THÉÉTÈTE de Platon

THÉÉTÈTE.
Par tous les dieux, Socrate, je suis extrêmement étonné
de ce que tout cela peut être, et quelquefois en vérité,
lorsque j’y jette les yeux, ma vue se trouble entièrement.

SOCRATE.
Mon cher ami, il paraît que Théodore n’a point porté un
faux jugement sur le caractère de ton esprit.
L’étonnement est un sentiment philosophique; c’est le
vrai commencement de la philosophie, et il paraît que le
premier qui a dit qu’Iris était fille de Thaumas, n’en a pas
mal expliqué la généalogie . Mais comprends-tu que
les choses sont telles que je viens de le dire, en
conséquence du système de Protagoras, ou n’y es-tu pas
encore?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît que non.

SOCRATE.
Tu m’auras donc obligation, si je pénètre avec toi dans le
sens véritable, mais caché, de l’opinion de cet
homme, ou plutôt de ces hommes célèbres?

THÉÉTÈTE.
Comment ne t’en saurais-je pas gré, et un gré infini?

SOCRATE.
Regarde autour de nous, si aucun profane ne nous
écoute: j’entends par là ceux qui ne croient pas qu’il
existe autre chose que ce qu’ils peuvent saisir à pleines
mains, et qui nient et les actes de l’esprit et les
générations des choses et tout ce qui est invisible.

THÉÉTÈTE.
Tu parles là, Socrate, d’une espèce d’hommes durs et
intraitables.

SOCRATE.
Ils sont, en effet, bien ignorants, mon enfant. Mais il en
est d’autres plus éclairés, dont je vais te révéler les
mystères. Leur principe, d’où dépend tout ce que nous
venons d’exposer, est celui-ci: tout est mouvement dans
l’univers, et il n’y a rien autre chose. Or, le mouvement
est de deux espèces, toutes deux infinies en nombre,
mais dont l’une est active et l’autre passive. De leur
concours et de leur frottement mutuel se forment des

productions innombrables, rangées sous deux classes,
l’objet sensible et la sensation, laquelle coïncide toujours
avec l’objet sensible, et se fait avec lui. Les sensations
ont les noms de vision, d’audition, d’odorat, de froid, de
chaud; et encore, de plaisir, de douleur, de désir, de
crainte; sans parler de bien d’autres, dont une infinité
manque d’expression. Chaque objet sensible est
contemporain de chacune des sensations
correspondantes; des couleurs de toute espèce
répondent à des visions de toute espèce, des sons divers
aux diverses affections de l’ouïe, et les autres choses
sensibles aux autres sensations. Conçois-tu, Théétète, le
rapport de ce discours avec ce qui précède?

THÉÉTÈTE.
Pas trop, Socrate.

SOCRATE.
Fais donc attention à la conclusion où il aboutit. Il veut
dire, comme nous l’avons déjà expliqué, que tout cela
est en mouvement, et que ce mouvement est lent ou
rapide; que ce qui se meut lentement exerce son
mouvement dans le même lieu et sur les objets voisins;
qu’il produit de cette manière, et que ce qui est ainsi
produit a plus de lenteur: qu’au contraire, ce qui se meut
rapidement déployant son mouvement sur des objets
plus éloignés, produit d’une manière différente, et que
ce qui est ainsi produit a plus de vitesse; car il change
de place dans l’espace, et son mouvement consiste dans
la translation. Lors donc que l’œil d’une part, et de
l’autre un objet en rapport avec l’œil se sont rencontrés,

et ont produit la blancheur et la sensation qui lui répond
naturellement, lesquelles n’auraient jamais été produites,
si l’oeil était tombé sur un autre objet, ou
réciproquement; alors ces deux choses se mouvant dans
l’espace intermédiaire, savoir, la vision vers les yeux, et
la blancheur vers l’objet qui produit la couleur
conjointement avec les yeux, l’œil se trouve rempli de la
vision, il aperçoit, et devient non pas vision, mais œil
voyant: de même, l’objet qui concourt avec lui à la
production de la couleur, est rempli de blancheur, et
devient non pas blancheur, mais blanc, soit que ce qui
reçoit la teinte de cette couleur soit du bois, de la pierre,
ou toute autre chose. Il faut se former la même idée de
toutes les autres qualités, telles que le dur, le chaud, et
ainsi du reste; et concevoir que rien de tout cela n’est tel
en soi, comme nous disions tout-à-l’heure, mais que
toutes choses sont produites avec une diversité
prodigieuse dans le mélange universel, qui est une suite
du mouvement. En effet, il est impossible, disent-ils, de
se représenter d’une manière fixe aucun être sous la
qualité d’agent ou de patient: parce que rien n’est agent
avant son union avec ce qui est patient, ni patient avant
son union avec ce qui est agent; et ce qui dans son
concours avec un certain objet est agent, devient patient
à la rencontre d’un autre objet: de façon qu’il résulte de
tout cela, comme il a été dit au commencement, que
rien n’est un absolument, que chaque chose n’est qu’un
rapport qui varie sans cesse, et qu’il faut retrancher
partout le mot être. Il est vrai que nous avons été
contraints de nous en servir souvent tout-à-l’heure à
cause de l’habitude et de notre ignorance; mais le

sentiment des sages est qu’on ne doit pas en user, ni
dire en parlant de moi ou de quelque autre, que je suis
quelque chose, ou ceci, ou cela, ni employer aucun
autre terme qui marque un état de consistance; et que
pour s’exprimer selon la nature, on doit dire des choses
qu’elles deviennent, agissent, périssent, et se
métamorphosent: car représenter dans le discours quoi
que ce soit comme stable, c’est s’exposer à une facile
réfutation. Telle est la manière dont on doit parler des
choses prises individuellement ou collectivement; et ce
sont ces collections qu’on appelle homme, pierre,
animal, enfin toute classe. Prends-tu plaisir, Théétète, à
cette opinion, et serait-elle de ton goût?

THÉÉTÈTE.
Je ne sais qu’en dire, Socrate; car je ne puis découvrir si
tu parles ici selon ta pensée, ou si c’est pour me sonder.

SOCRATE.
Tu as oublié, mon cher ami, que je ne sais ni ne
m’approprie rien de tout cela, et qu’à cet égard je suis
stérile; mais que je t’aide à accoucher, et que dans cette
vue j’ai recours aux enchantements, et propose à ton
goût les opinions de chaque sage, jusqu’à ce que j’aie
mis la tienne au jour. Lorsqu’elle sera sortie de ton sein,
j’examinerai alors si elle est frivole ou solide. Prends
donc courage et patience; réponds librement et
hardiment ce qui te paraîtra vrai sur ce que je te
demanderai.

THÉÉTÈTE.

Tu n’as qu’à interroger.

SOCRATE.
Dis-moi donc, je te le demande de nouveau, si tu es de
ce sentiment, que ni le bon, ni le beau, ni aucun des
objets dont nous venons de faire mention, n’est dans
l’état fixe d’existence, mais toujours en voie de
génération.

THÉÉTÈTE.
Lorsque tu l’exposes, il me paraît merveilleusement
fondé en raison, et je pense qu’on doit prendre tes
paroles pour la vérité.

SOCRATE.
Ne négligeons donc pas ce qui nous en reste à expliquer.
Or, nous avons encore à parler des songes, des
maladies, de la folie surtout, et de ce qu’on appelle
entendre, voir, sentir de travers. Tu sais sans doute que
tout cela est regardé comme une preuve incontestable
de la fausseté du système dont nous venons de parler;
puisque les sensations qu’on éprouve en ces
circonstances sont tout-à-fait menteuses, et que, bien
loin que les choses soient alors telles qu’elles paraissent
à chacun, tout au contraire, rien de ce qui paraît être
n’est en effet.

THÉÉTÈTE.
Rien de plus vrai, Socrate.

SOCRATE.

Quel moyen de défense reste-t-il donc, mon enfant, à
celui qui prétend que la sensation est la science, et que
ce qui paraît à chacun est tel qu’il lui paraît?

THÉÉTÈTE.
Je n’ose dire, Socrate, que je ne sais que répondre, car
tu m’as grondé il n’y a qu’un moment pour l’avoir dit:
mais en vérité, je ne vois aucun moyen de contester
qu’on se forme des opinions fausses dans la folie et dans
les songes, quand les uns s’imaginent qu’ils sont dieux,
les autres qu’ils ont des ailes, et qu’ils volent durant leur
sommeil.

SOCRATE.
Ne te rappelles-tu pas quelle controverse les partisans de
ce système élèvent à ce sujet, et principalement sur l’état
de veille et de sommeil?

THÉÉTÈTE.
Que disent-ils donc?

SOCRATE.
Ce que tu as, je pense, entendu souvent de la part de
ceux qui demandent quelle preuve certaine nous
pourrions apporter, au cas où l’on voudrait savoir de
nous à ce moment même si nous dormons et si nos
pensées sont autant de rêves, ou si nous sommes
éveillés et conversons réellement ensemble.

THÉÉTÈTE.
Il est fort difficile, Socrate, de démêler les véritables

signes auxquels cela peut se reconnaître; car, dans l’un
et l’autre état, ce sont les mêmes caractères, qui se
répondent, pour ainsi dire. En effet rien n’empêche que
nous ne nous imaginions tenir ensemble en dormant les
mêmes discours que nous tenons à présent, et lorsqu’en
songeant nous croyons raconter nos songes, la
ressemblance est merveilleuse avec ce qui se passe dans
l’état de veille.

SOCRATE.
Tu vois donc qu’il n’est pas malaisé de faire là-dessus
des difficultés, puisque l’on conteste même sur la réalité
de l’état de veille ou de sommeil, et que le temps où
nous dormons étant égal à celui où nous veillons, notre
âme, dans chacun de ces états, se soutient à elle-même
que les jugements qu’elle porte alors sont les seuls vrais;
en sorte que nous disons pendant un égal espace de
temps, tantôt que ceux-ci sont véritables, tantôt que ce
sont ceux-là, et que nous prenons également parti pour
les uns et pour les autres.

THÉÉTÈTE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Il faut dire la même chose des maladies et des accès de
folie; si ce n’est peut-être par rapport à la durée, qui
n’est pas égale.

THÉÉTÈTE.
Fort bien.

SOCRATE.
Mais quoi! sera-ce le plus ou le moins de durée qui
décidera de la vérité?

THÉÉTÈTE.
Cela serait de tout point ridicule,

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer