SOCRATE.
Donc, puisqu’elle est contestée par tout le monde, la
vérité de Protagoras n’est vraie ni pour personne, ni pour
lui-même.
THÉODORE.
Socrate, nous maltraitons bien mon ami.
SOCRATE.
Oui, mon cher; et je ne sais trop si c’est à bon droit. Car
il y a apparence qu’étant plus âgé que nous, il est aussi
plus habile; et si à ce moment il sortait de terre
seulement jusqu’au cou, il est probable qu’avant de
rentrer sous terre et de disparaître, il nous convaincrait,
moi, de ne savoir ce que je dis, et toi, d’avoir accordé
bien des choses mal à propos. Mais c’est une nécessité
pour nous, je pense, d’user de nos lumières telles
qu’elles sont, et de parler toujours conformément à nos
idées. Et maintenant, pouvons-nous ne pas dire que tout
le monde convient que tel homme est plus savant qu’un
autre, et tel autre aussi plus ignorant?
THÉODORE.
Il me le paraît, du moins.
SOCRATE.
Dirons-nous aussi qu’elle puisse se soutenir cette partie
du discours que nous avons mis dans la bouche de
Protagoras en prenant sa défense, savoir, qu’en ce qui
concerne le chaud, le sec, le doux, et les autres qualités
de ce genre, les choses sont communément telles pour
chacun qu’elles lui paraissent: que, s’il reconnaît qu’à
certains égards il est des hommes qui l’emportent sur
d’autres, c’est par rapport à ce qui est salutaire ou
nuisible au corps; et qu’il ne fera nulle difficulté de
convenir que toute femmelette, tout enfant, tout animal
n’est point en état de se guérir soi-même et ne connaît
pas ce qui lui est salutaire; mais que ce sont là
particulièrement les choses où certains hommes ont
l’avantage sur d’autres?
THÉODORE.
Je le crois ainsi.
SOCRATE.
Et sur les matières politiques, ne conviendra-t-il pas
aussi que l’honnête et le déshonnête, le juste et l’injuste,
le saint et l’impie, sont bien tels pour chaque cité qu’elle
se les représente dans l’institution de ses lois, et qu’en
tout cela un particulier n’est pas plus savant qu’un autre
particulier, ni une cité qu’une autre cité; mais que dans
le discernement des lois avantageuses ou nuisibles, c’est
là surtout qu’un conseiller l’emporte sur un autre
conseiller, et l’opinion d’une cité sur celle d’une autre
cité? et il n’oserait pas avancer que les lois qu’un état se
donne, croyant qu’elles lui sont utiles, le seront en effet
infailliblement. Mais ici, pour le juste et l’injuste, le saint
et l’impie, ses partisans assurent que rien de tout cela
n’a par sa nature une essence qui lui soit propre, et que
l’opinion que toute une ville s’en forme devient vraie par
cela seul, et pour tout le temps qu’elle dure. Ceux même
qui sur le reste ne sont pas tout-à-fait de l’avis de
Protagoras, suivent ici sa philosophie. Mais, Théodore,
un discours succède à un autre discours, et un plus
important à un moindre.
THÉODORE.
Ne sommes-nous point de loisir, Socrate?
SOCRATE.
Il y paraît: et j’ai souvent fait réflexion en d’autres
rencontres, mais surtout aujourd’hui, mon cher, combien
il est naturel que ceux qui ont passé un temps
considérable dans l’étude de la philosophie, fassent de
ridicules orateurs lorsqu’ils se présentent devant les
tribunaux.
THÉODORE.
Comment dis-tu?
SOCRATE.
Il me semble que les hommes élevés dès leur jeunesse
dans les tribunaux et les affaires, comparés à ceux qui
ont été nourris dans la philosophie, sont comme des
esclaves vis-à-vis d’hommes libres.
THÉODORE.
Par quelle raison?
SOCRATE.
Par la raison que les uns ont toujours ce que tu viens de
dire, du loisir, et conversent ensemble en paix tout à leur
aise; et de même que nous changeons maintenant de
discours pour la troisième fois, ils en font autant lorsque
le propos qui survient leur plaît davantage, ainsi qu’à
nous; et il leur est indifférent que leur discours soit long
ou court, pourvu qu’ils parviennent à la vérité. Les
autres, au contraire, n’ont jamais de temps à perdre
lorsqu’ils parlent; car l’eau qui coule les oblige à se
hâter , et ne leur permet pas de parler de ce qu’ils
aimeraient le mieux; la partie adverse est là qui leur fait
la loi, en faisant lire la formule d’accusation qu’ils
appellent antomosie , du contenu de laquelle il est
défendu de s’écarter. Leurs plaidoyers sont toujours pour
ou contre un esclave comme eux, et s’adressent à un
maître assis qui tient en sa main la justice. Leurs
disputes ne sont jamais sans conséquence; il y va
toujours de quelque intérêt personnel, souvent même de
la vie; tout cela les rend âpres et ardents, habiles à
gagner leur maître par des paroles flatteuses, et à lui
complaire dans leurs actions: mais ils n’ont ni droiture, ni
grandeur d’âme; car la servitude où ils s’engagent dès
leur jeunesse les empêche de se développer, leur ôte
toute élévation et toute noblesse, en les contraignant
d’agir par des voies obliques; et comme elle expose leur
âme encore tendre à de grands dangers et à de grandes
craintes, qu’ils n’ont pas assez de force pour affronter au
nom de la justice et de la vérité, ils ont recours de bonne
heure au mensonge et à l’art de se nuire les uns aux
autres; ils se plient et se rompent en mille manières, et
passent de l’adolescence à l’âge mûr avec un esprit
entièrement corrompu, s’imaginant avoir acquis
beaucoup d’habileté et de sagesse. Voilà, Théodore,
quels sont les habiles et les sages de ce monde. Quant à
ceux qui composent notre chœur, veux-tu que nous en
parlions aussi, ou que, les laissant là, nous revenions à
notre sujet, pour ne pas trop abuser de cette liberté de
changer de propos, dont il était question tout-à-l’heure?
THÉODORE.
Point du tout, Socrate, parlons-en; tu as dit toi-même
avec beaucoup de raison que nous qui faisons partie de
ce chœur, ne sommes point les serviteurs des discours,
mais qu’au contraire ce sont les discours qui sont comme
nos serviteurs, et que chacun d’eux attend le moment où
il nous plaira de le terminer. En effet, nous n’avons,
comme les poètes, ni juge, ni spectateur qui préside à
nos entretiens, nous réprimande et nous fasse la loi.
SOCRATE.
Parlons-en donc, puisque tu le trouves bon, mais des
coryphées seulement: car qu’est-il besoin de faire
mention de ceux qui s’appliquent à la philosophie sans
génie et sans succès? Le vrai philosophe ignore dès sa
jeunesse le chemin de la place publique; il ne sait où est
le tribunal, où est le sénat, et les autres lieux de la ville
où se tiennent les assemblées. Il ne voit, ni n’entend les
lois et les décrets prononcés ou écrits; les factions et les
brigues pour parvenir au pouvoir, les réunions, les
festins, les divertissements avec des joueuses de flûte,
rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en
songe. Vient-il de naître quelqu’un de haute ou de basse
origine? le malheur de celui-ci remonte-t-il jusqu’à ses
ancêtres, hommes ou femmes? il ne le sait pas plus que
le nombre des verres d’eau qui sont dans la mer, comme
dit le proverbe. Il ne sait pas même qu’il ne sait pas tout
cela; car s’il s’abstient d’en prendre connaissance, ce
n’est pas par vanité: mais, à vrai dire, il n’est présent que
de corps dans la ville. Son âme, regardant tous ces
objets comme indignes d’elle, se promène de tous côtés,
mesurant, selon l’expression de Pindare , et les
profondeurs de la terre et l’immensité de sa surface;
s’élevant jusqu’aux cieux pour y contempler la course
des astres, portant un œil curieux sur la nature intime de
toutes les grandes classes d’êtres dont se compose cet
univers, et ne s’abaissant à aucun des objets qui sont
tout près d’elle.
THÉODORE.
Explique-toi un peu mieux, Socrate.
SOCRATE.
On raconte de Thalès, Théodore, que tout occupé de
l’astronomie et regardant en haut, il tomba dans un
puits , et qu’une servante de Thrace, d’un esprit
agréable et facétieux, se moqua de lui, disant qu’il
voulait savoir ce qui se passait au ciel, et qu’il ne voyait
pas ce qui était devant lui et à ses pieds. Ce bon mot
peut s’appliquer à tous ceux qui font profession de
philosophie. En effet, non-seulement un philosophe ne
sait pas ce que fait son voisin, il ignore presque si c’est
un homme ou un autre animal: mais ce que c’est que
l’homme, et quel caractère le distingue des autres êtres
pour l’action ou la passion, voilà ce qu’il cherche, et ce
qu’il se tourmente à découvrir. Comprends-tu ou non ma
pensée, Théodore?
THÉODORE.
Oui, et je la partage entièrement.
SOCRATE.
C’est pourquoi, mon cher ami, dans les rapports
particuliers ou publics qu’un tel homme a avec ses
semblables, et, comme je le disais au commencement,
lorsqu’il est forcé de parler devant les tribunaux ou
ailleurs des choses qui sont à ses pieds et sous ses yeux,
il apprête à rire, non-seulement aux servantes de Thrace,
mais à tout le peuple, son peu d’expérience le faisant
tomber à chaque pas dans le puits de Thalès et dans
mille perplexités; et son embarras le fait passer pour un
imbécile. Si on lui dit des injures, il ne peut en rendre,
ne sachant de mal de personne, et n’y ayant jamais
songé; ainsi rien ne lui venant à la bouche, il fait un
personnage ridicule. Lorsqu’il entend les autres se
donner des louanges et se vanter, comme on le voit rire,
non pour faire semblant, mais tout de bon, on le prend
pour un extravagant. Fait-on devant lui l’éloge d’un tyran
ou d’un roi, il se figure entendre exalter le bonheur de
quelque pâtre, porcher, berger, ou bouvier, parce qu’il
tire beaucoup de lait de ses troupeaux; seulement il
pense que les rois ont à faire paître et à traire un animal
plus difficile et moins sûr; que d’ailleurs ils ne sont ni
moins grossiers, ni moins ignorants que des pâtres, à
cause du peu de loisir qu’ils ont de s’instruire, renfermés
entre des murailles, comme dans un parc sur une
montagne. Dit-on en sa présence qu’un homme a
d’immenses richesses, parce qu’il possède en fonds de
terre dix mille arpents ou davantage, cela lui paraît bien
peu de chose, accoutumé qu’il est à considérer la terre
entière. Si les admirateurs de la noblesse disent qu’un
homme est bien né, parce qu’il peut prouver sept aïeux
riches, il pense que de tels éloges viennent de gens qui
ont la vue basse et courte, et n’ont pas l’habitude
d’embrasser la suite des siècles, ni de calculer que
chacun de nous a des milliers innombrables d’aïeux et
d’ancêtres, parmi lesquels il se trouve une infinité de
riches et de pauvres, de rois et d’esclaves, de Grecs et
de Barbares. Quant à ceux qui se glorifient d’une liste de
vingt-cinq ancêtres, et qui remontent jusqu’à Hercule fils
d’Amphitryon, cela lui paraît d’une petitesse d’esprit
inconcevable; il rit de ce que ce noble superbe n’a pas la
force de faire réflexion que le vingt-cinquième ancêtre
d’Amphitryon, et le cinquantième par rapport à lui, a été
tel qu’il a plu à la fortune; il rit de ce qu’il n’a pas la
force de se délivrer d’aussi folles idées. Dans toutes ces
occasions, le vulgaire se moque du philosophe, qui
tantôt lui paraît plein d’orgueil et de hauteur, tantôt
aveugle pour ce qui est à ses pieds, et embarrassé sur
toutes choses.
THÉODORE.
Il faut bien l’avouer, Socrate.
SOCRATE.
Mais, mon cher, lorsque le philosophe peut à son tour
attirer quelqu’un de ces hommes vers la région
supérieure, et que celui-ci consent à passer de ces
questions, Quelle injustice te fais-je? ou, Quelle injustice
me fais-tu? à la considération de la justice et de
l’injustice en elles-mêmes, de leur nature, du caractère
qui les distingue l’une de l’autre et de tout le reste; ou
bien de la question si un roi est heureux ou celui qui
possède de grands trésors, à l’examen de la royauté, et
en général de ce qui fait le bonheur ou le malheur de
l’homme, pour voir en quoi l’un et l’autre consiste, et de
quelle manière il faut rechercher l’un et fuir l’autre:
quand il faut que cet homme, dont l’âme est petite, âpre,
exercée à la chicane, s’explique sur tout cela, c’est alors
le tour de la philosophie. Suspendu en l’air, et n’étant
pas accoutumé à regarder les choses de si haut, la tête
lui tourne; il est étonné, interdit; il ne sait ce qu’il dit, et
il apprête à rire, non point aux servantes de Thrace ni
aux ignorants, car ils ne s’aperçoivent de rien, mais à
tous ceux qui n’ont pas été élevés comme des esclaves.
Tel est, Théodore, le caractère de l’un et de l’autre sage.
Le premier, celui que tu appelles philosophe, élevé dans
le sein de la liberté et du loisir, ne tient point à
déshonneur de passer pour un homme simple et qui
n’est bon à rien, quand il s’agit de remplir certains
ministères serviles, par exemple, d’arranger un bagage,
d’assaisonner des mets ou des phrases. L’autre, au
contraire, entend parfaitement l’art de s’acquitter de tous
ces emplois avec dextérité et promptitude; mais ne
sachant point porter son manteau avec grâce et en
homme libre, il est incapable de s’élever jusqu’à
l’harmonie du discours, et de chanter dignement la
véritable vie des dieux, et des hommes qui participent de
leur félicité.
THÉODORE.
Si tu pouvais persuader à tous les autres, comme à moi,
la vérité de ce que tu dis, Socrate, il y aurait plus de paix
et moins de maux parmi les hommes.
SOCRATE.
Mais il n’est pas possible, Théodore, que le mal soit
détruit, parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose
de contraire au bien; on ne peut pas non plus le placer
parmi les dieux: c’est donc une nécessité qu’il circule sur
cette terre, et autour de notre nature mortelle. C’est
pourquoi nous devons tâcher de fuir au plus vite de ce
séjour à l’autre. Or, cette fuite, c’est la ressemblance
avec Dieu, autant qu’il dépend de nous; et on ressemble
à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse. Mais, mon
cher ami, ce n’est pas une chose aisée à persuader,
qu’on ne doit point s’attacher à la vertu et fuir le vice par
le motif du commun des hommes: ce motif est d’éviter la
réputation de méchant et de passer pour vertueux. Tout
cela n’est, à mon avis, que contes de vieille, comme l’on
dit. La vraie raison, la voici. Dieu n’est injuste en aucune
circonstance, ni en aucune manière; au contraire, il est
parfaitement juste; et rien ne lui ressemble davantage
que celui d’entre nous qui est parvenu au plus haut
degré de justice. De là dépend le vrai mérite de
l’homme, ou sa bassesse et son néant. Qui connaît Dieu,
est véritablement sage et vertueux: qui ne le connaît
pas, est évidemment ignorant et méchant. Et pour les
qualités que le vulgaire appelle talents et sagesse, elles
ne font, dans le gouvernement politique, que des tyrans;
et dans les arts, des mercenaires. Aussi on ne saurait
mieux faire que de refuser à l’homme injuste qui blesse
la piété dans ses discours et dans ses actions le titre
d’homme habile. Car c’est un reproche qui plaît à leur
vanité; et ils se persuadent qu’on veut dire par là que ce
ne sont point des gens méprisables, d’inutiles fardeaux
de la terre, mais des hommes tels qu’on doit être pour se
tirer d’affaire en cette vie. Il faut leur dire, ce qui est
vrai, que moins ils croient être ce qu’ils sont, plus ils le
sont en effet, dans leur ignorance déplorable de la vraie
punition de l’injustice. Cette punition n’est pas celle qu’ils
s’imaginent, les supplices, la mort, auxquels ils
réussissent souvent à se soustraire, tout en faisant mal;
mais c’est une punition à laquelle il leur est impossible
d’échapper.