Thaïs

Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, versAthribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres aumonastère de l’abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses discipless’avancèrent au-devant de lui avec de grandes démonstrations dejoie. Les uns levaient les bras au ciel ; les autres,prosternés à terre, baisaient les sandales de l’abbé. Car ilssavaient déjà ce que le saint avait accompli dans Alexandrie. C’estainsi que les moines recevaient ordinairement, par des voiesinconnues et rapides, les avis intéressant la sûreté et la gloirede Église Les nouvelles couraient dans le désert avec la rapiditédu simoun.

Et tandis que Paphnuce s’enfonçait dans les sables, sesdisciples le suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui étaitl’ancien de ses frères, saisi tout à coup d’un pieux délire, se mità chanter un cantique inspiré :

– Jour béni ! Voici que notre père nous estrendu !

Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prixnous sera compté !

Car les vertus du père sont la richesse des enfants et lasainteté de l’abbé embaume toutes les cellules.

Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ unenouvelle épouse.

Il a changé par son art merveilleux une brebis noire enbrebis blanche.

Et voici qu’il nous revient chargé de nouveauxmérites.

Semblable à l’abeille de l’Arsinoïtide, qu’alourdit lenectar des fleurs.

Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter lepoids de sa laine abondante.

Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec del’huile !

Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous àgenoux et dirent :

– Que notre père nous bénisse et qu’il nous donne à chacun unemesure d’huile pour fêter son retour !

Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait : « Quelest cet homme ? » et ne reconnaissait point Paphnuce.Mais personne ne prenait garde à ce qu’il disait, parce qu’on lesavait dépourvu d’intelligence, bien que rempli de piété.

L’abbé d’Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea.

– J’ai donc enfin regagné l’asile de mon repos et de mafélicité. Je suis donc rentré dans la citadelle de moncontentement. D’où vient que ce cher toit de roseaux ne m’accueillepoint en ami, et que les murs ne me disent pas : Sois lebienvenu ! Rien, depuis mon départ, n’est changé dans cettedemeure d’élection. Voici ma table et mon lit. Voici la tête demomie qui m’inspira tant de fois des pensées salutaires, et voicile livre où j’ai si souvent cherché les images de Dieu. Et pourtantje ne retrouve rien de ce que j’ai laissé. Les chosesm’apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières,et il me semble que je les vois aujourd’hui pour la première fois.En regardant cette table et cette couche, que j’ai jadis tailléesde mes mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux depapyrus remplis des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d’unmort. Après les avoir tant connus, je ne les reconnais pas.Hélas ! puisqu’en réalité rien n’est changé autour de moi,c’est moi qui ne suis plus celui que j’étais. Je suis un autre. Lemort, c’était moi ! Qu’est-il devenu, mon Dieu ?Qu’a-t-il emporté ? Que m’a-t-il laissé ? Et quisuis-je ?

Et il s’inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa celluleétait petite, tandis qu’en la considérant par les yeux de la foi,on devait l’estimer immense, puisque l’infini de Dieu ycommençait.

S’étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peude joie. Il y avait à peine une heure qu’il était en oraison, quandl’image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces àDieu :

– Jésus ! c’est toi qui me l’envoies. Je reconnais là tonimmense bonté : tu veux que je me plaise, m’assure et merassérène à la vue de celle que je t’ai donnée. Tu présentes à mesyeux son sourire maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente,sa beauté dont j’ai arraché l’aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu,tu me la montres telle que je l’ai ornée et purifiée à tonintention, comme un ami rappelle en souriant à son ami le présentagréable qu’il en a reçu. C’est pourquoi je vois cette femme avecplaisir, assuré que sa vision vient de toi. Tu veux bien ne pasoublier que je te l’ai donnée, mon Jésus. Garde-la puisqu’elle teplaît et ne souffre pas surtout que ses charmes brillent pourd’autres que pour toi.

Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plusdistinctement qu’il ne l’avait vue dans la grotte des Nymphes. Ilse rendit témoignage, disant :

– Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la gloire de Dieu.

Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix ducœur. Il soupirait :

– Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi metroubles-tu ?

Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cetétat de tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves.L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne lachassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu etque c’était l’image d’une sainte. Mais, un matin, elle le visita enrêve, les cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sadouceur, qu’il en cria d’épouvante et se réveilla couvert d’unesueur glacée. Les yeux encore cillés par le sommeil, il sentit unsouffle humide et chaud lui passer sur le visage : un petitchacal, les deux pattes posées au chevet du lit, lui soufflait aunez son haleine puante et riait du fond de sa gorge.

Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui semblaqu’une tour s’abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait duhaut de sa confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable depenser ; puis, ayant recouvré ses esprits, sa méditation nefit qu’accroître son inquiétude.

– De deux choses l’une, se dit-il, ou bien cette vision, commeles précédentes, vient de Dieu ; elle était bonne et c’est maperversité naturelle qui l’a gâtée, comme le vin s’aigrit dans unetasse impure. J’ai, par mon indignité, changé l’édification enscandale, ce dont le chacal diabolique a immédiatement tiré ungrand avantage. Ou bien cette vision vient, non pas de Dieu, mais,au contraire, du diable, et elle était empestée. Et dans ce cas, jedoute à présent si les précédentes avaient, comme je l’ai cru, unecéleste origine. Je suis donc incapable d’une sorte dediscernement, qui est nécessaire à l’ascète. Dans les deux cas,Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’enexpliquer la cause.

Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse :

– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, siles apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ?Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toiet ce qui vient de l’Autre !

Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugeapas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans ledoute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolutiondemeura stérile. L’absente était sur lui. Elle le regardait tandisqu’il lisait, qu’il méditait, qu’il priait ou qu’il contemplait.Son approche idéale était précédée par un bruit léger, tel quecelui d’une étoffe qu’une femme froisse en marchant, et ces visionsavaient une exactitude que n’offrent point les réalités, lesquellessont par elles-mêmes mouvantes et confuses, tandis que lesfantômes, qui procèdent de la solitude, en portent les profondscaractères et présentent une fixité puissante. Elle venait à luisous diverses apparences ; tantôt pensive, le front ceint desa dernière couronne périssable, vêtue comme au banquetd’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleursd’argent ; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voileslégers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte desNymphes ; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joiecéleste ; tantôt tragique, les yeux nageant dans l’horreur dela mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœurouvert. Ce qui l’inquiétait le plus dans ces visions, c’était queles couronnes, les tuniques, les voiles, qu’il avait brûlés de sespropres mains pussent ainsi revenir ; il lui devenait évidentque ces choses avaient une âme impérissable et ils’écriait :

– Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent àmoi !

Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et iln’en éprouvait que plus d’inquiétude. Ses misères étaient cruelles.Mais comme son âme et son corps restaient purs au milieu destentations, il espérait en Dieu et lui faisait de tendresreproches.

– Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi lesgentils, c’était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste queje pâtisse de ce que j’ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mondoux Jésus ! mon Sauveur, sauve-moi ! Ne permets pas quele fantôme accomplisse ce que n’a point accompli le corps. Quandj’ai triomphé de la chair, ne souffre pas que l’ombre me terrasse.Je connais que je suis exposé présentement à des dangers plusgrands que ceux que je connus jamais. J’éprouve et je sais que lerêve a plus de puissance que la réalité. Et comment en pourrait-ilêtre autrement, puisqu’il est lui-même une réalitésupérieure ? Il est l’âme des choses. Platon lui-même, bienqu’il ne fût qu’un idolâtre, a reconnu l’existence propre desidées. Dans ce banquet des démons où tu m’as accompagné, Seigneur,j’ai entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais nonpoint, certes, dénués d’intelligence, s’accorder à reconnaître quenous percevons dans la solitude, dans la méditation et dansl’extase des objets véritables ; et ton Écriture, mon Dieu,atteste maintes fois la vertu des songes et la force des visionsformées, soit par toi, Dieu splendide, soit par ton adversaire.

Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avecDieu, et Dieu ne se hâtait point de l’éclairer. Ses nuits n’étaientplus qu’un long rêve et ses jours ne se distinguaient point desnuits. Un matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu’ilen sort, à la clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent lesvictimes des crimes. Thaïs était venue, montrant ses piedssanglants, et tandis qu’il pleurait, elle s’était glissée dans sacouche. Il ne lui restait plus de doutes : l’image de Thaïsétait une image impure.

Le cœur soulevé de dégoût, il s’arracha de sa couche souillée etse cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Lesheures coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans lacellule. Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuceétait seul. Le fantôme l’avait enfin quitté et son absence mêmeétait épouvantable. Rien, rien pour le distraire du souvenir dusonge. Il pensait, plein d’horreur :

– Comment ne l’ai-je point repoussée ? Comment ne mesuis-je pas arraché de ses bras froids et de ses genouxbrûlants ?

Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette coucheabominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, lesdémons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne letrompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur leseuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. Àl’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur étaitinfecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôtil y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils sefaisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étantpas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche etl’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée auchevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête demort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venaitchaque jour de nouveaux chacals.

Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les penséesimpures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde,et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à destravaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avantd’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon,afin de lui demander conseil.

Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’étaitau déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied descollines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne paseffrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.

– Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce !Admire sa bonté : il m’envoie les bêtes qu’il a créées pourque je m’entretienne avec elles de ses œuvres et afin que je leglorifie dans les oiseaux du ciel. Vois cette colombe, remarque lesnuances changeantes de son cou, et dis si ce n’est pas un belouvrage de Dieu. Mais n’as-tu pas, mon frère, à m’entretenir dequelque pieux sujet ? S’il en est ainsi, je poserai là monarrosoir et je t’écouterai.

Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visionsde ses jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songecriminel et la foule des chacals.

– Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je doism’enfoncer dans le désert, afin d’y accomplir des travauxextraordinaires et d’étonner le diable par mesaustérités ?

– Je ne suis qu’un pauvre pécheur, répondit Palémon, et jeconnais mal les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin,avec des gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il mesemble, mon frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passésans ménagement des agitations du siècle au calme de la solitude.Ces brusques passages ne peuvent que nuire à la santé de l’âme. Ilen est de toi, mon frère, comme d’un homme qui s’expose presquedans le même temps à une grande chaleur et à un grand froid. Latoux l’agite et la fièvre le tourmente. À ta place, frère Paphnuce,loin de me retirer tout de suite dans quelque désert affreux, jeprendrais les distractions qui conviennent à un moine et à un saintabbé. Je visiterais les monastères du voisinage. Il y en ad’admirables, à ce que l’on rapporte. Celui de l’abbé Sérapioncontient, m’a-t-on dit, mille quatre cent trente-deux cellules, etles moines y sont divisés en autant de légions qu’il y a de lettresdans l’alphabet grec. On assure même que certains rapports sontobservés entre le caractère des moines et la figure des lettres quiles désignent et que, par exemple, ceux qui sont placés sous le Zont le caractère tortueux, tandis que les légionnaires rangés sousl’I ont l’esprit parfaitement droit. Si j’étais de toi, mon frère,j’irais m’en assurer de mes yeux, et je n’aurais point de repos queje n’aie contemplé une chose si merveilleuse. Je ne manquerais pasd’étudier les constitutions des diverses communautés qui sontsemées sur les bords du Nil, afin de pouvoir les comparer entreelles. Ce sont là des soins convenables à un religieux tel que toi.Tu n’es pas sans avoir ouï dire que l’abbé Ephrem a rédigé desrègles spirituelles d’une grande beauté. Avec sa permission, tupourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. Moi, je nesaurais ; et mes mains, accoutumées à manier la bêche,n’auraient pas la souplesse qu’il faut pour conduire sur le papyrusle mince roseau de l’écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes laconnaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on nesaurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste etde lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaisespensées. Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignementsde Paul et d’Antoine, nos pères ? Peu à peu tu retrouverasdans ces pieux travaux la paix de l’âme et des sens ; lasolitude redeviendra aimable à ton cœur et bientôt tu seras en étatde reprendre les travaux ascétiques que tu pratiquais autrefois etque ton voyage a interrompus. Mais il ne faut pas attendre un grandbien d’une pénitence excessive. Du temps qu’il était parmi nous,notre père Antoine avait coutume de dire : « L’excès dujeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre l’inertie. Ilest des moines qui ruinent leur corps par des abstinencesindiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu’ils seplongent le poignard dans le sein et qu’ils se livrent, inanimés aupouvoir du démon. » Ainsi parlait le saint hommeAntoine ; je ne suis qu’un ignorant, mais avec la grâce deDieu, j’ai retenu les propos de notre père.

Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer sesconseils. Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petitjardin, il se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait sessalades, tandis que la colombe se balançait sur son dos arrondi. Àcette vue il fut pris de l’envie de pleurer.

En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrangefourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un ventfurieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals.Cette nuit-là, il vit en songe une haute colonne de pierre,surmontée d’une figure humaine et il entendit une voix quidisait :

– Monte sur cette colonne !

À son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, ilassembla ses disciples et leur parla de la sorte :

– Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieum’envoie. Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-mêmeet prenez soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.

Tandis qu’il s’éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et,quand ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire àl’horizon des sables.

Il marcha jour et nuit, jusqu’à ce qu’il eût atteint les ruinesde ce temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avaitdormi parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyagemerveilleux. Les murs couverts de signes magiques étaient debout.Trente fûts gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou enfleurs de lotus soutenaient encore d’énormes poutres de pierre.Seule à l’extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué sonfaix antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau latête d’une femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait,portant au front des cornes de vache.

Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait étémontrée dans son rêve et il l’estima haute de trente-deux coudées.S’étant rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle decette hauteur et, quand l’échelle fut appliquée à la colonne, il ymonta, s’agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur :

– Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m’as choisie.Puissé-je y rester en ta grâce jusqu’à l’heure de ma mort.

Il n’avait point pris de vivres, s’en remettant à la Providencedivine et comptant que des paysans charitables lui donneraient dequoi subsister. Et en effet, le lendemain, vers l’heure de none,des femmes vinrent avec leurs enfants, portant des pains, desdattes et de l’eau fraîche, que les jeunes garçons montèrentjusqu’au faîte de la colonne.

Le chapiteau n’était pas assez large pour que le moine pût s’yétendre tout de son long, en sorte qu’il dormait les jambescroisées et la tête contre la poitrine, et le sommeil était pourlui une fatigue plus cruelle que la veille. À l’aurore, leséperviers l’effleuraient de leurs ailes, et il se réveillait pleind’angoisse et d’épouvante.

Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l’échelle,craignait Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleilet à la pluie, et redoutant qu’il ne vînt à choir pendant sonsommeil, cet homme pieux établit sur la colonne un toit et unebalustrade.

Cependant le renom d’une si merveilleuse existence se répandaitde village en village et les laboureurs de la vallée venaient ledimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu desa retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent lafaveur de se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin,ils venaient se ranger en cercle autour du maître qui leur faisaitentendre des paroles d’édification :

– Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petitsenfants que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair estla source et le principe de tous les péchés : ils sortent delui comme d’un père. L’orgueil, l’avarice, la paresse, la colère etl’envie sont sa postérité bien-aimée. Voici ce que j’ai vu dansAlexandrie : j’ai vu les riches emportés par le vice de luxurequi, semblable à un fleuve à la barbe limoneuse, les poussait dansle gouffre amer.

Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d’une telle nouveauté,voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuvela voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put sedéfendre de penser que Dieu l’avait érigé en exemple auxsolitaires. À sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent pointleur surprise ; s’étant consultés, ils tombèrent d’accord pourblâmer une pénitence si extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuceà descendre.

– Un tel genre de vie est contraire à l’usage,disaient-ils ; il est singulier et hors de toute règle.

Mais Paphnuce leur répondit :

– Qu’est-ce donc que la vie monacale sinon une vieprodigieuse ? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas êtresinguliers comme lui-même ? C’est par un signe de Dieu que jesuis monté ici ; c’est un signe de Dieu qui m’en feradescendre.

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre auxdisciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour del’ermitage aérien. Plusieurs d’entre eux, pour imiter le saint, sehissèrent sur les décombres du temple ; mais blâmés de leursfrères et vaincus par la fatigue, ils renoncèrent bientôt à cespratiques. Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient detrès loin et ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eutl’idée de leur vendre de l’eau fraîche et des pastèques. Adossée àla colonne, derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses etses fruits, sous une toile à raies bleues et blanches, ellecriait : Qui veut boire ? À l’exemple de cette veuve, unboulanger apporta des briques et construisit un four tout à côté,dans l’espoir de vendre des pains et des gâteaux aux étrangers.Comme la foule des visiteurs grossissait sans cesse et que leshabitants des grandes villes d’Égypte commençaient à venir, unhomme avide de gain éleva un caravansérail pour loger les maîtresavec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs mulets. Il y eutbientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nilapportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Unbarbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par sesjoyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silenceet de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrablesde la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les sallessouterraines et clouaient aux antiques piliers des enseignessurmontées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cetteinscription en grec et en égyptien : On vend ici du vin degrenades, du vin de figues et de la vraie bière de Cilicie.Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchandssuspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, deslièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes desruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve,tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient unepatte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaientla fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris desservantes. Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, desmaçons bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Aubout de six mois, une ville était fondée, avec un corps de garde,un tribunal, une prison et une école tenue par un vieux scribeaveugle.

Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques etles chorévêques accouraient, pleins d’admiration. Le patriarched’Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout sonclergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire dustylite et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l’absenced’Athanase, le sentiment du patriarche. Ce qu’ayant appris, lesabbés Ephrem et Sérapion vinrent s’excuser aux pieds de Paphnuce deleurs premières défiances. Paphnuce leur répondit :

– Sachez, mes frères, que la pénitence que j’endure est à peineégale aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et laforce m’étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, duhaut du socle où Dieu m’a porté, je vois les êtres humains s’agitercomme des fourmis. Mais à le considérer en dedans, l’homme estimmense : il est grand comme le monde, car il le contient.Tout ce qui s’étend devant moi, ces monastères, ces hôtelleries,ces barques sur le fleuve, ces villages, et ce que je découvre auloin de champs, de canaux, de sables et de montagnes, tout celan’est rien au regard de ce qui est en moi. Je porte dans mon cœurdes villes innombrables et des déserts illimités. Et le mal, le malet la mort, étendus sur cette immensité, la couvrent comme la nuitcouvre la terre. Je suis à moi seul un univers de penséesmauvaises.

Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était enlui.

Le septième mois, il vint d’Alexandrie, de Bubaste et de Saïsdes femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfantspar l’intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Ellesfrottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis cefurent, à perte de vue, des chariots, des litières, des brancardsqui s’arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l’homme deDieu. Il en sortait des malades effrayants à voir. Des mèresprésentaient à Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membresétaient retournés, les yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voixrauque. Il imposait sur eux les mains. Des aveugles s’approchaient,les bras allongés, et levaient vers lui, au hasard, leur facepercée de deux trous sanglants. Des paralytiques lui montraientl’immobilité pesante, la maigreur mortelle et le raccourcissementhideux de leurs membres ; des boiteux lui présentaient leurpied-bot ; des cancéreuses prenant leur poitrine à deux mains,découvraient devant lui leur sein dévoré par l’invisible vautour.Des femmes hydropiques se faisaient déposer à terre, et il semblaitqu’on déchargeât des outres. Il les bénissait. Des Nubiens,atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d’un pas lourd et leregardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé. Ilfaisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civièreune jeune fille d’Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang,dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et sesparents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sapoitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la têteet ouvrit les yeux.

Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par lesaint, les malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le maldivin, accouraient de toutes les parties Égypte en légionsinnombrables. Dès qu’ils apercevaient la stèle, ils étaient saisisde convulsions, se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient enboule. Et, chose à peine croyable ! les assistants, agités àleur tour par un violent délire, imitaient les contorsions desépileptiques. Moines et pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, sedébattaient pêle-mêle, les membres tordus, la bouche écumeuse,avalant de la terre à poignée et prophétisant. Et Paphnuce, du hautde sa colonne, sentait un frisson lui secouer les membres et criaitvers Dieu :

– Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes lesimpuretés de ce peuple, et c’est pourquoi, Seigneur, mon corps estrempli de mauvais esprits.

Chaque fois qu’un malade s’en allait guéri, les assistantsl’acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient derépéter :

– Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.

Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonnemiraculeuse ; des femmes reconnaissantes y suspendaient descouronnes et des images votives. Des Grecs y traçaient desdistiques ingénieux, et comme chaque pèlerin venait y graver sonnom, la pierre fut bientôt couverte à hauteur d’homme d’uneinfinité de caractères latins, grecs, coptes, puniques, hébreux,syriaques et magiques.

Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité dumiracle une telle affluence de peuple que les vieillards se crurentrevenus au temps des mystères antiques. On voyait se mêler, seconfondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, leburnous des Arabes, le pagne blanc des Nubiens, le manteau courtdes Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et lesbraies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or descourtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédéesd’eunuques noirs qui leur frayaient un chemin à coups de bâton. Desacrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des toursd’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle despectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les brasallongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foulebrillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Lesimprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les crisdes marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et lemauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets deÉcriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique,les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansonsde harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, lesappels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondusfaisaient un vacarme assourdissant, que dominait encore la voixstridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrirdes dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous leciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, del’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs desgommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûlerdevant le saint.

La nuit venue, de toutes parts s’allumaient des feux, destorches, des lanternes, et ce n’étaient plus qu’ombres rouges etformes noires. Debout au milieu d’un cercle d’auditeurs accroupis,un vieillard, le visage éclairé par un lampion fumeux, contaitcomme jadis Bitiou enchanta son cœur, se l’arracha de la poitrine,le mit dans un acacia et puis se changea lui-même en arbre. Ilfaisait de grands gestes, que son ombre répétait avec desdéformations risibles, et l’auditoire émerveillé poussait des crisd’admiration. Dans les cabarets, les buveurs, couchés sur desdivans, demandaient de la bière et du vin. Des danseuses, les yeuxpeints et le ventre nu, représentaient devant eux des scènesreligieuses et lascives. À l’écart, des jeunes hommes jouaient auxdés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans l’ombre lesprostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, s’élevaitl’immuable colonne ; la tête aux cornes de vache regardaitdans l’ombre et au-dessus d’elle Paphnuce veillait, entre le cielet la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable àl’épaule nue d’une déesse. Les collines ruissellent de lumière etd’azur, et Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans leslueurs des eaux, parmi les saphirs de la nuit.

Les jours s’écoulaient et le saint demeurait sur son pilier.Quand vint la saison des pluies, l’eau du ciel, passant à traversles fentes de la toiture, inonda son corps ; ses membresengourdis devinrent incapables de mouvement. Brûlée par le soleil,rougie par la rosée, sa peau se fendait ; de larges ulcèresdévoraient ses bras et ses jambes. Mais le désir de Thaïs leconsumait intérieurement et il criait :

– Ce n’est pas assez, Dieu puissant ! Encore destentations ! Encore des pensées immondes ! Encore demonstrueux désirs ! Seigneur, fais passer en moi toute laluxure des hommes, afin que je l’expie toute ! S’il est fauxque la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde,comme je l’ai entendu dire à certain forgeron d’impostures, cettefable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd’huil’exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuplesentrent dans l’âme des saints pour s’y perdre comme dans un puits.Aussi les âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange quen’en contint jamais l’âme d’un pécheur. Et c’est pourquoi je teglorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers.

Mais voici qu’une grande rumeur s’éleva un jour dans la villesainte et monta jusqu’aux oreilles de l’ascète : un très grandpersonnage, un homme des plus illustres, le préfet de la flotted’Alexandrie, Lucius Aurélius Cotta va venir, il vient, ilapproche !

La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecterles canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieursreprises le désir de voir le stylite et la nouvelle ville, àlaquelle on donnait le nom de Stylopolis. Un matin lesStylopolitains virent le fleuve tout couvert de voiles. À bordd’une galère dorée et tendue de pourpre, Cotta apparut suivi de saflottille. Il mit pied à terre et s’avança accompagné d’unsecrétaire, qui portait ses tablettes, et d’Aristée, son médecin,avec qui il aimait à converser.

Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge seremplissait de laticlaves et de costumes militaires. À quelques pasde la colonne, il s’arrêta et se mit à examiner le stylite ens’épongeant le front avec un pan de sa toge. D’un espritnaturellement curieux, il avait beaucoup observé dans ses longsvoyages. Il aimait à se souvenir et méditait d’écrire, aprèsl’histoire punique, un livre des choses singulières qu’il avaitvues. Il semblait s’intéresser beaucoup au spectacle qui s’offraità lui.

– Voilà qui est étrange ! disait-il tout suant etsoufflant. Et, circonstance digne d’être rapportée, cet homme estmon hôte. Oui, ce moine vint souper chez moi l’an passé ;après quoi il enleva une comédienne.

Et se tournant vers son secrétaire :

– Note cela, enfant, sur mes tablettes ; ainsi que lesdimensions de la colonne, sans oublier la forme du chapiteau.

Puis, s’épongeant le front de nouveau :

– Des personnes dignes de foi m’ont assuré, que depuis un anqu’il est monté sur cette colonne, notre moine ne l’a pas quittéeun moment. Aristée, cela est-il possible ?

– Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée,et ce serait impossible à un homme sain de corps et d’esprit. Nesais-tu pas, Lucius, que parfois les maladies de l’âme et du corpscommuniquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que nepossèdent pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n’y aréellement ni bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des étatsdifférents des organes. À force d’étudier ce qu’on nomme lesmaladies, j’en suis arrivé à les considérer comme les formesnécessaires de la vie. Je prends plus de plaisir à les étudier qu’àles combattre. Il y en a qu’on ne peut observer sans admiration etqui cachent, sons un désordre apparent, des harmonies profondes, etc’est certes une belle chose qu’une fièvre quarte ! Parfoiscertaines affections du corps déterminent une exaltation subite desfacultés de l’esprit. Tu connais Créon. Enfant, il était bègue etstupide. Mais s’étant fendu le crâne en tombant du haut d’unescalier, il devint l’habile avocat que tu sais. Il faut que cemoine soit atteint dans quelque organe caché. D’ailleurs, son genred’existence n’est pas aussi singulier qu’il te semble, Lucius.Rappelle-toi les gymnosophistes de l’Inde, qui peuvent garder uneentière immobilité, non point seulement le long d’une année, maisdurant vingt, trente et quarante ans.

– Par Jupiter ! s’écria Cotta, voilà une grandeaberration ! Car l’homme est né pour agir et l’inertie est uncrime impardonnable, puisqu’il est commis au préjudice de État Jene sais trop à quelle croyance rapporter une pratique si funeste.Il est vraisemblable qu’on doit la rattacher à certains cultesasiatiques. Du temps que j’étais gouverneur de Syrie, j’ai vu desphallus érigés sur les propylées de la ville d’Héra. Un homme ymonte deux fois l’an et y demeure pendant sept jours. Le peuple estpersuadé que cet homme, conversant avec les dieux, obtient de leurprovidence la prospérité de la Syrie. Cette coutume me parut dénuéede raison ; toutefois, je ne fis rien pour la détruire. Carj’estime qu’un bon administrateur doit, non point abolir les usagesdes peuples, mais au contraire en assurer l’observation. Iln’appartient pas au gouvernement d’imposer des croyances ; sondevoir est de donner satisfaction à celles qui existent et qui,bonnes ou mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps,des lieux et des races. S’il entreprend de les combattre, il semontre révolutionnaire par l’esprit, tyrannique dans ses actes, etil est justement détesté. D’ailleurs, comment s’élever au-dessusdes superstitions au vulgaire, sinon en les comprenant et en lestolérant ? Aristée, je suis d’avis qu’on laisse cenéphélococcygien en paix dans les airs, exposé seulement auxoffenses des oiseaux. Ce n’est point en le violentant que jeprendrai avantage sur lui, mais bien en me rendant compte de sespensées et de ses croyances.

Il souffla, toussa, posa la main sur l’épaule de sonsecrétaire :

– Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il estrecommandable d’enlever des courtisanes et de vivre sur descolonnes. Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte desdivinités génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l’interrogerlui-même.

Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n’êtrepoint aveuglé par le soleil, il enfla sa voix :

– Holà ! Paphnuce. S’il te souvient que tu fus mon hôte,réponds-moi. Que fais-tu là-haut ? Pourquoi y es-tu monté etpourquoi y demeures-tu ? Cette colonne a-t-elle dans tonesprit une signification phallique ?

Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna paslui faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s’approcha etdit :

– Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés dumonde et guérit les maladies.

– Par Jupiter ! tu l’entends, Aristée, s’écria Cotta. Lenéphélococcygien exerce, comme toi, la médecine ! Que dis-tud’un confrère si élevé ?

Aristée secoua la tête :

– Il est possible qu’il guérisse mieux que je ne fais moi-mêmecertaines maladies, telles, par exemple, que l’épilepsie, nomméevulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soientégalement divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais lacause de ce mal est en partie dans l’imagination et tureconnaîtras, Lucius, que ce moine ainsi juché sur cette tête dedéesse frappe l’imagination des malades plus fortement que je nesaurais le faire, courbé dans mon officine sur mes mortiers et surmes fioles. Il y a des forces, Lucius, infiniment plus puissantesque la raison et que la science.

– Lesquelles ? demanda Cotta.

– L’ignorance et la folie, répondit Aristée.

– J’ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que jevois en ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu’un jour unécrivain habile raconte la fondation de Stylopolis. Mais lesspectacles les plus rares ne doivent pas retenir plus longtempsqu’il ne convient un homme grave et laborieux. Allons inspecter lescanaux. Adieu, bon Paphnuce ! ou plutôt, au revoir ! Sijamais, redescendu sur la terre, tu retournes à Alexandrie, nemanque pas, je t’en prie, de venir souper chez moi.

Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de boucheen bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparablesplendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations lesornèrent et les transformèrent, et l’on contait que le saint, duhaut de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foides apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient auxdernières paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré ;dans leur bouche le souper auquel ce personnage avait conviél’ascète devenait une sainte communion, des agapes spirituelles, unbanquet céleste. On enrichissait le récit de cette rencontre decirconstances merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaientajoutaient foi les premiers. On disait qu’au moment où Cotta, aprèsune longue dispute, avait confessé la vérité un ange était venu duciel essuyer la sueur de son front. On ajoutait que le médecin etle secrétaire du préfet de la flotte l’avaient suivi dans saconversion. Et, le miracle étant notoire, les diacres desprincipales églises de Lybie en rédigèrent les actes authentiques.On peut dire sans exagération que, dès lors, le monde entier futsaisi du désir de voir Paphnuce, et qu’en Occident comme en Orient,tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards éblouis. Lesplus illustres cités d’Italie lui envoyèrent des ambassadeurs, etle césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait l’orthodoxiechrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui remirent avecun grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville éclose à sespieds dormait dans la rosée, il entendit une voix quidisait :

– Paphnuce, tu es illustre par tes œuvres et puissant par laparole. Dieu t’a suscité pour sa gloire. Il t’a choisi pour opérerdes miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairerles pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix del’Église

Paphnuce répondit :

– Que la volonté de Dieu soit faite ! La voixreprit :

– Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l’impieConstance, qui, loin d’imiter la sagesse de son frère Constant,favorise l’erreur d’Arius et de Marcus. Va ! Les portesd’airain s’ouvriront devant toi et tes sandales résonneront sur lepavé d’or des basiliques, devant le trône des Césars, et ta voixredoutable changera le cœur du fils de Constantin. Tu régneras surÉglise pacifiée et puissante ; et, de même que l’âme conduitle corps, Église gouvernera l’empire. Tu seras placé au-dessus dessénateurs, des comtes et des patrices. Tu feras taire la faim dupeuple et l’audace des barbares. Le vieux Cotta, sachant que tu esle premier dans le gouvernement, recherchera l’honneur de te laverles pieds. À ta mort, on portera ton cilice au patriarched’Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, lebaisera comme la relique d’un saint. Va ! Paphnucerépondit :

– Que la volonté de Dieu soit accomplie !

Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait àdescendre. Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit :

– Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agircomme un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi.Mesure mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saintque tu es doit voler dans les airs. Saute ; les anges sont làpour te soutenir. Saute donc !

Paphnuce répondit :

– Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans lescieux !

Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenailléesd’un grand oiseau malade, il allait s’élancer, quand tout à coup unricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, ildemanda :

– Qui donc rit ainsi ?

– Ah ! ah ! glapit la voix, nous ne sommes encorequ’au début de notre amitié ; tu feras un jour plus intimeconnaissance avec moi. Très cher, c’est moi qui t’ai fait monterici et je dois te témoigner toute ma satisfaction de la docilitéavec laquelle tu accomplis mes désirs. Paphnuce, je suis content detoi !

Paphnuce murmura d’une voix étranglée par la peur :

– Arrière, arrière ! Je te reconnais : tu es celui quiporta Jésus sur le pinacle du temple et lui montra tous lesroyaumes de ce monde.

Il retomba consterné sur la pierre.

– Comment ne l’ai-je pas reconnu plus tôt ? songeait-il.Plus misérable que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques quiespèrent en moi, j’ai perdu le sens des choses surnaturelles, etplus dépravé que les maniaques qui mangent de la terre ets’approchent des cadavres, je ne distingue plus les clameurs del’enfer des voix du ciel. J’ai perdu jusqu’au discernement dunouveau-né qui pleure quand on le tire du sein de sa nourrice, duchien qui flaire la trace de son maître, de la plante qui se tournevers le soleil. Je suis le jouet des diables. Ainsi, c’est Satanqui m’a conduit ici. Quand il me hissait sur ce faîte, la luxure etl’orgueil y montaient à mon côté. Ce n’est pas la grandeur de mestentations qui me consterne : Antoine sur sa montagne en subitde pareilles ; et je veux bien que leurs épées transpercent machair sous le regard des anges. J’en suis arrivé même à chérir mestortures, mais Dieu se tait et son silence m’étonne. Il me quitte,moi qui n’avais que lui ; il me laisse seul, dans l’horreur deson absence. Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre mebrûle les pieds. Vite, partons, rattrapons Dieu.

Aussitôt il saisit l’échelle qui demeurait appuyée à la colonne,y posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face àface avec la tête de la bête : elle souriait étrangement. Illui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de sonrepos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de sontrouble et de sa damnation. Il descendit à la hâte tous les degréset toucha le sol. Ses pieds avaient oublié la terre ; ilschancelaient. Mais sentant sur lui l’ombre de la colonne maudite,il les forçait à courir. Tout dormait. Il traversa sans être vu lagrande place entourée de cabarets, d’hôtelleries et decaravansérails et se jeta dans une ruelle qui montait vers lescollines libyques. Un chien, qui le poursuivait en aboyant, nes’arrêta qu’aux premiers sables du désert. Et Paphnuce s’en allapar la contrée où il n’y a de route que la piste des bêtessauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par lesfaux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour saroute désolée.

Enfin, près d’expirer de faim, de soif et de fatigue, et nesachant pas encore si Dieu était loin, il découvrit une villemuette qui s’étendait à droite et à gauche et s’allait perdre dansla pourpre de l’horizon. Les demeures, largement isolées etpareilles les unes aux autres, ressemblaient à des pyramidescoupées à la moitié de leur hauteur. C’étaient des tombeaux. Lesportes en étaient brisées et l’on voyait dans l’ombre des sallesluire les yeux des hyènes et des loups qui nourrissaient leurspetits, tandis que les morts gisaient sur le seuil, dépouillés parles brigands et rongés par les bêtes. Ayant traversé cette villefunèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau qui s’élevait àl’écart près d’une source couronnée de palmiers. Ce tombeau étaittrès orné et, comme il n’avait plus de porte, on apercevait dudehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des serpents.

– Voilà, soupira-t-il, ma demeure d’élection, le tabernacle demon repentir et de ma pénitence.

Il s’y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosternésur la dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla àla fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit desdattes et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines.Pensant que ce genre de vie était bon, il en fit la règle de sonexistence. Depuis le matin jusqu’au soir, il ne levait pas sonfront de dessus la pierre.

Or, un jour qu’il était ainsi prosterné, il entendit une voixqui disait :

– Regarde ces images afin de t’instruire.

Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre despeintures qui représentaient des scènes riantes et familières.C’était un ouvrage très ancien et d’une merveilleuse exactitude. Ony remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte queleurs joues étaient toutes gonflées ; d’autres plumaient desoies ou faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites.Plus loin un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percéede flèches. Là, des paysans s’occupaient aux semailles, à lamoisson, à la récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son desvioles, des flûtes et de la harpe. Une jeune fille jouait ducinnor. La fleur du lotus brillait dans ses cheveux noirs, finementnattés. Sa robe transparente laissait voir les formes pures de soncorps. Son sein, sa bouche étaient en fleur. Son bel œil regardaitde face sur un visage tourné de profil. Et cette figure étaitexquise. Paphnuce l’ayant considérée baissa les yeux et répondit àla voix :

– Pourquoi m’ordonnes-tu de regarder ces images ? Sansdoute elles représentent les journées terrestres de l’idolâtre dontle corps repose ici sous mes pieds, au fond d’un puits, dans uncercueil de basalte noir. Elles rappellent la vie d’un mort etsont, malgré leurs vives couleurs, les ombres d’une ombre. La vied’un mort ! Ô vanité !…

– Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tumourras, et tu n’auras pas vécu.

À compter de ce jour, Paphnuce n’eut plus un moment de repos. Lavoix lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son œil auxlongues paupières, le regardait fixement. À son tour elleparla :

– Vois : je suis mystérieuse et belle. Aime-moi ;épuise dans mes bras l’amour qui te tourmente. Que te sert de mecraindre ? Tu ne peux m’échapper : je suis la beauté dela femme. Où penses-tu me fuir, insensé ? Tu retrouveras monimage dans l’éclat des fleurs et dans la grâce des palmiers, dansle vol des colombes, dans les bonds des gazelles, dans la fuiteonduleuse des ruisseaux, dans les molles clartés de la lune, et, situ fermes les yeux, tu la trouveras en toi-même. Il y a mille ansque l’homme qui dort ici, entouré de bandelettes dans un lit depierre noire, m’a pressée sur son cœur. Il y a mille ans qu’il areçu le dernier baiser de ma bouche, et son sommeil en est encoreparfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment ne m’as-tu pasreconnue ? Je suis une des innombrables incarnations de Thaïs.Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance deschoses. Tu as voyagé, et c’est en voyage qu’on apprend le plus.Souvent une journée qu’on passe dehors apporte plus de nouveautésque dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n’espas sans avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sousle nom d’Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autreexistence. Et Thaïs de Thèbes, c’était moi. Comment ne l’as-tu pasdeviné ? J’ai pris, vivante, ma large part des péchés dumonde, et maintenant réduite ici à l’état d’ombre, je suis encoretrès capable de prendre tes péchés, moine bien-aimé. D’où vient tasurprise ? Il était pourtant certain que partout où tu irais,tu retrouverais Thaïs.

Il se frappait le front contre la dalle et criait d’épouvante.Et chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille,s’approchait et parlait d’une voix claire, mêlée de souffles frais.Et, comme le saint homme résistait aux tentations qu’elle luidonnait, elle lui dit ceci :

– Aime-moi ; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je tetourmenterai. Tu ne sais pas ce que c’est que la patience d’unemorte. J’attendrai, s’il le faut, que tu sois mort. Étantmagicienne, je saurai faire entrer dans ton corps sans vie unesprit qui l’animera de nouveau et qui ne me refusera pas ce que jet’aurai demandé en vain. Et songe, Paphnuce, à l’étrangeté de tasituation, quand ton âme bienheureuse verra du haut du ciel sonpropre corps se livrer au péché. Dieu, qui a promis de te rendre cecorps après le jugement dernier et la consommation des siècles,sera lui-même fort embarrassé ! Comment pourra-t-il installerdans la gloire céleste une forme humaine habitée par un diable etgardée par une sorcière ? Tu n’as pas songé à cettedifficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n’est pas biensubtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s’iln’avait ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots devillage lui tireraient la barbe. Certes il n’a pas autant d’espritque le vieux serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleuxartiste. Je ne suis si belle que parce qu’il a travaillé à maparure. C’est lui qui m’a enseigné à natter mes cheveux et à mefaire des doigts de rose et des ongles d’agate. Tu l’as tropméconnu. Quand tu es venu te loger dans ce tombeau, tu as chassé dupied les serpents qui y habitaient, sans t’inquiéter de savoirs’ils étaient de sa famille, et tu as écrasé leurs œufs. Je crains,mon pauvre ami, que tu ne te sois mis une méchante affaire sur lesbras. On t’avait pourtant averti qu’il était musicien et amoureux.Qu’as-tu fait ? Te voilà brouillé avec la science et labeauté ; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient pointà ton secours. Il n’est pas probable qu’il vienne. Étant aussigrand que tout, il ne peut pas bouger, faute d’espace, et si, parimpossible, il faisait le moindre mouvement, toute la créationserait bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.

Paphnuce n’ignorait pas les prodiges opérés par les artsmagiques. Il songeait dans sa grande inquiétude :

– Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les parolesécrites dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d’iciau fond d’une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts,reprenant la forme qu’ils avaient sur la terre, voient la lumièredu soleil et le sourire des femmes.

Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent sejoindre, comme de leur vivant, et qu’il les vît s’unir. Parfois, ilcroyait entendre le souffle léger des baisers.

Tout lui était trouble et maintenant, en l’absence de Dieu, ilcraignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il setenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue luidit :

– Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne croiset, si je te montrais ce que j’ai vu, tu mourrais d’épouvante. Il ya des hommes qui portent au milieu du front un œil unique. Il y ades hommes qui n’ont qu’une jambe et marchent en sautant. Il y ades hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles.Il y a des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il ya des hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur lapoitrine. De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour lesalut de ces hommes ?

Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumièreune large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée,Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syrienset l’ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deuxjeunes hommes. Sous un portique Callicrate déclamait desvers ; l’orgueil satisfait tremblait dans sa voix et brillaitdans ses yeux. Dans le jardin, Zénothémis cueillait des pommes d’oret caressait un serpent aux ailes d’azur. Vêtu de blanc et coifféd’une mitre étincelante, Hermodore méditait sous un perséa sacré,qui portait, en guise de fleurs, de petites têtes au pur profil,coiffées, comme les déesses des Égyptiens, de vautours, d’éperviersou du disque brillant de la lune ; tandis qu’à l’écart au bordd’une fontaine, Nicias étudiait sur une sphère armillaire lemouvement harmonieux des astres.

Puis une femme voilée s’approcha du moine tenant à la main unrameau de myrte. Et elle lui dit :

– Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettentl’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grandepensée. Mais par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ilssont heureux et beaux et seulement en se laissant vivre, ilsrendent gloire à l’artiste souverain des choses ; car l’hommeest un bel hymne de Dieu. Ils pensent tous que le bonheur estinnocent et que la joie est permise. Paphnuce, si pourtant ilsavaient raison, quelle dupe tu serais !

Et la vision s’évanouit.

C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corpset dans son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos.La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour degrande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, etdes millions de larves, d’empuses, de lémures y accomplissaient lesimulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait àla fontaine, des satyres mêlés à des faunesses dansaient autour delui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne lecraignaient plus, ils l’accablaient de railleries, d’injuresobscènes et de coups. Un jour un diable, qui n’était pas plus hautque le bras, lui vola la corde dont il se ceignait les reins. Ilsongeait :

– Pensée, où m’as-tu conduit ?

Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à sonesprit le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, desbananiers aux larges feuilles croissaient dans l’ombre des palmes.Il en coupa des tiges qu’il porta dans le tombeau. Là, il les broyasous une pierre et les réduisit en minces filaments, comme ill’avait vu faire aux cordiers. Car il se proposait de fabriquer unecorde en place de celle qu’un diable lui avait volée. Les démons enéprouvèrent quelque contrariété : ils cessèrent leur vacarmeet la joueuse de cinnor elle-même, renonçant à la magie, restatranquille sur la paroi peinte. Paphnuce, tout en écrasant lestiges des bananiers, rassurait son courage et sa foi.

– Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair.Quant à l’âme, elle a gardé l’espérance. En vain les diables, envain cette damnée voudraient m’inspirer des doutes sur la nature deDieu. Je leur répondrai par la bouche de l’apôtre Jean :« Au commencement était le Verbe et le Verbe étaitDieu. » C’est ce que je crois fermement, et si ce que je croisest absurde, je le crois plus fermement encore ; et, pourmieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne lecroirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point lavie, et c’est la foi seule qui sauve.

Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, etchaque matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher depourrir, et il se réjouissait de sentir renaître en lui lasimplicité de l’enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa desroseaux pour en faire des nattes et des corbeilles. La chambresépulcrale ressemblait à l’atelier d’un vannier et Paphnuce ypassait aisément du travail à la prière. Pourtant Dieu ne lui étaitpas favorable, car une nuit il fut réveillé par une voix qui leglaça d’horreur ; il avait deviné que c’était celle dumort.

La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotementléger :

– Hélène ! Hélène ! viens te baigner avec moi !viens vite !

Une femme, dont la bouche effleurait l’oreille du moine,répondit :

– Ami, je ne puis me lever : un homme est couché surmoi.

Tout à coup, Paphnuce s’aperçut que sa joue reposait sur le seind’une femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi,soulevait sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleurde chair tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, ilcria :

– Reste, reste, mon ciel !

Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et lesrayons de la lune argentaient son sourire.

– À quoi bon rester ? disait-elle. L’ombre d’une ombresuffit à un amoureux doué d’une si vive imagination. D’ailleurs, tuas péché. Que te faut-il de plus ? Adieu ! mon amantm’appelle.

Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l’aube, il exhalaune prière plus douce qu’une plainte :

– Jésus, mon Jésus, pourquoi m’abandonnes-tu ? Tu vois ledanger où je suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque tonpère ne m’aime plus, puisqu’il ne m’écoute pas, songe que je n’aique toi. De lui à moi, rien n’est possible ; je ne puis lecomprendre, et il ne peut me plaindre. Mais toi, tu es né d’unefemme et c’est pourquoi j’espère en toi. Souviens-toi que tu as étéhomme. Je t’implore, non parce que tu es Dieu de Dieu, lumière delumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais parce que tu vécus pauvre etfaible, sur cette terre où je souffre, parce que Satan vouluttenter ta chair, parce que la sueur de l’agonie glaça ton front.C’est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frèreJésus !

Après qu’il eut prié ainsi, en se tordant les mains, unformidable éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voixqui avait résonné sur le faîte de la colonne dit enricanant :

– Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique.Paphnuce est arien ! Paphnuce est arien !

Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.

Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieuxrevêtus de cucules noires, qui lui versaient de l’eau sur lestempes et récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors,portant des palmes.

– Comme nous traversions le désert, dit l’un d’eux, nous avonsentendu des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t’avons vugisant inerte sur la dalle. Sans doute des démons t’avaientterrassé et ils se sont enfuis à notre approche.

Paphnuce, soulevant la tête, demanda d’une voixfaible :

– Mes frères, qui êtes-vous ? Et pourquoi tenez-vous despalmes dans vos mains ? N’est-ce point en vue de masépulture ?

Il lui fut répondu :

– Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinqans, et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où ils’était retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme.Nous nous rendons avec des palmes au-devant de notre pèrespirituel. Mais toi, frère, comment ignores-tu un si grandévénement ? Est-il possible qu’un ange ne soit pas venu t’enavertir dans ce tombeau.

– Hélas ! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une tellegrâce, et les seuls hôtes de cette demeure sont des démons et desvampires. Priez pour moi ! Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé,le plus misérable des serviteurs de Dieu.

Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient deslouanges. Celui qui avait déjà pris la parole s’écria avecadmiration :

– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de telstravaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand Antoinelui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu lacourtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravipar les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de lastèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des angest’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissaitles demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vitplus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. MaisFlavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place legouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul,voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avaitvu en rêve emporté par des diables ; la foule voulait lelapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suisZozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds.Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le pèreavec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu adaigné accomplir par ton entremise.

– Loin de m’avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, leSeigneur m’a éprouvé par d’effroyables tentations. Je n’ai pointété ravi par les anges. Mais une muraille d’ombre s’est élevée àmes yeux et elle a marché devant moi. J’ai vécu dans un songe. Horsde Dieu tout est rêve. Quand je fis le voyage d’Alexandrie,j’entendis en peu d’heures beaucoup de discours, et je connus quel’armée de l’erreur était innombrable. Elle me poursuit et je suisenvironné d’épées.

Zozime répondit :

– Vénérable père, il faut considérer que les saints etspécialement les saints solitaires subissent de terribles épreuves.Si tu n’as pas été porté au ciel dans les bras des séraphins, ilest certain que le Seigneur a accordé cette grâce à ton image,puisque Flavien, les moines et le peuple ont été témoins de tonravissement.

Cependant Paphnuce résolut d’aller recevoir la bénédictiond’Antoine.

– Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allonsau-devant de notre père.

– Allons ! répliqua Zozime ; l’ordre militaireconvient aux moines qui sont les soldats par excellence. Toi etmoi, étant abbés, nous marcherons devant. Et ceux-ci nous suivronten chantant des psaumes.

Ils se mirent en marche et Paphnuce disait :

– Dieu est l’unité, car il est la vérité qui est une. Le mondeest divers parce qu’il est l’erreur. Il faut se détourner de tousles spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence.Leur diversité qui les rend agréables est le signe qu’ils sontmauvais. C’est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus surles eaux dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ceque perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sableapporte un danger. Chaque chose nous tente. La femme n’est que lecomposé de toutes les tentations éparses dans l’air léger, sur laterre fleurie, dans les eaux claires. Heureux celui dont l’âme estun vase scellé ! Heureux qui sut se rendre muet, aveugle etsourd et qui ne comprend rien du monde afin de comprendreDieu !

Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de lasorte :

– Père vénérable, il convient que je t’avoue mes péchés, puisquetu m’as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l’un àl’autre, selon l’usage apostolique. Avant que d’être moine, j’aimené dans le siècle une vie abominable. À Madaura, ville célèbrepar ses courtisanes, je recherchais toutes sortes d’amours. Chaquenuit, je soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses deflûte, et je ramenais chez moi celle qui m’avait plu davantage. Unsaint tel que toi n’imaginerait jamais jusqu’où m’emportait lafureur de mes désirs. Il me suffira de te dire qu’elle n’épargnaitni les matrones ni les religieuses et se répandait en adultères eten sacrilèges. J’excitais par le vin l’ardeur de mes sens, et l’onme citait avec raison pour le plus grand buveur de Madaura.Pourtant j’étais chrétien et je gardais, dans mes égarements, mafoi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens en débauches, jeressentais déjà les premières atteintes de la pauvreté, quand jevis le plus robuste de mes compagnons de plaisir dépérir rapidementaux atteintes d’un mal terrible. Ses genoux ne le soutenaientplus ; ses mains inquiètes refusaient de le servir ; sesyeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge qued’affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,sommeillait. Car pour le châtier d’avoir vécu comme les bêtes, Dieul’avait changé en bête. La perte de mes biens m’avait déjà inspirédes réflexions salutaires ; mais l’exemple de mon ami fut plusprécieux encore ; il fit une telle impression sur mon cœur queje quittai le monde et me retirai dans le désert. J’y goûte depuisvingt ans une paix que rien n’a troublée. J’exerce avec mes moinesles professions de tisserand, d’architecte, de charpentier et mêmede scribe, quoique, à vrai dire, j’aie peu de goût pour l’écriture,ayant toujours à la pensée préféré l’action. Mes jours sont pleinsde joie et mes nuits sont sans rêves, et j’estime que la grâce duSeigneur est en moi parce qu’au milieu des péchés les plushorribles j’ai toujours gardé l’espérance.

En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel etmurmura :

– Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère,ce sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes demoi, qui ai toujours observé tes commandements ! Que tajustice est obscure, ô mon Dieu ! et que tes voies sontimpénétrables !

 

– Regarde, père vénérable : on dirait des deux côtés del’horizon, des files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nosfrères qui vont, comme nous, au-devant d’Antoine.

Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent unspectacle magnifique. L’armée des religieux s’étendait sur troisrangs en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient lesanciens du désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaientjusqu’à terre. Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem etSérapion, ainsi que tous les cénobites du Nil, formaient la secondeligne. Derrière eux apparaissaient les ascètes venus des rocherslointains. Les uns portaient sur leurs corps noircis et desséchésd’informes lambeaux, d’autres n’avaient pour vêtements que desroseaux liés en botte avec des viornes. Plusieurs étaient nus, maisDieu les avait couverts d’un poil épais comme la toison des brebis.Ils tenaient tous à la main une palme verte ; l’on eût dit unarc-en-ciel d’émeraude et ils étaient comparables aux chœurs desélus, aux murailles vivantes de la cité de Dieu.

Il régnait dans l’assemblée un ordre si parfait que Paphnucetrouva sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça prèsd’eux, après avoir pris soin de cacher son visage sous sa cuculle,pour demeurer inconnu et ne point troubler leur pieuse attente.Tout à coup s’éleva une immense clameur :

– Le saint ! criait-on de toutes parts. Le saint !voilà le grand saint ! voilà celui contre lequel l’enfer n’apoint prévalu, le bien-aimé de Dieu ! Notre pèreAntoine !

Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrentdans le sable.

Du faîte d’une colline, dans l’immensité déserte, Antoines’avançait soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire etAmathas. Il marchait à pas lents, mais sa taille était droiteencore et l’on sentait en lui les restes d’une force surhumaine. Sabarbe blanche s’étalait sur sa large poitrine, son crâne polijetait des rayons de lumière comme le front de Moïse. Ses yeuxavaient le regard de l’aigle ; le sourire de l’enfant brillaitsur ses joues rondes. Il leva, pour bénir son peuple, ses brasfatigués par un siècle de travaux inouïs, et sa voix jeta sesderniers éclats dans cette parole d’amour :

– Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob ! Que tes tentessont aimables, ô Israël !

Aussitôt, d’un bout à l’autre de la muraille animée, retentitcomme un grondement harmonieux de tonnerre le psaume :Heureux l’homme qui craint le Seigneur.

Cependant, accompagné de Macaire et d’Amathas, Antoineparcourait les rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites.Ce voyant, qui avait vu le ciel et l’enfer, ce solitaire qui, ducreux d’un rocher, avait gouverné Église chrétienne, ce saint quiavait soutenu la foi des martyrs aux jours de l’épreuve suprême, cedocteur dont l’éloquence avait foudroyé l’hérésie, parlaittendrement à chacun de ses fils et leur faisait des adieuxfamiliers, à la veille de sa mort bienheureuse, que Dieu, quil’aimait, lui avait enfin promise. Il disait aux abbés Ephrem etSérapion :

– Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deuxd’illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d’unearmure d’or et l’archange Michel vous donnera le titre deKiliarques de ses milices.

Apercevant le vieillard Palémon, il l’embrassa et dit :

– Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âmerépand un parfum aussi suave que la fleur des fèves qu’il sèmechaque année.

À l’abbé Zozime il parla de la sorte :

– Tu n’as pas désespéré de la bonté divine, c’est pourquoi lapaix du Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur lefumier de ta corruption.

Il tenait à tous des propos d’une infaillible sagesse. Auxanciens il disait :

– L’apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillardsassis, vêtus de robes blanches et la tête couronnée.

Aux jeunes hommes :

– Soyez joyeux ; laissez la tristesse aux heureux de cemonde.

C’est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, ilsemait les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba àgenoux, déchiré entre la crainte et l’espérance.

– Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, monpère ! viens à mon secours, car je péris. J’ai donné à Dieul’âme de Thaïs, j’ai habité le faîte d’une colonne et la chambred’un sépulcre. Mon front, sans cesse prosterné, est devenu calleuxcomme le genou d’un chameau. Et pourtant Dieu s’est retiré de moi.Bénis-moi, mon père, et je serai sauvé ; secoue l’hysope et jeserai lavé et je brillerai comme la neige.

Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d’Antinoé ceregard dont nul ne pouvait soutenir l’éclat. Ayant arrêté sa vuesur Paul, qu’on nommait le Simple, il le considéra longtemps puisil lui fit signe d’approcher. Comme ils s’étonnaient tous que lesaint s’adressât à un homme privé de sens, Antoine dit :

– Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu’à aucun de vous.Lève les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans leciel.

Paul le Simple leva les yeux ; son visage resplendit et salangue se délia.

– Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures depourpre et d’or. Autour, trois vierges font une garde vigilanteafin qu’aucune âme n’en approche, sinon l’élue à qui le lit estdestiné.

Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification,Paphnuce rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe dese taire et d’écouter le Simple qui murmurait dansl’extase :

– Les trois vierges me parlent ; elles me disent :« Une sainte est près de quitter la terre ; Thaïsd’Alexandrie va mourir. Et nous avons dressé le lit de sa gloire,car nous sommes ses vertus : la Foi, la Crainte eti’Amour. »

Antoine demanda :

– Doux enfant, que vois-tu encore ?

Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, ducouchant au levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l’abbéd’Antinoé. Une sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunellesreflétèrent des flammes invisibles.

– Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie,s’apprêtent à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d’une tour,d’une femme et d’un mage. Tous trois portent leur nom marqué au ferrouge ; le premier sur le front, le second sur le ventre, letroisième sur la poitrine, et ces noms sont : Orgueil, Luxureet Doute. J’ai vu.

Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante,rentra dans sa simplicité.

Et comme les moines d’Antinoé regardaient Antoine avecinquiétude, le saint prononça ces seuls mots :

– Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devonsl’adorer et nous taire.

Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l’horizon,l’enveloppait d’une gloire, et son ombre, démesurément grandie parune faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sansfin, en signe du long souvenir que ce grand saint devait laisserparmi les hommes.

Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n’entendait plus rien.Cette parole unique emplissait ses oreilles : « Thaïs vamourir ! » Une telle pensée ne lui était jamais venue.Vingt ans, il avait contemplé une tête de momie et voici que l’idéeque la mort éteindrait les yeux de Thaïs l’étonnait désespérément.« Thaïs va mourir ! » Parole incompréhensible !« Thaïs va mourir ! » En ces trois mots, quel sensterrible et nouveau ! « Thaïs va mourir ! »Alors pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute lacréation ? « Thaïs va mourir ! » À quoi bonl’univers ? Soudain il bondit. « La revoir, la voirencore ! » Il se mit à courir. Il ne savait où il était,ni où il allait, mais l’instinct le conduisait avec une entièrecertitude ; il marchait droit au Nil. Un essaim de voilescouvrait les hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcationmontée par des Nubiens et là, couché à l’avant, les yeux dévorantl’espace, il cria, de douleur et de rage :

– Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il enétait temps encore ! Fou d’avoir cru qu’il y avait au mondeautre chose qu’elle ! Ô démence ! J’ai songé à Dieu, ausalut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptaitpour quelque chose quand on a vu Thaïs. Comment n’ai-je pas sentique l’éternité bienheureuse était dans un seul des baisers de cettefemme, que sans elle la vie n’a pas de sens et n’est qu’un mauvaisrêve ? Ô stupide ! tu l’as vue et tu as désiré les biensde l’autre monde. Ô lâche ! tu l’as vue et tu as craint Dieu.Dieu ! le Ciel ! qu’est-ce que cela ? et qu’ont-ilsà l’offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu’elle t’eûtdonné ? Ô lamentable insensé, qui cherchais la bonté divineailleurs que sur les lèvres de Thaïs : Quelle main était surtes yeux ? Maudit soit Celui qui t’aveuglait alors ! Tupouvais acheter au prix de la damnation un moment de son amour ettu ne l’as pas fait ! Elle t’ouvrait ses bras, pétris de lachair et du parfum des fleurs, et tu ne t’es pas abîmé dans lesenchantements indicibles de son sein dévoilé ! Tu as écouté lavoix jalouse qui te disait : « Abstiens-toi. » Dupe,dupe, triste dupe ! Ô regrets ! Ô remords ! Ôdésespoir ! N’avoir pas la joie d’emporter en enfer la mémoirede l’heure inoubliable et de crier à Dieu : « Brûle machair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tune m’ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par lessiècles des siècles !… Thaïs va mourir ! Dieu ridicule,si tu savais comme je me moque de ton enfer ! Thaïs va mouriret elle ne sera jamais à moi, jamais, jamais ! »

Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restaitdes journées entières couché sur le ventre, répétant :

– Jamais ! jamais ! jamais !

Puis, à l’idée qu’elle s’était donnée et que ce n’était pas àlui, qu’elle avait répandu sur le monde des flots d’amour et qu’iln’y avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche,et hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongleset mordait la chair de ses bras. Il songeait :

– Si je pouvais tuer tous ceux qu’elle a aimés.

L’idée de ces meurtres l’emplissait d’une fureur délicieuse. Ilméditait d’égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardantjusqu’au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Ilpleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresseinconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter aucou du compagnon de son enfance et de lui dire :« Nicias, je t’aime, puisque tu l’as aimée. Parle-moid’elle ! Dis-moi ce qu’elle te disait ». Et sans cesse lefer de cette parole lui perçait le cœur : « Thaïs vamourir ! »

– Clartés du jour ! ombres argentées de la nuit, astre,cieux, arbres aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animauxfamiliers, âmes anxieuses des hommes, n’entendez-vous pas :« Thaïs va mourir ! » Lumières, souffles et parfums,disparaissez. Effacez-vous, formes et pensées de l’univers !« Thaïs va mourir !… » Elle était la beauté du mondeet tout ce qui l’approchait, s’ornait des reflets de sa grâce. Cevieillard et ces sages assis près d’elle, au banquet d’Alexandrie,qu’ils étaient aimables ! que leur parole étaitharmonieuse ! L’essaim des riantes apparences voltigeait surleurs lèvres et la volupté parfumait toutes leurs pensées. Et parceque le souffle de Thaïs était sur eux tout ce qu’ils disaient étaitamour, beauté, vérité. L’impiété charmante prêtait sa grâce à leursdiscours. Ils exprimaient aisément la splendeur humaine.Hélas ! et tout cela n’est plus qu’un songe. Thaïs vamourir ! Oh : comme naturellement je mourrai de samort ! Mais peux-tu seulement mourir, embryon desséché, fœtusmacéré dans le fiel et les pleurs arides ? Avorton misérable,penses-tu goûter la mort, toi qui n’as pas connu la vie ?Pourvu que Dieu existe et qu’il me damne ! Je l’espère, je leveux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi dans la damnation.Pour t’y obliger je te crache à la face. Il faut bien que je trouveun enfer éternel, afin d’y exhaler l’éternité de rage qui est enmoi.

Dès l’aube, Albine reçut l’abbé d’Antinoé au seuil descellules.

– Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérablepère, car sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avaisdonnée. Tu sais que Dieu, dans sa clémence, l’appelle à lui ;et comment ne saurais-tu pas une nouvelle que les anges ont portéede désert en désert ? Il est vrai. Thaïs touche à sa finbienheureuse. Ses travaux sont accomplis, et je dois t’instruire enpeu de mots de la conduite qu’elle a tenue parmi nous. Après tondépart, comme elle était enfermée dans la cellule marquée de tonsceau, je lui envoyai avec sa nourriture une flûte semblable àcelles dont jouent aux festins les filles de sa profession. Ce queje faisais était pour qu’elle ne tombât pas dans la mélancolie etpour qu’elle n’eût pas moins de grâce et de talent devant Dieuqu’elle n’en avait montré au regard des hommes. Je n’avais pas agisans prudence ; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûteles louanges du Seigneur et les vierges qu’attiraient les sons decette flûte invisible disaient : « Nous entendons lerossignol des bocages célestes, le cygne mourant de Jésuscrucifié. » C’est ainsi que Thaïs accomplissait sa pénitence,quand, après soixante jours, la porte que tu avais scellée s’ouvritd’elle-même et le sceau d’argile se rompit sans qu’aucune mainhumaine l’eût touché. À ce signe je reconnus que l’épreuve que tuavais imposée devait cesser et que Dieu pardonnait les péchés de lajoueuse de flûte. Dès lors, elle partagea la vie de mes filles,travaillant et priant avec elles. Elle les édifiait par la modestiede ses gestes et de ses paroles et elle semblait parmi elles lastatue de la pudeur. Parfois elle était triste ; mais cesnuages passaient. Quand je vis qu’elle était attachée à Dieu par lafoi, l’espérance et l’amour, je ne craignis pas d’employer son artet même sa beauté à l’édification de ses sœurs. Je l’invitais àreprésenter devant nous les actions des femmes fortes et desvierges sages de Écriture Elle imitait Esther, Débora, Judith,Marie, sœur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérablepère, que ton austérité s’alarme à l’idée de ces spectacles. Maistu aurais été touché toi-même, si tu l’avais vue, dans ces pieusesscènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses brascomme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j’aipour règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les grainesne donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifientpas de la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s’estdonnée à Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice,s’il n’est point unique, est du moins très rare… Cette beauté, sonvêtement naturel, ne l’a pas encore quittée après trois mois de lafièvre dont elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demandesans cesse à voir le ciel, je la fais porter chaque matin dans lacour, près du puits, sous l’antique figuier, à l’ombre duquel lesabbesses de ce couvent ont coutume de tenir leurs assemblées ;tu l’y trouveras, père vénérable ; mais hâte-toi, car Dieul’appelle et ce soir un suaire couvrira ce visage que Dieu fit pourle scandale et pour l’édification du monde.

Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale.Le long des toits de brique des colombes formaient une file deperles. Sur un lit, à l’ombre du figuier, Thaïs reposait touteblanche, les bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voiléesrécitaient les prières de l’agonie.

– Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude etefface mon iniquité selon la multitude de tesmiséricordes.

Il l’appela :

– Thaïs !

Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix lesglobes blancs de ses yeux.

Albine fit signe aux femmes voilées de s’éloigner de quelquespas.

– Thaïs ! répéta le moine.

Elle souleva la tête ; un souffle léger sortit de seslèvres blanches :

– C’est toi, mon père ?… Te souvient-il de l’eau de lafontaine et des dattes que nous avons cueillies ?… Ce jour-là,mon père, je suis née à l’amour… à la vie.

Elle se tut et laissa retomber sa tête.

La mort était sur elle et la sueur de l’agonie couronnait sonfront. Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voixplaintive. Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodiedes vierges.

– Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés.Car je connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contremoi.

Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violettes’ouvrirent tout grands ; et, les regards envolés, les brastendus vers les collines lointaines, elle dit d’une voix limpide etfraîche :

– Les voilà, les roses de l’éternel matin !

Ses yeux brillaient ; une légère ardeur colorait sestempes. Elle revivait plus suave et plus belle que jamais.Paphnuce, agenouillé, l’enlaça de ses bras noirs.

– Ne meurs pas, criait-il d’une voix étrange qu’il nereconnaissait pas lui-même. Je t’aime, ne meurs pas ! Écoute,ma Thaïs. Je t’ai trompée, je n’étais qu’un fou misérable. Dieu, leciel, tout cela n’est rien. Il n’y a de vrai que la vie de la terreet l’amour des êtres. Je t’aime ! ne meurs pas ; ceserait impossible ; tu es trop précieuse. Viens, viens avecmoi. Fuyons ; je t’emporterai bien loin dans mes bras. Viens,aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée, et dis :« Je vivrai, je veux vivre. » Thaïs, Thaïs,lève-toi !

Elle ne l’entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l’infini.Elle murmura :

– Le ciel s’ouvre. Je vois les anges, les prophètes et lessaints… le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines defleurs ; il me sourit et m’appelle… Deux séraphins viennent àmoi. Ils approchent… qu’ils sont beaux !… Je vois Dieu.

Elle poussa un soupir d’allégresse et sa tête retomba inerte surl’oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreintedésespérée, la dévorait de désir, de rage et d’amour.

Albine lui cria :

– Va-t’en, maudit !

Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.Paphnuce recula chancelant ; les yeux brûlés de flammes etsentant la terre s’ouvrir sous ses pas.

Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie :

– Béni soit le Seigneur, le dieu d’Israël.

Brusquement la voix s’arrêta dans leur gorge.

Elles avaient vu la face du moine et elles fuyaient d’épouvanteen criant :

– Un vampire ! un vampire !

Il était devenu si hideux qu’en passant la main sur son visage,il sentit sa laideur.

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