THÉAGÈS de Platon

THÉAGÈS.
Tu vois, mon père, que Socrate ne paraît guère vouloir
de moi; pour mon compte, je suis tout prêt, s’il le
veut; mais il se moque en parlant comme il fait, car je
connais des jeunes gens de mon âge et d’autres plus
âgés que moi, qui, avant de le fréquenter, n’avaient
aucun mérite; et qui, depuis leur liaison avec lui, ont en
très peu de temps surpassé tous ceux auxquels ils
étaient inférieurs auparavant.

SOCRATE.
Sais-tu donc ce qu’il en est, fils de Démodocus?

THÉAGÈS.
Par Jupiter! je sais que, si tu voulais, je serais bientôt
comme tous ces jeunes gens.

SOCRATE.
Point du tout, mon cher; tu ne sais ce qu’il en est; mais
je vais te le dire. La faveur céleste m’a accordé un don
merveilleux qui ne m’a pas quitté depuis mon enfance;
c’est une voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me
détourne de ce que je vais faire, et ne m’y pousse
jamais . Si un de mes amis me communique
quelque dessein, et que la voix se fasse entendre, c’est
une marque sûre qu’elle n’approuve pas ce dessein et

qu’elle l’en détourne. Et je puis vous en citer des
témoins. Vous connaissez le beau Charmide , fils de
Glaucon: un jour il vint me faire part d’un dessein
qu’il avait d’aller disputer le prix de la course aux jeux
Néméens. Il n’eut pas plus tôt commencé à me faire
cette confidence, que j’entendis la voix. Je l’en détournai
donc, en lui disant: Tandis que tu parlais, j’ai entendu la
voix divine; ainsi, ne va point à Némée. Il me répondit:
Elle te dit peut-être que je ne serai pas vainqueur; mais,
quand même je ne remporterais pas la victoire, j’aurai
toujours gagné à m’être exercé pendant ce temps. A ces
mots il me quitta, et s’en alla aux jeux. Vous pouvez
savoir de lui-même ce qui lui arriva, la chose le
mérite bien. Vous pouvez demander encore, si vous le
voulez, à Clitomaque, frère de Timarque , ce que lui
dit Timarque lorsqu’il allait mourir pour avoir méprisé
l’avertissement fatal, lui et Evathlus le coureur, qui lui
offrit un asile dans sa fuite; il vous racontera que
Timarque lui dit en propres termes…

THÉAGÈS.
Que lui dit-il, Socrate?

SOCRATE.
Clitomaque, lui dit-il, je vais mourir pour n’avoir pas
voulu croire Socrate. Que voulait dire par là Timarque?
Je vais vous l’expliquer. Quand il se leva de table
avec Philémon, fils de Philémonides, pour aller tuer
Nicias, fils d’Héroscamandre, et il n’y avait qu’eux deux
dans la conspiration, il me dit en se levant: Qu’as-tu,
Socrate? vous autres, continuez à boire: moi, je suis

obligé de sortir; mais je reviendrai dans un moment, si je
puis. Sur cela j’entendis la voix et je lui dis: Ne sors pas,
je reçois le signal accoutumé. Il s’arrêta; mais
quelque temps après il se leva encore, et me dit:
Socrate, je m’en vais. La voix se fit entendre de nouveau,
et de nouveau je l’arrêtai; enfin la troisième fois, voulant
échapper, il se leva sans me rien dire; et prenant le
temps que j’avais l’esprit occupé ailleurs, il sortit et fit ce
qui le conduisit à la mort. Voilà pourquoi il dit à son fière
ce que je vous répète aujourd’hui, qu’il allait mourir pour
n’avoir pas voulu me croire.
Quant à l’expédition de Sicile, vous pouvez savoir
de beaucoup de nos concitoyens ce que je prédis sur la
déroute de l’armée. Mais sans parler des prédictions
passées, pour lesquelles je vous renvoie à ceux qui les
connaissent, on peut à présent faire une épreuve du
signal ordinaire et voir s’il dit vrai. Lorsque le beau
Sannion partit pour l’armée, j’entendis la voix;
maintenant qu’il marche avec Thrasylle contre Éphèse et
l’Ionie, je suis persuadé qu’il y mourra, ou qu’il lui
arrivera quelque malheur, et je crains beaucoup pour le
succès de toute l’entreprise . Je te dis tout
cela pour te faire comprendre que la puissance du génie
s’étend jusque sur les rapports que l’on veut contracter
avec moi; il y a des gens qu’il repousse, et ceux-là ne
sauraient jamais tirer de moi aucune utilité; je ne puis
même avoir avec eux aucun commerce. Il y en a d’autres
qu’il ne m’empêche pas de voir, mais sans qu’ils en
soient plus avancés. Ceux qu’il favorise, font, il est vrai,
comme tu le dis, de grands progrès en très peu de
temps; dans les uns, ces progrès sont fermes et

permanents; pour le reste, et c’est le grand nombre, tant
qu’ils sont avec moi, ils profitent d’une manière
surprenante; mais ils ne m’ont pas plus tôt quitté qu’ils
retournent à leur premier état, et ne diffèrent en rien du
commun des hommes.
C’est ce qui est arrivé à Aristide, fils de Lysimaque et
petit-fils d’Aristide : pendant qu’il fut avec moi, il
profita merveilleusement en fort peu de temps; mais
ayant été obligé de partir pour quelque expédition, il
s’embarqua: à son retour il me trouva lié avec
Thucydide, fils de Mélésias, et petit-fils de
Thucydide ; mais la veille, il était survenu une
querelle entre Thucydide et moi dans la conversation.
Aristide étant donc venu me voir, après les premiers
compliments et quelques propos: Socrate, me dit-il, je
viens d’apprendre que Thucydide ose te tenir tête, et
qu’il fait le superbe comme s’il était quelque chose. Et il
est en effet quelque chose, lui répondis-je. Eh quoi!
reprit-il, ne se souvient-il plus quel pauvre homme c’était
avant qu’il le vît? Il ne paraît pas, lui répliquai-je.
En vérité, Socrate, ajouta-t-il, il m’arrive à moi-même
une chose bien ridicule. Et quoi donc? C’est, me dit-il,
qu’avant de m’embarquer, j’étais en état de m’entretenir
avec qui que ce fût, et n’étais inférieur à personne dans
la conversation, aussi je recherchais la compagnie des
hommes les plus distingués, au lieu que présentement
c’est tout le contraire; dès que je sens qu’une personne
est bien élevée, je l’évite, tant j’ai honte du peu que je
suis. Et cette faculté, lui demandai-je, t’a-t-elle
abandonné tout-à-coup, ou peu-à-peu? Peu-à-peu, me
répondit-il. Et comment te vint-elle? est-ce pour

avoir appris quelque chose de moi, ou de quelque autre
manière? Je vais te dire, Socrate, reprit-il, une chose qui
paraîtra incroyable, mais qui est pourtant très vraie. Je
n’ai jamais rien appris de toi, comme tu le sais fort bien.
Cependant je profitais quand j’étais avec toi, même
quand je n’étais que dans la même maison sans être
dans la même chambre; quand j’étais dans la même
chambre, j’étais mieux encore; et quand dans la même
chambre j’avais les yeux fixés sur toi, pendant que
tu parlais, je sentais que je profitais plus que quand je
regardais ailleurs; mais je profitais bien plus encore
lorsque j’étais assis auprès de toi et que je te touchais.
Maintenant, ajouta-t-il, c’est en vain que je me cherche
moi-même.
Tel est, mon cher Théagès, le commerce que l’on peut
avoir avec moi. S’il plaît au Dieu, tu profiteras auprès de
moi beaucoup et en peu de temps; sinon, tes efforts
seront inutiles. Vois donc s’il n’est pas plus sûr pour toi
de t’attacher à quelqu’un de ceux qui sont les maîtres
d’être utiles, plutôt que de suivre un homme qui ne peut
répondre de rien.

THÉAGÈS.
Voici, à mon avis, Socrate, ce que nous devons faire;
essayons le génie en vivant ensemble, s’il approuve notre
liaison, à merveille; s’il la désapprouve, alors il sera
temps d’examiner la conduite que nous devons tenir, si
je dois chercher un autre maître, ou tâcher d’apaiser le
génie qui t’accompagne, par des prières et des sacrifices,
et tous les autres moyens qu’enseignent les devins.

DÉMODOCUS.
Ne t’oppose pas davantage, Socrate, aux désirs de ce
jeune homme: Théagès parle fort bien.

SOCRATE.
Si vous trouvez que c’est là ce que nous devons faire,
faisons-le, je le veux bien.

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