; trois autres, placées vingt pas plus loin, étaientaux genoux de leurs confesseurs. Le chanoine Cybo, assis sur unfauteuil placé contre l’autel, semblait impassible quoique fortpâle&|160;; deux grands jeunes gens, placés derrière lui,baissaient un peu la tête pour tâcher de ne pas voir les deuxreligieuses qui étaient couchées au pied de l’autel et dont leslongues robes de soie d’un vert foncé étaient agitées par desmouvements convulsifs.

Après cette revue rapide de tous les personnages de cettehorrible scène, quel ne fut pas le ravissement du duc lorsqu’ilaperçut Rosalinde assise sur une chaise de paille, à six pasderrière les trois confesseurs. Par une imprudence bien singulière,il s’approcha d’elle et lui dit en la tutoyant :

– As-tu pris du poison&|160;?

– Non, et je n’en prendrai pas, lui dit-elle avec assez desang-froid&|160;; je ne veux pas imiter ces filles imprudentes.

– Madame, vous êtes sauvée&|160;; je vais vous conduire chez lareine.

– J’ose espérer, monsieur le duc, que vous n’oublierez point lesdroits du présidial de monseigneur l’archevêque, dit l’abbé Cybo,assis sur son fauteuil.

Le duc, comprenant à qui il avait affaire, alla se mettre àgenoux devant l’autel et dit à l’abbé Cybo :

– Monsieur le chanoine grand vicaire, suivant le dernierconcordat, de pareilles sentences ne sont exécutoires qu’autant quele roi les a revêtues de sa signature.

L’abbé Cybo se hâta de répondre avec aigreur :

– Monsieur le duc se livre ici à un jugement téméraire : lespécheresses ici présentes ont été légalement condamnées,convaincues de sacrilège&|160;; mais l’Eglise ne leur a infligéaucune peine. Je suppose, d’après ce que vous me dites et lesapparences, dont je m’aperçois seulement en cet instant, que cesmalheureuses ont pris du poison.

Le duc de Vargas n’entendit qu’à demi les paroles de l’abbéCybo, dont la voix était couverte par celle du duc d’Atri,agenouillé auprès des deux religieuses qui s’agitaient sur lesdalles de pierre, des douleurs atroces leur ayant fait perdre, à cequ’il paraissait, toute conscience de leurs mouvements. L’uned’elles, qui paraissait dans le délire, était une fort belle fillede trente ans. Elle déchirait sa robe sur sa poitrine et s’écriait:

– A moi&|160;! à moi&|160;! à une fille de manaissance&|160;!

Le duc se leva, et, avec la grâce parfaite qu’il eût montréedans le salon de la reine :

– Est-il bien possible, madame, que votre santé ne soitnullement altérée&|160;?

– Je n’ai pris aucun poison, ce qui ne m’empêche pas, monsieurle duc, répondit Rosalinde, que je ne sente fort bien que je vousdois la vie.

– Je n’ai aucun mérite dans tout ceci, répliqua le duc. Le roi,prévenu par les avis de fidèles sujets, m’a fait appeler et m’a ditque l’on conspirait dans ce couvent. Il fallait prévenir lesconspirateurs. Maintenant, ajouta-t-il, en adressant son regard àRosalinde, il ne me reste qu’à prendre vos ordres. Voulez-vous,madame, aller remercier la reine&|160;?

Rosalinde se leva et prit le bras du duc, qui marcha versl’escalier. Arrivé à la porte, Vargas dit au duc d’Atri :

– Je vous charge d’enfermer, chacun dans une chambre, monsieurCybo et ces deux messieurs ici présents. Vous enfermerez égalementà clef madame l’abbesse Angela. Vous descendrez dans toutes lesprisons et ferez conduire hors du couvent toutes les prisonnières.Vous ferez enfermer, chacune dans une chambre séparée, lespersonnes qui tenteraient de s’opposer aux ordres de Sa Majesté quej’ai l’honneur de vous transmettre. Sa Majesté veut que toutes lespersonnes qui témoigneraient le désir d’être admises à sesaudiences soient envoyées au palais. Sans perdre de temps, enfermezdans des chambres séparées les personnes ici présentes. Du reste,je vais vous envoyer des médecins et un bataillon de la garde.

Cela dit, il fit signe au duc d’Atri qu’il désirait lui parler.Arrivé sur l’escalier, il lui dit :

– Vous sentez bien, mon cher duc, qu’il ne faut pas que Cybo etl’abbesse s’entendent sur leurs réponses. Dans cinq minutes, vousaurez un bataillon de la garde, dont vous prendrez le commandement.Vous placerez une sentinelle à chacune des portes donnant accès surla rue ou sur les jardins. Qui voudra pourra sortir, mais l’entréene sera permise à personne. Vous ferez fouiller les jardins&|160;;tous les conspirateurs, y compris les jardiniers, seront mis enprison dans des chambres séparées. Soignez les pauvresemprisonnées.

Préparer la jalousie qui porte don Gennarino à se brûler lacervelle.

L’archevêque Acquaviva promet une place de chanoine dans sacathédrale à l’aumônier du prince de Bissignano s’il parvient àpersuader à la princesse dona Ferdinanda que don Gennarino estamoureux de Rosalinde. Par ces moyens, l’archevêque inquiète etdésole don Gennarino qui n’a pas la tête profonde.

Faire que le style sorte du genre admiratif niais, par des motscomme : Il porte perruque, prend du tabac, etc.&|160;; adopter desidées comme : à Naples on rencontre souvent des yeux d’une formemagnifique, mais ces yeux comme ceux de Junon chez Homère ne disentrien. Oter à ce style l’air grand, le grandiose qui éloigne ducœur, qui (un mot illisible) aient l’air petit, naturel, sensible,la bonhomie allemande.

La reine dit :

– Je te conseillerais de te marier au plus tôt, dès que tu aurasun époux je te créerai dame du Palais. Une fois attachée à mapersonne, le clergé n’osera te jouer de mauvais tours. Songe àceci, tu dois t’attendre à tous les genres de persécutions. Je neveux pas plaider la cause de notre Vargas et influer en quelquemanière que ce soit sur un mariage, mais songe que tu nous rendraisbien contents le roi et moi.

Le roi fut fâché du bataillon du régiment de Bitonto envoyé parVargas à la porte du noble couvent de San Petito.

– Puisque le but était obtenu, à quoi bon faire duscandale&|160;?

– La seule excuse, en présence d’un clergé aussi arrogant et dela cour de Rome, qui peut ouvrir à l’ennemi la porte de vos États,était l’accusation de conspiration flagrante dans le couvent de SanPetito. J’ai cru, quand j’ai vu la figure sévère et l’œilscrutateur du chanoine Cybo fixé sur moi, qu’il fallait éloigner àtout prix le soupçon qu’on avait voulu enlever une novice. Laprésence du bataillon de Bitonto frappe tous les esprits à Naples,même ceux des prêtres, et il porte la conviction d’une conspirationautrichienne.

– Mais, reprit le roi, voilà Tanucci vivement contrarié. Oùtrouver un ministre aussi honnête homme, aussi travailleur, et quia refusé des millions à la cour de Rome&|160;? Veux-tu prendre saplace&|160;?

– Avant tout, je ne veux pas travailler.

Le duc Vargas fait la fortune de la sœur converse, qu’il cachesous un faux nom à Gênes.

Don Gennarino a un accès fou de dévotion, comme la belle Bocca àCapo le Case.

Rosalinde a la magnanimité de se remettre au couvent. DonGennarino la croit persécutée par la sainte Vierge, il la voitfrappée par le mauvais œil céleste, désespéré par les refus deRosalinde qui refuse de céder avant le mariage, de peur queGennarino ne soit outré du péché.

Gennarino, troublé par ses soupçons jaloux se donne la mort. Cetaccident ôte presque la raison à Rosalinde, elle se croit presquefrappée du mauvais œil céleste. Un fanatique essaie de la frapperd’un poignard.

Elle épouse Vargas quand il a soixante-neuf ans, et sous lacondition que tous les ans elle passera trois mois au couvent oùGennarino s’est tué.

Elle pleura beaucoup et fut folle de désespoir la veille dumariage. « Si Gennarino me voit de son séjour céleste, que doit-ilpenser de moi&|160;?… »

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